O n ne résume pas un discours de Michel Serres. Ses œuvres, nom-breuses et touffues, mais débor-

dantes à la fois de science, de culture litté-raire, de poésie et de digressions, d’évoca-tions haletantes et de réflexions profondes, ne sont pas destinées au public de la Star’Ac. Et pourtant, l’orateur estime que «la lettre d’amour vient d’être inventée. Avec un SMS, on a une réponse immédiate; c’est autre chose que dans ma jeunesse, où ma future femme me décrivait ses sentiments dans un courrier que je recevais un mois plus tard!».A Agen, puis à Genève - où il était invité par Colette Cellerin, de Convergences, et la Société d’entraide des membres de la Légion d’honneur (section suisse) -, l’ancien gamin marinier de Garonne, passé par l’ar-mée et par les Hautes Ecoles, juge injuste l’histoire qu’on nous enseigne, puisque jusqu’au début du siècle dernier, la quasi-totalité de l’humanité vivait à la campagne, et que presque tous les événements dont on nous parle se sont produits en ville, ou par les villes.

Du pays à la page, en passant par le païen

Et Michel Serres d’évoquer le mot latin «pagus», signifiant à la fois un carré de terre que l’on cultivait et le pieu planté en tant que stèle, puis de limite, sur ce lopin ou reposaient les ancêtres du cultivateur. «Pagus», provenant d’une vieille racine indo-

européenne, a donné pays, paysan, pay-sage, mais aussi païen, paganisme (le culte des ancêtres), et encore la paix (quand on dépasse le pieu-limite en ami) qu’on peut aussi acquérir en payant (même origine), ou encore la page, ce carré dans lequel on écrit en traçant un sillon. Le logement, de «locus», le lieu («topos» en grec), c’est, explique Michel Serres, un mot qu’on utilise sans réaliser qu’il évoque l’ap-pareil génital féminin. «Se loger, c’est rentrer dans le lieu qu’on a habité au moins neuf mois. C’est la continuation du ventre de

notre mère». Michel Serres parle des mots comme de sa famille. Et il plaide pour la lan-gue française - «Aujourd’hui, les prétendues élites pratiquent un sabir infâme, plein de mots anglais. Tout cela pour se distinguer du peuple, comme toujours. Et il y a davantage de mots anglais aujourd’hui, sur les murs de Paris, que de mots allemands durant l’Oc-cupation», assène-t-il. «Plus vous parlez une langue raffinée, plus vous êtes en mesure d’inventer», dit celui qui n’a cessé de renou-veler les lettres par la science, la science par les lettres, et de dynamiter les cloisons du conformisme: «Une voiture, cela vous semble moderne, mais la roue - élément essentiel - elle date de quand, à votre avis?».

Habitant de Palilobru

Michel Serres rappelle qu’une adresse, c’est un endroit où l’Etat, l’autorité - fiscale, mili-taire… - peut vous trouver. C’est une com-binaison de lettres et de chiffres qui indique métriquement où vous vous trouvez. Mais aujourd’hui, un numéro de portable ou une adresse e-mail (l’académicien préfère le québécois «adèle», pour adresse électro-nique, et «courriel» pour e-mail), ce sont des codes qui n’ont plus rien de métrique. Ce sont des éléments topologiques. Les distances n’ont pas été raccourcies, elles ont disparu. Nous sommes dans un «espace de voisinage». Nous sommes là où nous joint l’appel ou le message. Mais la loi, les institutions, elles, en sont encore aux réalités

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• «Un logement, c’est la continuation du ventre de notre mère»

Le philosophe Michel Serres, académicien pirateInvité d’honneur des huitièmes Entretiens d’Agen de Cobaty («parce que je suis le régional de l’étape», dit-il modestement), l’académicien français, philosophe, historien, écrivain Michel Serres a fasciné l’assistance en plongeant dans l’étymologie indo-européenne et latine, mais aussi dans le nouvel espace créé par des technologies que le génial octogénaire maîtrise avec décontraction. Coïncidence: Michel Serres était aussi à Genève la semaine dernière, enchantant un nouveau public.

Michel Serres: flamboyante intelligence.

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d’avant; on ne parviendra pas à les plaquer sur la nouvelle réalité. Celle-ci générera de nouvelles institutions, un nouveau cadre légal, de nouvelles légitimités. L’individu n’a jamais été aussi individuel…Domicilié à Vincennes, Michel Serres met une heure et demie pour joindre son bureau parisien. Mais en une heure de TGV, il est à Lille, et à Bruxelles quelques dizaines de minutes plus tard. Ou à Londres. «Je n’habite donc pas Paris, mais Paris-Lille-Londres-Bruxelles, Palilobru», se réjouit-il. Et ce n’est pas tout: «En ce moment, un million et demi de gens sont dans des avions, formant une sacrée ville ne répondant à aucune définition habituelle de la ville». En fait, «l’Europe est une ville, dont le TGV est le métro». Il reste que cet espace-là n’est pas durable. La civili-sation des paysans était pérenne, elle a duré

des siècles; celle des urbains dépend de l’énergie, qui s’épuise. Il faudra donc inven-ter… des politiques, des lois, des solutions pour occuper au mieux notre nouvel espace. «L’avenir, on sait très bien ce qu’il va être. Mais on ne sait pas quand il va se produire», plaisante le facétieux philosophe.

Identité nationale

Interrogé par un monsieur distingué, l’autre soir à Genève, sur le risque de perdre les valeurs d’identité nationale, Michel Serres s’est enflammé: «Mais on confond, le Gouvernement français le premier, l’iden-tité et l’appartenance. Ma prétendue «carte d’identité» ne fait qu’attester mon apparte-nance au groupe des Michel, à l’ensemble des Serres, à la France à l’Europe. L’identité,

c’est A = A, c’est je = je. Donc mon identité, c’est moi. Le reste, ce sont des apparte-nances, et il est vrai qu’elles deviennent molles. Mais les appartenances dures ont fait assez de morts au siècle passé pour qu’on ne les regrette pas…». Utilisateur enthousiaste des nouvelles tech-nologies, Michel Serres ne cache pas son opinion à propos du piratage: «Je n’ai pas peur d’Internet; les gens brandissent des histoires de porno, de néo-nazis, pour diabo-liser cet univers où tout est possible. L’un des enjeux, aujourd’hui, c’est que tout le monde, y compris les grands magasins, stockent vos données personnelles. Il faut absolument les reconquérir et, parallèlement - c’est un marin qui vous le dit - piratez, piratez, vive le piratage!». n

Thierry Oppikofer

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