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DU MÊME AUTEUR

Aux Éditions de la Pleine Lune

AMINATA, roman, 2011

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UN GRAND DESTIN

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Éditions de la Pleine Lune 223, 34e AvenueLachine (Québec) H8T 1Z4

Courriel : [email protected] www.pleinelune.qc.ca

Infographie Julie Larocque

Œuvre en couverture Julie Larocque

Photo de l’auteur ©Lisa Sakulensky

Diffusion pour le Québec et le Canada Diffusion Dimedia Courriel : [email protected] Diffusion pour la France Distribution du Nouveau-Monde Courriel : [email protected]

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Lawrence Hill

UN GRAND DESTINroman

nouvelle traduction révisée par Robert Paquin, Ph. D.

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La Pleine Lune remercie le Conseil des Arts du Canada pour le soutien financier accordé à son programme de publication et pour sa contribution à la traduction de cet ouvrage; la maison remercie également la Société de développement des entreprises culturelles (SODEC) pour son aide financière.

Nous reconnaissons l’aide financière du gouvernement du Canada par l’entremise du Progamme national de traduction pour l’édition du livre pour nos activités de traduction.

Titre original : Some Great Thing© Lawrence Hill, 1992. © Lawrence Hill Creative Services, Inc., 2009. © Lawrence Hill Creative Services Inc., 2009, pour la section SUPPLÉMENT. Tous droits réservés.

Publié originellement par Turnstone Press, 1992.

Publié par Harper Perennial/HarperCollins Publishers Ltd., Toronto, 2009.

Les textes de la section intitulée SUPPLÉMENT, en fin de vo-lume, sont reproduits ici avec la permission de HarperCollins Publishers Ltd., Toronto, et sont traduits par Carole Noël.

[Une version différente de la présente traduction est parue en 1995 aus Éditions du Blé sous le titre De grandes choses, dont quelques exemplaires seulement furent mis en vente.]

ISBN PAPIER 978-2-89024-219-7 ISBN PDF 978-2-89024-228-9 ISBN ePUB 978-2-89024-229-6

© Les Éditions de la Pleine Lune, 2012, pour la traduction française

Dépôt légal : 3e trimestre 2012Bibliothèque et Archives nationales du Québec Bibliothèque et Archives Canada

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À mes parents, Donna et Daniel Hill

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PROLOGUE

Son fils naquit en 1957, à l’hôpital Misericordia de Winnipeg, à une époque où les hommes n’étaient pas obli-gés de regarder leur femme accoucher. Interrogé à ce sujet quelques années plus tard, Ben Grafton répliqua : « Qu’est-ce que vous voulez qu’un homme fasse dans une place de même, à part d’avoir l’air fou, les yeux grands comme des assiettes et les jambes en guenille. »

En cette nuit paisible de janvier, Ben Grafton n’entra pas dans la salle d’accouchement. Il n’y pensa même pas. Il attendit que Louise eût « fini », passa la tête par la porte et cria : « C’est beau, Loulou ! » Coiffé d’une tuque de laine bleue, enfoncée sur ses grosses oreilles brunes, il suivit les deux infirmières qui portaient le bébé naissant à la pou-ponnière. Ben Grafton n’avait pas été invité à entrer. Il ne se gêna pas pour autant. Ben travaillait aux chemins de fer comme porteur, il avait quarante-trois ans et avait vu bien des stupidités dans sa vie. Il ne s’inquiétait plus depuis long-temps de ce qu’on pouvait penser de lui. Les infirmières lui dirent qu’il ne pouvait pas rester dans la pouponnière. Il leur répondit qu’il voulait voir son petit homme.

« Il est vraiment mignon, ce bébé », roucoula l’une des infirmières en tournant le petit visage brun vers Ben.

Ben toucha une joue minuscule. Il ne comprenait rien à ces règlements ridicules de l’hôpital. Pourquoi les infirmières ne laissaient-elles tout simplement pas le bébé avec sa mère ? Ou avec lui ? Il ne voulait cependant pas en faire toute une histoire. Il avait décidé de rester calme et de se montrer accommodant. C’est alors qu’il se passa quelque chose. L’infirmière fit un signe de croix sur l’en-fant. Avec le pouce. Elle lui toucha le front de son doigt et y traça le signe de la croix. Puis elle se mit à mâchonner une prière. « Hé ! » fit Ben.

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L’infirmière continua.« Pas de prières. » Ben lui planta doucement mais fer-

mement le doigt dans les côtes.Elle se tourna vers lui, les sourcils arqués. « Voyons ! »

fit-elle d’une voix sifflante.« Pas de prières », répéta Ben.La femme resta bouche bée. L’autre infirmière dé-

visageait Ben.« C’est comme ça », dit Ben en les mesurant toutes

les deux du regard. « Ce petit gars-là est un Grafton. Et les Grafton veulent rien savoir des démons ni des anges ni du ciel ni de l’enfer. Ce petit gars-là va croire en l’humanité. L’humanité et le militantisme. Vous pouvez le laisser ici en attendant que sa mère se réveille, mais je veux plus de si-magrées comme ça. C’est clair ? »

L’infirmière aux prières fit un signe de tête, l’autre cligna des yeux. Ni l’une ni l’autre ne dit un mot. Elles installèrent le bébé dans sa couchette. Ben sortit de la pou-ponnière à reculons, mais regarda par la fenêtre. Il resta là pendant à peu près une heure. Il fallait qu’il réfléchisse. Qu’il réfléchisse à un nom. Un bon nom. Cet enfant était promis à un grand destin. Un nom ordinaire n’aurait pas fait l’affaire.

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PREMIÈRE PARTIE

Chuck Maxwell s’en allait aux toilettes, lieu privilégié qu’il considérait comme un refuge puisque, depuis le temps qu’il était au Herald, personne n’était jamais allé le cher-cher là pour l’envoyer de toute urgence sur les lieux d’un accident. Chemin faisant, il aperçut une note de service du rédacteur en chef. « Mahatma ? » marmonna Chuck. Il s’arrêta devant le babillard et relut le communiqué : « Il me fait plaisir de vous annoncer que Mahatma Grafton de Toronto se joindra à notre équipe de journalistes le 11 juillet 1983. » Chuck annonça la nouvelle à grands cris. Ses collègues l’entourèrent. Le curriculum vitæ de la nouvelle recrue était annexé à la note de service. Mahatma Lennox Grafton. Âge : 25 ans. Études : B.A. double mention, his-toire et français, Université Laval. M.A. sciences écono-miques, université de Toronto. Langues : anglais, français, espagnol. État civil : célibataire. Expérience : journaliste pour The Varsity, université de Toronto. Points d’intérêt : littérature, langues, squash.

« C’est quoi, ce nom-là, Mahatma ? demanda Chuck.— C’est indien des Indes, répondit quelqu’un.— C’est peut-être espagnol, dit Chuck. Latino ou

quelque chose du genre. »Les journalistes en discutèrent tout l’après-midi.

L’un deux raconta qu’il avait entendu dire que le nouveau journaliste était un Pakistanais, mais Helen Savoie émit un doute : « Qui t’a dit ça ?

— Don Betts. »Helen éclata de rire. Don Betts était le chef de la

rubrique locale. « Qu’est-ce qu’il en sait ?— Il y a peut-être quelqu’un qui le lui a dit, proposa

Chuck. C’est peut-être vrai que ce gars-là est un Pakistanais. Peut-être qu’il s’en vient vivre ici avec sa famille.

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— Sais-tu combien il y a de Pakistanais au Manitoba ? lui demanda Helen. Il n’y en a presque pas. Mais Betts est tellement tête de linotte que pour lui tous les Indiens des Indes sont des Pakistanais.

— Comment peux-tu dire qu’il y a presque pas de Pakistanais ici ? dit Chuck. Il y en a des tonnes.

— Qu’est-ce que tu veux dire, des tonnes ?— Des milliers.— Des milliers, au Manitoba ? » insista-t-elle.Chuck tenait Helen en haute estime. Elle perdait

son temps au Herald, comme lui d’ailleurs; elle ne se fai-sait jamais confier de reportage décent, mais elle était plus éduquée que tous les autres membres de l’équipe. Chuck s’entêta quand même cette fois-ci. « On en voit partout.

— Où as-tu regardé exactement ? lui demanda Helen. En as-tu vu dans la police ? En politique ? Parmi les facteurs ? Tu en as peut-être vu trois qui conduisaient des taxis et tu en conclus qu’il y en a partout.

— Je te parie vingt piastres que le nouveau est un Pakistanais, dit Chuck.

— Tenu. »

S

Un bungalow blanc. Une galerie fermée, avec une bordure jaune, à six marches du sol. Un revêtement en pierre Tyndall. Un salon avec une fenêtre donnant sur les ormes de la rue Lipton. La fenêtre de son ancienne chambre à coucher donnait sur un jardin, la ruelle, des poubelles, des fils électriques et, plus loin, l’arrière des mai-sons de la rue voisine, du côté ouest. Mahatma Grafton emprunta le sentier de pierre qui longeait le sud de la mai-son. Il déposa ses valises et fouilla dans ses poches pour y trouver une clé qu’il n’avait pas utilisée depuis six ans. Il

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n’avait pas l’intention de rester longtemps avec son pater-nel. Quelques semaines tout au plus. Puis il se trouverait un appartement. Un studio bon marché qu’il pourrait abandonner facilement si son travail ne marchait pas. La poignée de porte tourna d’elle-même. Le vieil homme de-vait guetter son arrivée par la fenêtre. Il ouvrit la porte en souriant. Il portait le même peignoir bourgogne, les mêmes pantoufles aux talons usés. Il n’était pas grand. Cinq pieds sept peut-être. Mahatma resta surpris. Dans son souvenir, son père était plus grand.

« Bienvenue chez toi, mon gars.— Merci. »Ils se donnèrent une poignée de main. Mahatma

serra une peau flasque enrobant de vieux os. Des rides sombres ravinaient les joues de son père et des plis lui tra-versaient le front. Mahatma jeta un regard sur les pupilles d’acajou de son père. « Comme ça, tu vas travailler pour le Herald ? » lui demanda Ben. Mahatma voulut lui répondre, mais Ben l’interrompit : « Donne-moi un de tes sacs. Ton ancienne chambre, ça va aller ? »

Dans le salon, il y avait une chaise couverte de maga-zines et de journaux. Sur un secrétaire en cerisier, que Ben avait acheté quinze ans auparavant dans un bric-à-brac, on voyait toutes sortes de bouts de papier : des messages téléphoniques, des aide-mémoire, des listes d’épicerie. Mahatma tira sur la couverture vétuste du canapé et aper-çut des cartons sur le plancher. Les mêmes vieilles boîtes bourrées de documents. Des documents que Ben avait ras-semblés. (« Est-ce que je t’ai déjà montré ça ? » Question que Ben lui avait posée mille fois. « Quoi ? » « Cette photo de ta mère... Cette photo de la mère de ta mère... Cette photo d’un groupe de porteurs à la gare. C’est l’histoire, ça. ») Mahatma se demanda si le vieil homme avait même touché à ces cartons depuis des années. Notait-il encore toutes sortes de détails sur la famille, faisait-il encore des discours sur la conscience raciale et pensait-il encore que

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Mahatma avait abandonné son peuple ? Ben lui demanda : « As-tu mangé ?

— Dans l’avion. »Mahatma sentit monter entre eux six années de si-

lence. « Merci quand même, abuelo. »Ben sourit. Mahatma vit les lèvres noires se soulever.

Il étudia les oreilles : de gigantesques demi-cœurs allant des yeux à la mâchoire. Le vieil homme aimait encore se faire appeler abuelo. Ça lui rappelait l’époque du syndicat; ça lui rappelait les vieilles leçons du père au fils : hermano signifie frère, libertad liberté, papá c’est papa, abuelo grand-père. Uno dos tres cuatro cinco : un deux trois quatre cinq. Je suis ton papá, mais tu peux m’appeler abuelo. Ce sera notre petit secret. Toi, papa, comment vas-tu m’appeler ? Mahatma. Non, quelque chose d’autre ! Gran alma, alors. Qu’est-ce que ça veut dire, ça, papa ? Ça veut dire grande âme, ça veut dire Mahatma. Ben répliqua : « Je suis bien content que tu sois revenu, mon garçon.

— Je suis content d’être de retour. »Ils ne se touchèrent pas. Mahatma réussit à esquisser

un sourire. « Je vais faire une sieste.— Bonne idée. »Cette réponse surprit Mahatma qui s’attendait à

entendre le vieil homme s’exclamer : « Une sieste ? Je suis trois fois plus vieux que toi et je n’ai pas besoin de faire une sieste. »

Mahatma ferma la porte. Il soupira. Ben avait épousseté le rebord de la fenêtre, balayé le plancher et fourré quatre boîtes dans l’armoire. Mahatma en ouvrit une et vit des pages et des cartes et des brochures et des journaux personnels remplis d’écritures. Il remit le cou-vercle de la boîte en place. Il s’étendit sur son vieux lit. Il y avait un bureau dans la pièce. Un nouveau bureau et une lampe. Gentil ça, de la part du paternel. Mahatma se dit qu’il devrait continuer de le voir une fois qu’il se serait loué un appartement. C’était naturel de ne pas avoir écrit ni téléphoné de Toronto. Son père non plus ne lui avait pas

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écrit ni téléphoné. Mais ce ne serait pas bien de revenir à Winnipeg et de se perdre de vue encore une fois. Il ne vou-lait pas faire ça à son père. Peu importe ce qui les séparait.

S

Mahatma décida de se rendre à pied. Il se souvenait du chemin. C’était du côté est de la rue Smith, juste au nord de l’avenue Graham.

Lyndon Van Wuyss, le directeur administratif, avait tout confirmé trois semaines auparavant par un appel in-terurbain. Pourtant Mahatma avait encore de la peine à croire qu’il allait travailler au Winnipeg Herald, ce journal conformiste. Quand il était à l’école secondaire, ses copains et lui l’appelaient le Winnipeg Horreur pour se moquer. Son père disait que c’était un journal raciste. Quand Mahatma avait été assez grand pour comprendre le sens de ce mot, il n’écoutait plus son père. Cependant il se souvenait en-core de ses récriminations : le Herald ne parlait jamais des Amérindiens, sauf s’il s’agissait de criminels; il n’avait jamais mentionné Martin Luther King, sauf à sa mort... Mahatma n’avait pas consulté son père à propos de ce travail au Herald. Il s’était contenté d’envoyer une lettre de trois lignes spécifiant quand il arriverait et pourquoi. « Pourquoi ? » Mahatma s’était souvent posé cette question. Le plus important dans la vie était d’être fidèle à soi-même. Or il n’y avait aucune raison pour que Mahatma devienne journaliste. Il pouvait citer des millions d’endroits où il aurait préféré être plutôt qu’à un congrès politique, à se faire ennuyer par les discours grandiloquents de cinq mille jeunes conservateurs. Il ne se sentait pas non plus le besoin irrésistible de raconter les détails sanguinaires d’un procès, ni d’interviewer des courtiers sur les cours de la Bourse. Mais est-ce que ce n’était pas ça, le travail de journaliste ?

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Et puis, pourquoi pas ? Après tout, il n’avait rien de mieux à faire. Mahatma était un clochard intellectuel. Non. Il était pire qu’un clochard. Il était un diplômé détenant une maîtrise et endetté par-dessus la tête avec ses prêts étu-diants. Il n’avait d’aptitude pour aucun travail en particu-lier et n’avait aucun but dans la vie. Quel citoyen sensé irait mettre sa vie, sa liberté ou même ses économies entre les mains d’un diplômé spécialisé en sciences économiques ? Mahatma avait découvert que le journalisme était la seule pseudo-profession au monde qui embauchait encore des clochards. Le jeune homme trouvait scandaleux que l’un des plus grands journaux du Canada engage un journa-liste – en l’occurrence lui ! – en se basant seulement sur une entrevue de dix minutes où il n’avait pas été question du déficit fiscal du Manitoba ni des tensions entourant la question des droits des francophones, mais des débauches nocturnes de l’un des anciens professeurs de Mahatma, un ami du directeur administratif. Bien sûr, Mahatma était à l’essai pour quatre mois, mais cela ne l’inquiétait pas. Il les mettait à l’essai lui aussi. Il faisait l’essai du journalisme.

Voilà ma liberté qui fout le camp pour vingt-cinq mille dollars, soupira Mahatma en poussant la porte tour-nante du Winnipeg Herald. Trois personnes étaient entrées avant lui. Elles passèrent toutes trois devant l’agent de sécu-rité et attendirent un ascenseur. Mahatma se fit intercepter.

« Monsieur », lui dit l’agent. Mahatma le regarda sans expression. Ce genre d’incident se produisait une vingtaine de fois par année. Les enquêteurs des magasins le soupçonnaient de vol à l’étalage, les douaniers croyaient qu’il transportait de la contrebande et les agents de sécu-rité le prenaient pour un fauteur de trouble. L’agent lui demanda : « Vous allez où, monsieur ? » Mahatma détecta une note de sarcasme dans le mot monsieur.

« Au quatrième.— Qu’est-ce que vous allez faire là ?— C’est là que je travaille.

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— C’est là que vous travaillez ? C’est drôle. Je vous ai jamais vu.

— C’est drôle. C’est ma première journée.— C’est quoi votre nom ?— Mahatma Grafton.— Comment ?— Grafton, répéta-t-il. Dites-leur que c’est

M. Grafton. »L’agent s’empara d’un téléphone. Il parla, attendit,

écouta. Puis il raccrocha l’appareil. Il ne s’excusa pas et se contenta de dire: « Quatrième étage.

— Vous m’en direz tant ! »Mahatma était seul dans l’ascenseur. Il s’empressa

de passer un pic dans ses cheveux crépus, coupés ras sur son crâne angulaire. Il aperçut ses yeux bruns dans le miroir, apprécia le teint cuivré de son visage, se redressa pour serrer son nœud de cravate et s’attarda sur une pen-sée déprimante : il lui faudrait dorénavant lire le Herald. Régulièrement.

Mahatma entra dans la salle des nouvelles, une grande pièce rectangulaire avec deux longues rangées de huit bureaux chacune. Il aperçut également une vingtaine de terminaux d’ordinateur, des tasses de styromousse qui sentaient le café refroidi, des corbeilles à papier grosses comme des barils de pétrole et des stores qui interceptaient toute lumière naturelle. La poussière formait une croûte sur les lamelles des stores. Les fenêtres étaient bouchées comme si la vie à l’extérieur était un secret militaire. Il au-rait pu faire cent degrés dehors, pas un journaliste ne s’en serait douté. La salle des nouvelles comportait cependant un bon point. Elle avait l’air d’être acceptable comme abri en cas d’attaque nucléaire. Mahatma remarqua aussi des annuaires de téléphone sur le plancher. Des rapports. Des tiroirs de classeurs grands ouverts d’où s’échappaient des lettres, des enveloppes et des crayons. Il ne vit pas un seul bureau en ordre. Il ne vit pas de réceptionniste non plus. Il restait planté là sans que personne ne vienne l’accueillir.

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Personne ne l’avait même remarqué. Mahatma s’engagea dans une rangée, passa une téléphoniste et se dirigea vers le plus gros bureau de la salle. Une radio de police babillait, mais personne n’écoutait. Des messages avaient été plantés sur un clou fixé à un bloc de bois. Un téléphone sonna. Personne ne répondit. Un homme était assis, les pieds sur le bureau, incliné dans un fauteuil pivotant, et parlait dans un autre téléphone. Il était dans la quarantaine. Ses cheveux d’un blond roux reculaient devant deux colonnes de calvi-tie. Il avait des yeux bleus et des lèvres minces, et n’avait pas l’air d’être en train de parler de journalisme.

« Je m’en fous, criait-il dans le récepteur. Vous m’aviez dit que ces actions-là allaient prendre de la valeur, mais elles en ont perdu. Je veux que vous les revendiez avant qu’elles s’effondrent. » Il raccrocha d’un geste brusque, s’inclina davantage dans son fauteuil, toisa Mahatma du regard et dit : « Je peux faire quelque chose pour toi ?

— Je cherche Don Betts.— Tu l’as trouvé.— Je suis Mahatma Grafton.— Mahatma Grafton ! s’exclama Betts en enlevant

ses pieds du bureau. Osti ! C’est toi, Mahatma Grafton ?— Si l’on peut dire, fit Mahatma en grimaçant un

sourire.— Qu’est-ce qui est arrivé au Pakistanais ?— Pardon ? »Des ricanements éclatèrent parmi les réviseurs ins-

tallés autour d’un long bureau en forme de fer à cheval. « Occupe-toi pas de ces cow-boys-là, fit Betts. Ils pensaient que... » Encore une fois, les hommes éclatèrent de rire. Betts aussi. Une fois calmé, il cria à l’autre bout de la salle des nouvelles: « Hé, Chuck ! Tu partages ton bureau avec quelqu’un ? » L’homme, dans la trentaine, fit signe que non de la tête en regardant fixement Mahatma. Puis il cria à une femme qui tapait à un clavier d’ordinateur : « Hé, Helen ! Je te dois un vingt ! »

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« Chuck, beugla Betts de nouveau, peux-tu mon-trer à euh, euh..., dit-il en se tournant vers Mahatma. Comment veux-tu que je t’appelle, hein ?

— Mahatma. Hat.— Parfait. Chuck, fais donc faire une visite guidée

à Hat, tu veux ?— Certainement. »Chuck prit Mahatma par le coude, comme s’ils

étaient de vieux amis. « Bienvenue à bord. » Et avant que Mahatma n’ait eut le temps de répliquer, il ajouta fami-lièrement : « Peux-tu attendre une minute ? Il faut que je finisse quelque chose. » Il se mit à taper à un clavier d’or-dinateur. « En passant, c’est quoi un acronyme ?

— Pardon ?— Acronyme, dit Chuck. Qu’est-ce que ça veut dire ?— C’est une suite de lettres qui représente le nom

d’une organisation, comme OTAN ou IRA.— Merci. » Chuck continua d’écrire. « Tu dois être

un bollé pour connaître un mot comme celui-là tout de suite. C’est quelque chose que j’admire chez les gens. Moi, je me sers toujours du dictionnaire. Betts dit que je devrais m’en servir plus souvent. » Chuck se tourna vers Mahatma. « Je peux te poser une question ?

— Certainement.— Es-tu noir ?— C’est difficile à dire, répondit Mahatma. Mes

talons sont roses.— Non, je sais que t’es un Noir, dit Chuck, mais

d’où viens-tu ? Tu viens pas du Pakistan ?— Est-ce que j’ai l’air de quelqu’un qui vient du

Pakistan ?— Je voulais juste vérifier, dit Chuck. On a eu une

espèce de discussion là-dessus hier. En tout cas, je vais te faire faire un tour guidé. »

Chuck fit faire à Mahatma une visite éclair de la bibliothèque. « Moi, j’essaie de passer le moins de temps possible ici, mais toi, t’es probablement différent. T’es un

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intellectuel. » Ils allèrent voir la cafétéria, qui était aussi laide que la salle des nouvelles : éclairage fluorescent, tables maculées de taches de café, chaises droites, en plastique, chauffe-plats et distributeurs automatiques. Ils revinrent à la salle des nouvelles. « Le personnel compte quarante journalistes, dit Chuck. La moitié d’entre eux s’occu-pent des nouvelles locales. Tu vois ce gars-là ? Il s’appelle Norman Quentin Hailey. Mais on l’appelle Narcotique. Tu liras ses articles et tu vas voir pourquoi, ENNUYANT ! Et méfie-toi ! Il chique de l’ail. Il appelle ça un antibiotique naturel. Il faut de tout pour faire un monde, hein ? Et là, c’est Helen Savoie. Elle est française, mais elle écrit son prénom à l’anglaise. Elle a laissé tomber les accents et le « e muet », tu comprends. Et son nom de famille ? Il faut que tu le prononces à l’anglaise, Savoy, d’accord ? Elle est très chatouilleuse là-dessus. »

Don Betts s’approcha d’eux. « Dis donc, mon vieux, viens par ici qu’on se parle un peu », dit-il à Mahatma. Ils entrèrent dans le bureau du directeur administratif, qui apparemment était en voyage. « Alors, dit Betts, tu viens d’où, en fin de compte ? »

Mahatma fit un effort pour ne pas se raidir. Il garda sa posture désinvolte, les jambes croisées aux chevilles. « De Winnipeg. Du quartier Wolseley. »

Betts fronça les sourcils. « Oui, mais ta nationalité ? — Canadienne.— Oui, mais, voyons. D’où viens-tu ? Avant ça ?— Avant ça ? » Mahatma ravala la motte de colère

qu’il avait dans la gorge. Il regarda. Betts dans les yeux, l’air de ne pas comprendre.

« Voyons, ton lieu de naissance ?— Mon lieu de naissance, reprit Mahatma, conscient

de la tension dans sa voix. Je suis né à Winnipeg, à l’hôpital Misericordia. » Il avait dit cela sur un ton un rien trop sec. Son père s’était toujours montré beaucoup plus adroit dans ses rapports avec les imbéciles. Le vieux savait comment faire l’idiot.

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TABLE DES MATIÈRES

PROLOGUE ....................................................................9

PREMIÈRE PARTIE .....................................................11

DEUXIÈME PARTIE ....................................................63

TROISIÈME PARTIE .................................................103

QUATRIÈME PARTIE................................................165

CINQUIÈME PARTIE ................................................227

SIXIÈME PARTIE .......................................................265

ÉPILOGUE ..................................................................313

SUPPLÉMENT ............................................................319

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