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Article
La thorie de lentrepreneur chez Jean-Baptiste Say et la tradition Cantillon-Knight Philippe SteinerL'Actualit conomique, vol. 73, n 4, 1997, p. 611-627.
Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :
URI: http://id.erudit.org/iderudit/602243ar
DOI: 10.7202/602243arNote : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.
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L'Actualit conomique, Revue d'analyse conomique, vol. 73, n 4, dcembre 1997
LA THORIE DE L'ENTREPRENEUR
CHEZ JEAN-BAPTISTE SAY ET
LA TRADITION CANTILLON-KNIGHT
Philippe STEINER
ENS
Fontenay
/Saint- Cloud et
Universit de Paris - Dauphine
Chaque grand homme exerce une force retardement : toute l'histoire cause de lui est
reconsidre et des mill iers de secrets du pass se gl issent hors de leurs cachettes et
s'exposent son soleil. On ne saurait prvoir tout ce qui un jour sera encore de l'histoire.
Peut-tre le pass reste-t-il encore essentiellement voil. Tant de forces retardement sont
encore ncessaires Nietzsche, Le Gai savoir (I, 34)
INTRODUCTION
Parmi les rares titres de gloire que Jean-Baptiste Say conserve par-devers lui,
suite l'effondrement de sa renomm e aprs le XIX
e
sicle
1
, figure le fait qu'il
est le seul, dans l'co le classique, mettre l'accent sur le rle dcisif de l'entre
preneur. Autant on a pu dire que Say ne comprenait pas les enjeux thoriques
des dbats (sur la rente, notamment) entre les conomistes anglais, autant on
peut dire, suivant en cela J. Schumpeter (1954 : 556-557), que Say reste isol
dans son insistance sur le rle de l'entrepreneur. Pour une fois, Say se trouve
dans la position de n'avoir pas t suivi et peut-tre mm e pas com pris.
Les infortunes de la position de Say ne s'arrtent pourtant pas l. Lorsqu'il
est question de sa thorie de l'entrepreneur, on la rduit le plus souvent une
conception de l'entrepreneur entendu comm e gestionnaire de la production. Dans
ce cadre, l'entrepreneur a essentiellement pour tche de combiner au mieux les
services producteurs qu'il loue sur les diffrents marchs
2
. Cette conception est
1. Une premire version de ce texte a t prsente dans le cadre de laHistory of Economies
Society
(Babson Collge) puis au Sminaire d'Histoire de la Pense conomique du Pr. A. Lapidus
(Paris). Il a bnfici des remarques et suggestions de diffrents participants et je remercie tout parti
culirement Humberto Baretto, Gilbert Faccarello, Philippe Fontaine, Jean-Jacques Gislain, Bob
Hbert et Andr Lapidus.
2. Lorsqu'on ne nglige pas l'apport de Say comme c'est le cas de J. Schumpeter (191 1) ou
de F. Knight (1921) c'est ce que l'on en retient
{cf.
R.F. Hbert et A.N. Link, 1988 ou H. Baretto,
1989); l'exception majeure cette interprtation rductrice est fournie par G. Koolman (1971).
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L'ACTUALIT CONOMIQUE
alors en contraste prononc avec ce que Ton peut appeler la tradition Cantillon-
Knight o l'entrepreneur est essentiellement dfini par rapport un tout autre
problme, le problme de l'incertitude (R.F. Hbert et A.N. Link, 1988 : 22 et
71-72;H. Baretto, 1989 : 33-34).
L'objectif de cet article est de montrer que l'interprtation habituelle de la
conception que Say propose de l'entrepreneur est incomplte car elle repose trop
exclusivement sur l'tude de sa thorie de la production. Il convient, selon nous,
de complter cette approche par l'tude de sa thorie de la rpartition o se trouvent
de trs solides lments analytiques qui permettent de placer la conception de
l'entrepreneur de Say dans la tradition Cantillon-Knight.
1 . LA THORIE DE LA RPARTITION DE J . - B . SAY
Say se veut un continuateur de l'oeuvre de Smith; cette position est notoire
ment raffirme lorsque, aprs la mort de Ricardo, il s'oppose de plus en plus
rsolument l'cole ricardienne. Mais, en mme temps, Say entretient un rap
port critique Smith notamment lorsqu'il est question de la diffrence entre les
profits de l'entrepreneur et les profits du capital; une note de Say sur son exem
plaire de la
Wealthof Nations
l'indique : Smith
s est
jet dans un grand em barras
faute d'avoir spar en deux parties ce qu'il appelle
profitsdufonds.
Il y a dans
cette valeur deux lments qu'il a distingus ailleurs sans pousser cette distinc
tion dans le reste de son ouvrage. Ces deux lments sont le profit de l industrie
ou si l'on veut le salaire du travail et Vintrt du capital. Pourquoi vouloir
chercher la valeur de l'un d'aprs la valeur de l'autre (Say dans Hashimoto,
1980 : 71). La formulation que Say emploie dans la deuxime dition du Trait,
lorsqu 'il est question de la thorie de la rpartition, gnralise la remarque initiale :
Il (Smith) n'offre rien de complet, rien de bien li sur la manire dont les
richesses se distribuent dans la socit, et je remarquerai que cette partie
de l'conom ie po litique offrait un champ presque vierge dfricher (Say, 1814
(I) Iv).
Qu'en est-il plus prcisment de sa contribution dans ce domaine ? La pre
mire ide tient dans la distinction entre les ressources (capital, industrie, terre)
qui sont des stocks et les services producteurs tirs de ces ressources qui sont
des flux. Chacun de ces services apparat sur un march particulier. Comme on
peut distinguer, dans une premire approximation, trois marchs pour l'industrie
(avec l'industrie du savant, celle de l'entrepreneur et celle de l'ouvrier), on a
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LA THORIE DE L ENTREPRENEUR CHEZ JEAN-BAPTISTE SAY ET LA TRADITION... 613
donc cinq marchs de services producteurs considrer. La deuxime ide tient
au fait qu'un type thorique particulier, l'entrepreneur, est charg de faire le lien
entre ces marchs
3
.
Selon Say, et cela le particularise si on le rapporte Smith
4
ou, a fortiori,
Ricardo, les prix des services sont fixs comme n'importe quel autre prix : Les
raisons qui dterminent la valeur des choses, et qui agissent de la manire
indique dans les chapitres prcdents, s'appliquent indiffremment toutes les
choses qui ont une valeur, mme aux plus fugitives; elles s'appliquent par cons
quent aux services productifs que rendent l'industrie, les capitaux et les terres
dans l'acte de production (Say, 1814 (II) : 45, 3nl et
IA )
5
.
Say dcline ensuite
cette thse gnrale en l'appliquant chacun des marchs de services. Il n'tudie
pas, la manire de Walras, l'interaction existant entre les marchs pour former
l'quilibre gnral de production; Say tudie ce qui lui semble tre les
condi
tions structurelles de Voffre et de la demande
sur ces marchs et, ce titre, il
s'apparente plutt Walras lorsque ce dernier considre plus particulirement le
march du service foncier dans le cas d'une socit progressive.
March des services des savants.
Les profits que retirent les savants du ser
vice qu'ils rendent la production sont faibles en raison de la relation struc
turelle entre l'offre et la demande de tels services. Say aborde la question en
termes d e diffusion des connaissances et non en termes de dcouverte : le savant
met sur le march une offre de connaissances presque infinie en publiant ses
dcouvertes sous forme de livre ou en les rendant publiques au travers de ses
3.
Dans son
piom,
Say met unilatralement l'accent sur la seule fonction de coordination
des tches : Entrepreneurs d'industrie. Ils concourent la production en appliquant les connais
sances acquises, le service des capitaux et celui des agents naturels, la confection des produits aux
quels les hommes attachent une valeur (Say, 1819 (II) : 469). Et on comprend que cela ait pu
orienter les commentateurs considrer seulement cet aspect des choses. Toutefois, dans le corps du
texte, Say retient de nombreuses qualits ncessaires la fonction d'entrepreneur; celles-ci sont de
deux ordres diffrents. On peut en ranger certaines sous le registre de la gestion de la production ( il
s'agit de mettre enjeu quelquefois un trs grand nombre d'individus; il faut acheter ou faire acheter
des matires premires, runir des ouvriers, chercher des consommateurs, avoir un esprit d'ordre et
d'conomie ) et d'autres sous le registre de l'incertitude associe l'activit marchande ( juge
ment, apprcier l'importance de telle production et le besoin qu'on en aura, obstacles surmonter,
inquitudes vaincre ) (Say, 1814 (II): 75).
4. Sans rentrer dans les dtails, la drive thorique de Say par rapport Smith s'explique de
la manire suivante. Refusant la thorie des prix naturels, Say interprte les taux naturels des
salaires, profits et rente - taux pour lesquels des lois particulires sont mises en avant par Smith -
comme les dterminants des niveaux de l'offre et de la demande pour chacun des services correspon
dants.Il retient seulement de Smith l'tape suivante la gravitation o rgnent les lois de l'offre et
de la demande:et, ce moment-l, il se sent le vritable hritier de Smith.
5. Les formulations qui se trouvent dans une note du
Trait
(1814 (II) : 72-73) o Say
dclare que les principes qui rglent les profits du capital et ceux de l'entrepreneur sont diffrents ne
doivent pas en imposer. Les principes dont il est question sont ceux qui dterminent les niveaux de
l'offre et de la demande sur chaque march; ces principes ne se substituent pas, bien sr, aux lois de
l'offre et de la demande, mais ils explicitent les particularits de ces marchs.
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enseignements. La demande de ces connaissances est bien moindre, en cons
quence de quoi les profits conomiques du savant sont faibles (Say, 1814 (H) :
70-71)
6
.
March des services des entrepreneurs. Say insiste ici tout particulirement
sur les causes qui expliquent le faible niveau de l'offre des services des entrepre
neurs d'industrie et de commerce. Trois lments dfinissent la structure du
march : premirement, n'tant p as ncessairement dtenteur de capital, l'entre
preneur doit avoir le moyen de s'en procurer ce qui signifie qu' titre de deman
deur des services des capitaux, il doit tre solvable et connu pour tel de la part
des offreurs de capitaux
(cf.
P. Fontaine, 1993). Deuxim ement, les fonctions de
l'entrepreneur en tant que gestionnaire de la production demandent que soient
runies des capacits qui ne le sont que rarement chez un mme individu
7
. Enfin,
la fonction d'entrepreneur est insparable d'un risque tel que les plus habiles
peuvent y perdre honneur et fortune ibid, pp. 75-76). L'offre des services des
entrepreneurs est d'autant plus faible que la nature de l'activit productive
demande la runion de ces diffrentes conditions plus dans la manufacture et le
comm erce, moins dans l'agriculture.
March des services des ouvriers.Ils agitdu march du travail proprement
parler et plus prcisment du march du travail dqualifi
8
. Les profits des ouvriers
sont essentiellement dtermins par le fait que l'offre de service est toujours p ro
portionne la demande qui en est faite
ibid.,
p . 79). L'argument em ploy est le
suivant : le revenu ncessaire la subsistance tant pris comme rfrence, Say
considre que toute hausse des profits ouvriers, en raison du manque de prvoyance
qui caractrise cette classe, se traduit par un accroissement de la population
ouvrire et donc de l'offre du service correspondant. Les entrepreneurs sont donc
ici dans une position particulire puisque, par l'intermdiaire de la loi de popula
tion, l'offre de ce service se proportionne - avec un temps de retard que Say
nglige - la demande qu 'ils en font. Les profits ouvriers sont donc faibles.
6. En compensation, le savant est pay en prestige; en effet, Say avance l'ide que l'honneur
est une espce de salaire qui fait partie des profits d e certaines conditions (ibid.,p. 63).
7. Bien que cet aspect ne soit pas au centre du problme tel que nous l'envisageons ici, Say
y attache une grande importance. C'est un point sur lequel il insiste tout particulirement dans son
enseignement au Conservatoire : Un des objets essentiels de ce cours, est de perfectionner la ges
tion des entreprises industrielles (Say, 1828 : 157) et il poursuit : Qu'est-ce donc qui fait la
dif-
frence de succs entre une fabrique, un commerce qui prosprent et d'autres qui ne vont pas bien ?
La diffrence dans la gestion, dans l'administration de la chose (...) Cela s'apprend par l'expr ience,
dira-t-on, mais on n'acquiert l'exprience qu' ses dpens (...) L'conomie industrielle exprimen
tale, telle que je me propose de l'exposer devant vous, n'est que le rsultat d'un grand nombre
d'expriences, ranges suivant un ordre rgulier o l'on a cherch connatre, par le moyen de
l'analyse, pourquoi telle cause a produit tel rsultat (ibid.,p. 158).
8. Je dsigne ici, par le nom d'ouvrier, principalement celui qui travaille pour le compte
d'un entrepreneur d'industrie (...). De plus je prviens que les ouvriers dont il est question dans ce
paragraphe-ci sont ceux qui n'exigent point ou presque point d'tude (ibid.,p. 78nl).
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LA THORIEDEL'ENTREPRENEURCHEZJEAN-BAPTISTE SAYET LATRADITION... 6 1 5
March des services des capitaux.
Pour comprendre ce qui se passe sur ce
ma rch, Say dissocie deux choses : la prime d 'assurance que le capitaliste exige
pour couvrir les risques de perte de son capital et le profit du capital correspon
dant la rmunration des services rendus par ce service producteur
ibid,
p. 95);
c'est de ce dernier dont il est question ici
9
. Il est clair que la prise en compte
simultane des deux lments est essentielle dans le rapport qu'entretiennen t les
entrepreneurs demandeurs de capitaux et les offreurs (les capitalistes) puisque
ces deux lm ents reprsentent pour l'entrepreneur le prix effectif qu 'il paye pour
disposer du service.
Sur ce march, Say ne dfinit pas de situation structurelle gnralement valable;
on trouve plutt une esquisse des nombreux lments concourant former
l'offre et la demande sur ce march. La demande de capitaux dpend de la
demande qui est faite des produits fabriqus avec l'aide de ces capitaux. Cette
dernire demande dpend elle-mme de deux phnomnes : la demande agrge
varie avec le niveau de la richesse et sa hausse se rpercute sur l'ensemble des
secteurs la diffrence de ce qu'il en est de la demande s'adressant tel ou tel
secteur. Avec la premire, une demande accrue de biens se traduit par une
dem ande plus forte de capitaux; avec la seconde, une demande accrue d'un bien
peut tre satisfaite par une rallocation des capitaux existant. L'offre de capitaux
correspond aux capitaux actuellement disponibles qui cherchent tre prts.
Cette offre dpend du degr de liquidit des capitaux existant et des motifs des
capitalistes, c'est--dire de leur tat d'esprit vis--vis de la sret du placement,
de l'honntet et de la rgularit de la politique conomique du gouvernement,
de l'tat des moyens de communication
10
.
March des services des terres.Sur ce march la demande de services drive
de la demande de biens agricoles; l'offre est donne par la quantit de terres
d'une certaine qualit existant sur le lieu. Ici, Say tient compte de la localisation,
c'est--dire de la distance et des frais de transport affrents entre le lieu de pro
duction et le march : Les produits auxquels le fonds de terre a concourru lui
rendent un profit proportionn la part qu'il a eue la production, moins les
frais qu'il a fallu faire pour porter ces produits au march, au lieu d'change.
Quand cette dduction ne laisse rien pour le profit du terrain, le terrain n'a aucun
profit
ibid.,
p. 126). Cela explique donc qu'il y ait des terres qui ne peuvent
prtendre obtenir un profit pour le service qu'elles rendent et que seuls les pro
pritaires peuvent employer. Lorsque le profit foncier existe, si l'on tient compte
du prix des terres, il se trouve dans une relation dtermine avec le profit du capi
tal : le taux de profit du capital est comparable au taux de profit foncier ou rente
ibid.,
p. 128).
9. Le capitaliste qui prte le capital vend le service, le travail de son instrument; le prix
journalier ou annuel qu'un entrepreneur lui en paie se nom me intrt. Les deux termes de l'change
sont, d'une part, le service du capital, et d'autre part l'intrt (Say, 1820:454).
10.
Ce point est plus clairement labor dans le
Cours
complet( 1828-1829 (II)
:
70-71
).
-
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L'ACTUALIT CONOMIQUE
Qu'en est-il maintenant des relations entre les divers marchs tudis spar
me nt ? Le texte de Say renferme un problm e essentiel : quelles sont les relations
entre les taux de rendement des diffrents services et, surtout, des diffrentes
formes de capitaux ? Selon Say, il faut partir de l'ide que les ressources produc
tives sont toutes caractrises par une absence, plus ou moins prononce, de
mo bilit; cela signifie que la formation d'un taux de rendement unique, ou d'un e
hirarchie stable de ces taux de rendement suivant l'ampleur des risques encourus
et de la dure de l'immobilisation du capital, n'est pas un processus clairement
dga g et tudi par Say. Il ne justifie gure cette prise de position, et il est diffi
cile de penser qu'il s agit de sa part d'une vritable hypothse thorique; par
ailleurs, il y a des remarques qui tendent faire penser que les possesseurs de
ressources, notamment les dtenteurs de capitaux sous forme montaire, placent
leurs capitaux en fonction du taux de rendement attendu pour un risque donn
11
,
mais cette perspective ne retient jamais vritablement son attention et il ne s'en
empare pas pour faire progresser son analyse. Il se dfie constamment de ce
genre d'ides eu gard l'usage qu'en fait Ricardo
12
et il met en avant l'imm obi
lit relative des capitaux (1814 (II) : 109-110; 1826 : 403; 1828-1829
(U )
: 38,
48, 68-71), l 'importance du jugement et de la perspicacit de l'entrepreneur
(1814 (II) : 102; 1817 : 135-136; 1821 : 133; 1828-1829 (II) : 36) ou bien il
insiste sur les contraintes qu'impose la continuit des oprations productives :
Il y a des capitaux tellement engags dans certaines entreprises, particulirement
dans les manufactures, que leurs entrepreneurs consentent souvent en perdre
les intrts, sacrifier les profits de leur propre industrie, et continuent tra
vailler uniquement pour soutenir l'entreprise jusqu' des temps plus favorables,
et pour n'en pas perdre le fonds : d'autres fois ils craignent de perdre de bons
ouvriers que la suspension de l'ouvrage forcerait se disperser (1820 : 484).
Cet examen de la thorie de la rpartition dveloppe par Say montre bien la
distance qui existe entre sa position et celle de Ricardo. Premirement, Say
s'oppose l 'ide ricardienne selon laquelle chaque variable a un niveau de
march qui gravite autour d'un niveau naturel et il construit sa problmatique en
se basant sur les seules lois de l'offre et de la demande. La diffrence porte alors
sur la dtermination des profits et sur la relation salaire-profit; il ne fait pas de
11. Un capital qui ne rencontre pas dans une entreprise les avantages qu 'il trouverait
ailleurs, cherche un autre emploi (ibid,p. 126); Toutes les fois qu'on achte une terre avec un
capital, ou un capital avec une terre, on est appel comparer la rente de l'une avec la rente de
l'autre
(ibid.,
p . 128; la rente signifie chez Say le taux du profit du service); Celui des deux qui se
vendrait au-del de ses frais de production attirerait vers sa production une partie des producteurs qui
s'occupent de l'autre, jusqu' ce que les services productifs fussent galement pays dans l'un et
dans l'autre genre : c'est un effet dont on convient gnralement (Say, 1820:459).
12. Ricardo soutient que tout emploi du capital est galement avantageux au pays parce que
s'il y avait un emploi qui rapportait plus que les autres, tous les capitaux s'y prcipiteraient. Que les
capitaux rapportent, tout balanc, des profits quivalents leur possesseur, cela pourrait tre vrai
quoique fort contestable. Il est difficile de croire que les capitalistes qui ont (des) millions dposs en
banque sans intrts en tirent un profit gal au profit qu'un entrepreneur comm e il y en aunimmense
nombre, retire de son capital (Say,Mss,H
:
393;
cf.
aussi 1826
:
403; 1828-1829 (II)
:
68-71).
-
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LA
THORIE DE
L'ENTREPRENEUR
CHEZ
JEAN-BAPTISTE SAY
ET LA
TRADITION... 6 1 7
doute, dans l'esprit de Say, que l'antagonisme ricardien en la matire n'est pas
recevable. Deuximement, sans disconvenir qu'une galisation des taux de ren
dement entre les divers placements puisse avoir lieu, Say met plutt l'accent sur
le fait de la disparit de ces taux. Troisimement, Say ne dgage rien de compa
rable la dynamique grandiose que Ricardo contruit sur la base de sa thorie
de la rpartition. Toutefois, cet examen montre que Say ne doit pas tre peru
seulement comme un conomiste qui n'aurait pas compris Ricardo. Il est plus
intressant de considrer Say comme un auteur qui s'attache rpondre cer
taines questions qui ne sont pas celles de Ricardo. En d'autres termes, il faut
maintenant examiner la faon dont Say dveloppe sa pense sur la thorie de la
rpartition pour constater la place importante qu'y occupe l'entrepreneur.
2 .
LE RLE DE L'ENTREPRENEUR SELON LA THORIE DE LA RPARTITION
Jusqu' prsent nous avons suivi Say sans mettre en question sa prsentation
et nous avons donc fait comme si le march des entrepreneurs existait d'une
faon non problmatique. Il faut aller plus loin maintenant dans la mesure o,
pour que ce march existe, il faut pouvoir rpondre la question suivante : qui
forme la dem ande sur ce march ?
Conformment la rflexion de l'auteur, nous avons retenu l'ide selon
laquelle l'entrepreneur joue le rle de demandeur sur le march des services en
faisant face aux dtenteurs de ces services : les travailleurs, les savants, les capi
talistes et les propritaires fonciers. Mais qui demande le service des entrepre
neurs ? L'entrepre neur lui-mm e ne peut tenir la fois le rle d'offreur et de
demandeur. Ce march existe-t-il alors ? Say n'est pas toujours prcis sur ce
point; il arrive mme que certains textes passent sous silence le rle tenu par les
forces du march dans la dtermination des profits des entrepreneurs
13
. Mais
l'essentiel de l'argumentation peut tre maintenu si on opre une distinction
entre le gestionnaire de la production et l'entrepreneur entendu comme un agent
caractris par la vigilance et confront l'incertitude. Au moyen de cette dis
tinction, prsente plusieurs reprises chez Say
14
, et soutenue par la structure
thorique de son oeuvre, on peut maintenir l'ide d'un march des services de
l'entrepreneur (gestionnaire de la production) : ce type de service est demand
par l'entrepreneur proprement dit, et le prix du service est form selon les lois
13.
Le profit de l'entrepreneur au compte duquel l'opration a t faite, en faisant abstraction
de l'intrt du capital qu'il peut y avoir employ, reprsente le salaire de son temps et de son talent,
c'est--dire de ses propres services lui-mme (Say, 1820 : 450).
14.
Dans quelle classe mettez-vous les banquiers, les courtiers, les commissionnaires en
marchandises, qui travaillent pour compte d'autrui ? dans la classe des entrepreneurs parce qu'ils
exercent leurs fonctions par entreprise, se chargeant de trouver les moyens d'excution, et les
employant leurs frais (Say, 1821 : 131). Un passage du
Cours complet
peut aussi tre rapproch
de ce type d'analyse. Say explique que certains salaris - il prend le cas des commissionnaires (Say,
1828-1829 (II)
:
44) - d'une manufacture peuvent tre considrs comm e des entrepreneurs. Dans un
tel cas, se trouve dfini un march pour ses services si l'on distingue ces entrepreneurs de l'entrepre
neur vigilant qui se trouve au point de dpart de l'entreprise(cf.LM. Kirzner, 1973).
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L'ACTUALIT CONOMIQUE
gnrales de l'offre et de la demande, sous la forme qu'elles adoptent sur ce
march. Ce faisant, le problme du revenu de l'entrepreneur proprement dit
apparat en pleine lumire. Cela permet de donner un sens aux trs intressantes
propositions, ignores jusqu' prsent, qui placent sa conception de l'entrepre
neur dans la ligne de ceux qui dfinissent l'entrepreneur par sa confrontation
l'incertitude ainsi que l'affirme, avec une particulire nettet, le passage suivant
du Catchisme : Quelle est la premire observation faire sur les revenus des
entrepreneurs d'industrie ? Qu'ils sont toujours variables et incertains (...) (Say,
1821 : 131).
Pour s'avancer dans une telle direction, il faut prter attention au fait que Say
dveloppe une distinction qui se rvle d'une grande importance en matire de
thorie de la rpartition. Cette distinction trace une ligne de partage entre les
revenus certains que les dtenteurs des ressources, par l 'intermdiaire d'une
convention, obtiennent contre cession de leurs services et les profits que l'on
retire, pour une priode dtermine, sur des marchs concurrentiels de la loca
tion des services. Le prix du service est tabli selon les rapports entre la dem ande
et l'offre
15
. Est-ce que pour autant l'entrepreneu r paye ces services ces prix-l ?
Aussi curieux que cela puisse paratre la rponse de Say est ngative en raison
de la distinction entre le prix des services et les revenus cds (salaires, intrt et
fermage) : La portion de la valeur produite que retire de cette faon le propri
taire foncier, s'appelle profits du fonds de terre; quelquefois il abandonne ce
profit un fermier moyennant un fermage. La portion retire par le capitaliste,
par celui qui fait les avances, quelques petites et quelques courtes qu'elles aient
t,
s'appelle profits du capital; quelquefois il prte son capital, et en abandonne
le profit moyennant un intrt. La portion retire par les industrieux, se nomme
les profits de l'industrie; quelquefois ils abandonnent ce profit moyennant un
salaire (Say, 1814 (II) : 49). Examinons ce point un peu plus en dtail en nous
appuyant, entre autre, sur un chapitre du Cours completdestin expliciter cette
distinction.
Dans ce dernier texte, aprs avoir repris la distinction introduite dans le
Trait
entre les revenus cds et les prix des services productifs, Say m arque une
15. Say modifie assez sensiblement cette partie de son ouvrage suite aux discussions sur la
thorie de la valeur avec Ricardo. On sait que la quatrime dition comporte des dveloppements
importants sur la thorie des services producteurs o Say avance des formulations proches de
celles de la thorie de l'imputation
:
C'est la valeur d'une multitude de produits balancs entre eux,
qui fonde la valeur courante des services productifs, et ce n'est pas la valeur des services productifs
qui fonde la valeur des produits, ainsi que l'ont avanc quelques auteurs; et comme c'est l'utilit du
produit qui le fait rechercher, qui lui tablit une valeur, c'est la facult de pouvoir crer cette utilit
qui fait rechercher les services productifs, qui leur tablit une valeur; valeur qui quivaut pour cha
cun d'eux l'importance de sa coopration, et dont le total forme, pour chaque produit, ce qu'on
appelle ses frais de production (Say, 1819 (II) : 9-10). Ces formulations sont leur tour trs pro
fondment modifies dans la cinquime dition du Trait (Say, 1826 : 320-327), ainsi que dans le
Cours complet. C'est la raison pour laquelle l'argumentation de S. Hollander (1985) ne nous parat
pas recevable {cf. aussi T. Peach, 1993 : 263-267) lorsque, s'appuyant seulement sur la quatrime
dition duTrait,il laisse entendre qu'il existe une thorie de l'imputation chez Say.
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LA THORIE DE L'ENfTREPRENEUR CHEZ JEAN-BAPTISTE SAY ET LA TRADITION... 6 1 9
diffrence essentielle quant la nature de ces deux sortes de revenus : Celui
qui fait ainsi l'acquisition des services productifs de la terre, du capital, ou de
quelque autre facult personn elle d'un autre, en paie unprix fixe et conven u, qui
forme pour le vendeur un revenu certain et dtermin; et un revenu incertain et
variable pour l entrepreneur
(Say, 1828-1829 (II) :
27;
je souligne). Il poursuit
en accentuant le caractre d'incertitude associ la fonction d'entrepreneur :
L'acqureur forfait d'u n revenu, prend donc son compte les chances favorables
ou con traires qui peuvent rendre en ralit ce revenu plus ou m oins considrable
(ibid.). Cette distinction est-elle purement formelle ou bien a-t-elle un contenu
analytique prcis dans la thorie de Say ? On peut rpondre positivement sans
hsitation.
Comment sont dtermins les revenus cds ? Smantiquement, c'est sans
doute dans le
Trait
que la prsentation est la plus claire car, lorsqu'il est ques
tion des revenus cds, Say parle de convention entre le dtenteur du service et
l'entrepreneur (Say, 1814 (II) : 89, 98). Mais quel que soit l'ouvrage pris en
rfrence, le fond thorique reste le mme. Say marque la diffrence entre les
deux sortes de revenu par le fait que les revenus cds ne sont pas seulement
expliqus par le rapport entre l'offre et de la demande, car
les rapports de force
entre les agents
interviennent aussi. Ce qui distingue le fonctionnement du
march, bas sur les lois de l'offre et de la demande, et la formation de cette
convention tient au fait que si la premire donne un cadre anonyme et gnral
dans lequel la seconde va prendre place, la convention fait intervenir les rela
tions de pouvoir dans la dtermination du montant des revenus cds. Chaque
march (du travail, du capital et de la terre) est particulier sous ce registre;
prenons l'exem ple du dernier d'entre eux. Le fermier, dit Say, se trouve dans une
trs mauvaise position vis--vis du propritaire qui ne cherche pas exploiter
lui-mme sa terre. En effet, le fermier-entrepreneur est le seul offrir un service
qui ne soit pas relativement rare car il utilise des pratiques routinires plus que
les autres entrepreneurs; par ailleurs, sur le march de la location des terres, il se
trouve confront une ressource naturellement limite dont l 'offre ne peut
s'accrotre. Finalement, dans la convention qui dtermine le fermage du propri
taire, le fermier affronte une classe dont le pouvoir social est solidement implan
t .
Aussi, Say prend-il en compte ce rapport de force lorsqu'il tudie le fermage :
Outre l'avantage que le propritaire tient de la nature des choses (Note de
l'auteur : la quantit de terre est limite), il en tire un autre de sa position qui
d'ordinaire lui donne sur le fermier l'ascendant d'une fortune plus grande, et
quelquefois celui du crdit et des places (Say, 1814 (II) : 132). Le
Cours com
plet
s'avance d'une manire plus rsolue dans ce sens : partout on a attribu
des avantages sociaux la proprit des terres. Je ne parle pas des privilges
pcuniaires attachs en certains pays la possession des terres n obles; mais de la
prpondrance qui nat de l 'exercice de certaines fonctions, comme celles
d'lecteurs et de dputs, ou d'administrateurs, ou djuges, prpondrance qui,
dans le march qu'un propritaire passe avec un fermier, donne au premier un
certain avantage pour stipuler les clauses qui lui sont avantageuses, ou pour faire
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L'ACTUALIT CONOMIQUE
dcider en sa faveur les litiges auxquels elles peuvent donner lieu (Say, 1828-
1829 (II) : 118). La consquence conomique d'une telle situation est loin d'tre
ngligeable : le propritaire occupe une position de monopole, dit Say, et le
fermier-entrepreneur lui paye, titre de revenu certain (le fermage), l'intgralit
du profit du service.
La situation de cet entrepreneur-fermier est tout fait particulire, mais elle
fait apparatre, par contraste, la position dans laquelle se trouvent les autres
entrepreneurs (manufacturiers, ngociants, commerants) vis--vis des pos
sesseurs de ressources qu i vendent leurs profits (incertains) contre un revenu cer
tain. Dans les relations dbouchant sur la convention entre l'entrepreneur et le
possesseur de la ressource, Say inverse le sens du rapport de pouvoir en arguant
du fait que, de par sa position d'intermdiaire entre les marchs et de gestion
naire de la production, l'entrepreneur possde des informations que les autres
agents ne sont pas mme de runir. Ces informations lui permettent d'tablir
au mieux de ses intrts les conventions qu'il passe : Il est bon de remarquer
les autres avantages dont un chef d'entreprise, s'il est habile, peut tirer parti. Il
est l'intermdiaire entre le capitaliste et le propritaire foncier, entre le savant et
l'ouvrier, entre toutes les classes de producteurs, et entre ceux-ci et le consomm a
teur. Il administre l'oe uvre de la production; il est le centre de plusieurs rapports;
il profite de ce que les autres savent et de ce qu'ils ignorent, et de tous les avan
tages accidentels de la production. C'est aussi dans cette classe de producteurs,
quand les vnements secondent leur habilet, que s'acquirent presque toutes
les grandes fortunes (1814
(U )
: 78). Si l'entrepreneur a bien calcul et si les
vnements lui sont favorables, la diffrence entre les profits initialement incer
tains et les revenus certains pays aux dtenteurs des services qui ne veulent pas
affronter l'incertitude, forme le revenu spcifique de l'entrepreneur ce que l'on
appelle maintenant,leprofit pur.
La logique de la thorie de la rpartition de Say donne une rponse la question
pose plus haut propos du march des services des entrepreneurs. En distin
guant l'entrepreneur proprement dit de l'entrepreneur gestionnaire de la production,
on explique la formation d'une demande et d'une offre dont le prix du service
sera le rsultat. En faisant intervenir la distinction entre les revenus certains et
les profits incertains, on a le moyen de rendre compte du profit pur qui revient
l'entrepreneur proprement dit. La thorie de l'entrepreneur de Say peut main
tenant prendre place dans la tradition Cantillon-Knight.
3 .
S AY ET LA TRADITION CANTILLON -KNIGHT
La structure particulire de la thorie de la rpartition de Say claire d'une
manire vritablement nouvelle sa conception de l'entrepreneur. Dans le cadre
de la thorie de la production, l'entrepreneur est plutt prsent sous les traits
d 'un gestionnaire avis qui combine au mieux les lments ncessaires
l'accomplissement du processus de production. Cette fonction demeure dans le
cadre de la rpartition, mais elle ne reprsente plus qu'une facette du personnage
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LA THORIE DE L ENTREPRENEUR CHEZJEAN BAPTISTESAY ET LA TRADITION... 621
qui est maintenant confront l'incertitude inhrente toute opration cono
mique. En mettant en vidence ce trait de la thorie de Say, il est possible de le
faire entrer dans la filiation qui, de R. Cantillon RH. Knight, place prcisment
l'accent sur cet aspect des choses. Cette perspective demande tre brivement
prcise en considrant d'abord le rapport de Say Cantillon, celui de Say
Knight ensuite.
Say fait peu de rfrences Cantillon, pour autant qu'il en fasse. Peut-tre
connat-il son oeuvre par l 'intermdiaire de Smith, des physiocrates ou de
Germain Garnier; quoi qu'il en soit, son intrt est faible pour ce domaine assez
lointain de l'histoire de la science qui l'occupe
16
. Il est vrai que Say s'inscrit
dans une perspective toute diffrente de celle de l'auteur de
Y Essai sur la nature
du com merce en gnral.
Un sicle les spare, et quel sicle La structure sociale
que dcrivent leurs thories diffre profondment : Cantillon conduit le raison
nement en posant pour principe que les propritaires de terres sont seuls
indpendants naturellement dans un tat; que tous les autres ordres sont dpen
dants, soit com me entrepreneurs, ou comm e gages, et que le troc et la circula
tion de l'tat se conduit par l'entremise de ces entrepreneurs (Cantillon, 1755 :
73)
17
.Il en va diffremment chez Say : la structure sociale laquelle il pense, est
celle o le march fournit chaque intervenant son indpendance vis--vis des
propritaires fonciers, sinon vis--vis des propritaires des capitaux
18
. Sur un
plan analytique, les diffrences ne sont pas moindres. Cantillon ne dveloppe
pas une conception du profit facile faire entrer dans le cadre de la thorie
conomique classique; il ne pose pas le problme de la coordination des
dif-
frents marchs
19
. Mme si Say utilise un vocabulaire qui peut surprendre et si,
en comparaison des classiques anglais, il adopte une position originale, il appar
tient une autre constellation thorique que celle de Cantillon : il isole les
diverses catgories de revenus et indique les caractristiques marchandes parti
culires qui concourent leur formation.
16.
Cantillon n'est mentionn ni dans les discours prliminaires des diffrentes ditions du
Trait o Say brosse grands traits l'histoire de l'conomie politique moderne, ni dans l'appendice
spcialement consacr l'histoire de l'conomie politique dans leCours com plet.
17. On se reportera au travail de H. Vrin (1982 ) pour l'clairage qu'elle apporte sur l'e nv i
ronnement culturel d'o sort la conceptualisation de Cantillon.
18.
Sa position change
ce propos comme on le remarque en comparant les diffrentes ditions
duTrait
(P.
Steiner, 1997).
19.
Voir les difficults d'ex gse s rencontres sur ce point par les commentateurs rcents
(R. Prendergast, 1991; A. Brewer, 1993) et les conclusions prudentes - et justifies nous semble-t-il -
de R. Prendergast, l'auteur qui s'avance le plus loin sur ce point.
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L'ACTUALIT CONOMIQUE
Le rappel de diffrences videntes sparant les deux thories rend d'autant
plus singulier le fait qu'elles se rejoignent sur un point central pour notre
propos
20
. Cantillon tient une part de son originalit du fait que l'entrepreneur est
dfini par l'incertitude, c'est--dire par le fait qu'il ne peut prvoir les tats
futurs des marchs
21
et par la distinction associe entre des cots certains et des
revenus incertains
22
. Cette perspective disparat compltement dans l'oeuvre de
Quesnay ou de Turgot, com me dans les autres courants de la pense conom ique
de la fin du XVIII
e
sicle
23
; pourtant les deux caractristiques de l'entrepreneur
de Cantillon se retrouvent chez Say parmi l'ensemble des traits dfinissant la
fonction remplie par l'entrepreneur.
Knight, de son ct, fait trs peu de rfrences Say, alors que la traduction
du
Trait
est largement diffuse aux tats-Unis tout au long du XIX
e
sicle. L
encore, il est vident qu'il existe une grande distance entre les deux auteurs - un
autre sicle les spare. Knight se trouve plac dans une conjoncture thorique et
un tat du dveloppement conomique diffrents de ceux de Say. Sur le premier
point, Knight fait clairement entendre qu'il choisit une voie privilgiant la thorie
24
et, ainsi, il adopte une problmatique qui s oppose celle que Say prsente en
20. On peut aussi relever que Say, comm e Cantillon, mais pour d'autres raisons que lui, met
en valeur le caractre dcisif de la demande lorsqu'il
s agit
de dfinir la structure de la production.
C est,par exemple, le cas dans le passage suivant: Les besoins des consommateurs dterminent en
tout pays les crations des producteurs. Le produit dont le besoin se fait le plus sentir, est le plus
demand; le plus demand fournit l'industrie, aux capitaux et aux terres de plus gros profits, qui
dterminent l'emploi de ces moyens de production vers la cration de ce produit (Say, 1819 (II)
:
217).
21. Le fermier est un entrepreneur qui promet de payer au propritaire, pour sa ferme ou
terre, une somme fixe d'argent, sans avoir de certitude de l'avantage qu'il tirera de cette entreprise. Il
emploie une partie de cette terre nourrir des troupeaux, produire du grain, du vin, des foins, etc.
suivant ses ides, sans pouvoir prvoir laquelle des espces de ces denres rapportera le meilleur
prix. Ce prix des denres dpendra en partie des saisons et en partie de la consommation; s'il y a
abondance de bl par rapport la consommation, il sera vil prix, s'il y a raret, il sera cher. Qui est
celui qui peutprvoir le nombre des naissances et morts des habitants d'un tat, dans le courant de
l'anne ? Qui peutprvoir l'augmentation ou la diminution de dpense qui peut survenir dans les
familles ? Cependant le prix des denres du fermier dpend naturellement de ces vnements qu'il ne
sauraitprvoir, et par consquent il conduit l'entreprise de sa ferme avec incertitude
(ibid,
pp.59 61 ;
je souligne).
22. (...) ils en donnent un prix certain suivant celui du lieu o ils achtent, pour les revendre
en gros ou en dtail un prix incertain (ibid.,p. 53).
23.
titre de curiosit, on peut mentionner le dbat suscit dans leJournaldeCommerceen
1760 lorsqu'est pose la question: Est-il licite,etjusqu'o est-il licite dans le commerce, de profi
ter des avis particuliers qu'on peut avoir ? . L'une des rponses distingue le commerant ordinaire,
routinier du grand ngociant qui l'intelligenc e, l'assiduit et au got, joint de plus cette sagacit
rare, ce talent heureux d'apercevoir promptement la liaison des choses, de prvoir avec une sorte de
certitude les suites des vnements et de combiner exactement les probabilits de succs (mai 1760 :
140).
Et l'auteur indique que s'il est licite d'utiliser un avis particulier lorsqu'on reste dans le cadre
d unespculation, car toute spculation sur des probabilits suppose de la contingence dans le suc
cs (ibid.,p. 145), teln estplus le cas si le gain devient certain grce l'avis particulier.
24.
(...) its object is
refinement,
not recon struction; it is a study in pure theory . The
motive back of its prsentation is
twofold.
In the first place, the writer ch erishes, intheface ofthe
pragmatic, philistine tendencies ofthe prsent
ge,
especially caracteristic ofthe
thought
ofour own
country, the hope thatcareful,rigorousthinkingin the field of social problems does after ail hve
some significance for humanw eal and woe (Knight, 1921
:
vii).
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LA THORIE DE L ENTREPRENEUR CHEZ JEAN-BAPTISTE SAY ET LA TRADITION... 62 3
opposition celle de Ricardo; si on considre la mthode effective mise en oeuvre,
alors la diffrence est beaucoup moins nette, car Say est souvent aussi dductif
que Ricardo. Sur le second point, un mme phnomne de rapprochement-
distanciation est perceptible. La structure industrielle telle que la pensait T
co
nom iste franais, ds 1803, est caractrise par le mo dle anglais o s'effectue
une production de
mmet
. Cela dnote une vision trs claire de la produc
tion standardise qui domine le dbut du XX
e
sicle; toutefois, les problmes de
la grande industrie prennent une dimension q u'ils ne pouvaient avoir au dbut du
XIX
e
sicle et que Say n 'a nullement prvue et encore moins tudie
25
.
Ce mlange de diffrences et de rapprochements se retrouve au niveau de
l'analyse conomique. Knight se propose d'isoler le profit pur, reu indpen
dam men t de toute rmunration d'un service producteur; cette occasion, il met
l'accent sur une diffrence cruciale entre le risque et l'incertitude, diffrence qui
renvoie au problme pos par le rapport des connaissances la disposition des
agents conomiques etl tatde l'cono m ie, prsent et futur
26
. Ce faisant, Knight
reprend des distinctions qui se trouvent dj chez Say ainsi que l'tude de sa
thorie de la rpartition l'a montr plus haut :
c est
le cas lorsque Knight carac
trise l'entrepreneur comme l'agent qui affronte l'incertitude, la diffrence des
fournisseurs de services producteurs, et qui peroit en consquence un revenu
incertain alors que les autres agents cdent leurs services producteurs contre un
revenu certain (Knight, 1921 : 244-245, 271); lorsqu'il souligne la diffrence
entre la somme des prix des facteurs et le prix du produit ibid., p. 277) ou bien
lorsqu'il caractrise l'entrepreneur par le jugement
ibid.,
p. 211). Il est seule
ment curieux de constater que Knight ne fait pas de rfrence prcise tous ces
points chez Say
27
.
25.
Ain si, le problme de l'entrepreneur dans la grande industrie qui occupe un chapitre
entier chez Knight est quasi absent chez Say. Une des rares occurences de ce problme se trouve
dans un texte de Say consacr une compagnie pour l'approvisionnement en grains de la capitale
propose par le
financier
Ternaux. cette occasion, Say indique qu'un grave problme tient au choix
des administrateurs. Le fait de prvoir qu'un sixime des profits sert aux frais de gestion et la
rmunration des administrateurs est une bonne chose car outre le fait que ces frais sont plafonns,
les administrateurs sont intresss l'accroissement des profits qui, dans une proportion des trois
quart, restent destins aux actionnaires (Say, 1818:44-45).
26.
With th eintroductionofuncertainty- thefact ofignorancea nd necessity ofacting u pon
opinion rather
than
know ledge - into this
Eden Like
situation, its character are com pletelychanged.
Withuncertainty
absent,
man's nergies are devoted altogether to doing things(...) Withuncertainty
prsent(...) theprimaryproblemorfunction is deciding what to do andhowto do it (Knight, 1921 :
268).
La prsentation, trs lmentaire, que nous faisons ici n 'empche pas de relever que le texte de
Knight est soumis des interprtations diffrentes quant l'opposition entre le risque et l'incertitude.
ce propos, l'interprtation de R.N. Langlois et M.M. Cosgel (1993) est trs intressante lorsqu'ils
contournent la question incertitude mesurable / non mesurable (ou probabilit subjective / objective)
pour mettre l'accent sur le fait que, selon Knight, le jugement de l'entrepreneur porte d'abord sur la
dfinition des situations possib les, et seulement ensuite, la formation d'un jugement sur les proba
bilits affrentes ces situations.
27.
Les renvois Say sont assez superficiels dans l'ouvrage de Knight. Par exemple, lorsque
Knight (1921 : 25) mentionne la conception du profit dveloppe par J.G. Courcelle-Seneuil, il ne
relve pas le fait que ce dernier fonde exp licitement ses ides sur celles de Say en citant un extrait du
Traito apparat la distinction entre revenus certains et incertains (J.G. C ourcelle-Seneuil 1852:455).
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L'ACTUALIT CONOMIQUE
Malgr tous ces rapprochements et malgr les remarques intressantes sur la
nature des incertitudes auxquelles est confront l'entrepreneur selon Say
28
, il
semble raisonnable de penser que l'conomiste franais ne
s est
pas avanc
exactement ainsi que Knight a t amen le faire un sicle aprs lui. Deux
dif-
frences marquantes doivent tre soulignes ce point : premirement, Say
n'introduit pas comme Knight (1921 : 267-268) la diffrence dcisive entre la
pure coordination de l'activit en univers certain et la prise de dcision en
univers incertain; l'entrepreneur de Say est encore associ ces deux niveaux
considrs comme deux aspects qualitativement identiques dans la dfinition de
l'entrepreneur. Deuximement, lorsque Say explique que l'entrepreneur doit
avoir du jugement, le rapprochement avec Knight ne doit pas masquer le fait que
Say en a une dfinition plus gnrale, plus vague que celle de l'conomiste
amricain d'une part
29
, mais surtout qu'il n'y a pas chez Say de dveloppements
correspondant l'ide de Knight selon laquelle, dans la grande industrie, l'entre
preneur exerce son jugement propos du jugement dont sont susceptibles de
faire preuve les personnes agissant sous sa direction (Knight, 1921 : 287-290).
CONCLUSION
Say doit dsormais prendre sa place dans la tradition thorique qui, de
Cantillon Knight, met l'accent sur la relation de l'entrepreneur l'incertitude.
S'il reprend l'opposition de Cantillon entre les revenus certains et les revenus
incertains, il l'introduit dans un cadre thorique nouveau o les prix des services
sont dtermins par le march et o l'entrepreneur relie ces marchs entre eux.
Par ailleurs, Say s'loigne de la perspective de Cantillon, puisque l'indpen
dance lui parat assure pour l'entrepreneur - hors le cas un peu spcial de l'entre
preneur agricole - et que, dsormais, s'il y a de la suprmatie conomique et
sociale, c'est celle de l'entrepreneur avec tous les dangers que cela peut prsen
ter pour le fonctionnement d'une conomie de march
30
. Ces caractristiques
thoriques rapprochent Say des dveloppements de Knight de mme que la dis
tinction entre ce qui ressortit au risque (assurable) et ce qui lui chapp e.
28. Nou s pensons essentiellemen t au fait qu' l'occasion , Say distingue entre deux sortes
d'incertitude. Il y a d'une part une incertitude calculable : c'est le cas de la relation entre le capita
liste et l'entrepreneur o ce dernier paye au premier une prime d'assurance plus ou moins forte sui
vant lerisqueque comporte l'opration; c'est aussi le cas desrisquesencourus par l'entrepreneur qui
les assume grce sa prvoyance. D'autre part, il y a des risques pour lesquels l'entrepreneur
affronte une incertitude radicale : enfin il ne faut pas croire que dans les entreprises industrielles,
tous les lments de succs et de revers soient apprciables par des chiffres. On peut tre second ou
entrav par des circonstances qui ne tiennent point de l'intrt, qui sont au-dessus du pouvoir humain
et de toute prvoyance (MM,(H) : 393;cf .aussi 1814 (H):118).
29. Dans l'ouvrage que Say - moraliste la Chamfort - consacre au comportement humain,
le jugement est dfini comme la capacit se conduire avec sagesse et par opposition aux prjugs
(Say, 1817 : 51-52, 94-95); il n'y a pas chez lui d'opposition tranche entre savoir et jugement
comme chez Knight : Weact upon estimtes ratherthan inferences, upon
judgement
or
intui-
tion , not reasoningforthe mostpart (Knight, 1921:223;cf. aussi p. 211).
30 . Nous avons plus longuement dvelopp ce point dans une autre contribution (P. Steiner,
1997).
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LA THORIE DE L'ENTREPRENEUR CHEZ JEAN-BAPTISTE SAY ET LA TRADITION... 6 2 5
Les considrations qui donnent une place Say dans la filiation Cantillon-
Knight, ont aussi soulign l'existence de diffrences irrductibles entre les struc
tures thoriques dans lesquelles prennent place les rflexions sur l'entrepreneur
des trois auteurs. Il serait vain de vouloir les rapprocher en faisant fi de l'cart
que creusent les sicles, avec l'volution des structures de l'conomie d'une part,
avec l'volution des questions thoriques d'autre part. Et pourtant Personne ne
peut s'empcher de considrer avec un merveillement ml de perplexit cette
filiation entre trois conomistes sur deux sicles, de telle manire qu'ils con
tribuent, chacun sa manire, crer un courant continu o se forment et se
dforment les lments du problme constitu par l'existence d'un agent parti
culier confront aux limites du savoir sur les tats futurs du monde.
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