Textes et documents étudiés Table des matières...

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1 Textes et documents étudiés au cours de l’année Table des matières Séquence 1. Tragédie et tragique. Textes………………………………………………………………………………………p. 2 Documents complémentaires………………………………………………………………………p. 5 Séquence 2. De la mélancolie à la joie Textes …………………………………………………………………………………p.12 Documents complémentaires ………………………………………………………………………p. 16 Séquence 3. Le roman, héros et anti-héros Textes …………………………………………………………………………………p. 20 Documents complémentaires ………………………………………………………………………p. 22 Séquence 4. La condition humaine, un produit de l’histoire ? Textes …………………………………………………………………………………p.27 Documents complémentaires ………………………………………………………………………p. 32 Annexe : textes photocopiés …………………………………………………………..p. 35

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Textes et documents étudiés

au cours de l’année

Table des matières

Séquence 1. Tragédie et tragique.

Textes………………………………………………………………………………………p. 2

Documents

complémentaires………………………………………………………………………p. 5

Séquence 2. De la mélancolie à la joie

Textes …………………………………………………………………………………p.12

Documents

complémentaires ………………………………………………………………………p. 16

Séquence 3. Le roman, héros et anti-héros

Textes …………………………………………………………………………………p. 20

Documents

complémentaires ………………………………………………………………………p. 22

Séquence 4. La condition humaine, un produit de l’histoire ?

Textes …………………………………………………………………………………p.27

Documents

complémentaires ………………………………………………………………………p. 32

Annexe : textes photocopiés …………………………………………………………..p. 35

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Séquence I. Tragédie et tragique.

Lectures analytiques.

1. Lecture analytique I. Phèdre, acte I, scène 7.

PHÈDRE Non, Thésée, il faut rompre un injuste silence ;

Il faut à votre fils rendre son innocence :

Il n’était point coupable.

THÉSÉE Ah ! père infortuné !

Et c'est sur votre foi que je l'ai condamné !

Cruelle ! pensez-vous être assez excusée…

PHÈDRE Les moments me sont chers ; écoutez-moi, Thésée : C’est moi qui sur ce fils, chaste et respectueux,

Osai jeter un œil profane, incestueux.

Le ciel mit dans mon sein une flamme funeste :

La détestable Œnone a conduit tout le reste.

Elle a craint qu’Hippolyte, instruit de ma fureur,

Ne découvrît un feu qui lui faisait horreur :

La perfide, abusant de ma faiblesse extrême,

S’est hâtée à vos yeux de l’accuser lui-même.

Elle s’en est punie, et fuyant mon courroux,

A cherché dans les flots un supplice trop doux.

Le fer aurait déjà tranché ma destinée ;

Mais je laissais gémir la vertu soupçonnée :

J’ai voulu, devant vous exposant mes remords,

Par un chemin plus lent descendre chez les morts.

J’ai pris, j’ai fait couler dans mes brûlantes veines

Un poison que Médée apporta dans Athènes.

Déjà jusqu’à mon cœur le venin parvenu

Dans ce cœur expirant jette un froid inconnu ;

Déjà je ne vois plus qu’à travers un nuage

Et le ciel et l’époux que ma présence outrage ;

Et la mort à mes yeux dérobant la clarté,

Rend au jour qu'ils souillaient toute sa pureté.

PANOPE Elle expire, seigneur !

THÉSÉE D'une action si noire

Que ne peut avec elle expirer la mémoire !

Allons, de mon erreur, hélas ! trop éclaircis,

Mêler nos pleurs au sang de mon malheureux fils !

Allons de ce cher fils embrasser ce qui reste,

Expier la fureur d'un vœu que je déteste :

Rendons-lui les honneurs qu'il a trop mérités ;

Et, pour mieux apaiser ses mânes irrités,

Que, malgré les complots d'une injuste famille,

Son amante aujourd'hui me tienne lieu de fille !

2. Hugo Ruy Blas, acte V, scène 4, p. 162 du manuel. Ruy Blas, d'une voix grave et basse. […] Je ne suis point coupable autant que vous croyez. Je sens, ma trahison, comme vous la voyez, Doit vous paraître horrible. Oh ! Ce n'est pas facile À raconter. Pourtant je n'ai pas l'âme vile,

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Je suis honnête au fond. – cet amour m'a perdu. – Je ne me défends pas ; je sais bien, j'aurais dû Trouver quelque moyen. La faute est consommée ! – C'est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée. La Reine. Monsieur... Ruy Blas, toujours à genoux. N'ayez pas peur. Je n'approcherai point. À votre majesté je vais de point en point Tout dire. Oh ! Croyez-moi, je n'ai pas l'âme vile ! – Aujourd'hui tout le jour j'ai couru par la ville Comme un fou. Bien souvent même on m'a regardé. Auprès de l'hôpital que vous avez fondé, J'ai senti vaguement, à travers mon délire, Une femme du peuple essuyer sans rien dire Les gouttes de sueur qui tombaient de mon front. Ayez pitié de moi, mon Dieu ! Mon coeur se rompt ! La Reine. Que voulez-vous ? Ruy Blas, joignant les mains. Que vous me pardonniez, madame ! La Reine. Jamais. Ruy Blas. Jamais ! Il se lève et marche lentement vers la table. Bien sûr ? La Reine. Non, jamais ! Ruy Blas. Il prend la fiole posée sur la table, la porte à ses lèvres et la vide d'un trait. Triste flamme, Éteins-toi ! La Reine, se levant et courant à lui. Que fait-il ? Ruy Blas, posant la fiole. Rien. Mes maux sont finis. Rien. Vous me maudissez, et moi je vous bénis. Voilà tout. La Reine, éperdue. Don César ! Ruy Blas Quand je pense, pauvre ange, Que vous m'avez aimé ! La Reine. Quel est ce philtre étrange ? Qu'avez-vous fait ? Dis-moi ! Réponds-moi ! Parle-moi ! César ! Je te pardonne et t'aime, et je te croi ! Ruy Blas. Je m'appelle Ruy Blas. La Reine, l'entourant de ses bras. Ruy Blas, je vous pardonne ! Mais qu'avez-vous fait là ? Parle, je te l'ordonne ! Ce n'est pas du poison, cette affreuse liqueur ? Dis ? Ruy Blas. Si ! C'est du poison. Mais j'ai la joie au coeur. Tenant la reine embrassée et levant les yeux au ciel. Permettez, ô mon Dieu, justice souveraine, Que ce pauvre laquais bénisse cette reine, Car elle a consolé mon coeur crucifié, Vivant, par son amour, mourant, par sa pitié ! La Reine. Du poison ! Dieu ! C'est moi qui l'ai tué ! – je t'aime !

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Si j'avais pardonné ? ... Ruy Blas, défaillant. J'aurais agi de même. Sa voix s'éteint. La reine le soutient dans ses bras. Je ne pouvais plus vivre. Adieu ! Montrant la porte. Fuyez d'ici ! – Tout restera secret. – je meurs. Il tombe. La Reine, se jetant sur son corps. Ruy Blas ! Ruy Blas, qui allait mourir, se réveille à son nom prononcé par la reine. Merci !

3. Jean Giraudoux, Judith (voir en annexe de ce document, avec les textes photocopiés)

4. Eugène Ionesco, Le Roi se meurt, p. 168 du manuel.

LE ROI Nous verrons bien si je n’ai plus de pouvoir.

MARIE, au Roi. Prouve que tu en as. Tu peux si tu veux.

LE ROI Je prouve que je veux, je prouve que je peux.

MARIE D'abord, lève-toi.

LE ROI Je me lève.

Il fait un grand effort en grimaçant.

MARIE Tu vois comme c’est simple.

LE ROI Vous voyez comme c'est simple. Vous êtes des farceurs. Des conjurés, des bolcheviques. (Il marche. A

Marie qui veut l'aider.) Non, non, tout seul puisque je peux tout seul. (Il tombe. Juliette se précipite pour le

relever.) Je me relève tout seul. Il se relève tout seul, en effet, mais péniblement.

LE GARDE Vive le Roi! (Le Roi retombe.) Le Roi se meurt.

MARIE Vive le Roi!

Le Roi se relève péniblement, s'aidant de son sceptre.

LE GARDE Vive le Roi! (Le Roi retombe.) Le Roi est mort.

MARIE Vive le Roi! Vive le Roi!

MARGUERITE Quelle comédie.

Le Roi se relève péniblement. Jullette, qui avait disparu, réapparaît.

JULIETTE Vive le Roi!

Elle disparaît à nouveau. Le Roi retombe.

LE GARDE Le Roi se meurt.

MARIE Non. Vive le Roi! Relève-toi. Vive le Roi!

JULIETTE, apparaissant puis disparaissant tandis que le Roi se releve. Vive le Roi!

LE GARDE Vive le Roi!

Cette scène doit être jouée en guignol tragique.

MARIE Vous voyez bien, cela va mieux.

MARGUERITE C’est le mieux de la fin, n'est-ce pas, Docteur?

LE MÉDECIN, à Marguerite. C’est évident, ce n'est que le mieux de la fin.

LE ROI J'avais glissé, tout simplement. Cela peut arriver. Cela arrive. Ma couronne! (La couronne était tombée

par terre pendant la chute. Marie remet la couronne sur la tête du Roi.) C’est mauvais signe…

MARIE N’y crois pas.

Le sceptre du Roi tombe.

LE ROI C’est mauvais signe.

MARIE N’y crois pas. (Elle lui donne son sceptre) Tiens-le bien dans ta main. Ferme le poing.

LE GARDE Vive, vive

(puis il se tait)

LE MÉDECIN, au Roi Majesté……

MARGUERITE, au Médecin, montrant Marie. Il faut la calmer celle-la; elle prend la parole à tort et à travers.

Elle ne doit plus parler sans notre permission.

Marie s’immobilise

MARGUERITE,au Médecin, montrant le Roi. Essayez, maintenant, de lui faire comprendre.

LE MÉDECIN, au Roi. Majesté, il y a des dizaines d’années ou bien il y a trois jours, votre empire était

florissant. En trois jours, vous avez perdu les guerres que vous aviez gagnées. Celles que vous aviez perdues,

vous les avez reperdues. Depuis que les récoltes ont pourri et que le désert a envahi notre continent, la végétation

est allée reverdir les pays voisins qui étaient déserts jeudi dernier. Les fusées que vous voulez envoyer ne partent

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plus. Ou bien, elles décrochent, retombent avec un bruit mouillé.

LE ROI Accident technique.

Documents complémentaires de la première séquence

1. le tragique en peinture

Nicolas Poussin, Paysage orageux avec Pyrame et Thisbé.

Théodore Géricault, Le radeau de la Méduse.

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2. Corpus complémentaire : Le mythe de Médée

Texte I. Euripide, Médée, 431 av. JC (traduction Henri Berguin, éditions Garnier). JASON O monstre! ô femme odieuse entre toutes aux dieux, à moi, et à la race entière des hommes ! Quoi ! sur tes enfants tu as osé porter le glaive, après les avoir mis au monde, pour me faire périr en m'enlevant mes fils! Et après ce forfait tu regardes le Soleil et la Terre, quand tu as osé le crime le plus impie! Puisses-tu périr! Pour moi, aujourd'hui je suis sensé, mais j'étais insensé quand de ta demeure et d'un pays barbare je t'ai emmenée en Grèce à mon foyer, horrible fléau, traîtresse à ton père et à la terre qui t'avait nourrie. Ton génie vengeur, c'est contre moi que l'ont lancé les dieux, car tu avais tué ton frère à ton foyer quand tu montas sur le navire Argo à la belle proue. C'est par là que tu as commencé. Devenue ma femme et après m'avoir donné des enfants, par jalousie tu les as fait périr. Il n'est pas de femme grecque qui eût jamais osé un tel crime et pourtant avant elles je t'ai choisie pour épouse, — alliance odieuse et funeste pour moi ! — toi, une lionne, non une femme, nature plus sauvage que la Tyrrhénienne Scylla. Mais assez, car toi mille outrages ne pourraient te mordre, telle est l'impudence de ta nature. Va-t'en, ouvrière de hontes, souillée du sang de tes enfants! Pour moi, il ne me reste qu'à pleurer mon sort : de mon nouvel hymen je ne jouirai pas et mes fils que j'avais engendrés et élevés je ne pourrai plus leur adresser la parole vivants : je les ai perdus. MÉDÉE Je me serais longuement étendue à répondre à tes paroles si Zeus mon père ne savait les services que je t'ai rendus et ce que tu m'as fait. Allons! tu n'allais pas, après avoir outragé ma couche, mener

agréable vie à te rire de moi avec la princesse et celui qui te l'avait donnée pour femme, Créon, impunément me chasser de ce pays! Après cela, appelle-moi, si tu veux, lionne ou Scylla, qui habite le sol tyrrhénien : comme tu le mérites, à mon tour je t'ai blessé au coeur. JASON Toi aussi tu souffres et partages mes malheurs. MÉDÉE Sache-le bien : ma douleur est un avantage, si de moi tu ne te ris pas. JASON O mes enfants, quelle mère criminelle vous avez eue! MÉDÉE O mes fils, comme vous a perdus la perfidie d'un père! JASON Non, ce n'est pas ma main qui les a fait périr. MÉDÉE C'est ton outrage et ton nouvel hymen. JASON C'est pour ta couche que tu as accepté de les tuer. MÉDÉE Crois-tu que ce soit pour une femme un léger malheur ? JASON Oui, si elle est sage; mais pour toi tout devient offense.

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MÉDÉE (montrant le corps des enfants)Ils ne vivent plus : voilà qui te mordra le coeur. JASON Ils vivent : cruels vengeurs, pour ta tète. MÉDÉE Les dieux connaissent le premier auteur de leur malheur. JASON Ils connaissent donc ton âme abominable. MÉDÉE Hais. Je déteste ton odieux entretien. JASON Et moi le tien : la séparation est aisée. MÉDÉE Comment donc ? Qu'ai-je à faire ? Je la désire vivement moi aussi. JASON Laisse-moi ensevelir ces morts et les pleurer. MÉDÉE Non certes : c'est moi qui de ma main les ensevelirai. Je les porterai au sanctuaire d'Héra, la déesse d'Acraea, pour qu'aucun de mes ennemis ne les outrage en boule-versant leurs tombes. Et sur cette terre de Sisyphe nous instituerons à jamais une fête solennelle et des cérémonies, en expiation de ce meurtre impie. Pour moi, je vais sur le territoire d'Erechthée vivre avec Égée, fils de Pandion. Toi, comme il convient, tu mourras, misérable! misérablement, frappé à la tête par un débris d'Argo, et tu auras vu les amers résultats de ton nouvel hymen. JASON Ah! puissent te faire périr l'Erinys de tes enfants et la Justice vengeresse du meurtre! MÉDÉE Qui donc t'écoute, dieu ou génie, toi le parjure et l'hôte perfide ? JASON Hélas! hélas! Femme infâme! Infanticide! MÉDÉE Va-t'en au palais ensevelir ton épouse. JASON J'y vais, privé de mes deux enfants. MÉDÉE Ce n'est encore rien que tes pleurs : attends la vieillesse. JASON O mes enfants adorés ! MÉDÉE De leur mère, oui, de toi, non. JASON Pourquoi les as-tu tués ? MÉDÉE Pour faire ton malheur. JASON Hélas! Je veux embrasser les lèvres chéries de mes fils, malheureux que je suis! MÉDÉE Maintenant tu leur parles, maintenant tu les chéris; tout à l'heure tu les repoussais.

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JASON Laisse-moi, au nom des dieux, toucher la douce peau de mes enfants. MÉDÉE Impossible. C'est jeter en vain tes paroles au vent. (Le char disparaît.) JASON Zeus, tu entends comme on me repousse, comme me traite cette femme abominable qui a tué ses enfants, cette lionne. Ah! puisque c'est tout ce qui m'est permis et possible, je pleure mes fils et j'en appelle aux dieux, les prenant à témoin qu'après avoir tué mes enfants tu m'empêches de toucher et d'ensevelir leurs corps de mes mains. Plût aux dieux que je ne les eusse pas engendrés pour les voir égorgés par toi! (Il sort.) LA CORYPHÉE De maints événements Zeus est le dispensateur dans l'Olympe. Maintes choses contre notre espérance sont accomplies par les dieux. Celles que nous attendions ne se réalisent pas; celles que nous n'attendions pas, un dieu leur fraye la voie. Tel a été le dénouement de ce drame.

Texte II. Médée de Sénèque, SCÈNE XI

Médée, Jason.

JASON.

Sujets fidèles qui pleurez le malheur de vos rois, accourez tous, et que l'auteur de ce crime tombe entre nos

mains : ici, braves guerriers, ici, frappez, détruisez ce palais de fond en comble.

MÉDÉE (du toit de sa maison). J'ai recouvré mon sceptre, mon frère et mon père ; la Colchide a reconquis la

riche toison du bélier de Phryxus. Je reprends ma couronne et ma virginité ravie. Ô dieux redevenus propices ! ô

jour de gloire et d'hyménée !.... Va, maintenant ton crime est consommé. —Ta vengeance ne l'est pas. Achève

donc pendant que tes mains sont à l'œuvre. Pourquoi hésiter, ô mon âme ? pourquoi balancer ? Tu peux aller

jusqu'au bout. Ma colère est tombée, je me repens, j'ai honte de ce que je viens de faire. Qu'ai-je donc fait,

malheureuse ? Le repentir ne sert de rien, maintenant que je l'ai fait. Voilà que, malgré moi, la joie rentre dans

mon cœur ; elle s'augmente et devient plus vive ; il ne manquait à ma vengeance que Jason lui-même pour

témoin. Il me semble que je n'ai rien fait encore ; ce sont des crimes perdus que ceux que j'ai commis loin de ses

yeux.

JASON. —La voilà sur le bord du toit : lancez des feux contre elle et qu'elle périsse, consumée dans les

flammes, instruments de ses forfaits.

MÉDÉE. —Tiens, Jason, occupe-toi de faire les funérailles de tes enfants et de leur élever un tombeau : ton

épouse et ton beau-père ont reçu de moi la sépulture et les derniers honneurs qu'on doit aux morts. Celui-ci a

déjà cessé de vivre ; l'autre va subir le même sort et tes yeux le verront.

JASON. —Au nom de tous les dieux, au nom de nos fuites communes, au nom de cet hymen dont je n'ai pas

volontairement brisé les nœuds, épargne cet enfant. Si quelqu'un est coupable, c'est moi : tue

-moi donc, et que le châtiment tombe sur ma tête criminelle.

MÉDÉE. —Non, je veux frapper à l'endroit douloureux pour toi, à l'endroit que tu veux dérober à mes coups. Va

maintenant chercher la couche des vierges, en désertant celle des femmes que tu as rendues mères !

JASON. —Mais un seul coup doit suffire à ta vengeance.

MÉDÉE. —Si j'avais pu me contenter d'une seule victime, je n'en aurais immolé aucune. Mais c'est même trop

peu de deux pour apaiser l'ardeur de ma colère. Je vais fouiller mon sein pour voir s'il ne renferme pas quelque

autre gage de notre hymen, et le fer l'arrachera de mes entrailles.

JASON. —Achève et comble la mesure de tes crimes, je ne te fais plus de prières ; seulement ne prolonge pas

davantage la durée de mon supplice.

MÉDÉE. Jouis lentement de ton crime, ô ma colère, ne te presse pas : ce jour est à moi, je dois profiter du temps

qu'on m'a laissé. .

JASON. —Mais ôte-moi la vie, cruelle !

MÉDÉE. —Tu implores ma pitié ! (Elle frappe le deuxième enfant.) C'est bien, mon triomphe est complet : je

n'ai plus rien à te sacrifier, ô ma vengeance. Ingrat époux, lève tes yeux pleins de larmes : reconnais-tu Médée ?

(Un char ailé descend.) Voilà comme j'ai coutume de fuir : un chemin s'ouvre pour moi à travers le ciel ; deux

serpents ailés se courbent sous mon joug et s'attèlent à mon char. Tiens, reçois tes enfants, et moi je m'envole à

travers les airs.

JASON. Oui, lance-toi dans les hautes régions de l'espace, et proclame partout sur ton passage, qu’il n'y a point

de dieux !

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Texte III. Pierre Corneille, Médée, Acte V, scène VI Médée, en haut sur un balcon

Lâche, ton désespoir encore en délibère ?

Lève les yeux, perfide, et reconnais ce bras

Qui t’a déjà vengé de ces petits ingrats ;

Ce poignard que tu vois vient de chasser leurs âmes,

Et noyer dans leur sang les restes de nos flammes.

Heureux père et mari, ma fuite et leur tombeau

Laissent la place vide à ton hymen nouveau.

Réjouis-t’en, Jason, va posséder Créuse :

Tu n’auras plus ici personne qui t’accuse ;

Ces gages de nos feux ne feront plus pour moi

De reproches secrets à ton manque de foi.

Jason

Horreur de la nature, exécrable tigresse !

Médée

Va, bienheureux amant, cajoler ta maîtresse:

À cet objet si cher tu dois tous tes discours ;

Parler encore à moi, c’est trahir tes amours.

Va lui, va lui conter tes rares aventures,

Et contre mes effets ne combats point d’injures.

Jason

Quoi ! tu m’oses braver, et ta brutalité

Pense encore échapper à mon bras irrité ?

Tu redoubles ta peine avec cette insolence.

Médée

Et que peut contre moi ta débile vaillance ?

Mon art faisait ta force, et tes exploits guerriers

Tiennent de mon secours ce qu’ils ont de lauriers.

Jason

Ah ! c’est trop en souffrir ; il faut qu’un prompt supplice

De tant de cruautés à la fin te punisse.

Sus, sus, brisons la porte, enfonçons la maison ;

Que des bourreaux soudain m’en fassent la raison.

Ta tête répondra de tant de barbaries.

Médée, en l’air dans un char tiré par deux dragons Que sert de t’emporter à ces vaines furies ?

Epargne, cher époux, des efforts que tu perds ;

Vois les chemins de l’air qui me sont tous ouverts ;

C’est par là que je fuis, et que je t’abandonne

Pour courir à l’exil que ton change m’ordonne.

Suis-moi, Jason, et trouve en ces lieux désolés

Des postillons pareils à mes dragons ailés.

Enfin je n’ai pas mal employé la journée

Que la bonté du roi, de grâce, m’a donnée;

Mes désirs sont contents. Mon père et mon pays,

Je ne me repens plus de vous avoir trahis ;

Avec cette douceur j’en accepte le blâme.

Adieu, parjure : apprends à connaître ta femme,

Souviens-toi de sa fuite, et songe, une autre fois,

Lequel est plus à craindre ou d’elle ou de deux rois.

Scène VII,

Jason […] Tourne avec plus d’effet sur toi-même ton bras,

Et punis-toi, Jason, de ne la punir pas.

Vains transports, où sans fruit mon désespoir s’amuse,

Cessez de m’empêcher de rejoindre Créuse.

Ma reine, ta belle âme, en partant de ces lieux,

M’a laissé la vengeance, et je la laisse aux dieux ;

Eux seuls, dont le pouvoir égale la justice,

Peuvent de la sorcière achever le supplice.

Trouve-le bon, chère ombre, et pardonne à mes feux

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Si je vais te revoir plus tôt que tu ne veux.

Il se tue

Texte IV. Médée de Max Rouquette, scènes 21 et 22.

Scène 21. Entrent Jason et les miliciens.

Jason : Voici la sorcière aux mains rouges. Saisissez-là ! Que s’arrête ici le fleuve de sang.

Les miliciens bondissent.

Médée, soudain dressée devant la couverture rouge : Rappelle tes chiens si tu veux les revoir ! Jason, aux miliciens : Un instant !... (A Médée) Qu’as-tu fait ?... En fallait-il tant encore ?... Quand la vie des enfants abordait à la paix... Médée : J’ai donné la paix à Créuse, j’ai donné la paix à Créon. J’ai eu le souci de leur donner la soif de

l’immortalité.

Au royaume des ombres ils sont descendus tandis que flambe le palais. Te voici Roi. Seul, à tout jamais.

Jason : Donne-moi les enfants.

Médée : Tu n’en auras plus d’autres.

Jason : Ils seront rois.

Médée : Tu n’as plus qu’eux à aimer.

Jason : Je te le promets : ils seront Rois comme ton père et le leur.

Médée : Je suis heureuse. Et pourtant, tout n’est pas fini.

Jason:Rends-moi les enfants pour en faire des Rois.

Médée : Pour être Rois où ils seront, ils n’auront besoin de personne.

Jason, bondissant: Tu ne le feras pas !... Médée : Ne bouge pas !...

Jason : Oui, bien, achève sur moi ta vengeance ! Tu peux me frapper !...

Médée : Mieux me plaît que tu vives. La mort est une paix trop douce à côté de ce que je te destine.

Bienheureuse Créuse, bienheureux Créon, qui ne savent plus ce qu’est vivre. Les autres sont morts. Ceux du

grand voyage de l’amour. Mais toi tu vivras, toi, le plus criminel. De ses yeux, Médée berce les gouffres du

temps. Tu vivras, tu deviendras vieux, très vieux, car la plus grande peine est de vivre, une fois passée la

vraie vie. Comme un chien malade, pelé, galeux, repoussé par tous, inconnu de tous, supporté comme un

mal sacré ; comme une malédiction dont le motif est oublié. Plus perdu entre les hommes qu’un rocher dans

toute la mer. Relique de temps révolus. En tout étrangère à son royaume, tant par l’âge que par l’origine : la

seule chance qui te reste de te faire prendre pour un dieu. Tu ne seras plus là que pour attendre. Comme vit

un mort avant qu’on ne l’allonge parmi les morts éternels. Comme de milliers de morts qui se croient encore

vivants parce qu’au regard du soleil-dieu, ils traînent encore leur ombre. Seul. Seul. De tes fils, il ne te

restera que l’absence. Une douleur, un regret. Vois comme je t’aime : je te laisse quelqu’un sur qui pleurer.

Leur souvenir sera le seul compagnon de ta solitude : une sorte de pain amer, inépuisable et moisi...

Jason : Finissons ! Je te laisse partir. Mais rends-moi les enfants.

Milicien : Elle va s’enfuir avec les enfants !...

Médée se dresse comme un serpent, devant la couverture rouge, le bras tendu.

Médée : Lâche tes chiens ! Appelle la ville entière ! Pour autant que tu ouvres les yeux, ils ne seront jamais assez

grands ouverts. Tu veux les enfants ?... Je te les laisse !... Prends-les !... Les voici !... Elle écarte

brusquement la couverture et montre les corps des enfants étendus l’un sur l’autre. Fais-en des Rois !...

Adieu, Jason ! Je te laisse, en présent, le baiser de Créuse: jusqu’à plus de cent ans, puisse ta bouche en

conserver le goût de cendre. Adieu !

Elle passe derrière la couverture retombée.

Scène 22

Jason, après un silence: Où sont les dieux ?... Où sont les dieux ?... (Puis soudain.) Saisissez-là !... bouclez tout !... il faut la prendre, morte ou vive !...

Les miliciens enlèvent la couverture: il n’y a plus rien derrière que les corps des deux enfants.

Où est-elle?

Les miliciens courent de tous côtés. Rien.

Où est-elle ?

Jason secoue le vieux.

Où est-elle ?

Le vieux, comme tiré d’un songe : ... Il m’a semblé la voir voler dans le ciel, sur un char de feu que traînaient des

dragons crachant des flammes...

Les miliciens haussent les épaules.

Jason : Cherchez partout !

La vieille : Cherchez ! Cherchez ! Remuez la terre et le ciel, vous ne la trouverez jamais... Médée sans fin...

Médée éternelle...

Jason : Où est-elle ?

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Chœur 1 : Qui?...

Jason : Médée...

Chœur 2, comme parlant au milieu d’un songe : Médée ?... qui est-ce Médée?... Jason : Où est la maison ?

Chœur 1 : Quelle maison ?

Jason: ... La couverture rouge...

Chœur 2 : ... la couverture rouge?... Il y avait une couverture rouge ?... Nous n’avons jamais vu de couverture

rouge

? ...

Jason : Mais... que s’est-il passé ? Je n’ai pas rêvé ?...

Choeur 1 : ... rêvé... rêvé... rêvé... rêvé...

Jason : Il n’y a plus rien...

Chœurs ensemble : Il n’y a plus rien... non... Il n’y a rien... Il n’y a rien de rien...

(La pièce s’achève sur le psaume du néant, chanté par le chœur).

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SEQUENCE 2

DE LA MELANCOLIE

A LA JOIE

(XVIIE-XIXE SIECLES)

Lectures analytiques

Lecture analytique 1. Marc-Antoine Girard de Saint-Amant, « La Solitude », 1617 (extrait).

Que j'aime à voir la décadence

De ces vieux châteaux ruinés,

Contre qui les ans mutinés

Ont déployé leur insolence !

Les sorciers y font leur sabbat ;

Les démons follets s'y retirent,

Qui d'un malicieux ébat

Trompent nos sens et nous martyrent ;

Là se nichent en mille trous

Les couleuvres et les hiboux.

L'orfraie, avec ses cris funèbres,

Mortels augures des destins,

Fait rire et danser les lutins

Dans ces lieux remplis de ténèbres.

Sous un chevron de bois maudit

Y branle le squelette horrible

D'un pauvre amant qui se pendit

Pour une bergère insensible,

Qui d'un seul regard de pitié

Ne daigna voir son amitié.

Aussi le Ciel juge équitable,

Qui maintient les lois en vigueur,

Prononça contre sa rigueur

Une sentence épouvantable :

Autour de ces vieux ossements

Son ombre, aux peines condamnée,

Lamente en longs gémissements

Sa malheureuse destinée,

Ayant pour croître son effroi

Toujours son crime devant soi.

Là, se trouvent sur quelques marbres

Des devises du temps passé ;

Ici, l'âge a presque effacé

Des chiffres taillés sur les arbres ;

Le plancher du lieu le plus haut

Est tombé jusque dans la cave,

Que la limace et le crapaud

Souillent de venin et de bave ;

Le lierre y croît au foyer,

A l'ombrage d'un grand noyer.

Là dessous s'étend une voûte

Si sombre en un certain endroit,

Que, quand Phébus y descendrait,

Je pense qu'il n'y verrait goutte ;

Le sommeil aux pesants sourcils,

Enchanté d'un morne silence,

Y dort, bien loin de tous soucis,

Dans les bras de la Nonchalance,

Lâchement couché sur le dos

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Dessus des gerbes de pavots.

Au creux de cette grotte fraîche

Où l'Amour se pourrait geler,

Écho ne cesse de brûler

Pour son amant froid et revêche ;

Je m'y coule sans faire bruit,

Et par la céleste harmonie

D'un doux luth, aux charmes instruit,

Je flatte sa triste manie,

Faisant répéter mes accords

A la voix qui lui sert de corps.

Lecture analytique 2. Jean de la Fontaine, « Démocrite et les Abdéritains », Fables, VIII, XX

Que j'ai toujours haï les pensers du vulgaire !

Qu'il me semble profane, injuste et téméraire,

Mettant de faux milieux entre la chose et lui,

Et mesurant par soi ce qu'il voit en autrui !

Le maître d'Epicure en fit l'apprentissage.

Son pays le crut fou : petits esprits ! Mais quoi ?

Aucun n'est prophète chez soi.

Ces gens étaient les fous, Démocrite le sage.

L'erreur alla si loin qu'Abdère députa

Vers Hippocrate et l'invita,

Par lettre et par ambassade,

A venir rétablir la raison du malade :

« Notre concitoyen, disaient-ils en pleurant,

Perd l'esprit : la lecture a gâté Démocrite ;

Nous l'estimerions plus s'il était ignorant.

Aucun nombre, dit-il, les mondes ne limite :

Peut-être même ils sont remplis

De Démocrites infinis.

Non content de ce songe, il y joint les atomes,

Enfants d'un cerveau creux, invisibles fantômes ;

Et, mesurant les cieux sans bouger d'ici bas,

Il connaît l'univers, et ne se connaît pas.

Un temps fut qu'il savait accorder les débats

Maintenant il parle à lui-même.

Venez, divin mortel ; sa folie est extrême.»

Hippocrate n'eut pas trop de foi pour ces gens ;

Cependant il partit. Et voyez, je vous prie,

Quelles rencontres dans la vie

Le Sort cause ! Hippocrate arriva dans le temps

Que celui qu'on disait n'avoir raison ni sens

Cherchait dans l'homme et dans la bête

Quel siège a la raison, soit le coeur, soit la tête.

Sous un ombrage épais, assis près d'un ruisseau,

Les labyrinthes d'un cerveau

L'occupaient. Il avait à ses pieds maint volume,

Et ne vit presque pas son ami s'avancer,

Attaché selon sa coutume.

Leur compliment fut court, ainsi qu'on peut penser :

Le sage est ménager du temps et des paroles.

Ayant donc mis à part les entretiens frivoles,

Et beaucoup raisonné sur l'homme et sur l'esprit,

Ils tombèrent sur la morale.

Il n'est besoin que j'étale

Tout ce que l'un et l'autre dit.

Le récit précédent suffit

Pour montrer que le peuple est juge récusable.

En quel sens est donc véritable

14

Ce que j'ai lu dans certain lieu,

Que sa voix est la voix de Dieu ?

Lecture analytique 3. Gérard de Nerval, « El Desdichado », Les Chimères

Je suis le Ténébreux, — le Veuf, — l'Inconsolé

Le Prince d'Aquitaine à la Tour abolie

Ma seule Etoile est morte, — et mon luth constellé Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m'as consolé,

Rends-moi le Pausilippe et la mer d'Italie,

La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé, Et la treille où le Pampre à la Rose s'allie.

Suis-je Amour ou Phœbus ? ... Lusignan ou Biron ?

Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;

J'ai rêvé dans la Grotte où nage la Syrène ...

Et j'ai deux fois vainqueur traversé l'Achéron :

Modulant tour à tour sur la lyre d'Orphée

Les soupirs de la Sainte et les Cris de la Fée.

4.Lecture analytique 4 : A. Rimbaud, « Le Bateau ivre » (Poésies), extrait Comme je descendais des Fleuves impassibles,

Je ne me sentis plus guidé par les haleurs :

Des Peaux-Rouges criards les avaient pris pour cibles,

Les ayant cloués nus aux poteaux de couleurs.

J'étais insoucieux de tous les équipages,

Porteur de blés flamands ou de cotons anglais.

Quand avec mes haleurs ont fini ces tapages,

Les Fleuves m'ont laissé descendre où je voulais.

Dans les clapotements furieux des marées,

Moi, l'autre hiver, plus sourd que les cerveaux d'enfants,

Je courus ! Et les Péninsules démarrées

N'ont pas subi tohu-bohus plus triomphants.

La tempête a béni mes éveils maritimes.

Plus léger qu'un bouchon j'ai dansé sur les flots

Qu'on appelle rouleurs éternels de victimes,

Dix nuits, sans regretter l'oeil niais des falots !

Plus douce qu'aux enfants la chair des pommes sûres,

L'eau verte pénétra ma coque de sapin

Et des taches de vins bleus et des vomissures

Me lava, dispersant gouvernail et grappin.

Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème

De la Mer, infusé d'astres, et lactescent,

Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême

Et ravie, un noyé pensif parfois descend ;

Où, teignant tout à coup les bleuités, délires

Et rhythmes lents sous les rutilements du jour,

Plus fortes que l'alcool, plus vastes que nos lyres,

Fermentent les rousseurs amères de l'amour !

Je sais les cieux crevant en éclairs, et les trombes

15

Et les ressacs et les courants : je sais le soir,

L'Aube exaltée ainsi qu'un peuple de colombes,

Et j'ai vu quelquefois ce que l'homme a cru voir !

J'ai vu le soleil bas, taché d'horreurs mystiques,

Illuminant de longs figements violets,

Pareils à des acteurs de drames très antiques

Les flots roulant au loin leurs frissons de volets !

J'ai rêvé la nuit verte aux neiges éblouies,

Baiser montant aux yeux des mers avec lenteurs,

La circulation des sèves inouïes,

Et l'éveil jaune et bleu des phosphores chanteurs !

[…]

5. Lecture analytique 5. « Aube » (Les Illuminations) J'ai embrassé l'aube d'été.

Rien ne bougeait encore au front des palais. L'eau était morte. Les camps d'ombres ne quittaient pas la route du

bois. J'ai marché, réveillant les haleines vives et tièdes, et les pierreries regardèrent, et les ailes se levèrent sans

bruit.

La première entreprise fut, dans le sentier déjà empli de frais et blêmes éclats, une fleur qui me dit son nom.

Je ris au wasserfall blond qui s'échevela à travers les sapins : à la cime argentée je reconnus la déesse.

Alors je levai un à un les voiles. Dans l'allée, en agitant les bras. Par la plaine, où je l'ai dénoncée au coq.

A la grand'ville elle fuyait parmi les clochers et les dômes, et courant comme un mendiant sur les quais de

marbre, je la chassais.

En haut de la route, près d'un bois de lauriers, je l'ai entourée avec ses voiles amassés, et j'ai senti un peu son

immense corps. L'aube et l'enfant tombèrent au bas du bois.

Au réveil il était midi.

16

Documents complémentaires de la séquence 3

1. la mélancolie dans les arts graphiques (gravure, peinture).

Albrecht Dürer, Melencolia I.

17

Domenico Fetti, Mélancolie

Salvator Rosa, Démocrite en méditation

2. Texte complémentaire. V. Hugo, Les

Contemplations, « Melancholia » (extrait)

Où vont tous ces enfants dont pas un seul ne rit ?

Ces doux êtres pensifs que la fièvre maigrit ?

Ces filles de huit ans qu'on voit cheminer seules ?

Ils s'en vont travailler quinze heures sous des meules ;

Ils vont, de l'aube au soir, faire éternellement

Dans la même prison le même mouvement.

Accroupis sous les dents d'une machine sombre,

Monstre hideux qui mâche on ne sait quoi dans l'ombre,

Innocents dans un bagne, anges dans un enfer,

Ils travaillent. Tout est d'airain, tout est de fer.

Jamais on ne s'arrête et jamais on ne joue.

Aussi quelle pâleur ! la cendre est sur leur joue.

Il fait à peine jour, ils sont déjà bien las.

Ils ne comprennent rien à leur destin, hélas !

Ils semblent dire à Dieu : « Petits comme nous sommes,

Notre père, voyez ce que nous font les hommes ! »

O servitude infâme imposée à l'enfant !

Rachitisme ! travail dont le souffle étouffant

Défait ce qu'a fait Dieu ; qui tue, œuvre insensée,

La beauté sur les fronts, dans les cœurs la pensée,

Et qui ferait - c'est là son fruit le plus certain ! -

D'Apollon un bossu, de Voltaire un crétin !

Travail mauvais qui prend l'âge tendre en sa serre,

Qui produit la richesse en créant la misère,

Qui se sert d'un enfant ainsi que d'un outil !

Progrès dont on demande : « Où va-t-il ? que veut-il ? »

Qui brise la jeunesse en fleur ! qui donne, en somme,

Une âme à la machine et la retire à l'homme !

Que ce travail, haï des mères, soit maudit !

Maudit comme le vice où l'on s'abâtardit,

Maudit comme l'opprobre et comme le blasphème !

O Dieu ! qu'il soit maudit au nom du travail même,

Au nom du vrai travail, sain, fécond, généreux,

Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux !

18

3. Melancholia, un film de Lars Von Trier (France-Danemark, 2011)

Justine (Kirsten Dunst, prix d’interprétation féminine à Cannes), sa sœur Claire (Charlotte Gains-

bourg), son beau-frère John (Kiefer Sutherland), son mari Michael (Alexander Skarsgard), sa mère

Gaby (Charlotte Rampling), son patron Jack (Stellan Skargsgard).

I. Première scène étudiée – le prologue

1. 2.

3. 4.

II. Deuxième scène -l’arrivée de la limousine / Troisième scène – La première crise 0. 27.

5. 6.

19

IV. Quatrième scène étudiée-la soupe à l’oignon 0. 55

7. 8.

V. 5eme scène étudiée – 1. 19 Le lendemain de la fête

VI-VII 6eme et 7eme scène étudiées. 1. 50. V. La panique de Claire – VI. La conversation Cl/Just.

9. 10.

John Everett Millais, Ophélie (1851-2). Pieter Brueghel l’Ancien, L’hiver (XVIe siècle, Flandres, act. Belgique)

20

Séquence 3

Le roman, héros et anti-héros

Lectures analytiques

Textes I à III. Œuvre intégrale : Tous les Matins du Monde, éd. Folio

(voir les textes photocopiés, en annexe à ce document)

Texte 4. Albert Camus, La Peste (1947), chap. IV.

Une épidémie de peste s’est déclarée à Oran, en Algérie, alors colonie française. La mort rode, effroyable, mais le docteur Rieux

prend ses responsabilités face au fléau. La scène se situe à l’automne, quelques pages avant que Rieux ne se rende compte que la peste recule,

et juste après la longue confession de Tarrou à son ami. Pour sceller leur amitié, les deux hommes décident d’aller prendre un bain de mer,

donc de franchir les murs qui ferment la ville d’Oran.

Un moment après, l'auto s'arrêtait près des grilles du port. La lune s'était levée. Un ciel laiteux projetait partout

des ombres pâles. Derrière eux s'étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer.

Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins

couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d'y arriver,

l'odeur de l'iode et des algues leur annonça la mer. Puis ils l'entendirent. Elle sifflait doucement au pied des grands

blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une

bête. Ils s'installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette

respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était

sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d'un étrange bonheur. Tourné vers

Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n'oubliait rien, pas même l'assassinat.

Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d'abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout

de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d'automne qui reprennent à la

terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière

lui un bouillonnement d'écume, l'eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui

apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et

d'étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d'eau battue, étrangement clair

dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se

mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut

précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires,

loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s'arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un

moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par

cette surprise de la mer. Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même

cœur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que

Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu'il fallait maintenant recom-

mencer.

Lecture analytique 5- Extrait de Georges Bernanos, Sous le Soleil de Satan, Bordeaux, Le Castor Astral, 2008,

p. 156-7.

L’abbé Donissan s’est perdu dans la campagne, par une nuit glaciale. C’est lorsqu’il est affaibli par le désespoir et la fatigue,

que Satan lui apparaît pour l’affronter, en prenant l’apparence d’un maquignon (trafiquant de bestiaux). Donissan vient de se rendre

compte de l’identité réelle de son adversaire.

Tout autre que le vicaire de Campagne, même avec une égale lucidité, n’eût pu réprimer, dans une telle con-

joncture, le premier mouvement de la peur, ou du moins la convulsion du dégoût. Mais lui, contracté d’horreur, les

yeux clos, comme pour recueillir au-dedans l’essentiel de sa force, attentif à s’épargner une agitation vaine, toute sa

volonté tirée hors de lui ainsi qu’une épée du fourreau, il tâchait d’épuiser son angoisse.

21

Toutefois, lorsque, par une dérision sacrilège, la bouche immonde pressa la sienne et lui vola son souffle, la

perfection de la terreur fut telle que le mouvement même de la vie s’en trouva suspendu, et il crut sentir son cœur se

vider dans ses entrailles.

- Tu as reçu le baiser d’un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lèvres au revers de la main.

Je t’ai rempli de moi, à mon tour, tabernacle de Jésus-Christ, cher nigaud ! Ne t’effraie pas pour si peu : j’en ai baisé

d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise ? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants.

Voilà la vérité. Mes délices sont d’être avec vous, petits hommes-dieux, singulières, singulières créatures ! A parler

franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumière fut l’essence – dans le triple

recès de vos tripes – moi, Lucifer… Je vous dénombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaîtrais à l’odeur chaque

bête de mon petit troupeau.

Il écarta le bras dont il étreignait encore les reins de l’abbé Donissan, et s’écarta légèrement, comme pour lui

laisser la place où tomber. Le visage du saint de Lumbres avait la pâleur et la rigidité du cadavre. Par sa bouche, relevée

aux coins d’une grimace douloureuse qui ressemblait à un effrayant sourire, par ses yeux durement clos, par la contrac-

tion de tous ses traits, il exprimait sa souffrance. Mais c’est à peine néanmoins qu’il s’inclina légèrement sur le côté. Il

restait assis sur le pan du manteau, dans une immobilité sinistre.

L’ayant observé d’un regard oblique, aussitôt détourné, le compagnon fit un imperceptible mouvement de

surprise. Puis, reniflant avec bruit, il tira de sa poche un large mouchoir et, le plus simplement du monde, s’essuya le

cou et les joues.

- Trève de plaisanterie, monsieur l’abbé, fit-il. La nuit, à sa fin, est rudement fraîche, dans cette sacrée saison !

Il lui donna sur l’épaule une bourrade amicale, ainsi qu’on pousse par jeu un objet en étant d’équilibre instable,

ou les enfants cet homme de neige qui s’effondre aussitôt sous leurs huées. Cependant le vicaire de Campagne ne

chancela point, mais il ouvrit lentement les yeux. Et, sans qu’aucun des traits de son visage ne se détendît, commença

de couler entre ses paupières un regard noir et fixe.

- L’abbé ! Monsieur l’abbé ! Hé ! l’abbé ! appela le maquignon d’une voix forte. Vous passez, l’ami ! Vous êtes

froid ! Hé là !

22

Documents complémentaires de la séquence 3

1. Alain Corneau, Tous les matins du monde (1991). Analyse de scènes du film.

1. Début du film – La présentation d’un univers

1. 2.

3. 4.

5. 6.

23

2. Séquences autour du moment de l’apparition - a. Ste Colombe et le courtisan/ b. Ste Colombe

seul/c. L’apparition

10. 11.

12. b. 13.

14. 15.

16.

17.

24

2. Corpus sur le personnage romanesque : héros, anti-héros, héros négatif

Texte A. Le Roman de Tristan et Iseut, Chapitre II.

Au jour dit, Tristan se plaça sur une courtepointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute aventure.

Il revêtit le haubert et le heaume d’acier bruni. Les barons pleuraient de pitié sur le preux et de honte sur eux-

mêmes. « Ah ! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n’ai-je, plutôt que toi, entrepris cette bataille !

Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette terre !… » Les cloches sonnent, et tous, ceux de la baronnie et ceux

de la gent menue, vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan jusqu’au rivage. Ils espéraient

encore, car l’espérance au cœur des hommes vit de chétive pâture.

Tristan monta seul dans une barque et cingla vers l’île Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu à son

mât une voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l’île. Il attachait sa barque au rivage, quand Tristan,

touchant terre à son tour, repoussa du pied la sienne vers la mer.

« Vassal, que fais-tu ? dit le Morholt, et pourquoi n’as-tu pas retenu comme moi ta barque par une amarre ?

- Vassal, à quoi bon ? répondit Tristan. L’un de nous reviendra seul vivant d’ici : une seule barque ne lui

suffit-elle pas ? »

Et tous deux, s’excitant au combat par des paroles outrageuses, s’enfoncèrent dans l’île.

Nul ne vit l’âpre bataille ; mais, par trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri furieux.

Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs paumes en chœur, et les compagnons du Morholt, massés à

l’écart devant leurs tentes, riaient. Enfin, vers l’heure de none, on vit au loin se tendre la voile de pourpre ; la

barque de l’Irlandais se détacha de l’île, et une clameur de détresse retentit : « Le Morholt ! Le Morholt ! » Mais,

comme la barque grandissait, soudain, au sommet d’une vague, elle montra un chevalier qui se dressait à la proue ;

chacun de ses poings tendait une épée brandie : c’était Tristan. Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre et

les jeunes hommes se jetaient à la nage. Le preux s’élança sur la grève et, tandis que les mères à genoux baisaient

ses chausses de fer, il cria aux compagnons du Morholt :

« Seigneurs d’Irlande, le Morholt a bien combattu. Voyez : mon épée est ébréchée, un fragment de la lame

est resté enfoncé dans son crâne. Emportez ce morceau d’acier, seigneurs : c’est le tribut de la Cornouailles ! »

Alors il monta vers Tintagel. Sur son passage, les enfants délivrés agitaient à grands cris des branches

vertes, et de riches courtines se tendaient aux fenêtres. Mais quand, parmi les chants d’allégresse, aux bruits des

cloches, des trompes et des buccines, si retentissants qu’on n’eût pas ouï Dieu tonner, Tristan parvint au château,

il s’affaissa entre les bras du roi Marc : et le sang ruisselait de ses blessures.

Texte B. Honoré de Balzac, La Maison Nucingen (1838)

Dès son début à paris, Rastignac fut conduit à mépriser la société tout entière. Dès 1820, il pensait, comme

le baron, qu’il n’y a que des apparences d’honnête homme, et il regardait le monde comme la réunion de toutes les

corruptions, de toutes les friponneries. S’il admettait des exceptions, il condamnait la masse : il ne croyait à aucune

vertu, mais à des circonstances où l’homme est vertueux. Cette science fut l’affaire d’un moment ; elle fut acquise

au sommet du Père-Lachaise, le jour où il conduisait un pauvre honnête homme, le père de sa Delphine, mort la

dupe de notre société, des sentiments les plus vrais et abandonné par ses filles et par ses gendres. Il résolut de jouer

tout ce monde, et de s’y tenir en grand costume de vertu, de probité, de belles manières. L’Egoïsme arma de pied

en cap ce jeune noble. Quand le gars trouve Nucingen revêtu de la même armure, il l’estima comme au Moyen-

Age, dans un tournoi, un chevalier damasquiné de la tête aux pieds, monté sur un barbe, eût estimé son adversaire

houzé, monté comme lui. Mais il s’amollit pendant quelque temps dans les délices de Capoue. L’amitié d’une

femme comme la baronne de Nucingen est de nature à faire abjurer tout égoïsme. Après avoir été trompée une

première fois dans ses affections en rencontrant une mécanique de Birmingham, comme était feu de Marsay,

Delphine dut éprouver, pour un homme jeune et plein des religions de province, un attachement sans bornes. Cette

tendresse a réagi sur Rastignac. Quand Nucingen eut passé à l’ami de sa femme le harnais que tout exploitant met

à son exploité, ce qui arriva précisément au moment où il méditait sa troisième liquidation, il lui confia sa position,

en lui montrant comme une obligation de son intimité, comme une réparation, le rôle de compère à prendre et à

jouer. Le baron jugea dangereux d’initier son collaborateur conjugal à son plan. Rastignac crut à un malheur, et le

baron lui laissa croire qu’il sauvait la boutique. Mais quand un écheveau a tant de fils, il s’y ait des nœuds.

Rastignac trembla pour la fortune de Delphine : il stipula l’indépendance de la baronne, en exigeant une séparation

de biens, en se jurant à lui-même de solder son compte avec elle en lui triplant sa fortune. Comme Eugène ne

parlait pas de lui-même, Nucingen le supplia d’accepter, en cas de réussite complète, vingt-cinq actions de mille

francs chacune dans les mines de plomb argentifère, que Rastignac prit pour ne pas l’offenser ! Nucingen avait

seriné Rastignac la veille de la soirée où notre ami disait à Malvina de se marier. A l’aspect des cent familles

heureuses qui allaient et venaient dans Paris, tranquilles dans leur fortune, les Godefroid de Beaudenord, les

d’Aldrigger, les d’Aiglemont, etc., il prit à Rastignac un frisson comme à un jeune général qui pour la première

fois contemple une armée avant la bataille.

Texte C. Gustave Flaubert, L’Education sentimentale, partie II, chapitre 6., 1869.

25

-Mille pardons ! dit Frédéric, en lui saisissant la taille dans les deux mains.

- Comment ? Que fais-tu ? balbutia la Maréchale, à la fois surprise et égayée par ces manières.

Il répondit :

-Je suis à la mode, je me réforme.

Elle se laissa renverser sur le divan, et continuait à rire sous ses baisers. Ils passèrent l’après-midi à regarder, de

leur fenêtre, le peuple dans la rue. Puis il l’emmena dîner aux Trois-Frères-Provençaux. Le repas fut long, délicat.

Ils s’en revinrent à pied, faute de voiture.

A la nouvelle d’un changement de ministère, Paris avait changé. Tout le monde était en joie ; des

promeneurs circulaient, et des lampions à chaque étage faisaient une clarté comme en plein jour. Les soldats

regagnaient lentement leur caserne, harassés, l’air triste. On les saluait, en criant : « Vive la ligne ! » Ils

continuaient sans répondre. Dans la garde nationale, au contraire, les officiers, rouges d’enthousiasme,

brandissaient leur sabre en vociférant : « Vive la réforme ! » et ce mot-là, chaque fois, faisait rire les deux amants.

Frédéric blaguait, était très gai.

Par la rue Duphot, ils atteignirent les boulevards. Des lanternes vénitiennes, suspendues aux maisons,

formaient des guirlandes de feux. Un fourmillement confus s’agitait en dessous ; au milieu de cette ombre, par

endroits, brillaient des blancheurs de baïonnettes. Un grand brouhaha s’élevait. La foule était trop compacte, le

retour direct impossible ; et ils entraient dans la rue Caumartin, quand, tout à coup, éclata derrière eux un bruit,

pareil au craquement d’une immense pièce de soie que l’on déchire. C’était la fusillade du boulevard des Capucines.

-Ah ! On casse quelques bourgeois, dit Frédéric tranquillement. Car il y a des situations où l’homme le

moins cruel est si détaché des autres, qu’il verrait périr le genre humain sans un battement de cœur.

La Maréchale, cramponnée à son bras, claquait des dents. Elle se déclara incapable de faire vingt pas de

plus. Alors, par un raffinement de haine, pour mieux outrager en son âme Mme Arnoux, il l’emmena jusqu’à l’hôtel

de le rue Tronchet, dans le logement préparé pour l’autre.

Les fleurs n’étaient pas flétries. La guipure s’étalait sur le lit. Il tira de l’armoire les petites pantoufles.

Rosanette trouva ces prévenances fort délicates.

Vers une heure, elle fut réveillée par des roulements lointains ; et elle le vit qui sanglotait, la tête enfoncée

dans l’oreiller.

-Qu’as-tu donc, cher amour ?

-C’est un excès de bonheur, dit Frédéric. Il y avait trop longtemps que je te désirais.

Texte D. Louis Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit (1932)

Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi ! …Perdu parmi deux millions

de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur

motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant

dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre comme dans un cabanon, pour y tout détruire, Allemagne,

France et Continents, tout ce qui respire, détruire, plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les

chiens ne font pas), cent, mille fois plus enragés que mille chiens et tellement plus vicieux ! Nous étions jolis !

Décidément, je le concevais, je m’étais embarqué dans une croisade apocalyptique. On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté. Comment aurais-je pu me douter moi de cette

horreur en quittant la place Clichy ? Qui aurait pu prévoir, avant d’entrer vraiment dans la guerre, tout ce que

contenait la sale âme héroïque et fainéante des hommes ? A présent, j’étais pris dans cette fuite en masse, vers le

meurtre en commun, vers le feu…Ça venait des profondeurs et c’était arrivé.

Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des petites lettres du général

qu’il déchirait ensuite menu, les ayant lues sans hâte, entre les balles. Dans aucune d’elles, il n’y avait donc

l’ordre d’arrêter net cette abomination ? On ne lui disait donc pas d’en haut qu’il y avait méprise ? Abominable

erreur ? Maldonne ? Qu’on s’était trompé ? Que c’était des manœuvres pour rire qu’on avait voulu faire, et pas

des assassinats ! Mais non ! « Continuez, colonel, vous êtes dans la bonne voie ! » Voilà sans doute ce que lui

écrivait le général des Entrayes, de la division, notre chef à tous, dont il recevait une enveloppe chaque cinq

minutes, par un agent de liaison, que la peur rendait chaque fois un peu plus vert et foireux. J’en aurais fait mon

frère peureux de ce garçon là ! Mais on n’avait pas le temps de fraterniser non plus.

Donc pas d’erreur ? Ce qu’on faisait à se tirer dessus, comme ça, sans même se voir, n’était pas

défendu ! Cela faisait partie des choses qu’on peut faire sans mériter une bonne engueulade. C’était même

reconnu, encouragé sans doute par les gens sérieux, comme le tirage au sort, les fiançailles, la chasse à

courre ! … Rien à dire. Je venais de découvrir d’un coup la guerre tout entière. J’étais dépucelé. Faut être à peu

près seul devant elle comme je l’étais à ce moment-là pour bien la voir la vache, en face et de profil. On venait

d’allumer la guerre entre nous et ceux d’en face, et à présent ça brûlait ! Comme le courant entre les deux

charbons, dans la lampe à arc. Et il n’était pas près de s’éteindre le charbon ! On y passerait tous, le colonel

comme les autres, tout mariole qu’il semblerait être, et sa carne ne ferait pas plus de rôti que la mienne quand le

courant d’en face lui passerait entre les deux épaules.

Il y a bien des façons d’être condamné à mort. Ah ! combien n’aurais-je pas donné à ce moment-là pour

être en prison au lieu d’être ici, moi crétin ! Pour avoir, par exemple, quand c’était si facile, prévoyant, volé

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quelque chose, quelque part, quand il en était temps encore. On ne pense à rien ! De la prison, on en sort vivant,

pas de la guerre. Tout le reste, c’est des mots. Si seulement j’avais encore eu le temps, mais je ne l’avais plus ! Il

n’y avait plus rien à voler !

4. Le mythe d’Orphée (documents variés)

Lubin Baugin, Le dessert de gaufrettes, vers 1630

(huile sur toile)

J. du Belley, Les Regrets

Que n'ai-je encor la harpe thracienne, Pour réveiller de l'enfer paresseux Ces vieux Césars, et les ombres de ceux Qui ont bâti cette ville ancienne ? Ou que je n'ai celle amphionienne, Pour animer d'un accord plus heureux De ces vieux murs les ossements pierreux, Et restaurer la gloire ausonienne ? Pussé-je au moins d'un pinceau plus agile Sur le patron de quelque grand Virgile De ces palais les portraits façonner : J'entreprendrais, vu l'ardeur qui m'allume, De rebâtir au compas de la plume Ce que les mains ne peuvent maçonner.

Jan Breughel, Orphée aux Enfers, huile sur cuivre, 1594.

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Séquence 4. La condition humaine, un produit de l’histoire ?

Lectures analytiques (4 textes).

A. Groupement de textes

Texte 1. Pierre de Ronsard, Institution pour l’adolescence de Charles IX (1561) Sire, ce n’est pas tout que d’être Roi de France, Il faut que la vertu honore votre enfance : >> Un Roi sans la vertu porte le Sceptre en vain, >> Qui ne lui est sinon un fardeau dans la main. Pource on dit que Thetis la femme de Pelée, Après avoir la peau de son enfant brûlée, Pour le rendre immortel le prit en son giron, Et de nuit l’emporta dans l’antre de Chiron : Chiron noble centaure, afin de lui apprendre Les plus rares vertus dès sa jeunesse tendre, Et de science et d’art son Achille honorer. >> Un Roi pour être grand ne doit rien ignorer. Il ne doit seulement savoir l’art de la guerre, De garder les cités, ou les ruer par terre, De piquer les chevaux, ou contre son harnois Recevoir mille coups de lances aux tournois ; De savoir comme il faut dresser une embuscade, Ou donner une cargue ou une camisade, Se ranger en bataille et sous les étendards Mettre par artifice en ordre les soldards.

Les Rois les plus brutaux telles choses n’ignorent, Et par le sang versé leurs couronnes honorent : Tout ainsi que Lions qui s’estiment alors De tous les animaux être vus les plus forts, Quand ils ont dévoré un cerf au grand corsage, Et ont rempli les champs de meurtre et de carnage. Mais les Princes mieux nés n’estiment leur vertu Procéder ni de sang ni de glaive pointu : Ni de harnais ferrés qui les peuples étonnent, Mais par les beaux métiers que les Muses nous donnent. Quand les Muses qui sont filles de Jupiter (Dont les Rois sont issus) les Rois daignent chanter, Elles les font marcher en toute révérence, Loin de leur Majesté bannissent l’ignorance : Et tous remplis de grâce et de divinité, Les font parmi le peuple ordonner équité. Ils deviennent appris en la Mathématique, En l’art de bien parler, en Histoire et Musique, En Physionomie, afin de mieux savoir Juger de leurs sujets seulement à les voir. Telle science sut le jeune Prince Achille […]

Texte 2. Blaise Pascal, Pensées (posthume, 1670), « Disproportion de l’homme » (extrait).

Que l’homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu’il éloigne sa vue des

objets bas qui l’environnent, qu’il regarde cette éclatante lumière mise comme une lampe éternelle pour éclairer

l’univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu’il s’étonne de ce

que ce vaste tour lui-même n’est qu’une pointe très délicate à l’égard de celui que ces astres qui roulent dans le

firmament embrassent. Mais si notre vue s’arrête là que l’imagination passe outre. Elle se lassera plutôt de

concevoir que la nature de fournir. Tout ce monde visible n’est qu’un trait imperceptible dans l’ample sein de la

nature, nulle idée n’en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous

n’enfantons que des atomes au prix de la réalité des choses. C’est une sphère infinie dont le centre est partout, la

circonférence nulle part. Enfin c’est le plus grand des caractères sensibles de la toute-puissance de Dieu que notre

imagination se perde dans cette pensée.

Que l’homme étant revenu à soi considère ce qu’il est au prix de ce qui est, qu’il se regarde comme égaré

dans ce canton détourné de la nature, et que, de ce petit cachot où il se trouve logé, j’entends l’univers, il apprenne

à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même, son juste prix.

Qu’est-ce qu’un homme, dans l’infini ?

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu’il recherche dans ce qu’il connaît les choses

les plus délicates, qu’un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites,

des jambes avec des jointures, des veines dans ses jambes, du sang dans ses veines, des humeurs dans ce sang, des

gouttes dans ses humeurs, des vapeurs dans ces gouttes ; que divisant encore ces dernières choses, il épuise ses

forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours. Il pensera

peut-être que c’est là l’extrême petitesse de la nature.

Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l’univers visible,

mais l’immensité qu’on peut concevoir de la nature dans l’enceinte de ce raccourci d’atome. Qu’il y voie une

infinité d’univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible,

dans cette terre des animaux, et enfin des cirons dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné, et

trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu’il se perde dans ces merveilles aussi

étonnantes dans leur petitesse, que les autres par leur étendue ! Car qui n’admirera que notre corps, qui tantôt

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n’était pas perceptible dans l’univers imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un

monde ou plutôt un tout à l’égard du néant où l’on ne peut arriver ?

Texte 3. Robert Antelme, L’espèce humaine (1947), extrait.

Dehors, la vallée est noire. Aucun bruit n'en arrive. Les chiens dorment d'un sommeil sain et repu. Les

arbres respirent calmement. Les insectes nocturnes se nourrissent dans les prés. Les feuilles transpirent, et l'air se

gorge d'eau. Les prés se couvrent de rosée et brilleront tout à l'heure au soleil. Ils sont là, tout près, on doit pouvoir

les toucher, caresser cet immense pelage. Qu'est-ce qui se caresse et comment caresse-t-on ? Qu'est-ce qui est doux

aux doigts, qu'est-ce qui est seulement à être caressé ?

Jamais on n'aura été aussi sensible à la santé de la nature. Jamais on n'aura été aussi près de confondre

avec la toute-puissance de l'arbre qui sera sûrement encore vivant demain. On a oublié tout ce qui meurt et qui

pourrit dans cette nuit forte, et les bêtes malades et seules. La mort a été chassée par nous des choses de la nature,

parce que l'on n'y voit aucun génie qui s'exerce contre elles et les poursuive. Nous nous sentons comme ayant

pompé tout pourrissement possible. Ce qui est dans cette salle apparaît comme la maladie extraordinaire, et notre

mort ici comme la seule véritable. Si ressemblants aux bêtes, toute bête nous est devenue somptueuse ; si

semblables à toute plante pourrissante, le destin de cette plante nous paraît aussi luxueux que celui qui s'achève

par la mort dans le lit. Nous sommes au point de ressembler à tout ce qui ne se bat que pour manger et meurt de

ne pas manger, au point de nous niveler sur une autre espèce, qui ne sera jamais nôtre et vers laquelle on tend ;

mais celle-ci qui vit du moins selon sa loi authentique - les bêtes ne peuvent pas devenir plus bêtes - apparaît aussi

somptueuse que la nôtre « véritable» dont la loi peut être aussi de nous conduire ici. Mais il n'y a pas d'ambiguïté,

nous restons des hommes, nous ne finirons qu'en hommes. La distance qui nous sépare d'une autre espèce reste

intacte, elle n'est pas historique. C'est un rêve SS de croire que nous avons pour mission historique de changer

d'espèce, et comme cette mutation se fait trop lentement, ils tuent. Non, cette maladie extraordinaire n'est autre

chose qu'un moment culminant de l'histoire des hommes. Et cela peut signifier deux choses : d'abord que l'on fait

l'épreuve de la solidité de cette espèce, de sa fixité. Ensuite, que la variété des rapports entre les hommes, leur

couleur, leurs coutumes, leur formation en classes masquent une vérité qui apparaît ici éclatante, au bord de la

nature, à l'approche de nos limites : il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que

nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ils

auront tenté de mettre en cause l'unité de l'espèce qu'ils seront finalement écrasés. Mais leur comportement et notre

situation ne sont que le grossissement, la caricature extrême - où personne ne veut, ni ne peut sans doute se

reconnaître - de comportements, de situations qui sont dans le monde et qui sont même cet « ancien monde véritable

» auquel nous rêvons. Tout se passe effectivement là-bas comme s'il y avait des espèces - ou plus exactement

comme si l'appartenance à l'espèce n'était pas sûre, comme si l'on pouvait y entrer et en sortir, n'y être qu'à demi

ou y parvenir pleinement, ou n'y jamais parvenir même au prix de générations -, la division en races ou en classes

étant le canon de l'espèce et entretenant l'axiome toujours prêt, la ligne ultime de défense : « Ce ne sont pas des

gens comme nous. »

Eh bien, ici, la bête est luxueuse, l'arbre est la divinité et nous ne pouvons devenir ni la bête ni l'arbre.

Nous ne pouvons pas et les SS ne peuvent pas nous y faire aboutir. Et c'est au moment où le masque a emprunté

la figure la plus hideuse, au moment où il va devenir notre figure, qu'il tombe. Et si nous pensons alors cette chose

qui, d'ici, est certainement la chose la plus considérable que l'on puisse penser: « Les SS ne sont que des hommes

comme nous» [...] nous sommes obligés de dire qu'il n'y a qu'une espèce humaine.

B. Œuvre intégrale. Molière, Dom Juan (1665)

4. Acte I, Scène 3. Done Elvire, Dom Juan, Sganarelle. Done Elvire

Me ferez-vous la grâce, Dom Juan, de vouloir bien me reconnaître ? et puis-je au moins espérer que vous

daigniez tourner le visage de ce côté ?

Dom Juan

Madame, je vous avoue que je suis surpris, et que je ne vous attendais pas ici.

Done Elvire

Oui, je vois bien que vous ne m’y attendiez pas ; et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne

l’espérais ; et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement ce que je refusais de croire. J’admire ma

simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d’une trahison que tant d’apparences me confirmaient. J’ai été

assez bonne, je le confesse, ou plutôt assez sotte pour me vouloir tromper moi-même, et travailler à démentir

mes yeux et mon jugement. J’ai cherché des raisons pour excuser à ma tendresse le relâchement d’amitié qu’elle

voyait en vous ; et je me suis forgé exprès cent sujets légitimes d’un départ si précipité, pour vous justifier du

crime dont ma raison vous accusait. Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler ; j’en rejetais la

voix qui vous rendait criminel à mes yeux, et j’écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient

innocent à mon cœur. Mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d’œil qui m’a reçue

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m’apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serai bien aise pourtant d’ouïr de votre bouche les

raisons de votre départ. Parlez, Dom Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

Dom Juan

Madame, voilà Sganarelle qui sait pourquoi je suis parti.

Sganarelle

Moi, Monsieur ? Je n’en sais rien, s’il vous plaît.

Done Elvire

Hé bien ! Sganarelle, parlez. Il n’importe de quelle bouche j’entende ces raisons.

Dom Juan, faisant signe d’approcher à Sganarelle.

Allons, parle donc à Madame.

Sganarelle

Que voulez-vous que je dise ?

Done Elvire

Approchez, puisqu’on le veut ainsi, et me dites un peu les causes d’un départ si prompt.

Dom Juan

Tu ne répondras pas ?

Sganarelle

Je n’ai rien à répondre. Vous vous moquez de votre serviteur.

Dom Juan

Veux-tu répondre, te dis-je ?

Sganarelle

Madame…

Done Elvire

Quoi ?

Sganarelle, se retournant vers son maître.

Monsieur…

Dom Juan .

Si…

Sganarelle

Madame, les conquérants, Alexandre et les autres mondes sont causes de notre départ. Voilà, Monsieur, tout ce

que je puis dire.

Done Elvire

Vous plaît-il, Dom Juan, nous éclaircir ces beaux mystères ?

Dom Juan

Madame, à vous dire la vérité…

Done Elvire

Ah ! que vous savez mal vous défendre pour un homme de cour, et qui doit être accoutumé à ces sortes de

choses ! J’ai pitié de vous voir la confusion que vous avez. Que ne vous armez-vous le front d’une noble

effronterie ? Que ne me jurez-vous que vous êtes toujours dans les mêmes sentiments pour moi, que vous

m’aimez toujours avec une ardeur sans égale, et que rien n’est capable de vous détacher de moi que la mort ?

Que ne me dites-vous que des affaires de la dernière conséquence vous ont obligé à partir sans m’en donner

avis ; qu’il faut que, malgré vous, vous demeuriez ici quelque temps, et que je n’ai qu’à m’en retourner d’où je

viens, assurée que vous suivrez mes pas le plus tôt qu’il vous sera possible ; qu’il est certain que vous brûlez de

me rejoindre, et qu’éloigné de moi, vous souffrez ce que souffre un corps qui est séparé de son âme ? Voilà

comme il faut vous défendre, et non pas être interdit comme vous êtes.

Dom Juan

Je vous avoue, Madame, que je n’ai point le talent de dissimuler, et que je porte un cœur sincère. Je ne vous dirai

point que je suis toujours dans les mêmes sentiments pour vous, et que je brûle de vous rejoindre, puisque enfin

il est assuré que je ne suis parti que pour vous fuir ; non point par les raisons que vous pouvez vous figurer, mais

par un pur motif de conscience, et pour ne croire pas qu’avec vous davantage je puisse vivre sans péché. Il m’est

venu des scrupules, Madame, et j’ai ouvert les yeux de l’âme sur ce que je faisais. J’ai fait réflexion que, pour

vous épouser, je vous ai dérobée à la clôture d’un convent, que vous avez rompu des vœux qui vous engageaient

autre part, et que le Ciel est fort jaloux de ces sortes de choses. Le repentir m’a pris, et j’ai craint le courroux

céleste ; j’ai cru que notre mariage n’était qu’un adultère déguisé, qu’il nous attirerait quelque disgrâce d’en

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haut, et qu’enfin je devais tâcher de vous oublier, et vous donner moyen de retourner à vos premières chaînes.

Voudriez-vous, Madame, vous opposer à une si sainte pensée, et que j’allasse, en vous retenant, me mettre le

Ciel sur les bras, que par… ?

Done Elvire

Ah ! scélérat, c’est maintenant que je te connais tout entier ; et pour mon malheur, je te connais lorsqu’il n’en est

plus temps, et qu’une telle connaissance ne peut plus me servir qu’à me désespérer. Mais sache que ton crime ne

demeurera pas impuni, et que le même Ciel dont tu te joues me saura venger de ta perfidie.

Dom Juan

Sganarelle, le Ciel !

Sganarelle

Vraiment oui, nous nous moquons bien de cela, nous autres.

Dom Juan

Madame…

Done Elvire

Il suffit. Je n’en veux pas ouïr davantage, et je m’accuse même d’en avoir trop entendu. C’est une lâcheté que de

se faire expliquer trop sa honte ; et, sur de tels sujets, un noble cœur, au premier mot, doit prendre son parti.

N’attends pas que j’éclate ici en reproches et en injures : non, non, je n’ai point un courroux à exhaler en paroles

vaines, et toute sa chaleur se réserve pour sa vengeance. Je te le dis encore, le Ciel te punira, perfide, de l’outrage

que tu me fais ; et si le Ciel n’a rien que tu puisses appréhender, appréhende du moins la colère d’une femme

offensée.

Sganarelle

Si le remords le pouvait prendre !

Dom Juan, après une petite réflexion.

Allons songer à l’exécution de notre entreprise amoureuse.

Sganarelle

Ah ! quel abominable maître me vois-je obligé de servir !

5. Acte III, sc. I (extrait) et II (entière)

Scène I. Dom Juan, Sganarelle

Sganarelle

[...] qu’est-ce donc que vous croyez ?

Dom Juan

Ce que je crois ?

Sganarelle

Oui.

Dom Juan

Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit.

Sganarelle

La belle croyance et les beaux articles de foi que voici ! Votre religion, à ce que je vois, est donc l’arithmétique ?

Il faut avouer qu’il se met d’étranges folies dans la tête des hommes, et que, pour avoir bien étudié, on en est

bien moins sage le plus souvent. Pour moi, Monsieur, je n’ai point étudié comme vous, Dieu merci, et personne

ne saurait se vanter de m’avoir jamais rien appris ; mais, avec mon petit sens, mon petit jugement, je vois les

choses mieux que tous les livres, et je comprends fort bien que ce monde que nous voyons n’est pas un

champignon qui soit venu tout seul en une nuit. Je voudrais bien vous demander qui a fait ces arbres-là, ces

rochers, cette terre, et ce ciel que voilà là-haut, et si tout cela s’est bâti de lui-même. Vous voilà, vous, par

exemple, vous êtes là : est-ce que vous vous êtes fait tout seul, et n’a-t-il pas fallu que votre père ait engrossé

votre mère pour vous faire ? Pouvez-vous voir toutes les inventions dont la machine de l’homme est composée

sans admirer de quelle façon cela est agencé l’un dans l’autre ? ces nerfs, ces os, ces veines, ces artères, ces…, ce

poumon, ce cœur, ce foie, et tous ces autres ingrédients qui sont là et qui… Oh ! dame, interrompez-moi donc, si

vous voulez. Je ne saurais disputer, si l’on ne m’interrompt. Vous vous taisez exprès, et me laissez parler par

belle malice.

Dom Juan

J’attends que ton raisonnement soit fini.

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Sganarelle

Mon raisonnement est qu’il y a quelque chose d’admirable dans l’homme, quoi que vous puissiez dire, que tous

les savants ne sauraient expliquer. Cela n’est-il pas merveilleux que me voilà ici, et que j’aie quelque chose dans

la tête qui pense cent choses différentes en un moment, et fait de mon corps tout ce qu’elle veut ? Je veux frapper

des mains, hausser le bras, lever les yeux au ciel, baisser la tête, remuer les pieds, aller à droit, à gauche, en

avant, en arrière, tourner…

Il se laisse tomber en tournant.

Dom Juan

Bon ! voilà ton raisonnement qui a le nez cassé.

Sganarelle

Morbleu ! je suis bien sot de m’amuser à raisonner avec vous. Croyez ce que vous voudrez : il m’importe bien

que vous soyez damné !

Dom Juan

Mais tout en raisonnant, je crois que nous sommes égarés. Appelle un peu cet homme que voilà là-bas, pour lui

demander le chemin.

Sganarelle

Holà, ho, l’homme ! ho, mon compère ! ho, l’ami ! un petit mot s’il vous plaît.

Scène 2. Dom Juan, Sganarelle, un Pauvre.

Sganarelle

Enseignez-nous un peu le chemin qui mène à la ville.

Le Pauvre

Vous n’avez qu’à suivre cette route, Messieurs, et détourner à main droite quand vous serez au bout de la forêt ;

mais je vous donne avis que vous devez vous tenir sur vos gardes, et que, depuis quelque temps, il y a des

voleurs ici autour.

Dom Juan

Je te suis bien obligé, mon ami, et je te rends grâce de tout mon cœur.

Le Pauvre

Si vous vouliez, Monsieur, me secourir de quelque aumône ?

Dom Juan

Ah ! ah ! ton avis est intéressé, à ce que je vois.

Le Pauvre

Je suis un pauvre homme, Monsieur, retiré tout seul dans ce bois depuis dix ans, et je ne manquerai pas de prier

le Ciel qu’il vous donne toute sorte de biens.

Dom Juan

Eh ! prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres.

Sganarelle

Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre, et en quatre et quatre

sont huit.

Dom Juan

Quelle est ton occupation parmi ces arbres ?

Le Pauvre

De prier le Ciel tout le jour pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose.

Dom Juan

Il ne se peut donc pas que tu ne sois bien à ton aise ?

Le Pauvre

Hélas ! Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde.

Dom Juan

Tu te moques : un homme qui prie le Ciel tout le jour, ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires.

Le Pauvre

Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent je n’ai pas un morceau de pain à mettre sous les dents.

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Dom Juan

Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à

l’heure, pourvu que tu veuilles jurer.

Le Pauvre

Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ?

Dom Juan

Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or ou non. En voici un que je te donne, si tu jures ; tiens, il faut

jurer.

Le Pauvre

Monsieur !

Dom Juan

À moins de cela, tu ne l’auras pas.

Sganarelle

Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal.

Dom Juan

Prends, le voilà ; prends, te dis-je, mais jure donc.

Le Pauvre

Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim.

DomJuan

Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. Mais que vois-je là ? Un homme attaqué par trois autres ? La

partie est trop inégale, et je ne dois pas souffrir cette lâcheté.

Documents complémentaires de la séquence 4

1. La mort de Don/Dom Juan chez Tirso de Molina et Molière

a. Tirso de Molina, Don Juan (L’Abuseur de Séville, 1610), acte III (La scène se passe dans le tombeau de Don Gonzale, tué par Don Juan.)

DON GONZALE. Assieds-toi. CATHERINON. Moi, monsieur ? J’ai bien cassé la croûte cet après-midi. DON GONZALE. Ne réplique pas. CATHERINON. Je ne réplique pas. Que Dieu me tire en paix de toute cette affaire ! … Quel est ce plat,

monsieur ? DON GONZALE. Ce plat est composé de scorpions et de vipères. CATHERINON. Gentil plat ! DON GONZALE. Tels sont nos aliments. Toi, ne manges-tu pas ? DON JUAN. Je mangerai, même si tu dois me donner un aspic, et tous les aspics que renferme l’enfer. DON GONZALE. Je veux également que l’on chante pour toi. CATHERINON. Quel vin boit-on chez vous ? DON GONZALE. Goûte-le. CATHERINON. Fiel et vinaigre que ce vin-là ! DON GONZALE. Tel est le vin qui sort de nos pressoirs. (On chante) Que le bras justicier se prépare à faire exécuter la vengeance de Dieu, car il n’est pas de délai qui arrive, ni de

dette qui ne se paie.

CATHERINON. Oh ! la la ! ça va mal. Par le Christ ! J’ai compris ce refrain, et qu’il parle de nous. DON JUAN. Mon cœur se glace à en être brûlé. (On chante) Tant qu’en ce monde on est vivant, il n’est pas juste que l’on dise : Bien lointaine est notre échéance ! alors qu’il

est si bref le temps du repentir.

CATHERINON. Qu’est-ce qu’il y a dans ce petit ragoût ? DON GONZALE. Des griffes. CATHERINON. Il doit se composer de griffes de tailleur, si c’est un ragoût d’ongles. DON JUAN. J’ai fini de souper. Dis-leur de desservir. DON GONZALE. Donne-moi cette main, n’aie pas peur, donne-moi donc la main. DON JUAN. Que dis-tu ? Moi ? Peur ? Ah ! je brûle ! Ne m’embrase pas de ton feu !

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DON GONZALE. C’est peu de chose au prix du feu que tu cherchas. Les merveilles de Dieu, Don Juan,

demeurent insondables, et c’est ainsi que tu payes tes fautes entre les mains d’un mort, et si tu dois ainsi payer,

telle est la justice de Dieu : Œil pour œil, dent pour dent ! DON JUAN. Ah ! Je brûle ! Ne me serre pas tant ! Avec ta dague je te tuerai… Mais… ah ! Je m’épuise en vain

à porter des coups dans le vent. Je n’ai pas profané ta fille. Elle avait démasqué ma ruse avant que je… DON GONZALE. Il n’importe, puisque tel était bien ton but. DON JUAN. Laisse-moi appeler quelqu’un qui me confesse et qui me puisse absoudre. DON GONZALE. Il n’est plus temps, tu te repens trop tard. DON JUAN. Ah ! je brule !... Mon corps est embrasé !... Je meurs… (Il tombe mort) […] Le sépulcre s’enfonce avec fracas, engloutissant DON JUAN et DON GONZALE, tandis que CATHERINON se

sauve en se traînant.

b. Molière, Dom Juan, Acte V, sc. 5 et 6

Scène 5 Dom Juan, un spectre en femme voilée, Sganarelle.

Le Spectre, en femme voilée

Dom Juan n’a plus qu’un moment à pouvoir profiter de la miséricorde du Ciel ; et s’il ne se repent ici, sa perte

est résolue.

Sganarelle

Entendez-vous, Monsieur ?

Dom Juan

Qui ose tenir ces paroles ? Je crois connaître cette voix.

Sganarelle

Ah ! Monsieur, c’est un spectre : je le reconnais au marcher.

Dom Juan

Spectre, fantôme, ou diable, je veux voir ce que c’est.

Le Spectre change de figure, et représente le temps avec sa faux à la main.

Sganarelle

Ô Ciel ! voyez-vous, Monsieur, ce changement de figure ?

Dom Juan

Non, non, rien n’est capable de m’imprimer de la terreur, et je veux éprouver avec mon épée si c’est un corps ou

un esprit.

Le Spectre s’envole dans le temps que Dom Juan le veut frapper.

Sganarelle

Ah ! Monsieur, rendez-vous à tant de preuves, et jetez-vous vite dans le repentir.

Dom Juan

Non, non, il ne sera pas dit, quoi qu’il arrive, que je sois capable de me repentir. Allons, suis-moi.

Scène 6 La statue, Dom Juan, Sganarelle.

La Statue

Arrêtez, Dom Juan : vous m’avez hier donné parole de venir manger avec moi.

Dom Juan

Oui. Où faut-il aller ?

La Statue

Donnez-moi la main.

Dom Juan

La voilà.

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La Statue

Dom Juan, l’endurcissement au péché traîne une mort funeste, et les grâces du Ciel que l’on renvoie ouvrent un

chemin à sa foudre.

Dom Juan

Ô Ciel ! que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent.

Ah !

Le tonnerre tombe avec un grand bruit et de grands éclairs sur Dom Juan ; la terre s’ouvre et l’abîme ; et

il sort de grands feux de l’endroit où il est tombé.

Sganarelle

Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort un chacun satisfait : Ciel offensé, lois violées, filles séduites,

familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il

n’y a que moi seul de malheureux. Mes gages ! Mes gages ! Mes gages !

2. Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs (voir en annexe de ce document).