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Pierre Alexis Ponson duTerrail

LA RÉSURRECTION DEROCAMBOLE

Tome II

SAINT-LAZARE, L’AUBERGEMAUDITE, LA MAISON DE

FOUS

Le Petit Journal – 31 octobre 1865 au 10

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juin 1866223 épisodes

E. Dentu Les Nouveaux Drames de ParisLa Résurrection de Rocambole (5

volumes) 1866

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SAINT-LAZARE

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IComment se faisait-il que M. Agénor de Morlux, que

nous avons laissé à six heures du soir quittant Antoinettesur le seuil de sa porte en lui disant : À demain ! était partideux heures après pour la Bretagne ? C’est ce que nousallons expliquer.

Le vicomte Karle de Morlux avait admirablement dresséses batteries, de concert avec maître Timoléon, et il n’étaitpas homme à compromettre la partie qu’il jouait par unenégligence quelconque. Or, en faisant disparaîtreAntoinette, il eût été de la dernière imprudence de laisserAgénor à Paris, attendu que les personnes quis’inquiéteraient de cette disparition ne manqueraient pasde courir chez lui.

Agénor avait l’habitude de monter chaque jour chez luivers six heures, soit pour s’habiller quand il ne dînait pas àson club, soit pour prendre ses lettres. Il avait donc fait cejour-là comme de coutume et il était allé tout droit à la ruede Surène en quittant Antoinette. À la porte de sa maison,il fut assez étonné de voir le phaéton à deux chevaux deson oncle Karle. Un des deux grooms lui dit :

– M. le vicomte attend M. le baron chez lui.

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Agénor eut un battement de cœur ; il monta lestementl’escalier et atteignit l’entresol. C’était là qu’était sonappartement de garçon. M. le vicomte Karle de Morluxattendait son neveu au coin du feu, dans le fumoir, un purosaux lèvres, comme s’il n’avait que trente ans.

– Eh bien ! jeune amoureux, lui dit-il en le voyant entrer,tu ne t’attendais pas à me trouver ici ?

– Non, mon oncle.– Et tu ne sais pas ce que j’y viens faire ?– Non, mon oncle.– Je viens te parler de mariage.Agénor rougit.– Mon père vous a donc tout dit ?– Oui, répondit Karle, et je suis ravi.– De mon mariage ?– De l’intention que tu as de te marier, du moins. Quand

tu seras dans ton ménage, ton père et moi seronstranquilles et ne craindrons plus que tu n’épouses quelquedemoiselle scandaleuse qui te déshonorerait.

– Ah ! mon oncle, dit l’amoureux Agénor, si vous saviezcomme elle est jolie.

– Tant mieux !– Et spirituelle…– Tant mieux encore !

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– Ainsi, vous m’approuvez ?– De point en point. Ne te l’ai-je pas déjà prouvé ?– Comment cela ? dit Agénor en ouvrant de grands

yeux.– Tu as pourtant vu ton père dans la journée ?– Sans doute.– Et il a dû te dire que je m’étais occupé du protégé de

ton Antoinette… de Milon.– Ah ! c’est juste, pardonnez-moi, mon bon oncle, car je

perds un peu la tête… Mais… du reste… je crois qu’onvous a mal renseigné.

– Hein ? fit M. de Morlux en tressaillant.– Oui, mon bon oncle… Je crois que vous n’aurez pas

besoin de demander la grâce de Milon…– Plaît-il ?– Figurez-vous, poursuivit Agénor avec volubilité, que

j’ai vu ce soir Mlle Antoinette… Oh ! par hasard… je l’airencontrée… et tandis que nous causions, elle a jeté un crien me montrant un homme dans une voiture… C’étaitMilon !

M. Karle de Morlux fit un bond sur son siège ; maisAgénor n’y prit pas garde et continua.

– Mlle Antoinette et moi nous sommes montés dans soncoupé, et nous avons suivi cette voiture, mais impossiblede la rattraper, et nous avons fini par la perdre de vue.

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M. Karle de Morlux respira. Tandis que son neveuparlait, il avait cru un moment tout perdu. Milon à Paris,retrouvant Antoinette et présenté à son neveu, c’étaitl’anéantissement complet de tous ses plans, surtout si onsongeait que Milon avait derrière lui un homme dontTimoléon avait parlé et qui répondait au nom deRocambole.

– Mais, reprit Agénor, tandis que M. de Morlux, unmoment agité, retrouvait son impassibilité ordinaire, nousle retrouverons, soyez tranquille. Paris n’est pas si grandpour un Parisien comme moi.

– Ce que tu me dis là est bien extraordinaire, dit Karleavec calme en regardant son neveu.

– Pourquoi cela, mon oncle ?– Pour deux motifs. Si la personne que vous avez vue

est réellement ce Milon, comment est-elle à Paris ?– Peut-être s’est-il évadé.– Mais alors comment n’en sait-on rien à la direction

des prisons ?Cet argument déconcerta un peu Agénor.– Ton Antoinette, dit M. Karle de Morlux, aura été

abusée par quelqu’une de ces ressemblances qui sontvéritablement étonnantes.

– Vous avez peut-être raison, mon oncle.– Après ça, poursuivit M. de Morlux, c’est une chose

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dont tu pourras t’assurer à ton retour.– À mon retour ? que voulez-vous dire, mon oncle ?Le vicomte se mit à rire.– Tu ne supposes pas, dit-il, que je suis venu ici pour te

complimenter sur ton projet de mariage…– Mais, mon oncle…– Je suis venu te parler d’affaires, et d’affaires très

importantes.Agénor fronça le sourcil. M. de Morlux tira sa montre et

dit :– Tu pars pour Rennes à huit heures quarante-cinq

minutes.– Vous êtes fou, mon oncle !– Tu y seras demain, continua froidement M. de Morlux,

tu y passeras la soirée, et la matinée du lendemain auprèsde ta grand-mère maternelle, qui a absolument besoin dete voir, et tu reviendras après-demain. Ton Antoinette n’enmourra pas pour avoir passé soixante heures sans te voir.

– Mais enfin, mon oncle, dit Agénor, ce voyageprécipité me semble insensé.

– C’est possible, mais il est raisonnable. Ta grand-mère est malade, très malade ; elle a écrit à ton pèrequ’elle voulait te voir. Il y va pour toi d’un héritage… Ne faispas l’enfant.

– Enfin, mon oncle, il me semble que je puis bien

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remettre ce voyage.– Pas de vingt-quatre heures. Crois-moi, je ne veux pas

t’en dire davantage. Va voir ta grand-mère, reviens, etdans quinze jours tu épouseras Antoinette. Cela te va-t-il ?

– Mais… mon oncle… il faut au moins que j’écrive àmon père.

– Ton père est prévenu. Maintenant, acheva Karle deMorlux, quand tu seras à Rennes, tu verras que ton père etmoi avions raison. Ta grand-mère est à toute extrémité ; etcomme elle a déjà ton père en horreur, elle est femme à ledéshériter.

– C’est bien, dit Agénor, je partirai ; mais au moins, mepermettrez-vous d’écrire à Antoinette ?

– Oh ! tout ce que tu voudras…Agénor se mit à son bureau et écrivit une longue lettre à

la jeune fille, tandis que M. Karle de Morlux calculait quecette lettre n’arriverait pas avant le lendemain matin, si elleétait mise à la poste. Mais quand Agénor l’eut fermée, ilsonna pour la remettre à son valet de chambre.

– Non, dit M. de Morlux, je m’en charge.– Vous, mon oncle ?– Je la porterai moi-même demain matin. Ce me sera

un bon prétexte pour voir ta future.– Ah ! mon oncle, dit Agénor, que vous êtes bon !Et il fit une toilette de voyage tandis que son valet de

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chambre préparait ses malles.Une heure après, le concierge de la maison montait

dans une voiture et conduisait les malles au chemin de fer,tandis que M. Karle de Morlux offrait une place à son neveudans son phaéton. Agénor n’avait pas dîné. M. Karle deMorlux le conduisit au buffet de la gare, lui fit avaler un verrede bordeaux et une aile de poulet, et ne se montra satisfaitet tranquille que lorsqu’il eut mis son beau neveu en voiture.La locomotive siffla, le train partit.

Alors M. de Morlux remonta dans son phaéton et rentrachez lui, rue de la Pépinière, où l’attendait depuis plusd’une heure maître Timoléon. L’ancien espion avait,comme tous les gens de son métier, la faculté de se grimeret de se déguiser à se rendre méconnaissable. Il s’étaitprésenté chez M. de Morlux vêtu en parfait gentlemananglais, et s’était annoncé comme un lord revenant desIndes occidentales et un ami intime du vicomte.

– Eh bien ? demanda M. de Morlux en le trouvantinstallé dans le salon d’attente.

Timoléon tira sa montre, qui marquait neuf heures etdemie.

– Ce doit être fait, dit-il ; mais si vous voulez, nousallons nous en assurer.

M. de Morlux et le mystérieux agent d’affaires sortirent àpied, comme pour faire un tour de boulevard, etremontèrent la rue de la Pépinière jusqu’à la rue d’Anjou-Saint-Honoré, qu’ils suivirent dans tout son parcours. Le

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coupé n’était plus devant le n° 19.– L’oiseau est parti, dit Timoléon, et il sera bientôt en

cage.Tous deux se dirigèrent alors vers les Champs-Élysées,

et Timoléon dit encore :– Cela vous fera peut-être coucher un peu tard, mais je

veux que vous soyez certain qu’on ne vous vole pas votreargent.

Et il conduisit Karle de Morlux à Chaillot dans la rue oùétait le commissariat de police.

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IITandis qu’Agénor partait pour la Bretagne, tandis que

les voleurs soudoyés par Timoléon parvenaient à fairepasser Antoinette pour leur complice et étaient dirigésavec elle sur le dépôt de la préfecture de police, le majorAvatar, c’est-à-dire Rocambole, et Milon avaient trouvé lacassette aux millions, pris connaissance du manuscritlaissé par la baronne Miller, et quittaient au petit jour lamaison de la rue de Grenelle au Gros-Caillou, pour s’enaller à la recherche des orphelines. Milon, si ses souvenirsne le trompaient pas, croyait fermement que le pensionnatoù sa malheureuse maîtresse avait conduit ses deux filles,devait être situé à Auteuil. Mais il ne se rappelait ni le nomde la rue, ni celui de la maîtresse de pension, ni enfinl’enseigne du pensionnat.

– Tout cela est bien vague, dit Rocambole. Mais enfin,allons toujours !

Ils prirent une voiture de place sur le quai et se firentconduire à Auteuil. Au moment où ils entraient dans la rueLa Fontaine, Milon, qui s’était placé sur le siège, à côté ducocher, fit arrêter brusquement.

– Je crois que je me souviens, dit-il.

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– Ah ! dit Rocambole qui sortit du fiacre.– Oui, reprit Milon ; laissez-moi marcher. Je me

souviens que nous montâmes jusqu’à une place où il y aune fontaine, puis nous prîmes à gauche, puis encore àgauche…

– Allons ! dit Rocambole.Le fiacre les suivit et ils montèrent la rue La Fontaine

jusqu’à la place.Là, Milon hésita un peu.– Il me semble, dit-il, que c’était tout auprès d’une

église. Et il prit la rue Boileau.– Poussons jusqu’à l’église, dit Rocambole.Mais depuis dix ans, Auteuil s’était transformé et tout

autour de l’église, qu’ils trouvèrent sans peine, s’élevaientdes constructions neuves.

– Il faut prendre à droite maintenant, dit Milon.Et il fit quelques pas encore et ne s’arrêta que dans la

petite rue du Buis.– Je me souviens d’une grille et d’un grand jardin qu’on

traversait, dit-il encore. Pourtant je ne vois ici ni grilles nijardins, et je jurerais néanmoins que c’était ici.

À l’entrée de la rue du Buis, un épicier achevait d’ouvrirsa boutique. C’était un vieux bonhomme chauve etd’apparence presque souffreteuse.

– Voilà un homme, pensa Rocambole, qui ne doit pas

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faire fortune ici.Et il s’approcha de lui et le salua. L’épicier était en

même temps marchand de tabac, comme l’indiquait lacarotte rouge qui pendait au-dessus de sa devanture.Rocambole demanda des londrès. L’épicier salua et allachercher deux boîtes toutes pleines qu’il posa sur lecomptoir.

– Je n’en vends pas souvent, dit-il avec un soupir. Lequartier n’est pas bon. On y fume la pipe et le petitbordeaux. Quant au cigare de cinq sous, vous êtes lepremier qui m’en demandez depuis longtemps.

– Les affaires ne vont donc pas ? demandaRocambole.

– Elles vont mal. On a bien de la peine à joindre lesdeux bouts à la fin de l’année, geignit le pauvre épicier.

– Y a-t-il longtemps que vous êtes établi ici ?– Dix-sept ans depuis Noël dernier, mon cher monsieur.

Mais le quartier est désert.– Ah ! dit Rocambole, si vous êtes ici depuis dix-sept

ans, vous devez connaître tout le monde ?– J’ai vu bâtir le bout de la rue.– Est-ce qu’il n’y avait pas un pensionnat, par ici ?

demanda Milon.– Oui, répondit l’épicier, le pensionnat de Mme Raynaud.– Bonté divine ! s’écria Milon, c’est bien cela. Je me

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rappelle le nom à présent.– Mais, reprit l’épicier, il a été démoli, le pensionnat, et

le jardin morcelé, et on a bâti dessus une maison àlocataires que vous voyez là sur la gauche.

– Mais la dame… Mme Raynaud… est-ce qu’elle ne tientpas toujours son pensionnat ? demanda Milon dont la voixtremblait.

– Non, dit l’épicier. Elle a fait de mauvaises affaires…On a tout vendu chez elle…

– En sorte, dit Rocambole, qu’on ne sait pas ce qu’elleest devenue ?

– Non, peut-être bien qu’elle est morte, mais personne,à Auteuil, n’en a entendu parler. Est-ce que vous laconnaissiez ?

– C’était ma sœur, dit Milon à tout hasard.L’émotion que manifestait Milon était telle, que l’épicier

le crut sur parole. Milon continua :– Voici près de dix ans que je suis parti pour l’étranger,

et depuis, je n’ai eu aucune nouvelle d’elle.– Écoutez, dit l’épicier, il y a quelqu’un à Auteuil qui sait

peut-être ce qu’elle est devenue. C’est M. Boisdureau.– Qu’est-ce que ce M. Boisdureau ? demanda

Rocambole.– C’est un huissier.– Où demeure-t-il ?

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– Tout à côté d’ici, dans la rue Molière.– Merci bien, dit Rocambole, qui bourra ses poches de

cigares, paya et prit Milon par le bras.La rue Molière n’est pas longue et le panonceau d’un

huissier se voit de loin. Rocambole aperçut celui de maîtreBoisdureau du premier coup d’œil. Il était sur la droite, à laporte d’une petite maison à un seul étage, dont les mursétaient blancs, les volets verts, et qui vous avait un airhonnête et patriarcal à faire croire qu’elle abritait un jugede paix. Derrière, on devinait un jardin avec un bon vieilarbre au milieu et des treilles en espalier. Sans lepanonceau, jamais le passant n’aurait pu supposer que lepapier timbré se noircissait derrière ces persiennes, pourse répandre à travers la ville en protêts, assignations,commandements, procès-verbaux de saisie et autresmorceaux de même littérature.

Rocambole sonna. Une jolie fille, un peu forte, un peuplantureuse, aux cheveux blonds, au parler alsacien, rieusecomme un matin de printemps, vint ouvrir.

– Ce n’est pas ici, pensa Rocambole. Nous noussommes mépris au panonceau. Nous sommes chez unnotaire.

Cependant Milon demanda :– M. Boisdureau ?– C’est ici, dit la grosse fille en riant ; est-ce que vous

venez pour une assignation ?

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– Il paraît que le métier tourne au comique, ditRocambole à Milon.

Le vestibule était frais, coquet, garni d’un papier àtrèfles. Dans les angles, il y avait des jardinières. Lesportes, qui ouvraient à droite et à gauche, étaient verniesde frais. Sur celle de droite, on lisait le mot : Étude. Avantque Rocambole eût eu le temps de répondre, l’Alsacienneouvrit cette dernière et dit :

– Monsié, des monsié qui viennent pour une saisie !L’étude ressemblait au cabinet de travail d’un petit

rentier. Il n’y avait qu’un petit bureau au milieu et une toutepetite table dans un coin. Accoudé sur la petite table, ungamin de quinze ans, l’unique clerc de M. Boisdureau.Derrière le bureau, M. Boisdureau lui-même.M. Boisdureau avait une physionomie qui surprenaitpresque autant que sa maison. C’était un petit homme toutrond, tout chauve, tout souriant, entre deux âges, le nez unpeu rouge, mais l’œil vif et bien fendu, la lèvre lippue etsensuelle.

– Monsieur, vous venez sans doute pour affaires et hierencore je me serais mis à votre disposition, maisaujourd’hui c’est bien différent : mon étude est fermée.

– Serait-ce donc jour de fête ? demanda Rocambole,qui était un peu brouillé avec le calendrier et le martyrologe.

– Non pas, non pas, dit le gros petit homme en tirant deson gousset une prise de tabac et se barbouillant le nezcomplaisamment. Je ne ferai pas d’affaires aujourd’hui, ni

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demain, ni jamais plus. Je suis artiste, voyez-vous,messieurs : j’ai même eu dans ma jeunesse un prix deviolon au Conservatoire. C’était le bon temps… Mais voussavez, il faut vivre, il faut songer au lendemain… et dame,on cherche une profession sérieuse…

– Celle de violoniste ? demanda Rocambole.– Non, celle d’huissier. Je l’ai été vingt ans… j’ai fait une

fortune honnête… l’aurea mediocritas du poète, voussavez ?

– Mais vous n’êtes donc plus huissier ? fit Milon.– Non, monsieur ! depuis hier soir. J’ai vendu, et

j’attends mon successeur pour l’installer.– Ah ! c’est différent. Mais comme nous ne venons pas

pour affaires…– Pourquoi donc venez-vous ? demanda l’ex-huissier.Et il regarda ses deux visiteurs avec un étonnement

mélangé de défiance. Rocambole prit la chaise qui lui étaitofferte :

– Nous venons payer une dette, dit-il.– Ah ! très bien, dit l’huissier, dont la nature reprit

aussitôt le dessus.

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III– Monsieur, dit Rocambole en regardant l’huissier entre

les deux yeux, vous avez poursuivi une femme qui nousintéresse vivement, monsieur et moi.

– C’est fort possible, répondit M. Boisdureau d’un airaimable, j’ai poursuivi beaucoup de femmes en ma vie,des femmes légères surtout.

Et il eut un sourire agréable et malicieux.– Je saisissais les perroquets et les chiens de la

Havane, continua-t-il d’un ton facétieux : c’était le meilleurmoyen de me faire payer. Telle femme qui demeuraitimpassible quand on parlait de vendre son mobilier, sesdentelles ou ses chevaux, jetait des hauts cris et pâlissait sije mettais sur mon procès-verbal de saisie une perrucheparlant très bien et prononçant distinctement le nomd’Albert ou de Théodore, ou un joli bichon au poil frisérépondant au nom de Tom. Le lendemain un tout jeunehomme venait payer.

– Mais ce n’est point d’une femme de ce genre qu’ils’agit, dit Rocambole.

– Vraiment ? Alors il est à peu près certain que je ne

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me souviens pas, reprit le galant huissier. Les femmesordinaires n’ont laissé aucune trace dans ma mémoire.

– Pas même, dit Milon, une pauvre maîtresse depension…

– J’en ai poursuivi dix au moins.– Celle dont nous venons acquitter la dette… Et

Rocambole appuya sur ces derniers mots.– Je n’en connais qu’une qui me doive encore de

l’argent. Oh ! une misère… deux ou trois cents francs…J’avais accordé du temps… C’était une jolie jeune fille quivenait tous les mois apporter un petit acompte… Ma foi !j’ai fini par donner quittance… je devenais amoureux de lajeune fille… et Mme Boisdureau, qui vivait encore – caraujourd’hui, je dois vous dire que j’ai mon bâton demaréchal – Mme Boisdureau, dis-je, me faisait des scèneschaque fois que Mlle Antoinette venait.

– Antoinette ! s’exclama Milon.– Vous la connaissez ? dit l’huissier.– Antoinette !… elle se nommait Antoinette… répéta le

pauvre colosse avec une émotion intraduisible. Et lamaîtresse de pension, comment se nommait-elle ?

– Attendez… je vais vous le dire.Et l’huissier se leva, ouvrit les cartons d’un casier en

acajou et finit par retirer un dossier qu’il ouvrit et compulsalentement.

– La dame dont je parle, dit-il, se nommait

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– La dame dont je parle, dit-il, se nommaitMme Raynaud.

– Oui, c’est bien cela, dit Milon. Elle n’est pas morte, aumoins ?

– Elle ne l’était pas il y a deux ans, toujours… Etl’huissier rassembla ses souvenirs…

– Oui, dit-il, c’est bien cela. C’est au mois de décembrede l’autre année que, fatigué par les récriminations deMme Boisdureau, j’ai donné quittance à Mlle Antoinette.

– Sainte femme du bon Dieu ! murmura Milon quipleurait, elle a gardé les deux orphelines !

– Alors, fit Rocambole, vous savez où elle demeuremaintenant ?

– Mme Raynaud ?– Oui.L’huissier eut un agréable sourire.– Je sais du moins, dit-il, où elle demeurait il y a deux

ans. Et il continua à compulser le dossier.– Alors, dit Milon, vous allez nous le dire…Mais sans doute l’huissier comptait sur cette demande,

car il regarda Milon et lui dit avec calme :– Cela dépend.– Ah ! dit Rocambole qui comprenait.– Voyez-vous, reprit M. Boisdureau, je suis un malin,

moi, et j’ai vu des créanciers qui pleuraient et demandaient

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l’adresse de leur débiteur, en disant que c’était leur frère.Tout cela pour loger le malheureux à Clichy. Je nem’intéresse pas beaucoup à cette vieille dame, mais jem’intéresse un peu à Mlle Antoinette.

– C’est ma nièce, dit Milon.L’huissier parut n’avoir pas entendu ; il prit une plume et

se livra à une longue et laborieuse addition.– Hé ! hé ! dit-il, j’ai été coulant… avec la petite

demoiselle. Il y a un reliquat de trois cent quarante-septfrancs.

Un sourire effleura les lèvres de Rocambole.– Cependant, dit-il, vous avez donné quittance ?– Oui, mais je ne suis pas obligé de donner l’adresse

de ces dames.– À moins, dit Rocambole, qu’on ne vous paie les trois

cent quarante-sept francs.– Il n’est rien de tel que les gens d’esprit pour

comprendre à demi-mot, dit l’huissier en saluant. Excusez-moi, mais c’est une garantie morale.

– Pourquoi morale ? fit Rocambole avec un sourire,tandis que le pauvre Milon était au supplice.

– Vous allez comprendre, dit M. Boisdureau, ou vousêtes des créanciers qui voulez troubler le repos de cespauvres dames…

Milon fit un geste de dénégation.

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– Ou vous avez un intérêt de cœur à les retrouver.– Après ? fit Rocambole.– Dans le premier cas, poursuivit Boisdureau,

s’adressant à Milon, vous ne paieriez point trois centquarante-sept francs ?

– C’est assez probable.– Dans le second, vous les payerez avec joie.– Vous êtes très fort, dit Rocambole, et la compagnie

des huissiers fait en votre personne, monsieur Boisdureau,une perte considérable.

M. Boisdureau salua. Rocambole tira son portefeuille, yprit quatre cents francs en billets de banque et les posa surle bureau de l’ex-huissier.

– Vrai ? dit celui-ci s’adressant à Milon, mon Antoinetteest votre nièce ?

– Oui, dit Rocambole qui prit le mensonge pour lui, etmonsieur est le dernier oncle d’Amérique.

– Plaît-il ? fit l’huissier ébahi.– Il apporte à sa nièce un million de dot.M. Boisdureau fit un soubresaut sur son siège :– Elle est bien jolie ! dit-il avec un soupir.– Mais on ne lui donnera pour mari qu’un homme

raisonnable, dit Rocambole, qui prit un malin plaisir à jeterune espérance folle dans le cœur de l’huissier.

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M. Boisdureau se sentit pâlir et trembler.– L’adresse, fit Milon anxieux, l’adresse ?– Ces dames, dit l’ancien officier ministériel,

demeuraient, il y a deux ans, rue d’Anjou-Saint-Honoré, 19.Milon se leva précipitamment. M. Boisdureau ouvrit son

bureau et fouilla dans toutes ses poches pour y trouver 53francs.

– C’est inutile, dit Rocambole qui s’amusait beaucoupde ce grotesque personnage, nous nous reverrons…

À ces mots, M. Boisdureau fut transporté au septièmeciel, et se vit l’heureux époux de la belle Antoinette. Milonn’avait pas pris le temps de saluer : il était déjà dans lefiacre qui stationnait à la porte. Rocambole le suivit,reconduit par M. Boisdureau ravi.

– Rue d’Anjou, 19 ! cria Milon au cocher, et cinq francsde pourboire, si tu brûles le pavé.

Le fiacre partit comme un éclair.Vingt minutes après, il arrivait rue d’Anjou. Milon

s’élança sous la porte cochère et se trouva face à faceavec le père Philippe.

– Mme Raynaud ? lui dit-il.– C’est ici, répondit le concierge.– Où ? à quel étage ?– Un instant, dit le père Philippe, qui paraissait tout

bouleversé : ce n’est pas le moment de monter chez

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Mme Raynaud… elle est encore au lit… À moins que…Il hésita.– Il faut absolument que je la voie ! dit Milon.– Apportez-vous des nouvelles de mademoiselle ?

demanda le concierge.– Hein ? plaît-il ? fit Milon, qui recula d’un pas.– Oui, dit le concierge, de Mlle Antoinette, qui est sortie

hier soir… qui n’est pas rentrée… et qu’on cherchepartout !…

Milon poussa un cri.– Antoinette ! dit-il, partie !… Où est-elle ?– Mais, monsieur, dit le père Philippe, qui, ayant

épousé sa femme longtemps après la condamnation deMilon, ne le connaissait pas, si nous le savions… je nevous le demanderais pas… Mme Raynaud a attendu toutela nuit… mademoiselle n’est pas rentrée… Mme Raynaudest comme une folle… et ma femme aussi… et moi jeperds la tête…

Milon s’était pris la tête à deux mains et pirouettait surlui-même comme s’il eût été frappé de la foudre.

– Ma femme vient de courir chez M. le baron, qui avaitécrit, paraît-il, à Mlle Antoinette hier soir, et qui lui a envoyésa voiture.

– Quel baron ? fit Rocambole en s’avançant.– Le père de M. Agénor.

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– Qu’est-ce que M. Agénor ?– Un jeune homme très riche qui est amoureux de

Mlle Antoinette.– Et son père est baron ?– Oui… le baron de Morlux.Milon jeta un cri ; mais Rocambole lui serra le bras à le

briser.– Tais-toi ! dit-il.En même temps, une femme franchit le seuil de la porte

cochère et entra en disant d’une voix brisée :– Elle n’y est pas !Milon se retourna et jeta un nouveau cri :– Ma cousine !– Milon ! exclama la pauvre mère Philippe, qui chancela

d’émotion et faillit tomber à la renverse.Rocambole, qui était l’homme des heures critiques, la

prit dans ses bras et la porta dans la loge, car leslocataires de la maison commençaient à se mettre auxfenêtres.

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IVLa mère Philippe avait éprouvé un tel saisissement en

revoyant Milon, qu’elle avait presque perdu connaissance.Son mari, qui n’avait jamais vu Milon, ne comprenait rien àces deux mots de cousin et de cousine qu’ils avaientéchangés.

Mais Rocambole lui dit :– Ne vous occupez pas de nous, mon brave homme,

mais de Mlle Antoinette.Et il ferma la porte de la loge.Au nom d’Antoinette, la mère Philippe retrouva un peu

de sa présence d’esprit. Rocambole lui prit la main :– Voyons, ma chère dame, dit-il, Milon vous expliquera

plus tard comment il est revenu. Pour le moment, il ne s’agitni de lui ni de vous ; nous sommes venus ici pour voirMme Raynaud et les deux jeunes filles qu’elle a avec elle.

– Elle n’en avait qu’une, l’autre est en Russie, dit lamère Philippe. Mlle Antoinette qui est restée…

– Oui. Eh bien ! où est-elle ? Calmez-vous et tâchez deme répondre clairement.

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– Voici la chose, dit la mère Philippe. Mlle Antoinette atourné la tête à un jeune homme, M. Agénor de Morlux.

Milon poussa un cri.– Mais tais-toi donc ! fit Rocambole. Eh bien ! le jeune

homme ?– Il veut épouser Mlle Antoinette.– Bon ! après ?– Hier, il l’a reconduite jusqu’à la porte. Puis une heure

après on a apporté une lettre.– De M. Agénor ?– Non, de M. le baron de Morlux, son père.– Qui demeure ?…– Rue de l’Université. J’en reviens.– C’est bien cela, murmura Rocambole impassible. Et

que disait le baron dans cette lettre ?– Qu’il voulait voir Mlle Antoinette et qu’il lui enverrait sa

voiture à neuf heures.– Ce qu’il a fait…– Mais non, monsieur. Je viens de chez le baron ; il n’a

pas écrit de lettre, sa voiture n’est pas sortie, et il penseque c’est son fils qui a enlevé Mlle Antoinette.

– Où demeure le fils ? s’écria Milon.– À côté. J’en reviens. Mais il n’y est pas… Il est parti

hier soir à neuf heures.

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– Le misérable ! hurla Milon en serrant les poings.– Mais tais-toi donc ! répéta Rocambole. Puis il dit à la

mère Philippe :– Il faut que Mlle Antoinette se retrouve, et pour cela, il

ne faut pas crier… Entendez-vous ?Les deux concierges subissaient déjà le mystérieux

ascendant que Rocambole ne tardait pas à exercer sur toutce qui l’entourait. La mère Philippe avait cessé de selamenter. Rocambole reprit :

– Est-ce que tous les gens de la maison savent déjàque Mlle Antoinette a disparu ?

– Oh ! non, monsieur, personne ne le sait.– Il faut qu’on l’ignore.– Je pensais à aller chez le commissaire de police, dit

naïvement le père Philippe.– Non, dit Rocambole, il ne faut pas y aller.Milon regardait le maître avec une douloureuse stupeur.– Sais-tu l’allemand ? lui demanda celui-ci.– Oui, dit Milon.– Et vous ? fit Rocambole en regardant les concierges.

Philippe et sa femme firent un geste négatif.– Alors, reprit Rocambole en allemand, écoute-moi bien

surtout.– Parlez, maître.

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– Mon ami, continua Rocambole, nous sommes arrivés,non pas douze heures, mais huit jours trop tard. La jeunefille qui vient de disparaître est aux mains de ses ennemis ;il faut l’en arracher.

– Oui, dit Milon, mais comment ?– D’abord, il faut savoir ce qu’elle est devenue.– C’est pour cela, murmura Milon, que le mari de ma

cousine pensait à aller voir le commissaire de police.Rocambole haussa légèrement les épaules :– Tu oublies toujours, dit-il, que la police et nous, nous

sommes brouillés.– C’est juste.– Donc ce n’est pas à elle qu’il faut s’adresser…– Mais alors, il faut aller chez M. de Morlux.– Pas encore ; il faut d’abord savoir si le fils est

complice du père.– Pardi ! s’écria Milon, c’est tout simple.– Mais non… ce n’est pas même mon opinion. Allons

rue de Surène.– Vous allez savoir si M. Agénor est réellement parti ?

fit la mère Philippe qui, tout en ne comprenant rien à laconversation de Milon et de Rocambole, avait entendu lemot Surène.

– Oui, dit Milon.

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La mère Philippe reprit :– On ne m’ôtera pas de l’idée, fit-elle, que c’est un

mauvais coup monté en dehors de M. Agénor. C’est untrop bon jeune homme… et puis il avait pour Mlle Antoinettetrop de respect.

– Vous croyez qu’il l’aime réellement ? demandaRocambole.

– Il en est fou.– Et qu’a dit son père quand vous lui avez porté la lettre

signée de son nom ?– Il a dit que cette lettre était fausse, que c’était bien

certainement son fils qui était un franc mauvais sujet et quiavait voulu abuser de la naïveté de Mlle Antoinette. Maismoi, je ne crois pas ça, ajouta la mère Philippe.

– Ni moi non plus, dit Rocambole.– Que faire ? que faire ? murmurait Milon qui roulait de

gros yeux pleins de larmes.– Je ne sais pas encore, répondit le maître ; mais je le

saurai dans une heure. Viens avec moi.– Nous ne montons donc pas chez Mme Raynaud ?– À quoi bon ?Et Rocambole dit à la mère Philippe :– Vous pensez bien que Milon aime les enfants de sa

maîtresse.– Oh ! pour ça, c’est vrai, dit la mère Philippe.

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– Or, je suis son ami, moi, et je ferai tout ce qu’il faudrapour retrouver Mlle Antoinette.

La mère Philippe regarda Rocambole.– Je ne vous connais pas, dit-elle, mais c’est égal, j’ai

confiance en vous.– Alors, répondit Rocambole, il faut m’obéir.– Parlez !– Quand nous serons partis, vous monterez chez

Mme Raynaud, et vous lui direz que rien de fâcheux n’estarrivé à Mlle Antoinette, que c’est M. de Morlux qui vous l’adit et qu’elle ne tardera pas à revenir.

– Mais, monsieur…– Il faut que cela soit ainsi, dit Rocambole, et

maintenant, vous allez cesser de vous désoler.– Mais vous la retrouverez donc ?– Certainement.– Aujourd’hui ?– Je ne sais pas… mais on la retrouvera… soyez

tranquille. Et Rocambole emmena Milon.– Où allons-nous ? demanda celui-ci.– Rue Serpente, chez le docteur Vincent.Ils remontèrent en voiture, et une demi-heure après, ils

arrivèrent dans cette maison dont la mère de Noël ditCocorico était concierge.

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Mais ce ne fut point tout d’abord chez le docteur Vincentque monta Rocambole. Il grimpa jusqu’au cinquième étageoù, l’avant-veille, il avait changé de costume, et là il fit unenouvelle toilette.

Quelques minutes après, le docteur Vincent vit arriverchez lui un monsieur qui portait un tablier à poches etressemblait à s’y méprendre à un garçon d’amphithéâtre.D’abord il ne le reconnut pas. Mais Rocambole lui dit ensouriant :

– Vous ne remettez donc pas vos amis de la villa Saïd ?Le docteur tressaillit.

– Bien, dit Rocambole, je vois que vous mereconnaissez maintenant. Je vous avais promis ma visite.

– Vous avez besoin de moi ? demanda le docteur.– Oui, dit Rocambole en s’asseyant auprès de la chaise

devant laquelle était le docteur. Prenez une plume etécrivez.

– À qui ?– Au baron Philippe de Morlux. La campagne est

commencée ; il s’agit de la mener à bien.– Que dois-je donc lui écrire ?– Ceci.Et Rocambole dicta, tandis que le docteur écrivait

docilement :« Monsieur le baron,

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« J’espère que le souvenir de nos relations de jeunessevous permettra de me rendre un signalé service.

« Enveloppé dans un sinistre pécuniaire, j’ai besoin devingt mille francs, et cela avant ce soir. »

– Mais, dit le docteur en s’arrêtant, c’est un chantage,cela ?

– Non, dit Rocambole, c’est un moyen pour moi depénétrer chez le baron, car je suis un garçond’amphithéâtre et je porterai la lettre.

Le docteur reprit la plume et Rocambole continua àdicter.

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VM. le baron Philippe de Morlux n’avait pas revu son frère

Karle depuis la veille. Ce dernier l’avait bien prévenu de cequi arriverait, c’est-à-dire que quelqu’un de la maison de larue d’Anjou ne manquerait pas de venir réclamerAntoinette, et il lui avait fait sa leçon. Le baron avait doncjeté des hauts cris en apprenant que Mlle Antoinette avaitdisparu, et comme on lui montrait une lettre signée de sonnom, il s’était écrié que cette lettre n’était pas de lui etconstituait un faux. Ce qui était vrai, du reste, car cettelettre avait été écrite par Timoléon, sous la dictée deM. Karle de Morlux.

La concierge de la rue d’Anjou partie, M. Philippe deMorlux avait tranquillement attendu la visite de son frère,lequel allait sans doute avoir beaucoup de choses à luiraconter. Mais avant que M. Karle de Morlux arrivât, unhomme se présenta à l’hôtel.

– Je suis, dit-il au valet de chambre, envoyé par ledocteur pour prendre des nouvelles de votre maître.

M. de Morlux avait fait appeler le lendemain del’accident, c’est-à-dire la veille au matin, son médecinordinaire qui s’était incliné très bas en apprenant que sa

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jambe cassée avait été remise par le célèbre docteurVincent.

Le valet de chambre introduisit donc sans aucunedifficulté cet homme qui portait le tablier et le costume d’unemployé d’hôpital en tenue de service. M. de Morlux, en levoyant entrer, crut tout d’abord qu’il était envoyé par sonmédecin. Mais le nouveau venu, qui n’était autre queRocambole, dit aussitôt :

– Monsieur le baron, je suis un des élèves du docteurVincent.

À ce nom, le baron sentit ses cheveux se hérisser ; puisil fit un signe impérieux au valet, qui sortit.

– Que me veut le docteur ? demanda M. de Morlux avecune certaine émotion.

– Le docteur désire d’abord, répondit Rocambole, avoirde vos nouvelles.

– Je vais mieux…– Ensuite, il m’a remis cette lettre.M. de Morlux étendit une main tremblante, prit la lettre,

l’ouvrit, et, à mesure qu’il lisait, Rocambole le vit pâlir.– Monsieur, dit enfin le baron, le docteur Vincent est un

de mes anciens amis, et je suis trop heureux de lui rendrele petit service qu’il me demande. Seulement, vous pensezbien que, si riche qu’on soit…

– Oui, on n’a pas toujours vingt mille francs sur soi,n’est-ce pas ? dit Rocambole.

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n’est-ce pas ? dit Rocambole.– Précisément. Aussi vais-je être obligé de vous faire

attendre au moins une heure ; le temps d’envoyer chez monnotaire.

– J’attendrai, dit Rocambole, qui s’assit sans façons,comme un homme qui sait très bien qu’on se gardera de lejeter à la porte.

Puis il se prit à examiner le baron.M. de Morlux sonna et se fit apporter de quoi écrire

dans son lit. Il écrivit en effet à son notaire, le priant de luienvoyer au plus vite vingt mille francs. Le baron, tout enécrivant, se disait :

– Ces vingt mille francs que je vais donner, c’est masauvegarde vis-à-vis du docteur. Il se taira…

Rocambole, lui, faisait cette réflexion :– Voilà un homme qui me prend pour un imbécile et ne

se doute pas que je sais son histoire.Tandis qu’on portait la lettre chez le notaire, et que

Rocambole attendait, le bruit d’une voiture retentit dans lacour. C’était M. Karle de Morlux qui arrivait. M. Karle n’étaitpas seul.

Rocambole, qui s’était, comme par distraction,approché de la fenêtre, vit deux hommes qui traversaient lacour et montaient les marches du perron. Alors il vint serasseoir tranquillement.

– Monsieur, dit M. de Morlux essayant de voir si l’élève

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savait quelque chose de ce lien qui l’unissait au docteurVincent, est-ce que le docteur n’a pas une clientèleconsidérable ?

– Oui, monsieur, mais, dit Rocambole, il gagne moinsd’argent que la plupart de ses illustres confrères.

– Pourquoi ?– Il soigne les pauvres et fait beaucoup de bien.Ici Rocambole crut pouvoir témoigner quelque

enthousiasme et dit naïvement :– C’est un saint, le docteur Vincent !…Le baron respira plus librement, et se dit : Ce niais-là ne

sait pas que son illustre maître a été un empoisonneur.Ce fut en ce moment que M. Karle de Morlux entra.

Rocambole prit un air bête et le regarda avec la curiositéd’un paysan entrant pour la première fois dans une grandeville. M. Karle de Morlux, qui aperçut son tablier, fixa àpeine Rocambole. Il alla s’asseoir dans un fauteuil auprèsdu lit de son frère, et lui dit dans une langue qu’ils pouvaientcroire inconnue de la personne présente à leur entretien :

– Quel est donc cet homme ?Rocambole ne sourcilla point et continua à garder son

attitude indifférente et niaise. M. Philippe de Morluxrépondit dans le même langage :

– Cet homme est un élève de l’hôpital de la Charité quele docteur Vincent m’a envoyé.

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– Pour te soigner ?– Non, pour me demander vingt mille francs.– Ah ! ah ! voici que le chantage commence ?– J’en ai peur…– Mon cher, dit M. Karle de Morlux, il faut savoir faire la

part du feu. Il vaut mieux donner vingt mille francs quediscuter avec un homme qui vous a rendu, au reste, unassez joli service. Tu n’avais donc pas vingt mille francschez toi ?

– Non ; avant-hier, j’ai perdu beaucoup d’argent au club.Et puis, je voulais t’attendre pour te consulter.

– Il faut payer, voilà mon conseil. Le bonhomme setiendra tranquille.

– Ce qui m’étonne, reprit M. de Morlux, c’est qu’avant-hier il est sorti d’ici comme un homme bourrelé par leremords.

– Eh bien ! il aura réfléchi, voilà. Maintenant, parlons dechoses plus sérieuses.

Rocambole avait bâillé deux ou trois fois en homme quis’ennuyait fort.

– Monsieur, lui dit le baron en français, je suis désolé devous faire attendre. Si vous voulez entrer là dans moncabinet, vous y trouverez les journaux du jour.

La porte du cabinet était ouverte et se trouvait au pieddu lit. Rocambole entra dans cette pièce, s’assit dans un

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grand fauteuil, et prit un journal qu’il déploya de tellemanière qu’il pût à son aise, par la porte entrebâillée,considérer les deux frères, dont le visage était reflété parune glace, tandis qu’il leur était impossible, à eux,d’apercevoir le sien.

– Voilà des gens, pensait-il, qui n’ont pas de chanceavec moi. Ils parlent une langue que personne ne sait enFrance, excepté quelques centaines de paysans, et il setrouve que je l’ai apprise, moi, et que je parle comme unbas Breton de pur sang celtique. C’était en effet en basbreton que MM. de Morlux, gentilshommes armoricains,s’exprimaient. M. Karle reprit :

– Je le sais, la concierge est venue ce matin toutedésolée ; et elle m’a annoncé qu’elle allait courir chezAgénor.

– Oui, mais Agénor est parti et il sera à Rennes ce soir,dit Karle de Morlux. Je l’ai mis en voiture. Puis, j’ai envoyéà sa grand-mère la dépêche dont nous étions convenus.Elle le gardera bien huit jours.

– Et la demoiselle a été arrêtée ?– En compagnie des hommes de Timoléon.Rocambole lisait avec une attention béate un premier-

Paris(1) du Constitutionnel.– Et elle n’a pas pu prouver son innocence ? continua

M. Philippe de Morlux.– Oh ! elle est forte… elle s’est bien débattue, va !

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– Mais elle a succombé ?– Dame ! tu penses bien qu’entre les voleurs qui la

reconnaissaient pour leur complice et la bonne femme quiest venue la réclamer comme sa fille, il y a eu une sitouchante unanimité que le commissaire et les agents nepouvaient la laisser partir.

– Où l’a-t-on conduite ?– Au dépôt d’abord, mais elle a dû y passer une heure à

peine, et avant midi elle sera à Saint-Lazare.Rocambole quitta un moment son journal des yeux, et il

vit M. Karle qui riait de son mauvais rire. Karle continua :– C’est un homme assez fort, ce Timoléon. Il a marché

vite, et, jusqu’à présent, il ne nous vole pas notre argent.« Hé ! hé ! pensait Rocambole, je connais ça,

Timoléon. »– Quand cet imbécile sera parti, poursuivit

M. de Morlux, faisant allusion au prétendu élève du docteurVincent, nous ferons entrer Timoléon et nous causeronsavec lui. Il a tout un plan pour qu’Antoinette ne sorte jamaisde prison.

– Tu l’as donc amené ? demanda le baron.– Oui, il est dans la pièce voisine, il attend.Rocambole se remit à lire Le Constitutionnel. Quelques

minutes après, le valet de chambre revint. Il apportait unegrosse lettre cachetée. Le baron l’ouvrit et une liasse debillets de banque s’en échappa. Rocambole, grâce à la

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billets de banque s’en échappa. Rocambole, grâce à laglace qui reflétait le lit du baron et ses abords, put saisir unjeu de physionomie assez étrange chez le domestique.Évidemment cet homme avait porté la lettre chez le notaire,sans en deviner le but, et il avait rapporté la réponse, sansmême supposer que cette enveloppe renfermait presqueune fortune.

« Voilà un homme à vendre et par conséquent àacheter », se dit Rocambole.

– Monsieur, lui cria le baron, je suis à vous.Rocambole s’approcha près du lit et le baron lui tendit

les vingt mille francs. Il donna un reçu avec une loyauténiaise, salua avec un profond respect et sortit à reculons.Comme il allait franchir le seuil de la porte, il éternua etsortit un grand mouchoir à carreaux bleus de la poche deson tablier, dans lequel il s’enveloppa toute la figure. MaîtreTimoléon était dans le salon d’attente.

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VIRocambole passa auprès de Timoléon. Un homme qui

a été de la police ou qui a eu maille à partir avec elle nelaisse jamais passer qui que ce soit auprès de lui sans ledévisager, comme on dit. C’est une habitude, et c’est àcette habitude, devenue presque machinale, qu’on a dûquelquefois l’arrestation d’un grand coupable, parvenujusque-là à se soustraire à toutes les recherches. Timoléonregarda donc Rocambole.

Mais Rocambole se moucha bruyamment et hâta lepas. D’ailleurs, M. de Morlux ayant la jambe cassée, il étaittout naturel qu’un homme portant le tablier d’uniforme deshôpitaux sortît de chez lui. Rocambole traversa doncl’antichambre sans avoir éveillé l’attention de Timoléon. Ilarriva jusqu’à l’escalier.

Là, il trouva le valet qui avait, sans le savoir, apporté lesvingt mille francs de chez le notaire. C’était pourRocambole le cas ou jamais de se servir de ce donmerveilleux de fascination qu’il possédait. Le naïf infirmierredevint tout à coup le hardi forçat Cent dix-sept, l’hommequi courbait sous son regard les plus mutins et les plusrésolus. Et devant cet œil de feu, le valet détourna la tête.

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Mais Rocambole lui prit le bras et lui dit à voix basse :– Un mot.– Que voulez-vous ? dit le valet avec une émotion

subite.– C’est toi qui es allé chez le notaire ?– Oui.– Savais-tu ce que tu rapportais ?Le valet tressaillit.– Pourquoi me demandez-vous cela ? dit-il.– Mais, répondit Rocambole, uniquement pour savoir,

voilà tout.Et, sans affectation aucune, il tira les billets de sa poche

et se mit à les chiffonner. Le valet tressaillit de nouveau.– Écoute, mon garçon, je parie que si tu avais

seulement la moitié de cette somme…Et son regard pesa plus fort sur le valet, qui balbutia :– Que voulez-vous donc dire ?– C’est gentil, vingt mille francs, dit Rocambole. Avec

cela on entreprend un petit commerce.Le valet regardait toujours les billets avec une sorte

d’avidité vertigineuse. Rocambole reprit :– Je gage que si tu avais su ce qu’il y avait dans

l’enveloppe que t’a remise le notaire, tu aurais fait demi-tour à gauche.

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– Monsieur !– Il est donc bien heureux que tu ne l’aies pas su, car tu

aurais eu certainement, tôt ou tard, des démêlés avec lajustice, tandis que tu peux gagner honnêtement cettesomme.

Le valet de chambre fit un pas en arrière. Rocamboleprit un des billets et le lui mit dans la main.

– Voilà pour m’écouter, dit-il.Le valet se planta sur ses deux pieds et attendit.

L’escalier était désert.– Veux-tu être mon esclave pendant vingt jours, dit

Rocambole, et les vingt mille francs sont à toi ?– Mais qui donc êtes-vous ? balbutia le valet.– Un homme qui paie bien. Cela doit te suffire.

Comment te nommes-tu ?– Germain.Et Germain ne rendit pas le billet de mille francs.– Je veux voir et entendre ce qui se passera et ce qui

se dira dans la chambre de ton maître, poursuivitRocambole, qui sentait bien que cet homme lui appartenaitdéjà corps et âme.

– Quand ? demanda le valet.– Tout de suite. Il y a un second billet en sortant, si je

n’ai été ni rencontré, ni vu.– Venez avec moi, dit le valet.

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– Venez avec moi, dit le valet.Il entraîna Rocambole jusqu’au bas de l’escalier, lui fit

parcourir le vaste vestibule de l’hôtel, ouvrit une petite porteet lui montra les premières marches d’un escalier deservice.

Au premier étage de cet escalier se trouvait un longcorridor. À l’extrémité de ce corridor était le cabinet detoilette du baron. Cette pièce, dans laquelle Rocambole etson conducteur entrèrent sur la pointe du pied,communiquait avec la chambre à coucher par une portedont la partie supérieure était vitrée. Le valet posa sansbruit un tabouret devant la porte, afin que Rocambole pûtarriver jusqu’aux carreaux.

– C’est bien, fit celui-ci d’un geste.Et il monta sur le tabouret et renvoya le valet de

chambre. Puis il regarda et écouta. Tandis que celui qu’il appelait le maître épiait la

conversation de Timoléon avec les deux frères de Morlux,Milon, caché dans un fiacre, attendait à quelque distance,dans la rue de l’Université.

Il attendit longtemps ; il s’écoula même près de deuxheures. Mais enfin Rocambole reparut, sauta dans le fiacreet dit au cocher :

– Rue d’Anjou !En même temps il se débarrassa à la hâte de son

tablier d’infirmier des hôpitaux.

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– Eh bien ? fit Milon anxieux.– Je te répondrai quand nous serons à la rue d’Anjou,

répondit Rocambole qui paraissait fort agité.– Vous savez où est Antoinette ?– Oui.Milon respira. Rocambole ajouta :– Et j’aimerais mieux ne pas le savoir.– Que voulez-vous dire, maître ?– Rien. La partie est engagée, il faut la gagner ; mais

nous avons affaire à une forte partie.– Ah ! les misérables ! hurla Milon qui se prit à grogner

comme une bête fauve blessée.– Ils ont à leur service un homme qui est presque de ma

force, dit Rocambole.– Qui donc ?– On l’appelle Timoléon.– Il me semble que j’ai entendu parler de cet homme au

bagne.– C’est tout naturel, mais ce n’est pas de lui qu’il

s’agit… du moins pour le moment.À mesure que le fiacre marchait, Rocambole témoignait

une impatience plus vive. Milon n’osait plus l’interroger. Iln’était pas huit heures, lorsque Rocambole et Milon avaientquitté la rue d’Anjou pour courir chez le docteur Vincent.

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Maintenant il était près de midi.– Pourvu que nous arrivions à temps ! dit le maître.– Mais que se passe-t-il donc rue d’Anjou ?– Si nous arrivons trop tard, murmurait Rocambole

comme se parlant à lui-même, il ne faudra plus compter surla justice : il faudra faire nous-mêmes nos affaires.

Et le fiacre s’arrêta rue d’Anjou et Rocambole s’élançasous la porte cochère. Le père Philippe se précipita horsde la loge, le visage rayonnant.

– Elle est retrouvée ! dit-il.Milon jeta un cri de joie, mais Rocambole pâlit et dit au

père Philippe :– Est-elle ici ?– Non, mais elle a envoyé chercher Mme Raynaud.– Par qui ?– Par une vieille dame qui est la dame de compagnie

de la tante de M. Agénor, et l’a fait monter en voiture. C’estma femme qui l’a accompagnée.

– La vieille dame ?– Non, Mme Raynaud, mais elle va revenir, et elle

ramènera Mlle Antoinette.– Et la vieille dame ?– Ma foi ! dit le père Philippe, il y a un peu de micmac

dans tout ça, et si la vieille dame n’avait apporté une lettre

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de Mlle Antoinette…– Ah ! elle a écrit ! dit Milon joyeux.Rocambole le regarda de travers.– Oui, reprit le père Philippe, il paraît que le père de

M. de Morlux fait des difficultés pour son mariage. AlorsM. Agénor a enlevé Mlle Antoinette, en tout bien, touthonneur, par exemple ! et il l’a conduite chez sa tante.

– Après ? fit Rocambole.– La vieille dame est donc demeurée là-haut tandis que

Mme Raynaud et ma femme s’en allaient à Passy, car c’estlà que la tante de M. Agénor habite.

– Alors elle est en haut, dit Rocambole qui eut un frissond’espoir.

– Non, elle vient de sortir avec deux messieurs décorésqui sont venus tout à l’heure et qui connaissaient bien lamaison, sans doute, car ils sont montés tout droit chezMme Raynaud sans rien me demander. La vieille dame estredescendue avec eux et elle m’a dit en passant :

– Ne soyez pas inquiet, je serai bientôt de retour.Les messieurs avaient une voiture à la porte ; elle est

montée avec eux.– Eh bien ! dit froidement Rocambole, savez-vous où

elle est allée ?– Non, monsieur.– Elle est allée à la préfecture de police et de là vers le

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juge d’instruction.– Mais pour quoi faire ?– Pour faire envoyer Mlle Antoinette à Saint-Lazare,

répondit Rocambole avec un accent de rage. Timoléon a lapremière manche, et nous sommes roulés comme desenfants !

Milon tournoyait sur lui-même, anéanti par ce terriblemot de Saint-Lazare.

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VIIQu’était-ce que cette vieille dame qui était venue

chercher Mme Raynaud ? C’est ce que nous allonsexpliquer succinctement.

Timoléon, en mettant à exécution le plan d’enlèvementqu’il avait conçu, avait tout prévu. Le témoignage desvoleurs affirmant qu’ils connaissaient Antoinette, laprétendue mère venant la réclamer, tout cela était biensuffisant pour le commissaire de police. Mais, aucuninculpé n’est dirigé du dépôt de la préfecture sur une prisonquelconque sans être interrogé par le juge d’instruction, etil était possible que devant ce magistrat Antoinette donnâtde tels détails, en indiquant son domicile et les personnesqui pouvaient répondre d’elle, que sa liberté fût ordonnéesur-le-champ. Il allait donc parer à cette éventualité.

Donc, à huit heures et demie du matin, au moment oùRocambole et Milon venaient de quitter la rue d’Anjou, unevoiture de maître s’arrêta devant la porte du numéro 19, etune dame de soixante ans environ en descendit. Le père etla mère Philippe étaient encore tout bouleversés. La dame,qui avait un air bien honnête et bien respectueux, entradans la loge d’un air mystérieux.

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– Mes bons amis, dit-elle, je suis la dame decompagnie de Mme la comtesse de Maulincourt, la tante deM. Agénor de Morlux.

Les concierges tressaillirent à ce nom, et celuid’Antoinette vint à leurs lèvres, en dépit desrecommandations formelles de Rocambole.

– C’est justement de la part de Mlle Antoinette que jeviens.

– Vous l’avez vue, exclama la mère Philippe.– Sans doute, elle est chez Mme la comtesse. Mais, dit

la vieille dame, conduisez-moi vite chez Mme Raynaud, afinque je la rassure ; je vous expliquerai cela là-haut.

La mère Philippe avait lestement monté l’escalier et lavisiteuse, en dépit de son âge, avait le pied léger.

– Madame, madame, dit la mère Philippe en entrant,voici des nouvelles de Mlle Antoinette.

Mme Raynaud se leva vivement de son fauteuil. Lapauvre femme pleurait. La visiteuse renouvela l’annonce desa qualité et dit en souriant :

– Mlle Antoinette sera dans trois semaines la baronnede Morlux, et dans une heure, madame, elle sera dans vosbras.

– Mais que s’est-il donc passé ? demandaMme Raynaud.

– Voilà ce que Mlle Antoinette vous explique en peu demots, répondit la dame à l’air respectable.

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mots, répondit la dame à l’air respectable.Et elle tendit une lettre à Mme Raynaud, qui y voyait à

peine, mais qui reconnut néanmoins ou crut bienreconnaître l’écriture d’Antoinette. Cette lettre était ainsiconçue :

« Ma chère maman,« Je suis prisonnière chez Mme de Maulincourt, la tante

d’Agénor et ma tante aussi bientôt. Une forte difficultés’oppose à mon mariage et à ma mise en liberté. Toi seulepeux la lever : il faut que tu viennes. Enveloppe-toi dansmon manteau fourré, qui est bien chaud. Fais-toiaccompagner par la bonne mère Philippe et viens. Je neveux pas t’en dire davantage.

« Ta fille chérie,« ANTOINETTE.

« P.-S. – Mme Auger, la dame de compagnie de lacomtesse, a donné rendez-vous chez nous, c’est-à-diredans notre appartement, à l’oncle paternel d’Agénor, M. lecomte de Morlux.

« Mais le vicomte est un homme inexact, qui se faitquelquefois attendre trois heures, et j’ai hâte de te voir.

« Monte dans la voiture de la comtesse avec la bonnePhilippe, et laisse Mme Auger au coin du feu. Cetteentrevue qu’elle doit avoir avec le vicomte est trèsimportante, il s’agit de mon cher Agénor et de moi.

« Adieu encore. »

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Mme Raynaud avait lu avec quelque difficulté ; mais lamère Philippe, qui avait été établie jadis et savait tenir desécritures, au besoin, l’avait aidée. L’écriture d’Antoinetteétait si bien imitée que la mère Philippe s’y trompa.

Comment avait-on pu opérer ce faux ? Agénor avait eul’imprudence de confier à son père la première lettred’Antoinette, cette lettre pleine de fierté qu’accompagnaitle billet de mille francs restitué. Timoléon avait été jadiscondamné comme faussaire, et imiter la première écriturevenue était pour lui un jeu d’enfant. La falsification,grossière en apparence, devait réussir infailliblementauprès des deux femmes âgées et simples comme lapauvre institutrice et sa concierge. Et puis, comme avait ditcette dernière, la dame qui venait de la part d’unecomtesse avait un air si sérieux et si respectable.

Mme Raynaud s’habilla donc à la hâte, le cœur plein dejoie. La mère Philippe, elle, jeta sur ses épaules un châletartan et se coiffa d’un bonnet à rubans ; et dix minutesaprès elles montaient toutes deux dans la prétenduevoiture de Mme la comtesse de Maulincourt. C’était une fortbelle voiture, du reste, un coupé trois quarts, attelé d’unmagnifique trotteur : il y avait sur le siège, à côté du cocher,un groom en livrée blanche à parements rouges. La mèrePhilippe avait jugé tout cela d’un coup d’œil, et si elle eûtmanqué de confiance, la vue d’un aussi luxueux équipageeût dissipé ses moindres craintes. Tandis que le coupépartait, celle que la lettre désignait sous le nom deMme Auger s’installait au coin du feu, dans l’appartement

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de Mme Raynaud et d’Antoinette. Le premier acte de lacomédie était joué et avait pleinement réussi. Restaitmaintenant le second.

Peu après le départ de sa femme et de Mme Raynaud,le père Philippe vit venir à lui deux jeunes gens que leurmise désignait comme des domestiques en congé ou sansplace, c’est-à-dire qu’ils avaient gardé sous leur redingotele pantalon noisette serré au genou et boutonné à lacheville.

– Balthazar est-il à son écurie ? demanda l’un d’eux.Balthazar était un cocher de la maison ; car il y avait

deux écuries dans la cour du numéro 19.– Il vient de sortir, répondit le père Philippe.– C’est un camarade, reprit celui des deux jeunes gens

qui avait pris la parole. Nous avons été longtemps dans lamême maison, et nous sommes du même pays. Je pars cesoir et je voudrais lui demander ses commissions.

– Je ne crois pas qu’il rentre avant dix heures, reprit lepère Philippe.

– C’est égal, nous l’attendrons.On s’installa d’abord sous la porte cochère, puis dans la

loge, puis le prétendu pays de Balthazar offrit un litre de vinchez le marchand de vin du coin.

Le père Philippe avait fini ses escaliers, la maison étaittranquille ; il ne venait presque jamais personne frapper aucarreau dans la journée. Enfin, l’heure du facteur était

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passée. Le père Philippe, qui n’avait jamais refusé unetournée, ferma donc sa loge et suivit ses nouvellesconnaissances. On s’installa dans le classique cabinet, onbut une bouteille de blanc, puis un cognac, puis deux ; ils’écoula une petite heure.

Pendant ce temps, un troisième personnage, en brasde chemise, en veste d’écurie, la tête coiffée d’un cône àrubans gris, fumait en nettoyant un mors de bride sur le pasde la porte du numéro 19. On eût dit un cocher de lamaison. Si le père Philippe était rentré en ce moment-là,cet homme, que personne ne connaissait, se serait bornéà dire qu’il attendait Nicolas. Nicolas était le cocher del’autre écurie. Et tandis que le père Philippe buvait untroisième verre de cognac, un fiacre s’arrêta devant laporte et deux messieurs décorés en descendirent.

Le premier, trouvant la porte fermée, dit à cet hommequi nettoyait le mors de bride.

– Où est le concierge ?– Il est sorti. Que demande monsieur ? répondit le faux

palefrenier.– Mme Raynaud.– C’est au troisième, la porte à droite.– Merci.Et les deux messieurs montèrent et sonnèrent. La

fausse Mme Raynaud vint ouvrir.– Mme Raynaud ! répéta l’un des visiteurs.

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– C’est moi ! dit la vieille dame.– C’est bien vous qui avez avec vous une jeune fille du

nom d’Antoinette ?– Oui, monsieur, répondit-elle en manifestant sur-le-

champ une vive émotion.– Alors, madame, veuillez nous suivre, ajouta l’un de

ces messieurs, qui tous deux étaient attachés au Parquet.En même temps, le faux palefrenier s’esquivait, et les

prétendus amis de Balthazar le cocher payaient ladépense et disaient au père Philippe, qui regagnait saloge en toute hâte, qu’ils reviendraient dans une heure.

Le père Philippe avait donc vu la vieille dameredescendre avec les deux messieurs décorés et monteravec eux dans le fiacre. Quant à Rocambole, il voulutmonter dans l’appartement de Mme Raynaud. La vieilledame avait emporté la clé, mais le père Philippe en avaitune autre.

La lettre signée d’Antoinette était demeurée toutouverte sur la cheminée. Rocambole la lut, puis il regardaMilon.

– Ils sont forts, mais je le suis aussi.Milon s’arrachait les cheveux.– Imbécile, lui dit Rocambole, tu en as vu bien d’autres

avec moi.– C’est vrai, murmura Milon.

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– Eh bien ! obéis, et ne cherche pas à comprendre.– Que faut-il faire, maître ?– Tu vas partir pour Rennes, aujourd’hui même.– Bien.– Tu tâcheras de retrouver M. Agénor de Morlux, tu lui

diras que tu es Milon. Ce lui suffira. Et puis, tu le ramènerasà Paris sans lui dire autre chose que ceci : « Antoinettecourt un grand danger. » En montant en voiture, tuadresseras une dépêche au major Avatar, pour que jesache l’heure de votre arrivée. Le reste me regarde.

– J’obéirai, dit Milon.– Mon petit Timoléon, murmura Rocambole, tu te

repentiras du jeu que tu as voulu jouer.

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VIIIAntoinette avait donc été dirigée, en pleine nuit, pêle-

mêle avec les voleurs, sur le dépôt de la préfecture depolice. Ce fut une nuit infernale que celle qu’y passa lajeune fille.

Madeleine la Chivotte chantait des refrains obscènes, labelle Marton insultait la jeune fille et lui prédisait qu’elleserait condamnée à cinq ans. Le vieux voleur, celui qu’onappelait papa, fut obligé plusieurs fois d’intervenir pourprotéger Antoinette. Antoinette se tordait les mains dedésespoir, et elle ne put fermer l’œil de la nuit, on lui avaitassigné pour lit un grabat dressé sur des planches devantlequel s’effacent, pour les prisonniers, toutes lesdistinctions sociales.

Enfin, le jour vint… Les voleurs arrêtés étaient aunombre de douze ou quinze. À huit heures du matin, on vintleur annoncer qu’ils allaient être interrogés sommairementpar le juge d’instruction, et dirigés, s’il y avait lieu, leshommes sur Sainte-Pélagie et Mazas, les femmes surSaint-Lazare. À ce nom, Antoinette se sentit frémir jusqu’àla moelle des os. Un jour, il y avait quelques mois, le petitpère Rousselet, ce libraire infâme qui vivait des misères et

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des labeurs de la littérature, avait apporté à la jeune fille unroman anglais à traduire. Ce roman était l’histoire d’unejeune femme persécutée par son mari, et que ce dernieravait fait renfermer à Saint-Lazare. Les Anglais sontconsciencieux et presque méticuleux en toutes choses ; ilsse plaisent aux descriptions minutieuses et rigoureusementexactes. L’auteur du livre avait décrit Saint-Lazare avecune épouvantable vérité, et Antoinette avait eu denombreux cauchemars tandis qu’elle traduisait cetouvrage. Ce nom de Saint-Lazare eût donc achevé del’épouvanter si déjà elle n’eût été livrée au plus violenteffroi.

Les hommes, extraits un à un de la Conciergerie,parurent les premiers devant le juge d’instruction. Aucund’eux ne revint. Puis ce fut le tour des femmes : Madeleinela Chivotte, d’abord, ensuite la mère des voleurs, enfin labelle Marton.

Antoinette demeura seule au dépôt l’espace de dixminutes environ. Alors, pour la première fois, elle respira etse sentit comme soulagée d’un poids énorme. Cettevermine humaine qui l’entourait depuis la veille avait enfindisparu. Le gardien qui vint la chercher à son tour ne put sedéfendre d’un certain étonnement. Malgré sa présenceparmi les voleurs, malgré son arrestation, la jeune fillen’avait pu se départir de cet air de fierté et de décence quiavait un moment intéressé le commissaire de police et quiintéressait encore, en dépit de toutes les preuves quisemblaient l’accabler, le brigadier de sergents de ville qui

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l’avait arrêtée.– Mais qu’avez-vous donc fait, malheureuse enfant ? lui

demanda le gardien.– Rien, répondit Antoinette, je suis une honnête fille, je

suis victime d’un odieux guet-apens.– Mais avez-vous quelqu’un qui puisse venir vous

réclamer ?– Oui, dit-elle, ma mère adoptive…Le brigadier des sergents de ville était dans le couloir

qu’on fit suivre à Antoinette pour la conduire à l’instruction.– Courage, lui dit-il, le juge est un homme clairvoyant ;

expliquez-vous bien… si vous êtes innocente, il vous mettraen liberté.

Ces paroles rendirent à Antoinette quelque confiance,et ce fut la tête haute, le front calme qu’elle parut devant lejuge d’instruction. C’était un vieux magistrat qui avait unegrande habitude de ses redoutables fonctions : il avaitinterrogé des milliers de criminels et il constatait avecdouleur que rarement il avait rencontré des innocents.Comme cet autre magistrat dont parle Vidocq dans sesMémoires, il reconnaissait un voleur de profession à lasimple inspection de sa chaussure. À la vue d’Antoinette, ilne put se défendre d’un signe d’étonnement.

– Comment vous appelez-vous ? lui demanda-t-il avecbonté.

– Antoinette Miller, répondit-elle.

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– Où demeurez-vous ?– Rue d’Anjou, numéro 19.Le magistrat avait sous les yeux le procès-verbal du

commissaire de police.– Comment vous trouviez-vous parmi des voleurs de

profession et des femmes de mauvaise vie ?– Monsieur, répondit Antoinette avec fierté, je suis la

victime d’une machination infernale. Des gens que je neconnais pas m’ont fait tomber dans un piège et prétendentque je suis leur complice. Une femme que je n’ai jamaisvue est venue me réclamer comme sa fille. Dieu m’a donnéjusqu’à présent le courage de ne pas devenir folle, mais jecrois que ma raison commence à être ébranlée.

Tandis qu’elle parlait, le magistrat avait sous les yeux leprocès-verbal du commissaire de police qu’il lisaitattentivement.

– Continuez, dit-il à Antoinette.Alors la jeune fille rassemblant toutes ses forces, faisant

appel à toute sa lucidité d’esprit, raconta succinctement,mais avec clarté et dans tous ses détails, son incroyableodyssée. Elle s’exprimait avec netteté et concision, et sonaccent avait un grand caractère de véracité qui ébranla lescepticisme du magistrat. Elle lui peignit son existencemodeste et laborieuse, jusqu’au jour où M. Agénor deMorlux avait paru rechercher sa main. Elle lui récitapresque mot pour mot cette lettre signée du baron de

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Morlux et qui avait été le point de départ de toutes sesinfortunes de la nuit.

– Mademoiselle, lui dit enfin le magistrat, je vaisenvoyer rue d’Anjou-Saint-Honoré, je manderai cette dameque vous appelez Mme Raynaud et qui est, dites-vous, votremère adoptive, et si elle me confirme vos paroles, vous netrouverez plus en moi un juge qui condamne, mais unprotecteur qui recherchera les coupables et vous mettra àl’abri de toute nouvelle tentative criminelle.

– Oh ! monsieur ! s’écria Antoinette, que vous êtesbon ! je suis sauvée !

Le juge d’instruction fit appeler un haut employé depolice et lui donna l’ordre de se transporter lui-même avecun de ses agents, rue d’Anjou, 19, et lui ramener, sur-le-champ, Mme Raynaud. Puis il dit à Antoinette :

– On va vous reconduire au dépôt, mais pas pourlongtemps, je l’espère.

Et il salua la jeune fille qui sortit de son cabinet le cœurplein d’espoir.

Une heure après, la fausse Mme Raynaud arriva. Lesagents s’étaient transportés rue d’Anjou, on leur avaitindiqué le logement de Mme Raynaud comme étant autroisième : là, ils avaient trouvé une vieille femme qui avaitrépondu à ce nom. Comment pouvaient-ils se douter quecette dame n’était pas celle dont se réclamait la pauvreAntoinette ?

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La fausse Mme Raynaud sut se composer un visagebouleversé en entrant dans le cabinet du juge d’instruction.

– Madame, lui dit le magistrat, vous doutez-vous dumotif qui m’a fait vous demander ici ?

– Hélas ! monsieur, répondit la vieille dame, je n’ose ledeviner.

– Vous vous appelez Mme Raynaud ?– Oui, monsieur.– Vous avez été institutrice ?– Pendant trente ans, et je le serais encore sans doute,

si des revers de fortune…– Passons. Vous habitez rue d’Anjou ?– Oui, monsieur.– Avec une jeune fille appelée Antoinette ?– Oui, monsieur.Ici la vieille dame parut se troubler de plus en plus.– Ah ! dit-elle, la malheureuse… que lui est-il donc

arrivé ?– Continuez à répondre à mes questions, dit le

magistrat. Cette jeune fille est orpheline ?– Mais non, monsieur, elle a une mère… qui me l’a

confiée autrefois.– Ah ! dit le magistrat, c’est sans doute une femme du

monde ?

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La vieille dame leva les yeux au ciel :– Mon Dieu ! dit-elle, vous aurait-elle menti à ce point ?– Qu’est-ce donc que sa mère ?– Une marchande à la toilette du quartier des halles

qu’on appelle la Marlotte.– Ah ! dit le magistrat, la Marlotte est sa mère ?– Oui, monsieur.– Cependant elle habite avec vous ?– C’est-à-dire qu’elle est venue se réfugier chez moi,

l’année dernière, en me disant que sa mère la maltraitait.Que voulez-vous, monsieur ? c’était ma meilleure élèveautrefois, et je l’aimais comme mon enfant… Quand je l’aivue venir tout en pleurs, je lui ai ouvert mes bras et mamaison… Elle gagnait sa vie, me disait-elle, et elle donnaitdes leçons de piano et de dessin.

Ici la vieille dame se mit à pleurer.– Continuez, dit le magistrat.

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IXPendant quelques minutes, la vieille dame pleura si

abondamment qu’il lui fut impossible de parler. Mais enfinelle étouffa ses sanglots, contint ses larmes et poursuivit :

– Durant les premiers mois qu’Antoinette est demeuréechez moi, je n’ai pas eu à me plaindre d’elle. Elle était fortdouce et paraissait m’aimer beaucoup. Elle sortait, il estvrai, presque toute la journée, et quelquefois le soir ; maiselle avait tant de leçons ! disait-elle. Enfin un soir, elle nerentra pas. Le lendemain, elle prétendit qu’elle avait passéla nuit auprès d’une de ses élèves qui était moribonde. Jela crus sur parole.

« Huit jours après, un samedi, elle attendit que je fussecouchée, puis elle s’esquiva, et je ne la revis que le lundimatin. Alors je lui dis que j’allais avertir sa mère et que jene voulais plus la garder. Mais elle se mit à pleurer, etm’avoua tout. Elle avait une liaison… un assez mauvaissujet… nommé Polyte.

– C’est bien, dit le magistrat. Antoinette était cependantchez vous hier soir ?

– Ah ! monsieur, dit la vieille dame qui se remit àsangloter, on est venu chez moi ce matin, de la part de ce

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Polyte, pour que je dise qu’Antoinette était chez moi, maisje n’ai jamais trompé la justice, et je suis trop vieille pourcommencer. Hélas ! non, monsieur, Antoinette n’était paschez moi hier, et je dois vous dire qu’il y a plus d’un moisque je ne l’ai vue… Sur ces mots, les sanglots de la vieilledame redoublèrent.

– Vous pouvez vous retirer, dit le magistrat.Elle se leva, fit un pas de retraite, puis tomba à deux

genoux devant le juge :– Ah ! monsieur, dit-elle, au nom du ciel, soyez

indulgent !… Cette enfant est plus malheureuse quecoupable… elle a eu de mauvaises fréquentations… voilàtout !…

– Relevez-vous, madame, dit le magistrat avectristesse. La justice doit suivre son cours.

Et il congédia la fausse Mme Raynaud. Celle-ci fitretentir les couloirs du palais de justice de seslamentations. Les sergents de ville qui la voyaient passerdisaient :

– C’est cette pauvre dame dont s’est réclamée la joliefille qui est au dépôt.

Le brigadier, qui avait persisté à croire Antoinetteinnocente, commença à douter, lorsqu’il vit sortit la vieilletout en larmes. Et enfin il ne douta plus, lorsque, l’ayantsuivie jusque dans la cour, il la vit tomber dans les brasd’une autre vieille qui se mit à sangloter avec elle. Cette

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femme, c’était la Marlotte, cette hideuse mégère qui avaitréclamé Antoinette comme sa fille.

– Voilà une petite qui m’a bien trompé, murmuraphilosophiquement le brigadier.

– Pour un malin, lui dit un de ses hommes, vous avezbien manqué vous faire enfoncer, brigadier.

– C’est vrai, murmura-t-il, mais on ne m’y reprendraplus.

Et il alla se chauffer au poêle du poste, qui est dans larue de la Sainte-Chapelle.

La fausse Mme Raynaud et la Marlotte s’en allèrent brasdessus bras dessous, et ne séchèrent leurs larmes que surle Pont-Neuf. Là, après s’être assurées que personne neles suivait, elles se mirent à rire, puis elles se dirigèrentvers un liquoriste qui se trouve à l’entrée de la rue duRoule.

– Allons prendre un poisson de consolation, dit laMarlotte.

– Ce n’est pas de refus, répondit la fausseMme Raynaud.

– Ça s’est-y bien passé avec le curieux ? demanda laMarlotte.

– Comme avec le quart-d’œil, répondit la vieille dame.Et elles entrèrent chez le liquoriste.

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Cependant, on avait reconduit Antoinette au dépôt. Elley avait retrouvé Madeleine la Chivotte et la belle Marton,qui, toutes deux, attendaient le départ de la voiture qui faitle service quotidien entre la Conciergerie et Saint-Lazare.Madeleine et Marton se querellaient. La belle Marton disaità la Chivotte :

– Je crois bien que papa nous a tous vendus.– Pourquoi donc ça ? fit la Chivotte, qui était dans le

complot.– Et Polyte aussi, et toi, et la mère avec. Vous avez

renardé avec nous, nous avons été pris marrons, et jecommence à deviner pourquoi.

– Tu es folle, dit la Chivotte, qui néanmoins se troubla unpeu.

– Vois-tu, reprit la belle Marton, je me suis méfiée ducoup en entrant chez le curieux. C’est une manigancemontée entre papa, la mère et les autres, contre cettejeune fille ; car je vois bien, moi, que tout ce qu’elle disaitétait vrai, et qu’elle ne connaissait pas Polyte…

« Polyte et papa auront reçu de l’argent pour se fairearrêter avec nous… c’est sûr !

– Mais tais-toi donc ! dit la Chivotte.– Et toi aussi, reprit la belle Marton qui s’anima, tu es

une canaille Madeleine !… et je te repincerai à Saint-Lazare, va !

Marton en était là de ses reproches, lorsque Antoinette

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était revenue. L’espoir rayonnait sur le visage de la jeunefille et son attitude calme acheva de confirmer lessoupçons de la belle Marton.

– Excusez-moi, mademoiselle, lui dit-elle ; j’ai étémauvaise avec vous… mais c’est que j’avais bu un coupde trop… et quand ça m’arrive, voyez-vous… c’est plus fortque moi, je suis une vraie gale… Voulez-vous mepardonner ?

Antoinette fut touchée de cet accent de franchise.– Volontiers ! dit-elle.Et elle tendit la main à la belle Marton, qui fut tout à fait

désarmée(2).– N’est-ce pas, dit-elle, que vous n’aviez jamais vu cette

canaille de Polyte ?– Non, dit Antoinette, qui ne put réprimer un geste de

dégoût.Puis elle ajouta :– Tout ce que j’ai dit chez le commissaire est vrai, et

vous savez mieux que personne que vous ne meconnaissiez pas.

En même temps, elle regarda Madeleine la Chivotte,qui détourna la tête.

– Tu vois bien, canaille, dit la belle Marton, que c’étaitun coup monté !

Puis, s’adressant à Antoinette :

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– Vous avez vu le curieux, n’est-ce pas ?Et comme Antoinette ne comprenait pas.– Excusez-moi, dit-elle ; c’est le juge que je veux dire.– Oui, répondit Antoinette ; il m’a interrogée.– Et vous espérez être remise en liberté ?– Je l’espère, car il a envoyé chercher ma mère, qui va

venir me réclamer.À partir de ce moment, la belle Marton se rangea tout à

fait du bord d’Antoinette.Une heure s’écoula. Puis, au bout d’une heure, un bruit

vint retentir jusqu’au fond du dépôt. C’était le bruit de lavoiture cellulaire qui tournait dans la cour.

– On vient nous chercher, nous ! dit la belle Marton.Puis, montrant le poing à Madeleine la Chivotte :– C’est là-haut que nous réglerons nos comptes, nous.– On verra, répondit la voleuse, qui posa ses deux

mains ouvertes sur ses hanches.Antoinette était toujours tranquille : elle avait trouvé tant

de bonté dans le juge d’instruction, elle était si forte de saconscience, il lui paraissait si impossible que, malgré sesinfirmités, Mme Raynaud n’accourût pas la réclamer, qu’elleattendait avec confiance l’heure de la liberté.

– Vous allez donc aller en prison ? dit-elle à la belleMarton d’un air de compassion.

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– Oh ! moi, répondit la voleuse, j’y suis habituée, voyez-vous, et je connais la maison. Je sais mon compte… J’enai pour un mois de prévention et six mois decondamnation. Il n’y a qu’une chose qui me chiffonne, c’estque je n’ai pas d’argent, et qu’il faudra, jusqu’à ce que mescamarades me sachent roquée, que je me serre le ventreen passant devant la cantine.

Antoinette se souvint alors qu’elle avait un porte-monnaie sur elle, et dans ce porte-monnaie deux modestespièces de 10 francs.

– Tenez, dit-elle, en les tendant à la belle Marton, quidevint toute confuse.

– Prenez, répéta-t-elle avec douceur.La belle Marton saisit la main d’Antoinette et la baisa.– Et dire, murmura-t-elle, que j’ai voulu vous faire du

mal. En ce moment, les guichetiers arrivèrent.– Allons, mesdames, dit l’un d’eux, votre équipage est

prêt.– En route, dit la Chivotte.– Adieu, mademoiselle, dit la belle Marton à Antoinette.

Mais le guichetier se mit à rire :– C’est pas la peine de se dire adieu, fit-il, quand on va

faire route ensemble.La belle Marton poussa un cri ; Antoinette regarda le

guichetier avec stupeur.

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– Mais ce n’est pas possible, dit la belle Marton,mademoiselle va être réclamée…

– Allons ! allons ! dit le guichetier avec un gros rireinsolent.

« Elle est forte, la petite, elle a manqué nous enfoncertous, depuis le quart-d’œil jusqu’au curieux, en passant parles voleuses. Toi aussi, Marton, la belle, tu y es allée de talarme, n’est-ce pas ?

Marton était abasourdie.– Eh bien ! dit Madeleine la Chivotte, diras-tu encore

que c’était un coup monté ?Antoinette jeta un grand cri et retomba anéantie sur le

banc de la prison.Ce ne fut qu’avec l’aide des guichetiers que, presque

inconsciente d’elle-même, elle put monter dans la voiturecellulaire qui devait la transporter à Saint-Lazare.

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XJOURNAL D’ANTOINETTE

À Monsieur Agénor de Morlux.Monsieur et ami,Ces lignes vous parviendront-elles jamais ?Hélas ! je l’ignore et n’ose l’espérer ; mais ma situation

est si affreuse, si horrible, que je veux retracer, la plume àla main, les tortures que je viens de subir et que je subisencore.

Je vous ai quitté, il y a trois jours, à six heures du soir, àla porte de la maison que j’habitais, et vous m’avez dit : « Àdemain. »

Une heure plus tard, on m’a apporté une lettre de votrepère qui voulait me voir. À dix heures, on m’enlevait ; àminuit, j’étais mélangée à une bande de voleurs ; à sixheures du matin j’avais passé la nuit au dépôt de lapréfecture de police ; avant midi, le même jour, j’étais àSaint-Lazare.

Saint-Lazare ! Non, mon ami, vous ne pouvez pascomprendre ce mot dans toute son horreur ! Saint-Lazare !

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C’est une prison dans laquelle on enferme les voleuseset les femmes de mauvaise vie ; c’est là que celle à quivous avez un moment songé à donner votre nom a étérevêtue de la robe brune et du fichu bleu, qui est l’uniformede celles qui sont vouées à l’infamie.

Quel est mon crime ? À qui ai-je déplu ?Des gens que je ne connais pas ont prétendu dans un

langage sans nom que j’étais leur complice ; une créaturehideuse est venue me sauter au cou en prétendant quej’étais sa fille. Suis-je la victime d’une de cesressemblances étranges qui épouvantent l’esprit humain ?Ressemblé-je trait pour trait à quelque femme avilie pourlaquelle on me prend ? J’aime mieux m’arrêter à cettedernière hypothèse. Je n’ai jamais fait de mal à personne,qui donc aurait voulu me torturer sciemment ainsi ?

J’ai eu pourtant, durant la dernière heure que j’aipassée à la Conciergerie, une heure d’espoir. Le juge quim’avait interrogée, touché de mes larmes, ému par l’accentd’énergique vérité que je mettais dans mes paroles,m’avait promis d’envoyer chercher maman Raynaud. J’aiattendu une heure, et pendant cette heure, je me suis cruelibre.

Que s’est-il encore passé ? Nouveau mystère ! On estvenu me prendre avec les autres femmes, on m’a portéedans la voiture cellulaire, et j’ai été conduite à Saint-Lazare. J’entends dire ici, tout autour de moi, que de toutesles prisons, la plus douce est celle où nous sommes. Que

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sont donc les autres ?Depuis ce matin, grâce à un peu d’argent, j’ai pu avoir

une pistole, c’est-à-dire une chambre où je suis seule. Onm’a apporté de l’ouvrage, car le travail est forcé ; mais jene suis pas obligée de descendre à l’atelier.

Dans mon malheur, j’ai trouvé deux amies, deuxfemmes, le vice et la vertu ; une religieuse, la sœur Marie ;une femme prévenue de vol, la belle Marton. Ce nom esthorrible et dit les mœurs atroces de cette classedégénérée à laquelle elle appartient. La belle Marton estune hôtesse coutumière de cette maison ; elle y est déjàvenue cinq fois ; elle connaît presque toutes lesprisonnières, et exerce sur quelques-unes un ascendantqui ressemble à de l’autorité. La sœur Marie est une dessurveillantes du corridor Saint-Vincent-de-Paul, qui relie lespistoles aux infirmeries. La fille Marton ne peut croire queje sois coupable, et elle m’a prise sous sa protection, carplusieurs détenues, sous prétexte, disaient-elles, quej’étais fière, ont voulu m’insulter et me faire un mauvaisparti. La sœur Marie partage la conviction de la belleMarton. Aussi est-elle maintenant pleine d’égards et dedouceur pour moi. C’est elle qui m’a procuré du papier etune plume pour vous écrire, mon ami, bien que toutecommunication avec le dehors soit interdite à celles qui nesont encore que prévenues. Mais la belle Marton prétendqu’elle se chargera de ma lettre, et que cette lettre vousarrivera.

Je veux donc vous dire ce qu’est Saint-Lazare(3). Vous

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avez passé devant, sans doute, en courant à travers Paris.Vous avez vu cette grande porte cochère qui s’ouvre enhaut du faubourg Saint-Denis ? Il y a un drapeau sur lecentre ; au-dessous, ces mots sinistres :

MAISON D’ARRÊT ET DE CORRECTIONUn factionnaire est le seul être vivant qu’on aperçoit tout

d’abord. Il se promène dans un vaste tambour qui séparela porte extérieure, toujours ouverte, de la porte intérieure.Ceux qui entrent ou sortent à pied frappent à droite, auguichet. La grande porte ne s’ouvre que devant la voiturecellulaire. Derrière cette porte, il y a une cour : c’est làqu’on m’a fait descendre. Le mouvement de la voiture et legrand air m’avaient ranimée. J’ai pu voir et observer.

De la cour, on revient dans un grand corridor, aux deuxextrémités duquel montent deux larges escaliers. Cesescaliers conduisent aux lingeries et aux logements desfonctionnaires de la maison, depuis le directeur jusqu’auxaumôniers. C’est la partie presque libre de la maison.Ceux qui l’habitent n’ont qu’à frapper au guichet pour sefaire reconnaître et sortir. En face du guichet, un peu àgauche, dans le corridor et presque au bas de l’escalier dudirecteur, est une petite porte sur laquelle on lit ce motsinistre :

GREFFELà commence la vraie prison. Aux deux coups de

marteau répond le bruit lugubre d’un énorme verrou : laporte s’ouvre… Cette fois vous êtes bien en prison. Il y a là

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deux guichetiers, un brigadier, deux sous-brigadiers, quiregardent attentivement quiconque entre et vousreconnaîtraient dix ans après. Au bout d’un couloir obscurest une pièce carrée séparée en deux par une balustradepleine à hauteur d’appui. De l’autre côté de la balustradese trouvent deux pupitres, l’un à gauche, et l’autre à droite,avec un employé assis devant chacun. Les murs sontcouverts de casiers. Chaque casier renferme d’énormesin-folios. Ce sont les livres d’écrou. Ceux de gauche sontpour les prévenues, les condamnées et jeunes filles que laloi ne pouvant atteindre à cause de leur âge fait enfermercorrectionnellement jusqu’à leur vingt et unième année.Ceux de droite concernent ces femmes sans mœurs à quion ne fait même plus les honneurs de la loi et quel’administration seule punit à son gré. C’est au greffe quej’ai d’abord été conduite. Malgré mes protestations, j’ai étéinscrite comme prévenue de vol, comme complice d’uncertain Polyte, repris de justice, et comme fille de cettehorrible femme qui dit être ma mère et qu’on appelle laMarlotte. Puis on m’a ramenée dans la première pièce dugreffe, là où se tiennent le brigadier, les sous-brigadiers etle guichetier. Il y a là deux salles qui m’ont frappée, leparloir du public et le parloir des avocats.

Le parloir des avocats est un carré long, que sépareune table auprès de laquelle sont des chaises. C’est là queles malheureuses qui vont bientôt comparaître devant untribunal, chambre correctionnelle ou cour d’assises,confèrent avec celui qui doit les défendre. Une table les

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sépare, comme si, dès ce jour, la société voulait établir unedémarcation éternelle entre la coupable et le reste de lasociété.

Le parloir du public, c’est-à-dire de ceux qui obtiennentla permission de voir les prisonnières, a quelque chosed’étrange et de cruel dans son aspect. Figurez-vous uncouloir d’un mètre de large. À gauche et à droite s’élève ungrillage. À gauche vient la prisonnière, à droite le visiteur.Un mètre d’espace et un double grillage les séparent. Lamère et le fils, le frère et la sœur, ne peuvent ni se donnerune poignée de main, ni se dire un mot tout bas. À chaqueporte est un gardien. Au greffe et au parloir meurt l’autoritémasculine. À gauche et à droite, dans la première pièce dugreffe, se trouvent deux portes. L’une est au bas d’unescalier ; l’autre ouvre sur un préau. Le seuil de l’une deces portes franchi, les gardiens s’effacent pour faire placeà la sœur de l’ordre de Marie-Joseph, vêtue d’une robemarron et d’un capuchon à revers bleu de ciel. Lareligieuse est désormais l’unique geôlier de la prisonnière.

C’est par la porte de l’escalier que je suis entrée. Aupremier repos, on a ouvert une seconde porte. Celle-làétait à claire-voie ; et je me suis trouvée dans un vastecorridor sur lequel, de trois en trois mètres, ouvrentd’autres portes qui, toutes, sont armées d’une grosseserrure, d’un verrou posé à l’intérieur, et d’une ouverturetantôt carrée et grillée, tantôt ronde et de la largeur d’unepièce de monnaie. C’est un judas, et le judas de l’autoritéqui semble dire à la prisonnière qu’elle n’est jamais seule

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et que, à toute heure de nuit et de jour, on veille sur elle. Aubout de ce corridor, la religieuse qui nous conduisait, car labelle Marton était avec moi, ainsi qu’une autre femmequ’on appelle Madeleine la Chivotte – la religieuse, dis-je,s’est arrêtée devant une porte sur laquelle il y avait ce mot :

DÉPÔT– C’est là que nous allons coucher, m’a dit la belle

Marton. Ce n’est que demain qu’on nous donneral’uniforme.

Puis, se penchant vers moi, elle m’a dit tout bas :– Si vous avez de l’argent, cachez-le…

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XILa belle Marton avait raison, mon ami. On nous a

laissées dans le dépôt jusqu’au lendemain matin. C’estune salle de douze ou quinze pieds carrés, dans laquelle ily a quatre, six ou huit lits, dont l’un est plus élevé que lesautres. Celui-là est celui de la surveillante.

N’allez pas croire que cette surveillante est unereligieuse ; non, c’est une détenue, et, qui mieux est, unecondamnée. Mais il y a en prison, comme dans le monde,des honneurs et des distinctions. Avec le temps et la bonneconduite, les prisonnières finissent par avoir des fonctionsqui impliquent, les unes plus de bien-être, les autres unecertaine autorité. Il y a des infirmières qui sont détenues etportent le costume de la prison ; on en voit quelques-unes àla lingerie. D’autres sont parvenues à être surveillantes.Celles-là n’ont plus que peu de temps à faire.Obséquieuses, d’une obéissance servile envers les sœurs,le directeur ou les gardiens, elles se souviennent du tempsoù elles étaient rudoyées, et quelques-unes en ont gardérancune et se vengent, non sur leurs anciens persécuteurs,mais sur les prisonnières qui leur sont confiées. Ce sontdes employées qui font ce qu’on appelle du zèle. Celle quiavait mission de surveiller le dépôt était une femme âgée.

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avait mission de surveiller le dépôt était une femme âgée.Il y avait longtemps qu’elle était à Saint-Lazare où,

d’ordinaire, on ne passe jamais plus d’un an. Quandj’entrai, elle me toisa des pieds à la tête. J’avais encore lesyeux pleins de larmes et je me laissais soutenir par la belleMarton, dont le revirement était complet à mon égard.

– Vous êtes bien jeune, me dit-elle ; vous allez bien,vous…

La belle Marton haussa les épaules, et comme lasurveillante paraissait vouloir me dire des chosesdésagréables, elle appela sœur Marie. Sœur Marie estune femme jeune encore et qui n’a peut-être pas quaranteans. Son visage est d’une beauté merveilleuse et porte lestraces de douleurs profondes. Son œil noir, qui sembleavoir perdu son dernier éclair, est d’une bonté inépuisable.Elle a des pieds d’enfant et des mains de duchesse. D’oùvient-elle ? Elle est à Saint-Lazare depuis bientôt dix ans ;elle est sévère souvent, juste toujours… Les détenues ontpour elle un respect sans bornes. Cette femme,certainement, n’est pas née à l’ombre d’un cloître. Ellen’était pas destinée aux tristes et sombres fonctions d’unesœur des prisons. Sans doute un de ces orages du mondequi déracinent une vie tout entière l’a jetée là, contre cesmurs désolés, comme une mer d’équinoxe repousse uneépave à la côte.

La belle Marton s’était jetée à ses pieds :– Ma sœur, a-t-elle dit, vous me connaissez, je suis une

créature infâme et souillée, et je n’ai droit à aucune pitié ;

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mais vous savez que je ne mens pas avec vous et que jepasserais dans le feu si vous le commandiez. Eh bien !écoutez-moi, je vous en supplie, et regardezmademoiselle…

Elle me désignait en parlant ainsi, et sœur Marie levasur moi ce grand œil noir dont le charme est inexprimable.

– Mademoiselle, dit la belle Marton, est une jeune fillehonnête, et, si elle est ici, c’est par méprise, je vous le jure,et j’en donnerais ma tête à couper… je vous le demandeen grâce, ma sœur, protégez-la.

En parlant ainsi, elle tournait un regard presqueflamboyant vers la surveillante. Celle-ci détourna la tête. Lasœur Marie me dit quelques mots affectueux, et on nousenferma dans le dépôt. Tant que les nouvelles détenuesn’ont pas revêtu l’uniforme de la prison, elles necommuniquent pas avec le reste des prisonnières.

À deux heures, on nous apporta des légumes et dupain. À sept heures on nous fit mettre au lit. La belle Martonoccupait le lit de camp voisin du mien ; elle me fit signe quelorsque la surveillante dormirait nous pourrions causer. Eneffet, vers neuf heures, des ronflements sonores partis du litle plus élevé nous annoncèrent que la terrible mégères’était départie de sa surveillance. La belle Marton seglissa alors nu-pieds hors de son lit, peu soucieuse, endépit du froid, de rester sur le carreau glacé, car il n’y a duparquet, à Saint-Lazare, que dans les infirmeries. Ets’appuyant avec le bras sur mon lit :

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– Voyons, mademoiselle, me dit-elle, causons un peu…Il n’est pas possible que vous restiez ici.

– J’ai eu un moment d’espoir ce matin, répondis-je,mais je n’en ai plus.

– Et là, vrai, vous ne connaissez ni papa, ni Polyte, ni lamère ?

– Je vous le jure.– Oh ! je vous crois, et ça me confirme dans mon idée

que c’est un coup monté contre vous. La Chivotte doit toutsavoir, et je m’arrangerai bien pour qu’elle parle un jour oul’autre. Voyons, n’avez-vous pas d’ennemis ?

– Je ne m’en connais pas.– Et, dit-elle en baissant la voix, est-ce que personne ne

vous fait la cour ?Cette question me fit tressaillir.– N’avez-vous pas entendu, lui dis-je, ce que j’ai

répondu au commissaire de police ?– Ah ! oui, dit-elle, pardonnez-moi… Oui, un M. Agénor,

n’est-ce pas ? qui veut vous épouser ?– Oui.– Est-ce qu’il est riche ?– Très riche.– Et vous ?– Moi, je suis pauvre.

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– Ah ! dit la belle Marton pensive. Et il a des parents,bien sûr ?

– Oui… son père… qui m’a envoyé sa voiture.Sur ces mots, mon ami, je racontai à cette femme tout

ce que m’avait dit cet homme qu’on appelle Polyte, c’est-à-dire la complicité du cocher de votre père et le danger que,vous aviez couru d’être assassiné… Elle m’écoutaattentivement et me dit enfin :

– C’est un coup monté, je vous le répète, ma chèredemoiselle, et c’est Polyte qui aura prévenu la rousse –c’est le nom que nous donnons à la police. Voyez-vous, iln’y a pas de quoi être fière, loin de là ; mais j’ai del’expérience et j’y vois clair… Eh bien ! si vous n’aviez pasrencontré M. Agénor et s’il ne voulait pas vous épouser,vous ne seriez pas ici.

– Ah ! fis-je d’un ton d’incrédulité, est-ce possible cela ?– Ah ! reprit-elle, bien sûr que ce n’est pas lui, allez !

mais c’est son père ou les gens de sa famille ! Et tenez, envoulez-vous la preuve ?

– Parlez, balbutiai-je.– Eh bien ! vous vous souvenez que, sur votre

demande, le commissaire a envoyé chercher M. Agénor,rue de Surène ?

– Oui.– Est-ce qu’on n’a pas répondu qu’il était en voyage ?– C’est vrai.

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– C’est vrai.– Là, voyez-vous ! Pendant qu’on vous emballait d’un

côté, on le faisait filer de l’autre.J’avoue, mon ami, qu’il y a dans ce raisonnement une

logique terrible. Vous reverrai-je jamais ? Hélas ! j’endésespère à présent… Et pourtant je me rappelle la lettrede votre père, cette lettre empreinte de tant de franchise etde noblesse. Non, cette femme se trompe ! C’estimpossible…

Un mouvement que la surveillante fit dans son lit força labelle Marton à se sauver. Heureusement, nos dortoirs nesont pas éclairés la nuit, et la surveillante ne vit rien.

Vous pensez bien que je ne fermai pas l’œil, et quel’esprit et le cœur à la torture, je m’efforçai de deviner cetteénigme à laquelle, jusqu’à présent, je ne comprends rien. Àmoi aussi, cependant, il m’est venu une idée qui pourraitbien être la vérité : Écoutez : Je suis pauvre, et ma mèreétait riche. Qu’est devenue sa fortune ? n’a-t-elle pas étévolée ? Et s’il en est ainsi, ne suis-je pas la victime desspoliateurs qui craignent de me la voir revendiquer unjour ? Oh ! j’aime mieux croire cela qu’accuser votre père !

Le lendemain matin, c’est-à-dire à sept heures, on nousa apporté les habits de la prison. La belle Marton avait eule temps de me dire à demi-voix :

– Cachez votre argent.Mais d’argent, je n’en avais pas… La veille j’avais

donné à cette femme les deux uniques pièces d’or que

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j’avais sur moi. On m’a fouillée, selon l’usage, et on a retiréde ma poche mon porte-monnaie qui était vide. La belleMarton s’en est aperçue :

– Ah ! m’a-t-elle dit, si je pouvais croire encore que vousêtes une de nos pareilles, je ne le croirais plus,maintenant… Vous êtes un ange.

Elle avait caché les deux demi-louis. Où et comment ?Je n’en sais rien ; mais en passant auprès de moi, elle m’adit :

– Soyez tranquille, nous avons huit jours de pistoledevant nous, et d’ici à huit jours, si vous êtes encore ici,j’aurai de l’argent.

Quand nous avons été habillées, on nous a conduites àl’atelier. On m’a donné des chemises à faire. Jusqu’à midi,il m’a été impossible de retrouver ni sœur Marie, ni la belleMarton. Nous n’étions pas dans le même atelier. J’airencontré cette dernière au préau. Là, comme j’étais l’objetde la curiosité générale, Marton s’est approchée de moi etm’a prise sous sa protection. Au préau, on jouit de quelqueliberté ; on peut causer et se promener.

– Ma chère demoiselle, m’a dit alors Marton, sœurMarie est comme moi. Je lui ai raconté votre histoire, etelle croit bien que vous êtes persécutée. Aussi, elle vavous donner une pistole demain, car il n’y en a pas de libreaujourd’hui. J’avais votre argent, j’ai payé d’avance.

– Mais vous ? lui ai-je demandé.

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– Oh ! moi, m’a-t-elle répondu en souriant, le dortoir etl’atelier, c’est assez bon : ne suis-je pas une femme demauvaise vie et une voleuse ?

J’ai senti mes yeux s’emplir de larmes.

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XIISaint-Lazare a trois cours, c’est-à-dire trois préaux. Je

n’en connais qu’un, il est sans arbres et dominé de touscôtés par les hauts bâtiments de la prison. Ce dernier estfréquenté tour à tour par les jeunes filles soumises à lacorrection paternelle, les détenues par prévention et lesvoleuses condamnées. La quatrième catégorie deprisonnières, celle qu’on appelle la deuxième section, aune cour à part, qui se trouve derrière la cour de lachapelle, une infirmerie à part et des dortoirs séparés. Leréfectoire seul est commun à toutes les détenues ; mais ona soin que ces femmes-là et nous, nous ne nousrencontrions jamais.

La belle Marton, qui a été dans la deuxième sectionautrefois, m’a donné tous ces détails. Elle connaît la prisondans ses moindres détails. Les jeunes filles en correctionsont soumises, paraît-il, la nuit au régime cellulaire.

C’est dans un corridor assez sombre qui a deux étagesque s’ouvrent leurs cellules. À la tête du lit est la portearmée de sa serrure et de son verrou. Au pied du lit est uneclaire-voie qui donne sur une sorte de couloir étroit qu’unereligieuse parcourt d’heure en heure. Point de table, point

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de chaise, mais, fixée dans le mur au-dessus du lit, uneplanche qui supporte un pot à eau et une cuvette.

Il paraît que ces jeunes filles sont plus indisciplinées etplus difficiles à conduire que les voleuses et les prévenues.Quant aux femmes qui ne relèvent que de l’administration,elles perdent leur cynisme en entrant, et se montrentgénéralement d’une douceur et d’une soumission parfaites.

Je suis mêlée pendant le jour à une catégorie quej’appellerais volontiers multiple. Aucune de nous n’estjugée. Il y a là des femmes qui ont commis un simple abusde confiance et que le vice n’a pas endurcies, desvoleuses de profession, qui attendent une dixièmecondamnation ; des femmes accusées d’adultère, et çà etlà une détenue qui a appartenu au vrai monde et qui secache honteusement. La belle Marton, qui cherche à medistraire et proclame bien haut mon innocence, medésigne chaque détenue par son nom. Elle connaîtpresque tout le monde.

À une heure de l’après-midi, hier, on nous a reconduitesà l’atelier. La belle Marton s’est approchée de moi et m’adit :

– Sœur Marie est bien bonne. Elle m’a dit que j’auraisle bonheur de coucher, ce soir, dans le même dortoir quevous. Je suis bien contente, voyez-vous, car cette canaillede Chivotte, qui pour sûr s’entend avec les gens qui vousveulent du mal, a manigancé une conspiration contre vous.Mais je suis là, moi, et puis j’ai prévenu la sœur Marie.

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J’ai donc couché une nuit dans un des dortoirs. C’étaitun des plus petits. Il n’y avait que sept ou huit lits, et pas desurveillante ; mais Madeleine la Chivotte s’y trouvait. J’aibien vu à l’attitude hostile de mes camarades de chambreque cette femme avait prévenu tout le monde contre moi.Mais Marton a pris son sabot et, le brandissant au-dessusde sa tête, elle s’est écriée :

– Je ne suis pas seulement Marton la belle, je suis aussiMarton la forte et j’ai été saltimbanque dans ma jeunesse ;si une de vous manque de respect à mademoiselle, jel’assomme.

On a murmuré, mais tout s’est borné là.J’étais brisée de fatigue ; j’ai fini par m’endormir en

pensant à vous, mon ami ; à ma pauvre sœur, qui sansdoute est en route pour la France ; à ma bonne mamanRaynaud, qui doit être accablée de douleur et me pleurepeut-être comme morte. Quand je me suis éveillée, onsonnait le lever et le départ pour l’atelier. Sœur Marie estentrée.

– Restez, mon enfant, m’a-t-elle dit.Les autres détenues sont parties, et sœur Marie m’a

conduite dans le corridor Saint-Vincent-de-Paul. C’estdans ce corridor que se trouve la seconde chapelle, carSaint-Lazare en possède deux, l’une à l’usage desdétenues, l’autre qui n’est que pour les sœurs. C’est àcette place même que le saint est mort, et la chapelle luiest consacrée.

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– Voulez-vous entendre la messe ? m’a dit sœur Marie.Je n’ai pu retenir un cri de joie. On a tant besoin de prier

dans ma misérable situation ! Un prêtre était à l’autel ; j’aientendu la messe et j’ai prié avec ferveur. Quand je suissortie de la chapelle, sœur Marie m’a prise dans ses braset j’ai senti une larme couler de ses yeux sur ma joue.

– Venez, mon enfant, m’a-t-elle dit, je vais vous conduireà la pistole qui vous est réservée.

C’est une chambre toute nue, mais il n’y a qu’un lit et j’ysuis seule. La sœur m’a donné quelques livres de piété etde quoi écrire. Puis, elle m’a dit :

– Voici dix années que je suis ici, et j’ai vu entrer biendes coupables ; je crois donc me tromper rarement.

« Eh bien ! je partage l’opinion de Marton, je vous croisune jeune fille honnête et victime de quelque erreur ou dequelque persécution. Mais, mon enfant, je ne suis qu’unepauvre geôlière, et mon opinion n’a aucun poids. Je nepuis donc pour vous qu’une chose, adoucir autant que lesrèglements me le permettront l’amertume de votresituation. Vous ne descendrez plus dans les ateliers et jeferai indemniser l’entrepreneur des travaux, pour votretâche quotidienne, car le travail est obligatoire ici. On vousprocurera à la cantine un peu de vin et une nourriture plussubstantielle.

J’ai demandé alors à sœur Marie, en la remerciant aveceffusion, si je ne pourrais pas écrire soit à mamanRaynaud, soit à vous. Mais elle m’a répondu que cela était

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impossible pour les prévenues. Je me suis résignée, etcependant je vous écris, car j’ai l’espoir qu’un jour vouslirez ces pages…

Tandis qu’Antoinette écrivait ces dernières lignes, on

ouvrit la porte de la pistole et une femme entra. C’était labelle Marton. Quand elle fut entrée, la religieuse de servicedans la cour referma la porte. La belle Marton avait à lamain une cruche, un balai et un essuie-mains.

– Que m’apportez-vous là, mon amie ? lui dit Antoinetteen souriant.

– Je viens faire votre ménage, dit la belle Marton.– Mon ménage ?– Ah ! dame, il faut vous dire, continua-t-elle, qu’ici les

détenues qui ont de l’argent, et qui sont à la pistole, fontfaire leur ménage par d’autres. Ainsi vous êtes censée mepayer, mademoiselle, mais je suis bien heureuse, allez, devous servir pour rien… Si je pouvais vous suivre, quandvous rentrerez dans le monde, je crois que je serais votrecaniche, quelque chose qui vous appartiendrait corps etâme.

Antoinette lui tendit la main avec émotion.– Maintenant, dit vivement Marton en baissant la voix,

causons vite et bien. Vous venez d’écrire une longuelettre ?

– Oui.

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– À qui ? À M. Agénor ?Antoinette fit un signe de tête.– Je m’en charge, dit Marton ; elle lui parviendra.– Mais comment ?– Je vais vous dire : Il y a à Saint-Lazare des femmes

qui ont fini leur temps et qu’on appelle des détenuesvolontaires. C’est des vieilles femmes, pour la plupart, quine sauraient où aller ; on les fait travailler et l’administrationles paie. Pas plus que nous elles ne peuvent sortir, maiselles sont un peu plus libres dans la maison, et quelquefoiselles s’attardent au réfectoire ou à la chapelle, de tellefaçon qu’elles rencontrent une autre section lorsqu’elle yvient.

– Ah ! fit Antoinette étonnée.– J’en connais une qui, pour quelques sous que je lui

donnerai, se chargera de votre lettre et la fera tenir àMalvina.

– Qu’est-ce que Malvina ?– C’est une de mes pareilles, dit la belle Marton en

baissant la tête. Mais c’est une bonne fille et dont je suissûre comme de moi-même. Elle est à la deuxième section,j’en suis certaine, et comme elle n’est retenue que parmesure administrative, elle peut descendre au parloir ledimanche. Demain votre lettre sera hors d’ici.

– Mais qui s’en chargera ?

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– Auguste. Excusez-moi, mademoiselle, dit la belleMarton en rougissant, mais il faut bien que je vous dise toutcela.

– Mais, dit Antoinette, on ne peut, m’avez-vous dit, separler qu’à distance au parloir et à travers un grillage.

– Ça ne fait rien. Finissez votre lettre, je vous dirai tout.Antoinette termina sa lettre en quelques lignes et la signa.Puis, comme elle allait la plier.

– Oh ! pas comme ça, dit la belle Marton.Alors elle s’empara de la lettre et se mit à la pétrir dans

ses doigts, comme elle eût fait d’une boulette de mie depain. Puis, quand elle lui eut donné la forme d’une boule quiavait à peu près la grosseur d’une noix, elle le mit dans sapoche et dit à Antoinette étonnée :

– Où demeure M. Agénor ?– Rue de Surène, 21.– C’est bien, lundi matin il aura votre lettre. Et la belle

Marton se mit à faire le ménage d’Antoinette.

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XIIIRevenons maintenant à un personnage que nous avons

à peine entrevu depuis le prologue de cette histoire. Nousvoulons parler de Vanda la Russe, la maîtresse duCocodès, la femme étrangère qui s’était donné pourmission d’arracher une victime à l’échafaud. Vanda étaitdevenue l’esclave du major Avatar. Pour elle, l’homme quiavait arrêté dans sa course le jeu de la guillotine était aussipuissant que Dieu, et elle aimait et vénérait cet homme etlui disait chaque jour :

– Quand donc auras-tu besoin de moi ?Et Rocambole répondait :– Pas encore !En devenant la femme du major Avatar pour le monde,

la Russe avait retrouvé cette aisance de grande damequ’elle avait autrefois. Dans la villa Saïd, qui est un peu unecolonie et où tout le monde se connaît, on admirait cettebelle jeune femme au sourire mélancolique, et l’on se disaitque le major Avatar était bien heureux de la posséder etd’en être aimé. Cependant, depuis quelques jours, c’est-à-dire depuis l’arrivée de Milon, le major Avatar sortaitpresque tout seul, rentrait fort tard, quand il rentrait, et les

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hôtes de la villa ne voyaient plus vers deux heures, par lesbelles après-midi de soleil, la jeune femme monter avec luien voiture pour faire le tour du lac. On savait que le majorétait russe ; qui dit russe dit joueur. Le concierge qui, parprofession, était curieux, avait questionné son valet dechambre. Le valet de chambre répondit d’un air niais :

– Monsieur joue beaucoup et il perd beaucoup à soncercle depuis quelques jours ; c’est pour cela qu’il rentrefort tard et qu’il est de mauvaise humeur.

Cette explication avait arrêté tous les commentaires.Aussi lorsqu’on vit ce jour-là – le jour où Antoinette étaitconduite à Saint-Lazare – le major rentrer vers midi, leconcierge dit au cocher d’un hôtel voisin :

– Faut-il qu’ils aient de l’or, ces Russes ! en voilà un quia joué toute la nuit, toute la matinée et qui ne s’est pascouché.

Le major monta tout droit à l’appartement de Vanda.Elle était assise sur un tapis, les jambes en rond, à la façonorientale, et elle fumait.

– Eh bien ! dit-elle, car elle était au courant de l’histoiredes orphelines, avez-vous trouvé quelque chose, maître ?

– Oui, et j’ai besoin de toi.Elle eut un cri de joie et passa ses deux bras au cou du

major :– Enfin ! murmura-t-elle.– Il faut que tu ailles en prison, continua Rocambole.

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– À l’échafaud, si tu veux ! dit-elle avec l’accentfanatique du dévouement.

– Non, à Saint-Lazare.Ce nom la fit tressaillir, comme il fera tressaillir

éternellement la femme qui n’a pas perdu toute pudeur.– Avec les filles perdues ? dit-elle.– Oui, dit Rocambole.– Dans quel but ?– Pour faire évader Antoinette Miller, une des deux

orphelines de Milon.– Elle est à Saint-Lazare ! s’écria Vanda.– Depuis une heure ou deux ; et, dit Rocambole avec

son rire amer, c’est une jeune fille honnête pourtant, et lavoilà confondue avec des voleuses.

– J’irai, dit Vanda. Mais pour y entrer, il faut êtrearrêtée… condamnée…

– Arrêtée, oui ; condamnée, non.– Je suis prête, fit la Russe.– Oh ! nous avons le temps, dit Rocambole. D’abord, il

faut que tu lises cela.Et il lui mit sous les yeux le manuscrit de la baronne

Miller, trouvé dans la cassette au million. Puis, tandisqu’elle lisait, il alluma tranquillement un cigare et se mit àarpenter la chambre en murmurant :

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– J’ai beau faire pour oublier mon ancienne vie, lesévénements m’y ramènent constamment. Il va falloirengager avec Timoléon une lutte à mort. Tant pis pour lui sije redeviens Rocambole jusqu’au bout des ongles.

– Ah ! quel tissu d’infamies ! murmura Vanda au boutd’une demi-heure en repoussant sur une table le manuscritqu’elle aurait dû lire jusqu’à la dernière ligne.

Alors Rocambole interrompit sa promenade et vint serasseoir auprès de Vanda.

– Maintenant, écoute, dit-il, tu comprendras.Et il lui raconta sommairement les amours d’Antoinette

et d’Agénor, le piège où on avait fait tomber la jeune fille etl’impossibilité où l’on était à présent de la réclamer.

– Mais, dit Vanda, il me semble que c’est bien facile.– Tu crois ?– Est-ce que la vraie Mme Raynaud ne peut s’adresser

au parquet ?– D’abord, dit Rocambole, la vraie Mme Raynaud a

disparu. Timoléon l’a mise sous clé, et on ne la trouverapas.

– Et la concierge ?– Eh ! la concierge, on la renverra contente et

persuadée qu’Antoinette est la plus heureuse des femmes.– Mais enfin tout ce tissu de mensonges ne peut tenir,

reprit Vanda, devant un tribunal.

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– Certainement non.– Et quand on jugera Antoinette…– Voilà justement ce que je veux éviter… Antoinette ne

doit pas passer en jugement. M. Agénor de Morlux doitl’épouser, et il est inutile que le monde sache ce qui arrive.

– C’est juste. Mais ne saura-t-on jamais qu’elle a été àSaint-Lazare ?

– Jamais.Vanda regarda Rocambole d’un air interrogateur ; mais

Rocambole avait ce visage impassible que les poètesprêtent au sphinx antique.

– Maintenant, reprit-il après un silence, il faut faire tespréparatifs, c’est-à-dire qu’il faut faire charger deux mallessur une voiture de place que j’ai gardée et qui est à laporte.

– Bon ! Et puis ?– Pour les gens de la villa, nous nous absentons huit

jours.– Très bien. Où allons-nous ?– Faire un voyage à Londres.– Tu crois donc, maître, dit encore Vanda, que dans huit

jours tout sera fini ?Rocambole fit un signe de tête affirmatif et continua à

fumer tranquillement son cigare. Si le bon Milon l’avait vuainsi, il se fût lamenté de plus belle, et il eût pensé que

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Rocambole n’épousait que bien tièdement la cause de sachère Antoinette. Mais Milon était déjà à trente lieues deParis, emporté par un train express, et Rocambole étaitl’homme par excellence qui a horreur des grands mots, desgrands cris et de toute agitation stérile. À l’école de sonancien maître sir Williams, il avait fini par être calmecomme la destinée elle-même.

Une heure après, Vanda et le maître montaient envoiture et quittaient la villa Saïd. Le costume de voyage, lepetit chapeau rond de la jeune femme et les deux caissesplacées sur la voiture ne laissèrent aucun doute auconcierge. Le major lui dit en sortant :

– Nous allons à Londres pour huit jours, vous donnerezmes lettres à mon valet de chambre. Le major n’attendaitaucune lettre, mais il attendait la dépêche télégraphique deMilon, et son valet de chambre avait ordre de la lui porterau café Anglais.

Rocambole conduisit Vanda, non point au chemin defer, comme on le pense bien, mais à l’hôtel de Hollande,rue d’Amsterdam, tout près du débarcadère. Elle demandaun appartement et s’y installa comme une voyageuse quidoit partir le lendemain.

– À présent, lui dit Rocambole en la quittant, nous nenous reverrons que ce soir à onze heures.

– Où ?– Au café Anglais. Tu t’habilleras comme une femme

qui va à l’Opéra, et tu auras soin de te décolleter le plus

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possible ; puis, tu t’encapuchonneras dans une sortie debal ; tu monteras rapidement l’escalier, de façon qu’on nete remarque pas trop, et tu me trouveras dans le cabinetn° 29.

Et Rocambole quitta Vanda et se fit conduire rueSerpente, où l’attendait son bras droit, le forgeron Noël ditCocorico.

– Écoute, lui dit-il, as-tu quelqu’un sous la main quiconnaisse Saint-Lazare comme sa poche ?

– Je dois avoir ça, répondit Noël avec un sourire. Est-ceque nous n’avons pas eu autrefois toutes sortes deconnaissances ?

– C’est vrai, fit Rocambole en souriant.Noël interrogea ses souvenirs et finit par se frapper le

front en disant :– J’ai l’affaire.– Qui donc ?– Madeleine la Chivotte, une voleuse incorrigible. À

moins qu’elle n’y soit encore… car elle y va souvent…– Est-ce une fille intelligente ?– Assez.– Et capable de bien décrire la maison et les habitudes

à madame !Noël regarda Rocambole avec un certain étonnement.

Depuis le retour de Toulon, madame était le nom qu’il

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donnait à Vanda.– Oui, dit froidement Rocambole, madame veut aller

faire un tour à Saint-Lazare, où nous avons en ce momentdes mystères engagés et il faut bien qu’on la mette un peuau courant.

– On ne peut pas trouver mieux que Madeleine laChivotte, répondit Noël. Elle demeurait autrefois rue duPetit-Carreau, et si elle n’y demeure plus, on la retrouveratoujours dans les environs. Son homme, le beau Jean-Joseph, a fait dix ans de centrale ; mais il est sorti. C’estun homme à qui on peut se fier. Si la Chivotte, ce qui estbien possible, est sous clé, il nous trouvera quelqu’un quidégoisera tout à son aise.

– Eh bien ! dit Rocambole, allons voir la Chivotte.Noël était seul dans la loge. Le maître y entra, et, en

quelques minutes, le major Avatar faisait place à un de ceshommes à mine douteuse, qui portent beaucoup debreloques, beaucoup de bagues, des gilets de veloursrouge, des cravates éclatantes, un pantalon à grandscarreaux, une casquette dite melon et font tournoyer unegrosse canne à pomme d’argent doré. Puis Noël et lui sedirigèrent vers la rue du Petit-Carreau.

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XIVLes femmes de l’espèce de Madeleine la Chivotte,

belles de nuit s’il en fut, sortent peu le jour et on les trouveau logis généralement occupées à jouer au bésigue sur untapis graisseux. Elles quittent rarement leur quartier où,pour la plupart, elles sont connues depuis de longuesannées. Il y avait dix ans que Noël dit Cocorico n’avait vu laChivotte, mais il était certain qu’elle n’avait pointabandonné, sinon la rue du Petit-Carreau, au moins lesenvirons. Madeleine avait toujours été plus ou moinsaffiliée à une bande de voleurs ou poivriers. Le soir, on lavoyait chez les marchands de vin agacer les ivrognes et lesdétrousser ensuite en sortant. Mais ces sortes de vols sonttrès difficiles à prouver, et Madeleine se tirait presquetoujours d’affaire. Quand elle ne parvenait pas à prouverson innocence, elle s’en tirait au plus bas prix, c’est-à-direavec une condamnation de quatre à six mois de prison.

Cette femme que nous avons entrevue en compagniedu beau Polyte, de Papa et des autres misérables quiavaient fait arrêter Antoinette, vivait depuis de longuesannées avec un homme de force herculéenne, forgeron deson état, qu’il n’exerçait guère, du reste, et qu’on appelaitle beau Jean-Joseph. Il avait été condamné à dix ans de

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le beau Jean-Joseph. Il avait été condamné à dix ans deréclusion pour tentative de meurtre ; mais, d’après lescalculs de Noël dit Cocorico, il devait être sorti, et toutlaissait supposer qu’il avait renoué avec la Chivotte, carl’attachement de ces sortes de femmes est quelquefoiséternel.

La rue du Petit-Carreau est une des rares artères deParis qui ait conservé sa physionomie d’il y a vingt outrente ans. Ce sont toujours les mêmes maisons, lesmêmes magasins, les mêmes allées noires et enfumées.Rien n’y change d’aspect.

Cocorico, que suivait toujours Rocambole, enfila uneallée étroite fermée par une claire-voie, monta sans riendemander au concierge et s’arrêta au premier étage,devant une porte sur laquelle était une plaque de cuivreavec ce nom :

MADEMOISELLE MADELEINEfleuriste

– C’est comme il y a dix ans, fit Cocorico en riant.Et il sonna. Une vieille bonne vint ouvrir. Noël la reconnut

aussi. La bonne, comme la plaque, datait de la mêmeépoque.

– Mère Auguste, dit-il, savez-vous si Madeleine peutnous dire bonjour à monsieur et à moi ?

– Ni à monsieur ni à vous, ni à personne, mon cherenfant, répondit la vieille. Elle est à la campagne.

– Compris, dit Cocorico ; mais le beau Joseph ?

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– Il est en bas, chez le liquorisse du coin de la rue deCléry.

– Merci, maman, dit Noël.Rocambole et lui redescendirent. Comme on était au

milieu de la journée le liquorisse était désert ; il n’y avaitpersonne devant le comptoir, et Cocorico, jetant un coupd’œil par la porte entrouverte du cabinet, aperçut le beauJean-Joseph un peu vieilli, un peu blanchi, mais toujoursbel homme. Il était attablé seul devant un carafond’absinthe qu’il buvait pure et verre par verre.

– Cré nom ! disait-il, il ne viendra donc personne pourme faire un piquet ? Je m’ennuie à regretter la Centrale.

– Présent ! dit Noël en entrant.Les voleurs ont beau se séparer pendant de longues

années, ils se reconnaissent toujours.– Cocorico ! exclama le beau Jean-Joseph.– Tu l’as dit, mon vieux. Tu as donc réglé tes comptes ?– Oui, j’ai fait sept ans à Melun, et on m’a gracié. Et

toi ?– Moi, je reviens du pré.– Avec ou sans permission ! Cocorico se mit à rire.– Je ne demande jamais de permission, moi, dit-il.– Ah ! ah ! fit le beau Joseph. Et quoi de nouveau ?Puis apercevant Rocambole :

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– Monsieur est un ami ?Le mot ami veut dire voleur, pour tous ceux qui ont eu

des démêlés avec la justice.– Et un crâne encore, dit Cocorico ; il a de rudes états

de service.– Alors on peut causer ?– Parbleu ! dit Cocorico, qui ferma la porte du cabinet

et s’attabla.Rocambole en fit autant et tira de sa poche une pipe en

terre qu’il chargea lentement.– Est-ce que tu as quelque affaire à me proposer ?

demanda le beau Joseph en clignant de l’œil.– Peut-être oui… peut-être non… Ça dépend…– Comment cela ? fit le forgeron alléché.– Il y a gras, dit Noël, mais il faudrait une bonne largue

comme Madeleine.– Elle est bloquée ! dit le beau Joseph.– Ah diable !– Et peut-être bien qu’elle fera six mois ; mais ce n’est

pas cher, nous avons touché de belles roues de derrière,va !

– Un vol ? dit Noël.– Non… mieux que ça.Et le forgeron prit un air malin.

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– Sais-tu bien, dit-il, que nous travaillons maintenantdans les fils de famille ?

– Ah !– Nous nous sommes associés, papa et le beau Polyte.À ce nom, Rocambole, qui faisait tranquillement son

absinthe goutte à goutte, dressa l’oreille.– C’est Timoléon qui nous a embauchés.– Faut vous méfier, dit Rocambole qui se mêla alors à

la conversation ; il a été de la police autrefois.– Oui, mais il n’en est plus. Il paraît que nous avons joué

un gros jeu cette nuit. Moi je n’y étais pas, mais Polyte,Madeleine et les autres, tout a été bloqué.

– Quel malheur ! fit naïvement Rocambole.– Mais non, c’était convenu.– Comment donc ?Et Rocambole, que le hasard mettait en présence d’un

des agents de Timoléon, prit un air de plus en plus étonné.– Ils se sont fait pincer exprès avec une jeune fille qu’on

voulait fourrer à Saint-Lazare.– Pourquoi ?– Il paraît que c’est un fils de famille qui en est

amoureux, et les parents ne veulent pas du mariage. Alorson a organisé un coup, et on l’a bloquée avec nous.

– Ça doit être bien payé, ces affaires-là ? dit

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Rocambole d’un air indifférent.– Madeleine a eu son billet de mille.– Excusez ! fit Noël, qui avait surpris un regard

énergique de Rocambole.Celui-ci reprit :– Alors votre dame est là-bas ?– Oui, et tant qu’elle ne sera pas jugée, il n’y aura pas

moyen de la voir. Mais ça va vite à présent : on ne moisitpas à la préventive. Du reste, elle avait de l’argent ; et puis,elle a de la société avec elle : la belle Marton a été pincée.

– Elle en était aussi ?– Oh ! non, elle ne savait rien, elle ; c’est bon jeu, bon

argent. Pourvu que Madeleine ne parle pas, un jour qu’elleaura bu un verre de trop, tandis que la surveillante tournerala tête.

– Eh bien ! si elle jasait ?– La belle Marton est mauvaise comme une teigne et

forte comme un Turc, elle assommerait Madeleine !– Vrai ? dit Cocorico.– Et elle serait capable de tout dire à la petite

demoiselle et de se mettre en tête de la faire sortir.– Fort bien, pensa Rocambole. Voici déjà un auxiliaire

sur lequel nous ne comptions pas.Et il se chevilla dans la mémoire ce nom de la belle

Marton.

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– Qu’est-ce que c’est donc que cette affaire dont tuvoulais me parler ? reprit le beau Joseph.

– Elle n’est pas mûre…– Mais encore ?…– Te trouve-t-on ici tous les jours ?– Tous les jours.– Eh bien, je reviendrai demain et nous jaserons.Cocorico et Rocambole échangèrent une poignée de

main avec le beau Joseph et sortirent. Une fois dans la rue,Rocambole dit à son compagnon :

– Maintenant, il faut que tu me surveilles ce gaillard-lànuit et jour, entends-tu ?

– C’est bien, maître.– Il faut convenir qu’on trouve souvent ce qu’on ne

cherche pas, continua Rocambole en manière d’aparte.– En voici la preuve, dit Noël, qui entra dans un bureau

de tabac pour y rallumer sa pipe.Il y avait au comptoir une femme entre deux âges vêtue

de noir, et qui avait encore des restes de beauté.– Comment ! dit Noël, vous êtes ici, vous ?– Chut ! dit-elle, n’allez pas me reconnaître, au moins.Cette femme, Rocambole la jugea d’un coup d’œil.

C’était une ancienne affiliée qui avait mis quelqueséconomies à acheter la gérance d’un bureau de tabac.

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Noël se pencha sur le comptoir comme pour y choisir descigares.

– Écoutez, Joséphine, dit-il, je sais pour vous un moyende gagner dix louis ce soir.

– Honnêtement ? fit-elle.– Très honnêtement.– Ah ! mon Dieu ! dit-elle en riant. Que faut-il faire ?Rocambole s’approcha à son tour.– M’apporter ce soir une caisse de cigares au café

Anglais, cabinet 29, et demander le major Avatar, dit-il.– J’irai, répondit-elle.– Elle a une tête intelligente, dit Rocambole en souriant.

Mais es-tu sûr qu’elle soit allée là-bas ?– Elle y a passé la moitié de sa vie.– Alors c’est parfait, dit Rocambole en continuant son

chemin.

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XVCe soir-là, à onze heures, le major Avatar, qui

commençait à être un des lions du jour, grâce à lapopularité qu’on lui avait faite au club des Asperges, entraau café Anglais, demanda le cabinet 29, qu’il avait retenudans la journée, et attendit Vanda. Celle-ci arriva quelquesminutes après. Elle était si bien encapuchonnée, que lesgarçons ne purent voir son visage.

– Ma chère enfant, dit Rocambole, j’ai trouvé ce que jecherchais depuis ce matin.

– Que cherchiez-vous donc, maître ? fit-elle avec unaccent de soumission passionnée qu’elle n’avait qu’aveclui.

– Le moyen de t’envoyer à Saint-Lazare cette nuitmême et de t’en faire sortir quand bon me semblera, c’est-à-dire lorsque Antoinette n’y sera plus.

– Ah ! fit Vanda, et quel est ce moyen ?– Tu verras, car nous attendons un troisième convive.– Noël ?– Non, une femme.

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Le major s’était fait servir à souper et avait demandétrois couverts.

– Je t’engage, dit-il à la Russe, de ne bouder ni lesbuissons d’écrevisses, ni la volaille truffée qu’on va nousservir, car demain sera jour de jeûne pour toi.

Ils étaient à table depuis quelques minutes lorsqu’onfrappa à la porte du cabinet.

– Entrez ! dit Rocambole.La porte s’ouvrit et la marchande de tabac de la rue

Montorgueil parut.Que se passa-t-il alors entre ces trois personnes ? Il

serait assez difficile de le raconter ; mais, une heure après,c’est-à-dire vers une heure et demie du matin, Vanda sortitdu café Anglais par l’escalier de la rue Favart, et jeta dansl’allée sa sortie de bal. Ce qui fit qu’elle se trouvadécolletée, tête nue, en robe de soie, sur le boulevard.L’Opéra était fermé depuis deux heures, on n’était pasencore au carnaval et il était impossible d’admettre qu’unefemme comme il faut pût se trouver ainsi à pied, par unenuit de brouillard humide, les épaules nues, si quelquemystère n’était pas à éclaircir. Elle aperçut deux sergentsde ville et se mit à courir comme si elle eût voulu les éviter.Les sergents de ville se mirent à la poursuite de la fugitiveet la rattrapèrent devant le café Riche, au coin de la rue LePeletier, juste au moment où deux jeunes gens l’abordaientet lui disaient sans façon :

– Viens-tu souper ?

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En voyant les sergents de ville, Vanda jeta un cri. L’und’eux la saisit par le bras, et lui dit :

– Où allez-vous ?– Laissez, fit-elle, en jouant l’effroi le plus grand.– Où allez-vous et d’où venez-vous ? répéta le sergent

de ville.– Je vous en supplie, laissez-moi, dit-elle avec l’accent

de la prière ; je rentre chez moi.– Dans ce costume ?– J’ai perdu mon manteau.Les deux jeunes gens s’étaient arrêtés à trois pas de

distance, et disaient en riant :– Elle a de l’aplomb, la petite.Le sergent de ville est un brave homme qui s’occupe

simplement de la police des rues et est fort peu au courantdes mœurs nocturnes des viveurs des boulevards.

– D’où venez-vous ? insista celui-ci qui avait saisiVanda par le bras.

– De La Maison d’or(4), répondit-elle.– Où demeurez-vous ?– Je ne puis vous le dire.Comme elle faisait cette réponse, une femme traversa

le boulevard et vint passer tout auprès. Elle portait unchapeau fané, un châle à carreaux et avait l’air d’une

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marchande à la toilette revenant d’une soirée de famille.Jetant les yeux, comme par hasard, sur Vanda, elle poussaun cri.

– Ah ! voleuse ! dit-elle.Ce mot coupa court à l’hésitation du sergent de ville.– Vous connaissez cette femme ? dit-il.– Oui, dit la femme au châle de tartan.– Ce n’est pas vrai, dit Vanda, je n’ai jamais vu

madame.– En voilà de l’aplomb ! s’écria la femme au tartan qui,

on le devine, n’était autre que la marchande de tabac, etjouait un rôle dans la comédie imaginée par Rocambole.

Puis, s’adressant au sergent de ville :– N’allez pas lâcher madame, au moins, car aussi vrai

que je suis une femme établie et que voici mon nom et monadresse : Mme Gouleau, débitante de tabac rueMontorgueil, cette femme est une voleuse à la tire et ellem’a escroquée hier encore.

– Cette femme ment ! disait Vanda.Les deux jeunes gens qui d’abord l’avaient invitée à

souper avec un tel sans façon se tenaient à distance, peusoucieux de lui venir en aide.

– Voyons ? reprit le sergent de ville, voulez-vous oui ounon me dire d’où vous venez ?

– De la Maison d’or, répondit-elle.

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– Alors on vous y connaît ?– Oh ! certainement.– C’est ce que nous allons voir, dit l’agent de police qui

lui fit rebrousser chemin.Or, le chasseur qui se tient au bas de l’escalier du

restaurant célèbre était à son poste depuis minuit moins lequart et manifesta un profond étonnement quand on luidemanda s’il avait vu entrer ou sortir Vanda, et il finit pardéclarer ne l’avoir jamais vue. La marchande de tabac, quiles avait suivis, ne cessait de répéter qu’elle avait étévolée. Vanda persistait dans ses affirmations : les gens durestaurant niaient toujours connaître cette femme. Ce quevoyant, le sergent de ville, qui n’était pas très patient,emmena Vanda au poste de la rue Drouot et prit note del’accusation portée par Mme Gouleau, débitante de la rueMontorgueil.

Comme elle s’y attendait, Vanda passa le reste de lanuit dans le violon et ne fut dirigée sur le dépôt, au petitjour, qu’après avoir de nouveau refusé énergiquement defaire connaître son nom et son domicile. Comme en hiversurtout, la police opère presque chaque nuit desarrestations de cette nature, personne à la préfecture ne semontra surpris de voir arriver Vanda.

La jeune femme avait su se donner un air effronté etmystérieux tout à la fois, qui semblait défier les plusminutieuses investigations. À six heures du matin, elle subitcet interrogatoire sommaire à la suite duquel les

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prisonniers sont relâchés ou retenus définitivement etdirigés sur une prison quelconque. Interrogée par un jeunemagistrat, elle répondit qu’elle ne pouvait dire ni son nom nison adresse, et que de son silence dépendait sa position.Cela était assez admissible, si on prenait Vanda pour cequ’elle paraissait être, une femme de mœurs douteuses.Quant à l’accusation de vol, elle se défendit pour la forme,ayant soin de laisser planer un soupçon dans l’esprit dumagistrat. Enfin, et ceci décida de son arrestationdéfinitive, ayant tiré son mouchoir de sa poche, elle laissatomber sur le parquet un jeu de cartes. On la fouilla et on latrouva nantie d’une certaine somme en or et en menuemonnaie.

Alors, pour le magistrat, la chose ne fut plus douteuse ;cette femme, qui persistait à s’envelopper d’un profondmystère, sortait d’une maison de jeu clandestine ; et ilsigna l’ordre de la transférer à Saint-Lazare. Alorsseulement Vanda respira, car plusieurs fois, en dépit deses efforts, elle avait vu le moment où on allait la remettreen liberté.

À midi, c’est-à-dire vingt-quatre heures aprèsAntoinette, Vanda arrivait à Saint-Lazare. Comme elle étaittoujours en robe de bal, les épaules nues, et qu’ellegrelottait, elle demanda comme faveur d’autres vêtements,avant de sortir du greffe, ce qui lui fut accordé. On luiapporta le costume de la prison, et une religieuse la fitentrer dans une de ces chambres décrites par Antoinette,et qui servent de dépôt provisoire. On avait pris à Vanda

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l’argent qu’elle avait sur elle, mais comme rien ne prouvaitqu’il ne lui appartînt pas, on devait le remettre au directeurde la prison. Seulement on ne lui avait pas ôté un grandpeigne en or qui retenait son épaisse chevelure. Elle l’ôtaelle-même et le remit à la religieuse :

– Ma sœur, lui dit-elle, je ne resterai pas longtemps ici,car bien certainement on viendra me réclamer. Cependant,comme on m’a pris tout mon argent, vous seriez bienaimable de faire vendre ce peigne à mon profit.

– J’en parlerai au directeur, répondit la religieuse, dontl’attention, toute concentrée sur ce peigne, ne se portapoint sur une grosse épingle longue de trois pouces, à têtenoire et de la grosseur d’une noisette, que Vanda fitdisparaître lestement sous les flots épais de sa chevelure.

Cette épingle, Rocambole la lui avait donnée aumoment où elle quittait le café Anglais en lui disant :

– Prends bien garde qu’on ne te la prenne, car si celaarrivait, tu serais entrée pour rien à Saint-Lazare.

Une fois revêtue du costume de la prison, Vanda futconduite au réfectoire où on lui donna une portion delégumes et de là à l’atelier de travail.

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XVICamélia s’était jetée dans la dévotion depuis que ses

charmes s’étaient évanouis. Qu’était-ce que Camélia ? Onvous eût dit, il y a trente ans, au bal du Vaux-Hall, quec’était une piqueuse de bottines célèbre par sa danseéquivoque. Sept ou huit ans plus tard, on eût songé à unecourtisane de bas étage, mais belle encore, en entendantprononcer ce nom. Plus tard, il avait été répété à lahuitième chambre de la police correctionnelle comme lesobriquet de la fille Adélaïde Montain, reprise de justice etvoleuse à la carte émérite.

Maintenant, l’être qui répondait à ce nom de guerre étaitune vieille et hideuse créature qui, ne trouvant plus àgagner sa vie autrement, s’était résignée à devenirservante dans cette maison où elle avait été si longtempsprisonnière. Camélia était la détenue volontaire dont labelle Marton avait parlé à Antoinette, et qui devait secharger de sa lettre pour M. Agénor, la faire tenir à Malvina,qui, à son tour, la donnerait à un certain Auguste, au parloir,le dimanche après la messe. Cette femme, qui avait étébelle, était maintenant horrible. Elle avait eu, à quaranteans sonnés, la petite vérole, qui l’avait défiguréecomplètement et lui avait fait perdre un œil. En outre, ses

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complètement et lui avait fait perdre un œil. En outre, sescheveux, jadis d’un blond magnifique, avaient blanchi parplaces et lui donnaient une expression étrange. On eût ditla crinière emmêlée d’un vieux lion. Cette femme s’étaitjetée dans la dévotion – mais à la façon de ses pareilles,avec une bonne foi qui pactisait avec tous ses mauvaisinstincts. Elle avait conservé ses relations avec sespareilles, se chargeait de leurs commissions, les aidait àtromper la surveillance et à frauder les règlements.Cependant, comme elle conciliait très habilement tout celaavec ses patenôtres, elle avait su capter la confiance desreligieuses et on lui permettait le dimanche de rester à lachapelle une partie de la matinée, et d’y entendre les deuxmesses qui s’y célèbrent à une heure de distance, car lachapelle est trop petite pour contenir toutes lesprisonnières à la fois. Saint-Lazare a deux aumôniers. Labelle Marton savait tout cela lorsqu’elle avait assuré àAntoinette que sa lettre pourrait sortir de Saint-Lazare.

Camélia, le dimanche matin, était occupée àl’infirmerie ; elle faisait de la tisane pour les malades. Labelle Marton se plaignit d’un fort mal à la gorge, s’adressaà la sœur Marie et obtint la permission d’aller boire unverre de tisane dans le laboratoire. Cette permission étaitune véritable faveur. La température de ce laboratoire esttrès élevée et les pauvres détenues qui parviennent à ypénétrer s’approchent en toute hâte des fourneaux pourdégourdir leurs mains raidies par le froid. Le dimanche, dureste, est un jour où la surveillance est plus indulgente. Onne travaille pas, mais les détenues peuvent se réunir dans

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les ateliers et causer avant et après la messe. C’est le jouroù elles ont de la viande et du vin.

Quand la belle Marton entra dans le laboratoire,Camélia s’y trouvait seule. L’interne de service était dansla salle voisine, et une femme qui était adjointe à Caméliabalayait le corridor devant la porte. La belle Martons’approcha.

– Donne-moi un bol de tisane, Mélie, dit-elle.– Tiens ! fit la détenue volontaire, c’est toi, Marton ?– Oui.– Tu es donc revenue ?La belle Marton se mit à rire.– Tu sais bien, dit-elle, que je vais et viens toujours, moi.– C’est comme moi dans mon temps, murmura

Camélia.La belle Marton se baissa, passa la main dans son bras

et en retira quarante sous et la boulette blanche quireprésentait la lettre d’Antoinette.

– Ne flânons pas, dit-elle, je suis venue pour affaires.– Ah ! fit la vieille qui étendit avec avidité sa main vers

la pièce de quarante sous. Tu as une commission pour lapremière !

– Non, pour la deuxième, répondit la belle Marton. Jesuis dans la première.

– Tu n’es donc pas ici pour faire plaisir à M. le préfet ?

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ricana Camélia.– Non ; c’est un curieux qui m’a bloquée.– C’est plus grave, ma fille, dit sentencieusement

Camélia. Tu en auras pour six mois peut-être.– Ou pour deux ans, murmura Marton avec insouciance.

Maintenant, plus vite, et ne parlons pas de moi. Malvina està la deuxième ?

– Oui, je l’ai aperçue dimanche dernier à la messe.– Tu lui donneras ça.Et la belle Marton mit la boulette dans la main qui

renfermait déjà la pièce de quarante sous.– Est-ce pour elle ?– Non, c’est pour M. Agénor, retiens bien ce nom.– C’est facile, j’ai eu un amoureux dans ma jeunesse

qui s’appelait comme ça, Agénor, je ne connais que ça.Quelle rue ?

– Rue de Surène. Tu songeras au petit bleu, vingt et un,tu te souviendras du misti(5).

– Un joli jeu, dit Camélia. Malvina va donc sortir ?– Non, mais elle verra Auguste aujourd’hui.– Ah ! c’est juste, dit la vieille infirmière. Pourvu que

Malvina n’oublie ni le nom ni l’adresse !– Elle a bonne mémoire, dit la belle Marton.Une sœur entra dans le laboratoire, Marton avala son

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bol de tisane et s’en alla, échangeant un dernier signed’intelligence avec Camélia. Celle-ci, à neuf heuresprécises, était à la chapelle, tout auprès du banc desreligieuses. Elle entendit la messe avec recueillement ;puis, comme le service divin était fini, au lieu de se lever,elle se pencha vers une des surveillantes et lui dit :

– Je n’ai pas fini mes prières, ma sœur ; voulez-vousme permettre de rester ?

La sœur n’y vit aucun inconvénient et accorda lapermission. Camélia se remit à genoux, la premièresection s’en alla et le tour de la deuxième arriva. Dansl’intervalle, la détenue volontaire avait changé de place ;elle s’était agenouillée tout au bout de la chapelle, auprèsde la porte par où entrent les femmes de la secondesection. Quand celles-ci arrivèrent deux par deux, Camélialeva la tête et les regarda successivement, échangeant unpetit salut avec la plupart, car elle les reconnaissaitpresque toutes. Enfin, elle aperçut Malvina, une belle bruneà l’air résolu et à la physionomie qui n’était pas dépourvuede franchise.

– Viens auprès de moi, fit Camélia d’un clignementd’yeux.

Malvina comprit et vint s’agenouiller tout à côté de lavieille détenue. Celle-ci ouvrit son livre de messe et, tandisque les prisonnières, conduites par les sœurs, entonnaientun chant religieux, elle dit tout bas :

– Marton est ici ! Malvina tressaillit et répondit :

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– À la première ?– Oui.– La malheureuse ! elle aura été prise avec la bande à

Polyte.– C’est possible, répondit Camélia. As-tu bonne

mémoire ?– Si c’est pour Marton la belle, oui, répondit Malvina. Je

me ferais couper en morceaux pour elle, la pauvre chatte !Camélia lui glissa la boulette dans la main.– Auguste viendra te voir, n’est-ce pas ?– Je crois bien, il n’y manquerait pas pour cent mille

francs.– Il faut que ton Auguste mette cet oiseau à l’air,

poursuivit Camélia.– Pour qui ?– Agénor, rue de Surène, 21.– Je m’en souviendrai. À midi, je verrai Auguste à deux

heures, le poulet battra de l’aile.– As-tu des commissions pour Marton ? demanda

Camélia.– Elle n’a peut-être pas d’argent, la pauvre petite.– Je ne sais pas.– Moi, j’en ai. Fourre ce jaunet dans ton bas pour elle.

Camélia prit le louis et se remit à écouter la messe

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dévotement. L’enveloppe cachetée à la cire qui renferme une lettre

n’est pas plus sacrée que la boulette roulée pour lesprisonniers. Ce moyen de correspondance, usité dans lesprisons et les bagnes, n’a jamais été violé. L’intermédiaire,et souvent il y en a plusieurs, se ferait un cas deconscience d’ouvrir cette lettre d’une forme nouvelle poursavoir ce qu’elle contient. La boulette passe de main enmain, accompagnée de l’adresse donnée verbalement, etelle arrive intacte à son destinataire. Malvina, en sortant dela chapelle, fut conduite au réfectoire, puis au préau, et elley était depuis dix minutes lorsque son nom retentit au seuildu corridor qui y donnait accès.

– Malvina, disait une sœur, on vous attend au parloir.Malvina gagna le corridor où se trouvaient déjà réunies

trois autres détenues, car on les mène au parloir parescouades, et elle suivit la surveillante qui se mit à leurtête, son trousseau de clés à la main, ouvrant et refermantchaque guichet.

Le parloir était plein et il s’y faisait un bruit d’enfer.Visiteurs et visités, abrités derrière leurs grillagesrespectifs, échangeaient avec volubilité des exclamations,des compliments, des consolations et des espérances. Oneût dit une pension de collégiens à l’heure de la récréation.

Le hasard semblait servir Malvina et par conséquentAntoinette, car Auguste, le visiteur, s’était appuyé tout

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contre la porte et se trouvait par conséquent au bout duparloir. Malvina vint se placer vis-à-vis, et avant qu’Augusteeût le temps de parler, elle lui dit :

– Regarde donc comme j’ai mal aux dents ; une rudefluxion, va !

Auguste vit alors que Malvina avait quelque chose dansla bouche, sous la joue gauche – celle que ne pouvait voirle sous-brigadier qui est chargé de surveiller le parloir etqui se tient derrière la porte. Auguste comprit. Malvinas’appuya le front contre le grillage, puis, au moment où lesous-brigadier ouvrait la porte, pour laisser sortir unvisiteur, elle fit de sa bouche une sarbacane, et lança saboulette à travers les deux grillages avec tant d’adresse etde précision qu’elle tomba dans les deux mains d’Auguste,réunies en corbeille.

– De la part de Marton, dit-elle, M. Agénor, rue deSurène, n° 21.

– C’est bon, répondit Auguste, on ira.Le sous-brigadier referma la porte, et se retourna vers

le parloir, mais il n’avait rien vu.

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XVIITandis que la lettre d’Antoinette sortait de Saint-Lazare

dans la poche de M. Auguste, une scène d’un autre genreavait lieu au préau de la prévention, où les détenuesvenaient de se rendre. Madeleine la Chivotte pérorait aumilieu d’un groupe de voleuses.

– Voici maintenant, disait Chivotte, que Saint-Lazare vadevenir une maison d’aristos.

« Si on écoutait Mlle Marton, il n’y aurait plus ici que desjeunes filles honnêtes et des femmes du grand monde.Vous savez, cette petite brune qui a les yeux baisséscomme une sainte et qui s’est fait mettre à la pistole ; voilà-t’y pas que la belle Marton dit que c’est la fille d’un princerusse ? Excusez !

Les voleuses se mirent à rire.– Non, parole d’honneur ! reprit la Chivotte, c’est trop

drôle !… Il y a ici des comtesses, des baronnes, que sais-je ? Ce qui ne m’empêche pas de la connaître, moi, cettepetite !

– Ah ! tu la connais ? dirent plusieurs voix.– C’est la maîtresse de Polyte, donc !

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– Et elle a goupiné ?– Comme vous et moi, comme tout le monde, donc !

Les maîtresses à Polyte, toutes voleuses.– Pourquoi donc alors Marton dit-elle que ça n’est pas

vrai ?– C’est rapport à moi, répondit Madeleine la Chivotte.

Nous sommes ennemies, Marton et moi.– Mais, dit une autre détenue qu’on appelait la

Simonne, tu lui en veux donc, à cette petite ?– Moi, non, dit la Chivotte.– Pourquoi donc alors, si tu ne lui en veux pas, parlais-tu

ce matin de l’assommer avec ton sabot, si elle sortait de lapistole et descendait dans le préau ?

– C’est parce qu’elle fait sa tête.– Moi, dit la Simonne, je croirais plutôt autre chose.– Quoi donc ? demanda Madeleine avec aigreur.– Que Marton dit la vérité, que Polyte et les autres, et toi

vous avez renardé…– Trahir les amis, jamais !…– … Pour faire enfermer cette petite. J’étais au dépôt

quand vous êtes arrivées toutes trois de là-bas, dit laSimonne et je l’ai bien vue cette petite. Faut pas avoirappris le piano pour voir qu’elle ne sait rien de rien…Quand on parle comme les camarades devant elle, ellevous ouvre de grands yeux bêtes, preuve qu’elle ne

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comprend pas…– Et moi, je dis, s’écria la Chivotte avec colère, que

c’est une goupineuse comme nous.– Alors, elle vole dans les pensionnats de jeunes filles,

ricana la Simonne. C’est un art d’agrément qu’on lui a faitapprendre, probablement.

– Si tu ne te tais pas, toi ! exclama la Chivotte quimenaça la Simonne du poing, tu verras…

La Simonne était une petite femme maigrelette et déjàvieillotte, qu’on eût jetée à terre en soufflant dessus ; laChivotte, au contraire, était bien bâtie et assez forte. LaSimonne eut peur et se tut. Alors la Chivotte recommençases criailleries.

– Et cette autre qui se promène là-bas, toute seule, dit-elle, c’est encore une duchesse, n’est-ce pas ?

Elle montrait une détenue qui marchait à pas lents, àl’extrémité du préau, au bas de l’escalier. Cette femme, quiétait toute seule, paraissait vouloir éviter tout contact avecles détenues.

– Elle est arrivée ce matin, dit une des prisonnières.– C’est une femme de la haute, elle était en robe de bal.

Je l’ai vue, moi, dit la Simonne, qui ne voulait pas sebrouiller avec la Chivotte et cherchait à lui plairemaintenant.

– C’est une voleuse comme nous, dit Madeleine.– Moi, fit une autre détenue, je crois savoir ce que c’est.

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– Moi, fit une autre détenue, je crois savoir ce que c’est.– Ah !– C’est une femme mariée que son mari a envoyée ici,

dit la Chivotte. Encore une qui fait à sa tête. Madame estcondamnée pour cela, et alors elle ne serait pas avecnous ; elle serait avec les jugées.

– C’est juste, observa la Simonne.– Je vous dis que c’est une goupineuse comme nous,

dit la Chivotte. Encore une qui fait sa tête. Madame estjolie, madame a travaillé dans le grand… elle nousméprise !

Ces mots occasionnèrent un murmure parmi lesdétenues.

– Voulez-vous que nous l’embêtions un peu ? reprit laChivotte.

– Oui, oui, dirent plusieurs voix.La Chivotte se mit à la tête d’une petite troupe

composée des plus turbulentes, et marcha droit à la femmesolitaire. On l’a deviné, c’était Vanda. Vanda, qui cherchaitAntoinette parmi ces cent cinquante femmes, et à qui nulindice ne la révélait.

– Bonjour, chère duchesse, dit la Chivotte quand elle futtout près d’elle.

Vanda parut n’avoir pas entendu et elle continua à sepromener. Mais Madeleine ne se tint pas pour battue ; ellealla se placer vis-à-vis de Vanda, qui alors fut obligée de

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s’arrêter.– Pardon, duchesse, dit-elle.– C’est à moi que vous parlez ? fit Vanda d’un ton

glacé.– Oui, duchesse.– Vous vous trompez, dit la Russe avec une politesse

calme, je ne suis pas duchesse.– Tiens ! je l’aurais cru…– Je suis comtesse, ajouta-t-elle. Que voulez-vous ?…– Peste ! grommela la Chivotte un peu interdite, c’est

donc pas pour rire ?– Que voulez-vous ? répéta froidement Vanda.– Savoir pourquoi vous êtes ici.– Et vous ? dit Vanda d’un ton hautain.– Moi, dit la Chivotte, c’est parce que j’ai volé.– Et moi, dit Vanda, c’est pour étudier les mœurs des

prisons. Et elle voulut passer outre.Mais la Chivotte ne bougea pas.– Ah ! dit-elle, tu as l’air de nous mépriser, on dirait !Les mauvaises têtes qui avaient suivi la Chivotte

commençaient à gronder sourdement. Vanda devinal’orage et laissa peser sur le groupe un regard qui contintles plus hardies.

– Laissez-moi passer, dit-elle à la Chivotte.

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– Tu ne passeras pas ! s’écria cette dernière.Le sang de Vanda lui monta au visage ; cependant elle

se maîtrisa encore :– Vous vous trompez, dit-elle ; laissez-moi passer.– Attends ! attends ! je vais t’arracher les yeux, exclama

la Chivotte, qui retroussa ses manches.Vanda, nous avons fait autrefois son portrait, était

grande, mince, et ses petits pieds, ses mains délicates nelaissaient point soupçonner en elle une vigueur peucommune. Sa peau blanche cachait des muscles d’acier etsa taille frêle dissimulait une force physique qui répondait àcette énergie sauvage dont elle avait si souvent donné despreuves. À la menace de la Chivotte, sa nature de femmedu Nord reprit le dessus ; ses lèvres blêmirent, unfrémissement imperceptible dilata ses larges narines, etelle fut prise de ce que les Russes et les Danois appellentla colère blanche.

La Chivotte fit un pas en avant, les poings serrés : maiselle n’eut pas le temps d’en faire deux. Vanda tomba surelle comme le tonnerre et ce fut un drame qui passa dansun éclair. Les femmes qui avaient suivi la Chivotte virentcette dernière prise à bras le corps, renversée, foulée auxpieds et comme broyée par cette créature délicate qu’elleavait insolemment appelée la duchesse. La Chivotte se mità crier comme si on la rouait vive : les surveillantesaccoururent. Mais alors il arriva ce qui arrive presquetoujours ; l’opinion publique fut pour le vainqueur. Les

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voleuses qui, deux minutes auparavant, étaient décidées àfaire un mauvais parti à la nouvelle venue, se rangèrent deson côté ; et vingt voix s’écrièrent en même temps :

– Ma sœur, c’est Madeleine qui a commencé.En même temps, une autre femme qui arrivait en ce

moment dans le préau accourut. C’était la belle Marton.– Ah ! dit-elle avec satisfaction, il paraît que cette

mauvaise gale a trouvé déjà sa maîtresse ?Et saluant Vanda, qui demeurait calme et hautaine à

présent :– Madame, je vous en fais mon compliment, aussi vrai

que je me nomme la belle Marton.La Chivotte avait reçu deux ou trois coups de sabot sur

le visage, et le sang coulait en abondance ; mais lestémoignages des détenues se trouvant en faveur deVanda, ce fut elle que les sœurs emmenèrent.

– Ah ! canaille ! ah ! duchesse sans le sou ! hurlait laChivotte en s’en allant, et quand tu sortiras, je te ferairosser par mon homme !

Vanda haussa les épaules et continua sa promenade.D’autres surveillantes arrivèrent et dissipèrent lerassemblement. Alors Vanda s’approcha de Marton, quis’arrêta toute flattée devant elle, tant, sur les naturesvulgaires, la force physique a d’empire et de fascination.

– C’est vous qui vous nommez la belle Marton ? lui dit-elle.

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– Oui, madame, répondit la voleuse, à qui Vandainspira tout à coup une sorte de respect.

– Il y a trois jours que vous êtes ici, n’est-ce pas ? etvous avez été arrêtée avec une jeune fille appeléeAntoinette ?

– Vous la connaissez ? exclama Marton.Et dans son accent, il y eut un tel enthousiasme de

dévouement, une telle chaleur d’amitié, que Vanda comprittout de suite qu’elle avait en elle une auxiliaire.

– Je suis venue ici pour la sauver, répondit-elle.À ces mots, la belle Marton se précipita sur les mains

de Vanda et les porta à ses lèvres.

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XVIIIVanda posa un doigt sur sa bouche :– Chut ! dit-elle.Puis elle entraîna la belle Marton dans un coin du

préau :– Je suis ici depuis hier, dit-elle, et je ne me suis fait

arrêter que pour voir Antoinette et favoriser son évasion.La belle Marton secoua la tête :– On ne s’évade pas de Saint-Lazare, dit-elle.– Ordinairement, non ; mais, pour cette fois, ce sera une

exception à la règle, dit Vanda avec un calme quiimpressionna vivement la belle Marton.

– Qui donc êtes-vous ? fit-elle avec un étonnement mêléd’admiration.

– Une femme qui veut sauver Antoinette, réponditVanda ; et pour cela il faut que je la voie : où est-elle ?

– À la pistole. C’est moi qui fais son ménage, dit labelle Marton avec fierté.

– Pouvez-vous me conduire auprès d’elle ?

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– Non, mais elle peut descendre dans le préau.– Alors, allez la chercher.– Dites-moi vite votre nom.– C’est inutile. Dites-lui seulement que je viens de la

part de Milon ; elle saura ce que cela veut dire.La belle Marton ne se fit pas répéter le nom ; elle quitta

le préau tandis que Vanda, que l’on considérait maintenantavec un respect mêlé de crainte, reprenait sa promenadesolitaire. Les détenues ordinaires ne peuvent pas monteraux pistoles, mais celles des pistoles peuvent, à certainesheures, descendre dans le préau. La belle Marton se fitouvrir, en sa qualité de femme de ménage d’une pistolière,et monta précipitamment auprès d’Antoinette. Antoinettelisait un livre de piété que lui avait donné sœur Marie.Marton entra d’un air de mystère.

– Ma chère demoiselle, dit-elle, votre lettre est partie…– Ah ? fit Antoinette dont le sourire s’illumina.– Mais ce n’est pas de votre lettre qu’il s’agit, en vérité !– Et de quoi donc ?– Il y a ici, depuis hier, une femme qui vous connaît.– Moi ?– Et qui veut vous faire évader. C’est difficile ; mais

c’est égal, j’ai une fière confiance en elle, moi, ditnaïvement la belle Marton.

– Je ne connais aucune femme, dit Antoinette étonnée

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et pleine de défiance. C’est quelque nouveau piège qu’onme tend.

– Cependant, reprit Marton, elle m’a dit qu’elle venait dela part de Milon.

Ce nom produisit sur Antoinette un choc électrique :– Milon ! s’écria-t-elle, Milon ! Elle vient de sa part ?– Oui.– Où est-elle donc, mon Dieu ?– Au préau, où elle vous attend.Antoinette se leva vivement.– Est-ce que je puis y descendre ? dit-elle.– Oui, en demandant la permission à sœur Marie, qui

ne vous la refusera pas.– Mais, fit Antoinette avec inquiétude, si cette horrible

femme vient encore m’insulter ?Elle faisait allusion à Madeleine la Chivotte.– N’ayez pas peur, dit-elle. Elle a reçu une rude tripotée

tout à l’heure ; et elle est à l’infirmerie où on lui bassine lenez.

Antoinette suivit la belle Marton et toutes deux obtinrentfacilement l’autorisation de descendre dans le préau.Vanda avait toutes les peines du monde à tenir à distance,non plus des prisonnières qui lui étaient hostiles, mais desenthousiastes et des fanatiques, désireuses de se lieravec une femme qui avait sous son apparence délicate

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une si magnifique vigueur. Il avait fallu son ton sec, sonregard hautain, son geste de femme supérieure pour lesempêcher de se grouper en masse autour d’elle.

Cependant, depuis que la belle Marton était partie,Vanda, qui avait sur son visage le calme menteur de sonmaître Rocambole, était en proie à une vive impatience.Elle voulait voir Antoinette, et se figurait une grande jeunefille, noyée de larmes et en proie au plus violent désespoir.Tout à coup Antoinette parut, appuyée au bras de Marton.Les femmes se jugent d’un coup d’œil et avec unemerveilleuse rapidité. Vanda respira en voyant le visagecalme et presque souriant de cette jeune fille, et fit cetteréflexion :

– À la bonne heure ! je devine par avance que je seraisecondée. Il y a dans ces sourcils noirs, dans ce regardassuré, dans ces lèvres rouges une énergie dont nousaurons besoin.

Par contrecoup, Antoinette n’eut pas plutôt envisagéVanda qu’elle se sentit dominée par ce regard presquedespotique. En même temps, Vanda fit quelques pas à sarencontre, et sous sa robe brune et la triste coiffure de laprisonnière, la grande dame reparut. Elle tendit la main àAntoinette et lui dit :

– Bonjour, mon enfant.– Bonjour, madame, répondit Antoinette, qui subit

aussitôt le charme de la voix, comme elle avait subi lafascination du regard.

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La belle Marton se tenait respectueusement à l’écart.– Mon enfant, reprit Vanda, vous ne m’avez jamais vue

et cependant je suis ici pour vous.– Vous venez de la part de Milon ?– Oui.– Ah ! c’est donc vrai qu’il est à Paris… et je ne m’étais

pas trompée, il y a trois jours ! dit vivement la jeune fille.– Il y était, mais il n’y est plus.– Ah ! fit Antoinette qui eut une exclamation de douleur.– Il est parti pour la Bretagne, à la poursuite de

M. Agénor de Morlux.À ce nom, le visage d’Antoinette s’éclaira.– Vous le connaissez aussi ? dit-elle.Vanda ne répondit point à cette question, mais elle

poursuivit :– Car on vous a dit la vérité chez le commissaire de

police. M. Agénor de Morlux était parti pour la Bretagne.Tandis que vous tombiez dans un piège, on lui en tendaitun autre.

– Mon Dieu ! murmura la pauvre fille, mais il y a doncdes gens qui veulent empêcher notre mariage ?

– À tout prix.– Et c’est par de semblables moyens ? Oh ! c’est

infâme !… Puis la jeune fille eut foi dans Agénor :

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– Oh ! mais, dit-elle, il va revenir, et Milon et lui meferont sortir d’ici. Vanda secoua la tête.

– Non, dit-elle, ce n’est pas lui, c’est moi.Puis, comme un éclair de défiance semblait traverser

l’esprit de la jeune fille, Vanda reprit :– Écoutez-moi bien, votre mère a été spoliée d’une

grande fortune.– Je le sais, dit Antoinette.– Ce n’est pas à cause de votre mariage avec

M. de Morlux que vous êtes ici.– Ah !– Ce sont les spoliateurs qui vous ont fait enfermer,

craignant vos réclamations ; et ils espèrent faire de Saint-Lazare votre tombeau. Il faut donc que vous sortiez d’icisans bruit, sans éclat, et que, hors d’ici, on ne puisseretrouver vos traces.

– Mais comment ?– Je vous ferai évader.– Est-ce possible ? Vanda eut un fin sourire.– Tout m’est possible, à moi, et à ceux que je sers.

Antoinette la regarda avec un étonnement respectueux.– Qui donc êtes-vous, madame ? demanda-t-elle.– Une amie d’un homme assez puissant pour avoir tiré

Milon du bagne ; d’un homme qui a juré de vous fairerendre votre fortune.

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– Mon Dieu !– D’un homme, acheva Vanda, qui vous est

complètement inconnu, et qui cependant se dévoue à votrecause, par amitié pour le vieux Milon.

– Mais, dit Antoinette, cet homme que vous ditespuissant ne peut-il pas faire ouvrir devant moi les portes decette prison ?

– Il le pourrait, dit Vanda.– Alors, pourquoi dois-je m’évader ?– Parce qu’il faut que vos ennemis perdent

momentanément vos traces. L’heure où les meurtriers etles voleurs seront démasqués n’est point encore sonnée.

Un soupçon traversa l’esprit d’Antoinette.– Les meurtriers, dites-vous, madame ?– Oui, ils ont empoisonné votre mère…Antoinette étouffa un cri et chancela. Vanda la soutint

dans ses bras, puis de cette voix sonore et presquemétallique qu’elle savait faire vibrer jusqu’au fond descœurs :

– Mon enfant, reprit-elle, ce n’est plus seulement laliberté que vous devez désirer, c’est la vengeance !

– Oh ! madame, dit Antoinette avec douceur, ce motn’est pas chrétien…

– Eh bien ! dit Vanda, le châtiment des coupables.

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– Qui sait, fit la jeune fille, si ma mère n’a pointpardonné à son lit de mort ?

– Peut-être… Mais la société doit-elle pardonner auxfrères qui empoisonnent leurs sœurs ?

Antoinette jeta un cri d’horreur.– C’est la vérité, dit froidement Vanda.Les détenues, toujours à distance, observaient

curieusement ces deux femmes, qui semblaient n’avoir riende commun avec elles.

– Ces dames font salon, comme au faubourg Saint-Germain, ricana la Simonne.

La belle Marton entendit ce sarcasme, bondit vers laSimonne, se déchaussa et, brandissant son sabot commeune massue au-dessus de la tête de cette petite vieille, ellelui dit :

– Je vais faire de toi de la purée de marrons !

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XIXLa Simonne avait toujours redouté Madeleine, mais elle

avait bien plus peur encore de la belle Marton, qui passaitpour avoir un poignet de fer. Aussi se tut-elle comme parenchantement, après avoir balbutié quelques excuses.

– Tu as eu de la chance, dit la belle Marton, que j’aiepeur en ce moment d’aller au cachot, car je t’aurais miseen miettes ; mais fais bien attention à ce que tu dis. Si toiou l’une de vous a le malheur de mal parler à l’une de cesdames qui sont là-bas, je me sers de mon sabot commed’un casse-tête, et je vous assomme toutes.

Et sur cette menace, la belle Marton fit une belle retraiteet alla se placer fièrement à dix pas de Vanda etd’Antoinette, qui continuaient à causer à l’écart dans uncoin du préau. Vanda disait à Antoinette :

– Vous êtes, je le vois, une femme intelligente, et jevous crois une certaine énergie. Vous devez comprendrevite et bien. Or, écoutez ce que je vais vous dire. Quand lesvoleurs ou les assassins se croient hors de danger, ils setrahissent.

– C’est assez vrai, dit Antoinette ; mais où voulez-vousen venir, madame ?

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– À ceci. Des gens assez audacieux, assez forts pourourdir une semblable conspiration contre vous et vous faireincarcérer à Saint-Lazare sont capables de tout.

– Hélas ! je le vois bien.– Si on réclamait tout haut votre liberté, il faudrait les

accuser, et ils sont placés en tel lieu que ni Milon, ni moi, nicelui qui nous guide ne saurait les atteindre.

– Oui, je comprends bien ce que vous me dites,madame ; mais on m’a enfermée ici parce qu’on mecroyait coupable !

– Sans doute.– Et si je m’évade, n’est-ce pas corroborer cette

opinion ?– Que vous importe ?– Mais on peut me reprendre, et alors je serais jugée et

condamnée.– D’abord je vous le promets, on ne vous reprendra

pas. Ensuite, qui a-t-on enfermé ici ? Est-ce AntoinetteMiller ? assurément non, puisqu’une femme appelée laMarlotte vous a réclamée comme sa fille.

– C’est vrai, dit Antoinette. Mais au milieu de ce chaosde ténèbres, il est une chose que je comprends encoremoins que les autres.

– Laquelle ?– Le magistrat qui m’a interrogée a paru croire à mon

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innocence.– C’est vrai !– Et il a envoyé chercher Mme Raynaud, ma mère

adoptive. Pourquoi n’est-elle point venue ?– Elle est venue, dit Vanda avec un amer sourire, et elle

a dit au magistrat que vous étiez bien la fille de la Marlotteet que vous entreteniez des relations avec un misérable dunom de Polyte.

– Oh ! cela est impossible ! s’écria Antoinette anéantie.– C’est impossible, et cela est vrai cependant, mais

voici comment : une heure avant l’arrivée de l’homme depolice qui s’est présenté chez Mme Raynaud, on est venu luiprésenter un billet signé de vous, un faux, mais dontl’écriture était parfaitement imitée. Sur la foi de ce billet,Mme Raynaud s’est rendue à un rendez-vous imaginaire eta laissé son logement libre. Une autre vieille femme s’y estinstallée ; c’est elle qu’on a prise pour Mme Raynaud, qu’ona conduite chez le juge d’instruction, et qui a fait cettedéposition qui a achevé de vous perdre. Comprenez-vousmaintenant ?

Antoinette écoutait atterrée, anéantie.– Donc, reprit Vanda, la femme qui s’échappera de

Saint-Lazare ne sera pas Antoinette Miller, mais Antoinettela voleuse, la fille de la Marlotte, la maîtresse de l’ignoblePolyte. Qui donc, plus tard, oserait la reconnaître dans labaronne de Morlux ?

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À ces derniers mots, Antoinette tressaillit et rougit.– Mais, dit-elle tout à coup, ma pauvre maman

Raynaud, que doit-elle penser ?– Nos amis la rassureront… Maintenant, continua

Vanda, il faut nous occuper de notre évasion et, pour quecette évasion ait lieu, il faut que vous soyez à l’infirmerie.

– Mais je ne suis pas malade.– Il faut le devenir.Antoinette se méprit à ces paroles.– Je vous avoue, dit-elle, que je ne me sens pas assez

rusée pour feindre une maladie.– Vous serez malade réellement.Et comme Antoinette, de plus en plus surprise,

regardait Vanda, la Russe passa la main dans son épaischignon et en retira cette épingle à tête volumineuse qu’elleavait cachée avec tant de soin. La tête de l’épingle sedévissait par le milieu comme une de ces noisettes quepréparent les confiseurs, et qui contiennent des pastilles.Puis Vanda la plaça sous les yeux d’Antoinette. La jeunefille aperçut alors trois pilules de couleur différente : l’unebrune comme du tripoli mouillé, les autres blanches commede l’arsenic.

– Qu’est-ce que cela ? demanda Antoinette.– Le remède et la guérison, répondit Vanda. Si vous

avalez une de ces pilules blanches qui sont à peine de lagrosseur d’une tête d’épingle, vous serez prise dans

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grosseur d’une tête d’épingle, vous serez prise dansquelques heures d’un malaise subit, de coliques et devomissements. Ne vous effrayez pas, le résultat n’est pasdangereux.

– Et l’autre ? demanda Antoinette.– L’autre, répondit Vanda, est la clef de Saint-Lazare.

Vingt-quatre heures après que vous l’aurez prise, ces mursseront loin de vous.

Antoinette attachait un regard profond sur Vanda.– Ne me trompez-vous point ? dit-elle enfin.– Je m’attendais à cette question, répondit Vanda avec

un sourire, et je vais y répondre. Tenez…Et elle approcha une des pilules blanches de ses lèvres.– Que faites-vous ? demanda vivement Antoinette.– Je vous donne l’exemple.Et Vanda avala le petit grain de poudre blanche.– Mais vous voulez donc être malade aussi ?– Il le faut pour que je vous sauve ; il faut que j’aille

comme vous à l’infirmerie.– Pardonnez-moi, madame, dit Antoinette, d’avoir

hésité un moment, en souvenir de tous les pièges danslesquels je suis tombée depuis trois jours, et malgré le nomde mon cher Milon que vous avez prononcé en venant àmoi.

Et Antoinette prit la seconde pilule et imita Vanda.

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Celle-ci revissa alors la tête de l’épingle et la cacha denouveau dans les flots serrés de sa chevelure.

La cloche se fit entendre, annonçant que l’heure de lapromenade était passée. Les détenues quittèrent le préauet se rendirent dans les ateliers. Le dimanche est jour derepos à Saint-Lazare ; mais les règlements veulent que lesprisonnières demeurent dans les ateliers, où leur temps estoccupé à de pieuses lectures. La Chivotte avait étépansée et on l’avait renvoyée au préau. Quand elle passaprès de la belle Marton, elle lui dit :

– Tu as tort de te mettre contre moi, Marton, car cela tejouera un mauvais tour. Nous avons de rudes atouts dansnotre jeu.

– Tu conviens donc que tu joues un jeu ? fit Marton.– Eh bien ! oui, j’en conviens. Après ? fit-elle avec

insolence.– Alors, ce n’est pas moi qui dois avoir peur : c’est toi.– Et pourquoi donc ?– Parce que ton compte sera bien réglé quand tu

sortiras d’ici.– J’en sortirai plus tôt que tu ne penses, va ; et toi aussi,

si tu veux être avec nous, il y a gras.La belle Marton contint un geste de colère, sut

conserver un air calme à sa physionomie et dittranquillement :

– Eh bien… on verra…

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– Eh bien… on verra…Et, comme elles n’étaient pas dans le même atelier,

bien que dans le même corridor, elle laissa la Chivottedans l’espérance qu’elle allait retirer sa protection àAntoinette.

– On ne sait pas, se dit-elle. Avec des gens comme ça,il faut être malin.

Vanda faisait partie du même atelier que la belleMarton. Mais comme elles étaient assises sur des bancsdifférents, il leur fut impossible de causer jusqu’à l’heure durepas du soir.

Quant à Antoinette, elle était remontée dans sa pistole.Or, le soir, vers huit heures, comme le médecin en chef

de la prison rentrait après avoir passé l’après-midi en ville,un interne accourut tout effaré dans son cabinet.

– Monsieur, lui dit-il, le choléra est dans la prison.– Le choléra ? dit le médecin d’un air incrédule.– Oui.– Avez-vous bien tout votre bon sens ?– Venez, dit l’interne, venez, monsieur, vous en

jugerez… Il y a aux pistoles une jeune fille qui est entrée il ya deux jours et qui se tord dans les convulsions.

Le docteur accompagna l’interne et trouva Antoinettequi se roulait sur son lit en poussant des cris. Sa face étaitdéjà violacée, et ses mains et ses épaules commençaientà noircir. En outre, elle avait été prise de vomissements

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violents. Le docteur faillit partager l’opinion de l’interne ;mais, s’étant fait montrer la langue de la jeune malade etayant aperçu des taches rouges à peu près semblables àdes boutons de petite vérole, il s’écria :

– Ce n’est pas le choléra, mais une maladie indienne,dont il n’y a peut-être jamais eu d’exemple en Europe.

– Alors, dit l’interne, il y en aura deux. Car il y a uneautre femme qui vient, en bas, dans une des salles de laprévention, de manifester les mêmes symptômesalarmants.

Le docteur, stupéfait, prit les deux mains d’Antoinette, lafit asseoir sur son séant, et se prit à l’examiner avec uneattention pleine d’inquiétude.

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XXTandis qu’Antoinette était atteinte de cette maladie

singulière produite par les grains de poudre blanche et quidevait la faire conduire à l’infirmerie, sa lettre avait franchiles murs de Saint-Lazare, dans la poche d’Auguste.Qu’était-ce qu’Auguste ? On devine qu’un homme qui vientà Saint-Lazare visiter une femme du genre de Malvina nepeut appartenir qu’au rebut de la société.

Auguste était un garçon de vingt-huit ans, charpentierde son état, mais ne travaillant plus depuis longtemps etayant fait à peu près tous les métiers, sauf un métierhonorable. Cependant, jusque-là, il ne s’était point assissur les bancs de la police correctionnelle, mais il avait dûson salut à plusieurs hasards heureux. La seule chose quirelevait un peu cet homme tombé dans la pire espèce,c’était cet amour même qui avait commencé par l’avilir.Auguste était un honnête ouvrier quand il avait connuMalvina. Cette femme avait su lui inspirer une de cespassions d’autant plus profondes qu’elles sont calmes etsans accès de fièvre. Elle avait acquis sur lui un empireabsolu, et, le bien comme le mal, il le faisait sur un signed’elle. Or, Malvina lui avait dit : « Tu porteras cette lettre ruede Surène, 21, et tu la remettras en mains propres à

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de Surène, 21, et tu la remettras en mains propres àM. Agénor. » En présence des galères et même del’échafaud, Auguste aurait rempli sa mission.

Il s’en alla donc, en quittant Saint-Lazare, tout droit ruede Surène. Ce nom d’Agénor ressemblait pour lui tellementà un nom de guerre, qu’il s’imagina que celui qui le portaitétait un homme comme lui, sans profession avérée, et quidevait être attaché par le cœur à quelque créature dugenre de Malvina.

Aussi, lorsqu’il arriva à la porte du numéro 21 de la ruede Surène, fut-il un peu surpris de voir une maison de belleapparence, et où ne pouvaient guère demeurer des gensde son espèce. Il hésita donc un moment, puis il fit cetteréflexion que peut-être Agénor était un palefrenier, car il yavait des écuries dans la cour. Donc, après avoir hésité unmoment, il entra et demanda au concierge, qui était sur leseuil de sa loge :

– M. Agénor ?La mise de maître Auguste ne prévenait pas en sa

faveur ; il avait un gilet de velours, une grosse chaîne dechrysocale, une cravate à la Colin et une casquette. Aussile concierge le toisa-t-il d’un air assez dédaigneux et luirépondit-il :

– Monsieur le baron Agénor de Morlux est en voyage.À ce nom, à ce titre, Auguste recula un peu stupéfait.– Excusez ! dit-il, rien que ça de chic !– Que voulez-vous ? demanda le concierge d’un air

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soupçonneux.– C’est pas possible ! reprit Auguste, faut que je me

trompe. Est-ce que vous n’avez pas ici une autre personnedu nom d’Agénor ?

– Mais non, dit le concierge, c’est bien M. le baron deMorlux qui répond à ce nom.

– C’est drôle ! murmura Auguste, comme se parlant àlui-même ; Malvina aurait dû me prévenir.

– Encore une fois, dit le concierge, que voulez-vous ?– J’ai une lettre pour lui.– Pour M. le baron ?– Faut croire, puisque la lettre est adressée à

M. Agénor, 21, rue de Surène.– Eh bien ! laissez-la-moi.– Ah ! mais non, dit Auguste, Malvina m’a bien

recommandé de ne la remettre qu’en mains propres.Le concierge regardait cet homme avec un étonnement

soupçonneux.– Qu’est-ce que Malvina ? dit-il enfin.– C’est ma connaissance, une belle femme, dit Auguste

avec orgueil.– M. le baron ne doit pas connaître votre connaissance,

fit le concierge avec dédain et jouant sur les mots.– Je ne dis pas ; aussi cette lettre est une commission.

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C’est d’une autre femme qui, sans doute, est bien avecM. Agénor, et qui pour le moment est là-bas.

– Qu’est-ce que c’est que ça, là-bas !– Saint-Lazare, donc ! fit-il.– Mon garçon, dit sévèrement le concierge, vous êtes

ici dans une maison honnête, et je vous prie de vous enaller avec ou sans votre lettre.

Mais Auguste eut un air si naïvement étonné que leconcierge vit bien que sa pudeur était peine perdue.

– De quoi ? fit l’ancien charpentier, on me donne unecommission, je la fais… il n’y a pas d’offense… et rien demalhonnête, il me semble.

– Je vous répète que M. Agénor de Morlux n’y est pas.– C’est bon, je reviendrai.– Il est en voyage…– Quand sera-t-il de retour ?– Je n’en sais rien.– Eh bien ! dit Auguste, je reviendrai tous les jours

jusqu’à ce que je l’aie vu… Quand Malvina me donne unecommission, c’est sacré !…

Et il partit sans avoir montré la lettre dont il était porteur,ce qui mit le comble à la stupéfaction du concierge, attenduque cette lettre avait la forme d’une boule de pain mâché.Auguste ne remarqua point, en sortant, un homme en vested’écurie et en bonnet anglais qui fumait sa pipe sur le

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trottoir, comme un cocher du voisinage, et qui n’avait pasperdu un mot de sa conversation avec le concierge. Cethomme se mit à le suivre.

Au bout de la rue de Surène, Auguste prit le boulevardMalesherbes et s’en alla en faisant tourner sa canne à lamanière des compagnons, sifflant l’air du Pied qui remue.Au coin de la rue et du boulevard, l’inconnu en vested’écurie avisa un fiacre arrêté. Il y monta.

– Eh ! camarade, dit-il au cocher, tu vois bien cegaillard-là ?

– Oui, dit le cocher, remarquant Auguste.– Eh bien, je te prends à l’heure ; il s’agit de ne pas le

perdre de vue une minute.– C’est bien, répondit le cocher, plus flatté d’avoir à

conduire un homme de sa profession exerçant dans leshautes sphères, c’est-à-dire un cocher de maisonbourgeoise, que s’il avait été pris par un ministre ou unambassadeur.

L’homme à la veste d’écurie baissa les stores rouges,et le fiacre se mit en route au trot de ses deux rosses, carAuguste marchait d’un bon pas. Le désappointement decelui-ci était grand. Outre qu’il n’avait pu s’acquitter de lamission que lui avait donnée Malvina, il se trouvait un peudépaysé dans ce quartier aristocratique de la Madeleine,et, après avoir hésité un moment sur la route qu’il suivrait, ilremonta le boulevard Malesherbes jusqu’à la caserne de laPépinière. Il y a en face de cette caserne une sorte de

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cabaret moitié crémerie, moitié café, où se réunissent lesdomestiques du quartier. Auguste avait un cousin valet dechambre qui l’y avait plusieurs fois emmené. Moitié pourtuer le temps – car Auguste était fort désœuvré quandMalvina était sous clé –, moitié dans l’espoir d’y rencontrerson cousin, Auguste entra.

L’établissement était presque désert, et le billard, qui setrouvait dans le fond, chômait de joueurs. Augustedemanda un grog au vin, tira sa pipe de sa poche ets’informa si le valet de chambre Baptistin fréquentaittoujours l’établissement. On lui répondit que Baptistin étaità la campagne avec ses maîtres. Il but donc son grog, tiraune pièce de quarante sous et il s’apprêtait à payer et às’en aller, lorsque la porte s’ouvrit et livra passage à deuxnouveaux consommateurs. L’un était le cocher de fiacre,l’autre l’homme à la veste d’écurie.

– Viens donc, mon vieux, disait ce dernier, que je tefasse un bésigue.

– Comme tu voudras, baron, répondit le cocher à qui,sans doute, son bourgeois avait fait un bout de leçon.

Tous deux ne parurent faire aucune attention à Auguste,qui, à ce titre de baron, s’était retourné curieusement. Onapporta aux nouveaux venus du vin cacheté, un tapis et descartes.

– À qui fera ? dit l’homme à la veste d’écurie.– C’est toi, Agénor, répondit le cocher de fiacre.

Auguste tourna une seconde fois la tête.

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– Et le marquis ? fit le cocher de fiacre, comment va-t-il ?

– Il n’est plus marquis, il est vicomte. Il change de maîtretous les huit jours. Ce n’est pas comme moi, qui suis chezAgénor depuis cinq ans tout à l’heure.

Auguste, à ces derniers mots, se fit une réflexion :– Suis-je bête ! J’avais oublié qu’entre eux les

domestiques se donnent les noms de leurs maîtres. Lalettre que j’ai dans ma poche doit être pour ce gaillard-là.Et il se tourna tout à fait vers les deux joueurs.

Cependant Auguste était un garçon assez prudent, et

avant de lier conversation avec les deux cochers, il écoutaleur conversation.

– Alors tu es bien chez Agénor, baron ?– C’est un bon garçon, et pas regardant. Avec lui, on a

des profits sur tout. Je me fais mille écus par an sur leschevaux, les voitures et le fourrage.

– Tu es heureux, toi, murmura le cocher de fiacre. Nouscrevons de faim, nous autres. On nous donne à présentdeux sous de pourboire, sans se gêner.

– Et encore, reprit son interlocuteur, Agénor est souventen voyage. Voici huit jours qu’il est parti. Je promène seschevaux le matin et je n’ai plus rien à faire.

– Quelle chance !

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L’homme à la veste d’écurie poussa un profond soupir.– Tout ça, dit-il, ne fait pas le bonheur…– Tu as des peines de cœur ? fit le cocher.– Oh ! oui… et de fortes…Auguste dressa de plus en plus l’oreille.– Est-ce que ta particulière te rend malheureux ? dit

encore le cocher.– Elle ? non, la pauvre petite… c’est elle qui est

malheureuse…– Comment ça ?– Elle est bloquée depuis trois jours…– Où donc ?– À Saint-Lazare.– Qu’est-ce qu’elle a fait ?– Est-ce que je le sais, moi ! Il paraît qu’elle avait de

mauvaises connaissances… On a fait un vol dans samaison… elle est accusée…

– Alors, elle est à la prévention ?– Oui.– Et tu ne peux pas la voir ?– Ni lui écrire, ni avoir de ses nouvelles… J’en ai le

cœur tout chaviré, vois-tu.Auguste commençait à ne plus douter. Il se leva et

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s’approcha des deux cochers qui parurent le regarder avecétonnement.

– Dis donc, camarade, fit Auguste, est-ce que vousn’êtes pas au service de M. de Morlux ?

– Oui, mon ami.– Où demeure-t-il donc ? continua Auguste toujours

prudent.– Rue de Surène, n° 21. Est-ce que vous avez affaire à

lui ?– Je voudrais être palefrenier, dit Auguste à tout

hasard : on m’a dit qu’il y avait une place vacante chez lui.– C’est moi que ça regarde, mon garçon. Venez me

voir demain matin, et si vous savez travailler, nous nousarrangerons.

– À quelle heure ?– Entre neuf et dix, si ça vous va. Voulez-vous prendre

un verre de vin ?– Ce n’est pas de refus, dit Auguste, qui vint s’asseoir à

la même table. L’homme à la veste d’écurie continua ens’adressant au cocher de fiacre :

– Elle a une amie qui est bloquée comme elle, mais parordre du préfet de police. Celle-là on peut la voir. J’aienvie, jeudi prochain, d’aller la demander au parloir. C’estune bonne fille, Malvina, peut-être bien qu’elle aura vuAntoinette et pourra me donner de ses nouvelles.

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Cette fois, Auguste ne douta plus.– Pardon, camarade, dit-il, vous connaissez Malvina ?– Mais oui, mon garçon. Pourquoi ?– Malvina, de la rue des Filles-Dieu ?– Justement, l’amie d’Antoinette.– Je ne connais pas Antoinette, dit Auguste, et je ne lui

ai jamais entendu parler d’elle. Mais peut-être bien quecette Antoinette est une amie de Marton la Belle.

– Les deux doigts de la main, mon cher garçon…– Alors, c’est bien ça.– Voyons ! fit le cocher avec un air de curiosité naïve,

pourquoi me demandez-vous cela ?– Laissez-moi vous faire encore une question et je vous

répondrai. Comment Antoinette vous appelle-t-elle ?– Agénor donc. Vous savez, puisque vous êtes

palefrenier, que nous nous donnons toujours entre nous lenom de nos maîtres.

– Je ne suis pas palefrenier, mais je vois bien que lacommission est pour vous.

– Que voulez-vous dire ?– Je suis Auguste, vous savez !– L’Auguste de Malvina ? fit le cocher qui joua une

surprise joyeuse.– Oui, moi-même. Et je viens de là-bas !

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– Ah ! si vous aviez vu Antoinette !– Non, dit Auguste ; mais j’ai une lettre pour vous.Et il tira la boulette de sa poche, et la tendit à celui qu’il

croyait être le véritable Agénor… Mais l’empressementque ce dernier mit à allonger la main fit réfléchir Auguste.

– Non, non, dit-il ; pas ici.Et il remit la boulette dans sa poche.– Que fais-tu donc ? fit l’homme à la veste d’écurie d’un

ton d’humeur.– Vous m’excuserez, dit Auguste, mais j’ai fait une

promesse à Malvina, et quand je promets quelque chose àMalvina, voyez-vous, c’est sacré !

– Que lui as-tu donc promis, imbécile ?– De remettre cette lettre en mains propres à un homme

qui s’appellerait Agénor.– C’est moi.– Et qui demeurerait rue de Surène, 21.– Tu veux donc me faire revenir rue de Surène ?– Mais oui.– Comme tu voudras, dit le faux Agénor avec calme.

Nous allons y aller. Mais, auparavant, buvons un coup.Et le faux Agénor demanda une seconde bouteille. Cela

acheva de donner de la défiance à Auguste. Mais ce futbien pis quand le cocher de fiacre se leva et dit :

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– Voici qu’il est tout à l’heure nuit, et je n’ai pas encoreétrenné. Bonsoir la compagnie…

Le départ du cocher arrangeait sans doute le fauxAgénor, car il se contenta de lui tendre la main et le laissapartir, demeurant en tête à tête avec Auguste. Mais celui-cise leva à son tour :

– Si vous voulez votre lettre, camarade, dit-il, allons ruede Surène, car je ne veux pas mourir dans ce quartier.

– Tu es bien pressé…– Faut que vous ne le soyez guère, vous, répondit

Auguste, de lire la lettre de votre connaissance.– Eh bien ! allons, dit le faux Agénor, qui jeta cent sous

sur la table pour payer.Auguste le suivit hors du cabaret.– Quand je me mettrais à courir, dit le faux Agénor, cela

ne m’avancerait pas beaucoup. Veux-tu faire un crochet decinquante pas ? J’ai deux mots à dire à un camarade, dansla rue, de l’autre côté du boulevard.

– Allons ! dit Auguste.– Tu vas voir que je suis bien ce que je t’ai dit, reprit

l’homme à la veste d’écurie, chemin faisant.Et il le conduisit jusqu’à la porte de l’hôtel du vicomte

Karle de Morlux, qui, on le sait, demeurait rue de laPépinière. L’hôtel était situé entre cour et jardin.

– Nous sommes ici chez M. le vicomte, l’oncle de mon

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patron, dit-il en entrant le premier sous la porte cochère.On avait déjà vu, sans doute, cet homme entrer, car le

suisse lui fit un signe de tête amical.– Je monte un instant chez M. le vicomte, lui dit le faux

Agénor. Voulez-vous me garder ce jeune homme, qui estun camarade ?

– Volontiers, dit le suisse, qui avança un siège àAuguste.

Le faux Agénor traversa la cour et disparut sous lamarquise. Il n’y avait pas dix minutes que le jeune hommeétait installé chez le suisse, que le facteur entra et jeta unpaquet de lettres et de journaux sur la table et dit :

– Pour M. le vicomte de Morlux.Auguste fut obligé de s’avouer que sa nouvelle

connaissance ne lui avait pas menti.Pendant ce temps, le faux Agénor montait chez le

vicomte de Morlux et entrait comme une bombe dans soncabinet.

– Eh bien ! fit le vicomte en se levant et reconnaissantmaître Timoléon dans l’homme à la veste d’écurie, qu’y a-t-il ?

– Des nouvelles de la petite, monsieur.– Comment ! des nouvelles ?– Oui ! une lettre adressée à M. Agénor.– Eh bien ! où est-elle cette lettre ?

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– Ah ! dit Timoléon, nous ne la tenons pas encore.Et il raconta succinctement ce qui venait de se passer,

comment il avait abordé Auguste, et comment, au derniermoment, celui-ci s’était méfié.

– Rien n’est plus simple, dit le vicomte, je vais vousdonner mon valet de chambre et il vous accompagnera ruede Surène, de cette façon cet homme vous trouvera installéchez mon neveu, dont j’ai les clés.

Le vicomte sonna, son valet de chambre accourut etreçut des ordres. Timoléon redescendit avec lui chez lesuisse. Mais chose bizarre ! Auguste n’y était plus.

– Où est-il donc ? demanda Timoléon en entrant.– Je ne sais pas, répondit le suisse, il s’était approché

de la croisée et regardait dans la rue. Tout à coup il s’estécrié :

« – Mon oncle ! c’est mon oncle !« Et il est sorti, en courant comme un fou, avant que

nous ayons songé à le retenir.Timoléon laissa échapper un juron et se précipita au-

dehors de l’hôtel ; mais il eut beau regarder dans tous lessens, Auguste avait disparu.

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XXIQue s’est-il passé ? C’est ce que nous allons expliquer

en deux mots.Une fois Vanda à Saint-Lazare, Rocambole ne s’était

pas endormi. Il avait fait surveiller par Noël la rue del’Université, c’est-à-dire l’hôtel de M. le baron Philippe deMorlux, et la rue de la Pépinière, où demeurait le vicomteKarle, par un autre homme à lui. Or, cet homme n’étaitautre que Jean le Boucher, ce malheureux qui remplissaitau bagne les terribles et odieuses fonctions d’exécuteurdes hautes œuvres, et que Rocambole avait arraché à sonhorrible métier pour le rendre au grand air de la liberté.

Jean était devenu pour Rocambole un véritable esclave.Sur un signe de lui, il se fût précipité dans les flammes. Cethomme, avant sa condamnation, était garçon d’abattoir.Brutal et sauvage, il n’était cependant ni méchant, ni cruel ;il avait même les instincts de famille assez développés, etil avait été longtemps le soutien de sa sœur, une pauvreveuve, mère de six enfants, que son mari avait laisséedans une profonde misère. L’aîné de ses enfants avaitquinze ans quand le malheureux s’assit sur les bancs de lacour d’assises. Son oncle avait toujours été bon pour lui ; il

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lui avait acheté des vêtements l’hiver et donné du pain entoute saison.

L’enfant avait gardé un bon souvenir de lui, et il avaitbien pleuré le jour où son oncle partit pour le bagne ; il yavait de cela treize ans. L’enfant était devenu un homme, etl’homme avait mal tourné, et il répondait au nom d’Auguste.C’était ce garçon qui se vantait de l’amour de Malvina et setrouvait porteur de la lettre adressée par Antoinette àAgénor.

Quand Jean le Boucher avait été libéré, il était revenu àParis. C’est à Paris que le forçat en rupture de ban revienttoujours – non qu’il y soit plus en sûreté qu’ailleurs, car lapolice parisienne est admirable, mais parce que, à Paris, iln’a à compter qu’avec elle. En province, le forçat évadé oulibéré a pour ennemie la société tout entière ; ce n’est qu’àParis qu’il peut cacher son identité. Donc, Jean le Boucherétait revenu à Paris, et il s’était mis en quête de sa pauvresœur.

Sa sœur était morte ; ses enfants étaient dispersés unpeu partout. Le seul qu’il aurait pu reconnaître étaitAuguste, et Auguste avait disparu. Le bagne, la douleur, lahonte avaient bien changé le garçon boucher. Ses cheveuxétaient devenus blancs et son dos voûté ; et cependant,tandis qu’il arpentait le trottoir opposé à l’hôtel deM. de Morlux, Auguste, qui avait distraitement appuyé sonfront contre la fenêtre de la loge du suisse, le reconnut. Il lereconnut moins à son visage qu’à sa stature herculéenne età un certain balancement dans sa démarche, dont même

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au bagne il n’avait pu se défaire.Aussi s’élança-t-il hors de la loge, oubliant pourquoi il

s’y trouvait, et se mit-il à la poursuite de Jean le Boucher.Celui-ci allait de la rue de Courcelles au boulevardMalesherbes et revenait, ayant bien soin de regarderquiconque entrait dans l’hôtel de Morlux.

Cependant, Timoléon et Auguste avaient pu y pénétrersans attirer son attention ; mais cela tenait à cettecirconstance que Rocambole lui avait donné pour consigned’observer Timoléon et qu’il n’avait pas reconnu, sous sondéguisement d’homme d’écurie, l’agent de l’anciennepolice. Pourtant, Jean le Boucher était payé pourreconnaître Timoléon, car c’était ce dernier qui l’avaitarrêté autrefois, quelques heures après la perpétration deson crime.

Auguste courut donc après lui et lui sauta au cou endisant :

– Mon oncle ! mon bon oncle !Le forçat se retourna d’un air hébété ; mais, de même

que l’enfant avait reconnu l’homme, l’homme avait reconnul’enfant.

– Auguste ! dit-il en le prenant dans ses bras.– Mon oncle ! mon oncle ! répéta le jeune homme.– Tais-toi, malheureux ! dit Jean à voix basse ; tu veux

donc éveiller l’attention de la rousse !Ce mot fit tressaillir Auguste, qui comprit aussitôt que le

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forçat était non point libéré, mais en rupture de ban. Jeanregardait son neveu avec une naïve admiration.

– Comme te voilà grandi ! disait-il. Tu es un homme…tu as de la barbe…

– Ah ! c’est qu’il y a longtemps que nous ne noussommes vus, mon oncle…

Jean soupira, puis leva les yeux au ciel d’un airsombre…

– Oh ! oui… longtemps… dit-il.Ce fut un épanchement mutuel de quelques minutes.

Jean parla de sa pauvre sœur. Auguste baissa la têtequand son oncle lui demanda ce qu’il faisait. Mais, commeJean paraissait comprendre que son neveu était devenuvoleur, Auguste s’écria :

– Oh ! pas ça, mon oncle, pas ça ! Je suis feignant ;mais je ne suis pas voleur.

– À la bonne heure ! dit Jean. Où demeures-tu ? Veux-tuvenir souper avec moi, ce soir ? Nous parlerons de ta mèreet des petites… J’ai un garni à la Villette, chez des amis…Ils ne me trahiront pas…

– Venez chez moi, mon oncle, dit Auguste. Je loge ruede Cléry.

– Ah ! non, dit Jean. Je ne me risque pas dansl’intérieur de Paris. C’est trop chanceux !

– Vous y êtes pourtant, aujourd’hui…

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– C’est vrai, mais je vais te dire… j’ai une consigne…C’est le maître qui m’a mis ici.

– Quel maître ! fit Auguste étonné.– Celui à qui je dois la liberté, murmura Jean, qui ôta

respectueusement son chapeau.– Et que faites-vous ici, mon oncle ? demanda le jeune

homme avec curiosité.– Je veille à ce que quelqu’un que je guette n’entre pas

dans cette maison.Et il désignait l’hôtel de Morlux. Auguste tressaillit.– Mais j’en sors, moi, dit-il.– Tu y connais donc quelqu’un ?– Oui. C’est-à-dire qu’un cocher, le cocher d’un baron,

qui s’appelle M. de Morlux, m’y a conduit et m’a laissé chezle concierge en me priant de l’attendre.

– Et comment connais-tu cet homme, et qu’est-ce quetu lui voulais ? demanda vivement Jean le Boucher.

– Ah ! dame ! Je vais vous dire la chose, mon oncle, etpeut-être bien que vous me donnerez un bon conseil, car jesuis bien embarrassé…

Alors Auguste raconta en vingt mots son aventure avecle prétendu cocher, et l’histoire du billet qui venait de Saint-Lazare. Jean écoutait haletant. Quand Auguste eut fini,Jean s’écria :

– À moins que le maître ne se trompe – et le maître ne

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se trompe jamais ! –, l’homme à qui tu as eu affaire estTimoléon.

– Qu’est-ce que Timoléon ?– Le brigand qui m’a arrêté et fait conduire au bagne.– Alors, vous croyez que ce billet n’est pas pour lui ?– Non, non, dit Jean le Boucher. Viens avec moi, et

filons !…Il le prit par le bras et l’emmena au pas de course dans

la direction du faubourg Saint-Honoré. Auguste avait peineà le suivre.

Au coin de la rue de la Pépinière et du faubourg Saint-Honoré, il y a un hôtel meublé de médiocre apparence.Jean poussa son neveu dans l’allée étroite de cet hôtel, etlui dit :

– Viens ! Viens !Il le fit monter au second étage, frappa deux coups à

une porte qui portait le n° 13, tourna la clef qui se trouvaiten dehors et entra, poussant toujours son neveu devant lui.

Un homme était assis dans cette chambre auprès de lafenêtre. Cet homme, boutonné militairement et tout vêtu denoir, avait un air calme et froid. C’était le major Avatar, quiavait établi là son observatoire.

– Maître, dit vivement Jean le Boucher, voici desnouvelles de Saint-Lazare, et c’est un grand miraclequ’elles ne soient point tombées aux mains de Timoléon.

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Et sur ces mots, il raconta l’histoire que venait de luidire son neveu.

– Voyons la lettre ? dit froidement le major. MaisAuguste était entêté :

– Oh ! non pas, dit-il, à moins que vous ne me prouviezque vous êtes M. Agénor.

Mais Jean haussa les épaules ; puis il se mit à genouxdevant le major et dit à son neveu :

– Regarde ! cet homme est le maître… et tu dois luiobéir comme je lui obéis moi-même.

En même temps, le major attacha sur Auguste ceregard fascinateur avec lequel, à de certaines heures, leforçat Cent dix-sept avait vu courber le bagne tout entiercomme un seul homme. Et Auguste se sentit dominé, et ilbalbutia quelques mots d’excuse.

– Montrez-moi cette lettre, mon ami, dit le major avecdouceur.

Auguste se sentit dominé. Il tira la boulette de sa pocheet la tendit à celui que son oncle appelait le maître.Rocambole la prit, la déroula en homme pour qui lesprisons n’ont pas de mystères, et, s’accoudant à la tablequi se trouvait près de lui, il se mit à la lire tranquillement.Cette lecture dura environ vingt minutes.

Puis le major prit une plume et une feuille de papier etse mit à écrire. Quand ce fut fini, il roula la seconde lettreabsolument comme l’autre l’était tout à l’heure, en fit une

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boulette exactement semblable et dit à Auguste :– Voilà celle qu’il faut porter rue de Surène à celui qui

prétend être M. Agénor.

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XXIIJean le Boucher et son neveu avaient regardé

Rocambole avec un étonnement profond. Ce dernier crutdevoir leur donner une explication sommaire de saconduite : et ce fut à Auguste qu’il s’adressa :

– Mon garçon, dit-il, la lettre dont tu étais porteur, et quevoici, était adressée non point au cocher de M. le baronAgénor de Morlux, mais à M. Agénor lui-même. Cela teparaît singulier, n’est-ce pas ? qu’un homme qui est baron,qui a des chevaux et habite une belle maison dans unquartier comme celui-ci ait des relations avec une femmedétenue à Saint-Lazare ? Mais lorsque je t’aurai dit quecette femme est une jeune fille honnête, mais sans le sou,que M. Agénor aime et veut épouser et que la famille deM. Agénor, c’est-à-dire son oncle qui demeure rue de laPépinière, l’a fait enfermer pour empêcher le mariage, tucomprendras, n’est-ce pas ?

– Parfaitement, répondit Auguste.– La vraie lettre arrivera à l’adresse de M. Agénor,

poursuivit Rocambole.– Et… celle-là ?

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– Celle-là est destinée à tromper la famille. Comprends-tu encore ?

– Mais, dit Auguste qui ne manquait pas d’intelligence,ce ne peut pas être la même écriture…

Un fin sourire passa sur les lèvres de Rocambole.– Sais-tu écrire ? dit-il.– Oui, monsieur.– Eh bien, écris-moi là, sur cette feuille de papier, ce

que tu voudras… Et il tendit la plume à Auguste. Celui-ciécrivit : J’aime Malvina, et il signa : Auguste, pour la vie.

Rocambole reprit la plume et écrivit au-dessous :J’aime Malvina, Auguste pour la vie.

Auguste eut un cri d’étonnement.– Vous avez mon écriture ! dit-il.– J’ai toutes les écritures, répliqua Rocambole, et cela

m’a coûté cher autrefois. Dieu te préserve d’un pareiltalent, mon garçon. Seulement, après m’en être servi pourle mal, je tâche de l’utiliser pour faire le bien. Maintenant,ne perdons pas de temps…

– Que faut-il faire ? demanda Auguste, fasciné par leregard persuasif de Rocambole.

– Écoute bien. C’est rue de Surène que demeureM. Agénor, à l’entresol, la porte à droite. Tu vas y aller ; sice que je présume arrive, tu y trouveras installé dansl’appartement le prétendu cocher, et tu lui remettras ta lettre

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en t’excusant de ta défiance.– Est-ce tout ?– Non. Tu diras à cet homme que, s’il veut écrire à

Antoinette, tu te chargeras volontiers de sa lettre, qui luiarrivera par l’entremise de Malvina.

– Je comprends le tour. Quand j’aurai la lettre, je vousl’apporterai.

– C’est parfait, dit Rocambole, et tu n’as pas l’espritbouché comme ton oncle.

L’ancien forçat tira cinq louis de sa poche et les tendit àAuguste.

– Voilà, dit-il, pour boire à notre santé, mon garçon.Auguste fit un geste de refus ; mais son oncle lui ditsévèrement :

– Prends, mon garçon ; quand le maître veut, il fautobéir. Auguste prit les cinq louis et fit un pas vers la porte.Rocambole le retint.

– Où demeures-tu ? lui dit-il.– Rue de Cléry.– Seul ?– Oui, monsieur.– Tu diras à ce prétendu cocher que tu ne peux pas

retourner à Saint-Lazare avant jeudi, et que, parconséquent, il n’a pas besoin de se presser pour écrire salettre. Donc, tu lui donneras rendez-vous mercredi soir

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dans un cabaret quelconque.– C’est bon, dit Auguste, je lui indiquerai le Veau-qui-

tète, faubourg Saint-Martin.Et il s’en alla. Mais Jean le Boucher courut après lui,

dans l’escalier :– Mais où te verrai-je, moi, petit ? lui dit-il.– Où vous voudrez, mon oncle.– Viens souper avec moi ce soir.– À la Villette ?– Oui, rue de la Goutte-d’Or, chez le marchand de vin

qui fait le coin. À neuf heures, si tu veux ?– J’y serai, dit Auguste, qui embrassa son oncle et

courut à la rue de Surène.Les renseignements que lui avait donnés Rocambole

étaient trop précis pour qu’il eût besoin, cette fois, des’adresser au concierge. D’ailleurs, le concierge étaitmonté dans un autre escalier pour distribuer les lettres quele facteur venait d’apporter.

Auguste passa à la porte de droite, à l’entresol. Ce futle faux Agénor lui-même qui vint ouvrir.

– Eh bien ! dit-il en voyant entrer le jeune homme, tuconviendras, mon camarade, que tu es un drôle de pistolet.

– Excusez-moi, dit Auguste, mais comme je vousattendais là-bas, rue de la Pépinière, j’ai vu passer mononcle et j’ai couru après lui pour lui demander dix balles,

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autrement dit deux pièces de cent sous.– Tu as donc un oncle, toi ? fit Timoléon toujours affublé

de sa veste d’écurie et introduisant Auguste dans l’intérieurde l’appartement.

– Oui, le père La Ribotte, un marchand des quatre-saisons, un bien bon homme, le propre frère de ma défuntemère, répondit Auguste.

– Veux-tu boire un verre de vin du patron ?– Volontiers.Timoléon fit entrer Auguste dans la salle à manger de

garçon d’Agénor, où le valet de chambre de M. de Morluxétait installé bien tranquillement dans un fauteuil et buvaitdu madère.

Auguste s’installa et tira la boulette de sa poche.– Voilà votre lettre, dit-il à Timoléon.Celui-ci la prit, la déplia et se mit à la lire attentivement.– Pauvre petite ! dit-il en feignant un profond chagrin.– Si vous voulez lui répondre, dit Auguste, on se

chargera de la commission.– Ce n’est pas de refus. Où demeures-tu ?– Oh ! je ne suis jamais au nid, répondit Auguste ; mais

vous me trouverez tous les soirs au Veau-qui-tète,faubourg Saint-Martin.

– Eh bien ! j’irai t’y dire bonjour, demain ou après.

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Auguste but un verre de madère, serra la main du fauxAgénor et s’en alla.

Mais comme il était dans l’escalier, Timoléon quitta lasalle à manger, traversa le salon, ouvrit une des croiséesqui donnent sur la rue et fit entendre un coup de sifflet.

À ce bruit, un commissionnaire, qui paraissait dormirsur son crochet, leva la tête. Timoléon lui fit un signerapide.

Dix minutes après, l’homme de l’ancienne policeretournait chez M. de Morlux.

– Voici la lettre, dit-il.Et il la plaça sous les yeux du vicomte Karle.Cette lettre était un résumé succinct de celle

d’Antoinette, avec cette simple différence que la jeune fille,s’adressant à Agénor pour qu’il lui fît obtenir sa liberté,prétendait être la victime d’une erreur, d’une ressemblanceétonnante, et ne paraissait même pas soupçonner qu’elleeût de véritables ennemis.

Rocambole, en écrivant dans ce sens, avait voulurassurer M. de Morlux et endormir sa vigilance.

– Voilà qui est parfait, dit le vicomte.– Cependant, reprit Timoléon, j’ai fait suivre le jeune

homme par un de nos hommes, déguisé encommissionnaire.

– Pourquoi donc ? dit le vicomte.

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– Parce que nous sommes passés par-dessous jambe,vous et moi, monseigneur, répondit tranquillementTimoléon.

Ces paroles, prononcées avec un accent d’ironie, furentun coup de tonnerre.

– Que voulez-vous dire ? s’écria M. de Morlux.– Une chose bien simple, répondit Timoléon. La lettre

que vous venez de lire n’a pas été écrite par Antoinette.– Oh ! je garantis le contraire, fit le vicomte en prenant

dans un tiroir de son secrétaire la lettre qu’Antoinette avaitécrite à Agénor quelques jours auparavant. Comparez…c’est bien la même écriture.

– L’écriture est habilement imitée et, après moi, il n’y aqu’un seul homme qui soit capable d’un pareil tour deforce.

– Et… cet homme ?– Il s’appelle Rocambole, répliqua Timoléon. Je

craignais qu’il ne se mêlât de nos affaires, maintenant, j’ensuis sûr, et je vous déclare, monsieur le vicomte, que notrecause est à peu près désespérée.

– Vous êtes fou ! dit Karle de Morlux.– Écoutez, reprit Timoléon ; si d’ici ce soir je n’ai pas

trouvé un moyen de renvoyer Rocambole au bagne, noussommes perdus.

Le vicomte regardait Timoléon et se laissait gagner parcette terreur inquiète qui semblait s’être emparée de son

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cette terreur inquiète qui semblait s’être emparée de soncomplice. Celui-ci continua :

– Moi, je ne puis rien… ou presque rien… Vous pouveztout, vous.

– Moi ?– Oui. Les portes s’ouvrent devant vous, et si demain

vous allez dire au chef de la sûreté générale : « Je sais oùest le forçat évadé Rocambole », on vous donnera uneescouade de sergents de ville, et vous le ferez arrêterséance tenante. Alors nous serons sauvés… Sinon…

– Mais où est-il, cet homme ?– Je ne le sais pas, mais peut-être le saurai-je ce soir !

Aussi est-ce pour cela que j’ai fait suivre ce jeune homme.Et Timoléon ajouta :– Voulez-vous que je vous prouve que ce n’est pas

Antoinette qui a écrit cette lettre ?– Oui, dit M. de Morlux.– Eh bien ! écoutez…Et Timoléon reprit la lettre sur le bureau.

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XXIII– Monsieur, reprit Timoléon, le jeune homme qu’on

appelle Auguste était porteur, il y a une heure, d’une lettrevéritablement écrite par Antoinette.

– Et ce n’est pas celle-là ?– Non. Pourtant, les deux boulettes étaient de la même

grosseur. Que s’est-il passé ? Je vais vous le dire. Tandisque j’étais ici, Auguste m’attendait en bas, chez le suisse.Tout à coup, il s’est élancé hors de la loge en disant :« Mon oncle ! c’est mon oncle ! » Je suis descendu, lesuisse m’a raconté cela ; j’ai regardé à droite et à gauche,la rue était veuve de mon jeune homme. Néanmoins, votrevalet de chambre et moi, nous nous rendions rue deSurène, lorsqu’un de mes agents, à qui j’avais donnérendez-vous, est accouru à moi tout essoufflé en medisant :

– Ah ! patron, quel malheur que la police ne vousemploie plus !

– Pourquoi donc ?– Nous aurions touché une belle prime, allez ! J’aurais

pu, il y a cinq minutes, arrêter Jean le Boucher : vous

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savez ?– Et tu ne l’as pas fait ? dis-je en tressaillant.– Pour quoi faire, puisque ça ne vous regarde plus ?

m’a-t-il répondu.– Mais qu’est-ce que Jean le Boucher ? demanda

M. de Morlux. Pour toute réponse, Timoléon tira de sapoche un numéro de La Gazette des Tribunaux, vieux desix mois, et le mit sous les yeux de M. de Morlux. L’évasionsurprenante de Rocambole et de ses trois compagnons s’ytrouvait relatée tout au long.

– Eh bien ? fit encore le vicomte.– Jean le Boucher, dit Timoléon, est un des quatre.– Ah ! fort bien.– J’ai demandé alors des détails à mon agent, qui m’a

dépeint l’homme qui accompagnait le forçat évadé, et jen’ai pu me tromper au signalement. Cet homme n’est autrequ’Auguste qui, trois quarts d’heure après, est venu meremettre la lettre d’un air dégagé et confiant qui m’aconfirmé dans tous mes soupçons.

– Mais enfin, dit M. de Morlux, parce qu’un forçat évadéen même temps que ce Rocambole, que vous paraisseztant redouter, se trouve dans la rue et cause avec un autrehomme dont le signalement répond à celui du messagerde Saint-Lazare, est-ce une raison pour en tirer de tellesconclusions ?…

– Je vous prouverai tout à l’heure que je ne me trompe

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pas. J’ai mis mon agent, qui était déguisé encommissionnaire, dans la rue de Surène, et je suis montédans l’appartement de M. Agénor. Je n’avais encore quede vagues soupçons. Auguste est venu et m’a remis lalettre. Quand il fut parti, j’ai fait signe à mon agent, qui,maintenant, ne le perdra plus de vue.

– Et puis ?– Tenez ! regardez la lettre ; voyez-vous un mot effacé

au bas de cette page ?– Oui.– C’est moi qui l’ai effacé.– Pourquoi ?– La lettre véritable, celle qui ne nous est point

parvenue, a dû être écrite hier soir, ou au plus tard cematin. Il n’y a pas plus d’une heure, et il est nuit, que celle-ciest écrite. Je vais vous le démontrer.

Il plaça la première lettre d’Antoinette à côté de celleque lui avait remise Auguste et continua :

– Tenez, voyez-vous, toutes deux sont à l’encre noire etcette encre est de même couleur, n’est-ce pas ?

– Sans doute.Timoléon tira un flacon de sa poche.– Regardez bien, dit-il.Et il versa quelques gouttes d’un liquide jaunâtre sur la

première lettre, puis il l’étendit avec le doigt et l’écriture

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reparut au-dessous, nette et lisible comme auparavant.– Après ? dit M. de Morlux.– Il faut trois ou quatre heures, au moins, pour que

l’encre soit inattaquable à cet acide. Si la lettre que voiciétait seulement écrite depuis ce matin, ce que vous allezvoir n’arriverait pas.

Et il versa trois autres gouttes du liquide contenu dansle flacon sur la lettre apocryphe. Aussitôt l’écriture s’effaça.

– Il y a un verso, ajouta Timoléon. Attendons à demain,et vous verrez que mon acide sera devenu impuissant.

– Eh bien ! demanda le vicomte, qui commençait àcomprendre, quelle conclusion tirez-vous de tout cela ?

– Une conclusion bien simple, reprit Timoléon. Augustea rencontré Jean le Boucher : celui-ci est un agent deRocambole, la chose est certaine. Jean a emmenéAuguste je ne sais où, mais dans un endroit où se trouvaitRocambole. Celui-ci a supprimé la vraie lettre et écrit celle-là.

– Mais cet homme est très dangereux ! s’écria Karle deMorlux.

– Monsieur, répondit Timoléon avec un calme effrayant,si Rocambole ne rentre pas au bagne, c’est vous qui irez.Moi, je crèverai d’un coup de couteau, un soir, et votreneveu épousera tranquillement Antoinette, à qui il rendra lafortune que votre père et vous avez volée à sa mère.

– Mais il ira au bagne, dit M. Karle de Morlux, qui était

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un homme de sang-froid et de résolution.– Si nous avons un peu de chance, dit Timoléon, et que

la police ne flâne pas, si Rocambole est pincé avantdemain soir, tout ira bien.

– Je vais courir à la préfecture.– Oh ! pas encore… Si vous dérangiez la police en pure

perte une première fois, elle ne vous croirait pas uneseconde. Il faut d’abord savoir où est Rocambole.

– Comment le savoir ?– Par Auguste, que mon homme déguisé en

commissionnaire ne va plus quitter.– Mais quand verrez-vous cet homme ?– Je ne sais pas. En attendant, il faut que je sorte d’ici

et que nul ne me voie, car, vous pensez bien, ajoutaTimoléon, que si Jean le Boucher flânait par ici, c’est qu’ilsurveillait votre hôtel.

Le vicomte ouvrit la fenêtre de son cabinet de travail quidonnait sur le jardin et les derrières de l’hôtel.

– Par là, dit-il ; ce mur donne sur le boulevardHaussmann… on vous donnera une échelle.

– Non, dit Timoléon, le moyen est mauvais.– Vous trouvez ?– Le boulevard est trop fréquenté. Qu’un sergent de ville

me voie sauter sur le boulevard, et l’on m’arrête, et je vaisen prison, et pendant que je serai sous clé, Rocambole

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triomphera. Il y a un moyen qui vaut mieux.– Lequel ?– Vous allez dîner à votre cercle ?– Sans doute.– Je vais remplacer un de vos domestiques. Au lieu de

sortir en coupé, vous sortirez en phaéton, et, ce soir, vousrentrerez avec un seul laquais derrière vous.

– Et vous croyez qu’on ne vous reconnaîtra pas ?– Rocambole seul pourrait me reconnaître.– Comme vous voudrez, dit M. de Morlux, qui fit sa

toilette et s’apprêta à sortir.Quelques minutes après, le phaéton de M. le vicomte

Karle de Morlux descendait le boulevard Malesherbes augrand trot de ses deux chevaux irlandais. Timoléon avaitregardé de droite et de gauche, et n’avait rien vu desuspect dans la rue. M. de Morlux était membre deplusieurs cercles, et faisait partie du club des Asperges,qui était celui de son neveu, mais il y allait rarement.

Seulement, comme l’entrée de cet établissement estsur le boulevard, et que l’encombrement des voitures estgrand en cet endroit, il pensa que mieux valait sedébarrasser là de Timoléon.

S’étant retourné vers lui un peu avant la porte du club, illui dit en allemand :

– Je passerai la nuit au cercle, si vous avez quelque

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chose à me dire, vous viendrez me demander.– C’est convenu, répondit Timoléon.Mais, au moment où le phaéton de M. de Morlux arrivait

devant la porte cochère du club, et tandis que celui-ci,passant les rênes, s’apprêtait à descendre, Timoléon luiserra vivement le bras.

– Qu’est-ce ? fit M. de Morlux.– Regardez…Un petit coupé de garçon s’arrêtait pareillement devant

la porte et un homme en sortait.– Voyez cet homme… dit encore Timoléon.– Eh bien ?– C’est LUI !…– Qui donc ? fit le vicomte étonné.– Notre ennemi… Rocambole !Et Timoléon sauta lestement à terre et disparut dans la

foule, laissant M. de Morlux abasourdi. Ce dernier n’avaitfait qu’entrevoir le major Avatar, qui venait tranquillementdîner au club des Asperges, mais son visage lui restagravé dans la mémoire.

Le vicomte entra dans la salle à manger. Le major yétait déjà. Il causait tranquillement avec le marquis de B…,un de ses parrains, on s’en souvient, et il regarda levicomte, lorsqu’il entra, avec une si parfaite indifférenceque celui-ci se dit aussitôt :

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– Timoléon a la berlue.Les membres du club étaient nombreux à table. Le

major eut les honneurs de la conversation. Il était en veinede conter et il décrivit le Caucase en homme qui,réellement, y a passé dix ans prisonnier. M. de Morlux leregarda attentivement, et cet examen ne faisait qu’affermirsa conviction que Timoléon s’était trompé.

Après le dîner, M. de Morlux prit à part M. de B… qu’iltutoyait.

– Quel est donc ce brillant causeur ?– C’est une recrue, dit M. de B…, le major Avatar, un

Russe doublé d’indien.– Tu le connais beaucoup ?– Parbleu ! c’est moi qui l’ai présenté ici. J’ai passé six

semaines autrefois sous le toit de la maison qui l’a vunaître.

Cette réponse acheva de détruire dans l’esprit duvicomte l’opinion de Timoléon.

Mais, vers dix heures du soir, on apporta un billet àM. Karle de Morlux. L’enveloppe portait ce mot : Pressé…

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XXIVPour savoir ce que Timoléon écrivait à M. de Morlux, il

est nécessaire de revenir sur nos pas et de suivre le neveude Jean le Boucher, c’est-à-dire Auguste, au moment où ilquittait la rue de Surène.

L’agent aposté à tout hasard par Timoléon tout près dela maison d’Agénor, sur un signe de son chef, s’était mis àsuivre le jeune homme… Il était nuit, et cette fois Augusten’avait plus besoin de tuer le temps. Cet homme étaitjeune, il n’était pas encore complètement perverti, et ce quivenait de se passer, ce qu’il venait de voir et surtoutd’entendre, lui avait fait faire un retour sur lui-même.Rocambole, qui, jadis, lorsqu’il était dans la voie du crime,avait néanmoins un charme presque irrésistible et exerçaitsur ses complices une véritable fascination – Rocamboleprenant en main une cause juste avait non seulementconservé son mystérieux pouvoir, mais encore il l’avaitpour ainsi dire développé.

Auguste avait été ému par les quelques mots que luiavait dits cet homme étrange ; il avait cru à ses paroles ; ilétait convaincu que la jeune fille dont il était le messagerétait une victime, et que, dans une faible mesure, il avait

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déjà contribué à la sauver. Cette pensée réhabilitait un peucet homme dans son propre esprit ; et il s’en allait en sejurant d’obéir à celui que son oncle appelait le maître.

À Paris, il est une industrie peu connue et qui,cependant, est des plus lucratives. C’est l’industrie dufileur. Qu’est-ce qu’un fileur ? Ce n’est pas un tisserand,croyez-le bien : c’est un homme qui est chargé quelquefoispar la police et, le plus souvent, par quelque ténébreuseofficine privée, d’en suivre un autre.

Le mari jaloux fait filer sa femme, l’amant sa maîtresse.L e chanteur, c’est-à-dire l’homme qui cherche à profiterd’un secret ou d’un scandale, file sa victime. Malheur à lafemme qui sort furtivement de chez elle, monte dans unfiacre et se rend à quelque mystérieux rendez-vous, si elleest filée !… Ceux qui posséderont son secret lui vendrontleur silence au poids de l’or.

Auguste quitta la rue de Surène sans se douter qu’ilétait filé. Le fileur ne suit pas son homme, il le devance. Lefaux commissionnaire passa devant Auguste au momentoù ce dernier entrait, place de la Madeleine, dans unbureau de tabac. À la porte Saint-Denis, il s’effaça pourlaisser passer le jeune homme qui alla s’installer chez unmarchand de vin traiteur où il prenait quelquefois sesrepas, et, s’asseyant sur son crochet, à deux pas de ladevanture du marchand, il attendit.

Auguste s’était attablé dans une petite salle attenanteau comptoir. Un camarade, comme il disait, s’y trouvait

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déjà en compagnie d’une femme. Auguste demanda unlitre à seize et une portion. Alors le faux commissionnairereleva son crochet, le chargea sur ses épaules et s’en alla.

Mais il n’alla pas loin. À cent pas, dans la rue Saint-Denis, à gauche, se trouvait la boutique d’un marchandd’habits. Le fripier était sur sa porte.

Le faux commissionnaire l’aborda en lui disant :– Bonjour, père Isambard.– Bonjour, La Raquette, dit le fripier. Vous voilà donc

commissionnaire, à présent ?L’homme qui répondait à ce singulier nom de La

Raquette se prit à sourire.– Je file quelqu’un, dit-il.– Je m’en doute bien.– Mais comme il m’a déjà vu deux fois, je viens changer

de pelure.– À votre aise, dit le fripier ; qu’est-ce qu’il vous faut ?– Une blouse et une casquette, répondit La Raquette,

qui se débarrassa de sa veste de velours à laquellependait une fausse médaille.

C’était sans doute un habitué de la maison, et quiréglait ses comptes en gros, car il laissa son crochet et savieille défroque, et emporta la nouvelle sans donnerd’argent. Quelques minutes après, il était dans le cabaretoù Auguste dînait en compagnie du camarade et de sa

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compagne. Il alla se mettre dans un coin et demanda dufromage de Gruyère et une chopine de vin.

Auguste ne fit pas attention à lui. D’ailleurs il causaitavec le camarade de choses indifférentes. Celui-ci luidisait :

– Tu dois bien t’ennuyer depuis que Malvina estbloquée.

– Un peu, dit Auguste.– Quand sort-elle ?– Dans quinze jours. Elle y était pour un mois ; en voilà

la moitié de fait.– Que fais-tu ce soir ? Viens-tu rigoler au Vaux-hall ?– Non, dit Auguste, je vais voir des parents à la Villette.La Raquette avait dévoré son quart de pain, son

morceau de gruyère et bu sa chopine. Il paya et sortit.Auguste n’avait pas même levé la tête, et il continuait àdîner tranquillement. Il passa près d’une heure chez lemarchand de vin, et comme il en sortit, huit heures etdemie sonnaient. Le camarade et sa compagnel’accompagnèrent jusqu’à la porte Saint-Martin. Là, il leurdit adieu, entra au bureau des omnibus et prit un numéropour la Villette.

Un homme était déjà installé sur la banquette de lavoiture jaune qui monte le faubourg Saint-Martin. Augustequi, lorsqu’il avait de l’argent, s’offrait tout le confortablepossible, paya six sous et entra dans l’intérieur.

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L’omnibus monta à la Villette et Auguste ne descenditqu’à la station de l’ancien boulevard extérieur, où la voiturearriva presque vide… Le fi leur était descendu un peuavant.

Auguste se dirigea vers la place de l’Ourcq, tourna àdroite sur le boulevard des Vertus, prit la rue de LaChapelle, puis la rue Jessein et entra dans celle de laGoutte-d’Or. Le fileur avait disparu. Cependant Auguste vitun homme qui marchait à cent pas devant lui. La rue de laGoutte-d’Or est peu éclairée, surtout le dimanche, carpresque tous les magasins sont fermés. Lesétablissements de liquoristes et de marchands de vinrestent seuls ouverts et n’ont d’autre luminaire qu’un bec degaz au-dessus du comptoir et quelques chandelles poséesçà et là sur les tables grasses des salles. Comme àl’entrée de la rue il y avait deux marchands de vin occupantchacun une encoignure, Auguste hésita un moment, carson oncle Jean le Boucher ne s’était pas autrementexpliqué. Mais, enfin, il prit à droite et entra.

L’établissement de droite avait, du reste, unephysionomie honnête, qui paraissait le signaler à l’attentiond’un homme qui évite le bruit, le scandale et l’attentionpublique. Il s’y trouvait peu de monde, et la clientèle secomposait d’ouvriers maçons et de forgerons. Augusteregarda de tous les côtés et ne vit point son oncle.

– Vous cherchez quelqu’un ? fit la femme qui se trouvaitau comptoir, une bonne grosse mère entre deux âges.

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– Mon oncle, fit Auguste.– Comment vous appelez-vous ?– Auguste.– Est-ce que votre oncle n’était pas boucher ? reprit la

patronne d’un air mystérieux.– Oui, dit Auguste en clignant de l’œil.– Eh bien ! montez au premier, frappez à la porte du

cabinet ; il y est et vous attend.Auguste monta et trouva son oncle installé dans un

cabinet noir, devant une table sur laquelle il y avait dujambon, des œufs et du vin.

– Mon oncle, dit Auguste en l’embrassant, vous mepardonnerez, mais j’ai dîné et je n’ai pas faim. Tout ce queje puis faire est de boire un coup avec vous.

– Pauvre petit, dit l’ancien bourreau, qui regarda sonneveu avec attendrissement, tu es tout le portrait de tamère.

Et cet homme inculte s’émut au souvenir de sa sœur etlaissa tomber deux grosses larmes dans son verre.

Auguste passa deux heures avec lui, deux heurespendant lesquelles le boucher raconta sa triste vie aubagne et cette audacieuse évasion dont Rocambole avaitété le héros.

– Ah ! quel homme ! dit-il en terminant : si tu veux leservir, ton affaire est faite d’avance.

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– Mais, mon oncle, dit Auguste, comme onze heuressonnaient et qu’il entendait le bruit des volets qu’on posaità la devanture pour fermer la boutique, est-ce que vouslogez ici ?

– Jusqu’à présent, ces braves gens m’ont logé, dit Jeanle Boucher, mais le mari a cru voir rôder des minessuspectes hier soir dans la rue, et je crains qu’on ne meguette. Je m’en vais ce soir.

– Et où allez-vous ?– Chez le camarade qui s’est évadé avec nous et que

nous appelions là-bas le Bonnet vert. Il est bien caché, luiaussi.

– Où donc ?– À Montmartre, derrière le cimetière, chez son beau-

père, qui est croque-mort. Ce n’est pas là qu’on viendranous chercher.

Sur ces mots, Jean le Boucher se leva de table, but undernier verre de vin et prit un petit paquet de hardes qu’ilpassa à son bras. Puis tous deux descendirent, et Jeanéchangea une poignée de main avec les braves gens quil’avaient caché pendant plusieurs mois.

– Viens me conduire un bout de chemin, dit Jean, quigagna le boulevard extérieur.

Auguste le suivit. Sur le boulevard, il y avait un hommeétendu dans le ruisseau. Jean le heurta du pied. L’homme,qui paraissait ivre, balbutia des mots sans suite et dit

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enfin :– Laissez-moi dormir !– Va donc te coucher, pochard ! dit Auguste.– Je veux bien, répondit l’ivrogne, qui avait le visage

couvert de boue : si vous voulez me reconduire.Il essaya de se relever et retomba.– Où demeures-tu ? fit Jean le Boucher, qui le prit par le

bras.– À Montmartre, répondit l’ivrogne.– Viens avec nous, c’est mon chemin.L’ivrogne se mit en marche en décrivant de fantastiques

arabesques ; et Auguste ne reconnut point en lui le fileurqui ne le quittait pas depuis cinq heures de l’après-midi.

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XXVUn homme ivre inspire peu de défiance. Celui à qui

Jean le Boucher donnait le bras paraissait si peu maître desa raison, il tenait des propos si incohérents en marchantet trébuchant à chaque pas, que l’oncle et le neveu avaientcontinué à causer à voix basse. Arrivés à la barrièreBlanche, Auguste dit :

– Mon oncle, je vais vous laisser. Quand vous reverrai-je ?

– Le maître m’a dit que, lorsque tu aurais la lettre pourlà-bas, tu ne manques pas de me l’apporter.

– Mais où ?– Rue du Chemin-des-Dames, derrière le cimetière. Si

tu l’as demain soir, viens… le maître doit y venir.– À quel numéro m’arrêterai-je ? et qui demanderai-je ?– Il n’y a pas de numéro à la maison. C’est une grande

baraque à six étages, toute seule, sur la gauche, au milieude terrains vagues. Tu frapperas trois coups et on t’ouvrira.À onze heures du soir, tu es toujours sûr de me trouver.

L’ivrogne, en ce moment, fit un faux pas et tomba.

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– Voyons ? dit Jean le Boucher, vas-tu te relever,pochard ?

– J’ai soif…, dit l’ivrogne.– Nous voilà à Montmartre… où demeures-tu ?…– Je ne demeure pas à Montmartre… C’est à

Batignolles…– Quelle rue ?…– Je ne me souviens pas.Et il se coucha tout de son long sur le pavé. Cette fois,

Jean le Boucher perdit patience.– Si tu ne veux pas venir, dit-il, tu peux rester ; bonsoir !

…Et il laissa le fileur qui lui répondit par un ronflement

sonore. Puis il serra la main de son neveu qui descenditvers la rue Fontaine-Saint-Georges et il continua sonchemin par le boulevard extérieur. En cet endroit, leboulevard tourne, et bientôt l’ivrogne, qui avait les yeuxouverts tout en ronflant, se dressa lestement sur ses deuxpieds et vit disparaître l’oncle d’un côté et le neveu del’autre. Du moment que le faux ivrogne avait entendu laconversation de Jean et d’Auguste, il savait où allait lepremier et n’avait plus besoin de suivre le second. Il étaittoujours sûr de retrouver celui-ci au Veau-qui-tète, lecabaret où le faux Agénor devait apporter à Auguste salettre pour Antoinette.

Le fileur descendit donc tout droit la rue Notre-Dame-

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de-Lorette, prit la rue Montmartre et se dirigea vers lebureau de maître Timoléon, ce bureau qui renfermait unecaisse et était situé au troisième étage d’une hideusemaison de la rue des Prêtres-Saint-Germain-l’Auxerrois.La maison n’avait pas de portier : la porte fermait à l’aided’un verrou intérieur que les initiés, à certaine pression surun ressort caché dans le panneau, faisaient mouvoir dudehors. Le fileur entra, grimpa l’escalier sans lumière etarriva chez Timoléon, qui venait de rentrer. L’homme del’ancienne police avait repris sa calotte et sa robe dechambre prétentieuse pour s’asseoir devant son bureau,mais il avait conservé la botte molle et la culotte de groom,et son fileur vit sur une chaise le pardessus de livrée blancà retroussis orange, les couleurs de la maison de Morlux.

– Eh bien, où est notre homme ? demanda Timoléon.– Je l’ai retrouvé en compagnie de Jean le Boucher.– Ah !… Et sais-tu où perche celui-là ?– Je crois, dit le fileur, que nous pouvons avoir demain

toute la bande, si vous y tenez.– Comment ça ?– Ils sont deux, et Jean m’a dit que demain soir il en

attendait un troisième, qu’il appelle le maître.– Où donc ? fit Timoléon qui tressaillit et se leva

vivement.Le fileur lui raconta alors la conversation qu’il avait

surprise, en faisant l’ivrogne, entre l’oncle et le neveu.

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Timoléon se dépouilla de sa robe de chambre qu’ilremplaça sur-le-champ par la livrée, se coiffa du chapeau àgalon d’argent, et dit au fileur :

– Va me chercher un fiacre ou une remise. Il ne faut pasperdre une minute !

Timoléon, un quart d’heure après, se faisait conduire auclub des Asperges, où M. de Morlux devait l’attendre.Seulement, il laissa le fiacre au coin de la rue desCapucines et fit à pied les quelques pas qui le séparaientdu club.

– Mon maître est-il encore là ? demanda-t-il à l’un desvalets de l’établissement.

– Je le crois, lui répondit-on en reconnaissant la livréede M. de Morlux.

Timoléon avait écrit dans le fiacre un mot au crayonainsi conçu :

« Monsieur le vicomte,« Nous les tenons, si vous ne perdez pas de temps.

Venez…« T… »

Et M. de Morlux avait reçu ce billet au moment où lemajor Avatar prenait place tranquillement à une table dewhist, après avoir achevé ses récits romanesques sur leCaucase et la cour de Schamyl. M. de Morlux sortit sansaffectation après la lecture du billet.

– Hé ! vicomte, lui dit le marquis de B… comme il

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– Hé ! vicomte, lui dit le marquis de B… comme ilquittait le salon de jeu, est-ce qu’elle t’attend ?

– Justement, mon ami, répondit Karle de Morlux.– Messieurs, fit le baron en riant, M. Karle a des

passions volcaniques sous ses cheveux blancs… On diraitle mont Etna qui vomit des flammes à travers sa couronnede neiges éternelles.

Le major, attentif à sa partie, n’avait même pas levé lesyeux.

M. de Morlux trouva Timoléon dans le vestibule du club.Celui-ci lui fit un signe et se mit à passer devant lui.M. de Morlux le suivit.

Le fiacre attendait toujours au coin de la rue desCapucines, avec le fileur, qui n’était pas descendu.

– Quel est cet homme ? fit le vicomte avec une certainerépugnance, car le fileur était couvert de boue.

– Un de mes agents, dit Timoléon. Puis il s’adressa aucocher :

– Veux-tu gagner cinq louis ? lui dit-il.– Qu’est-ce qu’il faut faire pour cela, mon bourgeois ?– Il faut nous prêter ta voiture et tes chevaux pour une

heure ou deux, et nous attendre ici.– Est-ce que vous croyez que je ne peux pas vous

conduire, moi ? fit naïvement le cocher.– Si, mais nous allons à un petit rendez-vous d’amour,

mon maître et moi, et nous voulons que personne ne sache

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ici où nous allons.– Je suis discret, dit le cocher.– C’est à prendre ou à laisser, dit Timoléon.Le cocher était un épais Auvergnat que les Petites-

Voitures avaient embauché dans un moment de grève. Ilgagnait quatre francs par jour, et la perspectived’empocher cinq louis lui fit oublier qu’on pouvait lui voler lecheval et la voiture.

– Je paie d’avance, ajouta Timoléon.L’Auvergnat descendit de son siège et tendit avidement

la main. Timoléon donna les cinq louis :– Tu peux nous attendre ici, dit-il, nous serons de retour

dans une heure ou deux.Puis, tandis que l’Auvergnat s’en allait, il fit un signe au

fileur, qui était sorti du fiacre. La Raquette s’enveloppadans le carrick du cocher et prit les rênes.

– Nous allons en reconnaissance, rue du Chemin-des-Ternes, lui dit Timoléon en montant dans la voiture où déjàM. de Morlux avait pris place.

– Voyons, dit celui-ci, expliquez-vous maintenant.– C’est bien simple. Je sais où est la bande de

Rocambole.– Et lui ?– Lui ? fit Timoléon, il doit être encore à votre cercle.– Oh ! fit M. de Morlux, vous vous êtes trompé. Le major

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Avatar et Rocambole n’ont rien de commun.– Monsieur, dit tranquillement Timoléon, je ne me

trompe jamais. Demain soir, si vous avez quelque crédit àla police, deux des forçats qui se sont évadés du bagne deToulon avec Rocambole, et Rocambole lui-même, serontsous la main de la justice, et dans Rocambole, il faudrabien que vous reconnaissiez le major Avatar.

– Si vous dites vrai, fit M. de Morlux, cet homme que j’aivu ce soir est doué d’un génie infernal.

– Vous avez dit le mot. Si nous le manquons, noussommes perdus, car il ne nous manquera pas, lui.

– Mais, dit M. de Morlux, tandis que le fiacre conduit parLa Raquette montait la rue de Clichy, il me faut un prétextepourtant.

– Pour quoi faire ?– Pour avertir la police.– Le prétexte est tout trouvé.– Vraiment ?– En revenant cette nuit, nous commettrons un vol chez

vous ; un vol audacieux, avec effraction et escalade, et jem’arrangerai de façon que les objets volés se retrouventdans la maison que nous allons examiner tout à l’heure.

– Qu’est-ce que cette maison ?– Celle où nous ferons arrêter demain soir Rocambole

et sa bande.

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Le fiacre allait bon train, et La Raquette ne ménageaitpas les coups de fouet ; il arriva à la barrière de Clichy, pritl’avenue de Saint-Ouen et, dix minutes après, tourna danscette rue déserte qui s’étend derrière le cimetièreMontmartre et qu’on appelle le Chemin-des-Dames. AlorsTimoléon baissa les stores du fiacre et dit au fileur :

– Au pas, maintenant.Puis se penchant à l’oreille de M. de Morlux :– Si c’est la maison que je crois, nous y avons des

intelligences. Peu après, le fiacre s’arrêta un moment.

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XXVITimoléon, soulevant un peu le store de la portière qu’il

avait baissé par prudence, regardait attentivement. La ruedu Chemin-des-Dames n’a qu’un côté bordé de maisons,et encore sont-elles semées de distance en distance,séparées qu’elles sont par des terrains veufs de toutebâtisse et clos par des palissades formées de vieillesplanches grossièrement assemblées. L’autre côté est lemur du cimetière.

Au moment où le fiacre s’arrêta, il était devant unemaison haute de six étages, aux murs noircis, aux fenêtresdépourvues de volets, et qui ressemblait à une véritableruche. Une population misérable devait pulluler là,entassée dans de petits logements bas de plafond etinsalubres.

– Je crois bien que c’est là, dit La Raquette, en sepenchant de son siège vers l’intérieur de la voiture.

Comme il était plus de minuit, tout était silencieux danscette maison et aucune lumière n’en sortait.

– Si c’est là, dit Timoléon, nous y avons des amis.– Qui donc ? fit La Raquette curieusement.

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– Le Merle.– Est-ce que vous l’employez encore ? demanda La

Raquette.– Quelquefois.Le Merle était un jeune drôle, chiffonnier de son état, qui

avait souvent fait de la police pour le compte de Timoléonet qui filait admirablement.

– Je ne vois qu’une grande maison dans toute la rue,reprit La Raquette, et, bien certainement, c’est celle oùloge Jean le Boucher.

– Continue ton chemin, dit Timoléon.En même temps et comme le fiacre s’ébranlait, il passa

la tête à la portière et siffla d’une façon particulière.La rue du Chemin-des-Dames fait un coude et regagne

une autre rue non moins déserte et qui touche à lacampagne. Celle-là s’appelle le chemin des Bœufs.

Arrivé à ce coude, le fiacre s’arrêtait encore.– Attends un moment, dit Timoléon.Et il fit descendre M. de Morlux, qui, lui aussi, avait

examiné la maison.Il pleuvait, la nuit était sombre, mais pas assez

cependant pour que le vicomte et Timoléon n’eussent puse rendre un compte exact de la situation topographiquede la maison et de la rue.

– Vous le voyez, dit Timoléon, la maison est facile à

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cerner. Avec trente agents de police on en viendrafacilement à bout et comme elle ne tient à aucune autre,qu’un terrain vague s’étend par-derrière, la fuite par lestoits devient impossible.

Et Timoléon siffla de nouveau. Mais rien ne lui réponditde cette maison plongée dans les ténèbres. Seulement,quelques secondes après, un coup de sifflet semblable ausien se fit entendre dans la direction du chemin des Bœufs.

– Continue ! dit Timoléon à La Raquette.Le fiacre se remit en marche. Au bout de quelques

minutes, un point lumineux brilla dans le lointain. C’était lalanterne d’un chiffonnier, et si on s’en rapportait au coup desifflet, ce chiffonnier n’était autre que le Merle, cet hommedont Timoléon avait besoin. À cent pas de la lanterne, quiapprochait toujours, Timoléon siffla de nouveau et on luirépondit. Alors il descendit du fiacre et courut à larencontre de la lanterne.

– Hé ! Merlinet ! fit-il. Le chiffonnier s’arrêta.– Je me doutais bien que c’était vous, patron, dit-il. Est-

ce que vous avez besoin de moi ?– Oui, et il y a gras, dit Timoléon se servant d’une

expression familière aux voleurs.– Faut-il filer quelque dame ? dit le jeune drôle, car

Timoléon, depuis qu’il ne s’occupait plus de policeproprement dite, avait pour spécialité de faire suivre lesfemmes mariées.

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– Non, pas encore ; il faut jaser d’abord.– Qu’est-ce que vous voulez savoir ?– Tu demeures toujours dans la même maison ?– Oui.– Est-ce qu’il n’y a pas un croque-mort dedans ?– Il y en a deux : il y a d’abord le père La Joie, qui

demeure tout en haut.– Et puis ?– Rigolo, qui est en bas, au rez-de-chaussée.– Sont-ils mariés ?– Le père La Joie est garçon, Rigolo est marié, mais

c’est comme s’il ne l’était pas.– Comment ça ?– Sa femme a fait un mauvais coup, et elle est à Saint-

Lazare. Elle a volé je ne sais quoi, quand elle étaitenceinte, une envie de femme grosse assurément, et elle aaccouché en prison. Mais je crois bien qu’elle a fini sontemps.

Tout en parlant, Le Merle regardait le fiacre demeuré àdistance.

– Est-ce qu’il y a quelqu’un là ? demanda-t-il.– Oui ; le patron.– Vous avez donc un patron, vous, maintenant ? fit Le

Merle, qui se prit à remarquer la livrée de Timoléon.

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– Veux-tu gagner un joli billet de cent francs ?– Pardine !– Eh bien ! continue à jaser. Ça m’est égal que le père

La Joie soit garçon et que Rigolo soit marié. Ce n’est pasça que je veux savoir. Est-ce que l’un ou l’autre ne loge pasun homme de cinq pieds neuf ou dix pouces, large àproportion, et qu’on appelle Jean ?

– Connais pas, dit Le Merle ; mais, en effet, depuisquelques mois, Rigolo a un locataire : c’est un pauvre vieuxqui revient de Californie, où il n’a pas fait fortune ; il a lescheveux tout blancs.

– Donne-moi son signalement exact.– Il est grand, comme vous dites, mais il n’est pas très

gros.– Ce n’est pas de celui-là que je voulais parler d’abord ;

mais celui-là, comment est-il ?– Comme je vous dis, vieux, grand et maigre.– Avec une cicatrice au-dessus de l’œil droit ?– Tiens, c’est vrai.– Et il traîne un peu la jambe…– Je n’ai pas fait attention, mais c’est bien possible.– La Californie dont revient ton homme, dit Timoléon, se

trouve à trente lieues de Marseille et s’appelle Toulon.– Comment, ce serait un cheval de retour ?

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– Mais oui, et si tu nous le fais pincer, le billet de centfrancs fera des petits.

Le Merle, qui avait déjà fait de la correction autrefois,de quinze à vingt et un ans, était au courant des mœursdes prisons et des habitudes de la police.

– Est-ce que vous êtes rentré à la rousse, patron ?demanda-t-il.

– Non, mais je m’occupe de cette affaire.– C’est bon, on vous servira. Est-ce que vous voulez

faire le coup tout de suite ?– Non, dit Timoléon. Demain. En attendant, viens avec

nous.– Où donc ça ?– Tu le verras.Et Timoléon fit monter le chiffonnier à côté de La

Raquette, sur le siège du fiacre, disant au cocherimprovisé :

– Conduis-nous au coin du boulevard Malesherbes etde la rue de la Pépinière.

Vingt minutes après, le fiacre arrivait à l’endroit indiqué.Timoléon et M. de Morlux descendirent.

– Toi, dit Timoléon au jeune chiffonnier, reprends tabotte et ta lanterne et suis-nous. Et toi, ajouta-t-il ens’adressant à La Raquette, va rendre le fiacre au cocher ette coucher ensuite. Je n’ai plus besoin de toi.

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M. de Morlux ne comprenait pas bien encore ce queTimoléon voulait faire.

– Monsieur, lui dit ce dernier, votre hôtel a une petiteporte sur le boulevard Haussmann. En avez-vous la clé ?

– Toujours, répondit le vicomte. La voilà.– C’est par là que nous allons entrer chez vous, dit

Timoléon, et il faut prendre garde que vos gens ne nousvoient.

– Mes gens sont couchés, dit M. de Morlux, et passéminuit, on ne m’attend jamais.

Ce fut donc par cette petite porte qui donnait dans lejardin que M. de Morlux, Timoléon et le chiffonnierpénétrèrent dans l’hôtel de la rue de la Pépinière. Une alléesablée conduisait de la porte à la serre, par laquelle onarrivait à l’intérieur de l’hôtel. L’hôtel était silencieux ; lesuisse dormait, le valet de chambre et la femme dechambre étaient couchés. La cuisinière, qui était mariée,s’en allait tous les soirs.

Le vicomte et ses deux acolytes montèrent sans bruit àsa chambre à coucher. Là Timoléon alluma une lanternesourde qu’il avait toujours dans sa poche. Puis il s’armad’un ciseau à froid et fit sauter la serrure du secrétaire.

– Avez-vous un portefeuille à votre chiffre ? dit-il àM. de Morlux, impassible.

– Oui, répondit le vicomte. Là, dans ce tiroir, il renfermedix mille francs.

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– Prenez les dix mille francs et donnez-nous leportefeuille, dit Timoléon.

Puis, avec un diamant qu’il avait à son doigt, il coupaune vitre sans bruit et la retira, de façon à laisser croire queles voleurs avaient ouvert l’espagnolette en dedans. Lesecrétaire demeura ouvert, les meubles furent bouleversésavec le moins de bruit possible. Et enfin, Timoléon tira desa poche une carte qu’il cloua sur le secrétaire avec uncouteau poignard. Cette carte était un valet de cœur.

– Que faites-vous donc là ? demanda le vicomtesurpris.

– Monsieur, répondit Timoléon, je ressuscite à votreprofit le club des Valets de cœur, dont Rocambole était lechef jadis.

– Je comprends, murmura le vicomte.– Maintenant, ajouta Timoléon, avec une échelle que

nous allons appliquer contre le mur du jardin, le tour serafait, et Rocambole est à nous.

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XXVIIPénétrons maintenant dans cette maison isolée au

milieu du Chemin-des-Dames, et qu’habitait une misérablepopulation de chiffonniers, d’ouvriers carriers etd’employés des pompes funèbres. Il y avait deux moisqu’un nouvel hôte s’y était installé.

Cet hôte n’était autre que notre ancienne connaissancede Toulon, le bonnet vert, ce malheureux qui avait failli périrsur l’échafaud pour avoir tué le meurtrier de son chien, etque Rocambole avait si miraculeusement arraché à lamort.

Tandis que le maître s’incarnait dans la peau du majorAvatar, tandis que Milon s’en allait en Italie se refaire unétat civil, Jean le Boucher, qui n’était plus Jean leBourreau, et le bonnet vert, étaient revenus avec de fauxpasseports à Paris, où le forçat évadé trouve plusfacilement un refuge que partout ailleurs.

Noël avait placé Jean à la Villette. Quant au bonnet vert,il lui avait dit :

– J’ai un ancien ami qui te fera passer pour son cousinet qui te logera.

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Cet ancien ami était Rigolo le croque-mort. L’hommequi, en dépit de sa funèbre profession, répondait à ce nomjoyeux, avait trente-cinq ans : il était marié à une jeunefemme belle, honnête et travailleuse, qu’un grand malheuravait frappée il y avait un an. Cette femme était enceinte desix mois, et en proie à cette sorte de délire calme qu’onappelle des envies de femme grosse. Un jour, en passantdevant la boutique d’un fruitier, elle avait été tentée par lavue d’un panier de fraises, et elle l’avait volé, car ellen’avait pas d’argent pour l’acheter. Rigolo buvait tout cequ’il gagnait, et le pauvre ménage manquait souvent depain. En s’enfuyant elle avait cassé une vitre de ladevanture ; le fruitier fit arrêter la voleuse. On le supplia deretirer sa plainte, il fut inflexible, et la pauvre femme futcondamnée à la prison.

Or, ce jour-là, c’est-à-dire le dimanche, tandis queVanda faisait prendre à Antoinette une de cesmystérieuses pilules que renfermait la tête d’épingle,Rigolo, qui depuis l’emprisonnement de sa femme étaittombé dans une mélancolie profonde, s’était levé toutjoyeux, car ce jour était celui du bonheur, de la délivrance,de la réunion des deux époux, en un mot. La prisonnièreavait fait son temps, on allait lever son écrou, et ellesortirait de cette triste maison de Saint-Lazare, où sonenfant était né. Dès le matin, le pauvre homme s’était renduà Saint-Lazare, annonçant au bonnet vert, son hôte, qu’ilallait revenir avec la femme et l’enfant.

Mais la journée s’était écoulée et la nuit était venue.

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Enfin Rigolo arriva. Il était seul et pleurait à chaudeslarmes. Qu’était-il donc arrivé ? Une chose bien simple etbien terrible à la fois. Dans le courant de cette dernière nuitque la prisonnière allait passer à Saint-Lazare, son enfantavait été atteint du croup. Quand le pauvre père arriva, lepetit être était à l’agonie, et la mère, au désespoir,demandait qu’on la gardât.

L’administration, qui se montre sévère pour les femmesfrappées par la loi, est pleine de mansuétude pour lesmères. Il y a dans la première division ce qu’on appellel’infirmerie des mères, et les mères y sont avec leursenfants, que ces enfants soient nés à Saint-Lazare ouqu’ils y soient entrés avec elle. La nourrice a un travail plusdoux, une meilleure nourriture, de la viande et du vin tousles jours. Les sœurs sont indulgentes pour la nourrice,bonnes et remplies de soins maternels pour l’enfant. À côtédu lit de la mère est le berceau de l’enfant. Celui de Rigoloétait à toute extrémité, quand le pauvre homme arriva. Safemme, qui se nommait Marceline et qui était libre depuisle matin, avait été transférée dans une pistole avec lepauvre petit. On ne fit donc aucune difficulté d’introduireRigolo auprès de sa femme et de son enfant. Le croup estun mal qui pardonne si rarement, que les médecins avaientlaissé le malheureux père auprès de sa femme et de sonfils sans trop se préoccuper des règlements.

Vers le soir, deux détenues avaient été transportéesdans la même pistole. Ces deux femmes qui venaientd’être atteintes d’un mal mystérieux étaient, on le devine,

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Antoinette et Vanda. Le médecin qui avait reconnu lessymptômes d’une maladie indienne jusque-là inconnue enEurope, après avoir déclaré très haut que ce n’était pas lecholéra, avait affirmé, en outre, que le mal n’était pascontagieux, bien que deux sujets en eussent été atteintspresque simultanément. Et c’était ainsi que la mère, que laloi rendait à la liberté, demeurait prisonnière au chevetd’agonie de son fils, dans la même salle où Antoinette etVanda venaient d’être transportées.

À sept heures du soir, le médecin ranima l’enfant etsecoua la tête. Puis il dit au père qui pleurait :

– Les règlements s’opposent à ce que vous restiez iciplus longtemps, mon pauvre homme, et nous ne pouvonsrien contre les règlements. Allez-vous-en, et revenezdemain chercher votre malheureuse femme.

Rigolo avait compris que le lendemain il ne retrouveraitplus son enfant, il était parti en fondant en larmes. LeBonnet vert l’attendait, et comme c’était un bon homme aufond que cet infortuné qui avait failli mourir sous le fer de laguillotine, il avait pleuré avec lui.

À minuit, Jean le Boucher était venu chercher un asiledans la maison du Chemin-des-Dames et il s’était associéà la douleur du croque-mort.

– Ah ! lui avait-il dit, si le maître pouvait entrer à Saint-Lazare… je suis sûr qu’il guérirait votre enfant.

– Il est donc médecin ? murmura Rigolo.

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– Il est aussi puissant que Dieu, répondit Jean leBoucher avec enthousiasme ; il arrête la guillotine enchemin.

À ce souvenir, le Bonnet vert avait frissonné, et ces troishommes, s’agenouillant, avaient passé la nuit en prières,demandant à Dieu la vie du pauvre enfant !

Le brouillard de la nuit s’était dissipé, le soleil se leva le

lendemain dans le ciel clair, et Rigolo sortit de chez lui pâleet tremblant. Il retournait à Saint-Lazare et s’attendait àtrouver son fils mort. Jean le Boucher dit au Bonnet vert :

– Noël ne t’a-t-il pas donné rendez-vous ?– Oui, pour ce matin.– À quel endroit ?– Rue Serpente… Et toi ?– Moi, je vais retourner à la maison du faubourg Saint-

Honoré.– Est-ce ce soir qu’il doit venir ici ?– Oui, pour voir la cave dont lui a parlé Rigolo.Tous deux s’en allèrent et se séparèrent prudemment à

l’avenue de Saint-Ouen, marchant chacun sur un trottoir etn’ayant pas l’air de se connaître.

À peu près en même temps, le chiffonnier que Timoléonappelait Le Merle entrait dans le Chemin-des-Dames.Toute la population ouvrière de la ruche s’était déjà

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envolée au travail. Seul, le chiffonnier, en oiseau de nuit,rentrait dormir quand les autres partaient pour le labeur. LeMerle, sa hotte au dos, sifflait un refrain de Courtille. Enrentrant dans la maison, il frappa à la porte de Rigolo. MaisRigolo était parti pour Saint-Lazare et ses deux hôtesétaient déjà au boulevard extérieur. Le Merle le savait,mais il frappa une seconde fois, et comme il n’obtenait pasde réponse, il tourna la clé que Rigolo, dans son trouble,avait laissée dans la serrure, et il entra dans le pauvre logisqui se composait de deux pièces et d’une cuisine.

Dans la première pièce, il y avait un lit ; dans l’autre, onavait dressé une sorte de grabat que Jean le Boucher et leBonnet vert avaient partagé. Le Merle revint vers la porte,s’assura que le corridor était désert et que personne nel’avait vu entrer. Puis il retourna dans la seconde pièce, làoù était le grabat, c’est-à-dire une méchante paillasseélevée sur une couche de planches. Et alors retirant de sahotte, où il était enfoui sous un tas de loques et de chiffons,le portefeuille vide marqué au chiffre et aux armes de M. levicomte de Morlux, il le fourra dans la paillasse. Puis il sortitfurtivement, referma la porte, grimpa à sa mansarde et ydéposa sa hotte. Après quoi il ressortit de la maison en sedisant :

– Maintenant, allons faire notre déclaration à la police.Et il murmura ironiquement :

– Quand il s’agit d’arrêter des forçats évadés, leshonnêtes gens n’ont pas le temps de dormir.

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Cependant il ne se dirigea point tout d’abord vers lapréfecture de police. Non, il alla flâner aux environs de larue de la Pépinière et entra dans ce café borgne où le fauxAgénor avait cherché à s’emparer de la lettre que portaitAuguste.

Le cocher de M. de Morlux s’y trouvait et racontait queson maître, rentrant du club à trois heures du matin, avaittrouvé son secrétaire forcé et constaté le vol d’unportefeuille renfermant 10 000 francs. Une échelle trouvéedans le jardin, et de nombreuses empreintes de pas,désignaient suffisamment le chemin qu’avaient pris lesvoleurs. Le Merle but un canon sur le comptoir et,apprenant du cocher que son maître avait couru faire sadéclaration à la police, il prit le chemin de la préfecture.

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XXVIIIÀ dix heures du soir, la veille, voici ce qu’on aurait pu

voir dans cette pistole de Saint-Lazare où se trouvaient à lafois Marceline, la femme du croque-mort Rigolo,Antoinette, la pure et belle jeune fille jetée au milieu desfemmes, et Vanda, la hardie compagne de Rocambole.

Vanda, plus forte de constitution, plus nerveuse, plusénergique de caractère qu’Antoinette, avait résistédavantage à l’effet presque foudroyant de cette pilule quiavait le fatal pouvoir de développer les premierssymptômes d’un mal inconnu en Europe. Antoinette avaitété comme brisée pendant quatre ou cinq heures ; maisenfin les souffrances s’étaient apaisées peu à peu, et, versdix heures, elle avait cessé de se tordre dans lesconvulsions.

On avait mis une religieuse à coucher dans la pistole.Mais la religieuse était tout occupée du pauvre enfant quiallait mourir et elle ne prêtait pas l’oreille à la conversationde Vanda et d’Antoinette. Vanda, dont le lit était côte àcôte avec celui de la jeune fille, lui dit tout bas :

– Souffrez-vous encore ?– Non. Je ne sais pas… je suis comme anéantie… dit

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la jeune fille, mais je n’ai plus de douleurs aiguës.– Vous n’en aurez plus jamais.– Ah !Un sourire vint aux lèvres de Vanda.– Vous pensez bien, mon enfant, dit-elle, que je vous ai

donné une maladie pour rire.– Mais, madame…– Ce fameux mal indien dont parle le docteur, et qu’il a

proclamé ne pas être contagieux du reste, ce qui fait qu’onnous a mis ici cette malheureuse femme et son enfant ; cemal indien est fort connu dans les bagnes, et les forçats sele donnent à volonté quand ils veulent aller à l’infirmerie.

– Mais, madame, dit Antoinette avec effroi, vous êtespresque noire, vous.

– Je le sais.– Et moi… suis-je ainsi ?Et Antoinette tremblait légèrement en faisant cette

question. La coquetterie de la femme reparaissait.– Oui, vous êtes noire aussi, dit Vanda.– Mon Dieu !– Mais rassurez-vous : dans trois jours nous aurons

retrouvé, moi mon teint ordinaire et vous vos bellescouleurs.

– Et je ne souffrirai plus ?

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– C’est fini. Seulement il faut paraître souffrante si vousvoulez sortir d’ici.

– C’est donc bien vrai, murmura Antoinette, que vousavez le pouvoir de me délivrer ?

– Je ne suis venue ici que pour cela, et j’en sortirai enmême temps que vous.

Vanda parlait avec cette assurance calme que donneune conviction profonde.

– Mais comment sortirons-nous ? demanda encoreAntoinette.

– Voilà ce que je ne puis vous dire, mon enfant.– Pourquoi, madame ?– Parce que le secret ne m’appartient pas. Il est au

maître, c’est-à-dire à celui qui m’envoie et en qui Milon aune confiance absolue.

Le nom de Milon avait rassuré Antoinette, en présencedes plus grands périls. Elle eut un sourire résigné et secontenta de dire encore :

– Quand sortirons-nous ?– Dans trois jours nous ne serons plus ici.La religieuse était toujours auprès du berceau. L’enfant

ne se tordait plus dans ces spasmes terribles que donne lecroup ; il ne criait plus. En proie à une atonie dernière, lesyeux vitrés, la respiration haletante et déjà inégale, iltouchait à l’heure suprême.

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– Mon Dieu ! mon Dieu ! murmurait Marceline enjoignant les mains, laisserez-vous donc mourir monenfant ?

La belle Marton entra en ce moment, apportant unepotion que le docteur avait prescrite à Vanda et àAntoinette. La détenue était devenue infirmière, grâce à laprotection de sœur Marie. En voyant Antoinette calme etsouriante, elle eut un regard de reconnaissance pourVanda et lui dit :

– Je vois bien que c’était la vérité. Mais est-ce qu’ellerestera noire comme ça, cette chère demoiselle ?

– Non, fit Vanda d’un signe de tête.– Ô ma sœur ! ma sœur ! s’écria, à l’autre bout de la

chambre, la pauvre mère affolée, ma sœur, ne voyez-vouspas qu’il va passer, mon pauvre petiot ?

– Courbons-nous sous la volonté de Dieu, répondit lareligieuse. Invoquons-la !…

– Pauvre petiot, répétait la mère en pleurs, né en prison,mort en prison… Ah ! Dieu abandonne les pauvres gens…

– Ne blasphémez pas, ma sœur, dit la religieuse, Dieupeut faire un miracle…

– Un miracle ! s’écria Marceline, un miracle, dites-vous ?

– Qui sait, continua la sœur, si à cette heure les angesne prient pas dans le ciel agenouillés devant le trône deDieu ?

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La belle Marton s’était approchée sans bruit du petitêtre que sa mère inondait de larmes.

– Ah ! dit-elle, je sais des anges sur la terre que Dieuécouterait peut-être s’ils priaient pour votre enfant.

Et elle se tourna vers Antoinette. Mais Antoinette étaitdéjà agenouillée au pied de son lit, et elle priait Dieu pourle pauvre enfant.

Certes, le lendemain matin, le malheureux croque-mort

qui, la veille à pareille heure, avait mis ses habits de fêtepour aller chercher sa femme libérée, ne cheminait plusd’un pas leste et rapide. Il s’en allait tristement, battant lesmurs comme un homme ivre, et le soleil brillait en vain, ilsemblait à l’infortuné que le ciel était noir et couvert d’uncrêpe. Il arriva à Saint-Lazare et s’arrêta un moment, prisde défaillance sous le guichet extérieur. Mais une penséelui donna des forces.

– Je veux le voir une dernière fois, se dit-il, avant qu’onferme sa bière. Et il frappa au guichet. Le portier lui ouvritet lui dit :

– Vous venez chercher votre femme ?– Oui, fit-il, en baissant la tête.Il n’osa parler de son enfant, ni le portier non plus. Au

greffe, un sous-brigadier le reconnut et lui dit :– Ordinairement on attend ici, quand on vient chercher

ses parents ; mais sœur Marie m’a donné l’ordre de vous

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conduire auprès de votre femme.Rigolo sentit ses larmes tomber comme une pluie

chaude. Les gens de la prison avaient eu la même penséeque lui. Ils voulaient qu’il pût voir une dernière fois son fils.

À mesure que le malheureux, conduit par le sous-brigadier, avançait dans les corridors et se rapprochait dela pistole où était sa femme, ses jambes fléchissaient et ilmarchait plus lentement. À vingt pas de la porte qu’ilreconnut, il prit le bras du sous-brigadier et l’arrêta aveccette question sinistre :

– À quelle heure est-ce arrivé ? Le sous-brigadiertressaillit.

– Mais, mon pauvre homme, dit-il, je ne sais pas, moi…Hier soir, le médecin a dit que votre enfant était perdu…Mais je n’ai pas entendu dire ce matin qu’il fût encoremort… Après ça, nous autres, nous ne quittons querarement le greffe, et nous ne savons pas.

Rigolo fit encore quelques pas. On entendait lesbattements de son cœur comme le bruit d’un marteau surune enclume. Rigolo, arrivé à la porte de la pistole, s’arrêtade nouveau ; les forces lui manquaient.

Le sous-brigadier ouvrit la porte et poussa Rigolodevant lui. Mais celui-ci s’arrêta muet, étourdi, et commepétrifié sur le seuil. Au fond de la pistole, auprès de lafenêtre, sa femme était assise tenant son enfant dans sesbras… Et l’enfant était vivant, et il n’avait plus le regardvitreux et ses lèvres souriaient. L’enfant était sauvé.

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Rigolo tomba à genoux et joignit les mains. Mais alorssa femme alla le prendre par la main et le conduisit auprèsd’Antoinette :

– C’est devant mademoiselle qu’il faut te mettre àgenoux, dit-elle ; mademoiselle a passé la nuit en prièreset Dieu lui a accordé la vie de notre enfant.

Un bruit s’était répandu rapide et presque instantané

dans la prison. Dieu avait fait un miracle. Un enfant quiallait mourir, que les médecins avaient condamné paravance, puis abandonné, avait été sauvé. Et ce miracleétait dû aux prières d’une détenue, d’une pauvre fillearrêtée comme voleuse. Mais cette jeune fille s’appelaitAntoinette, et si jusque-là Madeleine la Chivotte avaitprétendu que c’était une vraie voleuse, la belle Marton avaitaffirmé le contraire, et l’opinion publique, parmi lesdétenues, était partagée en deux camps. L’un tenait pour laChivotte. L’autre pour Marton.

Ce dernier triompha tout à coup d’une façon presquefoudroyante. La nouvelle du miracle se transmit de salle ensalle, et de cour en cour aussi vite qu’eût pu le faire unedépêche télégraphique. Antoinette avait fait un miracle.Antoinette était une sainte et on ne parlait rien moins quede se porter en foule auprès du directeur pour luidemander sa liberté.

Seule, la Chivotte protestait encore. Ce fut le signal decette collision qu’on attendait d’un jour à l’autre entre elle et

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Marton. Marton se rua sur elle au moment où les détenuesdescendaient au préau.

– Il faut que je t’extermine ! lui dit-elle. La Chivotte serrales poings et lui dit :

– Viens-y !Une douzaine de détenues faisaient cercle autour

d’elles pour empêcher les surveillantes d’approcher et dene rien voir. C’était un véritable duel qui allait avoir lieu.

Mais comme elles retombaient l’une sur l’autre, Martonleva les yeux. Les pistoles donnaient sur le préau et, à lafenêtre de l’une d’elles, Marton venait d’apercevoirAntoinette, qui, d’un geste, lui défendait de se battre. Et lesdétenues murmurèrent.

– La sainte ne le veut pas !

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XXIXTandis que le croque-mort Rigolo s’en allait à Saint-

Lazare – mais la nature a des retours imprévus surlesquels la science ne peut pas compter ; d’ailleurs,Antoinette avait eu l’heureuse inspiration de faire avaler àl’enfant une partie de sa potion à elle, et la membranemuqueuse qui étouffait le pauvre petit être s’étaitdégonflée : il était sauvé –, où il ne s’attendait guère àretrouver son fils vivant, une scène toute différente avait lieuà la préfecture de police dans le cabinet du chef de lasûreté. Les voleurs ont eu leurs héros et leurs historiens.Depuis Fra-Diavolo jusqu’à Cartouche, on a célébré envers, en prose et en musique ces hommes qui se placenten dehors de la société et lui déclarent une guerre sansmerci. Personne, jusqu’à ce jour, n’a écrit un livre sur ceshommes honnêtes, dévoués à l’ordre social, braves sansforfanterie, intrépides et même téméraires sans bruit, sansemphase, et qui veillent à toute heure sur la société enpéril. La police moderne ne se recrute plus, commeautrefois, parmi les hommes qui ont eu des comptesdifficiles à rendre à la justice. Les chefs sont desmagistrats estimés et respectés ; les agents sontd’anciens soldats, pour la plupart. Il n’est pas un ministère,

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une administration publique quelconque où l’on rencontreune plus grande politesse que dans les bureaux de lapréfecture de police.

Ce matin-là, vers dix heures, M. le vicomte Karle deMorlux, riche propriétaire de la rue de la Pépinière, hommehonorable pour tous, et dont la ténébreuse existencen’avait jamais éveillé l’attention publique, M. le vicomteKarle de Morlux, disons-nous, se présenta chez le chef dela police de sûreté. Un procès-verbal du commissaire depolice avait déjà prévenu le magistrat de cette visite.M. de Morlux avait été volé pendant la nuit précédente.

Le procès-verbal racontait ainsi les faits :« M. de Morlux, rentrant de son cercle à trois heures du

matin, avait été fort surpris de trouver la porte de sachambre ouverte, plusieurs meubles renversés et la lampede nuit, qu’on avait coutume d’allumer tous les soirs,éteinte. Il avait aussitôt battu en retraite et appelé le suisse,qui s’était levé à la hâte et était arrivé un flambeau à lamain.

« Au suisse s’étaient joints les domestiques, que levicomte avait éveillés, et on avait alors reconnu que lesvoleurs avaient dû entrer par la fenêtre, en coupant uncarreau de vitre, de façon à pouvoir faire jouerl’espagnolette. Ils avaient forcé le secrétaire et enlevé unportefeuille qui renfermait, au dire de M. de Morlux, centmille francs.

« Le vicomte avait fait sur-le-champ prévenir le

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commissaire de police. Ce magistrat avait aussitôt ouvertune enquête. On avait retrouvé le valet de cœur cloué sur latablette du secrétaire, constaté que les voleurs s’étaientretirés par la porte et avaient gagné le jardin en ouvrant laporte de la serre. Les empreintes de pas sur la terrehumide étaient au nombre de trois. Une échelle prise dansla serre et retrouvée appliquée contre le mur leur avaitpermis de gagner le boulevard Haussmann. »

Voilà ce que le vicomte venait déclarer et ce que le chefde la sûreté savait déjà.

– Monsieur, dit le magistrat au vicomte, il a existé àParis, il y a une quinzaine d’années, une association demalfaiteurs fort dangereux connus sous le nom de Valetsde cœur, et qui, partout, laissaient une carte commepreuve de leur passage. Mais cette bande a été dissouteet son chef, appelé Rocambole, a passé dix années aubagne de Toulon. Il est vrai que cet homme s’est évadé il ya quelques mois, mais on a perdu sa trace, et certainsrapports, venus du bagne même, laisseraient supposerqu’il a péri en pleine mer, la nuit même de son évasion. Jesais bien que si on disait ce soir, dans les journaux, qu’unvol audacieux a été commis chez vous et que dans votresecrétaire forcé on a retrouvé un valet de cœur, le public nemanquerait pas de prendre l’alarme et de s’écrier que labande de Rocambole est reconstituée.

« Mais moi, monsieur, je suis un homme d’expérience,je vous affirme le contraire. Il est possible que Rocamboleait survécu, il est possible encore qu’il soit revenu à Paris,

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mais je vous assure qu’il est étranger au vol dont vous avezété victime.

– Sur quoi donc basez-vous cette conviction,monsieur ? demanda M. de Morlux.

– Sur le peu d’habileté du vol, d’abord ; et ensuite surcette carte qui semble être un défi.

– Vraiment ?– Rocambole n’est pas un homme à jouer deux fois le

même jeu.L’opinion du chef de la sûreté ne plaisait pas beaucoup

à M. de Morlux.Le chef continua :– Un homme comme Rocambole ne casse point une

vitre ; s’il crochète un secrétaire, il le referme : et quand ils’en va, s’il s’est servi d’une échelle, il emporte l’échelle etprend garde de laisser l’empreinte de ses pas au pied dumur.

– Enfin, monsieur, dit le vicomte avec une certaineimpatience, je n’en ai pas moins été volé.

– Sans doute, monsieur.– Et que conclure de ce vol ?– Une chose bien simple, dit le chef de la sûreté : les

voleurs ont voulu nous donner le change et faire croirequ’ils avaient Rocambole avec eux.

– Lui ou d’autres, peu importe, dit le vicomte, pourvu

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que je retrouve mon argent !– J’ai déjà mis mes agents en campagne.Le vicomte, après avoir signé sa déclaration, fit mine de

se retirer ; mais, en ce moment, le secrétaire du chef de lasûreté entra et lui dit :

– Un jeune homme, chiffonnier de son état, et qui a déjàdonné quelques renseignements utiles, insiste pour êtrereçu.

– Faites entrer, dit le chef.M. de Morlux se trouva alors face à face avec Le Merle

et ne sourcilla pas. Il le regarda même avec une curiositédes mieux jouées.

– Ah ! te voilà, dit le chef ; que veux-tu, mon garçon ?– Monsieur, répondit le chiffonnier, je demeure à

Montmartre, près de Clignancourt…– Bon, après ?– Et dans la maison que j’habite, il y a deux forçats

évadés.– En es-tu bien sûr ?– Sans compter un troisième qui est le chef, et qui y

vient tous les soirs. C’est eux qui ont commis le vol de larue de la Pépinière.

– Qui t’a dit cela ? dit le chef de la sûreté un peu surpris.– Monsieur, répondit le petit chiffonnier, je suis sûr de

ce que j’avance. Si vous voulez les pincer ce soir à huit

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heures et demie ou neuf heures, rien n’est si facile.– Et qu’est-ce que tu veux pour cette dénonciation, dans

le cas où elle ne serait point fausse ?En même temps, le magistrat regardait M. de Morlux.– Si on retrouve l’argent, je pense bien que ce monsieur

de la rue de la Pépinière…– C’est moi, dit le vicomte.Le Merle parut voir M. de Morlux pour la première fois et

il ôta respectueusement sa casquette en disant :– Ah ! monsieur est le bourgeois ?– Oui ; combien veux-tu ?– Un joli billet de mille, si on pince Rocambole, répondit

le chiffonnier.– Rocambole ! exclama le chef de la sûreté.– Oui monsieur ; c’est comme cela que les autres

l’appellent.– Eh bien, vous voyez ! fit M. de Morlux.Le chef de la sûreté se prit à sourire :– Je ne dis pas non, fit-il, et il est fort possible que ces

gens-là aient un chef, et que ce chef ait pris le nom deRocambole, mais ce n’est pas le vrai.

– Vous croyez ?– Le vol est trop grossier pour être son œuvre.– Monsieur, dit M. de Morlux avec un sourire ironique,

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– Monsieur, dit M. de Morlux avec un sourire ironique,que ce soit un vrai ou un faux Rocambole, peu m’importe,je vous l’ai dit : l’essentiel est que cette bande soit arrêtée.

– Elle le sera, monsieur.– Quand ?– Mais ce soir même.En même temps, le chef de la sûreté appela un de ses

agents, et lui désignant Le Merle :– Envoyez-moi cet homme en prison jusqu’à ce soir, et

mettez-le au secret, dit-il.– Mais, monsieur… fit Le Merle avec crainte.– Que faites-vous ? exclama le vicomte.– Mon garçon, répondit le magistrat, la chose dont on

doit se moquer le moins, c’est la police. Je ne vais pasenvoyer ce soir trente hommes prendre une maisond’assaut et y faire une perquisition pour n’y rien trouver. Jem’assure de ta personne d’abord. Si on retrouve l’argentde monsieur, ou tout au moins son portefeuille, tu auras tonbillet de mille francs. Si tu nous mystifies, je tiens à t’avoirsous la main pour te recommander moi-même à M. lepréfet de police.

Puis, s’adressant à M. de Morlux, le chef de la sûretéajouta :

– Vous pouvez être tranquille, monsieur. Aujourd’hui,toutes les précautions seront prises, et, ce soir, les gensdésignés seront arrêtés.

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M. de Morlux salua et se retira. Mais le vicomte ne s’enalla qu’à moitié convaincu. L’incrédulité du chef de lasûreté à l’endroit de Rocambole l’inquiétait. Au lieu derentrer chez lui, il se rendit chez Timoléon, auquel il racontason entretien avec ce magistrat.

– Il a raison, dit Timoléon ; nous nous sommes conduitscomme des grinches de bas étage, et Rocambole n’auraitpas fait le coup ainsi. Le chef a raison : il aurait refermé lesecrétaire et emporté l’échelle… Mais ça ne l’empêcherapas d’être pris ce soir, et quand on le tiendra…

– Mais le prendra-t-on ?– Oui… à moins que nos renseignements ne soient

faux, ou qu’il ne se soit méfié et qu’il ne vienne pas rue duChemin-des-Dames.

– Vous croyez donc, demanda le vicomte, que le chefde la sûreté fera cerner la maison ?

– Pardieu ! et il est homme à commander l’expédition. Iln’a pas peur d’un coup de fusil ou d’un coup de couteau,allez !

– Alors tout est pour le mieux.– Oui, si Rocambole vient au rendez-vous qu’il a donné.

Du reste, nous le saurons les premiers.– Comment cela ?– Je vous donne rendez-vous à la barrière de Clichy ce

soir, à sept heures. Je vous mènerai dans un endroit d’oùl’on voit tout sans être vu. Seulement il faut vous déguiser.

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Mettez une blouse, coiffez-vous d’une casquette, et placezune perruque sur vos cheveux blancs.

– J’y serai, dit le vicomte… Au revoir.Et il s’en alla chez son frère, le baron Philippe de

Morlux.

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XXXM. le baron Philippe de Morlux avait quitté son lit pour

une chaise longue. Son état n’avait plus rien d’alarmant ;d’ailleurs le vicomte Karle lui avait dit :

– Vous n’avez réellement pas le temps d’être maladeen ce moment-ci.

Ce matin-là, M. de Morlux avait reçu une lettre deBretagne qui l’agitait fort et qu’il s’empressa de tendre àson frère. Cette lettre était de sa belle-mère, c’est-à-direde l’aïeule de notre ami Agénor. On s’en souvient, M. Karlede Morlux avait fait partir son neveu pour Rennes,précipitamment sans lui donner le temps de voir son pèreet de dire adieu à Antoinette. En même temps, M. Philippede Morlux avait adressé à sa belle-mère un télégrammeainsi conçu :

« Je vous envoie Agénor. Retenez-le auprès de voussous tous les prétextes possibles : il s’agit d’empêcherpour lui un mariage ridicule et odieux. »

Or, c’était l’aïeule d’Agénor qui répondait à son gendre :« Monsieur et cher fils,« De guerre lasse, je vous écris. J’ai attendu Agénor

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hier, avant-hier et aujourd’hui toute la journée. Mon valet dechambre s’est trouvé dans la gare à l’arrivée de tous lestrains. Pas de nouvelles de notre héros. Je crois qu’il adoublé la défiance paternelle comme on double un capdangereux, et qu’il est parti avec sa dulcinée pour quelquedestination inconnue. Ce mariage est donc bienimpossible ? Bah ! dans le siècle où nous vivons…

« Je suppose que, lorsque ma lettre vous arrivera,Agénor vous sera revenu, et que vous lui aurez faitentendre raison.

« En attendant, monsieur et cher fils, je vous donne mamain à baiser. »

Le baron tendit cette lettre à son frère Karle.Celui-ci la lut attentivement et dit :– Encore un tour de Rocambole !– Rocambole ? fit le baron surpris.En quelques mots, M. Karle de Morlux mit son frère au

courant. Pendant ce récit, le baron sentit plus d’une foisses cheveux se hérisser.

– Mais, dit-il enfin, s’il en est ainsi, nous sommesperdus !

– C’est lui qui est perdu, répondit le vicomte. Ce soir, ilsera dans les mains de la police.

– Et s’il fait des révélations ?– Sur qui ?

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– Sur nous.M. de Morlux haussa les épaules.– D’abord on ne le croira pas ; et puis il n’y songera

guère et sera trop occupé de lui-même.– Dieu vous écoute, mon frère, murmura le baron ; mais

ce que vous venez de me raconter me terrifie. Quant àAgénor…

– Écoutez, dit Karle de Morlux, en ce moment je nesonge ni à Agénor ni à Antoinette, mais demain nous nousoccuperons d’eux.

– Où est le premier ? je l’ignore. Quant à la seconde,elle est en lieu sûr, et grâce à la déposition de la fausseMme Raynaud…

– Mais la vraie, interrompit le baron, qu’en avez-vousfait ? car il y a trois jours que je ne vous ai vu.

– La vraie est sous ma main, grâce à la lettre que nousavons fait écrire à Timoléon, et qu’il a signée du nomd’Antoinette. La bonne femme, en recevant cette lettre, estmontée dans la voiture de la prétendue tante d’Agénor etelle s’est fait accompagner par la portière de sa maison.

« La voiture les a conduites à Passy, dans cette maisonque je loue l’été et qui est déserte maintenant. Mon valet dechambre attendait, avec mes instructions. Ce valet, quim’est tout dévoué, et croit qu’il s’agit simplementd’empêcher le mariage d’Agénor avec une petite fille sansargent, a compris mes ordres à merveille. Il s’était fait aider

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par sa femme. Elle vint donc chercher Mme Raynaud dansle salon d’attente où on l’avait fait entrer avec la portière :

« – Venez, lui a-t-elle dit, M. le marquis et Mlle Antoinettevous attendent.

« La mère Philippe a parfaitement supposé qu’uneportière n’est pas admise de plain-pied dans le salond’une marquise, et elle est restée tout naturellement dans lesalon d’attente. Cinq minutes après, mon valet de chambreest revenu et lui a mis une bourse dans la main en luidisant :

« – Mlle Antoinette et Mme Raynaud restent ici jusqu’aumariage. Voici le petit cadeau de noce de Mlle Antoinette.Prenez bien soin de l’appartement de ces dames. Ellesdésirent conserver leur modeste mobilier à titre desouvenir.

« La bourse contenait vingt-cinq louis. La mère Philippen’a fait aucune objection. Elle est montée dans la voiture eton l’a reconduite à Paris. Seulement, mon cocher, qui avaitpareillement ses instructions, a pris, en revenant, par untout autre chemin et s’est engagé dans un labyrinthe depetites rues, entre Passy et Chaillot, de telle façon que siun beau jour, inquiète de ne pas voir revenir ces dames, lamère Philippe se met à leur recherche, il lui seraimpossible de retrouver ma maison.

– Et qu’a-t-on fait de Mme Raynaud ?– On la tient prisonnière, et on lui dit que Mlle Antoinette

ne peut tarder à revenir. Elle est gardée à vue et ne

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m’inquiète guère.– Mais, dit le baron, une chose me frappe.– Laquelle ?– Vous dites que ce Rocambole cherche à déjouer nos

projets.– Timoléon le craint, du moins, et la disparition

d’Agénor me confirme dans cette opinion.– Mais alors il aura prévenu Agénor et il est sans doute

sur les traces de Mme Raynaud.– Je ne le crois pas, dit le vicomte, car Agénor est

réellement parti, et Rocambole n’a pas quitté Paris. Il estpossible que ce dernier ait fait courir après Agénor ; maisils ne se sont pas vus encore. Quant à Mme Raynaud, elleétait ce matin encore ma prisonnière, et tout me faitsupposer qu’elle l’est toujours.

Le vicomte fut interrompu par le timbre qui, de la logedu suisse, correspondait avec l’hôtel et annonçait l’arrivéed’un visiteur.

– Vous attendez du monde ? demanda-t-il à son frère.– J’attends mon nouveau médecin.– Ce n’est donc plus le docteur Vincent qui vous

panse ? fit le vicomte avec un sourire.– Non, dit le baron, je n’en ai plus entendu parler depuis

qu’il a eu ses vingt mille francs.– Qui donc avez-vous appelé ?

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– Un mulâtre qui passe pour très habile, et qui l’est eneffet, car depuis trois jours qu’il me soigne, je vais tout àfait mieux.

– Depuis le procès du fameux docteur noir, ditM. de Morlux, je n’ai ouï parler d’aucun noir ou mulâtrefaisant de la médecine.

– C’est un mulâtre des possessions anglaises que m’aenvoyé lord Ervis, un Anglais que j’ai beaucoup connu àLondres, autrefois, et qui, apprenant mon accident, a miscet homme à ma disposition. Il est, du reste, attaché à mapersonne et vient de Londres tout exprès pour me soigner.

La porte s’ouvrit et le docteur mulâtre entra. C’était unhomme de trente-cinq ans, de taille moyenne, plutôt noirque métis, ayant un collier de barbe laineuse etd’abondants cheveux crépus. Il marchait avec aisance etsalua le vicomte avec la grâce et l’urbanité d’un vraigentleman. M. de Morlux n’avait plus rien à faire auprès deson frère, et fit mine de se lever. Mais le baron lui dit, aprèsavoir échangé quelques mots d’anglais avec le mulâtre :

– Le docteur ne parle pas français.– Ah !– Et si vous avez encore quelque chose à me dire…– Absolument rien. Si ce n’est que Rocambole sera

pincé ce soir. Adieu…Le mulâtre s’était emparé de la jambe du baron et en

détachait les bandelettes avec une dextérité de jongleur

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indien. Il ne leva pas la tête et ne fit pas un mouvement quipût laisser supposer une seule minute aux deux frères queles paroles du vicomte et le nom de Rocambole eussentéveillé son attention. M. Karle de Morlux s’en alla.

Comme Timoléon l’avait prévenu que sans douteRocambole s’occupait de lui et avait établi une surveillanceauprès de son hôtel, M. Karle de Morlux ne rentra pas chezlui. Il s’en alla au contraire rue Saint-Honoré et laissastationner son phaéton devant le Palais-Royal. Puis,enfilant la galerie d’Orléans, il gagna la rue de Valois et sejeta dans un fiacre qui le conduisit à Passy, stores baissés,comme s’il eût transporté un couple d’amoureux.

Le vicomte tenait à s’assurer que Mme Raynaud étaittoujours sa prisonnière. On lui apprit là que la bonne dame,après avoir beaucoup pleuré et fait mille questions,auxquelles on n’avait jamais voulu répondre, s’étaitrésignée et commençait à s’habituer à sonemprisonnement.

Le vicomte avait un double but en allant à Passy : savoird’abord si on n’avait pas essayé de délivrer Mme Raynaud,et ensuite se procurer le déguisement recommandé parTimoléon. Un jardinier, remercié la veille du jour où on avaitenlevé Mme Raynaud, avait laissé sa défroque.M. de Morlux s’en affubla et, au moyen d’un peigne deplomb que lui procura son valet de chambre, il fit de sescheveux blancs des cheveux gris et de sa barbe chinchillaune belle barbe brune. Il avait renvoyé son fiacre enarrivant. Il sortit de la villa à pied et gagna la Grande-Rue,

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où se trouve la station des omnibus. Mais, au lieu de seservir de ce moyen de transport, il préféra descendrejusqu’au chemin de fer et y prendre un billet pour la stationdes Batignolles.

Une heure après, c’est-à-dire à l’entrée de la nuit, levicomte Karle de Morlux entrait dans un restaurant duboulevard extérieur, et, comme il mourait de faim, il sefaisait servir à dîner. À six heures et demie, son repas étaitfini. À sept heures il se promenait, comme un ouvrier deParis, les mains sous sa blouse, aux environs del’ancienne barrière de Clichy. Quelques minutes plus tard,Timoléon lui frappait sur l’épaule.

– Vous êtes rudement bien métamorphosé, monsieur levicomte, lui dit-il ! et un autre que moi ne vous aurait pasreconnu.

– Pas même Rocambole ? fit le vicomte en souriant.– Rocambole, dans deux heures, reconnaîtra quelqu’un

qui lui fera faire la grimace.– Ah !– Et qui se nomme le chef de la sûreté.– Mais viendra-t-il ?– Je n’osais pas l’espérer ce matin ; mais, à présent,

j’en suis sûr.– Vraiment ?– Je vais vous dire cela… venez. Il faut être posté avant

qu’il arrive.

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qu’il arrive.Timoléon prit familièrement le bras de M. de Morlux et

l’entraîna.

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XXXIÀ l’entrée de la rue du Chemin-des-Dames, près de

l’avenue de Saint-Ouen, se trouve un marchand de vin.Seulement la porte est dans l’avenue et une portion seulede la devanture se prolonge sur cette ruelle obscure oùRocambole devait venir. Un réverbère est à l’angle même,projetant un rayon lumineux de deux ou trois mètres decirconférence autour de lui. L’avenue est triste, peuéclairée, la ruelle est noire ; mais la brusque transition dece rayon lumineux permet de voir d’autant plusdistinctement tout ce qui se passe dans l’intérieur.

Timoléon conduisit M. Karle de Morlux chez lemarchand de vin. Celui-ci le salua comme on salue unhomme que non seulement on connaît mais pour lequelencore on a une respectueuse estime, et, sans même luiadresser la parole, il lui fit signe qu’il pouvait monter.Timoléon enfila le petit escalier à balustrade recouverted’une toile algérienne, qui se trouvait à la gauche ducomptoir. M. de Morlux le suivit.

Au bout de l’escalier se trouvait le fameux et uniquecabinet de tous les établissements de ce genre. Timoléonet M. de Morlux s’y installèrent. Puis, le premier souffla la

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chandelle qui se trouvait sur une table. Alors M. de Morlux,s’étant approché de la devanture vitrée, put voir l’angle duChemin-des-Dames et se convaincre que la lueur duréverbère se prolongeait dans toute sa largeur sur unelongueur de quelques mètres.

– Personne, lui dit Timoléon, ne pourra passer là sansque nous le voyions.

– Mais, observa le vicomte, on peut entrer dans la ruepar l’autre bout.

– Sans doute, mais j’ai à cette autre extrémité un demes agents.

– Qui connaît Rocambole ?– Comme je vous connais.– C’est singulier, dit le vicomte, mais il me semble que

vous devez vous tromper.– Sur quoi ?– Sur le major Avatar.– Vous voulez dire sur Rocambole ?– Non ! le major et Rocambole font deux.Timoléon sourit.– On vous prouvera bientôt le contraire, dit-il.Un homme passa en ce moment dans la ruelle. C’était

un chiffonnier qui chantait cette scie d’atelier bien connue :Quand trois poules vont au champ,

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La première va devant…Au deuxième vers, le chiffonnier s’arrêta et donna un

coup de crochet sur un tas d’ordures. Puis il passa sonchemin.

– C’est un de mes hommes, dit Timoléon. Et ce qu’ilchante est un signal.

– Qui veut dire ?– Que sur nos trois hommes, il n’y en a encore qu’un

seul d’arrivé. À peine le chiffonnier avait-il disparu à l’anglede l’avenue de Saint-Ouen, que de nouveaux pas se firententendre à distance. Des pas lourds, inégaux, quitrahissaient un homme du peuple, et un homme qui traînaitun peu la jambe.

– Ce doit être l’autre, dit Timoléon.– Rocambole ?– Non, l’ancien forçat. Rocambole est le seul homme

ayant été au bagne qui ne traîne pas la jambe. Et puis, unbeau monsieur, qui est au club des Asperges, commevous, fit Timoléon avec ironie, est chaussé de bottes finesqui ne font pas ce tapage sur le pavé.

Les pas s’approchèrent, l’homme passa.– Regardez ! dit tout bas Timoléon. Celui-là c’est l’oncle

d’Auguste, c’est Jean le Bourreau.C’était lui en effet.– C’est Rocambole que je veux voir, murmura

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M. de Morlux qui, malgré son impassibilité ordinaire, avaitquelque émotion.

Quelques minutes après, un nouveau chiffonnier vintfourrager le tas d’ordures qui se trouvait à l’entrée de laruelle et compléta le refrain du premier :

Quand deux poules vont au champLa première va devant,

La seconde suit la première…– Notre homme est dans la souricière, dit Timoléon,

pendant que le chiffonnier s’en allait.– C’est Rocambole que je veux voir, murmura

M. de Morlux, dont l’impatience augmentait.Mais tout à coup, Timoléon lui toucha l’épaule :– Le voilà, dit-il.M. de Morlux aperçut alors un homme qui venait de

s’arrêter tout à l’entrée du Chemin-des-Dames. Il était enredingote, coiffé d’une casquette, et il rallumaittranquillement sa pipe.

Comme il tournait le dos au cabaret, M. de Morlux ne vitpas tout à fait son visage.

– Comment, c’est ça ? fit-il.En ce moment, l’homme se retourna, et M. de Morlux

étouffa un cri. La lumière du réverbère tomba d’aplomb surson visage. Ce visage était noir.

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– Ah ! dame ! dit Timoléon, il a le don destransformations, le drôle, et dans ce mulâtre, vous aurez dela peine à reconnaître le major Avatar, mais je vous jureque c’est lui.

– Lui, lui, murmurait M. de Morlux stupéfait.– Ça vous étonne ?– Mais, malheureux, dit le vicomte, c’est le médecin

mulâtre.– Quel médecin ?– Celui qui soigne mon frère depuis deux jours.– Vrai ? dit Timoléon, qui sentit quelques gouttes de

sueur perler à son front.– Aussi vrai que je suis ici.– Alors, dit l’ancien agent de police, priez le diable,

monsieur le vicomte, que le chef de la sûreté ne se fassepas attendre, car s’il nous échappe cette fois, noussommes perdus !

Le mulâtre continua son chemin et se perdit dans lesdécombres. Timoléon ouvrit alors la croisée du cabinet etse pencha au-dehors de façon à suivre le mulâtre des yeux.M. de Morlux s’était précipité en même temps que lui. Lemulâtre marchait lentement, en homme qui jouit d’unesécurité parfaite. La nuit était noire, mais sa silhouette sedétachait néanmoins dans les ténèbres, et Timoléon etM. de Morlux purent ne pas le perdre de vue. Il arriva ainside son pas égal et calme jusqu’à cette grande maison

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habitée par le croque-mort. Puis il frappa trois coups etattendit quelques minutes.

– Il y a sûrement un mot de passe, dit Timoléon. Laporte s’ouvrit et l’homme entra.

– Pourvu que la police ne se fasse pas attendre !murmura M. de Morlux avec anxiété.

Un coup de sifflet traversa l’espace.– Ah ! ah ! fit Timoléon.– Est-ce un de vos hommes ?– Non, c’est la police. Le chef de la sûreté n’est pas un

homme à s’endormir. Il a envoyé son monde en avant.– Et vous êtes sûr que c’est Rocambole qui vient de

passer ? demanda M. de Morlux.– Monsieur, répondit Timoléon, je suis un vaurien, un

homme de sac et de corde, tout ce que vous voudrez, maisj’ai une affection sainte en ce monde.

– Vous ? ricana le vicomte.– J’ai une fille, dit Timoléon, une fille de seize ans, belle

et pure, et que j’aime comme les anges aiment Dieu ; ehbien ! je vous jure sur la vertu de ma fille que le majorAvatar, que le mulâtre et Rocambole ne sont à eux troisqu’une seule et même personne.

Un second coup de sifflet, venant d’une directionopposée, se fit entendre. Puis après, les pas cadencésd’une troupe ou d’une patrouille.

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– Voilà, dit Timoléon, les sergents demandés.Une minute après, en effet, une escouade de sergents

de ville, ayant à leur tête le chef de la sûreté lui-même,entra dans le cercle lumineux décrit par le réverbère. Deuxagents tenaient par le bras le petit chiffonnier, qui s’étaitfait fort de livrer Rocambole et sa bande.

– Maintenant, dit Timoléon, si vous voulez jouir du coupd’œil de l’arrestation, descendons et suivez-moi.

– Allons ! dit M. de Morlux qui, malgré ses cheveuxblancs, avait des battements de cœur.

Ils descendirent et s’engagèrent dans la ruelle. LeChemin-des-Dames était plein de sergents de ville et lamaison était cernée. Timoléon et M. de Morlux s’arrêtèrentà distance. Timoléon murmura :

– À présent, s’il veut s’échapper, il faut qu’il trouve desailes.

Le chef de la sûreté avait disposé silencieusement toutson monde. Une partie était dans la rue, l’autre avait envahile terrain vague qui s’étendait derrière la maison. Plusieurssergents de ville s’étaient établis à califourchon sur le murdu cimetière. Timoléon entendit le chef de la sûreté quidisait au petit chiffonnier :

– Tu es bien sûr que c’est là ?– Oui, monsieur.– Et tu me feras retrouver le portefeuille ?– Pour ça, bien sûr…

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– Pour ça, bien sûr…Alors le chef frappa à la porte. Mais la porte resta close.

Il frappa de nouveau, on entendit du bruit et deschuchotements à l’intérieur, mais la porte ne s’ouvrit pas.

– Au nom de la loi, ouvrez ! répéta le chef de la sûreté.La porte ne tourna point sur ses gonds.

– Allons ! ordonna le chef, enfoncez !Et Timoléon, se tournant vers M. de Morlux, lui dit d’une

voix joyeuse :– Cette fois, Rocambole est pris !…

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XXXIIFaisons maintenant un pas en arrière. Le Bonnet vert,

c’est-à-dire le cocher qui avait, grâce à Noël, trouvé unasile chez Rigolo le croque-mort, était revenu à Montmartreà l’entrée de la nuit. À mesure qu’il approchait, le vieuxforçat se sentait pris d’une indicible émotion. Il s’attendait àtrouver la femme revenue et le pauvre ménage tout enlarmes.

Quel ne fut pas son étonnement de retrouver la clé sur laporte du logement vide ! Rigolo n’était pas rentré.Cependant il était nuit, et dès le matin Rigolo avait dûapprendre la mort de son enfant ! Sa femme avait fini sontemps ; elle était libre depuis quarante-huit heures et, àmoins qu’elle n’eût obtenu la permission de garder lepauvre petit mort jusqu’à l’heure des funérailles, il étaitinexplicable pour le Bonnet vert qu’elle ne fût pas revenue.

Mais tout à coup la porte s’ouvrit et Rigolo entra commeune tempête. Il riait et pleurait à la fois ; il embrassa leBonnet vert et s’écria :

– Oh ! si vous saviez comme Dieu est bon !Le Bonnet vert crut que la douleur l’avait rendu fou ;

mais Rigolo continua :

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– Mon enfant n’est pas mort !… mon enfant est sauvé !… Dieu a fait un miracle !

– Peut-être bien les médecins, dit le vieux forçat, dont lavie de misère avait endurci le cœur, à l’endroit de laProvidence.

– Non, répondit Rigolo, riant à travers ses larmes, lesmédecins ne pouvaient plus rien ; ils l’avaient abandonné.C’est la demoiselle qui par son dévouement et saprésence d’esprit m’a rendu mon enfant !

– De quelle demoiselle parlez-vous donc ? fit le Bonnetvert.

– D’une jeune fille persécutée, d’une pauvre enfant queles parents du jeune homme qu’elle aime ont fait enfermerà Saint-Lazare avec des voleuses.

– Mais comment s’appelle-t-elle ? demanda le Bonnetvert en tressaillant.

– Mlle Antoinette.– Antoinette !– Oui, dit Rigolo ; vous la connaissez ?– C’est elle !– Elle ? fit le croque-mort surpris.– Oui, reprit le Bonnet vert ; c’est pour elle que le maître

va venir ici. Vous savez bien que je vous ai dit que c’est unhomme qui peut tout ce qu’il veut. À preuve, qu’il a arrêtéen chemin le couteau de la guillotine qui descendait sur ma

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tête…– Eh bien ?– Et bien le maître s’est juré de sauver Mlle Antoinette.Rigolo eut un de ces cris de joie dans lesquels passe

l’âme tout entière.– Et c’est pour elle que le maître vient ici ?– Oui.– Et je pourrais aider à la sauver ?– Le maître le croit.– Ah ! dit Rigolo avec enthousiasme, tout mon sang est

à elle qui a sauvé mon enfant ! Que le maître ordonne,j’obéirai.

– Savez-vous pourquoi le maître a songé à vous ? dit leBonnet vert.

« Parce que Noël lui a raconté l’histoire de Pignolet.À ce nom, Rigolo tressaillit.– Ah ! dit-il, le maître sait cette histoire ?– Oui, mais je ne la sais pas, moi.– Eh bien, je vais vous la dire, reprit Rigolo. Elle est

déjà vieille, du reste ; il y a cinq ans passés de cela.– J’écoute, dit le Bonnet vert.Rigolo continua.– Pignolet était un camarade, un confrère, un pauvre

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croque-mort comme nous. Dans notre état, on est tellementhabitué à voir les gens s’en aller de ce monde, qu’oncherche à se donner le plus de bon temps possible. Onsort du cimetière et on s’en va au cabaret.

« Pignolet était toujours entre deux vins quand il n’avaitqu’un service ordinaire, mais il était ivre mort les soirs où ily avait eu un convoi de première classe. Le malheureuxn’était pas marié, mais c’était tout comme. Il vivait depuisdes années avec une fruitière de la rue desBatignollaises(6), une assez belle fille qui avait le mot pourrire au-dehors de son commerce, et qu’on appelaitRigolette, comme on m’appelle, moi, Rigolo. Rigolette etPignolet se querellaient souvent rapport à l’argent. Pignoletbuvait tout. Un soir – nous avions enterré dans la journée unambassadeur, et ç’avait été une rude noce au retour –, unsoir, Pignolet, qui était jaloux, trouva des militaires quibuvaient sur le comptoir de la fruitière. Il fit une scène. Lesmilitaires ne se fâchèrent pas et s’en allèrent ; maislorsqu’ils furent partis, l’ivrogne prit un couteau et tuaRigolette. La vue du sang le dégrisa ; il ferma la boutique etse sauva.

« Toute la nuit, il courut à travers Paris, comme un fouet, le matin, il se trouva sur la place de la Roquette. Onguillotinait un homme.

« Pignolet eut peur, il se sauva en murmurant :« – C’est comme ça que je vais finir, moi !…« Il gagna les boulevards extérieurs, arriva ici, pâle,

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défait, encore couvert de sang.« Le père La Joie et moi nous le couchâmes dans le

cimetière.– Dans une tombe ?– Non, dans un de ces caveaux provisoires où on

descend les morts destinés à la fosse commune, et où,quelquefois, il se trouve jusqu’à vingt cercueils d’alignés lesuns à côté des autres ou superposés. Il y est resté troismois, passant le jour dans une bière vide et sortant la nuitpour respirer. Nous lui portions à manger. On le cherchadans tout Paris. Mais comment voulez-vous qu’on supposequ’un homme que l’on veut envoyer à l’échafaud se réfugiepar avance dans un cimetière ?…

– Mais, dit le Bonnet vert, il paraît que vous avez unecave ?

– Oui.– Et c’est ce que veut voir le maître…– Il la verra, soyez tranquille.Le Bonnet vert et Rigolo furent interrompus par l’arrivée

de Jean le Boucher. Jean précédait le maître de quelquesminutes seulement.

– J’ai vu un tas de gens suspects qui rôdaient par ici,dit-il en entrant.

– Qu’est-ce que ça nous fait ? dit le Bonnet vert ; lemaître n’a peur de rien.

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Jean le Boucher était non moins étonné que le Bonnetvert de voir Rigolo tout seul et fort tranquille. Il y eut uneseconde audition du récit, et Rigolo pleura et rit denouveau.

Une heure s’écoula. On frappa à la porte. C’était lemulâtre, ou plutôt Rocambole, mais Rocambole si bienmétamorphosé que le Bonnet vert ne le reconnut qu’à lavoix.

– Ferme ta porte, mon ami, dit-il à Rigolo, et nonseulement la tienne, mais celle de la maison. Y a-t-il unverrou ?

– Oui, monsieur, dit Rigolo surpris.Rocambole consulta sa montre :– Il n’est pas encore huit heures, dit-il, mais il faut se

hâter.En même temps, il ouvrit sa redingote et posa deux

pistolets et un poignard sur la table.– Je ne me suis donc pas trompé ? murmura Jean le

Boucher. Il y a des gens qui nous guettent dans la rue.– Oui, dit Rocambole.Puis, s’adressant au Bonnet vert :– Où couchez-vous, Jean et toi ? fit-il.– Là, sur ce lit de sangle, répondit le Bonnet vert en

désignant le grabat dressé dans la seconde pièce dulogement de Rigolo.

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Rocambole alla droit au lit, bouscula les couvertures etles draps, plongea sa main dans la paillasse, et, aprèsquelques secondes de recherches, en retira le portefeuilleque le chiffonnier Le Merle y avait caché le matin.

– Qu’est-ce que cela ? fit le Bonnet vert stupéfait.– Cela ? répondit Rocambole, c’était de quoi vous

renvoyer au bagne tous les deux, mes amis.Heureusement, je suis arrivé à temps… C’est leportefeuille de M. de Morlux que Timoléon a volé la nuitdernière, avec son consentement.

– Pourquoi donc ? demanda Jean ébahi.– Pour mettre ce vol sur mon compte.– Mais comment le portefeuille est-il ici ?– Parce qu’un chiffonnier qui demeure dans la maison

l’a apporté.– Ah ! s’écria Rigolo, c’est pour sûr ce petit misérable

de Merle !– Justement. Et il nous a vendus à la police.Le Bonnet vert et Jean le Boucher pâlirent. Quant à

Rocambole, il mit tranquillement le portefeuille dans sapoche.

– Maintenant, dit-il, en s’adressant à Rigolo, n’as-tu pasune cave ?

– Oui, maître.Rocambole regarda autour de lui, de tous côtés, et ne

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vit aucune apparence de trappe ni d’issue quelconque…Le logis se composait de deux misérables pièces et il étaità peine meublé. Les murs étaient nus et crépis de chaux.Jean le Boucher s’était approché de la croisée dont lesvolets étaient fermés, mais à travers les fentes desquels onpouvait voir au-dehors.

– Maître, maître, dit-il, voilà la police ! Je vois desuniformes de sergents de ville.

En ce moment on frappa à la porte. Alors Rocambolereprit ses pistolets sur la table.

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XXXIIIRésumons en quelques mots la situation posée dans le

chapitre précédent.On se rappelle le traquenard tendu par Timoléon à

Rocambole et à ses deux fidèles, Jean le Boucher et leBonnet vert. Ils doivent être le soir arrêtés par la police quiveille autour de la maison où le croque-mort leur donneasile en sa chambre, chambre où se trouve le lit danslequel Timoléon a fait cacher par le traître chiffonnier LeMerle le portefeuille volé chez M. de Morlux. À l’heure dite,Rocambole arrive, transformé en mulâtre.

– Ferme la porte de la maison, dit-il au croque-mort,devenu son esclave depuis qu’il sait que le maîtres’intéresse à la jeune fille qui a sauvé son enfant.

Pendant que ce dernier obéit, Rocambole fouille le lit,et, à la grande surprise du Bonnet vert et de Jean leBoucher, en retire le portefeuille accusateur, qu’il met danssa poche. Il leur explique le piège qui leur était tendu.

– Maintenant, dit-il, en s’adressant à Rigolo, n’as-tu pasune cave ?

– Oui, maître.

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Aucune apparence de trappe ou d’issue n’existe dansla chambre qui puisse indiquer l’entrée de cette cave.

À ce moment, on frappe, c’est la police. AlorsRocambole saisit ses pistolets qu’il avait placés sur unetable en entrant. Le Bonnet et Jean le Boucher crurent quela maison s’apprêtait à résister. Jean avait toujours unpoignard sur lui et il s’en arma. Le Bonnet prit une table etla plaça devant la porte. Mais Rocambole dit à Rigolo :

– Eh bien ? où est ta cave ?On avait une seconde fois frappé à la porte de la rue et

ces mots : « Au nom de la loi ! » se faisaient entendre.Rigolo était aussi calme que Rocambole.

– Avant qu’ils aient enfoncé la porte, dit-il, nous seronsloin.

En même temps, il ouvrit les deux battants d’unearmoire en noyer dans laquelle Marceline, avant sacondamnation, serrait sa vaisselle. Cette armoire étaitlarge comme un bahut de salle à manger, et atteignait leplafond. Elle paraissait même avoir été faite pour unappartement plus élevé, car on avait été obligé de scier lespieds, de telle sorte que l’on n’eût pu passer la main entreelle et le sol. Entre le plafond de l’armoire et la premièretablette chargée de vaisselle et d’ustensiles de ménage, ily avait un espace de trois pieds de haut dans lequel unhomme pouvait se tenir accroupi.

– Faites comme moi, dit Rigolo, et ne perdons pas detemps. Il se plaça sous la tablette et soudain, ô miracle ! il

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disparut.Le fond de l’armoire était à bascule, comme une trappe

de théâtre.– À vous, maître, à vous ! dit le Bonnet vert.– Non, dit Rocambole, à toi d’abord. Le capitaine quitte

son bord le dernier.Le Bonnet vert imita Rigolo. La planche s’abaissa,

laissa tomber son fardeau dans un abîme inconnu etremonta.

On entendait au-dehors les coups de crosse demousquet qui battaient la porte en brèche.

– À toi, Jean, dit encore Rocambole.Jean obéit. Une seconde après Rocambole était seul.La porte extérieure venait de céder et les sergents de

ville envahissaient le corridor.Rocambole ne se pressa pas davantage. Seulement il

remit en place la table que le Bonnet vert avait placéedevant la porte.

Puis il alla s’accroupir sur le fond de l’armoire et le fondfit la bascule au moment même où la porte du logement deRigolo volait en éclats. Rocambole tomba de sept ou huitpieds de haut dans une obscurité profonde sur un solhumide et gras.

– Sauvé ! dit alors une voix à son oreille. Avez-vous desallumettes, les uns ou les autres ?

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Cette voix était celle de Rigolo.– J’ai un rat-de-cave, répondit Rocambole un peu

étourdi de sa chute.Et il tira de sa poche un briquet à allumettes-bougies et

soudain une vive clarté brilla et dissipa les ténèbres. Alors,Rocambole allumant son rat-de-cave put voir ses deuxcompagnons et Rigolo autour de lui et se rendre compte dulieu où il était.

C’était une cave, une véritable cave parisienne avecses tonneaux contre les murs, une voûte noire, un solhumide.

Rocambole leva les yeux et ne vit aucune ouverture à lavoûte. Rigolo se prit à sourire.

– Regardez bien la grande pierre d’en haut, dit-il, toutau-dessus de votre tête.

– Eh bien ?– Elle est en bois, comme le fond de mon armoire.– Mais, c’est très ingénieux, cela, dit Rocambole. Est-

ce toi qui l’as imaginé ?– Moi et les camarades, quand nous avons voulu sauver

Pignolet. Il y en avait un parmi nous qui avait travaillé dansla charpente du théâtre à la Porte-Saint-Martin. Il nous a faitça en deux nuits. Ce qui fait que Pignolet venait, quand lesportes du cimetière étaient fermées, boire un coup etmanger avec nous à la maison. On le montait avec unecorde.

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– Mais, dit Rocambole, qui, après avoir allumé son rat-de-cave, sorte de bougie en cire roulée en corde,examinait les murs et la voûte, cela correspond donc avecle cimetière, et Noël m’avait dit vrai ?

– Oui, monsieur.– Par cette porte ?Et Rocambole désignait la porte de la cave.– Non, dit Rigolo. Cette porte donne sur un escalier, et

cet escalier monte dans le corridor. Après avoir tout fouilléchez moi, ils finiront par trouver le chemin de la cave, et ilne faut pas moisir ici.

– Par où donc sortir ?– Ah ! dame ! la route n’est pas commode, mais je

pense que vous n’avez rien à gâter. Vous avez vu lapremière moitié du truc, voici la seconde.

Il y avait un tonneau plus grand que les autres, de ceuxqu’on nomme, en Bourgogne, une double pièce. Il étaitappliqué contre le mur.

Rigolo donna un coup de genou dans le milieu, et lefond s’ouvrit comme une porte. En même temps, unebouffée d’air vif vint fouetter Rocambole au visage.

– Entrez, dit Rigolo.Cette fois Rocambole passa le premier et s’aperçut

qu’il était, non dans un tonneau, mais dans un couloirsouterrain, semblable à un terrier de renard, et qui se

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prolongeait indéfiniment, traversant le mur de la cave etpassant à quinze pieds de profondeur sous le Chemin-des-Dames, en ce moment envahi par les sergents de ville.

– Rampez droit devant vous, dit Rigolo. Je passe ledernier pour refermer le tonneau.

Cependant, sur l’ordre du chef de la sûreté, les portes

avaient été enfoncées. Dans le corridor, il y eut un momentd’hésitation. Un vieux sergent de ville qui avait entenduparler de Rocambole fut le premier à dire :

– Prenez garde ! si c’est lui, il descendra quelques-unsde nous à coups de pistolet, avant que nous lui mettions lamain dessus.

Mais le chef de la sûreté ne tint pas compte de sesappréhensions.

– Ceux qui ont peur, dit-il, peuvent quitter le service. Onles remplacera.

Et comme on ébranlait la porte du logement de Rigolo,il donna lui-même un coup d’épaule, et, la porté tombée, ilentra le premier. Le double fond de l’armoire venait de serefermer sur Rocambole.

Le logement était vide. Deux sergents de ville avaientallumé des torches et pénétraient sur les pas de leur chef.

– Nous sommes volés ! dit ce dernier ; il n’y a personne.On fit le tour du logement, on bouleversa les deux lits, on

sonda les murs, le plafond, le plancher qui était carrelé.

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sonda les murs, le plafond, le plancher qui était carrelé.Partout, au coup de crosse, répondit ce bruit mat qui netrahit aucune cavité.

La maison avait plusieurs étages, et tous étaienthabités. Mais c’était un lundi, et la population ouvrière de lamaison était dans les cabarets. Deux femmes furenttrouvées toutes tremblantes dans une chambre au premierétage. C’étaient des femmes de mauvaise vie quiavouèrent que, depuis six mois, elles s’étaient soustraitesà toute surveillance, et que c’était pour cela que, lorsqu’onavait frappé, elles n’avaient pas osé ouvrir. Enfin tout enhaut, on trouva le père La Joie qui était ivre mort sur un tasde vieille paille qui lui servait de lit.

Cependant, comme il paraissait matériellementimpossible que les trois hommes qu’on avait vus entrereussent quitté la maison, on songea aux caves, surl’indication même des deux femmes. Les caves furentvisitées sans résultat. On ne soupçonna pas le secret dutonneau plus qu’on avait deviné celui de l’armoire àbascule.

M. de Morlux et Timoléon avaient fini, grâce au tumulte,par pénétrer dans la maison, à la suite des sergents deville. Timoléon était pâle et suait à grosses gouttes. LeMerle ne comprenait plus rien à ce qui se passait.

Timoléon lui fit un signe, et Le Merle s’écria :– Je sais pourtant qu’ils ont caché l’argent dans la

paillasse !Sur un ordre du chef de la sûreté, on fouilla dans la

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paillasse et on ne trouva rien.– Volés ! murmura Le Merle.– Mais qu’est-ce que tout cela signifie ? murmura

M. de Morlux.Timoléon l’entraîna hors de la maison, sans que le chef

de la sûreté eût paru faire attention à lui :– Cela signifie, dit-il, que nous sommes perdus, et que

je ne vais pas moisir à Paris, moi… Gare à Rocambole !…Et Timoléon prit la fuite, suivi par M. de Morlux.

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XXXIVUne véritable terreur semblait s’être emparée de

Timoléon. Il fuyait à toutes jambes, comme si Rocambolelui-même eût été à ses trousses. Cependant, M. de Morluxfinit par le rejoindre et lui mit la main sur l’épaule en luidisant :

– Mais est-ce donc que vous devenez fou ?– Non, dit Timoléon, mais j’ai peur.Ils étaient alors sur le boulevard extérieur ; il y avait là

une place de fiacres. Timoléon ouvrit la portière de l’und’eux, et dit à M. de Morlux :

– Venez… venez…– Où allons-nous, bourgeois ? demanda le cocher.– En face de Saint-Germain-l’Auxerrois, répondit

Timoléon, et au galop… nous sommes pressés.Et comme le fiacre se mettait en route, Timoléon

ajouta :– Rocambole est comme le sanglier : il ne manque pas

ceux qui l’ont manqué : il revient sur le coup de fusil, et sonboutoir est mortel !

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– Mais on va peut-être le trouver ? dit M. de Morlux, quel’inquiétude de Timoléon commençait à gagner.

Celui-ci secoua la tête :– Non, dit-il, et je vais vous dire pourquoi. Comme moi

vous l’avez vu entrer dans la maison ?– Oui.– Comme moi vous avez pu vous convaincre qu’il n’était

pas ressorti ?– Sans doute.– Eh bien ! écoutez. Rocambole est un homme qu’il faut

surprendre et non prendre. Il fallait le trouver endormi, c’est-à-dire ne s’attendant pas à être traqué ; mais du momentoù on l’a manqué, on ne l’aura plus.

Et Timoléon, dont les dents claquaient, continua :– Vous m’avez dit que c’était le mulâtre qui soignait

votre frère ?– Oui.– Vous avez causé devant lui ?– À mots couverts.– Il n’y a pas de mots couverts pour Rocambole. Il

devine tout ; c’est vous qui nous avez vendus ! Maintenant,sauve-qui-peut !

– Mais où allons-nous ?– Chez moi, où il sera dans une heure…

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– Et qui vous dit qu’on ne le retrouvera pas ? fitM. de Morlux, que la lâcheté de Timoléon commençait àimpatienter. Cette maison est cernée…

– Les murs doivent en être creux.– Allons donc !– Il doit y avoir en dessous, continua Timoléon, des

souterrains qui aboutissent aux carrières de Montmartre.– Vous perdez la tête !– On ne trouvera pas Rocambole, acheva Timoléon

avec l’accent d’une conviction profonde.– Mais qu’allons-nous faire chez vous ? demanda

M. de Morlux.– Je vais chercher mes livres, mes papiers, mon argent.– Pourquoi ?– Mais pour les soustraire à Rocambole, donc !– Vous croyez qu’il viendra chez vous ?– J’en suis sûr, et avant demain matin. Et comme je ne

veux pas d’un coup de poignard… je file.– Cet homme est fou ! murmurait le vicomte, tandis que

le fiacre descendait dans Paris et traversait les boulevards.– Fou de peur, c’est possible, dit Timoléon, mais j’ai

mes raisons… Vous m’avez promis cent mille francs, maissi vous voulez m’assurer que je ne périrai pas sous lecouteau de Rocambole, je veux bien y renoncer.

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Le fiacre descendait en ce moment la rue Vivienne etarrivait à l’une des entrées du passage des Panoramas.Timoléon le fit arrêter.

– Attendez-moi là, dit-il au vicomte.– Qu’allez-vous faire ?– Rien… je vous le dirai plus tard… attendez-moi un

quart d’heure.Et Timoléon s’élança hors du fiacre, non sans avoir

regardé devant et derrière lui. Mais au lieu d’entrer dans lepassage, il monta l’escalier du café de l’Europe, vasteétablissement qui se trouve tout à côté.

Il y a là un escalier de marbre à colonnes, comme pourun palais. Au premier, on trouve le café. Au-dessus, c’estune maison à locataires.

L’escalier monte, monte toujours ; on dirait le chemin duciel. Tout au bout, tout en haut, il se bifurque en deuxcorridors. Deux corridors interminables, labyrinthesparisiens qui font le tour du passage et relient l’escalier dela rue Vivienne à d’autres escaliers qui descendent les unsdans les galeries vitrées, les autres dans la galerieMontmartre. Un lièvre que suit une meute ardente ydépisterait les chiens ; un homme que les recors(7)poursuivent s’y moque des verrous de Clichy.

Timoléon se perdit dans ce dédale et arriva galerieMontmartre.

En face de l’hôtel Delessert, en face de l’endroit où était

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la fontaine, il y a une haute maison de modesteapparence ; un boulanger et une modiste en bas, unmarchand de rubans au premier ; toutes sortes decommerces aux deuxième, troisième et quatrième étages ;pour y arriver, une porte bâtarde, une allée étroite, unescalier tournant. Timoléon s’y engouffra, après avoir suivice singulier chemin que nous venons de décrire, et regardaà droite et à gauche, en avant et en arrière de lui s’il n’étaitpas suivi. Il monta jusqu’au cinquième, tira une clé de sapoche et entra dans un petit logement de deux pièces.

Dans l’une il y avait une table, un petit divan en damasrouge, quelques chaises de merisier et deux gravuresinsignifiantes accrochées au mur. Sur la cheminée, unependule à colonnes ; sous verre deux vases de fleurs etdes flambeaux en imitation.

Dans la seconde pièce, tendue d’un papier à fleurs, setrouvait un petit lit en fer, garni de rideaux en perse bleue,une commode-toilette, une causeuse et un fauteuil. Cetameublement atroce à voir pour les gens de goût, maisdevant lequel se fût pâmée d’admiration une ouvrière ouune demoiselle de magasin du quartier, disparaissaitquand on avait envisagé la maîtresse du logis.

C’était une grande jeune fille, blonde, pâle, aux yeuxbleus, aux mains diaphanes, et si belle qu’on eût dit une deces madones que peignait Raphaël. Elle était assisedevant la table de la première pièce, vis-à-vis d’une femmeâgée, et toutes deux travaillaient à confectionner des fleursartificielles. En voyant entrer Timoléon, la jeune fille se leva

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vivement, courut à lui, jeta ses bras autour de son cou ets’écria :

– Ah ! mon père !Timoléon n’était plus le même ; il avait dominé sa

terreur ; un sourire ineffable glissait sur ses lèvres. Cethomme était transfiguré par l’amour paternel.

– Cher petit père, dit la jeune fille en le couvrant decaresses, pourquoi n’es-tu pas venu hier, ni ce matin ?

– J’ai eu des affaires graves, mon enfant.– Vrai ? fit-elle.– Mais qui sont heureusement terminées.Il s’assit, prit sa fille dans ses bras et l’attira sur ses

genoux :– Mon petit ange aimé, lui dit-il, ne t’ai-je pas promis

depuis longtemps de te conduire en Normandie, dans lafamille de ta mère ?

– Oui, mon cher petit père.– Eh bien ! dit Timoléon, nous partons.– Quand ?– Ce soir, à minuit. Je cours chez moi réunir quelques

hardes. À onze (heures, je serai ici avec une voiture.Mme Armand – il s’adressait à la vieille bonne – va t’aider àfaire tes malles. Emporte tes plus belles robes. Je veuxque tu sois la plus belle fille du pays. Et, ajouta-t-il enl’embrassant, cela ne te sera pas difficile.

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– Mais, petit père…, tu ne m’as rien dit hier…– Je te le dis aujourd’hui… Allons, c’est convenu !…

Dépêche-toi. À onze heures, je serai ici… Le train est àminuit précis…

Timoléon embrassa sa fille, ne voulut pas s’expliquerdavantage, et s’en alla par où il était venu, prenant lesmêmes précautions minutieuses.

M. de Morlux attendait toujours.– Monsieur, lui dit Timoléon en rentrant dans la voiture

qui se remit en marche, dans deux heures j’aurai quittéParis.

– Comment ! vous m’abandonnez ?– Oui, mais, reprit Timoléon, si vous voulez me donner

cinquante mille francs, Antoinette sera morte demain soir.M. de Morlux ne put se défendre d’un léger frisson.– Et, dit Timoléon froidement, vous ne paieriez qu’après

la constatation du décès.

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XXXVLa proposition de Timoléon avait été, comme on dit,

faite à brûle-pourpoint. M. de Morlux en fut si abasourdiqu’il garda un moment le silence. Mais Timoléon reprit :

– Ce que je vous propose là est à prendre ou à laisser.Si un meurtre vous répugne, n’en parlons plus… Vous êtesun homme d’esprit et d’intelligence, vous ferez face toutseul à l’orage ; mais, à présent, je ne veux pas me mesurerplus longtemps avec Rocambole.

– Comment ! fit M. de Morlux, vous m’abandonneriez ?– À minuit, je quitte Paris ; à six heures du matin je suis

au Havre, une heure après je m’embarque.– Et où allez-vous ?– En Angleterre, si vous acceptez ma proposition ; en

Amérique tout droit, si vous me refusez.– Mais, dit M. de Morlux, si vous partez à minuit, je ne

vois pas comment…– Attendez ! Antoinette est à Saint-Lazare…– Sans doute.– Vous savez bien qu’elle n’y est pas restée seule. Une

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femme qui m’est entièrement dévouée, Madeleine laChivotte, a été arrêtée avec elle.

– Très bien. Que peut cette femme ?– Laisser tomber dans l’assiette ou le verre d’Antoinette

un poison foudroyant que je lui ferai passer.– Quand ?– Demain.– Mais si vous partez ce soir ?– Je le remettrai avant de partir à un homme qui,

demain jeudi, verra la Chivotte. Ou plutôt, non, dit Timoléon,ce n’est pas moi qui le lui remettrai.

– Qui donc, alors ?– Ce sera vous.M. de Morlux avait la sueur au front et se taisait,

regardant Timoléon d’un air sombre. Le fiacre venait des’arrêter sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois.

– Monsieur, dit Timoléon, je vous laisse un quart d’heurede réflexion. Je monte chez moi. Dans un quart d’heure, jeserai de retour. Si ma proposition vous convient, je vousretrouverai dans cette voiture. Sinon, je supposerai quevous n’avez plus besoin de mes services, et nousgarderons mutuellement le secret, pour le cas où nous nousreverrions un jour.

– Soit, dit M. de Morlux.Timoléon descendit de voiture, traversa la place, gagna

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la rue des Prêtres, et monta rapidement chez lui.Ouvrir cette fameuse caisse qui ornait son bureau, y

prendre un portefeuille qui contenait toute sa fortune,rassembler à la hâte tous ses papiers compromettants, etfaire dans un mouchoir un petit paquet de hardes et delinge, fut pour lui l’affaire d’un moment.

Un quart d’heure après, il redescendait. Le fiacre étaittoujours sur la place Saint-Germain-l’Auxerrois. EtM. de Morlux n’avait pas quitté le fiacre.

– Allons, dit Timoléon, je vois que vous avez réfléchi.– Oui, dit M. de Morlux d’un air sombre.Un rire silencieux passa sur les lèvres de Timoléon.– Je le savais bien, murmura-t-il. Puis il ajouta avec

ironie :– Plusieurs millions pour cinquante mille francs, c’est

pour rien, en vérité ! car Mlle Antoinette morte…– Parlez vite, dit brusquement M. de Morlux.– Oh ! un instant, dit Timoléon. Cocher ! rue Notre-

Dame-des-Victoires, à l’entrée de l’église.Le fiacre se remit en mouvement.– Maintenant, causons, dit Timoléon. Quand je vous

aurai donné le poison et le moyen de s’en servir, cela neme donnera pas les cinquante mille francs.

– Doutez-vous de ma parole ?– Je doute de tout ce qui n’est pas écrit. Or, écoutez-

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moi bien. Pour que je sois sûr que vous ne me ferez pastort de mon argent, il faut que je puisse vous tenir.

– Comment ?– Vous avez sur vous un portefeuille ?– Sans doute.– Et un crayon. Arrachez un feuillet du carnet et écrivez

dessus ce que je vais vous dicter.M. de Morlux obéit et se servit de son genou comme

d’un pupitre. Les lanternes du fiacre projetaient à l’intérieurune certaine clarté. Timoléon dicta :

« Mon cher monsieur Timoléon,« Vous pouvez marcher. À tout prix, il faut faire

disparaître Antoinette Miller, ma nièce. Usez au besoin dupoignard ou du poison. »

M. de Morlux hésitait :– Monsieur, dit Timoléon, le temps passe et Rocambole

est sur nos traces. Je vous l’ai dit, je pars à minuit, et je neveux pas manquer le train.

– Mais, observa M. de Morlux, en écrivant cela, je vousnomme comme mon complice.

– Je ne dis pas non.– Et par conséquent, vous ne pouvez pas vous servir de

ce papier contre moi.– C’est ce qui vous trompe, comme vous allez le voir. Je

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vais en Angleterre, un homme dont je suis sûr vousprésente ce papier, si vous comptez les 50 000 francs, ilvous le rend ; si vous refusez, il se retire, attend un jourindiqué et le jette dans la boîte du grand parquet, au Palaisde justice. Or, ce jour-là, je m’embarque précisément pourl’Amérique, et le procureur impérial vous demande desexplications.

M. de Morlux ne discuta plus ; il écrivit ce que Timoléonavait dicté, le signa et le lui tendit.

– Maintenant, dit l’ancien agent de police, j’étais si sûrque vous accepteriez que j’ai préparé la lettre et le poisonà l’avance.

Et il tira de sa poche une boulette toute semblable àcelle que la belle Marton avait faite deux jours auparavantavec la lettre d’Antoinette.

– Le poison, les instructions, tout y est, dit-il.– Mais comment les ferai-je parvenir ?– Prenez cette adresse par écrit. Demain matin avant

huit heures, allez-vous-en rue Sainte-Appoline, n° 7.Demandez à voir un homme qui s’appelle Lolo.

– Bien.– Remettez-lui cela et dites-lui : C’est de la part de

Timoléon pour Madeleine la Chivotte.– Et cela suffira ?– Vous le verrez bien, dit Timoléon. Je gagne toujours

mon argent. Le fiacre s’était arrêté à l’endroit désigné.

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mon argent. Le fiacre s’était arrêté à l’endroit désigné.Timoléon descendit.

– Adieu, monsieur le vicomte, et au revoir, s’il plaît àDieu, dit-il. Gardez la voiture, rentrez chez vous et dormeztranquille… si vous n’avez pas peur de Rocambole.

Et il s’éloigna rapidement, son petit paquet sur l’épaule.Au lieu de suivre la rue Notre-Dame-des-Victoires, il prit

le passage des Petits-Pères, la rue de la Banque, passadevant la Bourse, alla remonter l’escalier du café del’Europe et gagna la galerie Montmartre par ce singulierchemin. Une voiture descendait à vide ; Timoléon lui fitsigne de s’arrêter devant le boulanger. Puis il s’enfonçadans l’allée noire.

– La petite doit avoir fait ses malles, se disait-il engrimpant lestement l’escalier. Elle croit que je l’emmène enNormandie, mais lorsque nous serons au Havre, il faudrabien qu’elle s’embarque ! Je ne veux pas tomber sous lepoignard de Rocambole !…

Au quatrième, il s’arrêta brusquement. Son cœur battaitd’une subite et violente émotion.

Cependant, il vit passer sous la porte un filet de lumière,preuve évidente que sa chère Anna l’attendait. Sa filles’appelait Anna. Mais on n’entendait aucun bruit à traversla porte.

– Est-elle donc déjà partie ? se dit Timoléon.Et il frappa, mais il ne reçut pas de réponse. La clé était

sur la porte, il entra.

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La première pièce était vide, bien qu’il y eût une lampeposée sur la table. Auprès de la lampe étaient une bouteillevide et deux verres, dont l’un encore plein.

– Anna ? répéta Timoléon avec angoisse.Et comme il ne recevait toujours pas de réponse, il

entra dans la seconde pièce. Une autre lampe brûlait sur lacheminée, et Timoléon, stupéfait, vit sa fille couchée sur lelit et dormant.

– Anna ? répéta-t-il.La jeune fille ne répondit pas.– Anna ? Anna ? répéta Timoléon. Et il s’approcha,

épouvanté.Mais soudain les rideaux du lit s’ouvrirent dans le fond

et un homme apparut debout, auprès de la jeune filleendormie, tenant un pistolet de chaque main.

– Silence ! dit cet homme ; si tu cries, ta fille est morte.Timoléon recula, les cheveux hérissés, sans haleine et

sans voix.Cet homme, c’était Rocambole !

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XXXVIUn siècle passa dans une minute pour Timoléon, un

siècle de tortures et d’agonie. Terrifié, fasciné moins parles pistolets que par le regard flamboyant de Rocambole,cet homme qui n’avait plus de voix pour crier et dont lesang semblait figé tout à coup, tomba à genoux.

– Rassure-toi, dit Rocambole, ta fille n’est pas morte.Mais elle dort… elle dormira même plusieurs heures…

Timoléon laissait errer sur sa fille un regard hébété etconservait son attitude suppliante.

– Il n’est pas possible que tu n’aies pas quelque armesur toi ? reprit Rocambole.

Comme s’il eût voulu attendrir cet homme qui, en cemoment, disposait de la vie de sa fille, par une obéissanceabsolue, Timoléon ouvrit sa redingote, prit un poignard àsa ceinture et le jeta loin de lui.

– Est-ce tout ? demanda froidement Rocambole.– Tout ! je le jure.– Éloigne-toi encore.Timoléon recula. Alors Rocambole tourna le lit, se

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dégagea des plis des rideaux et vint s’asseoir sur unechaise qui se trouvait au chevet de la jeune fille endormie.

– Causons un peu maintenant, dit-il. Tu as voulu mefaire prendre, pourquoi ?

Timoléon était tellement terrifié que sa langue étaitcollée à son palais.

– Je vois que tu es ému, ricana Rocambole, et je vaisêtre obligé, en attendant que tu puisses parler, de te direce que j’ai fait, moi. Tu penses bien, mon bonhomme, que,lorsque je suis allé rue du Chemin-des-Dames, je savaisque tu avais mis la police sur mes traces et que tesprécautions étaient prises. Tu étais chez un marchand devin avec M. le vicomte Karle de Morlux lorsque je suispassé. Est-ce vrai ?

Timoléon fit de la tête un signe affirmatif.– Tandis qu’on me cherchait là-bas, continua

Rocambole, moi je venais tranquillement ici, et je vais tedire ce qui s’est passé. Nous avons acheté la femme deménage. Elle a eu soif, elle est descendue chercher du vin.Ta fille n’avait pas soif, mais elle a bu pour faire plaisir àMme Armand. Dix minutes après, elle dormait comme tu lavois dormir. Tu devines, n’est-ce pas ? Je ne m’appelleraisplus Rocambole, si je pouvais avoir oublié certainesrecettes qui jettent les gens dans des sommeils étrangeset d’où le canon des Invalides ne les tirerait pas…

« Ta fille en a pour cinq ou six heures : c’est tout ce qu’ilme faut.

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Timoléon fut dominé, en ce moment, par son amourpaternel ; il fit un violent effort sur lui-même et s’écria :

– Mais ma fille ne vous a fait aucun mal. Vengez-voussur moi, c’est votre droit… mais pas sur elle.

Un sourire sinistre vint errer aux lèvres de Rocambole…– Tu ne me connais pas, dit-il. Il y a dix ans, je me serais

borné à t’attendre en bas, à la porte de cette maison, et àte planter mon couteau dans le cœur. Un meurtre de plus,un meurtre de moins, qu’était-ce pour moi alors ?Aujourd’hui, je me suis juré de ne verser le sang qu’à ladernière extrémité, et c’est pour cela que je me suis servide ta fille pour te frapper.

Timoléon sentit ses cheveux se hérisser.– Tu as embrassé une mauvaise cause, mon pauvre

Timoléon, reprit Rocambole avec une compassionrailleuse. Tu sers MM. de Morlux…

– Ah ! vous savez cela ? dit Timoléon épouvanté.– Contre une malheureuse jeune fille que tu as fait

enfermer à Saint-Lazare, et qui se nomme Antoinette.– Vous savez donc tout, vous ?Rocambole haussa les épaules.– C’est pas mal, tout ce que tu as fait là, dit-il d’un ton

protecteur ; mais ce n’est pas suffisant, et tu n’es pas deforce avec moi…

Timoléon courba la tête.

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– Mais, enfin, dit-il, que voulez-vous faire de moi ?– Tu vas voir…Rocambole, qui tenait toujours ses pistolets, s’approcha

de la croisée, l’ouvrit et se mit à siffler.– As-tu remarqué, fit-il en refermant la fenêtre, que je

siffle exactement comme toi ?Si Timoléon n’avait été déjà épouvanté, ce coup de

sifflet l’eût terrifié.– Tu comprends bien, reprit Rocambole avec flegme,

que si M. le vicomte Karle de Morlux et son frère ont debonnes raisons pour laisser Antoinette à Saint-Lazare, j’enai de meilleures pour l’en tirer. Or tu t’es laissé prendre,tant pis pour toi. Il faut que je t’ôte de mon chemin.

Tandis que Rocambole parlait, des pas montaientl’escalier, et Timoléon tremblait de tous ses membres.

– Tu n’as pas eu la main heureuse en logeant ta filledans cette maison, continua Rocambole. On n’y est pasplus en sûreté que dans la rue. À onze heures, le portier secouche et éteint les deux veilleuses de l’escalier ; mais laporte reste ouverte à cause du boulanger. On peut monteret descendre sans que personne s’inquiète d’où vousvenez et où vous allez.

Comme il parlait ainsi, on frappa à la porte.– Va donc ouvrir, dit Rocambole.Timoléon voyait toujours les pistolets de Rocambole

dirigés sur sa fille condamnée, et si Rocambole lui avait

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dirigés sur sa fille condamnée, et si Rocambole lui avaitordonné de se jeter par la fenêtre, il l’eût fait.

Il alla donc ouvrir la porte, et se trouva face à face avecJean le Boucher et le Bonnet vert. Ceux-ci le repoussèrentà l’intérieur de la seconde pièce et, tandis que l’un d’euxrefermait la porte, Rocambole dit en riant :

– Ce n’est pas rue du Chemin-des-Dames, c’est ici qu’ilfallait amener la police. Quel joli coup de filet, hein ?

Puis, s’adressant au Bonnet vert :– La voiture est en bas ? demanda-t-il.– Oui, maître.– Alors, dépêchons…– Que voulez-vous donc faire de moi ? s’écria

Timoléon.– De toi, rien ; mais de ta fille…– Ma fille ? s’écria-t-il.Et, retrouvant quelque énergie et quelque courage, il

voulut se placer entre le lit et Rocambole. Mais celui-ciallongea le bras et visa la jeune fille.

– Où veux-tu que je la frappe, dit-il, à la tête ou aucœur ? Timoléon tomba à genoux.

– Grâce, murmura-t-il.– Alors, laisse-moi faire et écoute-moi…– Ma fille ! ma fille ! répétait Timoléon avec angoisse.– Ta fille est mon otage, répondit Rocambole. Tu m’as

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connu plus tôt, car tu as été un moment de la bande desValets de cœur, et tu sais si je tiens ma parole quand unefois je l’ai donnée. La vie de ta fille me répond de celled’Antoinette. Je te jure que tant qu’Antoinette vivra, ta fillevivra.

Timoléon, fou de douleur, s’écria :– Mais que viennent donc faire ces hommes ici ?– Tu vas le voir.Et Rocambole fit un signe.Jean le Boucher s’approcha du lit et enveloppa la jeune

fille dans les couvertures. Puis, tandis que Timoléonfrissonnait jusqu’à la moelle des os, il la chargea sur sonépaule.

– Vous m’enlevez ma fille ! hurla le malheureux père…Ah ! tuez-moi plutôt…

– Non, dit Rocambole, je n’ai pas besoin de ta mort…au contraire, il faut que tu vives…

– Mais vous m’emportez ma fille !– On te la rendra le jour où Mlle Antoinette Miller, sortie

de Saint-Lazare, aura épousé le baron de Morlux,comprends-tu ?

– Mais d’ici… là… qu’en ferez-vous ?– Foi de Rocambole, je veillerai sur elle comme si elle

était ma propre fille à moi…Timoléon était toujours à genoux, se tordant les mains

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de désespoir.– Allons ! filez, dit Rocambole aux deux forçats.– Vous n’allez donc pas avec eux ? murmura le

malheureux père qui se fiait plus encore à Rocambole qu’àces deux êtres à l’instinct bestial.

– Non, mais je réponds de ces deux hommes commede moi.

Jean et le Bonnet vert sortirent, emportant la femme enléthargie.

Tant que le bruit de leurs pas retentit dans l’escalier,Timoléon suspendit son âme à ce bruit. Puis quand il se futéteint, lorsque le roulement d’une voiture lui eut appris quesa fille s’en allait, il poussa un grand cri et tomba la facecontre terre…

Il était comme anéanti.Mais cette prostration fut de courte durée. Tout à coup il

se souvint… Il se souvint du pacte qu’il avait fait avecM. de Morlux, du poison qu’il lui avait remis, des indicationsqu’il lui avait données, et, se relevant l’œil en feu, il s’écria :

– Mon Dieu ! pourvu que nous n’arrivions pas trop tard !– Que veux-tu dire ? demanda Rocambole.– Je veux dire, reprit Timoléon frémissant, que puisque

la vie de ma fille dépend de la vie d’Antoinette, je ne veuxpas qu’Antoinette meure !…

Rocambole, à son tour, éprouva un frisson par tout le

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corps.

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XXXVIIM. Karle de Morlux était un homme de résolution et

d’énergie avant tout. Il avait bien, un moment, subi lecontrecoup de la panique éprouvée par Timoléon ; mais,lorsque celui-ci l’eut abandonné à l’angle de l’église desPetits-Pères et de la rue Notre-Dame-des-Victoires, ilretrouva son calme habituel.

– Que m’importe ce Rocambole, après tout ! se dit-il.Quand Antoinette sera morte, il ne la ressuscitera pas.

M. de Morlux fit alors un calcul fort simple et d’unelogique rigoureuse.

Timoléon avait voulu qu’il se déguisât pour voir passerRocambole, et la métamorphose était si complète que,dans cet homme en blouse, il était impossible dereconnaître le riche gentilhomme de la rue de la Pépinière.Timoléon avait donc eu tort de lui conseiller de rentrer chezlui et d’attendre le lendemain pour aller remettre à l’hommedésigné sous le nom de Lolo la boulette de papier quidevait donner la mort à Antoinette. Si on trouvait cethomme à huit heures du matin, à plus forte raison on devaitle trouver la nuit.

Et comme le cocher, à qui Timoléon avait crié : « Rue

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de la Pépinière ! » arrivait sur le boulevard, M. de Morluxbaissa la glace du fiacre et lui dit :

– Non, rue Sainte-Appoline, 7.Le fiacre prit cette direction nouvelle et suivit la ligne

des boulevards.Dix minutes après, M. de Morlux arrivait à la porte du

numéro 7 de la rue Sainte-Appoline. Il n’était pas encoreminuit. M. de Morlux frappa à la porte, qui avait conservél’antique marteau de nos pères. C’était une porte bassedonnant sur une allée étroite, au fond de laquelle était laloge du portier. Deux ou trois ménages d’ouvriers,quelques garçons étaient des locataires de cette maison,qui n’avait que deux étages.

Le portier, après avoir tiré le cordon, montra sa facejaune et son crâne dénudé à travers le carreau.

– Où allez-vous ? dit-il.– Chez Lolo, répondit M. de Morlux.– Ah ! bien, répondit le cerbère, vous ne connaissez

point ses habitudes alors, car il ne rentre jamais avant deuxheures ! Si vous voulez le trouver, allez-vous-en chez lemarchand de vin qui fait le coin de la rue Saint-Martin. Il yest pour sûr.

M. de Morlux n’en demandait pas davantage ; ilressortit, fit signe au cocher de fiacre de le suivre et sedirigea vers le marchand de vin indiqué. Celui-ci fermait saboutique qui paraissait déserte ; mais des rires et des

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éclats de voix qui descendaient de l’entresol attestaientqu’il y avait en haut nombreuse compagnie.

– Avez-vous Lolo ? demanda M. de Morlux.– Oui, il est en haut… montez ! répondit le marchand de

vin.M. de Morlux grimpa l’escalier, et s’arrêta au seuil d’une

petite salle où une demi-douzaine d’hommes à minessuspectes jouaient aux cartes et buvaient.

On regarda M. de Morlux avec défiance. Mais il lesrassura d’un mot et d’un geste.

– Lequel de vous est Lolo ? dit-il.Un grand jeune homme blond, un peu déguenillé, coiffé

d’une casquette sans visière, se leva alors.– C’est moi, dit-il.– Je voudrais te dire un mot, fit M. de Morlux qui prit

alors les allures d’un homme du peuple.– Tu peux parler devant les camarades, répondit Lolo.– Non, c’est de la part de Timoléon.Ce nom fit une grande impression sur l’assemblée, et

Lolo quitta précipitamment la table.– Excusez, camaros, dit-il.Et il sortit, prenant le bras de M. de Morlux.– Allons jaser en plein air, lui dit-il.M. de Morlux le suivit et ils sortirent de chez le marchand

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de vin. La rue était à peine sillonnée par quelques rarespassants. Lolo vit le fiacre.

– C’est à toi le sapin ? dit-il.– Oui.– Il est donc pressé le patron !– Très pressé. Il a un mot à faire passer à Madeleine.– La Chivotte ?– Justement, dit M. de Morlux.Lolo étouffa un juron et rejeta avec impatience sur le

trottoir le morceau de tabac en carotte qu’il mâchait avecvolupté.

– Aussi, dit-il, on ne sait pas quelle vie il mène, lepatron, depuis quelques jours. J’y suis allé trois fois sans lerencontrer ; et si je l’avais vu aujourd’hui, tu te serais évitéla peine de venir jusqu’ici.

– Pourquoi donc ? demanda M. de Morlux avecinquiétude.

– Parce qu’on m’a refusé ce matin à la préfecture lapermission d’entrer au parloir de Saint-Lazare.

– Et pourquoi cela ?– J’ai eu des raisons avec un inspecteur, hier soir, et

c’est une vengeance de sa part.– Comment faire ? murmura M. de Morlux, que cette

réponse anéantissait.

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– Si le patron veut donner dix jaunets, fit Lolo après unmoment de réflexion, je me charge de sa lettre.

– Certainement, dit M. de Morlux qui respira.– Mais dix jaunets tout de suite.M. de Morlux répondit naïvement :– Le patron m’a envoyé en recouvrement : j’ai des fonds

à lui. Mais comment la lettre arrivera-t-elle ?– Tu vas voir, viens avec moi, nous allons monter dans

ton sapin, nous irons plus vite.Et Lolo s’installant dans le fiacre dit au cocher.– Mène-nous chez Baratte, à la halle.En route, Lolo dit à M. de Morlux, dont il était loin de

soupçonner la qualité :– Chez Baratte, nous trouverons Philippette.– Qu’est-ce que Philippette ?– Tu ne connais pas ça, toi ?– Je viens de province où je travaillais pour le patron,

répondit M. de Morlux.– Ah ! c’est différent. Eh bien ! Philippette est une

femme qui a une douzaine de condamnations sur le dos.Pour dix louis elle fera ce que nous voudrons.

– Elle se fera arrêter ?– Oui. On l’enverra au dépôt ; en route elle injuriera les

agents, et demain, à huit heures du matin, on l’enverra à

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Saint-Lazare.Dix minutes après, M. de Morlux et Lolo arrivaient chez

Baratte, où il y avait beaucoup de monde. Une de cesfemmes ignobles, qu’on rencontrait il y a quelques annéesdans le quartier des Halles pendant la nuit, était tristementassise, toute seule, au rez-de-chaussée, devant un carafond’absinthe à moitié vide. Lolo s’approcha d’elle et lui dit :

– As-tu de l’os ?– Pas un rouge, répondit Philippette, et si le patron de

la cambuse ne me fait pas crédit, je vais coucher au violon.– Combien veux-tu pour te faire arrêter ?– Tu as donc besoin que j’aille au violon ?– Non, là-haut.Et Lolo tourna son pouce vers le nord par-dessus son

épaule.– Merci ! on m’y garderait.– Je te donne cinq jaunets. Philippette se redressa.– Ça va ! dit-elle.Lolo regarda M. de Morlux. Celui-ci tira de sa poche

une poignée de louis.– Qui donc que vous avez assassiné cette nuit ?

demanda Philippette.– Ça ne te regarde pas. Tu vas te faire arrêter !– Bon !

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– Et aussitôt là-bas, tu donneras ça à la Chivotte.M. de Morlux mit les cinq louis dans la main de cette

femme, ainsi que la boulette arrondie par Timoléon.– Sois sans crainte, dit Lolo, elle ne sait pas lire.– Et, dit M. de Morlux frémissant, quand aura-t-elle

cela ?– À la soupe de neuf heures, demain matin, mon

bourgeois.Lolo emmena M. de Morlux s’asseoir à la table voisine,

et demanda à souper, disant tout bas :– Les cinq louis restants sont pour moi, serin ?– Les voilà, dit M. de Morlux.– Quelle noce ! murmura Lolo ; je ne rentrerai pas de

deux jours !Philippette, l’horrible femme, était honnête à sa

manière. Elle se mit à insulter le garçon qui d’abord haussales épaules, puis le patron qui voulait la faire sortir. Ellecassa deux verres et une bouteille. On appela un sergentde ville. Elle l’injuria et le traita de voleur. M. de Morlux etLolo la virent emmener et la suivirent jusqu’au poste.

– Son compte est bon ! dit Lolo.M. de Morlux s’en alla tranquille et rentra chez lui. Le

poison était en route pour Saint-Lazare.

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XXXVIIIM. de Morlux avait gardé son fiacre à la porte du

restaurant Baratte. Il laissa Rigolo rentrer dans cetétablissement et s’en alla, sous prétexte de rassurer lepatron.

En réalité, il se fit conduire boulevard Malesherbes,renvoya le fiacre et rentra chez lui, vers une heure du matin,par la petite porte du boulevard Haussmann. M. Karle deMorlux, en dépit de ses cheveux blancs, menait encore unejoyeuse vie, et cette petite porte lui était indispensable.Aussi quand ses gens entendaient cette porte s’ouvrir ouse fermer, ne bougeaient-ils pas de leurs lits.

Cette circonstance permit au vicomte de rentrer chez luidans son singulier accoutrement, sans crainte d’être vu. Ils’enferma dans son cabinet de toilette, employa tous lescold-creams et tous les vinaigres possibles, fit disparaîtrela couleur brune de ses cheveux et de sa barbe, et, au boutd’une heure de soins laborieux, se retrouva le gentlemandu club des Asperges. M. de Morlux était trop agité pourdemeurer chez lui. Ce n’était pas sans un frissonnementpar tout le corps qu’il songeait à tout ce qu’il avait vu dansla soirée ; et cette évasion miraculeuse de l’homme qu’on

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disait être Rocambole, si rapprochée de l’effroi qui s’étaitemparé de Timoléon, lui donnait à comprendre qu’il avait làun terrible adversaire.

Le vicomte se dit enfin :– Si Rocambole, le médecin mulâtre et le major Avatar

ne font qu’un, j’en aurai la preuve tout à l’heure. Allons auclub.

Évidemment, si le major Avatar, qui passait presquetoutes ses nuits au club, à jouer paisiblement au whist ou àfaire une partie de billard, s’y trouvait, à moins d’être fou,on ne pourrait supposer qu’il eût rien de commun avecRocambole.

Rocambole, à cette heure, avait bien autre chose à faireque de jouer au billard et au whist. Quand on a la police àses trousses, on ne va pas au club. M. de Morlux se rendità pied au club des Asperges. Comme il arrivait place de laMadeleine, deux jeunes gens chaudement enveloppésdans des paletots doublés de fourrure, et fumant,l’interpellèrent en l’appelant par son nom :

– Hé ! Morlux.Ces messieurs étaient des membres du club et en

sortaient. Le vicomte s’arrêta et les reconnut.– Tiens ! fit-il, c’est toi Mauléon ? c’est vous Marigny ?– Nous-mêmes, cher oncle, dit celui qu’il avait appelé

Mauléon, et qui faisait allusion à sa liaison avec Agénor.– Avez-vous des nouvelles de votre neveu ? demanda

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M. Oscar de Marigny.– Non, dit le vicomte.– Nous en avons, nous.– Ah ! dit M. de Morlux, qui tressaillit à la pensée que

son neveu était revenu peut-être et cherchait Antoinette.– Cet Agénor, dit Mauléon, est un véritable héros de

roman.– Vous trouvez ? fit le vicomte inquiet.– Vous vous occupez peu de votre neveu, vicomte ;

mais nous qui sommes ses amis et qui le voyions tous lesjours…

– Eh bien ?– Eh bien ! il nous a quittés brusquement, il y a trois

jours, sans crier gare.– Vraiment ? Et vous ne savez pas où il est allé ?– Le savez-vous ?– Oui, dit le vicomte. Il est parti pour Rennes, où est sa

grand-mère, qui désirait le voir.– Et c’est là tout ce que vous savez ?– Sans doute, dit le vicomte, de plus en plus inquiet.– Vous ne savez rien alors. Votre neveu n’est pas allé à

Rennes.M. de Morlux se planta debout devant les deux jeunes

gens, et son inquiétude augmenta.

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– Où est-il donc allé ? fit-il.– Il s’est arrêté à Laval, et il y est encore…– Pour quoi faire ?– Ma foi ! dit Marigny, bien que dans sa lettre, il m’ait

recommandé de ne rien dire à son père ni à son oncle,comme après tout, mon cher vicomte, vous n’êtes pas lasensibilité même, je vous dirai tout. Agénor est parti deParis d’assez mauvaise humeur.

– Vraiment ? fit le vicomte.– Dame ! il est amoureux, et s’en aller pour faire plaisir

à une vieille grand-mère quand on laisse derrière soi unobjet aimé… vous comprenez ?…

– Parfaitement. Donc, il est parti de mauvaise humeur ?…

– D’une humeur exécrable. De Paris à Chartres, il s’esttrouvé seul dans un compartiment. À Chartres, un officierqui se rendait à Laval a pris place à côté de lui. Agénorfumait, l’officier chantonnait. La chanson de l’officier aagacé Agénor ; le cigare d’Agénor a déplu à l’officier.D’abord, ils se sont regardés de travers, puis ils ontéchangé des mots aigres-doux ; ensuite Agénor s’estécrié :

« – Pour Dieu ! monsieur, votre air d’opéra estinsupportable.

« À quoi l’officier a répondu :

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« – Je chante du matin au soir, monsieur, et je neconnais que deux endroits où je fasse trêve à cettehabitude.

« – Peut-on les connaître aussi ? demanda Agénoravec hauteur.

« – Ma chambre à coucher, d’abord…« – Et puis ?« – Et ce qu’on appelle indifféremment le pré ou le

terrain, monsieur.« Agénor a tiré sa carte de sa poche et la lui a donnée,

ajoutant :« – À la première station, n’est-ce pas ?« – Non, monsieur, a dit l’officier ; je vais à Laval où je

tiens garnison. S’il vous plaît de pousser jusque-là, je suisvotre homme.

« – Je m’y arrêterai tout exprès pour vous donner uneleçon, car j’allais jusqu’à Rennes.

« Maintenant, acheva M. de Marigny, vous devinez lereste, n’est-ce pas ? Agénor a reçu un joli coup d’épée quil’a mis au lit pour huit jours. Agénor ne pense plus à sagrand-mère, mais il ne cesse de songer à Antoinette ; et illui a écrit trois fois, et comme elle ne lui a pas répondu, ilest désespéré et me charge d’aller la voir.

Si on eût été en plein jour et si M. de Morlux n’avait eu levisage à demi caché par le collet de son paletot,M. de Mauléon et M. de Marigny l’eussent vu pâlir.

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M. de Mauléon et M. de Marigny l’eussent vu pâlir.Cependant, il prit un ton dégagé :

– Eh bien ! dit-il, avez-vous vu Antoinette, car c’est ainsiqu’on l’appelle, n’est-ce pas ?

– Oui, mais je ne l’ai pas vue encore.– Pourquoi ?– Mais parce que la lettre d’Agénor m’est arrivée ce

soir, par le courrier de huit heures et demie ; maisdemain…

– Vous irez vous acquitter de votre message, hein ?– Sans doute… On dirait que cela vous déplaît,

vicomte ?– Moi ? Oh ! non… pas du tout… Mon neveu est assez

grand pour se conduire lui-même…– Vous savez qu’il veut l’épouser ?– Certainement… C’est une folie… Adieu…Et M. de Morlux quitta brusquement les deux jeunes

gens, les laissant bien convaincus que les projets demariage de son neveu froissaient profondément sonorgueil aristocratique. Et continuant sa route, le vicomteKarle se disait :

– Demain, Marigny saura qu’Antoinette a disparu. Ilécrira à Agénor. Agénor reviendra en toute hâte… Maisbah ! il sera trop tard.

En rentrant au cercle, le vicomte fut repris par toutes sesangoisses. Mais quel ne fut pas son étonnement lorsque,

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passant dans la salle de billard, il vit le major Avatar quijouait tranquillement avec le marquis de B… une partie decarambolage. Le major ne parut même pas avoir aperçuM. de Morlux.

– Où en êtes-vous, marquis ? demanda ce dernier àM. de B…

– Nous jouons une belle. Monsieur a soixante-huit pointset moi trente-neuf. Je suis perdu !

M. de Morlux fit mentalement ce calcul :– Il faut une heure et demie pour faire une partie de cent

points. On en a déjà fait deux. Il y a donc trois heures que lemajor joue. Or, si le major est ici depuis trois heures, cen’est pas lui qui est Rocambole.

Le raisonnement était logique. Seulement le marquis deB… avait oublié de lui dire que les deux premières partiesavaient été jouées la veille.

Le vicomte parut chercher un partenaire pour une partiede piquet, n’en trouva point, se fit apporter un grog,parcourut les journaux du soir, s’en alla en se disant :

– Ce Timoléon est un poltron doublé d’un imbécile. Lemajor Avatar est un honnête Russe qui n’a jamais eud’autre passion que le billard, le champagne et lesvoyages.

Le major Avatar, ou plutôt Rocambole, qui ne se

souciait pas de rentrer chez lui avant le jour, gagna la

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troisième partie, en proposa une quatrième qui futacceptée, et ne sortit du cercle qu’à sept heures du matin.Un homme l’attendait à l’angle de la rue Neuve-Saint-Augustin. C’était Auguste. Le major lui remit un billet rouléet lui dit :

– Il faut que ça arrive aujourd’hui.– Je verrai Malvina à midi, répondit Auguste qui prit le

billet et s’en alla.Ce billet était destiné à Vanda et contenait en langue

russe ces simples mots :« Tout est prêt. Il est temps. Tu peux agir. »Mais comme le major Avatar regagnait tranquillement le

faubourg Saint-Honoré, un homme le rejoignit en courant…un homme effaré, hors d’haleine. C’était Timoléon.

– Tout est perdu ! dit-il, le poison est parti !…Alors Rocambole éprouva un léger frémissement des

narines, qui indiquait chez lui une violente émotion.

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XXXIXRetournons maintenant à la prison de Saint-Lazare.Il était huit heures du matin. La voiture cellulaire venait

d’arriver. Parmi les détenues envoyées au dépôt setrouvait Philippette, la femme qui, pour cinq louis, avaitconsenti à se faire arrêter.

– Encore ! dit le chef du greffe en la voyant entrer.– C’est pas ma faute, mon président, dit-elle en riant de

ce rire ignoble et cynique qui lui était particulier ; c’est lessergents de ville qui m’en veulent.

Outre qu’elle était voleuse de profession, Philippetteétait encore soumise à la surveillance de la police. Le chefdu greffe allait donc l’envoyer dans la deuxième section,mais Philippette, qui savait que la Chivotte était détenuesous la prévention de vol, et qui ne s’était fait arrêter elle-même que pour voir cette femme et lui remettre le billet deTimoléon, Philippette, disons-nous, protesta. Le chef dugreffe vérifia le dossier, et lui dit :

– Tu as raison. Rébellion envers les agents de la forcepublique. Tu passeras en jugement.

– C’est ce que je demande, répondit insolemment

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Philippette.On l’envoya dans la première section, salle des

prévenues. Philippette avait déjà passé la moitié du mois àSaint-Lazare ; elle se laissa revêtir de l’uniforme de lamaison avec la meilleure grâce du monde et conduire àl’atelier de travail.

La Chivotte était précisément dans la salle où on la fitentrer. Pendant le travail, le silence est de rigueur. La sœursurveillante veille à ce qu’aucune conversation ne s’engageentre les détenues. Philippette ne put donc, en prenantplace sur un des bancs en amphithéâtre, que faire un signed’intelligence amicale à la Chivotte. Mais celle-ci ne luirépondit point. Alors Philippette s’aperçut que Madeleine laChivotte était toute seule sur un banc. Les autres détenuesparaissaient s’être éloignées d’elle avec une intentionmarquée et une sorte de répugnance. La voleuse étaitsombre et ses yeux lançaient des éclairs.

– Qu’est-ce qu’elle a donc fait pour être enquarantaine ! se dit Philippette étonnée, tandis qu’on luiapportait sa part de besogne.

Dans la prison, comme dans les lycées, comme dansles régiments, comme partout enfin où une loi commune,disciplinaire ou pénale, réunit des êtres différents et lescourbe sous la même règle, il s’établit entre eux une sortede solidarité qui fait frapper d’ostracisme celui ou celle quiessaie de s’y soustraire.

Au lycée, le rapporteur est mis hors la loi ; dans un

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régiment, le voleur est passé à la couverture ; en prison,celui qui méconnaît l’opinion publique est mis enquarantaine. Or, depuis la veille, la Chivotte était atteintepar cette sorte d’ostracisme. Pourquoi ? On s’en souvient,la présence d’Antoinette à Saint-Lazare avait soulevé deuxversions parmi les détenues. La première, accréditée parla Chivotte, prétendait qu’Antoinette était une voleusecomme les autres, seulement plus rouée, plus habile, etsachant dissimuler son identité avec une merveilleuseadresse. La seconde, mise en circulation par la belleMarton, représentait, au contraire, la jeune fille comme unepauvre enfant honnête et victime d’un odieux guet-apens.Pendant deux jours, il y avait eu deux camps bien distincts ;mais le troisième, quand le bruit s’était répandu dans laprison que la jeune fille avait sauvé un enfant, les incréduless’étaient subitement converties ; Madeleine la Chivotteétait restée seule de son bord ; et comme nous l’avons vu,la belle Marton s’était jetée sur elle et allait lui faire unmauvais parti, lorsque Antoinette, se montrant à unefenêtre qui donnait sur le préau, l’avait arrêtée d’un signe.La Chivotte n’avait point été battue, mais elle avait étémise en quarantaine. On s’était éloigné d’elle commed’une pestiférée.

Philippette attendit avec impatience que la cloche duréfectoire se fît entendre. À neuf heures et demie, momentoù commence la soupe, comme on dit dans les prisons, letravail fut suspendu, et, deux par deux, les détenues furentconduites au réfectoire. Comme aucune ne paraissait

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vouloir se placer à côté de la Chivotte, Philippette vint s’ymettre.

– Qu’est-ce que tu as ? lui dit-elle tout bas, tandisqu’elles s’en allaient au réfectoire à travers les longscorridors de la prison.

La Chivotte parut sortir d’une espèce de cauchemar, etregarda Philippette :

– Ah ! c’est toi, dit-elle.– Tu ne me reconnaissais donc pas ?– Je ne t’avais même pas vue. Mais si tu ne veux pas

qu’on t’assomme à coups de sabots, ne me parle pas. Jesuis bloquée par les camarades.

– Qu’est-ce que tu as donc fait ?– C’est rapport à une chipie qui est ici, et que je mettrai

en miettes si elle a le malheur de descendre dans le préau.Et comme Philippette, au lieu de s’éloigner d’elle,

paraissait, au contraire, prendre en pitié son infortune, ellelui raconta son aventure chemin faisant.

– C’est drôle tout de même, une fille honnête à Saint-Lazare ! ricana Philippette.

– Et toi, qu’est-ce que tu as encore fait pour revenir ?demanda la Chivotte.

– C’est pour toi que je suis revenue.– Pour moi ?– Oui, Lolo m’a donné cinq louis pour que je me fasse

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arrêter.– Lolo ?Et la Chivotte, tressaillant, songea à Timoléon.– Voilà pour toi, dit Philippette en lui glissant dans la

main une lettre arrondie en boulette.« Ils m’ont fouillée en entrant, reprit-elle, mais je l’avais

bien cachée… aussi bien que mon argent.– Oh ! fit la Chivotte dont l’œil étincela, si Timoléon

pouvait me donner un moyen de me venger !Elle ne mangea que du bout des dents, et un quart

d’heure après elle rentra à l’atelier.La Chivotte cousait des chemises. Elle se fit sur son

banc une sorte de rempart pour pouvoir dérouler la lettrede Timoléon sans être vue de la surveillante. La bouletterenfermait une sorte de pilule incolore, qui ressemblait àune capsule de gélatine et était de la grosseur d’une têted’épingle. La Chivotte garda cette pilule dans le creux desa main et lut la lettre écrite en argot de fantaisie et avecdes signes mystérieux ; écriture et langage de conventionqui ne pouvaient être compris que des initiés.

La lettre était d’un laconisme féroce :« Deux rouleaux jaunes, quand tu sortiras, si la petite

prend cette médecine. »– Ah ! murmura la Chivotte avec rage, je tiens ma

vengeance ! Mais comment aller à l’infirmerie ?

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De dix heures à deux heures, le travail continua. À deuxheures, la cloche du réfectoire se fit entendre de nouveaupour la distribution des légumes. Après cette distribution,les détenues furent conduites au préau ; elles avaient uneheure de récréation. La quarantaine continua ; on laissa laChivotte seule, assise sur un banc, et Philippette elle-même n’osa s’en rapprocher. Mais en quittant l’atelier, laChivotte avait dérobé une aiguille qu’elle avait piquée dansles plis de sa robe.

Tout à coup la surveillante qui se promenait dans la courentendit un cri et des gémissements. La Chivotte étaitinondée de sang. Avec l’aiguille, elle s’était piquée àl’intérieur du nez, et cette piqûre avait déterminé uneviolente hémorragie.

– Elle va crever, la misérable ! dit en ce moment unedes détenues.

Deux sœurs accoururent, ne se rendirent pas comptede la cause de ce sang et crurent tout d’abord que laChivotte avait été battue. La Chivotte paraissait prête àtomber en défaillance, et avait le visage et les vêtementsensanglantés.

– À l’infirmerie ! dit une des sœurs.Deux religieuses la prirent sous les bras et la soutinrent,

car elle avait l’air de ne pouvoir marcher et poussait desgémissements étouffés.

– Dieu fait un second miracle, dit une détenue, il lapunit. Madeleine la Chivotte fut conduite non point à

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l’infirmerie tout d’abord, mais dans un des laboratoires. Iln’y avait en ce moment dans cette pièce que deux femmes.La détenue employée qui fait la tisane et une autre quiavait un bol à la main et s’apprêtait à sortir. Celle-ci n’étaitautre que la belle Marton qui venait chercher de la tisanepour sa chère Antoinette.

– Où est l’interne de service ? s’écrièrent les religieusesen entrant et faisant asseoir la Chivotte qui paraissaitmourante.

La belle Marton haïssait la Chivotte, mais, la voyantensanglantée, elle en eut pitié et s’écria :

– Il est dans la salle à côté ; je vais le chercher.Et elle posa le bol sur une table à côté de la Chivotte,

auprès de laquelle s’empressaient les deux religieuses.Une minute après l’interne arriva et détourna pour une

seconde l’attention des deux religieuses. Mais cetteseconde avait suffi. La Chivotte venait de laisser tomber lacapsule mortelle dans le bol de tisane destiné à Antoinette.

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XLC’était donc à peu près l’heure où Philippette,

messagère de mort sans le savoir, entrait à Saint-Lazare,que Timoléon, effaré, éperdu, avait rejoint Rocambole.

Timoléon, après l’enlèvement de sa fille, comprenantque la vie de cette dernière dépendait de la vied’Antoinette, car Rocambole tiendrait sa parole, en cas demalheur, Timoléon n’avait plus eu qu’une seulepréoccupation ardente : trouver Lolo assez à temps pourque son horrible message n’arrivât point à destination.Deux choses le rassuraient cependant. La première, c’estque, selon toute probabilité, M. de Morlux attendrait aulendemain matin pour aller trouver Lolo. La seconde, c’estque, quoi qu’il arrivât, Lolo ne pourrait entrer à Saint-Lazare que vers midi.

Il avait donc du temps devant lui. Cependant, il courut àla rue Sainte-Appoline. Le portier lui dit :

– Il n’est pas rentré. Vous le trouverez chez lemannezingue, où j’ai envoyé l’autre.

– Quel autre ? fit Timoléon qui tressaillit.– L’autre qui est venu le demander il y a une heure.

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Timoléon se fit donner le signalement de cet autre etreconnut M. de Morlux.

Il courut chez le marchand de vin, le mannezingue,comme disait le portier dans son pittoresque idiome. MaisLolo n’y était plus. On apprit à Timoléon qu’il était sortiavec un inconnu venant de sa part, à lui, Timoléon.

Pendant le reste de la nuit, l’ancien homme de policecourut les cabarets du voisinage, et ne songea pas àdescendre aux Halles. Nulle part il ne trouva Lolo. Pourtant,il était revenu plusieurs fois rue Sainte-Appoline, et on luiavait toujours répondu, ce qui était vrai, que Lolo n’étaitpas rentré.

Enfin, comme il y revenait pour la huitième fois, verssept heures du matin, il aperçut Lolo qui entrait dans la ruepar le boulevard de Sébastopol. Les cinq louis du vicomtes’étaient bien conduits. Lolo était ivre et prétendait, enparlant tout haut, comme s’il avait eu un compagnon deroute, que le trottoir était comme un mauvais fusil, qu’ilrepoussait. Timoléon courut à lui et le prit au collet :

– Ah ! je te tiens enfin, feignant, ivrogne ! lui dit-il. Unsourire hébété anima le visage abruti de Lolo.

– De quoi, patron, de quoi ? dit Lolo ; qui travaille bienet boit bien, ne fait pas de tort à son maître. J’ai bientravaillé… j’ai bien bu… voilà !

– Tu as travaillé ?– Dame ! et un peu bien, encore…

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– La lettre… as-tu la lettre ? demanda Timoléon d’unevoix pleine d’anxiété.

– Il me l’a donnée… l’autre… et dix louis avec…– Eh bien ! rends-la-moi…Lolo se reprit à rire de son rire aviné, mais avec une

intention marquée de finesse.– Qui a bien travaillé, dit-il, c’est Lolo… pas vrai ?– Mais qu’as-tu fait, malheureux ? exclama Timoléon.– La lettre est partie.– Pour Saint-Lazare ?– Mais dame ! oui… j’ai fait arrêter Philippette. Elle s’en

est chargée… Elle y est maintenant… acheva l’ivrogne quine s’aperçut pas que Timoléon était devenu tout à coupd’une pâleur cadavéreuse.

Mais Timoléon n’en entendit pas davantage, et il quittaLolo brusquement et comme s’il eût été frappé de folie.

– Ma fille ! murmurait-il en route tandis qu’il courait, je neveux pas que ma fille meure !… Ah ! Rocambole seul peuttout sauver !…

Et ce fut ainsi qu’il arriva tout courant au moment oùRocambole quittait Auguste. Ce dernier, nous l’avons dit,eut alors ce frémissement de narines qui, chez lui, indiquaitune violente émotion. Mais ce fut l’affaire d’une seconde.

– Que faire ! que faire ! murmurait Timoléon ens’arrachant les cheveux.

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– Rien, toi du moins, répondit Rocambole qui avaitretrouvé tout son calme ; tu es un imbécile, un niais.

– Ma fille… ma pauvre fille… murmura Timoléon.Rocambole haussa les épaules.

– Veux-tu un bon conseil ? dit-il. Si tu tiens à la vie de tafille, rentre chez toi ; mets-toi au lit et ne te mêle de rien.

Timoléon faillit tomber à genoux.– Maître, dit-il, moi aussi, j’ai été fou de vouloir lutter

contre vous.– C’est bon, dit Rocambole. J’accepte tes excuses et te

défends de me suivre. Va-t’en !Et Rocambole continua son chemin. Seulement, il

doubla le pas.À l’entrée du faubourg Saint-Honoré, deux hommes se

trouvaient sur le seuil du bureau des omnibus. Rocamboleleur fit signe et ils s’approchèrent. C’étaient Jean leBoucher et le Bonnet vert, à qui il avait donné rendez-vousen cet endroit.

– La petite est sous clé, dit Jean.– C’est bon, répondit Rocambole ; mais ce n’est plus

d’elle qu’il s’agit. Il faut qu’avant une heure tu m’aiesramené Rigolo. Où est-il ?

– Il est caché, car, dit le Bonnet vert, vous pensez bienqu’il est trop compromis, à présent, pour oser reparaîtrechez lui.

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– Il me le faut sur-le-champ, ordonna Rocambole.Jean et le Bonnet vert partirent comme un trait, tandis

que Rocambole grimpait au troisième étage de cettemaison qui lui servait de retraite, depuis qu’il surveillaitM. Karle de Morlux.

Pendant le trajet, Rocambole avait fait ceraisonnement :

– Le poison est à Saint-Lazare, mais Antoinette est à lapistole et la Chivotte n’y est pas. Il faudra bien deux ou troisheures à celle-ci pour trouver le moyen d’agir.

Et Rocambole prit une plume et écrivit à Vanda. Troisquarts d’heure après, Jean arrivait avec Rigolo.Rocambole dit à ce dernier :

– Que ferais-tu pour cette jeune fille qui a sauvé tonenfant ?

– Je verserais pour elle jusqu’à la dernière goutte demon sang, répondit le croque-mort avec l’accent d’undévouement passionné.

– Il ne s’agit pas de ta vie, mais peut-être de ta liberté.– Peu importe ! je suis prêt.– Écoute-moi bien, alors.– Parlez, maître.– Tu sais ce qui nous est arrivé cette nuit ?– Oui, dit Rigolo, nous avons poliment roulé la police.– On ne roule jamais complètement la police. Elle se

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rattrape tôt ou tard. Or, poursuivit Rocambole, la police techerchera, elle te cherche même déjà.

– Qu’est-ce que cela me fait, si elle ne vous prend pas ?– On ne me prend plus, moi, dit Rocambole. Mais c’est

de toi qu’il s’agit. Si on n’avait pas fait une descente cheztoi cette nuit, tu serais allé ce matin à Saint-Lazare, voir tafemme et ton enfant ?

– Oui, mais je n’ose pas…– Eh bien ! il faut oser…– Je suis prêt, dit Rigolo.Rocambole reprit :– La police est donc à tes trousses ; mais le dernier

endroit où elle ira chercher de tes nouvelles, c’est à Saint-Lazare, et à cette heure, on ne sait pas le premier mot dece qui s’est passé chez toi, cette nuit, dans la prison. Parconséquent, il faut que tu ailles à Saint-Lazare.

– J’y vais, dit Rigolo.– Voici une lettre pour cette femme blonde qui est à

Saint-Lazare, dans la même chambre que Mlle Antoinetteet ta femme.

Rigolo prit la lettre.– Maintenant, dit Rocambole, écoute bien ceci. Rigolo

regarda le maître.– Si la femme blonde n’a pas cette lettre avant midi, ce

soir Mlle Antoinette sera morte.

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– Oh ! s’écria Rigolo, elle l’aura, dussé-je passer autravers des murs. Et il cacha la lettre entre sa chemise etson gilet et s’élança dehors.

– Prends une voiture ! lui cria Rocambole.– Oui, maître.Rocambole se mit à la fenêtre et vit Rigolo se jeter dans

un fiacre, devant l’église Saint-Philippe-du-Roule. Le fiacrepartit au grand trot et disparut dans le faubourg Saint-Honoré. Alors Rocambole ferma la croisée et vint serasseoir devant la table sur laquelle il avait écrit, tira samontre en murmurant :

– Je ne vivrai pas jusqu’à ce soir !…– Mais qu’avez-vous donc, maître ? demanda le Bonnet

vert, en voyant Rocambole si pâle, qu’on eût dit un cadavre.– Te souviens-tu, répondit Rocambole, de cette minute

d’un siècle de longueur que tu as passée dans la lunette dela guillotine ?

– Oui, maître, murmura le Bonnet vert dont un frissonparcourut tout le corps.

– Eh bien, dit Rocambole, je vais souffrir pendant huitou dix heures ce que tu as souffert pendant cette minute.

Alors Rocambole s’accouda sur la table, et, prenant sonfront pâle dans ses mains crispées :

– Oh ! dit-il, se parlant à lui-même, il y a dans le BIENdes émotions que je n’ai jamais connues quand j’étais le

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génie du MAL.Et les deux forçats, consternés, virent alors une larme

rouler sur la joue livide de Rocambole.

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XLIRigolo, pendant le trajet du faubourg Saint-Honoré à

Saint-Lazare, eut de terribles battements de cœur. Quand ilvoyait sur le trottoir des rues qu’il parcourait un sergent deville ou un de ces hommes vêtus en bourgeois quiparaissaient appartenir à la police, il se rejetait en arrièreet se tenait coi dans le fond du fiacre. Ce n’était pourtantpas pour lui qu’il tremblait, mais pour Antoinette, dont la vieétait en péril, lui avait dit Rocambole, s’il n’arrivait pas àSaint-Lazare avant midi. Enfin le fiacre s’arrêta devant laprison. Le factionnaire vit Rigolo en descendre et le laissapasser. Au lieu de payer le cocher et de le renvoyer, Rigololui dit :

– Attendez-moi.En route, le croque-mort s’était dit :– Hier, mon enfant était hors de danger ; il va peut-être

tout à fait bien, maintenant. Marceline a fini son temps ; rienne s’opposerait donc à ce que je les ramène tous les deux,si le médecin dit qu’on peut transporter le petit. Et si on n’apas transmis d’ordre encore de la préfecture, je pourraisbien, tout en sauvant Mlle Antoinette, me sauver moi-même.

Il frappa au premier guichet. Le portier le reconnut à son

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habit de croque-mort et lui ouvrit.– Ah ! c’est vous ? lui dit-il d’un ton amical.– Oui, dit Rigolo. Je viens savoir comment va mon petit.– J’ai entendu dire par M. Albert, un des internes, dit le

portier, qui vient de sortir, qu’il allait tout à fait bien.Rigolo vit au ton et aux manières du portier, à son

regard, qu’on ne savait encore rien à Saint-Lazare despoursuites dont il était l’objet. Cela l’enhardit, et il allafrapper à la porte du greffe. Un sous-brigadier lui dit, en levoyant entrer :

– On voit bien que la mort est bonne pour les gensqu’elle fait travailler.

– Que voulez-vous dire ? demanda Rigolo entressaillant.

– Que ton petit est tout à fait bien, mon vieux croque-mort, dit le sous-brigadier.

Et il le fit entrer dans le bureau. Le chef du greffe lui dit :– C’est vous qui êtes le mari de la détenue Marceline ?– Oui, monsieur, répondit Rigolo.– Elle est libérée depuis hier matin, dit le chef du greffe,

et votre enfant, dit-on, peut être emporté, à la conditiond’être bien couvert. Si vous voulez attendre, on va fairedescendre votre femme.

« S’il en est ainsi, pensa Rigolo, tout est perdu ! Je nepourrai pas voir la femme blonde. » Et joignant les mains :

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– Ah ! monsieur, dit-il, y pensez-vous ? Hier encore monenfant était à la mort… et vous voulez que je l’emmèneaujourd’hui ?…

– Si le médecin dit qu’il n’y a pas de danger.– Il y en a, monsieur, il doit y en avoir, dit Rigolo d’un ton

suppliant… Et que voulez-vous que nous fassions, mafemme et moi… elle qui sort de la prison, moi qui viensd’être malade ? Je n’ai pas un sou à la maison… pas decharbon, pas de bois… et nos effets au clou !… Commentsoigner le petit ?… et un médecin ?…

Et Rigolo pleurait de si bonne foi que le chef du greffeen fut ému.

– Nous ne pouvons pourtant pas, dit-il, garder votrefemme et votre enfant éternellement.

– Je ne demande pas ça, dit Rigolo pleurant toujours ;mais jusqu’à demain seulement ?

– Serez-vous plus avancé demain ?– Oui, répondit le croque-mort. Le directeur de mon

administration a demandé pour moi un secours et uneplace à la Maternité pour ma femme. Il m’a dit ce matinmême qu’elle pourrait entrer demain.

Le chef du greffe parut hésiter. Puis, au bout d’uneminute :

– Allons ! dit-il, revenez demain. On gardera la mère etl’enfant aujourd’hui encore.

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– Et je ne les verrai pas jusqu’à demain ! s’écria Rigoloavec un accent si douloureux, si vrai, si ému, que le chef dugreffe qui, lui aussi avait une femme et un enfant, en futtouché.

– Allons ! dit-il en souriant, je vois bien qu’il faut fairetout ce que vous voulez, mon brave homme. À la seule finde vous être agréable, on saute à pieds joints sur tous lesrèglements.

– Dieu vous bénira, monsieur ! s’écria Rigolo.Le chef du greffe appela le sous-brigadier :– Conduisez cet homme auprès de sa femme, dit-il.Ce sous-brigadier-là était le même qui, la veille, avait

déjà guidé Rigolo à travers les corridors de la prison.– Vous avez une fière chance tout de même, mon brave

homme, lui dit-il en chemin. On n’a jamais fait pourpersonne ce qu’on fait pour vous.

– J’ai surtout la chance d’avoir vu mon enfant revenir desi loin, dit Rigolo ; c’est bien un vrai miracle !

– C’est ce que tout le monde dit ici, fit naïvement lesous-brigadier.

– Ah ! la chère demoiselle… murmura le croque-mort enfaisant allusion à Antoinette.

– Voilà que toutes les détenues ont pour elle un respectinusité ici, répondit le sous-brigadier.

– Mais qu’a-t-elle donc fait pour être ici ?

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– Elle a volé, dit-on.– Oh ! c’est impossible !– C’est ce qu’on prétend, du moins, dit le sous-

brigadier ; mais il y a des gens qui ne veulent pas y croire.– Elle est malade, avec ça ?– Oui, dit le sous-brigadier, et on prétend qu’elle a une

maladie bien extraordinaire.– Il m’a semblé qu’elle avait le visage tout violet, dit

Rigolo.– Le premier jour il était noir. Elle va mieux.– Et l’autre dame qui est avec elle ?– C’est le même mal. Le docteur n’y comprend rien…Comme le sous-brigadier donnait à Rigolo cette

explication, ils arrivaient à la porte de la pistole.– Entrez ! dit le sous-brigadier en ouvrant la porte.Le croque-mort, à peine sur le seuil, vit sa femme levée,

tenant son enfant dans ses bras. Elle était souriante etl’enfant ne pleurait plus. Antoinette s’était mise sur sonséant et lisait. Vanda, dont le lit était tout près de la porte,regarda le croque-mort avec indifférence.

Mais celui-ci, en passant, fit un faux pas et s’appuya aulit de Vanda pour ne point tomber. En même temps il glissasous ses couvertures le billet de Rocambole,accompagnant cette manœuvre d’un regard expressif etmurmurant tout bas :

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– C’est de la part du maître.Vanda cacha le billet et répondit par un regard non

moins expressif. Tandis que Rigolo embrassait sa femmeet son enfant, le docteur entra.

– Eh bien ! dit-il, vous venez chercher votre enfant ?– Ah ! monsieur, répondit Rigolo, qui maintenant ne

tenait plus à rester à Saint-Lazare, car sa mission étaitremplie, vous croyez donc qu’on peut l’emmener ?

– J’en suis sûr, mon garçon. Couvrez-le bien, cela suffit.Rigolo et sa femme se confondirent en excuses, en

remerciements ; baisèrent tous, avec respect, les mainsd’Antoinette, et quittèrent la pistole où la jeune fille etVanda demeurèrent seules, après le départ du docteur.Rigolo, en s’en allant, avait rencontré le regard de Vanda,et ce regard disait éloquemment :

– Tu peux rassurer ceux qui t’envoient. Vanda avait déjàlu le billet de Rocambole.

Quelques heures après, Vanda et Antoinette causaient

tout bas, tandis que Marton faisait le ménage de la pistole.– Madame, disait Antoinette, serai-je bientôt guérie de

ce mal singulier que vous m’avez donné ?– L’heure de la délivrance approche, murmura Vanda.– Mais resterai-je noire ?– Enfant, voyez si je le suis moi-même.

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Et Vanda, en effet, montra son visage qui, violacél’avant-veille, était redevenu blanc ; ses bras et ses épaulesseuls avaient encore quelques taches brunes.

– J’ai toujours soif, reprit Antoinette.– Je vais vous chercher de la tisane, répondit la belle

Marton.Et elle sortit. Quelques minutes après, on entendit des

cris dans le corridor et la voix de Marton qui appelaitl’interne de service. Un quart d’heure plus tard, Martonrevint, tenant à la main une assiette et sur cette assiette unbol de tisane.

– C’est cette canaille de Chivotte qui est tout en sang etqu’on vient d’amener au laboratoire, comme je m’apprêtaisà revenir, répliqua Marton. Je crois bien qu’on l’aassommée là-bas. La tisanière était seule. J’ai posé monbol sur la table et je suis allée chercher le médecin. Ce quifait, mademoiselle, que la tisane est peut-être un peufroide.

Et elle tendit le bol à Antoinette, qui le prit. Mais, à cemoment, Vanda lui arrêta le bras et dit à Marton :

– Est-ce que la Chivotte était déjà dans le laboratoirequand tu as laissé ton bol sur la table ?

– Oui, madame, dit la belle Marton.Vanda arracha le bol des mains d’Antoinette et jeta le

bol sur le parquet.– Je vous sauve d’une mort horrible, répondit

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froidement Vanda, tandis qu’Antoinette frissonnait…

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XLIILa lettre que Rocambole avait fait parvenir à Vanda, par

l’entremise de Rigolo le croque-mort, était ainsi conçue :« Timoléon, l’agent des persécuteurs d’Antoinette, vient

de faire passer à la Chivotte du poison destiné à la jeunefille. Ne la laisse plus ni boire ni manger et agis ! »

C’était laconique, comme on le voit, et Rocambole neprenait ni le temps ni la peine d’expliquer à Vandacomment il avait su par Timoléon lui-même qu’Antoinetteétait en danger de mort, et que, maître de la fille de cedernier, il le tenait en respect.

Ce silence laissait à Vanda le champ vaste pour lesconjectures. Elle se dit en elle-même, tandis que la filleMarton et Antoinette la regardaient avec une sorte destupeur, qu’elle tenait dans ses mains une vengeanceterrible et immédiate. Mais elle ne crut pas devoir faire partà la jeune fille et à la fille Marton de ses réflexions ni de sesprojets.

Et comme toutes deux, muettes et pâles, avaient lesyeux fixés sur elle, Vanda reprit :

– La Chivotte a empoisonné la tisane.

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– Oh ! jour de Dieu ! murmura la belle Marton, quis’élança vers la porte, c’est de mes mains qu’elle vamourir !…

– Mon enfant, dit-elle, Dieu défend de se venger.– Ah ! vous êtes bonne, madame, murmura Antoinette,

qui lui prit vivement les deux mains et les pressaaffectueusement.

Mais la belle Marton s’écria :– Non ! non ! il faut que je l’extermine !…– Et moi, je t’en prie, pardonne-lui, dit Antoinette qui

avait fini par tutoyer Marton.– Ah ! saint ange du bon Dieu, exclama la belle Marton,

vous ne savez donc pas qu’elle recommencera demain.– Demain, dit Vanda, il sera trop tard…La belle Marton regarda la Russe et sembla, par son

regard, lui demander l’explication de ces paroles, Vandareprit :

– Ne vous ai-je pas dit, en entrant ici, que je venais poursauver mademoiselle ?

– Oui, madame, vous me l’avez dit.– Pour favoriser son évasion ?– Oui, c’est vrai.– Eh bien ! demain, Mlle Antoinette n’aura plus rien à

craindre de Madeleine la Chivotte.

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– Elle sera sortie ?– Peut-être… dit Vanda, qui ne voulut pas s’expliquer

davantage.Mais la belle Marton s’écria de nouveau en serrant les

poings :– Ça ne m’empêche toujours pas d’exterminer la

Chivotte, ça…– Marton !… supplia Antoinette, qui la prit par le bras.– Si tu faisais cela, dit froidement Vanda, tout serait

perdu.– Perdu !– Oui, dit la Russe, parce que Madeleine ne manquerait

pas de se vanter de ce qu’elle a fait.– Tant mieux, dit Marton, qui ne comprenait pas encore.

Charlot n’est-il pas là ?Dans leur pittoresque langage, les voleurs ont donné ce

singulier nom au bourreau.– Sans doute, dit Vanda. Mais, en attendant, on nous

séparerait de Mlle Antoinette, par précaution pure et pour lamettre à l’abri de tout danger…

– Oh ! ça, jamais, fit Marton, qui s’agenouilla devantAntoinette.

– Et séparée d’elle, ajouta Vanda, je ne pourrais plus lasauver ! Ce raisonnement si simple et si juste frappa labelle Marton.

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– Mais cette misérable, s’écria-t-elle, ne sera donc paspunie ?

– Oh ! si, et d’une façon terrible, dit Vanda, dont l’œilétincela comme une lame d’épée au soleil. Elle et ceux quil’ont payée pour commettre ce crime…

– Vrai ? fit Marton.– Je te le jure, répondit Vanda avec un calme qui jeta

l’épouvante dans le cœur plein de bonté d’Antoinette.– Soit, reprit Marton, mais alors, madame…Elle hésita.– Quoi donc ? fit Vanda.– Gardez-moi ici… retenez-moi… que je ne voie plus

cette femme, ou sinon… je fais un malheur.– Au contraire, fit Vanda, il faut que tu te contiennes et

que tu revoies Madeleine.– La revoir ! exclama la belle Marton. Ah ! malheur !– Il le faut.– Mais… pourquoi ?… balbutia la fille perdue, que

Vanda tenait clouée sous son regard fascinateur.– Tu vas le comprendre. La Chivotte, dans le doute où

elle est d’avoir réussi dans son abominable dessein, peutessayer d’empoisonner tout ce qui sera destiné àmademoiselle.

– C’est vrai, fit Marton, frappée de la justesse de

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l’observation…– Il faut même qu’elle croie, reprit Vanda, que

Mlle Antoinette a bu la tisane.– Comment le lui faire savoir ? demanda Marton.– Mais d’une façon bien simple. Tu vas reprendre ce

bol…Et elle lui désignait le bol qui était entièrement vide, et

qu’elle avait pris sur la table après en avoir jeté le contenusur le parquet.

– Et puis ?– Tu vas retourner au laboratoire, où certainement la

Chivotte est encore, et où on se donne la peine d’arrêterson hémorragie.

– Bon !– Et tu diras : Mlle Antoinette trouve la tisane délicieuse

et je viens en chercher encore un bol.Marton hésitait.– Ah ! dit-elle, j’ai si peur de ne pouvoir me contenir en

présence de cette canaille…– Il le faut cependant, dit Vanda.– Il le faut d’autant mieux, dit Antoinette en souriant, que

j’ai toujours soif, ma bonne Marton.Cette prière était un ordre.Marton prit le bol et sortit de la pistole en disant :

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– Je suis ici dans cinq minutes et vous pourrez boire deconfiance, cette fois… c’est moi qui vous le dis !

Marton partie, Vanda regarda Antoinette avecmélancolie.

– Pauvre enfant ! dit-elle, vous avez des ennemis qui nereculeront devant rien.

– Je ne leur ai pourtant jamais fait de mal, murmuraAntoinette.

– Oui, mais ils ne veulent pas vous rendre votre fortune.– Eh bien ! dit Antoinette, qu’ils la gardent et me rendent

ma vie heureuse et pauvre.– Non, dit Vanda, il faut qu’ils vous rendent tout. Le

maître le veut.Vanda aussi disait le maître en faisant allusion à

Rocambole. Dans la nuit précédente, tandis que lasurveillante dormait, pendant que Marceline, la pauvremère, s’était assoupie, son enfant sur son sein, Vandas’était glissée sans bruit jusque sur le pied du litd’Antoinette.

Et là, elle avait dit à la jeune fille étonnée l’étonnantehistoire de cet homme que les uns craignaient, que lesautres adoraient, de cet homme qui s’était tour à tourappelé Joseph Fipart, le marquis de Chamery, le forçatCent dix-sept et le major Avatar, qui était devenu l’ami et leprotecteur de Milon, et lui avait juré de rendre aux deuxorphelines leur nom et leur fortune. Et Vanda avait su

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poétiser son héros et son dieu : elle l’avait dépeint avec cetenthousiasme terrible que la nature met au cœur de lafemme forte lorsqu’elle se sent courbée tout à coup par unhomme plus fort qu’elle.

Et Antoinette avait cru Vanda, et comme elle, à présent,elle avait foi dans Rocambole.

– Mais, madame, dit-elle, après un moment de silence,et un peu après que Marton fut sortie, son bol à la main,vous dites que demain je ne serai plus ici ?

– Peut-être…– Le moment de mon évasion est donc venu ?– Oui, mon enfant.– Mais comment percerez-vous ces murailles ?

comment ouvrirez-vous ces portes ?– Portes et murailles tomberont quand je le voudrai… et

si vous le voulez…– Si je le veux !– Ah ! dit Vanda, c’est qu’il faut avoir foi en moi.– Oh ! madame…– Foi en Rocambole…– Soit, dit Antoinette.– Foi en Milon.Ce nom était décisif. Antoinette croyait en Milon comme

une fille en son père.

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– Ce que je vais vous demander, dit encore Vanda,c’est Milon qui vous le demande.

– J’obéirai, dit simplement Antoinette.– Eh bien ! écoutez.Et Vanda prit Antoinette dans ses bras et lui mit un

baiser au front. Cependant, la belle Marton était allée au laboratoire.

Ainsi que l’avait prévu Vanda, la Chivotte s’y trouvaitencore, et on venait de lui arrêter son hémorragie. Quandelle vit entrer Marton, son regard étincela. Marton lui dit :

– On t’a donc flanqué quelque tripotée, que tu étais toutà l’heure en bouchère ?

Et, après ce sarcasme, elle tendit son bol à la détenue,qui remuait le feu sous la chaudière, où la tisane bouillait àgrande eau :

– Donne-m’en encore un bol, dit-elle ; la demoiselle enveut encore.

– L’a-t-elle trouvée bonne ? demanda la Chivotte, qui neput retenir sa joie.

– Délicieuse ! fit Marton, qui parvint à contenir sonanimosité et sa colère.

– Et elle en veut encore ?– Oui.On remplit de nouveau le bol de Marton, qui ne quittait

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pas la Chivotte des yeux, et celle-ci ne s’approcha ni de lachaudière ni de Marton.

Marton posa le bol sur une assiette et s’en alla. Quandelle entra dans la pistole d’Antoinette, le médecin s’ytrouvait. Il constatait avec étonnement que la jeune fille etVanda étaient redevenues presque blanches et il seconfondit en exclamations vis-à-vis des deux internes quil’accompagnaient.

– Quand on pense, disait-il, que tandis que nouscherchons des remèdes à ce mal bizarre, la nature opèretoute seule ! Jusqu’à présent, nous avons fait de lamédecine expectante.

– Et la tisane nous réussit, dit l’un des internes en riant,car je crois qu’on n’a encore donné que cela à ces deuxfemmes.

– Eh bien, en voilà encore, de la tisane ! dit Marton quientrait en ce moment.

Antoinette étendit la main vers le bol, le porta à seslèvres et le vida d’un trait. Mais soudain elle poussa un criterrible, laissa échapper le bol qui se brisa, porta la main àsa poitrine comme si un volcan s’y était allumé, se dressatout debout, ainsi que mue par un ressort, jeta un nouveaucri et retomba inanimée sur son lit, à la grande stupéfactiondu docteur et des deux internes.

– Mon Dieu ! s’écria la belle Marton, je n’ai pas lavé lebol… c’est le poison qui est resté au fond !…

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Le docteur prit la main d’Antoinette ; cette main étaitfroide. Il posa la sienne sur son cœur, le cœur de la jeunefille ne battait plus…

– Mais elle est morte ! s’écria-t-il.

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XLIIIRevenons à Timoléon, à qui nous avons vu Rocambole

tourner le dos le matin après l’avoir traité d’imbécile.Timoléon avait passé une journée terrible. Il savait le

poison à Saint-Lazare, et il n’avait aucun moyen de fairedéfendre promptement à la Chivotte de s’en servir.Rocambole avait eu beau lui dire de se tenir tranquille,Timoléon était livré à des angoisses qui devenaient pluspoignantes d’heure en heure. Cette Antoinette qu’il avaitpersécutée, fait enlever par des bandits, confondue avecdes voleurs et des femmes perdues, il aurait voulumaintenant lui sauver la vie au prix de la sienne, car la vied’Antoinette, c’était la vie de sa fille. Il savait bien que, siAntoinette mourait, Rocambole tuerait sa fille à lui. Et cethomme, qui n’avait reculé devant rien, qui avait trahi lesuns, volé les autres, et créé ce honteux métier qu’à Parison appelle le chantage, mais dans le cœur de qui Dieuavait mis un sentiment honnête, comme une fleur parmi desronces ; cet homme désespéré erra toute la journée de rueen rue, comme un corps sans âme, comme une âme enpeine de son corps, regardant tout et ne voyant rien,écoutant sans entendre et oubliant même de manger.

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Rocambole lui avait défendu de faire quoi que ce fût. EtTimoléon savait que Rocambole ne pardonnait pas qu’onlui désobéît. Quelquefois, il s’était arrêté au milieu de cettepromenade sans but qu’il faisait à travers Paris depuis lematin, et alors, tâchant de retrouver son calme et saprésence d’esprit, il s’était dit que le sang-froid deRocambole était de bon augure, qu’il sauverait Antoinetteet que sa fille à lui ne mourrait pas.

Mais le doute et la peur le reprenaient bientôt. LaChivotte était une femme d’énergie ; elle agissaitpromptement. Si le poison lui était parvenu, elle s’en seraitservi au plus vite. Et il n’était que trop certain, trop évidentpour Timoléon que sa lettre était arrivée à son adresse.

Cet homme, qui avait longtemps blasphémé Dieu,passa aux abords d’une église et, voyant la porte ouverte, ilentra. L’église était déserte ; un pâle rayon de soleilcouchant errait sur les vieux vitraux. Timoléon se mit àgenoux, et pour la première fois peut-être cet homme priaDieu et lui demanda la vie d’Antoinette, c’est-à-dire la viede sa fille bien-aimée. Il sortit de l’église plus calme avecune lueur d’espoir au cœur.

Il n’avait pas mangé depuis la veille, et il éprouvait desdouleurs d’estomac dont il ne se rendait pas compte. Lanuit venait, enveloppée dans ce brouillard jaune particulierà Paris, au travers duquel les becs de gaz semblentrecouverts d’un crêpe. Timoléon vit un restaurant ouvert. Il yentra, s’assit machinalement à une table, et attendit que legarçon s’approchât de lui. Il avait oublié de fermer la porte.

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Un marchand de journaux ambulant vint alors se placer surle seuil et cria :

– Le journal du soir !… demandez le journal du soir !Curieux détails sur le drame qui s’est passé à la prison deSaint-Lazare !…

À ces mots, Timoléon bondit sur ses pieds, arracha unjournal des mains du marchand et se sauva. Le marchandle prit pour un fou et ne pensa pas même à réclamer sestrois sous. Timoléon était déjà loin… Il avait couru se placerdevant un magasin de nouveautés dont la devanture étaitbrillamment éclairée, et là, ouvrant le journal d’une mainfiévreuse, pâle, la sueur de l’angoisse au front, il cherchaitles détails annoncés par le marchand. À la deuxième page,on lisait et Timoléon frissonnant lut ce qui suit :

« UN DRAME À SAINT-LAZARE« Un événement étrange, enveloppé de mystère, vient

de jeter l’émoi dans la maison d’arrêt et de correction diteprison de Saint-Lazare et qui est, comme on sait, situéedans le haut du faubourg Saint-Denis.

« Une jeune fille, détenue sous prévention de complicitéde vol et d’affiliation à une bande de malfaiteurs, qui sedisait être d’une bonne famille, et que l’instruction adémontré être la fille d’une marchande du quartier desHalles, appelée la Marlotte, est morte aujourd’hui dans descirconstances étranges.

« La fille A… – nous croyons devoir taire son nom –,arrêtée depuis quatre ou cinq jours, avait été atteinte dès le

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lendemain d’une maladie de peau extrêmement rare, sinontout à fait inconnue en Europe, mais, paraît-il, assezcommune dans l’Inde et au Japon. Cette maladie changeen noir les peaux les plus blanches, et couvre la langue deboutons violacés. Elle est quelquefois mortelle, mais lascience assure qu’elle n’est pas contagieuse.

« Cependant, chose extrêmement bizarre, presque à lamême heure où cette maladie se déclarait chez la fille A…,une autre détenue en était également atteinte. Ces deuxfemmes avaient été transportées dans une pistole pour yrecevoir les soins que réclamait leur état.

« La fille A…, qui persistait à nier son identité et àprétendre qu’elle était innocente et persécutée, s’était faitun véritable parti parmi les détenues, grâce à sa joliefigure, à sa douceur, grâce aussi peut-être à son intimitéavec une fille nommée la belle Marton, et qui exerçait surles détenues un véritable despotisme. Une autre femme aucontraire, surnommée la Chivotte, avait pris en aversion lafille A…

« Comme le mal de cette dernière n’était pascontagieux, on avait laissé dans la pistole une mère et sonenfant. L’enfant, pendant la nuit d’avant-hier, a été pris ducroup. La fille A…, qui affectait une grande piété, s’estmise à genoux et a prié Dieu, tout en ayant bien soin dedonner à l’enfant des soins tout à fait terrestres. L’enfantn’est pas mort, il a même été sauvé ; et le bruit s’estrépandu dans la prison de Saint-Lazare que la fille A…était une sainte et qu’elle opérait des miracles. Nous

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insistons sur ces détails pour faire comprendre ce qui s’estpassé ensuite.

« La fille Madeleine la Chivotte, qui avait pris la fille A…en aversion, s’est trouvée alors toute seule de son bord etl’objet de la part des autres détenues d’une sorted’ostracisme. Sa haine pour la fille A… s’en étaitaugmentée. Or, ce matin, la Chivotte a été prise d’unsaignement de nez et conduite à l’infirmerie. Là, elle arencontré la fille Marton, qui préparait la tisane pour la filleA… Que s’est-il passé ?

« C’est encore un mystère. Toujours est-il que, peuaprès la fille A…, après avoir bu un bol de tisane, esttombée morte. La détenue Marton accusa hautement laChivotte d’avoir empoisonné la fille A… Il y a rumeur dansla prison de Saint-Lazare et on craint une révolte.

« P.-S. Au moment de mettre sous presse, on nousadresse de nouveaux détails : Une révolte a éclaté dans laprison, à l’heure du coucher, et la Chivotte a étéassommée à coups de sabots par les détenues. Elle n’estpas morte encore, mais on a peu d’espoir de la sauver.Quant à la fille A…, que l’on persiste à appeler la Sainte,son lit de mort est devenu un but de pèlerinage.

« On n’a même eu tout d’abord que ce moyen d’apaiserl’insubordination. Presque toutes les détenues ont étéadmises à venir, deux par deux, visiter la dépouille de lafille A… Les funérailles de cette dernière auront lieudemain. On avait songé d’abord, dans l’intérêt de la

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science, à faire l’autopsie du cadavre ; mais, en présencede la surexcitation extraordinaire des esprits, le directeurde la prison s’y est sagement opposé. La fille A… serainhumée, et les détenues ne parlent de rien moins que dese cotiser pour lui acheter un terrain et l’arracher à la fossecommune qui l’attend. »

Timoléon avait lu ces détails, la sueur de l’angoisse aufront. Il chancelait et n’avait plus la force de fuir. Tout à coupil s’écria, se redressant l’œil en feu :

– Oh ! mais, il faut que je sauve ma fille !Mais alors une main s’appuya sur son épaule, et

Timoléon recula. Un homme était devant lui. Cet hommeétait le major Avatar.

– Rocambole ! exclama Timoléon épouvanté.Rocambole le prit par le bras et l’emmena dans une

ruelle voisine, qui était sombre et déserte.– Grâce ! grâce pour ma fille ! exclama Timoléon avec

un accent de désespoir. Vous savez bien qu’il n’y a pas dema faute…

– Je ferai grâce à ta fille si tu m’obéis, dit Rocambole.Il était calme et froid comme la justice, cet homme qui

n’avait qu’un mot à dire pour que Timoléon n’eût plus defille.

– Oh ! parlez… que faut-il faire ? supplia celui-ci.– Puisque tu avais refait un état civil à Antoinette, il faut

qu’il nous serve à quelque chose.

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qu’il nous serve à quelque chose.Timoléon le regardait d’un air hébété.– N’as-tu pas fait prouver clair comme le jour que

Mlle Miller était la fille d’une femme appelée la Marlotte ?– C’est vrai, dit Timoléon en courbant la tête.– Eh bien ! reprit Rocambole, c’est bien le moins qu’une

mère réclame le corps de sa fille.– Ah ! fit Timoléon, stupide de douleur et d’effroi.– Écoute-moi bien, continua Rocambole. Ceci te

regarde. Si demain avant midi la Marlotte n’a pas obtenuque le corps de sa fille soit enterré au cimetièreMontmartre, dans un terrain spécial, que tu choisiras avecelle, tu peux renoncer à tout jamais à revoir la tienne.

– J’obéirai !… murmura Timoléon, qui regarda cethomme étrange et eut un vague espoir.

– Voilà mille francs pour acheter le terrain, ajoutaRocambole, en mettant un rouleau d’or dans la main deTimoléon.

Il fit un pas de retraite, puis revint :– Ah ! dit-il, puisque la Marlotte est sa mère, tu peux

bien être son oncle, toi, et suivre le convoi, et veiller à ceque le corps soit déposé dans un caveau provisoire que lefossoyeur Rigolo te désignera, car nous voulonsqu’Antoinette ait un monument.

Et sur ces mots, Rocambole s’éloigna.

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XLIVTout ce que le journal racontait était rigoureusement

vrai. Une espèce de révolte avait éclaté à Saint-Lazare, etaprès que la nouvelle de la mort d’Antoinette se futrépandue, la Chivotte fut presque assommée. Quand on latransporta à l’infirmerie, elle était dans un tel état que lesmédecins ne pouvaient répondre de sa vie.

La surexcitation des détenues ne s’était pas calméeaprès cet acte de justice sommaire. Dans une prisond’hommes, on eût fait venir de la troupe, baïonnette enavant ; mais un tel moyen répugne lorsqu’il s’agit d’uneprison de femmes, et le directeur, homme fort sage,préféra suivre les bons conseils de sœur Marie. SœurMarie était, on s’en souvient, cette religieuse qui s’étaitmontrée si bonne pour Antoinette, et que la jeune fille, danssa lettre à Agénor, disait être, selon elle, une femme dumonde que quelque violent orage avait jeté dans la vie ducloître. Sœur Marie avait dit au directeur :

– Toutes ces femmes, la plupart sans éducation et quele vice amène ici, sont portées naturellement à lasuperstition. Que demandent-elles ? À voir sur son lit demort celle qu’elles prétendent être une sainte : pourquoi

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leur refuser cette satisfaction ? Je réponds de les calmer etde les faire rentrer dans l’obéissance et le devoir si cettepermission leur est accordée.

Le directeur avait consenti à cette mesure. Lesdétenues avaient donc été amenées, deux par deux ouquatre par quatre, dans la pistole où la jeune fille étaitcouchée toute vêtue sur son lit funèbre. Marton sanglotaitau pied du lit. Vanda, la compagne mystérieused’Antoinette, était calme et triste.

Ce spectacle avait quelque chose de simple et degrandiose tout à la fois, qui fit une impression profonde surles prisonnières. Toutes se retirèrent après avoir baisé lamain de la morte, emportant la conviction que ce dernieradieu leur porterait bonheur.

Le soir, à dix heures, Saint-Lazare était rentré dans lecalme et l’obéissance. Sœur Marie, qui était la surveillanteen chef du corridor Saint-Vincent-de-Paul, avait permisqu’Antoinette fût veillée par Vanda et Marton. Cettedernière pleurait toujours. Tout à coup, et comme la nuitétait avancée et qu’elles étaient seules, Vanda lui mit lamain sur l’épaule :

– Pourquoi pleures-tu ? dit-elle.– Ah ! pouvez-vous me le demander ! s’écria la belle

Marton avec une nouvelle explosion de douleur.Et elle montrait le corps blanc et froid d’Antoinette…– Ne disais-tu pas, hier encore, reprit Vanda, que Dieu

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avait fait un miracle en sa faveur ?– Oh ! c’est vrai, ça.– Eh bien ! qui te dit qu’il n’en fera pas un second ?La belle Marton tressaillit et leva sur Vanda un œil

hagard.– Que voulez-vous dire ? fit-elle.– Dieu, qui a sauvé l’enfant, ne peut-il pas ressusciter

Antoinette ?– Est-ce possible, mon Dieu ? fit Marton en jetant un cri

de joie et d’angoisse suprême.– Tout est possible à Dieu, répondit Vanda avec un tel

accent de conviction que la belle Marton se remit à genouxet murmura :

– Ô mon Dieu ! si vous faisiez cela, qui donc oseraitméconnaître votre puissance ?

– Espère, dit Vanda, qui ne voulut pas s’expliquerdavantage. Mais elle avait mis l’espérance au cœur deMarton, et quand les premières lueurs de l’aube passèrentau travers des fenêtres grillées de Saint-Lazare, Marton nepleurait plus. Les funérailles devaient avoir lieu, le matin, unpeu avant midi, ou à l’issue d’une messe qui seraitcélébrée pour le repos de l’âme de la morte. Sœur Marieentra dans la pistole et annonça à Vanda et à Marton quela mère d’Antoinette était venue réclamer son corps,annonçant l’intention que la dépouille mortelle de sa fille nereposât point dans la fosse commune.

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– Quelle mère ? s’écria Marton indignée.Mais Vanda mit un doigt sur sa bouche, et Marton se

tut. Vanda avait reconnu la main de Rocambole dans cettecirconstance. Un peu avant la levée du corps, cette femme,qui disait être la mère d’Antoinette et qui s’était présentéeà Saint-Lazare en pleurant, fut introduite dans la pistole.Elle reconnut Antoinette pour sa fille et signa le procès-verbal de décès qu’on lui présenta. La belle Marton n’osarien dire, tenue en respect par le regard froid de Vanda.Puis on apporta la bière, et Antoinette y fut placée dansson costume de détenue.

– Ah ! Madame… Madame… murmura Marton éplorée,vous voyez bien que Dieu ne fait pas de miracle…

– Espère encore… dit Vanda.La bière fut portée à la chapelle. Les détenues avaient

obtenu la permission d’assister à la messe. Vanda,quoique malade encore, se leva et voulut descendre àl’église. Tant qu’elle dura, on entendit sangloter la belleMarton. Un moment, Vanda, qui était agenouillée à soncôté, se pencha vers elle et lui dit :

– Tu n’espères donc plus ?Et Marton tressaillit encore et, une fois de plus, elle

regarda Vanda, obéissant à un espoir insensé.– Mais Dieu peut donc ressusciter les morts ? fit-elle.– Peut-être…C’est par une petite porte qui est au fond de la chapelle

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que sortent les morts. Après l’absoute, cette porte s’ouvreet laisse voir deux sentinelles, puis, derrière les sentinelles,le directeur de la prison, le médecin et les parents de lamorte, si elle en a. Les employés des pompes funèbres,qu’on n’a pas vus jusque-là, entrent alors et s’emparent ducercueil. Vivante, la détenue est entrée par le greffe ;morte, elle sort par le chemin de ronde.

En face de cette porte de la chapelle est un corridor quiy conduit ; dans le chemin de ronde est un petit bâtimentsans caractère et sans majesté, qu’on dirait destiné àservir de magasin ou de débarras. C’est la Morgue.Quelquefois, si la messe a lieu de très bonne heure, on ytransporte la morte jusqu’au moment de l’enterrement.Mais on avait dispensé Antoinette de cette lugubre station.Quand on vint prendre la bière sur le catafalque, Martonjeta un cri.

– Madame ! Madame !… balbutia-t-elle en se serrantcontre Vanda, vous voyez bien qu’on l’emporte !…

– Silence ! répondit Vanda. Regarde plutôt…Et elle lui montra un des deux croque-morts qui s’étaient

saisis du cercueil. Marton, stupéfaite, reconnut Rigolo…Rigolo dont Antoinette avait sauvé l’enfant ! Et Rigolo nepleurait pas, et Rigolo semblait emporter la bière d’unemorte inconnue.

– Tu vois bien qu’il espère encore, lui ! dit Vanda. EtMarton courba la tête et cessa de pleurer.

Au-dehors, dans le couloir qui mène au chemin de

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ronde, on entendait les sanglots bruyants de la prétenduemère d’Antoinette. Cette femme, qui s’était avancée vers laporte de la chapelle, s’appuyait sur le bras d’un hommefrémissant et pâle. Marton l’aperçut et murmura :

– Timoléon !Vanda mit encore une fois son doigt sur ses lèvres.– Tais-toi ! dit-elle.Et la porte du couloir se ferma sur la bière et son

modeste cortège. Antoinette était hors de Saint-Lazare ! À sept heures du soir, Vanda et l’inconsolable Marton

étaient seules dans cette pistole où la veille encorereposait le corps d’Antoinette…

– Ah ! madame, disait cette dernière, il n’y a plusd’espoir, allez ! Elle est bien morte, et Dieu ne laressuscitera pas.

– Qui sait ?– Elle est sous terre à présent, murmura la belle Marton,

et la terre ne se soulèvera point…– Tu n’espères donc plus la revoir ?– Hélas ! non… dit la pauvre fille qui s’était reprise à

pleurer.– Tu as donc moins de foi en Dieu que moi ? Vois, je

suis calme, pourtant… et j’étais venue pour la sauver…Ces mots ramenèrent Marton au sentiment des choses

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de ce monde.– Mais, madame, dit-elle, vous voilà prisonnière…– Pour deux heures encore, dit Vanda.La belle Marton tressaillit :– On va donc venir vous délivrer ?– Non, je me délivrerai moi-même.– Vous ?– Moi, dit Vanda avec calme. Puis, regardant la belle

Marton :– Si on te rendait la liberté, dit-elle, renoncerais-tu à ta

vie de débauche et de vol ?– Oh ! dit Marton, si Antoinette avait vécu, j’aurais voulu

la servir à genoux, et Dieu m’aurait peut-être pardonné.– Et si elle ressuscitait ?– Madame ! murmura Marton éperdue, ne dites plus

cela, vous me rendriez folle.– Soit ; mais veux-tu sortir d’ici ?– Avec vous ?– Avec moi.– Si je le veux, dit Marton ; mais quand, mais

comment ?– Réponds, le veux-tu ?– Oui, certes, je le veux.

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– Écoute-moi, alors, et dis-moi si tu connais le cheminde ronde ?

– Oh ! dit Marton, si on pouvait arriver jusqu’au cheminde ronde, ce ne serait pas bien malin de s’évader.

– Nous y arriverons… Mais silence !On entendait dans le corridor un pas lourd et inégal,

comme celui d’une personne qui aurait une jambe de bois.Vanda colla sa bouche à l’oreille de Marton.

– La sœur infirmière, dit-elle, vient m’apporter unepotion calmante. Quoi que tu voies, quoi que je fasse, nedis rien.

En effet, une seconde après, une clé tourna dans laserrure de la pistole. Vanda s’était blottie dans son lit toutevêtue. L’infirmière entra, un bol d’une main, une lampe del’autre. Elle posa la lampe sur la table et s’approcha deVanda :

– Comment êtes-vous ce soir ? lui dit-elle.– Assez mal, répondit Vanda d’une voix faible. Je crois

que j’ai la langue enflée.– Voyons ! dit l’infirmière sans défiance.Elle déposa le bol et reprit la lampe ; puis elle se

pencha sur Vanda pour examiner sa langue.Mais d’un souffle puissant, Vanda éteignit la lampe et,

en même temps, l’infirmière se sentit serrée à la gorgecomme dans un étau.

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– Si vous criez, je vous étrangle ! dit Vanda qui avait unpoignet de fer.

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XLVL’infirmière était une vieille religieuse qu’on appelait

sœur Léocadie. Elle avait plus de soixante ans, et n’avaitplus cette énergie que la jeunesse prête au sentiment dudevoir. Grande, maigre, d’une blancheur presquediaphane : elle avait le visage uni et sans rides, et sans sescheveux blancs et sa taille voûtée, on aurait pu la croirejeune. Sœur Léocadie, qui était à Saint-Lazare avant queles religieuses y fussent un moment remplacées par desdames laïques, y était revenue lorsque ces dernières furentdépossédées de leurs fonctions. Elle jouissait dans laprison d’une foule de libertés et d’immunités que n’avaientjamais demandées les autres religieuses, qui sortentrarement et ne franchissent jamais la porte du greffe.

Ainsi, elle avait, comme on dit, la clé maîtresse, c’est-à-dire celle qui ouvre non seulement les différentes portes decommunication dans l’intérieur de la prison, mais encorecelle qui permet d’arriver au greffe où commence le servicedes employés mâles. Sœur Léocadie ne relevait depersonne, elle allait tout droit au directeur pour la moindreréclamation, sans jamais vouloir obéir à ce qu’on appelle laloi de la filière.

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La démarche de sœur Léocadie était d’autant plussingulière et facile à reconnaître, qu’elle avait un pied-bot.Ce pied, armé d’une énorme chaussure, retentissait dansles corridors comme la hallebarde du suisse dans uneéglise et rendait Léocadie reconnaissable à tout le monde.En outre elle possédait une voix chevrotante, aigre etgrondeuse qui faisait sourire les bonnes sœurs. Elle étaittoujours de mauvaise humeur, et les employés du greffesouriaient pareillement quand ils la voyaient arriver aubureau comme une tempête, et dire en passant :

– Je vais chez le directeur et nous allons bien voir !…Le portier du greffe se hâtait de lui ouvrir la porte

intérieure, de peur d’avoir maille à partir avec elle. Or,depuis trois jours qu’elle était à la pistole, Vanda s’étaitlivrée à une étude consciencieuse des intonations de voixde la sœur Léocadie. Marton avait vu la lampe s’éteindre ;puis elle avait entendu le bruit d’une courte lutte terminéepar ces mots :

– Si vous criez, je vous étrangle !Puis, plus rien… Vanda avait bâillonné avec son

mouchoir la sœur Léocadie, à demi morte de peur.– À l’œuvre ! à l’œuvre ! dit-elle tout bas, s’adressant à

Marton.Il était nuit, mais un rayon de lumière glissait au travers

de la porte entrouverte.Grâce à cette clarté, la belle Marton vit la Russe sauter

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hors du lit, garrotter la religieuse avec son fichu, la coucherdans son lit et amonceler sur elle les draps et lescouvertures. Vanda dit à Marton :

– Mets-toi derrière la porte, et aussitôt que la sœur queje vais appeler sera entrée, ferme-la.

Le corridor Saint-Vincent-de-Paul était plongé dans unedemi-obscurité, surtout auprès de la pistole de Vanda, quise trouvait assez loin de l’unique réverbère. Marton,stupéfaite, vit la Russe se tenir sur le pas de la porte etappeler d’une voix qui était à s’y méprendre celle de sœurLéocadie :

– Sœur Ursule ?… sœur Ursule ?La vraie sœur Léocadie se débattait sous les

couvertures du lit de Vanda, et était si bien bâillonnée qu’illui eût été impossible de faire entendre même ungémissement. Sœur Ursule était une jeune religieuse, toutenouvelle à Saint-Lazare, et à qui avait été dévolue lafonction de gardeuse de nuit. Vanda l’avait aperçue àl’extrémité du corridor faisant sa tournée d’inspection, unelanterne à la main. Sœur Ursule, croyant reconnaître la voixde sœur Léocadie, s’approcha sans défiance.

– Par ici ! par ici ! pistole n° 7, dit Vanda qui se retira àl’intérieur de la chambre. J’ai éteint ma lampe et noussommes dans l’obscurité.

Sœur Ursule entra… Aussitôt la belle Marton, qui avaitdeviné le plan de Vanda, ferma vivement la porte. Enmême temps, Vanda sauta à la gorge de la jeune

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religieuse, la renversa sous elle et lui dit :– Ma petite, je ne vous ferai du mal que si vous vous

débattez…Et, comme sœur Léocadie, elle la mit dans

l’impossibilité de crier en se servant du fichu de Marton etle lui fourrant dans la bouche en guise de poire d’angoisse.En un tour de main, aidée par la belle Marton, Vanda eutgarrotté la jeune sœur avec un drap de lit qu’elle fendit endeux coups de ciseaux. Puis les deux sœurs furentdéshabillées, et sœur Léocadie débarrassée de ce soulierqui chaussait son pied-bot. Cette dernière était siépouvantée qu’elle se laissa faire et n’opposa d’autrerésistance que de lever les yeux au ciel, comme pour leprendre à témoin. La jeune sœur, qui considérait sœurLéocadie comme sa supérieure, imita cette résignation.Ce fut l’affaire d’un quart d’heure. La belle Marton revêtit larobe et la coiffe de sœur Ursule ; Vanda s’embéguina dansles habits de sœur Léocadie et chaussa son pied gauchedu fameux soulier. Puis, quand ce fut fait, elle s’arma de lalanterne de sœur Ursule, du trousseau de clés qu’elle avaitpris à la ceinture de sœur Léocadie, et dit à Marton :

– Allons ! viens… Nous n’avons pas de temps à perdre.Neuf heures sonnaient. La fausse sœur Léocadie, qui

avait jeté sœur Ursule sur le lit de Marton, ferma alors laporte de la pistole, puis une religieuse, qui se trouvait àl’autre bout du corridor, l’entendit qui disait à Marton d’unevoix qui était bien celle de la vraie sœur Léocadie :

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– Ah ! ma petite… j’en ai vu bien d’autres !…Puis on entendit retentir dans les corridors le fameux

pied-bot.Et les quelques religieuses, éparses encore çà et là, se

gardaient bien d’aborder la quinteuse sœur Léocadie,toujours prête à chercher querelle à quelqu’une de sescompagnes. Les fausses religieuses parcoururent ainsi lelong chemin qui sépare le corridor Saint-Vincent-de-Pauldu greffe. Le pied-bot annonçait sœur Léocadie ; la clémaîtresse ouvrait les portes, et Vanda grondait chaque foisqu’elle rencontrait quelque religieuse, de façon à la tenir àdistance. Elle s’était si bien embéguinée dans les coiffesde la vraie sœur Léocadie, qu’on voyait à peine le bout deson nez.

D’ailleurs, elle gesticulait avec une telle animation, quela lanterne allait et venait, et laissait toujours sa tête dansune pénombre. Elle descendit l’escalier qui conduisait augreffe, toujours grondant, toujours faisant sonner son pied-bot.

Le brigadier, qui lisait son journal assis auprès dupoêle, cria au portier-consigne :

– Gare ! voici sœur Léocadie qui va se plaindre audirecteur pour la sixième fois d’aujourd’hui.

Vanda pénétra dans le greffe comme un ouragan, et, dela voix la plus hargneuse et la plus courroucée qu’eûtjamais eue sœur Léocadie, elle dit à la belle Marton :

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– Venez, ma petite, venez ! nous allons en référer audirecteur ; nous verrons bien si la justice n’est pas faitepour nous.

Le brigadier, qui craignait une querelle pour lui-même,ne leva point le bout du nez de dessus son journal. Leportier-consigne se hâta d’ouvrir la porte et s’effaçarespectueusement derrière. Puis, cette porte refermée,tous deux entendirent le pied-bot qui faisait vacarme dansl’escalier du directeur. Cependant Vanda, comme on lepense bien, n’alla point sonner à la porte du redoutablefonctionnaire. Au premier étage, elle se débarrassa dusoulier et dit à Marton :

– Vite ! redescendons… et ne faisons pas de bruit.À côté de la porte du greffe, à droite, dans le corridor

qui est comme la portion libre de la prison, est une autreporte, presque toujours ouverte, et qui l’était du reste cesoir-là. Cette porte donne sur le chemin de ronde de laprison. C’est sur ce chemin que s’ouvrent les cuisines, laboulangerie et la buanderie de la prison. Un factionnaires’y promène. Au bout, à droite, est une porte cochère quidonne sur le boulevard de Magenta. Cette porte est celleoù passent les mortes. Il pleuvait à verse. Le factionnaireétait dans sa guérite ; la nuit était sombre. Vanda s’arrêtasur le seuil de la porte.

– Mais, madame, dit la belle Marton, il faudra nouscacher quelque part ou attendre que la voiture duboulanger ou du boucher entrent demain, au petit jour.

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Comme ça, on peut essayer de filer.– Je n’ai pas le temps d’attendre à demain, répondit

Vanda.Et elle se glissa, sous la pluie, jusqu’au mur du chemin

de ronde, tout auprès de la porte. En cet endroit, quand onlève la tête, on voit une haute maison à locataires, dont lafaçade est sur le boulevard Magenta, et dont les toitsdominent les murs de Saint-Lazare. Vanda tâtonna unmoment le long du mur avec sa main, puis tout à coup ellerencontra une petite corde qui paraissait pendre du haut duciel. Marton l’avait suivie, et ses yeux, habitués depuis unmoment à l’obscurité, remarquèrent cette corde.

– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.Vanda ne répondit point à Marton, mais elle secoua la

corde comme elle eût fait d’un gland de sonnette. Puis elleleva la tête et fixa son regard sur le toit de la maison.

Deux minutes s’écoulèrent. La pluie tombait partorrents, et le factionnaire, encapuchonné dans son cabande drap gris, n’avait garde de quitter sa guérite.

Tout à coup, auprès de la cordelette si mince qu’on eûtdit une ficelle, pendit une corde grosse comme un câble denavire, terminée par une sorte de boule ronde, véritableécheveau que les doigts de Vanda se mirent à débrouillerlestement. La boule de fil devint un vaste filet, et ce filets’étala sur le sol devant la belle Marton étonnée.

– Tu vois bien, dit Vanda en riant, que nous n’avons pas

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besoin d’attendre la voiture du boulanger.Puis elle prit Marton dans ses bras et se posa avec elle

sur le filet étendu. Après quoi elle tira la cordelette uneseconde fois. Alors la grosse corde remonta peu à peu, lefilet s’arrondit comme un sac autour des deux femmes, lescouvrant jusque sous l’aisselle. Puis le filet quitta le sol etles deux prisonnières prirent dans les airs le chemin de laliberté.

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XLVIIl est temps de revoir un des principaux personnages de

notre histoire que nous avons perdu de vue depuislongtemps – Agénor.

Le jeune baron de Morlux, que nous avons laissé à lagare de l’Ouest, se mettant en route pour Rennes, où sagrand-mère, lui disait-on, l’attendait avec impatience,s’était bien en effet pris de querelle avec un officier durantle trajet et était descendu à Angers pour se battre avec lui.Agénor était brave ; en outre, il se trouvait dans unedisposition d’esprit assez fâcheuse, et sa colère de quitterainsi Paris à l’improviste et sans revoir Antoinette avaitbesoin de tomber sur quelqu’un.

Le train était arrivé à Angers avant le jour. Agénor s’enétait allé tout droit à l’hôtel, avait demandé le livre desétrangers et l’avait consulté. Au nombre des étrangersarrivés la veille se trouvait une personne ainsi désignée :

LE MARQUIS EUGÈNE DE BARENTINsous-préfet de ***.

Barentin est un nom de Bretagne assez connu. Agénorapprit du garçon d’hôtel que le marquis était un jeune

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homme récemment nommé sous-préfet et qui se rendait àson poste.

À six heures du matin, il lui fit passer sa carte. Le jeunesous-préfet, qui rêvait d’une préfecture, s’éveilla d’un airassez maussade et écarquilla ses yeux ensommeillés pourdéchiffrer la carte du baron. Mais, entre gentilshommes onse doit des égards, et puis Morlux était également un nomde Bretagne, et le sous-préfet fit prier Agénor de passerdans sa chambre.

– Monsieur, lui dit celui-ci, je m’arrête à Angers, où je neconnais âme qui vive, à la seule fin de me battre avec unofficier de la garnison, à qui j’ai donné rendez-vousderrière le château à sept heures précises. Je vous croisbreton ?

– Bretonnant, monsieur, dit le sous-préfet qui, devinantl’objet de sa visite, sauta à bas de son lit.

– Je ne connais donc personne ici, reprit Agénor ; maisje suis breton comme vous…

– Je le sais, monsieur.– Et je viens vous prier de me servir de témoin.– Un tel service ne se refuse jamais entre

gentilshommes, répondit courtoisement le sous-préfet.Il s’habilla à la hâte et dit à Agénor :– Mais un seul témoin ne suffirait pas, et comme vous,

monsieur, je ne connais personne à Angers. Cependant, ily avait hier à table d’hôte un jeune homme de bonnes

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manières, avec qui j’ai échangé quelques mots, et qui m’aparu représenter, en province, quelque importante maisonde commerce parisienne. Voulez-vous que je frappe chezlui ? Il est justement mon voisin.

Le jeune homme éveillé, comme l’avait été le sous-préfet, accepta le rôle qu’on lui proposait. Trois quartsd’heure après, Agénor arrivait au rendez-vous avec sesdeux témoins. Cinq minutes plus tard, il avait le fer à lamain, blessait coup sur coup son adversaire rendu furieuxet tombait enfin d’un bon coup d’épée dans les côtes. On letransporta évanoui à l’hôtel ; il eut le délire pendantquarante huit heures. Le troisième jour, il revint à lui etsongea à Antoinette ; et, comme le chirurgien du régimentqui l’avait soigné prétendait qu’il serait sur pied dansquatre ou cinq jours, il écrivit à son ami M. Oscar deMarigny, le chargeant de voir Antoinette et de lui remettreune lettre de huit pages, qu’il passa la journée à écrire.Quant à continuer son voyage vers Rennes, il n’y pensaplus un seul instant, et oublia même d’avertir sa grand-mère de sa mésaventure.

Un moment, cependant, il avait songé à écrire soit àson père, soit à son oncle. Mais Agénor était un homme deréflexion, et pendant de longues heures qu’il passa clouésur son lit, il fit le raisonnement suivant, qui n’était pasdépourvu de logique : Ou son père et son oncle lui avaientdit vrai, et sa grand-mère désirait le voir, et alors il devaitbien se garder de les avertir de ce qui lui était arrivé, car ilsne manqueraient pas de lui répondre qu’aussitôt rétabli il

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devait continuer son voyage – ou bien ne l’avaient-ilséloigné de Paris qu’avec l’arrière-pensée de rompre unmariage qui ne leur plaisait que médiocrement, et alors ildevait revenir à Paris au plus vite et sans crier gare. Cettedernière proposition prit même dans son esprit unevéritable consistance et corrobora sa résolution.

Deux jours s’écoulèrent encore pendant lesquels il falluttoute l’autorité du chirurgien pour l’empêcher de quitterAngers, au risque de rouvrir sa blessure. Enfin, le matin ducinquième jour, un homme tomba comme une bombe danssa chambre d’auberge. Cet homme, c’était Milon. Milonétait allé jusqu’à Rennes ; mais le hasard avait voulu quedeux officiers montassent dans l’omnibus qui partait de lagare et se rendait à la ville. Les deux officiers s’étaientassis près du colosse, sur la banquette extérieure del’omnibus. Ils causaient du duel qui avait eu lieu à Angers ;Milon dressa l’oreille en entendant prononcer le nom deMorlux, et, après avoir fait deux questions, il avait toutappris.

Milon retourna à la gare, prit le train d’Angers, etquelques heures après il était auprès d’Agénor. Agénoravait bien aperçu le colosse une fois, mais ses traitsn’étaient point restés dans sa mémoire.

– Monsieur le baron, lui dit-il, savez-vous qui je suis ?– J’attends que vous me l’appreniez, répondit Agénor

un peu étonné.– On m’appelle Milon.

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– Milon !… Vous êtes Milon ?– Oui, monsieur.– Le Milon de ma chère Antoinette ?– Ah ! je vois que vous l’aimez ! s’écria Milon, à qui

l’exclamation d’Agénor alla jusqu’au fond de l’âme.– Et c’est elle qui vous envoie ? s’écria le jeune homme.– Non, mais je viens pour elle…– Pour elle ?Et Agénor regarda Milon. Le colosse lui prit la main.– Est-ce bien vrai que vous l’aimez ? fit-il.– Oh ! dit Agénor, pouvez-vous me le demander ?– Et si elle courait un danger…À ce mot, Agénor bondit hors de son lit, l’œil en feu :– Que dites-vous ! exclama-t-il, Antoinette court un

danger ?…– Un danger de mort, dit tristement Milon.Agénor était si faible encore qu’il faillit se trouver mal.– Et je ne suis pas là pour la sauver ! dit-il. Ah !

partons… partons sur-le-champ !… dussé-je mourir après !…

Tout blessé, tout mourant qu’il était, Agénor voulut partirle soir même. Milon lui avait dit :

– Il m’est impossible de m’expliquer : je l’ai juré. Mais

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vous seul peut-être pouvez sauver Antoinette…À la gare, Milon expédia la dépêche suivante, sous un

nom convenu d’avance :« Au major Avatar, villa Saïd, Paris.« Nous prenons train n° 16. À Chartres, à 11 heures ; à

Paris à minuit 30. Répondre à Chartres où il faut aller.« DURAND. »

En route, Milon garda un silence obstiné sur le sortd’Antoinette. Il se borna à dire à Agénor, qui le suppliait deparler :

– Vous savez qu’Antoinette est d’une grande famille ?– Oui.– Qu’on lui a volé sa fortune ?– Oui ; mais je la lui ferai rendre, dit Agénor avec

enthousiasme.– Eh bien ! ce sont les spoliateurs qui la poursuivent de

leur haine et veulent attenter à son honneur d’abord, et à savie ensuite.

– Mais expliquez-vous donc, de grâce ! murmuraAgénor d’une voix fiévreuse.

– Le maître vous dira tout, répondit Milon.– Qu’est-ce que le maître ! fit Agénor anxieux.– Un homme qui peut ce qu’il veut, répondit Milon. Un

homme qui m’a tiré du bagne et qui a pris Antoinette sous

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sa protection. Ah ! dit encore le colosse, à vous deux vousla sauverez !… ou je ne croirai plus à la bonté de Dieu !

À Chartres, où le train s’arrêtait dix minutes, Miloncourut au télégraphe et y trouva la réponse suivante :

« À M. Durand, voyageant par le train 16.« J’attends à la gare.

« AVATAR. »Agénor, à mesure qu’on approchait de Paris, entrait

dans un état de surexcitation qui faisait horriblementsouffrir Milon. Certes, si huit jours auparavant, le jeune roués’était livré à une foule de calculs, et, en songeant àépouser Antoinette, avait arrêté son esprit sur la possibilitéd’épouser en même temps une fortune considérable, cespréoccupations égoïstes et mesquines n’existaient plusmaintenant.

Agénor aimait Antoinette ardemment, saintement, et ileût donné pour elle la dernière goutte de son sang.

Rocambole attendait à la gare. Il était vêtu sévèrementet tout dans sa mise annonçait le parfait gentleman.Agénor tressaillit en le reconnaissant, car il l’avait vu auclub des Asperges, le soir de sa réception.

– C’est le maître, dit Milon au jeune homme, de plus enplus étonné.

– Monsieur, lui dit Rocambole en laissant peser sur luice regard calme et froid dont le rayonnement avait quelquechose de mystérieusement fascinateur, ne vous occupez ni

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de ce que je suis ni de ce que j’ai pu être. Je n’ai pas letemps de vous raconter ma biographie, et je ne doism’occuper que d’Antoinette.

Il fit monter le jeune homme dans une voiture et s’assitauprès de lui en disant à Milon :

– Nous allons chez toi.Milon indiqua au cocher cet appartement qu’il avait loué

au Gros-Caillou et dans lequel il n’avait encore passéqu’une nuit.

Une heure après, le major ouvrait la cassette qui avaitété si longtemps enfouie, et tendait à Agénor stupéfait lemanuscrit de la baronne Miller.

– Lisez ! lui dit-il.Agénor, que le geste, le regard et l’accent de

Rocambole dominaient de plus en plus, prit le manuscrit, lelut et jeta un cri terrible dès les premières lignes.

– Lisez ! répéta Rocambole.Agénor poursuivit sa lecture, jeta un nouveau cri et

murmura :– Mon père !… Ô mon père !…

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XLVIILe baron Philippe de Morlux n’avait jamais beaucoup

vécu avec son fils, dont il s’était séparé complètement pourretourner à ses plaisirs, aussitôt que le jeune homme avaitatteint sa majorité. Cependant, Agénor aimait son père. Ill’aimait tendrement, avec ce respect que les gens de raceont coutume de se transmettre pour les ascendants.

La lecture du manuscrit tracé par la baronne Miller futpour lui un coup de foudre. Ainsi, Antoinette était sacousine, et la fortune d’Antoinette, c’étaient son père et sononcle qui l’avaient volée ! Et le vol n’était pas leur uniquecrime, car la baronne Miller était morte empoisonnée, ainsique l’attestait une lettre signée du docteur Vincent – lettreque Rocambole mit sous les yeux d’Agénor.

Un moment foudroyé, le jeune homme se leva tout àcoup, l’œil fiévreux, le geste rapide et sec, la parole brève :

– Monsieur, dit-il à Rocambole, je ne sais et ne veuxsavoir qui vous êtes ; il me suffit que de tels secrets soienten vos mains, pour que ce soit à vous que je fasse part dema résolution. La race de Morlux, honorable entre toutes,jadis, ne se déshonore pas pendant deux générationsconsécutives. J’épouserai Antoinette, et je lui rendrai sa

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fortune tout entière.– Monsieur, répondit Rocambole avec calme, je croyais

que Milon vous avait dit qu’Antoinette avait disparu.– Disparue ! exclama Agénor, qui chancela à ce

nouveau coup.– Mais, dit Rocambole, nous avons retrouvé sa trace, et

vous allez pouvoir, grâce à des documents authentiques, lasuivre jour par jour et heure par heure.

– Disparue ! disparue ! balbutiait Agénor, qui sentait saraison lui échapper.

Rocambole étala alors sur la table une espèce dedossier dont toutes les pièces étaient numérotées. Lapremière était cette fausse lettre du baron Philippe deMorlux invitant Antoinette à venir le voir.

– Ce n’est pas là l’écriture de mon père ! s’écriaAgénor.

– Non, sans doute, mais je vous ferai remarquer que, àpeu près à l’heure où on enlevait Antoinette, votre oncleKarle vous mettait en chemin de fer.

– Oh ! lui ! s’écria Agénor, il est capable de tout !– Attendez… dit Rocambole.Et il plaça sous les yeux du jeune homme la seconde

pièce : c’était le procès-verbal d’arrestation d’Antoinetteque Timoléon s’était procuré non sans peine.

Mais Timoléon voulait trouver sa fille et il eût, au besoin,

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volé les archives de la police.– Arrêtée !… arrêtée… exclama Agénor, qui couvrit son

front de ses deux mains.– Avec des voleurs et des femmes de mauvaise vie, dit

Rocambole. Et il tendit au jeune homme une troisièmepièce qui était la confession pleine et entière de Timoléon.Les coups de foudre se succédaient pour Agénor ; mais ilsemblait que son énergie vaincue retrouvât une vigueur etune vie nouvelles, à mesure que s’accumulaient pour lui lespreuves de l’infamie de son père et surtout de son oncle.

– Ah ! dit-il enfin, je n’attendrai pas une heure, pas uneminute !

Il voulut s’élancer vers la porte.Rocambole le retint :– Où allez-vous, monsieur ? dit-il, toujours impassible.– Je vais à Saint-Lazare ! s’écria Agénor, à qui ce mot

terrible sembla déchirer la gorge.– À Saint-Lazare ?– Oui, et il faudra bien que les portes s’ouvrent devant

moi, que le directeur m’écoute, que l’aumônier se lève,descende à la chapelle, et célèbre à l’instant une messenuptiale… ; il faut que la réparation soit égale à l’insulte, ilfaut… que le monde entier sache que le baron de Morluxest allé épouser sa femme à Saint-Lazare !…

Un sourire glacial vint aux lèvres de Rocambole.

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– Monsieur le baron, dit-il, ces choses-là ne se font etne se disent que dans les romans. La vie réelle est pluspositive. Si une pareille chose était possible, vouscreuseriez un abîme entre cette jeune fille et vous. Lemonde ne vous permettrait pas d’épouser Antoinettequand vous auriez envoyé votre père à l’échafaud !

Ce mot arracha à Agénor un de ces frissonnementsterribles, un de ces cris d’angoisse que nulle parolehumaine ne saurait retracer.

– L’échafaud ! balbutia-t-il.Et il lui sembla, en effet, que les bras rouges de la

guillotine se dressaient devant lui, qu’un homme en montaitles degrés, et que cet homme… c’était son père !… Il pritsa tête à deux mains, pirouetta un moment comme si le feucéleste l’eût frappé. Puis, apercevant sur la cheminée lespistolets de Rocambole, il se précipita dessus.

– Que faites-vous ? fit celui-ci en les lui arrachant.– Laissez-moi me tuer ! murmura le pauvre jeune

homme.– Et Antoinette ? fit Rocambole.Agénor jeta un nouveau cri :– Mais que faire alors, dit-il, que faire, mon Dieu ?– Il faut d’abord avoir le courage de tout lire et de tout

apprendre, répondit sévèrement Rocambole.Et il lui tendit le billet que le vicomte Karle de Morlux

avait écrit au crayon, et remis dans le fiacre à Timoléon.

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avait écrit au crayon, et remis dans le fiacre à Timoléon.Ce billet, d’un laconisme épouvantable, disait :

« Il faut qu’Antoinette soit morte demain soir ! »– Morte ! morte ! s’écria Agénor en délire.– Je ne sais si le poison est parvenu à destination, dit

Rocambole, mais venez avec moi…– Où me conduisez-vous ? demanda le jeune homme,

que la folie commençait à étreindre.– Voir Antoinette, répondit Rocambole.– Ah ! vous voyez bien !… s’écria Agénor, que nous

allons à Saint-Lazare.– Non, dit Rocambole, ce n’est plus à Saint-Lazare

qu’elle est.– Où est-elle donc, mon Dieu ?– Venez !… vous le saurez !…Et il l’emmena, le tenant par un bras, tandis que Milon le

prenait par l’autre ; car Agénor, brisé par tant d’émotions,ne pouvait plus se soutenir. Rocambole avait repris sespistolets sur la cheminée et les avait passés à sa ceinture.

Milon et lui portèrent Agénor dans le fiacre qui étaitresté à la porte, et Rocambole dit au cocher :

– À Montmartre, rue du Chemin-des-Dames.– Maître… maître…, murmura Milon bouleversé,

qu’avez-vous donc fait d’Antoinette ?…– Tais-toi !… et souviens-toi !… dit Rocambole. La

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voiture partit.Elle monta lentement par ces chemins déserts à une

heure du matin, qui, du quartier des Champs-Élysées,conduisent aux Batignolles, en traversant des terrainsvagues et des rues en construction. Sur le boulevardextérieur, le cocher, auprès duquel Timoléon était montépour lui indiquer la route à suivre, prit la Grande-Rue, puisentra dans le Chemin-des-Dames.

Agénor, accablé sous le poids des révélations quivenaient de lui être faites, n’avait pas prononcé un motdurant le trajet. Mais quand il se vit dans ce chemin désertet plongé dans les ténèbres, lorsqu’à ce mur blanc qui lebordait d’un côté il reconnut le cimetière Montmartre, ils’écria d’une voix brisée :

– Oh ! mais, c’est au cimetière que vous meconduisez… Rocambole ne répondit pas.

– Antoinette est morte ! dit-il encore.Même silence. La voiture s’arrêta. Elle était à la porte

de cette maison où, l’avant-veille, la police était venue pourarrêter Rocambole. Un homme vint ouvrir. C’était Rigolo lecroque-mort. Rocambole avait pris Agénor dans ses braset l’avait sorti de la voiture. Agénor se fût affaissé sur le solsi Milon ne fût venu en aide à son maître en prenant lejeune homme sous ses aisselles. Et il le porta dans lelogement de Rigolo.

Il y avait là trois femmes vêtues de noir, dont l’une, la filleMarton, pleurait à chaudes larmes. Les deux autres, on le

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devine, étaient Marceline, la femme du croque-mort, etVanda. Agénor regardait tous ces inconnus avec une sortede stupeur et n’osait comprendre.

Cependant, il fit un pas en arrière en voyant l’habit deRigolo, l’habit de drap noir mat des pompes funèbres, avecle chapeau garni d’un crêpe. Les trois femmes setrouvaient dans la première pièce. La porte de la secondeétait fermée.

– Antoinette ? où est Antoinette ? s’écria Agénor.– Elle est près d’ici, répéta Rocambole.– Ah ! vous n’osez me dire la vérité ! s’écria le jeune

homme, Antoinette est morte !…Rocambole alla vers une table sur laquelle était un

papier.– Tenez, dit-il, lisez !…Et il mit sous les yeux d’Agénor éperdu le procès-verbal

de décès de la fille A… dressé à Saint-Lazare et signé parquatre témoins. Dans le procès-verbal, il était dit : que lafille A…, décédée, était bien la fille de la Marlotte,marchande à la toilette du quartier des Halles !… Agénorse laissa tomber foudroyé sur son siège. Pendantquelques minutes, il demeura la tête dans ses mains,anéanti, les yeux enflammés et vides de larmes. Puis tout àcoup, il se releva :

– Antoinette est morte, dit-il, je n’ai plus rien à faire ence monde. Laissez-moi me tuer.

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Et d’un geste suppliant, il demandait à Rocambole lespistolets que celui-ci avait passés à sa ceinture. MaisRocambole lui dit :

– La fille Antoinette, comme dit l’acte de décès, estmorte, en effet, monsieur, et son corps a été transporté aucimetière Montmartre, dont nous ne sommes séparés quepar le mur qui borde cette rue. Mais elle n’est pointinhumée encore, on lui élève un monument, et en attendantson corps a été déposé dans un caveau provisoire ; nevoulez-vous pas voir une dernière fois celle que vous avezaimée ?

Agénor jeta un cri insensé :– La voir ! dit-il, la voir !… Antoinette !… Je pourrai

donc me tuer sur ton cercueil !– Venez, dit Rocambole, qui le prit par la main et fit

signe à Rigolo le croque-mort…

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XLVIIIRocambole entraîna Agénor hors de la maison. Le

jeune homme était soutenu par une sorte d’énergiefiévreuse. Rocambole l’avait pris sous le bras, et Milonmarchait à côté de lui tout frissonnant.

Au bout du Chemin-des-Dames, à droite, le mur ducimetière avait une crevasse ou plutôt une brèche d’environdeux mètres de largeur. Le terrain du cimetière est unargileux dans lequel l’eau séjourne quelquefois enabondance durant l’hiver. Il en résulte de graves dégâtspour les murs, qui sont parfois complètement déchaussés.Alors on jette par terre la portion de mur avariée pour lareconstruire à neuf. Rigolo marchait en avant, et ce fut parcette brèche qu’il fit entrer Rocambole, Agénor et Milon.

La nuit était noire, quelques gouttes de pluie tombaientencore. Les voyageurs nocturnes qui s’engageaient ainsidans le champ des morts marchaient sur un sol glissant etdétrempé, guidés par les pierres blanches se détachantsur l’horizon, funèbres étoiles de ce ciel de la mort. Parfois,et bien qu’ils fussent guidés par Rigolo, Rocambole etAgénor se heurtaient au grillage d’une tombe ou à unecroix noire dressée sur une fosse encore veuve de pierre

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ou de gazon. Agénor marchait comme un homme que lamort a déjà pris par la main. De grosses larmessilencieuses coulaient sur ses membres.

– Oh ! disait-il, s’arrêtant parfois, tant il était faible, monDieu ! donnez-moi la force d’arriver jusqu’à sa tombe, de lavoir une dernière fois… Je suis dans le champ du repos…c’est ici que je veux rester…

– Venez, répéta Rocambole.Les quatre hommes avançaient toujours, et ils venaient

de passer sous une voûte qui sépare l’ancien cimetière dunouveau. En ce moment, un long aboiement se fit entendre,et un énorme chien, dont les yeux flamboyaient comme destisons, arriva en bondissant sur les visiteurs furtifs. MaisRigolo se borna à siffler, accompagnant son coup de siffletde ces mots : « Paix, Phanor ! » Le chien se tut. Ilappartenait au gardien du cimetière ; et de même que lechien d’officier caresse tous les soldats du régiment, celui-là connaissait tous les croque-morts et les flattait de sescris et du balancement de sa queue.

– Paix ! répéta Rigolo.Le chien étouffa ses grognements d’amitié, comme tout

à l’heure ses hurlements de gardien fidèle, et il se contentade lécher les mains de Rigolo. À mesure qu’on avançait,Agénor sentait une sorte d’énergie fiévreuse succéder à saprostration, et en même temps sa tête s’égarait quelquepeu.

– Vous me prêterez vos pistolets, n’est-ce pas ? disait-il

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à Rocambole, je me tuerai ici… je suis tout porté aucimetière…

– Vous devenez fou, lui dit Rocambole ; c’est la douleurqui vous égare…

– Je ne dis pas, fit-il avec un accent hébété.Rocambole poursuivit :– Pour vous et pour elle, il vaut mieux qu’elle soit morte.Agénor s’arrêta brusquement, cherchant à travers les

ténèbres à voir les traits de Rocambole et paraissant luidemander l’explication de ces paroles. Rocambolecontinua :

– Sans doute, il vaut mieux pour elle qu’elle soit morte,car le crime de votre père et de votre oncle l’auraitpoursuivie sans cesse.

– Mon père !… balbutia Agénor. Ah ! c’est juste,poursuivit-il d’un accent qui touchait à la folie, c’est monpère qui a été son bourreau.

– Non, dit Rocambole, votre père est un homme faible,qui n’a jamais été criminel que parce qu’il a été entraînépar votre oncle.

– Mon oncle ? Ah ! vous avez raison, dit Agénor, c’estun misérable !

– Or, poursuivit Rocambole, si Antoinette avait vécu,Milon et moi, nous aurions voulu non seulement ladéfendre, mais lui rendre sa fortune… mais frapper sespersécuteurs…

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persécuteurs…– Je la vengerai ! dit Agénor avec un cri de rage.– Sur votre père ? Agénor recula.– Non, dit-il, puisque vous convenez vous-même que

mon père est un homme faible et plus malheureux quecoupable.

– Sur votre oncle, alors !…– Oui, dit Agénor, il n’y a aucune loi morale qui défende

à un neveu de se battre avec son oncle, et je tuerai mononcle, à l’épée… au pistolet… je ne sais pas !… mais je letuerai !…

– Vous dites cela, reprit Rocambole, qui marchaittoujours et sur le bras duquel Agénor avait cessé des’appuyer, car il avait, en prononçant le mot de vengeance,retrouvé toute sa vigueur – vous dites cela parce queAntoinette est morte ; mais si elle vivait, s’il vous fallait allerdire à votre père : La femme que j’aime et que je voulaisépouser, vous l’avez persécutée, dépouillée…

– Taisez-vous ! murmura Agénor, qui se reprit àtrembler. Peu après, Rigolo s’arrêta et dit :

– C’est ici.On était arrivé au bord d’une immense fosse, de

plusieurs mètres de profondeur, et qui ressemblait à unabîme. Jusque-là, le croque-mort et ceux qui le suivaientavaient marché dans l’obscurité. Mais alors, Rigolo tira desa poche un briquet et une mèche soufrée. La mècheallumée répandit autour d’eux une lueur bleuâtre et presque

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livide, mais qui permit à Rocambole et à Agénor de voirune échelle qui descendait dans la fosse commune.

– Suivez-moi ! dit Rigolo.Et il s’engagea le premier sur l’échelle. Agénor avait été

si bien repris par son tremblement nerveux et cette extrêmefaiblesse qui s’était emparée de lui une heure auparavant,que Rocambole dit à Milon :

– Porte-le !Milon, les cheveux hérissés, murmurait d’une voix

brisée :– Mais c’est donc bien vrai qu’elle est morte !…Rocambole le regarda sévèrement :– Mais porte donc monsieur, dit-il.Le colosse prit dans ses bras Agénor et le souleva

comme il eût fait d’un enfant. Puis il s’engagea surl’échelle, dont Rocambole descendait les derniers degrés.En bas de l’échelle, il y avait une excavation protégée parune voûte en maçonnerie.

– Par ici, dit Rigolo, qui élevait sa mèche au-dessus desa tête pour éclairer ses compagnons.

Rocambole le suivait. Agénor, que Milon portaittoujours, se trouva alors dans une espèce de corridorsouterrain dans lequel il y avait, à droite et à gauche, descercueils superposés. Ce souterrain était un de cescaveaux provisoires où l’on dépose les morts qu’attend unesépulture particulière. Milon tremblait aussi fort qu’Agénor,

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sépulture particulière. Milon tremblait aussi fort qu’Agénor,dont les dents claquaient sous le poids d’une terreurvertigineuse. Enfin, Rigolo s’arrêta devant une bière ensimple bois blanc.

– C’est là !… dit-il.Agénor s’échappa des bras de Milon, se précipita sur

le cercueil, qu’il couvrit de son corps, et s’écria d’une voixbrisée par les sanglots :

– Antoinette !… chère Antoinette !… toi qui étais déjàma femme devant Dieu…

Et il versait de grosses larmes, se tordait les mains, et,tout à coup, relevant la tête :

– Oh ! tuez-moi, monsieur ! tuez-moi, par pitié ! disait-ilà Rocambole. Mais Rocambole fit un signe à Milon, pluspâle qu’un fantôme et sur le visage décomposé duquel laflamme de la mèche soufrée jetait ses tons livides. Et Milonarracha Agénor de dessus le cercueil. Alors, sur unnouveau signe du maître, Rigolo se baissa, dévissa lecouvercle de la bière, qui ne tenait que légèrement, etAgénor, que Milon maintenait avec peine, jeta un nouveauet suprême cri… C’était bien le cercueil d’Antoinette. Lajeune fille était étendue les mains croisées sur sa poitrine,encore revêtue de l’affreux costume de Saint-Lazare.

– Mais elle a l’air de dormir ! s’écria Agénor en seprécipitant de nouveau sur le cercueil, et cette fois enapprochant ses lèvres du front glacé de la morte.

Puis on l’entendit répéter avec des sanglots :

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– Antoinette… ma bien-aimée… Non, il n’est paspossible que Dieu t’ait rappelée à lui… Antoinette, mavie… mon amour… ne m’entends-tu pas ?… et ne vas-tupas sortir de ce sommeil léthargique qui t’étreint ?…

Et il la couvrait de baisers pieux, puis se relevait etregardait les trois témoins de son désespoir, mornes etsilencieux tous trois, et puis encore il s’agenouillait denouveau et promenait ses lèvres fiévreuses sur ce front quiavait la froideur du marbre, répétant :

– Antoinette !… Antoinette !… Non, il est impossibleque Dieu l’ait permis… Non, Antoinette, tu n’es pas morte !…

Mais alors, Rocambole le prit par le bras et le força dese relever ; puis, appuyant sur lui ce regard devant lequeltout tremblait et se courbait frissonnant, ce regard calme etterrible à la fois qui justifiait si bien ce nom de maître,qu’on lui donnait :

– Et si elle n’était pas morte, en effet ? dit-il.

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XLIXAgénor jeta un cri. Puis il demeura comme pétrifié, sans

voix, sans haleine, regardant Rocambole d’un œil stupide.Milon, lui aussi, avait poussé un cri, mais c’était un cri desoulagement. Car le colosse, même en voyant la jeune filleétendue dans son cercueil, n’avait pu croire tout à fait quele maître, celui qui pouvait tout, l’eût laissée mourir.

– Oui, répéta Rocambole, si elle n’était pas morte, queferiez-vous ?

– Oh ! ma raison s’égare !… balbutia Agénor, qui s’étaitrepris à trembler.

– Si ce sommeil, qui a les apparences de la mort,poursuivit Rocambole, n’était, en effet, qu’un sommeilléthargique, je vous le demande, que feriez-vous ?

– Oh ! répondit Agénor, d’une voix égarée, vous me ledemandez !… Si Antoinette n’était pas morte… mais elleserait ma femme !…

– Et sa fortune ?– Il faudrait bien qu’on la lui rendît !… s’écria-t-il.– Et sa mère assassinée… la vengeriez-vous ?…

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Il jeta un cri encore, et un nom passa sur ses lèvrescomme s’il les eût brûlées.

– Mon père !…– Antoinette pardonnerait peut-être à votre père…Ces mots produisirent sur Agénor une sensation

électrique qui lui parcourut tout le corps :– Oh ! dit-il, je tuerai mon oncle.– Non, dit Rocambole, ce n’est pas vous qui le

frapperez…– Et qui donc ? demanda le jeune homme tout

frémissant.– Moi, dit Rocambole, avec son calme terrible.– Mais Antoinette est morte !… dit Agénor, qui

s’agenouilla de nouveau devant le cercueil et éclata ensanglots.

– Oui, répondit Rocambole, la fille A…, comme disentles journaux, la prisonnière de Saint-Lazare, qui avait pourmère la Marlotte, est morte, et les livres mortuaires de laprison en font foi ; mais Antoinette Miller, votre cousine,votre femme…

Il s’arrêta. Agénor joignit les mains.– Achevez… achevez !… supplia-t-il.– Celle-là, dit Rocambole, elle peut sortir de son

cercueil, elle peut rouvrir les yeux, elle peut vivre et placersa main dans la vôtre, si je le veux…

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Milon avait au front la sueur de l’angoisse, et on eûtentendu les battements du cœur de Rigolo.

– Si vous le voulez ? s’écria Agénor.– Si je le veux ! dit Rocambole.– Oh ! je le savais bien ! exclama Milon, que le maître

se jouait de la mort et qu’elle lui obéirait !– Et pourquoi ne le voudriez-vous pas ? demanda

Agénor frémissant.– Je ne le voudrai pas si vous me résistez…– Moi ?– Si vous ne me jurez pas, sur l’honneur, ici même,

devant ce corps inanimé, de m’obéir aveuglément, quoique je veuille et quoi que je fasse…

– Je vous obéirai… je serai votre esclave… je vous lejure !… répondit Agénor d’une voix haletante… maisrendez-moi Antoinette…

Et il n’osait plus se pencher sur le cercueil.– Oh ! pas ici, dit Rocambole… On ne réveille pas les

vivants au milieu des morts !Alors, il se pencha à son tour sur la bière, prit la morte

dans ses bras et la souleva.Puis il la tendit silencieusement à Milon. Milon eut alors

ce rugissement joyeux de la lionne emportant son lionceaupour le soustraire à tout danger… Et il la pressa sur soncœur, riant et pleurant, puis il s’élança hors du caveau et

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prit la fuite. Mais Rocambole et Rigolo le suivaient,soutenant toujours Agénor. Quand ils furent hors du caveauprovisoire, Rigolo éteignit sa torche, et le voyage à traversl’obscurité et la boue gluante du cimetière recommença.

– Ô l’enfant de ma maîtresse bien-aimée ! disait le bon

Milon en courant et serrant sur sa poitrine le corps de sachère Antoinette : ô toi, que j’aime comme ma fille… tu vasdonc rouvrir les yeux ?… tu vas donc revenir à la vie ?…car le maître l’a dit… et le maître ne ment jamais !…

Et Milon courait, emportant son fardeau comme unavare son trésor, et il arriva à la brèche du cimetière bienavant Rocambole et les autres. La porte de la maison étaitrestée ouverte, et un filet de lumière, qui partait dulogement de Rigolo et de Marceline, guidait maintenantMilon. Il entra comme une bombe, comme le tonnerre, riantet pleurant de plus belle. Et il déposa sur le lit de Marcelinela jeune fille, toujours immobile et froide, aux yeux deVanda et de Marton.

– Vous voyez bien qu’elle est morte, dit alors la belleMarton, qui pleurait toujours.

– Non, répondit Vanda ; et comme elle est déjà sortiede sa tombe, elle va sortir de ce sommeil de mort quil’oppresse.

Rocambole entra, suivi d’Agénor et de Rigolo.Le maître s’approcha du lit, contempla silencieusement

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une minute la pauvre fille qui, en effet, paraissait dormir, ettressaillit profondément :

– Qu’elle est belle ! dit-il.C’était la première fois que Rocambole voyait

Antoinette, et cependant, on savait quels efforts il avait faitpour la sauver. Agénor s’était agenouillé devant le lit, et iltenait dans ses mains la main glacée d’Antoinette.

– Écoutez-moi, dit alors Rocambole. Il m’eût étépossible de faire sortir Antoinette vivante de Saint-Lazare,mais je ne l’ai pas voulu ; il ne faut pas que celle qui doitêtre un jour votre femme puisse être jamais soupçonnéed’avoir été en contact avec des femmes perdues ; il ne fautpas non plus que ce misérable que vous reniez désormaispour votre oncle, cet infâme vicomte Karle, à qui sansdéshonorer le nom qu’il porte, car ce nom c’est le vôtre, jeréserve un châtiment terrible, sorte un moment de lasécurité où l’a plongé le décès de la femme enfermée àSaint-Lazare. Comprenez-vous ?

– Oui, dit Agénor, mais elle est toujours là !… froide,inanimée… morte, peut-être.

– Je vais lui rendre la vie, dit Rocambole.Alors, un silence se fit, pendant lequel on eût entendu

les pulsations de tous les cœurs.La belle Marton avait cessé de pleurer, et ses yeux,

maintenant, rayonnaient d’espoir. Rocambole regardaencore Agénor.

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– Écoutez-moi bien, dit-il, je ne suis ni médecin, nisavant, ni charlatan, ni sorcier. L’état où se trouve cettejeune fille est un état de catalepsie complète. J’ai euautrefois des relations avec un médecin nègre qui avait faitune étude approfondie des poisons, et je tiens de lui unesubstance qui amène cette catalepsie dont je vous parle etdont vous voyez un exemple. Cette substance se nomme lecurare. C’est le poison dans lequel les Indiens trempentleurs flèches. Ses effets sont foudroyants ; il fait passerl’homme le plus robuste à un état de paralysie quiressemble tellement à la mort, que nul ne peut affirmer quela personne foudroyée ne soit pas véritablementtrépassée.

– Après ? après ? fit Agénor avec angoisse.– Antoinette, poursuivit Rocambole avec calme, a pris

une pilule de curare, de la grosseur d’une tête d’épingle, etsoudain le cœur a cessé de battre, le sang de circuler etson corps est devenu froid comme il l’est encore…

– Maître, maître, murmura Milon, rendez-lui donc bienvite la vie, car, ne le voyez-vous pas ? M. Agénor et moinous nous sentons mourir…

– Attends encore…Et Rocambole continua :– Il faut un temps assez long pour que le curare qui, en

dix secondes, a amené la mort apparente, produise la mortréelle ; et, dans l’intervalle, il suffit de l’emploi d’un autrepoison pour le paralyser complètement.

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En même temps, Rocambole tira de sa poche un petitflacon d’un demi-pouce de longueur, soigneusement fermé,et avec le flacon une lancette. Le flacon contenait une petiteliqueur blanchâtre. Puis il dit encore :

– Je vais tremper ma lancette dans ce flacon, puis jepiquerai le bras de cette jeune fille et, sur-le-champ, cecorps inanimé tressaillira, le cœur battra, le sang reprendrason éternel voyage du cœur aux extrémités et desextrémités au cœur. Puis, avant une heure, Antoinetteouvrira les yeux…

– Faites vite, maître !… s’écria Milon avec anxiété.Et comme le lit ne touchait point au mur, Vanda et la

belle Marton, qui suspendait son haleine, passèrent dans laruelle pour mieux voir le miracle de la résurrection.Rocambole se pencha sur la jeune fille, retroussa la largemanche de la robe prisonnière et mit à nu un bras blanccomme l’albâtre avec de belles veines bleues. Puis,débouchant lestement le flacon, il y trempa sa lancette, etapprocha le petit instrument de l’une de ces belles veinesoù le sang paraissait figé. En ce moment, Milon, lecolosse, fut pris d’une telle faiblesse qu’à son tour il futobligé de s’appuyer sur Agénor. Agénor vivait un siècle enune seconde. L’acier mordit la chair, la lancette piqua laveine. Puis Rocambole recula et attendit.

Mais la morte ne bougea pas, et Rocambole, au boutd’une minute qui fut une éternité, pâlit tout à coup et devintlivide. Rocambole eut ce terrible frémissement de narines

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qui d’ordinaire trahissait ses plus violentes émotions.– Ah ! elle est morte ! s’écria Agénor avec une

explosion de douleur.– Mon Dieu ! murmura Rocambole frémissant, aurais-je

trop attendu ?Et il recula encore, ses cheveux hérissés, son œil

désespéré fixé sur Antoinette endormie du sommeilsuprême…

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LL’éternité passa dans les trois minutes qui suivirent.Rigolo soutenait Agénor dans ses bras. Milon s’était

laissé tomber à genoux ; un flot de larmes un momentcontenues jaillissait maintenant des deux yeux de Marton,qui répétait d’une voix déchirante :

– Morte ! morte !…Vanda regardait le maître et, pour la première fois, elle

doutait de lui. Rocambole avait un frémissement par tout lecorps, et ses narines dilatées aspiraient l’air bruyamment.

– Morte ! bien morte ! répétait Milon, le visage baignéde grosses larmes, qui coulaient lentement et une à une.

– Ah ! ma bien-aimée !… s’écria Agénor, qui, pris d’unaccès de douleur folle, se dégagea des mains de Rigolo etvoulut se précipiter sur le corps d’Antoinette.

Mais Rocambole le repoussa. Puis, trempant denouveau sa lancette dans le flacon, il retroussa la manchedu bras droit, comme il avait mis à nu le bras gauche, et ilpiqua une autre veine. Il y eut encore un moment d’espoir…

Milon se dressa lentement ; Agénor joignit les mains ;Marton suspendit ses cris et ses larmes… Quant à Vanda,

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elle regarda le maître. C’était sur son visage désormaisqu’il fallait chercher si Antoinette était bien réellementmorte.

Une minute s’écoula encore… Antoinette conservait laraideur et l’impassibilité de la mort. Rocambole se tournavers Agénor, prit les pistolets qu’il avait à sa ceinture et leslui tendit :

– Monsieur, dit-il, je vous demande deux minutesencore. Si dans deux minutes il ne s’est produit aucuntressaillement dans le corps de votre fiancée, c’est qu’ellesera véritablement morte. Alors, monsieur, je vous ledemande en grâce, avant de vous tuer vous-même, tuez-moi !…

Agénor prit les pistolets et ne répondit pas, et Milon,l’esclave fanatique du maître, Milon ne les lui arracha point.Rocambole tira sa montre – un chronomètre qui marquaitles secondes. Puis il découvrit la poitrine de la morte, et,l’œil fixé sur cette aiguille, qui en ce moment mesurait sadestinée, il posa la main sur le cœur. L’aiguille marchait, etl’on entendait le tic-tac du chronomètre, tant les personnesqui se trouvaient là faisaient silence.

Vanda regardait toujours le maître ; le maître, agité d’unfrémissement convulsif ; le maître, dont la vie tout entièresemblait s’être réfugiée dans le regard. Et l’aiguillemarchait toujours, et Antoinette conservait l’immobilité dela mort. Mais comme la cent vingtième seconde allaitsuivre les autres, Rocambole retira brusquement sa main

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et il appuya sa tête sur la poitrine de la jeune fille, l’oreillereposant sur le cœur. Puis, soudain, cette tête se releva etle visage livide subit une transformation complète :

– … Elle vit ! dit-il.Et son œil brilla d’une telle joie qu’un cri de délivrance

se dégagea de toutes ces poitrines oppressées.– Elle vit, répéta Rocambole avec l’accent de la

conviction : j’entends les battements de son cœur.Ce fut alors une scène impossible à rendre. Rocambole

attira Agénor et lui fit placer son oreille sur la poitrined’Antoinette. Et Agénor s’écria :

– … Et moi aussi, j’entends battre le cœur ! Puis ce futle tour de Vanda, puis celui de Milon… Et la belle Martonse mit à genoux et murmura :

– Mon Dieu ! nous avons pourtant douté de votre bonté.Le cœur d’Antoinette battait distinctement, en même

temps qu’une sorte de chaleur montait des profondeurs ducorps à la surface et remplaçait ce froid glacial qui avaitfait croire à la mort.

– Ô ma bien-aimée ! s’écria Agénor, qui, se précipitantde nouveau sur Antoinette endormie, voulut la prendre dansses bras.

Mais Rocambole l’arrêta encore.– Arrière tous ! dit-il.Et comme on s’éloignait du lit, repris par l’angoisse, il

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rassura tout le monde d’un mot :– Elle vit, dit-il, et je réponds d’elle… Mais ne croyez

pas que la catalepsie cesse tout de suite. Le curare avaitagi si promptement sur cette organisation délicate, qu’uneheure de plus, il était trop tard, et les effets du contrepoisonseront longs à se produire.

– Mais quand rouvrira-t-elle les yeux ? demanda Agénord’une voix étranglée.

– Dans une heure.Les lèvres d’Antoinette s’entrouvrirent légèrement alors.

Rocambole se pencha et recueillit un souffle si faible qu’oneût dit un dernier soupir.

– De la chaleur ! de la chaleur ! dit-il.Et il jeta sur elle sa pelisse doublée de fourrure, qu’il

avait un instant déposée sur une chaise. La jeune fille futconfiée aux soins des trois femmes et Rocambole fit unsigne à ses compagnons, qui le suivirent dans la rue.

– On va la déshabiller, dit-il. La chaleur du lit lui estnécessaire.

Comme ils se groupaient sur le seuil extérieur de laporte, Rocambole murmura :

– Il a été un moment où j’ai cru que j’allais mourir !– Maître, maître, murmura Milon, qui pleurait à chaudes

larmes, vous êtes grand comme le monde.– Mais qui êtes-vous donc, vous qui jouez avec le

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tombeau ? s’écria Agénor en lui prenant les mains.– Un homme qui se repent du mal qu’il a fait autrefois,

répondit Simplement Rocambole.Des pas, en cet instant, se firent entendre à l’extrémité

de la rue, et une forme humaine se détacha en silhouettenoire sur la nuit pluvieuse.

Cet homme marchait à pas précipités et quand il fut toutprès de la maison, voyant un homme à la porte, il s’arrêta.

– Timoléon ? fit Rocambole.L’homme se remit en marche et accourut.– Timoléon ! exclama Agénor, l’instrument de mon

misérable oncle !…– Un instrument que j’ai brisé, répondit Rocambole.– Maître, reprit Timoléon d’une voix anxieuse, j’ai tenu

mes promesses ; allez-vous tenir les vôtres ?– Oui, répondit Rocambole.– Ma fille ! où est ma fille ?… demanda Timoléon avec

angoisse.– Trouve-toi à six heures du matin au chemin de fer du

Nord. Tu rencontreras dans la gare Jean le Boucher.– Et il me dira où elle est ?– Il l’aura à son bras et te remettra ton billet pour

Londres. Car tu pars…– Vous me chassez de Paris ?

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– Non, dit Rocambole, mais je te donne le conseil defiler… La police te cherche.

– La police !… elle me cherche, moi !…– Et si tu restes, tu seras arrêté avant demain soir.– Mais de quoi m’accuse-t-on ? balbutia Timoléon.– D’un vol de cent mille francs commis chez M. le

vicomte Karle de Morlux, vol que tu as vainement essayéd’imputer aux anciens Valets de cœur !

Là, Rocambole qui venait de subir des tortures sansnom, Rocambole dont le cœur battait encore à rompre sapoitrine, eut un accès d’hilarité subite :

– Nous étions plus forts que cela, mon bon, lui dit-il ;mais crois-moi, ne perds pas de temps, car la police a unepreuve irrécusable de ta culpabilité.

– Une preuve ?– Oui, dit Rocambole, le portefeuille volé chez

M. de Morlux et qu’on a retrouvé chez toi… Il fallait bien quetu fusses puni…

Timoléon jeta un cri de rage et prit la fuite. En cemoment, la belle Marton s’élança au-dehors et s’écria :

– Venez… venez vite !… elle revient…Agénor entra le premier et se précipita vers le lit.

Antoinette s’agitait convulsivement et remuait les bras etles lèvres. Sur un signe de Rocambole, Vanda la mit surson séant. Et de nouveau le lit fut entouré avec une

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fiévreuse anxiété.Tout à coup les lèvres d’Antoinette laissèrent passer

quelques sons confus et inarticulés ; puis les sons furentplus distincts et devinrent des paroles.

– Suis-je donc dans le paradis ? murmura-t-elle.– Ah ! s’écria Milon, c’est la voix de sa mère !Agénor s’était agenouillé au pied du lit et couvrait de

baisers une des mains d’Antoinette.– Où suis-je ? répéta-t-elle.Mais ses yeux étaient fermés encore, et vainement elle

passait dessus la main qu’Agénor laissait libre. Elle ditencore :

– Oui, je suis bien morte, je crois… mais, comme j’étaisinnocente, il est impossible que je ne sois pas dans leparadis.

– Antoinette !… chère Antoinette… murmura Agénor.Soudain, les paupières de la jeune fille s’ouvrirent, et

elle attacha sur Agénor son œil clair et limpide.– Vous ! murmura-t-elle avec extase.– Le paradis est descendu sur la terre, dit Agénor.– Le paradis, c’est l’amour… murmura Rocambole.Et l’on vit alors s’éloigner d’Antoinette la ressuscitée,

qui ne voyait et n’entendait que son cher Agénor, et seréfugier dans le coin le plus obscur de la chambre, pâles etsombres comme les anges déchus précipités du ciel !

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dans l’abîme : La belle Marton. Rocambole le forçat. Cesdeux maudits à qui Dieu fermait le temple de l’amour avecune porte d’airain.

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L’AUBERGE MAUDITE

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IIl y avait trois jours que M. le baron Philippe de Morlux

n’avait pas vu son frère Karle. Il y en avait cinq qu’il n’avaiteu de nouvelles de son fils Agénor. Le baron était en proieà une vive inquiétude. Cependant, comme toutes lesnatures faibles qui redoutent le danger et n’osent aller à sarencontre, il hésitait à envoyer chez le vicomte. Il hésitaitplus encore à répondre à sa belle-mère qui n’avait pas vuAgénor, bien que celui-ci fût parti pour Rennes.

Enfin, le matin du quatrième jour, comme M. de Morlux,qui ne pouvait encore quitter son lit, demandait sesjournaux, le valet de chambre les lui apporta en disant :

– Si Monsieur le baron veut lire le journal du soir, il ytrouvera une chose intéressante, et dont tout le mondeparle depuis hier soir dans Paris.

– Qu’est-ce que c’est ? demanda le baron avecindifférence.

– C’est une révolte à Saint-Lazare, Monsieur.M. de Morlux tressaillit à ce nom, puis il congédia le

valet et, quand ce dernier fut parti, il s’empara du journal etle parcourut avidement. Son frère Karle l’avait trop bien

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tenu au courant, pour qu’il ne reconnût pas aussitôt dans lafille A…, cette malheureuse enfant de sa race, arrêtée avecdes voleuses et jetée en prison. Et le journal disait que lafille A… était morte ! Morte, Antoinette ! c’est-à-dire morteassassinée… et assassinée par les empoisonneurs de samère. M. de Morlux avait été toute sa vie, par faiblesse etpar égoïsme, l’instrument de cet homme implacable qu’onappelait le vicomte Karle. Toute sa vie il avait subi lavolonté et le joug de fer de son frère. Quelquefois,cependant, il avait essayé de se révolter ; quelquefois unsentiment honnête était descendu dans son cœur torturé.Mais un éclat de rire de Karle avait étouffé ce sentiment.

En cet instant, cependant, une figure que vainement,depuis quelques jours, il essayait d’oublier, et qui étaitprésente à sa pensée sans cesse et jusque dans sesrêves, une figure désespérée, bouleversée par un longremords, sembla se dresser devant lui et lui crier encore :

– Repentez-vous ! repentez-vous !Cette figure, c’était celle du docteur Vincent, l’instrument

de son premier crime. Et M. de Morlux songea à cettepauvre enfant que son fils aimait, et dont il lui avait dit lajeunesse laborieuse et pauvre, la beauté, la vertu… Et il lavit couchée pâle et froide dans sa bière, victime dessanglantes appréhensions de son frère Karle. Et soudainencore, le baron, songeant à son fils, se dit avec effroi :

– Agénor est capable d’en mourir !…Mais comme il s’abandonnait à ces vagues terreurs que

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donne le remords, la porte s’ouvrit et livra passage auvicomte Karle. L’aîné des Morlux était calme, souriant, etsa démarche était celle d’un jeune homme.

– Bonjour ; comment vas-tu ? dit-il d’un ton dégagé.Puis, le voyant pâle et défait :

– Mais, qu’as-tu donc ? fit-il.Le baron lui tendit le journal et son doigt lui montra

l’entrefilet qui portait pour titre : Un drame à Saint-Lazare.– Ma parole d’honneur ! dit le vicomte, souriant de plus

belle, il n’y a jamais moyen de donner la primeur d’unenouvelle. De quoi diable se mêlent les journaux ?

– Tu le savais donc déjà ?M. Karle de Morlux regarda son frère d’un air qui

semblait dire :– Mais ce garçon-là est idiot !Puis il se plongea dans un fauteuil, auprès du lit du

baron, tira son étui à cigares et se mit à fumertranquillement.

– Tu es calme, toi, fit le baron.– Je ne l’étais pas hier, répondit Karle.– Ah !– J’ai même passé une journée que j’appellerai

volontiers terrible.– Tu savais donc ce qui était arrivé ?

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– C’est-à-dire que je l’attendais… mais lescombinaisons les plus savantes avortent quelquefois, et iln’est instrument si bien trempé qui ne puisse vous casserdans la main.

– Je ne comprends pas, balbutia le baron.– Tu sais pourtant que j’employais un certain Timoléon.– Oui.– Il a failli nous trahir.– Pour de l’argent ?– Non, par peur. Figure-toi que cet imbécile s’est

imaginé que nous avions des adversaires sérieux, desgens qui avaient juré de sauver Antoinette, un certainRocambole, forçat évadé… As-tu jamais entendu parle duclub des Valets de cœur, toi ?

– Jamais ! dit le baron.– L’imagination de ce bonhomme est allée grand train. Il

voyait Rocambole partout ; il est vrai qu’il y a un point dedépart à tout cela.

– Ah !– N’es-tu pas soigné par un mulâtre que j’ai vu ici ?– Oui.– Eh bien ! avant-hier soir, ce mulâtre a passé pour

Rocambole.Et M. Karle de Morlux raconta complaisamment à son

frère, avec beaucoup de tranquillité de cœur, les

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événements de l’avant-veille et la tentative d’arrestation quiavait eu lieu au Chemin-des-Dames. Le baron écoutait sonfrère avec un redoublement d’inquiétude.

– Et qui te dit, fit-il enfin, que tout cela n’est point vrai ?– La logique des faits.– Explique-toi…– Ou Rocambole existe, ou il n’existe pas. Et tu vas voir

la conclusion que je tire de cette vérité, à la façon deM. de la Palisse.

– Voyons ? fit le baron, que le calme de son frère Karlerassurait peu à peu.

Karle continua :– Si Rocambole existe, il est moins fort que le disait

Timoléon ; ou bien il ne s’est jamais mêlé de nos affaires.Que voulions-nous ? faire disparaître Antoinette, n’est-cepas ?

– Oui.– Eh bien ! elle est morte… le but est atteint et

Rocambole est battu.– Mais es-tu bien sûr qu’elle soit morte ?Karle de Morlux se mit à rire.– Tu crois donc, dit-il, que l’administration d’une prison

s’amuse à publier des nouvelles fausses ?– C’est juste. Et qui donc l’a empoisonnée ?

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– C’est Timoléon qui s’en est chargé, moyennantcinquante mille francs que tu lui compteras, à lui ou à celuiqui viendra de sa part, car moi je quitte Paris dans uneheure.

– Tu pars ? exclama le baron. Et où vas-tu ?– En Russie.M. de Morlux s’aperçut alors que son frère était en

costume de voyage.– J’ai ma voiture en bas, dit le vicomte, et je vais

prendre le train de Cologne qui part à midi précis.– Mais que vas-tu donc faire en Russie ?En vérité ! mon cher, répondit Karle avec flegme, tu n’as

pas une once de mémoire. Antoinette a une sœur.– Ah ! c’est vrai…– Qui est institutrice en Russie.– Agénor me l’a dit.– À propos d’Agénor, dit le vicomte, je vais te donner

de ses nouvelles.– Tu sais où il est ?– Parbleu ! il est à Angers, dans un hôtel, au lit, d’un

coup d’épée que lui a donné un officier. Oh ! ajouta levicomte en voyant pâlir son frère, rassure-toi, il n’en mourrapas. Mais il nous laissera tranquilles au moins troissemaines, et il oubliera sa chère Antoinette.

– Mais mon frère, murmura le baron de Morlux, n’est-ce

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pas assez d’un nouveau crime !… et n’as-tu donc jamaisredouté le châtiment ?

– Le châtiment est pour les imbéciles qui se laissentprendre, dit le vicomte.

– Frère… frère… j’ai peur…– Peur de quoi ?– De Dieu ! fit le baron en levant la main.Karle haussa les épaules et répondit :– Et moi, j’ai peur de la guillotine, entends-tu ? Et je

prends mes précautions.– Mais est-ce cette malheureuse enfant morte

empoisonnée qui t’eût envoyé à l’échafaud ?– Peut-être… ne savait-elle pas déjà le nom de sa

mère ? est-ce qu’une révélation n’en amène pas uneautre ?

M. le baron de Morlux courba la tête. Karle poursuivit :– Celle qui est en Russie ne sait rien encore…– Ah !Du moins, c’est ce que paraît indiquer une lettre que j’ai

fait voler chez Antoinette.– Et la vieille institutrice ; où est-elle ?– Toujours à Auteuil. Elle est un peu folle… elle mourra

au premier jour.– Mais puisque l’autre ne sait rien, dit encore le baron.

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– Elle saura peut-être un jour.– Qui sait ? elle ne reviendra sans doute jamais en

France.– C’est ce qui te trompe.– Ah !– Je te dirai même qu’elle est en route.– Alors pourquoi pars-tu ?– Je vais à sa rencontre, dit Karle de Morlux, avec un

sinistre sourire.– Ah ! dit le baron, nous entasserons donc crimes sur

crimes pour conserver cette fortune que nous avonsvolée ?

– Tu es un niais ! dit le vicomte.Et il se leva en ajoutant :– D’ailleurs, de quoi te mêles-tu ? ne me suis-je pas

chargé tout seul de toute la besogne ?Et il fit ses adieux à son frère. Une heure après, M. Karle de Morlux montait en wagon,

et murmurait :– À Madeleine, maintenant !

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IIMaintenant rétrogradons d’une quinzaine de jours, et

franchissons un espace considérable. Quittons la Francepour la Russie – Paris pour Moscou.

La plaine est neigeuse ; les traîneaux sillonnent lesvastes champs de l’Empire russe ; la bise est glacée. Unetéléga de poste, attelée de trois chevaux garnis declochettes, glisse et bondit sur le sol couvert de neige, etse dirige vers Moscou, passant au travers des forêts desapins à demi ensevelis, changeant de chevaux à chaquerelais solitaire et continuant sa course avec une rapiditévertigineuse. Le ciel est sombre, couvert de lourds nuagesgris aux flancs chargés de neige. De la neige au ciel, de laneige sur la terre, sur les toits des maisons, sur la coupoledorée des églises, partout !

Dans sa téléga, un homme enveloppé de fourrures fumesilencieusement, tandis que son moujik excite son attelagede la voix et du fouet. Un homme qui touche à lasoixantaine, dont les cheveux sont blancs, tandis que samoustache et ses épais sourcils sont encore noirs, paraîtvivement préoccupé. C’est le comte Potenieff, boyard de laRussie méridionale. Le comte était encore dans ses terres,

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bien que depuis plus d’un mois la comtesse sa femme,Mlle Olga, sa fille, accompagnées de Mlle Madeleine, jeuneFrançaise, eussent regagné Moscou, où d’ordinaire, lafamille Potenieff passe l’hiver, lorsqu’il reçut la lettresuivante :

« Mon ami,« Notre fils Yvan sort de chez moi ; il avait une

prolongation de congé, et, tandis que vous le supposiezrentré à Saint-Pétersbourg, il était encore à Moscou. Nousavons eu tort de ne pas surveiller cette tête folle plusattentivement. Yvan vient de me déclarer qu’il aimaitMadeleine et voulait l’épouser.

« C’est un coup de foudre… Je ne sais que faire…Venez. »

Cette courte missive a bouleversé le comte dePotenieff. Le comte est ambitieux ; de plus, il n’est plus trèsriche. Il comptait marier son fils à une riche héritière deSaint-Pétersbourg, la comtesse Vasilika. Cet amourinsensé d’Yvan ruine ses espérances.

Et c’est pour cela que le comte accourt à Moscou,semant de l’or pour aller plus vite, et ne s’arrêtant de loin enloin que pour prendre quelque nourriture. La téléga courtdepuis huit jours sans s’arrêter.

Enfin, vers le soir, comme un pâle rayon du soleil d’hiverglisse entre deux nuages, les coupoles orientales duKremlin apparaissent dans la brume du couchant. MaisMoscou est loin encore et les chevaux sont épuisés.

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Heureusement, un dernier relais de poste s’offre à la vuedu voyageur. C’est une baraque isolée au milieu de laplaine neigeuse, du toit de laquelle s’échappe un mincefilet de fumée. Le moujik s’est mis à siffler d’une façonparticulière, puis il a fait claquer son fouet, puis encore il afait entendre un cri guttural qui est un véritable signal. Et àtous ces bruits, on s’est ému dans le relais de poste, laporte s’est ouverte vivement, et le maître est sorti pourrecevoir le voyageur.

– Des chevaux ! des chevaux ! demande le comte.Le maître de poste s’incline, donne des ordres, et

moins d’un quart d’heure après, un moujik sort de l’écurieavec des chevaux tout harnachés.

– Je paie bien, dit le comte, mais je veux aller vite. Lemoujik s’incline et dit en français :

– J’irai aussi vite que Votre Excellence le voudra.Mais à cette réponse très simple, le comte tressaille et

regarde le moujik. C’est un jeune homme de petite taille, auvisage allongé, aux yeux enfoncés sous l’orbite ; à laphysionomie cauteleuse et fausse dans son jeu et dansson ensemble.

– Qui es-tu ? demanda le comte.– Je me nomme Pierre, dit le moujik.– Tu es russe ?– Oui, Excellence.– Comment se fait-il que tu parles français ?

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– Comment se fait-il que tu parles français ?– J’ai été cocher chez le prince Dolgorowki, répond le

moujik et il m’a emmené en France.– Étrange ! étrange ! murmure le comte. Il m’a semblé

entendre la voix d’Yvan lui-même, la voix de mon fils.– Pourquoi t’es-tu fait moujik ? demanda-t-il encore.– Il faut vivre, répond Pierre.– Es-tu content de ton sort ?– Non, Excellence. Je voudrais redevenir cocher de

quelque seigneur… mais c’est difficile, sinon impossible.– Pourquoi ?– Parce que j’ai commis un crime dans ma jeunesse, et

que j’ai été envoyé aux mines de Sibérie.– Un crime politique ?– Non, un assassinat.Le comte tressaille de nouveau, examine attentivement

cet homme, et est contraint de s’avouer qu’il a la figure d’unbandit. Tout en répondant aux questions du boyard, lemoujik a attelé ses chevaux.

– En route ! en route ! dit le prince, tandis que leschevaux fatigués et le moujik de la poste précédenteregagnent l’écurie.

La téléga reprend sa course avec son attelage frais ; lecomte est toujours pensif. De temps en temps il interrogele moujik. Et le moujik répond de sa voix pleine et sonore

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qui a attiré l’attention du comte, tant elle ressemble à lavoix de son fils Yvan.

– Que gagnes-tu à ton métier ? lui demanda-t-il.– Quelques kopecks à peine par jour, Excellence ; je

meurs de faim.– Veux-tu entrer à mon service ?Les yeux du moujik s’allumèrent, et à son tour, il regarda

le comte avec une scrupuleuse attention. Pourquoi lecomte lui a-t-il fait une semblable question ? La télégacourt toujours vers Moscou. La nuit vient, la plaine estdéserte, mais à l’horizon les lumières de la grande villes’allument une à une.

Voici les fortifications, voilà le slobour, c’est-à-dire lefaubourg. Le moujik excite les chevaux, le fouet claque, lesclochettes sonnent. Le slobour est traversé comme unrêve ; la téléga entre dans l’enceinte de la ville et gagnel’aristocratique quartier de Beloïgorod.

C’est là qu’est le vieil hôtel du comte Potenieff. Lecomte met pied à terre à la poste, glisse trois pièces d’ordans les mains du moujik ébloui, et lui dit :

– Si tu veux entrer à mon service, retiens bien ce que jevais te dire, mon garçon.

– Parlez, Excellence.– À partir de ce moment, tu es muet. Le moujik fait un

geste d’étonnement.– Si tu acceptes ce rôle, ta fortune est faite, continua le

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– Si tu acceptes ce rôle, ta fortune est faite, continua lecomte Potenieff sans vouloir s’expliquer davantage.

Et il se rend en toute hâte auprès de la comtesse quiaccourt à sa rencontre. Les deux époux se sont enfermésdans la chambre de la comtesse, et cette dernière raconteà son mari les phases de cette passion ardente queMadeleine, la pauvre orpheline française, la pauvre fillesans nom et sans fortune, a inspirée à leur fils Yvan.

– Ainsi, il veut l’épouser ? dit enfin le comte.– Il en a la volonté formelle, répondit la comtesse ; et

rien, je vous le jure, ne le fera changer de résolution.– Et Madeleine, l’aime-t-elle ?– À en mourir.– C’est sans doute cette intrigante qui a déployé tout

l’arsenal de sa coquetterie pour tourner la tête d’Yvan ?– Oh ! non, dit la comtesse ; Madeleine s’est longtemps

défendue.– Il faut la congédier, reprit brusquement le comte

Potenieff.– Yvan est capable de courir après elle… et elle d’en

mourir, fit tristement la comtesse.Le comte ouvrit la croisée qui donnait sur la cour et se

pencha au-dehors. Le moujik Pierre dételait ses chevaux etvenait de remiser la téléga sous un hangar. Le comte lui fitun signe et lui cria ensuite :

– Monte !

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– Quel est cet homme et que faites-vous ? demanda lacomtesse.

– Vous allez voir…Le moujik monta. Le comte lui dit :– Tu peux parler devant madame.– Qu’ordonne Votre Excellence ? répondit le moujik.La comtesse jeta un cri.– Ah ! dit-elle, cette voix…– Vous la reconnaissez ?– Oui, c’est celle d’Yvan.Le comte fit un signe affirmatif, puis il congédia de

nouveau le moujik, en lui disant :– Maintenant, souviens-toi que tu redeviens muet.– Mais que voulez-vous donc faire de cet homme ?

demanda la comtesse.– Je vous le dirai tout à l’heure. À présent, écoutez-

moi… Vous savez l’état de notre fortune.– Hélas ! dit la comtesse.– L’émancipation des serfs nous a aux trois quarts

ruiné, et il faut relever notre maison. Pour cela, il estabsolument nécessaire que notre fils Yvan épouse lacomtesse Vasilika.

– Oui, mais il ne le voudra pas…– Il le voudra, si on lui enlève Madeleine.

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– Est-ce possible ?– Tout est possible, répondit froidement le comte.

Seulement, il faut que vous entriez dans mes vues.– J’ai coutume de vous obéir, répondit la comtesse.– Un mot encore… Si Madeleine croyait qu’Yvan ne

l’aime pas, consentirait-elle à retourner en France ?– Oui, répondit la comtesse… si toutefois elle ne

mourait pas de chagrin.– Ceci est son affaire et non la nôtre, répliqua

sèchement le comte.« Et maintenant, ajouta-t-il avec un sourire qui donna le

frisson à la comtesse : À l’œuvre !

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IIIOr, la scène que nous venons d’esquisser à grands

traits avait eu lieu, on le devine, la veille même du jour oùMadeleine devait écrire à sa sœur Antoinette et lui raconterce grand déchirement de son âme.

Lorsque le comte Potenieff était revenu à Moscou,Madeleine était encore en proie à mille rêves de bonheuret d’avenir. Yvan l’aimait. Il le lui avait dit à genoux ; il luiavait juré qu’il n’épouserait pas la comtesse Vasilika, etqu’il n’aurait d’autre femme qu’elle. Et Yvan lui avait ditvrai : Yvan l’aimait ardemment, et, quand il paraissaitcertain du consentement de sa famille, il ne croyait pasmentir, car jusque-là, sa famille avait fait de lui son idole.Or, en apprenant l’arrivée de son père, Yvan qui passaitune grande partie de ses journées hors de l’hôtel, encompagnie de quelques officiers, ses camarades du corpsdes cadets, s’empressa d’accourir.

Le comte le reçut affectueusement. Yvan fit à son pèreune déclaration identique à celle qu’il avait faite à sa mère.Le comte Potenieff l’écouta sans colère, et se contenta delui dire avec tristesse :

– Tu nous ruines, en refusant la main de la comtesse

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Vasilika.Mais Yvan aimait ; il fut passionné, insinuant, persuasif,

et son père parut s’adoucir.– Eh bien ! lui dit-il enfin, si tu veux que je ne m’oppose

pas à ce mariage, il faut que tu me fasses un sacrifice.– Lequel ? mon père, demanda Yvan avec

empressement.– Il faut que tu me donnes le temps de la réflexion

jusqu’à demain.– Et demain ?… fit Yvan, anxieux.– D’ici là, j’aurai causé avec Madeleine, et je verrai si

elle t’aime réellement.– Oh ! mon père… pouvez-vous en douter ?– La condition que je t’impose n’est pas trop dure, ce

me semble ?– Je l’accepte, mon père.– Et d’ici à demain tu ne diras rien à Madeleine.– Je tâcherai, mon père, reprit naïvement Yvan.– S’il en est ainsi, si tu te défies de toi-même à ce point,

j’ai un excellent moyen de te venir en aide.– Que voulez-vous dire ?– Où est Madeleine ?– Elle est dans l’appartement de ma sœur.– C’est bien. Tu vas monter en droski. Oh ! rassure-

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toi… je ne te renvoie pas à Pétersbourg, mais à deuxlieues de Moscou, à la résidence du prince K…, mon vieilami. Tu pars sur-le-champ, et tu lui vas annoncer monretour.

– Mais… mon père…– Le prince te gardera à dîner. Tu ne reviendras

certainement que bien avant dans la nuit ; Madeleine auraquitté le salon depuis longtemps. De cette façon, tu ne laverras que demain matin, et il t’aura été impossible demanquer à la parole que je te demande.

– Soit, répondit Yvan, qui tenait à ménager son père.Or, le comte Potenieff ayant toujours eu la réputation

d’un caractère fantasque, ce caprice n’étonna pasbeaucoup son fils, et ce dernier partit sans mot dire unquart d’heure après.

Une heure plus tard, Yvan arrivait chez le prince K…, quihabitait une magnifique résidence aux environs del’ancienne capitale de toutes les Russies – Moscou lasainte et la vénérée –, Moscou, la ville du vieux parti russe.Le prince K… était un vieux général dont le gouvernementdu nouveau czar avait laissé reposer l’épée. Partisanfanatique des vieilles idées et des vieilles mœursmoscovites, le prince K… était un des chefs de ce partirétrograde qui, dans ces dernières années, avait adopté legrand-duc Constantin pour drapeau, avait combattu de toutson pouvoir les réformes civilisatrices de l’empereurAlexandre II et était entaché d’opposition systématique.

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Le palais du prince K… était un véritable rendez-vousde tous les mécontents. On s’y réunissait chaque soir ; on yparlait politique, on louait le grand-duc, on blâmaitl’empereur et on censurait avec amertume, enfin, tous lesactes du gouvernement.

Yvan ne songea pas une minute à tout cela en serendant chez le prince K… Yvan était amoureux et nesongeait qu’à Madeleine, et s’il allait chez le prince, c’étaituniquement pour plaire à son père et obtenir sonconsentement au mariage qu’il projetait. Cependant Yvanétait au service et, qui plus est, était officier dans la garde.Aussi lui fit-on bon accueil chez le prince K…, où il y avaitune nombreuse réunion.

Le dîner se prolongea. On y tint des propos violents etYvan, surexcité par la boisson, se laissa aller lui-même àse plaindre du peu d’avancement qu’on avait dans l’arméeet d’une foule d’autres choses. Puis, à deux heures dumatin, il remonta dans son droski, et reprit la route deMoscou, oubliant le czar pour ne plus penser qu’àMadeleine. Mais, aux portes de la ville sainte, comme il senommait à l’officier de garde, un autre personnaged’uniforme différent sortit du poste et vint à lui :

– Vous êtes bien le fils du comte Potenieff ? luidemanda-t-il.

– Oui, répondit Yvan.– Lieutenant dans la garde du czar ?– Précisément, dit le jeune homme étonné.

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– Vous revenez de chez le prince K… ?– Oui. Eh bien ?– Je suis officier de la haute police et j’ai ordre de vous

arrêter.Yvan se débattit, jura que l’ordre ne pouvait le

concerner, mais l’officier de police le lui mit sous les yeux.L’ordre était signé du chef de la police à Moscou. Yvan, quiétait un peu gai, se dégrisa tout à fait et prétendit que, si onvoulait le conduire chez son père, ce dernier avait assez decrédit pour le tirer de ce mauvais pas. Mais l’officier futinexorable ; il se réfugia derrière les ordres qu’il avaitreçus, et fit descendre Yvan de son droski, ne voulant pointlui permettre d’écrire à son père, et le força à monter dansune voiture qui sert au transport des prisonniers. Puis il yprit place auprès de lui, et la voiture sortit de Moscou et pritle chemin de Pétersbourg. Yvan n’avait pu écrire ni à sonpère ni à sa chère Madeleine.

L’ordre d’arrestation, on le devine, n’avait été délivré

qu’à la prière du comte Potenieff lui-même. Le comte serésignait à une séparation momentanée de son fils, plutôtque de le voir épouser une femme qu’il considérait commeune aventurière.

Maintenant, on devine ce qui se passa le lendemain. Lacomtesse, après avoir annoncé à Madeleine que son filsYvan était un égoïste corrompu et qui s’était joué d’elle, laconduisit à la porte de l’appartement que le jeune officier

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occupait ordinairement à l’hôtel. La porte n’avait ni fente, nitrou de serrure par où l’on pût voir à l’intérieur ; mais elleétait assez mince pour qu’on entendît distinctement autravers. Et Madeleine entendit… Elle entendit un cliquetisd’éperons sonnant sur le plancher, de fourreaux de sabresse heurtant. La compagnie habituelle d’Yvan semblait êtreréunie chez lui.

C’étaient, Madeleine le crut du moins, les officiers qu’ilfréquentait d’ordinaire. On parlait, on riait bruyamment.Alors, Madeleine, plus morte que vive et prêtant l’oreille,entendit une voix qui disait :

– Oui, mes amis, mon père et ma mère sont bien dursavec moi, je vous jure.

Madeleine crut reconnaître la voix d’Yvan, et écouta plusattentivement encore. La voix continua :

– Ils viennent interrompre un joli roman d’amour que jemenais à bonne fin.

– Ah ! oui, dit une autre voix, la jolie Française.– Hélas !– Ne voulais-tu pas l’épouser ?– Heu ! heu ! j’y ai pensé un instant, mais me voici

raisonnable… Je pars demain matin, et je suis tout à lablonde comtesse Vasilika.

Ce fut à ces derniers mots que Madeleine, éperdue,tomba dans les bras de la comtesse Potenieff, quil’emporta évanouie dans sa chambre, ainsi qu’elle l’écrivait

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le lendemain à sa sœur Antoinette. Or, la voix queMadeleine avait prise pour celle d’Yvan était celle dumoujik Pierre, les prétendus officiers étaient les gens ducomte, et la malheureuse jeune fille avait été la victimed’une de ces comédies infâmes qui déshonorent unefamille quand elle a l’audace de les imaginer.

Mais le comte était intraitable, il fallait que Madeleinepartît, dût-elle en mourir. Il fallait que son fils Yvan épousâtla comtesse Vasilika, dût-il l’avoir en horreur. Enfin, il ne luisuffisait pas que Madeleine quittât Moscou et la Russie ; ilfallait encore que Yvan ne pût jamais retrouver ses traces.

Le surlendemain, encore brisée par la fièvre, presquemourante, Madeleine fut jetée dans une téléga de poste, àcôté d’une vieille dame qui ne paraissait occupée que d’unaffreux petit chien qu’elle avait sur ses genoux. À côté ducocher, sur le siège, se trouvait le moujik Pierre, transforméen valet de pied. Le moujik avait levé sur l’adorable visagede Madeleine un de ces regards d’odieuse convoitise quidisait toute la bassesse de son âme et toute la férocité deses instincts. Le comte Potenieff avait deviné cet homme. Ille prit à part et lui dit :

– Tu la trouves donc belle ?Le moujik eut un rire atroce. Le comte partagea cet

horrible rire et lui dit :– Je ne suis ni son père ni son tuteur, mais je lui ai fait

une dot. Elle emporte vingt mille francs…Il y eut entre ces deux hommes un regard échangé qui

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fut un poème d’infamie, et la téléga partit au galop.

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IVLa téléga de poste roule depuis huit jours. En Russie, la

voiture fermée est inconnue. Tout véhicule est découvert. Etmalgré le froid, malgré le vent qui fouette le visage, souventchargé de cette poussière humide qu’il arrache à la neige,le voyageur continue sa route, les pieds et le corpsenveloppés de chaudes fourrures. Madeleine et la vieilledame qui l’accompagne ne se sont arrêtées que pourprendre un peu de repos et de nourriture. Elles ontcontinué, changeant de moujik et de chevaux à chaqueposte, ce voyage à travers les neiges et une nature si triste,que l’homme qui la contemple songe involontairement à lamort. La vieille dame est occupée de son chien ; elle nepense qu’à lui et ne s’occupe que de lui. Ce chien – unroquet affreux –, engourdi par le froid, repose sur sesgenoux, couvert d’un triple édredon de fourrures.Madeleine voyage comme un corps sans âme ; mais lavieille dame n’y prend garde : elle est tout à son chien quele froid pourrait tuer.

Quelquefois Madeleine ne peut retenir ses larmes, quidescendent lentement et silencieusement le long de sesjoues pâlies. Mais la vieille dame ne les voit pas.Quelquefois aussi, le chien pousse un cri plaintif ; et la

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Quelquefois aussi, le chien pousse un cri plaintif ; et lavieille dame répond par un cri d’angoisse. « Il a froid ! »murmure-t-elle éperdue. Madeleine ne répond pas.Madeleine songe à son cher Yvan qu’elle ne reverrajamais !

Et la téléga glisse toujours sur la neige, emportée parses trois chevaux garnis de clochettes. Aux plainesdésertes succèdent les forêts de pins rabougris ; aux forêtsde pins, les solitudes marécageuses. Nulle part unaccident de terrain, une colline, une butte. Aussi loin quel’œil peut s’étendre, la plaine infinie, la plaine blanche,mouchetée çà et là par un noir bouquet de sapins. Latéléga court toujours.

Madeleine est loin de Moscou ; voici venir bientôt lesfrontières de Pologne ; mais après la Pologne,l’Allemagne ; puis après l’Allemagne, la France ! la Franceoù Madeleine a vécu sa première enfance et sa jeunesse,la France où sont Antoinette et maman Raynaud !… cesdeux êtres qui ont tous les droits au cœur et à l’affection deMadeleine. Mais Madeleine songe à peine à elles…Madeleine tourne parfois les yeux en arrière, à mesure quefuit à l’horizon cette terre froide et brumeuse de Moscovieoù elle laisse son cher Yvan…

Les moujiks ont succédé aux moujiks, comme leschevaux aux chevaux, et les vastes plaines aux plainesinfinies. La vieille dame n’a cessé de trembler pour sonpetit chien ; Madeleine a à peine prononcé quelques mots,et toujours un même personnage est penché sur le siègede la téléga depuis qu’on a quitté Moscou. C’est Pierre,

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l’ancien moujik, Pierre, dont la voix ressemble siparfaitement à la voix d’Yvan, que le comte Potenieff, en ledonnant à Madeleine comme valet de chambre, lui aaffirmé qu’il était muet. En effet, depuis huit jours, Pierre lemoujik ne parle que par signes à chaque relais de poste.Mais il regarde Madeleine… Il la regarde avec une froideconvoitise et comme un démon qui sait contempler unange ! Car Madeleine est belle comme sa sœur Antoinette,quoique d’une beauté différente.

Antoinette est de taille moyenne, un peu rondelette, unpeu forte, rieuse à ses heures. Madeleine est grande, unpeu pâle, elle a des cheveux d’un blond cuivré et les yeuxbleus, un sourire mélancolique. On dirait une viergepressentant les douleurs de la maternité.

Le moujik Pierre, homme inculte, homme féroce, a faitson profit des atroces paroles échappées au comtePotenieff. Pierre aime l’argent, Pierre a des passionsbrutales. Madeleine, lui a-t-on dit, emporte vingt milleroubles. Et Madeleine est belle. Pierre veut la femme…Pierre veut l’argent ! Et qui donc l’empêcherait des’emparer de tout cela ? Est-ce cette vieille femme qui nepense qu’à son chien ? Non. Mais c’est le moujik quiconduit l’attelage. Le moujik qui peut être un honnêtegarçon, et qui ne voudra pas s’affilier aux infâmes projetsde Pierre. Aussi, depuis huit jours, Pierre cherche-t-il uncomplice et ne le trouve-t-il pas.

La téléga glisse toujours sur la neige durcie. Enfin,comme le soleil décline à l’horizon, le traîneau s’arrête pour

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la centième fois peut-être depuis Moscou, devant unemaison isolée, au milieu d’une forêt de bouleaux et de pins.C’est un relais de poste. Pendant qu’on change leschevaux, Madeleine, engourdie par le froid, entre unmoment dans la maison. La vieille dame la suit. Le chienest exposé devant le poêle rougi. Il grogne de satisfaction.La vieille dame est satisfaite et ne demande pas autrechose. Durant ce temps, Pierre le valet de chambre et lenouveau moujik échangent quelques mots. Ce dernier estune espèce de bête brute, aux cheveux jaunes, aux lèvresépaisses, au rire idiot.

– Veux-tu nous conduire vite ?… demanda Pierre.– Trinkgeld ? répondit le moujik en allemand.Trinkgeld veut dire « pourboire ».Et ce mot dans la bouche du moujik signifie : « J’irai

aussi vite qu’on voudra, si on me paie bien. »– Tu es donc allemand ? demanda Pierre.– Oui, répond le moujik.Pierre parle l’allemand aussi couramment que le russe ;

il sait même quelques mots de français. Mais Madeleineressort de la maison de poste, et Pierre se tait. Pierre estmuet, comme a dit le comte Potenieff. Les chevaux sontattelés, les deux femmes montent en voiture. La vieilledame emmitoufle le roquet, Madeleine songe à reposer, etle moujik siffle bruyamment en faisant claquer son fouet.

La téléga repart. Le soleil est couché, la nuit approche.

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Madeleine écrasée de douleur, engourdie par le froid, a finipar fermer les yeux. Pierre se retourne et la voit dormant.Alors il pousse le coude du moujik, et lui dit tout bas :

– Trouverons-nous un village avant la nuit ?– Non, dit le moujik.– Une auberge ?– Oui.– Est-elle isolée ?– Il faut faire deux lieues en avant ou en arrière pour

trouver une autre habitation.– Et comment est-elle, cette habitation ?L’Allemand a un large et béat sourire ; puis il répond :– Si on a soif, il ne faut pas y descendre.– Pourquoi ?– Parce que la bière y est mauvaise. Si on a faim, non

plus.– Pourquoi ?– Parce qu’on y trouve rarement à manger.– Alors, il y a peu de voyageurs ?– Il n’y en a jamais.– Et par qui l’auberge est-elle tenue ?– Par une vieille femme appelée Yvanowitchka.– Elle est seule ?

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– Non, elle a une jeune fille avec elle. Mais elles ne fontpas de bonnes affaires. L’auberge a une mauvaiseréputation.

– À propos de quoi ?– Il paraît qu’il s’y est commis un crime jadis.– Ah ! dit Pierre en tressaillant…– Un homme a tué une femme… Et Yvanowitchka a

laissé faire. Aussi, ajoute l’Allemand, personne ne s’yarrête.

– Et comment s’appelle cette auberge ? demandeencore Pierre, le nouveau valet de chambre.

– La maison du Sava.À ce nom, l’ancien moujik retient à peine un nouveau

tressaillement. C’est que Sava, en russe, est le nom d’unoiseau nocturne qu’on appelle grand duc en France, etdont le cri sinistre est réputé de mauvais augure. Le Russequi voyage de nuit, traverse une forêt, entend le criglapissant du sava, rebrousse chemin aussitôt, ni plus nimoins que si un hibou avait traversé la route. Une maisonqui ose prendre un sava pour enseigne est une maisonmaudite. L’Allemand poursuit :

– Voyagez-vous la nuit ?– Non, dit Pierre, nous nous arrêtons chaque soir.– Eh bien ! vous ferez bien de pousser jusqu’à

Peterhoff, c’est le relais, du reste ; et il y a un village et unebonne auberge où l’on est si bien que l’on se croirait à

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bonne auberge où l’on est si bien que l’on se croirait àMoscou.

– Non, dit Pierre, je n’irai pas jusqu’à Peterhoff.– Pourquoi ?– Parce que ma maîtresse est fatiguée, dit le valet d’un

ton ironique. Je veux m’arrêter à l’auberge du Sava.L’Allemand regarde Pierre avec une sorte de stupeur.– Je te paierai ta course entière, dit Pierre.– Comme si j’étais allé jusqu’à Peterhoff ?– Oui.L’Allemand continue à éclairer sa face rubiconde avec

son vrai sourire et murmure :– Tu es un prince pour la générosité, mon petit père. La

téléga court toujours.– Allons, dit le moujik après un moment de réflexion, je

ne suis pas superstitieux, moi, et je n’ai pas peur qu’ilm’arrive du malheur à l’auberge de Sava.

– Ni moi non plus.– Par conséquent, j’y souperai et j’y coucherai.– Non, dit Pierre, ni l’un ni l’autre.– Et pourquoi donc ? Je m’en retournerai tranquillement

demain matin au point du jour avec mes chevaux.– Si tu veux gagner dix roubles, dit Pierre, tu partiras

sur-le-champ.

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– Dix roubles !– Oui.L’Allemand accepte. La téléga continue à dévorer

l’espace, et les clochettes tintent bruyamment. Elle traverseune plaine encore, puis une forêt de pins, puis une plaineencore, puis une forêt, et s’arrête… Alors Madeleine sortde son engourdissement, et, ouvrant les yeux, elle voitdevant elle une maison d’apparence sinistre, au milieu d’unpaysage plus sinistre encore. C’est l’auberge du Sava, lamaison qui porte malheur !

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VL’auberge du Sava était située au milieu d’une allée

neigeuse fermée de tous côtés par des forêtsimpénétrables de sapins. C’était une maison à deuxétages, construite en bois, peinte en rouge, avec sonenseigne se détachant en noir sur un fond blanc. Cetteenseigne, comme on le devine, représentait un grand duc,c’est-à-dire cet oiseau sinistre dont chaque cri annonce unmalheur, auquel les Russes ont donné le nom de Sava.C’était l’heure crépusculaire qui, dans les régionsaustrales, n’a que la durée d’un éclair. Les étoiles nebrillaient point encore au ciel, et cependant il ne faisait plusjour. Mais la clarté indécise que le ciel laissait arriver à laterre, comme une lueur suprême, permit à Madeleine desortir de sa torpeur, de voir et d’examiner ce site sauvageet cette maison, qui ressemblait à un sépulcre. Pourtant, àtravers le papier huilé qui tenait lieu de vitres, on voyait lerouge éclat d’un feu de sapins, et les strophes avinéesd’une chanson cosaque arrivèrent aux oreilles de la jeunefille.

Elle eut un geste d’effroi et un signe à Pierre, le fauxmuet, qui remplissait auprès d’elle, depuis le départ, lesfonctions de valet de chambre. Pierre s’approcha. Le

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fonctions de valet de chambre. Pierre s’approcha. Lecomte Potenieff l’avait donné pour muet à la jeune fille,mais il ne lui avait pas dit qu’il fût sourd.

– Pourquoi restons-nous ici ? demanda-t-elle.Car Pierre aidait le moujik à dételer les chevaux, et

l’exiguïté de la construction attestait que l’auberge n’étaitpas un relais de poste. Pierre fit un signe qu’il fallait rester.

– Non, non ! dit Madeleine, dont l’effroi augmentait, jeveux continuer notre route.

Alors Pierre appela le moujik. Le moujik ôta son bonnetde fourrure, prit un air idiot et respectueux, et dit :

– Pour aller au prochain relais, il faut traverser le grandbois.

– Eh bien, qu’importe ? fit Madeleine.– Des bois remplis de loups.Madeleine eut un geste d’impatience.– Et les chevaux ont peur des loups la nuit, continua le

moujik ; et les chevaux ont raison, car les loups leur sautentà la gorge et ils les étranglent, et, lorsqu’ils les ontétranglés, ils étranglent et mangent les gens, hommes oufemmes, qui sont dans le traîneau.

– Vous ne voulez donc pas continuer ?Et Madeleine regarda le moujik avec anxiété.– Non, dit-il.Elle regarda ensuite Pierre. Mais Pierre secoua

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pareillement la tête. Alors Madeleine se tourna avec unredoublement d’angoisse vers la vieille dame. Mais lavieille dame répondit, en caressant l’horrible roquet :

– Ce pauvre toutou a si froid, que nous ferons tout aussibien de rester ici.

Alors Madeleine retomba dans son atonie et sa torpeur,et se réfugia tout entière dans le souvenir de son bien-aiméYvan. Au bruit de la téléga, la porte de l’auberge s’étaitouverte en livrant passage à une vieille femme. Madeleinela regarda, et elle eut plus peur encore. C’était quelquechose de hideux et d’étrange que cette vieille quiressemblait à une des sorcières de Macbeth. Elle avaitune chevelure blanche, taillée en brosse et veuve de toutecoiffure, les traits anguleux et décharnés, un nez d’oiseaude proie, de petits yeux gris et ronds comme ceux duvolatile nocturne qui servait d’enseigne à son auberge, deslèvres minces et plissées qui en s’ouvrant laissaient voirune bouche veuve de ses dents à l’exception de deuxincisives jaunes comme de l’ambre et qui ressemblaientaux dents d’un Carnivore. Cette femme regarda la téléga,Madeleine, la vieille dame, le chien, puis le valet Pierre etle moujik d’origine allemande, tout cela avec une curiositéinquiète.

– Que voulez-vous ? dit-elle enfin en langue russecorrompue telle qu’on la parle aux frontières méridionalesde l’empire moscovite.

– Les voyageurs, répondit le moujik avec son rire idiot,

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trouvent qu’il fait froid en route.– Ah ! ricana la vieille, la bise est glacée en effet.– Et puis ils ont faim, dit encore le moujik.– Il n’y a rien à manger chez moi, répliqua la vieille,

aussi vrai que je m’appelle Yvanowitchka la sorcière.Le moujik élargit son rire idiot ; puis il continua :– Tu trouveras bien du lard rance et des pommes de

terre quelque part, et de la bière aigre au besoin.La vieille se mit à ricaner de plus en plus.– Il faut avoir bien froid pour ne pas pousser jusque

Peterhoff, dit-elle.Le moujik ne répondit pas.– Bien froid et bien faim pour s’arrêter à la porte du

Sava : l’auberge qui porte malheur, continua-t-elle avec unredoublement d’ironie.

– Cela ne me regarde pas, dit le moujik.En même temps, il avait dégarni l’un des ses trois

chevaux et jeté son harnais sur l’un des deux autres, defaçon à pouvoir facilement enfourcher le premier. La vieilledit encore :

– Je n’ai pas d’écurie pour loger les chevaux.– Peu importe, dit le moujik, je m’en retourne au relais

de poste.– Et ces voyageurs coucheront ici ?

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– Oui.– Comment s’en iront-ils donc demain ; si tu emmènes

les chevaux ? Cette fois, le moujik montra Pierre, jusque-làimmobile et silencieux.

– Celui-là est le véritable maître. « C’est lui qui veut ;obéis !

La vieille regarda Pierre. Pierre lui jeta alors un de cesregards étranges qui dominent certaines créatures viciées.La vieille comprit que cet homme méditait quelque infâmeaction, et qu’il avait choisi sa maison à elle pourl’accomplir. Elle se mit donc à rire de plus belle, montrantses deux dents jaunes et déchaussées.

– En ce cas, dit-elle, que les voyageurs soient lesbienvenus sous le toit du Sava.

Madeleine, toujours inquiète et agitée de vaguespressentiments, avait assisté à cette conversation dumoujik et de l’hôtesse sans la comprendre. Si on songequ’en Russie, la noblesse ne parle la langue nationale quetrès rarement, et lorsqu’elle a affaire à des gens de qualitéinférieure, on ne s’étonnera pas que Madeleine, bienqu’elle fût institutrice de Mlle Olga Potenieff depuis plus dedeux ans, n’eût jamais eu l’occasion d’apprendre le russe.

– Pierre, dit-elle encore, et cette fois d’une voixsuppliante, n’y a-t-il donc pas moyen de continuer notrechemin ?

Le faux muet se contenta de hocher la tête. Déjà la

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vieille dame avait pris son roquet dans ses bras et entraitdans l’auberge. Déjà le moujik, à qui Pierre mit de l’argentdans la main, avait sauté sur son troisième cheval, faitentendre le cri guttural familier aux postillons russes et,tournant le dos à l’auberge du Sava, s’éloignait au grandtrot.

Et Madeleine était toujours là, à la porte, les pieds dansla neige, le visage fouetté par la bise, et elle n’osait pasentrer dans cette maison d’où sortait une chanson avinéedont elle ne comprenait pas, il est vrai, les paroles, maisqui devait être quelque horrible refrain de caserne… Pierrela prit alors par le bras et la poussa doucement. Elle nerésista plus et entra. Mais, sur le seuil, elle s’arrêta encore.L’aspect de l’unique salle qui composait ou plutôtsimplifiait toute l’auberge, avait quelque chose de sinistreet de repoussant comme le visage de l’horrible vieille quivenait de se montrer. Le foyer était établi sur trois pierres,avec un trou de la toiture pour laisser passer la fumée. Unetable unique entourée de grossiers escabeaux, étaitchargée de pots et de cruches vides. Autour de cette tableon voyait trois hommes abrutis par l’ivresse, trois cosaquesdu régiment irrégulier qui tenait garnison à Peterhoff. Ceshommes buvaient et chantaient : ils tournèrent vers lesnouveaux venus le regard sans rayonnement et sanschaleur de ceux que l’eau-de-vie de grain et la bièrefermentée deux fois – boisson chérie du peuple russe – ontjetés dans une espèce de monde imaginaire. Sur le feu,une marmite chantait, pleine d’un brouet noir indescriptible.

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Dans un coin on voyait un lit – grabat misérable queYvanowitchka, l’affreuse hôtesse, cédait au voyageur quele hasard lui envoyait. Madeleine, tout émue, courut à lavieille dame et lui dit :

– Madame… madame… nous n’allons pas rester ici aumoins ?…

Mais la vieille dame, peu soucieuse des cosaques, quibuvaient et chantaient toujours, s’était accroupie devant lefeu et exposait à la flamme le chien qui, en effet, paraissaità demi mort de froid. Elle regarda Madeleine.

– Pourquoi pas ? dit-elle. Ne voyez-vous pas que lefroid tue ce pauvre chéri ?

Madeleine tourna son œil suppliant vers Pierre, le valetde chambre. Mais Pierre feignit de ne pas comprendre.Pierre avait échangé par signes une conversation avec lavieille Yvanowitchka. Et Yvanowitchka avait compris sansdoute ce que voulait Pierre, car elle s’était adressée auxcosaques :

– Hé, vous autres, dit-elle, avez-vous assez bu, enfin ?– À boire, répéta l’un d’eux, à boire encore ! L’autre

chantait à tue-tête.– Non, reprit la vieille, il faut payer et vous en aller, j’ai

besoin de mon auberge.– Pour quoi faire ? dit le troisième.– Pour loger les voyageurs qui viennent d’arriver.– À boire !

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– À boire !– À boire ! à boire ! répétèrent-ils tous trois.– Payez-moi d’abord. Il me faut six kopecks.Les cosaques se mirent à rire, et celui qui chantait

répondit :– Aussi vrai que nous aurons le knout demain, il ne nous

reste pas un kopeck.– Alors, fit la vieille, allez-vous-en !Et elle eut un tel accent d’autorité, elle regarda ces trois

hommes avec des yeux si flamboyants, qu’ils se levèrent etdeux d’entre eux gagnèrent la porte. Mais le troisième,après avoir fait trois pas, tomba sur les genoux, puiss’allongea sur le sol et balbutia :

– Je n’irai pas plus loin !– Il est ivre mort, murmura la vieille Yvanowitchka en

regardant Pierre. Il ne te gênera pas, mon petit père…Pierre eut un sourire que Madeleine surprit, et soudain

les dents de la jeune fille s’entrechoquèrent d’effroi.

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VIPour la première fois depuis huit jours peut-être,

Madeleine semblait revenir tout à fait au sentiment de la vieréelle et à l’instinct du danger. Depuis huit jours, corpsprivé de son âme, elle avait voyagé machinalement,endormie en un léthargique sommeil de toute sonintelligence. La vieille dame, le chien, le moujik, et Pierre levalet de chambre à la livrée du comte Potenieff, tout cela luiavait paru comme autant d’ombres projetées sur le murdésolé de sa vie. Yvan seul était vivant dans son cœur,dans sa pensée, devant ses yeux même, car il lui semblaitqu’il était là, auprès d’elle agenouillé et lui disant :

– Tu as fait un horrible rêve, ô ma Madeleine adorée !Je t’aime toujours et n’aimerai jamais que toi.

Mais voici que tout à coup Madeleine se sentaitarrachée à sa torture morale. La téléga s’arrêtait dans unlieu sinistre ; une volonté dominait tout à coup la volonté deMadeleine, et cette volonté c’était celle d’un valet. Quelétait cet homme ? Depuis deux années qu’elle vivait dansPotenieff, Madeleine ne l’avait jamais vu ; elle n’avaitjamais entendu dire que le comte eût un serviteur muet ; etvoici qu’on lui donnait un homme pour l’accompagner, et

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voici que cet homme, tout à coup, devenait le maître de lasituation, et c’était à lui qu’on obéissait. Alors Madeleinese souvint que durant le trajet, cet homme qui ne parlaitpas, mais dont le regard avait une singulière éloquence,s’était pris à fixer les yeux sur elle, et que chaque fois elleavait éprouvé un singulier malaise. Que voulait cethomme ? Un moment, Madeleine avait compté sur l’appuide cette vieille idiote, dont le cœur, l’esprit et l’intelligenceétaient tout entiers absorbés par un horrible carlin. Maiselle avait bien vite compris que cette femme ne lui seraitd’aucun secours. Elle était seule, par le fait ! seule danscette maison hideuse, rendez-vous des cosaqueséchappés à leur régiment, en face d’une hôtesse dont lesinistre visage ne lui présageait rien de bon… exposéeaux brutalités d’un laquais qui semblait maintenant vouloirêtre le maître. Et Madeleine, à huit cents lieues de sonpays, se retrouva soudain française. C’est-à-dire que lajeune fille se souvint que les filles du pays de France ontparfois l’énergie d’un homme, et qu’elles font face audanger avec la bravoure du soldat.

La vieille hôtesse, Yvanowitchka la sorcière, commeelle s’intitulait elle-même, lui adressa la parole en russe etlui dit :

– Que veux-tu manger, belle fille ?Madeleine fit signe qu’elle ne comprenait pas.

Petrowna eut alors recours à un geste expressif et porta lamain à sa bouche. Madeleine comprit et réponditnégativement.

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– As-tu soif ? continua Yvanowitchka en accompagnantses paroles d’une nouvelle pantomime.

– Non, dit encore Madeleine d’un signe de tête.Pierre avait pris le cosaque par les pieds et l’avait

traîné dans un coin. Le cosaque n’avait pas fait unmouvement, et les ronflements sonores, qui s’échappaientmaintenant de sa poitrine, disaient éloquemment qu’il étaitivre mort. Quant aux deux autres, ils s’étaient éloignés,décrivant de nombreux zigzags sur la neige, et leurchanson s’était éteinte dans la direction de Peterhoff.

– Ils ne reviendront pas, avait murmuré la vieille enregardant Pierre. « Quand à celui-là…

Et elle montrait le cosaque endormi.– Quant à celui-là, reprit-elle, tu peux ne pas t’occuper

de lui, il ne s’éveillera pas.Ayant essuyé deux refus de la part de Madeleine,

Yvanowitchka ne se découragea pas. Elle lui montra songrabat et sembla lui dire :

– Veux-tu dormir ?Mais Madeleine prit l’unique escabeau qui eût un

dossier et s’assit dessus, auprès du foyer, laissant ainsicomprendre à la vieille hôtesse qu’elle attendrait le jourdevant le feu, enveloppée dans sa pelisse.

– Comme tu voudras, fit la vieille.Et, dès lors, elle ne parut plus s’occuper de Madeleine.

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La vieille institutrice, toujours affairée auprès de son chien,le caressait, lui parlait, faisant les demandes et lesréponses. Ce fut à elle que Yvanowitchka s’adressa. Ladame savait quelques mots de russe ; mais jusque-là, ellen’avait pas prêté un seul instant l’oreille à ce qui se disaitautour d’elle.

– Petite mère, lui dit Petrowna, veux-tu souper ?– Je le veux bien, répondit la dame.– J’ai du lard et des pommes de terre à t’offrir. En veux-

tu ?– Oui, dit encore la vieille dame.Yvanowitchka débarrassa la table des pots et des

cruches vidés par les cosaques. Puis elle étendit uneserviette de grosse toile dessus, et sur la serviette elleétala des assiettes, une fourchette et un couteau. Aprèsquoi elle descendit la marmite, qui continuait à bouillir, etelle en retira un morceau de lard. La vieille dame caressaittoujours son chien, et Madeleine, stupéfiée par cetteindifférence, la regardait faire. Après avoir servi le lard,Yvanowitchka souleva une espèce de trappe qui recouvraitun trou noir. C’était le cellier de la misérable auberge duSava. On y descendait par une échelle. Yvanowitchkadisparut dans ce trou béant, mais reparut bientôt tenant àla main une cruche de grès qu’elle posa sur la table.

– Voilà de la bonne bière, dit-elle.En même temps, elle eut encore un regard étrange à

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l’adresse de Pierre. Et Madeleine surprit ce regard,comme elle avait déjà surpris le premier. Mais la vieilledame, maintenant rassurée sur son chien, s’était mise àtable et mangeait avec avidité, ne s’interrompant que pourdonner au roquet un morceau de lard, que celui-ci dévorait.Pierre, assis dans un coin, mangeait sur ses genoux. Lavieille dame prit la cruche et se versa à boire. Mais,comme elle portait le gobelet à ses lèvres, Madeleines’approcha vivement, lui arrêta le bras et lui dit :

– Au nom du ciel, madame, ne buvez pas !…– Et pourquoi donc ? fit-elle étonnée.– Je ne sais pas… mais… ne buvez pas…– Je vous crois un peu folle, dit la vieille dame avec un

sourire indifférent.– Non, dit Madeleine, je ne suis pas folle… mais j’ai

peur…– Peur de quoi ?– Je ne sais.– C’est votre amour pour le bel Yvan qui vous trouble

l’esprit, dit sèchement la dame au chien.À ce sarcasme, Madeleine pâlit et ne dit plus un mot.

Elle alla se rasseoir au coin du feu. La vieille dame but,trouva sa bière excellente et continua fort tranquillementson repas. Madeleine, les yeux à demi fermés, adressaitau ciel une fervente prière et suppliait Dieu de la protégercontre le danger mystérieux dont elle avait le

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pressentiment. Quand Yvanowitchka vit que la vieille dameavait achevé son repas, elle lui dit encore :

– Maintenant, voulez-vous dormir ?– Je ne demande pas mieux, répondit-elle, mais où ?– Sur ce lit.Et Yvanowitchka désignait l’unique grabat qui fût dans

l’auberge.– Quant à toi, mon père, ajouta-t-elle, en s’adressant à

Pierre, qui paraissait être rentré dans son rôle servile, si tuveux dormir, suis le conseil que je te donne. En sortant parcette porte et en contournant la maison tu trouveras uneétable dans laquelle est une vache avec son veau. L’étableest chaude et pleine de bonne litière.

– C’est bien, dit Pierre d’un signe de tête.Et il sortit aussitôt. Alors Yvanowitchka fit mine de

fermer la porte au verrou et Madeleine se rassura un peu.La vieille dame s’était jetée toute vêtue sur le grabat, etaprès avoir placé son chien auprès d’elle, elle se couvritavec sa pelisse et dit à Madeleine :

– Bonne nuit, mon enfant.L’auberge du Sava avait un étage au-dessus de son

rez-de-chaussée, ou plutôt une sorte de grenier dans lequelon montait par une échelle. C’était là que se réfugiaitPetrowna quand, d’aventure, elle cédait son lit. La vieilledame ne tarda pas à s’endormir. Yvanowitchka marchabien quelque temps au-dessus de sa tête, mais Madeleine

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finit par ne plus l’entendre. Alors la jeune fille, entendant larespiration égale de la vieille dame, persuadée queYvanowitchka dormait tranquillement, alla voir si la porteétait réellement fermée. Le verrou était poussé. Madeleine,un peu rassurée, vint se rasseoir devant le feu, dans lequelelle poussa une brassée de bois mort. Alors elle retombadans sa prostration et sa pensée, son cœur, tout son être,retournèrent à Yvan.

À Yvan, qu’elle avait cependant entendu disant à sesamis les officiers :

– Tant pis pour Madeleine, j’épouserai la bellecomtesse Vasilika.

Mais Madeleine, tout en fuyant Yvan pour jamais,cherchait à le défendre contre elle-même. Yvan était-il bienmaître de sa raison, quand il avait prononcé ces horriblesparoles ? Yvan n’était-il pas ivre ?… Car les Russes dumeilleur monde, à de certaines heures, oublient les lois dela tempérance, et Madeleine s’en souvenait. Yvan étaitsouvent rentré dans la maison, à des heures avancées dela nuit, un peu ému.

– Non, se disait Madeleine, attachant ses yeux pleinsde larmes sur les flammes bleues qui couraient le long desbûches de sapins entassées dans l’âtre, non, je n’auraispas dû partir sans le voir… Non, il est impossible qu’Yvanait cessé de m’aimer… Oh ! j’ai été faible… j’ai étélâche…

Et comme elle murmurait ces paroles, un bruit se fit au-

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dehors. Un bruit de pas sur la neige durcie qui craquaitsous les pieds, et les pas s’arrêtèrent à la porte. Madeleineeut un battement de cœur. On frappa. Madeleine sentit toutson sang abandonner ses veines.

Alors, tremblante, éperdue, elle se leva et demandad’une voix mal assurée :

– Qui est là ?– Madeleine, c’est moi, répondit-on.Madeleine jeta un cri – un cri de joie suprême, d’ivresse

infinie.– Yvan ! dit-elle, c’est Yvan !Et à demi folle, elle alla ouvrir la porte.

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VIILa porte ouverte, Madeleine se trouva face à face avec

Pierre le moujik. D’abord, elle s’imagina que celui dont elleavait cru entendre la voix, c’est-à-dire son époux bien-aimé, était derrière cet homme, muet pour elle jusque-là. Etcomme elle demeurait sur le seuil, Pierre la poussa àl’intérieur de l’auberge.

– Yvan, où es-tu ? fit-elle.Mais alors Pierre se mit à rire.– Je ne suis pourtant point la victime d’une hallucination,

murmura-t-elle avec angoisse en plongeant vainement sonregard au-dehors. J’ai bien entendu la voix d’Yvan.

– Pardonnez, mademoiselle, répondit Pierre, qui, pourla première fois à ses yeux, ouvrait la bouche, M. Yvan està Pétersbourg ; c’est un peu loin d’ici…

Madeleine jeta un cri :– Oh ! cette voix ! dit-elle.Puis, épouvantée, elle se réfugia dans le fond de la

salle, attachant sur cet homme un œil perdu, et semblant sedemander si elle n’était pas en proie à quelque horriblerêve.

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Mais Pierre ferma la porte et continua d’un ton railleur :– Vous m’avez donc cru muet ?Elle jeta un nouveau cri et promena autour d’elle cet œil

égaré d’une gazelle tombée dans une fosse creusée par lechasseur, cherchant une issue pour fuir. Mais la sallen’avait qu’une porte et Pierre, après l’avoir fermée, s’étaitplacé devant. L’épouvante de Madeleine fit place soudainà cette énergie désespérée que développent chez lesfemmes les situations critiques et terribles. Elle seredressa et, à son tour, elle tint un moment ce misérablecloué sous son regard.

– Mais qui donc êtes-vous, fit-elle, vous qui avez la voixd’Yvan ?

– Je suis, balbutia-t-il, un serviteur du comte Potenieff,comme vous avez pu le voir.

– Son fils ! peut-être…, dit-elle, ne pouvant s’expliquercette ressemblance de voix que par une filiationmystérieuse.

– Je le voudrais, répondit Pierre, mais ce n’est pas…Je suis né en Allemagne, et quand le comte m’a pris à sonservice, j’étais moujik.

Cet aveu rendit à Madeleine son anxiété, un momentébranlée par ce doute étrange.

– Que voulez-vous ? dit-elle.Et son accent glacé et dédaigneux acheva de

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déconcerter l’ancien moujik.– Je venais voir… si… vous n’aviez besoin de rien,

répondit-il en hésitant.– Et vous vous êtes permis de m’appeler Madeleine ?

Madeleine, tout court ?Il courba la tête :– Vous ne vouliez pas ouvrir, dit-il.Alors elle fut superbe de froide colère et de mépris et,

lui indiquant la porte du doigt :– Sortez ! dit-elle.Pierre avait été dominé un instant par les airs hautains

et la dignité révoltée de la jeune fille. Un instant, cet hommeque tourmentaient de féroces instincts, avait courbé la têtesous le regard étincelant de Madeleine ; et lorsqu’elle luimontra la porte, il fit quelques pas en arrière. Mais,s’arrêtant tout à coup et retrouvant son audace, il dit :

– J’aurais pourtant une curieuse révélation à faire àmademoiselle. Il avait repris le ton humble et servile desserfs russes. Madeleine s’y trompa.

– Que voulez-vous me dire ? fit-elle.– Je voulais parler à mademoiselle de M. Yvan. Ce nom

fit tout oublier à Madeleine :– Yvan ! dit-elle, vous avez quelque chose à me dire de

la part d’Yvan.– Relativement à lui, du moins.

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– Parlez…, dit-elle.Et sa voix était redevenue tremblante, et elle levait à son

tour sur cet homme un œil inquiet et suppliant. Pierrecomprit qu’il avait reconquis du terrain par ce seul nomd’Yvan, et il retrouva soudain toute son audace :

– Oui, mademoiselle, dit-il, c’est à une ressemblancede voix avec M. Yvan que je dois d’être entré au service ducomte Potenieff.

Elle se méprit encore, et crut que ce misérable avait euune pensée sublime.

– Et c’est pour cela, dit-elle, que vous n’osiez parlerdevant moi ?

– Non, c’est parce que M. le comte me l’avait défendu.– Ah !– Il avait trop peur que mademoiselle devinât.À ces derniers mots un voile se déchira dans le

souvenir troublé de Madeleine.– Deviner ! dit-elle, deviner quoi ? Parlez !… je le veux !

…– Mais dame ! mademoiselle, la chose est bien simple,

c’est ma voix et non celle de M. Yvan que vous avezentendue à travers la porte.

Madeleine jeta un cri.– Vous ! dit-elle… C’est vous !… Il fit un signe affirmatif.

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– Ainsi donc, c’est vous qui parliez de la comtesseVasilika ?

– Oui.– Mais Yvan… où était-il ? demanda Madeleine dont la

voix tremblait d’émotion.– Monsieur le comte l’avait fait arrêter par la police.– Parlez… achevez… mais parlez vite.Et son émotion était si grande que Pierre le moujik la

crut en son pouvoir.– Oui, reprit-il, M. le comte a obtenu, la veille au soir, un

ordre d’arrestation ; il ne voulait pas que M. Yvan pûts’opposer à notre départ.

Et le moujik osa rire. Madeleine s’écria :– Mais alors, Yvan m’aime toujours !Et elle eut un accès de joie délirante, et l’horrible lieu où

elle se trouvait lui parut soudain un palais, et dans cet êtreignoble qui avait compté la foudroyer par cette odieuserévélation, elle crut voir tout à coup un auxiliaire. Etretrouvant cet accent d’autorité qu’elle avait tout à l’heure :

– Pierre, dit-elle, il faut trouver des chevaux, il faut attelerla téléga.

– Pour quoi faire, mademoiselle ?– Mais pour partir, dit-elle. Tu ne comprends donc pas,

esclave, continua-t-elle, écrasant de nouveau le moujik d’unregard, que ce n’est plus en France que je vais ? que c’est

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à Pétersbourg ?… qu’il faut que je revoie Yvan… que…– Mais, mademoiselle, interrompit le moujik qui luttait

évidemment en lui-même contre le respect que lui inspiraitla jeune fille, les chevaux sont retournés au relais…

– Mais ils doivent revenir !… Eh bien ! Je n’ai pas letemps de les attendre… tu vas aller au relais à pied.

– Mademoiselle plaisante ?Et Pierre, redevenu audacieux, eut un rire insolent. Elle

se trompa encore ; elle crut que cet homme voulait abuserde sa situation et faire payer cher ses indispensablesservices.

– Est-ce de l’argent que tu veux ? dit-elle. Tiens !…Madeleine s’était mise en route avec un costume demi-

oriental que les dames russes adoptent volontiers envoyage. Elle avait un pantalon flottant, sur lequel retombaitune tunique polonaise à brandebourgs. Lorsqu’elleremontait en téléga, elle s’enveloppait d’une ample pelissede martre zibeline. Mais cette pelisse, elle l’avait jetée surune chaise, en s’installant au coin du feu, et Pierre pouvaitvoir un petit sac de cuir qu’elle portait en bandoulière surl’épaule gauche ; elle ouvrit le sac, et prit le portefeuille quelui avait, au départ, remis le comte Potenieff, en tira unbillet de banque qu’elle jeta au moujik.

– Prends et obéis ! dit-elle.Mais Pierre ne ramassa point le billet et, continuant à

rire, il dit :

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– Mademoiselle est trop bonne, en vérité, mais ce n’estpas son argent que je veux.

Il y avait si loin de ce serf à la belle et fière jeune fille quise savait aimée par Yvan Potenieff, qu’elle ne comprit pasencore.

– Que veux-tu donc ? dit-elle.Mais Pierre était maintenant tout à fait maître de lui et il

dit avec flegme :– Savez-vous comment se nomme cette auberge ?– Que m’importe !– C’est l’auberge du Sava, l’oiseau qui porte malheur.

Elle haussa les épaules.– Après ? dit-elle.– Nous sommes loin de toute habitation, reprit-il. Aucun

voyageur ne passera avant le jour, et nous ne sommes pasencore au milieu de la nuit.

– Que m’importe ! dit-elle, ne comprenant toujours pas.– La vieille dame dort profondément. Elle a bu de la

bière deux fois fermentée, comme cette brute que vousvoyez là. (Et il poussa du pied le cosaque, dont les lèvress’entrouvrirent pour laisser passer un grognement, mais quine s’éveilla pas.) Quand on a bu de la bière fermentéedeux fois, on dort bien, allez ! et le canon du Kremlin auraitde la peine à vous éveiller.

– Nous partirons sans elle, dit Madeleine, qui s’obstinait

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à ne pas comprendre.– Mais, je ne veux pas partir, moi.Pierre fit un pas vers Madeleine. Son œil était étincelant

de cette fièvre ignoble et brutale qui s’empare des genssans éducation à de certaines heures. Madeleine, à sontour, recula jusqu’à la table encore chargée des débris durepas de la vieille dame.

– Ah ! dit-elle, tu ne veux pas partir ?– Non.– Pourquoi ?– Ne le devinez-vous donc pas ? Et il fit un pas encore.– Non, dit Madeleine, je ne devine pas…– Eh bien ! fit-il, je vais vous le dire… je ne veux pas

partir, parce que depuis huit jours, mon sang brûle mesveines, parce que mon cœur brise ma poitrine… parce quema raison s’égare…

Il fit un dernier pas :– Parce que nous sommes seuls ici… que vous êtes en

mon pouvoir… et que… je vous aime…Madeleine jeta un cri terrible, et d’un bond, se réfugia

derrière la table.

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VIIICette table, rempart d’une minute, fut comme la ligne de

démarcation tracée entre deux armées ennemies avant labataille. Madeleine et le moujik s’observèrent alorspendant dix secondes, comme doivent se regarder lebourreau et la victime au moment suprême… Le bourreaurésolu à tuer… La victime songeant à se défendre… Pierreavait les yeux injectés, la face violette, les lèvres agitéespar un tremblement convulsif. Il était horrible à voir.Madeleine, la frêle et blonde jeune fille, était devenue d’unepâleur mortelle. Mais ses yeux presque noirs, tant ilsétaient d’un bleu foncé, étincelaient d’indignation, et safierté révoltée lui donna, en ce moment, le courage d’unhomme.

– Ah ! misérable esclave ! dit-elle.– Je vous aime !… répéta le moujik, qui voulut s’élancer

par-dessus la table.Mais Madeleine fit un bond en arrière. Elle avait aperçu

accroché au mur le sabre du cosaque, espèce de poignardde deux pieds de long sans fourreau, et que les soldatsrusses portent suspendu à l’arçon de la selle tandis qu’ilsmanient leur longue lance. Ce fut pour Madeleine l’histoire

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d’un éclair. Elle s’empara de ce sabre.– Si tu fais encore un pas, dit-elle, je te tue !Pierre était sans armes, il était lâche… il eut peur !

Madeleine était effrayante de calme et de résolution. Enmême temps que Pierre s’arrêtait indécis et n’osaitenjamber la table, Madeleine cria :

– À moi ! À moi !Mais la vieille dame ne sortit pas de son sommeil ; le

cosaque se contenta de grogner, étendu qu’il était sur lesol ; et Pierre, dominant un premier mouvement de terreur,s’élança tout à coup sur la jeune fille. Elle leva le bras etfrappa. Pierre rugit de douleur, son sang coula ; mais ilavança encore. Madeleine frappa une seconde fois. Pierreévita le coup, se jeta à plat ventre, bondit comme un tigre,saisit la jeune fille par le milieu du corps et la couvrit de sonsang. Désormais, il lui était impossible de se servir de lapointe du sabre, mais elle frappa encore du plat et dutranchant sur la tête et les épaules du moujik.

– Je t’aime ! répétait le misérable que son sangaveuglait.

Et il essayait de la renverser. Mais Madeleine luttait etcontinua à crier :

– À moi ! à moi !…Ce fut un véritable combat corps à corps qui dura deux

minutes. Enfin, Madeleine sentit ses forces la trahir, sestempes battre, son sang se figer, ses muscles et ses nerfs

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se détendre, et une dernière fois, d’une voix mourante, ellerépéta :

– À moi ! à moi !Puis elle cessa de frapper et le sabre échappa à sa

main. Mais en ce moment, Pierre jeta un cri… Un cri dedouleur suprême… un cri d’agonie… Et ses bras, quienlaçaient la taille de la jeune fille, se distendirent, et iltomba comme une masse sur le sol baigné de son sang.Alors Madeleine, à demi morte déjà et prête à s’évanouir,vit un autre homme debout devant elle. Cet homme, c’étaitle cosaque ivre. Le cosaque, qui s’était éveillé, s’étaitdressé sur ses pieds, et, ramassant son sabre, l’avaitenfoncé entre les deux épaules du moujik. En agissantainsi, le cosaque avait obéi, moins peut-être à une idéegénéreuse et au désir de sauver la jeune fille, qu’à cetinstinct sauvage des gens de sa race que la vue du sangdéveloppe subitement. Il avait tué pour tuer. Cependant ilétait ivre encore et ne tenait pas sur ses jambes. Ilregardait tour à tour le moujik qui se roulait sur le sol dansune mare de sang, et Madeleine immobile et semblant sedemander si l’horrible rêve qu’elle croyait faire n’allait pasfinir… Enfin il eut un rire bruyant, idiot, et murmura quelquesparoles inintelligibles. Puis, comme ses jambes refusaientde le soutenir, il se laissa tomber sur la chaise qui étaitdemeurée au coin du feu.

Madeleine paraissait anéantie. Elle aussi regardait tourà tour le moujik moribond qui blasphémait en se roulantdans la mare de sang, et le cosaque, son libérateur, qui

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attachait sur elle un regard aviné. Mais le regard de cethomme fut bientôt distrait par un objet qui lui parut plusdigne de son attention. Cet objet, c’était la cruche de bièrequ’Yvanowitchka avait apportée pour le souper de la vieilledame. La cruche était encore à demi pleine. Le cosaquese leva en titubant, s’en empara, la porta à ses lèvres et butà longs traits. Madeleine était tombée à genoux, remerciaitDieu en murmurant le nom d’Yvan. Mais elle n’avaitéchappé à un danger que pour en courir un second nonmoins terrible. L’ivresse développe chez le cosaque deuxinstincts : la débauche et le vol. Quand celui-ci eut bu, ilregarda de nouveau Madeleine. Et Madeleine eut peur denouveau et elle se réfugia contre le lit sur lequel la vieilledame dormait toujours couchée sur son petit chien qu’elleavait étouffé pendant son sommeil ; le cosaque fit un pasvers elle en murmurant des paroles que Madeleine necomprenait pas, mais qui certainement traduisaient chezcet homme, à demi sauvage, une féroce admiration.

Madeleine, une fois encore, appela au secours.Yvanowitchka, couchée dans son grenier, n’avait garde debouger. Le cosaque, chancelant de plus belle, marcha versla jeune fille et voulut la prendre par la taille. AlorsMadeleine jeta un cri, se dégagea et le repoussa sibrusquement qu’il tomba sur les genoux. Le danger avaitrendu à Madeleine toute sa présence d’esprit. Elle profitadu temps que le cosaque mit à se relever pour s’élancervers la porte, l’ouvrir et se précipiter au-dehors. Le ciel étaitnoir, la plaine blanche, l’horizon désert. Madeleine se prit à

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fuir avec l’énergie du désespoir. Le cosaque s’était relevéet courait après elle en poussant des cris de fureur. Maisl’instinct du péril donnait à Madeleine une légèreté debiche traquée par les chiens. Elle courait, courait toujourstout droit devant elle, ses pieds enfonçant dans la neige, ettoujours entendant les cris et les pas du cosaque quiessayait de la rejoindre. Deux fois elle se laissa tomber,deux fois elle se releva. Le froid de la nuit avait un momentrendu ses forces au cosaque. Il ne chancelait plus, il couraitmême assez vite. Mais Madeleine conservait son avance.Si le cosaque la rejoignait, c’était la mort. Et Madeleinecourait toujours, à travers cette plaine blanche, etn’apercevait déjà plus le filet de fumée qui s’échappait dutoit de l’auberge du Sava. Le cosaque blasphémait etcontinuait sa poursuite. Une troisième fois, rencontrant untronc d’arbre coupé à fleur de terre, elle fit un faux pas etroula sur la neige. Le cosaque gagna du terrain. Madeleinese releva épuisée, mais elle fit un effort suprême et courutencore. Le cosaque gagnait toujours un peu de distance, etenfin il vint un moment où il atteignit la jeune fille et la saisitpar les basques de sa polonaise. Alors une lutte corps àcorps recommença, lutte dans laquelle Madeleine eûtinévitablement succombé, si la bière fermentée deux foisne fût venue à son secours. Le cosaque se laissa tomber,et Madeleine put se dégager encore. Cette fois l’ivresse,un moment dominée, reprit sa toute-puissance, et lecosaque, étreint par elle, ne se releva plus. MaisMadeleine fuyait toujours. Elle n’entendait plus retentirderrière elle les pas inégaux du cosaque, mais elle

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marchait, folle de terreur, le corps grelottant, la tête enfeu… Elle marchait, marchait toujours, ne sachant où elleallait, mais s’éloignant de cette maison maudite qu’onappelait l’auberge du Sava. Une fois elle s’arrêtaépuisée… Mais s’arrêter, c’était la mort, car le froid desnuits russes tue ceux qu’il a engourdis. Le sentiment de laconservation l’emporta. Elle avait entendu dire au moujikqu’au-delà de la plaine, au-delà des grands bois, il y avaitun village nommé Peterhoff. Ce souvenir lui revint ; etMadeleine continua sa route.

Elle marcha ainsi, à travers la nuit, tombant à chaqueminute, se relevant et invoquant Dieu. La plaine paraissaits’allonger et l’horizon s’éloigner. Les grands bois avaientl’air de fuir devant elle. Tout à coup elle s’arrêta. Était-ceune vision du délire, était-ce une de ces illusions quedonne la fièvre ? Il lui semblait que là-bas, tout là-bas dansle lointain, au bord de la forêt, une lumière se mouvait. Il luiavait semblé qu’un léger bruit traversant l’espace était venumourir à ses oreilles. Cette lumière, n’était-ce pas le fanald’une téléga ? Ce bruit, le carillon des clochettes que leschevaux russes secouent en dévorant l’espace ?Madeleine fit quelques pas encore, le cou tendu, l’oreilleinterrogeant le souffle du vent, l’œil désespérément fixé surl’horizon… puis encore quelques pas… Puis ses forces latrahirent, elle tomba sans connaissance, et ferma les yeuxen murmurant le nom de sa chère Antoinette et le nom deson Yvan bien-aimé.

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IXMadeleine semble maintenant dormir du sommeil de la

mort. Étendue sur la neige, raidie par le froid, elle a lafièvre brûlante qui précède la dernière heure. Ses yeux sesont fermés ; ses lèvres crispées ne laissent plus échapperni un cri ni une plainte… Et cependant elle est en proie à undélire intérieur, et elle rêve… Comme ces malheureux quimanquent de pain et à qui le sommeil apporte des rêvesremplis d’opulence, la malheureuse enfant, dont le cœurest brisé, fait un rêve de bonheur. Le drame d’il y a huitjours, cet horrible drame qui a son départ de Moscou pourdénouement, n’existe pas pour elle. Non, à l’heure où ellesonge, Madeleine est heureuse. Elle est heureuse et fièrede l’amour d’Yvan. Le rêve a déployé pour elle ses féerieset son décor le plus gracieux. Madeleine est dans cechâteau de la Russie méridionale où elle a connu Yvan. Leciel est bleu, la steppe est en fleurs, l’alouette chante au-dessus des blés mûrs, qui tombent sous la faucille dumoissonneur. La varanda, ou salon d’été du château, estouverte sur les jardins aux bosquets de lauriers-roses. Au-delà des jardins, perdue dans la brume, une chaîne decollines bleue ; au bout des collines, la mer, unie et calmecomme un lac. Madeleine est assise sous les touffes de

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chèvrefeuilles qui grimpent autour des colonnes de marbreet sur les murs de la varanda. Mlle Olga Potenieff est prèsd’elle et lui donne le nom de sœur. Toutes deux, l’œil fixésur la steppe, suivent du regard un droski attelé à la russeet dont les trois chevaux sont rapides comme le vent dusud. Un homme conduit le droski avec une légèreté demain, une audace et une adresse merveilleuses. C’estYvan. Et Mlle Olga dit à Madeleine :

– Chère belle, comme vous paraissez impatiente derevoir votre cher mari…

Son mari ! Yvan a donc épousé Madeleine ?Et les deux femmes continuent à suivre du regard le

droski qui vole à travers la steppe. Mais à mesure qu’ilapproche, le ciel se couvre, et de bleu qu’il était devientnoir ; le soleil a disparu, la nuit vient… Elle vient opaque etmystérieuse et Madeleine regarde Olga en frissonnant. Lasteppe en fleurs se change tout à coup en une plaine deneige, et sur cette plaine le droski continue sa coursefurieuse. Madeleine pousse un cri, car il lui semble que soncher Yvan n’est plus maître de ses chevaux et qu’il court àune mort certaine. Maintenant, il est tout à fait nuit. Ledroski est éclairé par un fanal rouge qui projette au loin salumière sur la neige. Mais les chevaux dévorent en vainl’espace ; le droski est loin encore. Soudain, Madeleinejette un nouveau cri. Olga a disparu, et avec elle les mursde la varanda et le palais. Madeleine se retrouve au milieude cette plaine de neige, à l’horizon de laquelle glissetoujours le droski avec son bruyant attelage et son rouge

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fanal. Mais le droski est loin encore, et un homme s’estdressé tout auprès de Madeleine. Cet homme, c’est Pierrele moujik. Madeleine se débat dans son affreux sommeilcontre le misérable qui ose lui parler d’amour. Alorsl’horrible scène de l’auberge du Sava se reproduitfidèlement dans son rêve. Le cosaque a étendu sanglantsur le sol Pierre le moujik. Mais le danger est toujours lemême ; et c’est à présent que la jeune fille épouvantéesecoue enfin son léthargique sommeil, rouvre les yeux etrevient au sentiment de la réalité.

Le château, la varanda, Olga qui l’appelait ma « sœur »tout cela n’était qu’un rêve. Le réveil, c’est la plainedéserte, la plaine neigeuse au milieu de laquelle elle esttombée épuisée. Madeleine se dresse sur ses genoux etregarde… Au loin, elle aperçoit toujours cette clarté mobile,ce point lumineux qu’elle a pris pour le fanal d’un traîneau.Elle entend même vaguement des clochettes que leschevaux sonnent en courant. Et Madeleine, pleine decourage, se relève pour aller au-devant de cette téléga deposte qui, peut-être, est le salut pour elle. Mais tout à coup,elle s’arrête interdite, anxieuse… Le point lumineux quis’agitait à l’horizon semble s’être doublé. Plus près,beaucoup plus près, Madeleine aperçoit quelque chose quibrille et ressemble à un charbon ardent tombé sur le sol.Puis une autre clarté s’allume à sa gauche et encore uneautre à sa droite. La lumière qui brille au lointain est claire,celles-là sont mornes et sombres ; mais mobiles comme lapremière, elles se rapprochent peu à peu. On dirait des

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étoiles détachées de la voûte du ciel et se jouant sur laneige. Madeleine s’est arrêtée, prise à la gorge parl’angoisse d’une singulière épouvante. Les charbonsardents se multiplient et se rapprochent, formant autour dela jeune fille comme un cercle de feu. Il y en a dix, vingt,trente et de tous les points de l’horizon il en accourt denouveaux. Est-ce encore une hallucination ? Madeleine, enproie à la fièvre, a-t-elle été replongée dans le mondefantastique des songes ? Non, car là-bas, à l’horizon, lefanal de la téléga grandit, et maintenant le son desclochettes de l’attelage arrive distinct à son oreille. EtMadeleine a bien les yeux ouverts !… Et les tempesbaignées d’une sueur glacée, les cheveux hérissés, lajeune fille essaie en vain de compter ces rouges étoilesqui, deux par deux, viennent sur elle et l’entourent. Non, cen’est pas une hallucination… ce n’est pas un rêve… EtMadeleine qui, tout à l’heure, se remettait en marche etallait à la rencontre de la diligence, Madeleine recule àprésent, pas à pas, lentement, et faisant appel à tout soncourage… à tous ses souvenirs… à tous les récits qu’elle asouvent entendus depuis qu’elle est en Russie. Car cecercle de feu, qui va toujours se rétrécissant autour d’elle,Madeleine l’a reconnu, elle ne peut s’y tromper. C’est unede ces terribles bandes de loups qui désolent lescampagnes russes et que la neige fait sortir affamés dufond des bois. Les terribles carnassiers ont flairé uneproie, et ils sont accourus de tous les points de l’horizon.Madeleine les voit maintenant par corps, comme disent leschasseurs ; le point lumineux part d’une masse noirâtre qui

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s’agite sur la neige. Et la téléga est loin encore, malgré leson des clochettes qui devient de plus en plus distinct. Etles loups rétrécissent toujours le cercle… Et cependantaucun d’eux n’ose encore bondir sur la jeune fille.Madeleine a entendu dire que certains paysans russes ontété dévorés pour avoir pris la fuite ; que d’autres ayant faitun faux pas ont été mis en pièces ; mais que celui quirecule lentement, opposant à l’œil sanglant desredoutables carnassiers le rayonnement fascinateur del’œil humain a pu leur échapper. Et Madeleine qui, sous safrêle enveloppe, cache un cœur d’acier, Madeleine se metà reculer lentement, peu à peu… regardant toujours lesloups qui la suivent dans l’ombre. Madeleine sait que si ellefait un faux pas, elle est perdue… Aussi marche-t-elle avecprécaution, n’osant cependant détourner la tête pourchoisir son chemin, car si elle cesse de fasciner les loups,les loups se jetteront sur elle. Tout à coup elle heurtequelque chose de flasque et d’inerte qui gît sur le sol, etelle ne peut réprimer un cri. À ce cri les loups s’arrêtent, ungrognement se fait entendre… Et l’objet qu’elle a heurtés’agite sur le sol. Madeleine se détourne et continue àmarcher. Elle a compris, elle a deviné, plutôt qu’elle n’a vu.Ce qu’elle a heurté, c’est le cosaque. Le cosaque qui lapoursuivait tout à l’heure, et que l’ivresse cloue maintenantsur le sol. Tiré par ce choc de son sommeil, le malheureuxveut se lever… Il se dresse sur ses genoux, pousse unhorrible blasphème et retombe. Mais aussitôt un hurlementépouvantable se fait entendre et la bande de loups toutentière se jette sur le cosaque, oubliant un moment

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Madeleine. Madeleine, saisie d’horreur, s’est arrêtée à dixpas, et entend les cris d’agonie du malheureux dont les oscraquent un à un sous la dent des loups. Et Madeleine sedit qu’après le cosaque, son tour viendra. Et, cette fois,l’épouvante a paralysé ses mouvements, et elle n’a plus laforce de reculer !

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XPeterhoff est un bourg de deux cents maisons, le plus

près de la frontière polonaise. Il n’a qu’une seule rue. Ladernière maison du côté de la Pologne est le poste depolice. La première, en entrant par la route de Moscou, estun relais de poste. Cette nuit-là, à peu près à l’heure oùMadeleine était en butte aux obsessions de Pierre lemoujik, une téléga relayait à Peterhoff. Tandis qu’onchangeait les chevaux, deux voyageurs étaient restés dansla maison du relais et se chauffaient auprès du poêle. L’unétait un homme de cinquante ans, aux cheveux blancs,mais à la tournure encore jeune et dont le regard accusaitun reste de virilité énergique. Les membres du club desAsperges, à Paris, eussent reconnu en lui M. le vicomteKarle de Morlux. L’autre était un petit homme sec, maigre,aux traits anguleux, au regard indécis et fuyant. Soncostume était celui que portent les bourgeois polonais,c’est-à-dire la redingote à brandebourgs, le bonnet fourréd’astrakan et les demi-bottes, également garnies defourrures. Cet homme, ancien valet de chambre deM. de Morlux, était établi depuis quinze ans à Varsoviecomme marchand de pelleteries. C’était lui qui, jadis, avaiteu pour mission de suivre en Allemagne la malheureuse

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baronne Miller, et d’organiser contre elle ces tentatives demort auxquelles elle n’avait échappé que par miracle. Bienqu’il n’eût pas réussi, le vicomte tenait son homme pourhabile, intelligent et capable de tout. Aussi l’avait-illargement payé. Hermann s’était retiré d’abord enAllemagne, puis à Varsovie, et là, grâce aux libéralités deson maître et complice, il avait entrepris un commerce quiprospérait, lorsque, un matin, M. de Morlux, descendantd’une chaise de poste, était entré chez lui. Hermann avaiteu peine à reconnaître son ancien maître, tant il était vieilli.

– J’ai besoin de toi, lui avait dit le vicomte.Hermann était marié, il avait des enfants, il était, dit-on,

un bon bourgeois ; il avait enfin une foule de raisons pourne se plus mêler des affaires de M. Morlux. Mais le vicomteétait un de ces hommes qui ne marchandent pas et paientlargement.

– J’ai besoin de toi pour huit jours, avait-il dit, et il y acinquante mille francs au bout.

– Où allons-nous ?– À Moscou.– Que faudra-t-il faire pendant ce voyage ?– Tout, peut-être…Hermann avait compris, mais l’appât des cinquante

mille francs l’avait décidé, et il était parti. Et au moment oùnous le trouvons assis auprès du poêle rouge du relais deposte de Peterhoff, il y avait quarante-huit heures qu’il avait

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quitté Varsovie. Aux questions que lui avait faitesM. de Morlux sur la famille Potenieff, Hermann avaitrépondu :

– Le comte Potenieff a un château, tout près dePeterhoff, dans lequel il ne met jamais les pieds, préférantpasser l’été dans ses terres de la Russie méridionale.

La lettre de Madeleine à Antoinette, lettre dans laquelleelle annonçait à sa sœur son retour en France et l’itinérairequ’elle allait suivre, lettre qui, comme on le sait, étaittombée entre les mains de M. de Morlux, indiquait cechâteau comme une de ses stations, et cet intendantcomme la personne qui devait la conduire de Pologne enAllemagne. M. de Morlux avait donc calculé que Madeleineétait arrivée au château ou devait y arriver bientôt. Donc,tandis qu’on relayait, Hermann complétait sesrenseignements.

– Deux routes, disait-il, mènent au château qui est situéau milieu des bois. L’une est impraticable en hiver ; l’autreest une vaste plaine couverte de neige que nous trouveronsen sortant de la forêt qui s’étend jusqu’aux portes dePeterhoff.

Le maître de poste, qui parlait assez bien l’allemand,langue dans laquelle causaient M. de Morlux et son ancienvalet de chambre, s’approcha alors et leur dit :

– Excellences, ce n’est pas mon intérêt de vous refuserdes chevaux, et cependant je dois vous donner un bonconseil.

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– Quel est-il ? dit M. de Morlux.– Vous feriez bien d’attendre le jour ici.– Non, non, dit M. de Morlux, nous sommes pressés,

mon brave homme.– L’hiver est encore plus rude cette année que de

coutume, poursuivit le maître de poste, et les loups sontd’une hardiesse excessive.

– Nous avons une demi-douzaine de fusils à deuxcoups, dit le vicomte.

– Oui ; mais si un des chevaux de votre attelage venaità s’abattre, vous seriez perdus, reprit le maître de poste.

– En avant, répondit le vicomte, nous sommes pressés,très pressés.

Le maître de poste n’insista pas pour retenir les deuxvoyageurs. Cinq minutes après, le traîneau était attelé denouveau, et M. de Morlux et Hermann prenaient place àl’intérieur, tandis qu’un moujik, sur un siège plus élevé,faisait entendre ce cri guttural auquel obéissent si bien leschevaux russes. La téléga partit.

– Ce maître de poste est un imbécile, car, à moins queles loups de Russie ne soient d’une race particulière, onsait bien que la lumière leur fait grand-peur.

Hermann secoua la tête et ne répondit pas. Bientôt lesdernières maisons de Peterhoff eurent disparu dansl’éloignement et l’obscurité, et le traîneau entra dans lebois. La rouge lueur du fanal faisait envoler des centaines

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d’oiseaux de nuit, qui poussaient des cris sinistres. Lemoujik excitait ses chevaux, et à un moment, s’étantretourné sur son siège, il dit aux voyageurs :

– Les loups ont faim !M. de Morlux était brave. Il se contenta de répondre au

moujik en visitant les batteries des fusils. Mais le moujik luidit :

– Il ne faut pas tirer, ça vaux mieux.– Mais où diable voit-il des loups ? murmura le vicomte

s’adressant à Hermann.En effet, M. de Morlux avait beau promener son regard

tout autour du cercle de lumière projeté par son fanal, iln’apercevait rien.

– Attendez ! attendez ! murmura Hermann.La téléga volait toujours rapide sur la neige durcie.

Bientôt elle eut franchi la forêt et entra dans une plaine deneige, à l’autre extrémité de laquelle était l’auberge duSava.

– Nous voilà hors du bois, dit M. de Morlux, et pas deloups, ce me semble.

– Attendez, répéta Hermann soucieux.La téléga continua sa route. Tout à coup le véhicule

éprouva une forte secousse et comme un mouvement derecul. Un des chevaux s’était cabré violemment, et les deuxautres, se jetant de côté, témoignaient une vive frayeur.

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– Les loups ! les loups ! cria le moujik.M. de Morlux regarda et vit alors des ombres noires qui

galopaient aux deux côtés du traîneau. Il saisit vivement undes fusils. Mais Hermann l’arrêta.

– Ne tirez pas, dit-il, ne tirez pas.Le moujik enleva ses chevaux d’un vigoureux coup de

fouet et la téléga repartit. Pendant une heure, les chevauxfrémissants, secouant leur crinière emmêlée, jetant par lesnaseaux une vapeur que la lueur du fanal faisait ressemblerà des flammes qui galopaient aux deux côtés du traîneau.

– Ne tirez pas ! disait toujours Hermann.– Ne tirez pas ! répétait le moujik.Les loups se tenaient à distance, hors de la portée du

cercle de lumière qu’ils paraissaient redouter beaucoup. EtM. de Morlux, malgré l’envie qu’il en avait, ne touchait pasaux fusils. Mais il vint un moment où les loups devinrent plushardis et se rapprochèrent. L’un deux osa entrer dans lecercle, et se trouva en pleine lumière. C’était un magnifiqueanimal au poil long et soyeux, et dont la queue en panachebalayait fièrement la neige. M. de Morlux se prit à leconsidérer avec une sorte d’admiration. Puis les instinctsdu chasseur l’emportèrent, et il s’écria :

– Tant pis pour lui !En même temps et avant qu’Hermann eût pu l’en

empêcher, il épaula et fit feu. Le loup tomba en hurlant, etse roula dans la neige. Les chevaux hennirent et

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précipitèrent leur course. Le moujik blasphéma et Hermanndit à M. de Morlux :

– Maintenant il va falloir continuer jusqu’à ce que noustrouvions une maison ou un village.

Et il montrait les loups qui s’étaient jetés sur le loupblessé et le déchiraient tout vivant encore.

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XITandis que la téléga du vicomte de Morlux dévorait

l’espace, escortée par la bande de loups qui, de temps entemps, s’arrêtait pour dévorer celui qui tombait frappéd’une balle, car Hermann et son ancien maître, une fois lapartie commencée, s’étaient mis à faire feu presque sansrelâche, Madeleine saisie d’épouvante assistait à la mortdu cosaque. La lutte n’avait pas été longue en réalité, maisen apparence elle avait duré un siècle. Le cosaque s’étaitdébattu : il avait essayé de repousser les horriblescarnassiers ; il en avait même saisi un à la gorge, et, dansun effort désespéré, il l’avait étranglé. Mais ce n’était qu’unennemi de moins ; et il y en avait plus de trente. Madeleinel’entendit hurler comme une bête fauve ; mais seshurlements confus s’éteignirent par degrés ; puis elle ne vitplus qu’une masse informe et sanglante qui pantelait sousla dent des loups. Les os craquèrent et l’horrible festincommença. Madeleine regardait toujours, clouée au solpar l’épouvante.

Tout à coup, le silence de la nuit, qui n’avait été troubléjusqu’ici que par les cris d’agonie du cosaque et par lebruit lointain des clochettes, qui déjà avait frappé l’oreillede Madeleine, fut brusquement interrompu par un bruit

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de Madeleine, fut brusquement interrompu par un bruitformidable. C’était une série de détonations qui sesuccédaient avec rapidité, une véritable fusillade. Le fanalrouge de la téléga était maintenant tout proche deMadeleine et, de minute en minute, il disparaissait unmoment dans un nuage de fumée. Les loups continuaientpaisiblement à dévorer le cosaque et ne s’inquiétaient pasdes coups de fusil. Mais qu’était-ce qu’une semblableproie pour tant de gueules affamées ? Madeleine seretrouva bientôt entourée par ceux qui ne trouvaient pas deplace au festin. Cependant elle était debout, et la fièvre,l’épouvante donnaient à ses regards une telle animationque les plus hardis, ceux qui s’étaient le plus approchés,n’osaient se jeter sur elle. La téléga arrivait rapidementavec son escorte terrible, qui semait, en courant, la plainede cadavres. Madeleine jeta un cri. Un cri si perçant, siaigu qu’il fut entendu de la téléga. Cependant elle passaauprès d’elle comme la foudre, tandis qu’une tripledécharge répandait la mort au milieu des loups. Une foisencore Madeleine fut oubliée.

– À moi ! au secours ! cria Madeleine…Soudain la téléga s’arrêta, fit volte-face, et la jeune fille

vit revenir sur elle les trois chevaux épouvantés quisemblaient vomir des flammes par leurs naseaux. Puis unhomme se baissa sans quitter le traîneau, étendit les bras,et, semblable à ces écuyers qui, sans abandonner la selle,ramassent un drapeau dans le cirque, il enlaça Madeleineen passant, et la jeta à demi morte dans la téléga, qui repritsa course fantastique… Madeleine était sauvée ! Mais

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c’étaient trop d’émotions pour cette frêle organisation et lanature était vaincue enfin. Madeleine poussa un longsoupir, ferma les yeux et s’évanouit dans les bras deM. de Morlux. Les loups s’étaient remis en route aux deuxcôtés du traîneau. Hermann et son maître continuaient àfaire feu, sans avoir le temps de donner des soins à lajeune fille évanouie. Il faut dire, à la louange du vicomte,qu’il avait obéi à un sentiment d’humanité en forçant lemoujik terrorisé à revenir sur ses pas pour sauver cettefemme inconnue. Et comme les loups devenaient de plusen plus hardis et féroces, et que plusieurs même avaientessayé de mordre les jambes des chevaux, le vicomte etson ancien domestique avaient fort à faire et ni l’un nil’autre n’avaient même songé à regarder Madeleine.D’ailleurs le fanal projetait sa lueur en avant et laissait latéléga dans l’ombre. M. de Morlux aurait été bienembarrassé de dire si la femme qu’il venait de sauver étaitjeune ou vieille. Hermann connaissait bien le pays ; il savaitque sur la route, au bout de la plaine, on trouveraitl’auberge du Sava.

– Encore un quart d’heure, dit-il au vicomte, et noussommes sauvés.

Les loups tombaient un à un et étaient dévorés par lessurvivants ; puis l’escorte reprenait sa route et les férocesanimaux semblaient se multiplier. Enfin Hermann s’écria :

– Voilà l’auberge ! voilà !En effet, le toit du Sava apparaissait dans

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l’éloignement. Mais les loups suivaient toujours.– Comment nous débarrasser de ces démons à quatre

pattes ? murmurait M. de Morlux, qui voyait diminuer sescartouches et ses provisions de poudre.

Mais Hermann eut une inspiration. Il prit le fanal de latéléga et le jeta au milieu des loups. Les loups ont toujourseu peur du feu. Ils prirent la fuite un moment ; la télégaredoubla de vitesse, et, quelques minutes après, les troischevaux épuisés s’arrêtaient à la porte du Sava.

L’auberge était remplie de cris déchirants et delamentations, et il nous faut, pour en expliquer la cause,dire ce qui s’était passé après la fuite de Madeleine, que lecosaque poursuivait. Yvanowitchka, la vieille sorcière,s’était tenue tranquille dans son grenier, tandis que Pierrele moujik s’occupait de mettre en œuvre ses infâmesprojets. En dehors de l’intérêt qu’elle trouvait à servir lemisérable, la vieille sorcière avait un penchant si prononcépour le mal, que ce fut avec une sorte de volupté qu’elle secoucha à plat ventre pour rapprocher son œil d’une fentedu plancher et voir ce qui allait se passer. Ce fut avec unejoie sauvage qu’elle assista à la lutte que le moujikengagea avec Madeleine. Un moment, quand la jeune filleeut saisi le sabre du cosaque pour se défendre,Yvanowitchka fut tentée de descendre et de venir ausecours du moujik. La beauté de Madeleine lui avait faitprendre en haine la jeune fille. Mais elle était lâche et ellen’osa intervenir. Puis, quand le cosaque se fut levé,précisément au moment où Madeleine allait succomber, et

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que, ramassant le sabre échappé à la main de la jeunefille, il l’avait enfoncé entre les deux épaules du moujik,Yvanowitchka, voyant tomber ce dernier, eut un moment defrayeur qui fut bientôt dominé par la réflexion. Le cosaquen’allait-il pas faire la besogne de Pierre ? L’affreuse vieillel’espéra un moment, et ce fut avec une sorte dedésappointement qu’elle vit Madeleine s’élancer au-dehors, pour échapper au cosaque. Alors, Yvanowitchkadescendit. Pierre le moujik n’était pas mort, mais ilparaissait à l’agonie. La vieille le souleva, l’examina, scrutason œil vitré, et se dit :

– Il n’en a pas pour une heure.En même temps, elle aperçut auprès du moujik, sur le

sol, le sac de cuir que Madeleine portait en bandoulière etqui s’était détaché pendant la lutte… ce sac qui renfermaitde l’or, et la vieille se dit encore :

– Si la jeune fille ne revient pas, si les loups la mangent,je serai riche.

Elle ne pensait déjà plus à la vieille dame. Celle-ci,cependant, s’était éveillée au milieu de tout ce vacarme,mais elle s’était prudemment tenue blottie sous lescouvertures, passant sa vieille main ridée sur le dos de sonchien immobile comme elle, et qu’elle supposait partagerson effroi. Enfin, quand Madeleine et le cosaque furentdehors, quand la vieille dame n’entendit plus de bruit, ellese hasarda à ouvrir les yeux, puis à faire un mouvement.Yvanowitchka, qui déjà fouillait dans le sac, le laissa

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tomber. Alors la vieille dame s’écria de sa voixchevrotante :

– Oh ! mais tout cela est affreux…Elle voulut prendre son chien et le sortir de là ; mais le

chien était immobile.– Tom ! appela-t-elle ; Tom !Tom ne répondit pas. Elle bondit hors du lit, avec la

légèreté d’un enfant, prit le chien inerte, le regarda, vit sesyeux fermés, sa langue qui pendait, baveuse, et poussa uncri d’épouvante et d’angoisse. Le chien était mort. Alorselle ne songea plus à personne, ni à Madeleine exposéeaux brutalités du cosaque, ni à Pierre qui râlait, ni à lavieille qui s’était hâtée de cacher le sac de cuir. Elle se prità gémir, à sangloter, à appeler l’affreux roquet des plusdoux noms, et ce fut pendant qu’elle remplissait l’aubergede ses cris de douleur, que la téléga s’arrêta à la porte etque M. de Morlux se précipita dans l’auberge, portantMadeleine évanouie.

Décidément, l’auberge du Sava était bien nommée.C’était bien la maison qui porte malheur, car Madeleinen’avait échappé au moujik, au cosaque et à la dent desloups que pour tomber aux mains de M. de Morlux, son pluscruel ennemi.

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XIILaissons un moment Madeleine aux mains de

M. de Morlux, l’homme qui a juré sa perte, et transportons-nous à quelques lieues de l’auberge du Sava le lendemainde cette nuit terrible dont nous avons raconté lesémouvantes péripéties. Studianka est un village fameuxdans l’histoire. C’est là que Napoléon a bivouaqué pendantla nuit qui a précédé le passage de la Bérésina. C’est àStudianka que le général Éblé et ses héroïquespontonniers jetèrent ce pont de bateaux gigantesque surlequel s’engagea l’armée française. Aujourd’hui que delongues années de paix ont passé, Studianka est unepetite ville, une bourgade si l’on veut, qui possède ungouverneur militaire et une garnison, car les maisonsbaignent leurs pieds dans le fleuve, et en font une véritableposition stratégique. Studianka n’a qu’une rue. Au milieude cette rue est une place, et sur la place un monumentcarré d’un aspect imposant : c’est à la fois la forteresse, lelogis du gouverneur, la caserne et la prison. Le jour dumarché, les paysans des environs se réunissent sur cetteplace et y traitent de leurs affaires. C’est là aussi ques’arrêtent les voyageurs ; sur une face de la forteresse, il ya une auberge, et cette auberge est en même temps le

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relais de la poste aux chevaux.Or ce jour-là était un jeudi, et le jeudi est jour de marché.

Il était dix heures du matin. Le ciel était pur, et le soleilarrachait des myriades d’étincelles à la neige cristalliséequi couvrait les toits des maisons et le sol des rues. Laplace était encombrée d’une foule compacte qui sepressait devant la forteresse. Il y avait du monde auxfenêtres, du monde sur le seuil de l’auberge et notammenten cet endroit, deux personnages qui paraissaientétrangers et qui questionnaient les personnes dont ilsétaient entourés, car ce mouvement populaire leurparaissait inusité. C’étaient un homme et une femme. Lafemme parlait correctement le russe, mais l’homme n’enbalbutiait que quelques mots, et cela avec un accentallemand des plus prononcés. Ils étaient arrivés la veille ausoir et s’étaient arrêtés à Studianka. C’étaient, on n’enpouvait douter, le mari et la femme, et l’hôtelier deStudianka, curieux comme tous les gens de son métier,avait bientôt su que c’étaient de riches commerçants de laPologne prussienne qui se rendaient à la grande foire deMoscou. Le mari était un homme de trente-six à trente-huitans, la femme paraissait avoir la trentaine. Elle était blondeet fort belle, sous son pittoresque costume national. Etcomme l’hôtelier s’étonnait de la pureté avec laquelle elleparlait la langue russe, elle s’était mise à rire, en disant :

– Mais je suis russe, moi ; je suis née aux environs deVilna, et je me suis mariée en Allemagne.

Donc, les deux étrangers s’étonnaient de ce

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mouvement inaccoutumé qui avait lieu dans l’unique rue etsur la place de Studianka. Les paysans parlaient haut, lesbourgeois, à califourchon sur l’entablement de leursfenêtres, semblaient explorer l’horizon avec une visibleimpatience ; et, à un certain moment, la porte de la prisons’étant ouverte, il y eut un hourra de satisfaction parmi lafoule. Mais cette satisfaction fut de courte durée, car laporte livra passage seulement à une demi-douzaine desoldats, qui repoussèrent le peuple jusqu’au milieu de laplace et rentrèrent ensuite fort tranquillement.

– Mais que va-t-il donc se passer ? demanda la jeunefemme à l’hôtelier.

Celui-ci était un petit homme entre deux âges, fortamateur du beau sexe et qui ne laissait jamais échapperune occasion de se montrer aimable.

– Belle dame, répondit-il, c’est qu’on s’attend à uneexécution ce matin.

La jeune femme eut un geste d’horreur.– Eh ! rassurez-vous, reprit le galant chevalier, ce n’est

pas d’une exécution capitale qu’il s’agit ; on va simplementappliquer soixante coups de knout à un paysan.

– Et qu’a-t-il donc fait, ce malheureux, pour mériter un telchâtiment ?

– Je ne sais pas, dit l’hôtelier avec indifférence, et peut-être bien ne le sait-il pas lui-même.

Et comme cette réponse paraissait étonner

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singulièrement la jeune femme, l’hôtelier repritcomplaisamment :

– Je vois que, bien que vous soyez russe, vous n’êtespas très au courant de nos coutumes.

– J’ai quitté mon pays très jeune, dit-elle.– Vous savez pourtant que le paysan est serf(8) ?– Sans doute.– Le seigneur russe peut, à son gré, vendre ses serfs,

les punir de peines corporelles, c’est-à-dire d’un certainnombre de coups de fouet ; mais, passé quarante coups, ilest obligé de livrer le coupable à la police, qui se chargede la besogne.

Le négociant allemand s’était approché de sa femme etécoutait ce que disait l’hôtelier avec une grande attention.

– Mais les seigneurs russes sont donc bien barbares ?demanda naïvement la jeune femme.

– Eux ! non, au contraire. Quand les paysans sont assezheureux pour que leur propriétaire vive sur ses terres, ilssont bien traités et n’ont besoin de rien. Le grand seigneurrusse est humain ; mais, malheureusement, il vit rarementchez lui, préfère voyager ou habiter Moscou, Pétersbourg,Paris, et il laisse la gestion de ses biens à un intendant.

« L’intendant, qui souvent a été serf lui-même, est unhomme cruel, âpre à l’argent, et qui accable les paysansde corvées où de redevances. Or, celui qui a requis lapolice, pour faire donner à un de ses paysans soixante

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coups de knout, est un des plus méchants du district.– Ah ! fit la jeune femme. Et de qui est-il l’intendant ?– Du comte Potenieff, un seigneur qui habite Moscou et

n’est pas venu dans ses terres depuis dix ou quinze ans.– Et l’intendant, comment l’appelle-t-on ?– C’est un Tatar, qui a été jadis valet de chambre et

qu’on appelle Nicolas Arsoff.Tandis que l’hôtelier parlait, le tumulte grandissait sur la

place et des gens placés aux fenêtres voisines s’écrièrent :– Les voilà ! les voilà !– C’est le malheureux condamné, sans doute, dit

l’hôtelier.On entendit les clochettes d’un traîneau dans le lointain,

et mêlés au bruit des clochettes, les claquements du fouetdu moujik.

– Si vous voulez monter à l’étage supérieur, continual’officieux hôtelier, et vous mettre sur le balcon, vous verrezmieux.

La jeune femme regarda son mari. Celui-ci fit un signed’assentiment, et l’hôtelier les conduisit au premier étage,où il y avait, en effet, un petit balcon donnant sur la place.La jeune femme et le négociant se penchèrent alors etaperçurent dans le lointain un traîneau qui arrivait à toutevitesse. Le traîneau renfermait à la fois le juge et lecondamné. Le juge, c’était l’intendant qui avait, sans plusdonner d’explications, requis l’office du bourreau en

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donner d’explications, requis l’office du bourreau enenvoyant, la veille au soir, un homme à cheval prévenir lesofficiers de police. Il était nonchalamment étendu dans lefond du traîneau, couvert de fourrures et de pelisses, et ilfumait avec la tranquillité d’un grand seigneur. Le paysanqui allait être fouetté était placé devant lui, les mains liéeset les pieds entravés. Quand le traîneau passa sous lebalcon, la jeune femme se pencha plus encore pour mieuxvoir. L’intendant était un homme de quarante-cinq ans, aufront déprimé, aux lèvres minces, au visage respirant labassesse et la cruauté. Le paysan, au contraire, était unbeau jeune homme de haute taille, aux cheveux blonds etaux yeux bleus. Il était un peu pâle, mais un fin sourire, lesourire des martyrs, glissait sur ses lèvres. Le traîneau vints’arrêter devant la prison. Alors deux officiers de polices’approchèrent et intimèrent au malheureux serf l’ordre dedescendre, ce que celui-ci fit sur-le-champ mais non sansdifficulté, car il était gêné par ses entraves. Devant la portede la prison était un poteau. Les gens de policedépouillèrent le paysan de ses habits, malgré le froid, et lelièrent à ce poteau. Quelques soldats avaient formé la haieà l’entour et maintenaient les curieux à distance.

– Mais, où est le bourreau ? demanda la jeune femme àl’hôtelier…

– Il est encore dans la prison.– Comment cela ?L’hôtelier sourit.– Madame, dit-il, dans notre pays, le bourreau n’est

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point un fonctionnaire payé par le gouvernement, commepartout ailleurs.

– Ah !– C’est un criminel, un homme condamné aux travaux

des mines, et qui préfère le rôle de bourreau dans sonpays, à celui de travailleur en Sibérie. Le jour où il a uneexécution à faire, deux hommes de police le font sortir, et,pendant une heure, il respire à pleins poumons l’air de laliberté.

– Et il rentre ensuite en prison ?– Oui.– Mais qui le paie ?– Généralement, c’est l’intendant qui a requis son office.

Quelquefois, si le condamné a des parents riches, ilscorrompent le bourreau pour qu’il ne renouvelle pas tousles trois coups la mèche de cuir bouilli de son rouet.

L’hôtelier fut interrompu dans son intéressante narrationpar un nouveau tumulte. La jeune femme regardaitavidement la porte de la prison qui venait de s’ouvrir. Et surle seuil de cette porte, entre deux soldats, apparaissait lebourreau, son terrible fouet à la main.

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XIIICe criminel à qui était dévolu l’office de bourreau avait

un type étrange. C’était un homme de quarante ans, sec,maigre, aux traits anguleux, mais dont la charpenteosseuse annonçait la constitution vigoureuse et presqueherculéenne. Non point que la force soit nécessaire pourappliquer le knout. Il est des bourreaux qui frappent à tourde bras ; ils sont moins à craindre que d’autres. Donner leknout est une véritable affaire d’adresse. Le knout est unfouet : semblable à celui des postillons qui conduisent àl’allemande. Le manche est très court ; la lanière est trèslongue et se termine par une mèche de cuir bouilli qui,séché ensuite dans le four, devient dur et tranchant commela lame d’un rasoir. Cette mèche se ramollit bien vite, et lebourreau la change tous les trois ou quatre coups. Lebourreau habile trace du premier coup une croix sur le dosdu patient. Il a la permission de frapper sur les reins, sur lecôté droit, sur les épaules, mais non sur le côté gauche. Uncoup frappé à la hauteur du cœur pourrait amener la mort.

Celui que la femme blonde contemplait en ce momentétait donc un homme d’environ quarante ans. À le voir surle seuil de la prison, immobile, les narines dilatées,aspirant l’air à pleins poumons, promenant comme

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aspirant l’air à pleins poumons, promenant commeémerveillé un regard d’envie sur la foule, on devinait bienvite que le supplice lui était indifférent, que ce qui excitaiten lui cette joie sauvage qui brillait dans ses yeux, c’étaitcette heure de soleil et de liberté dont il allait jouir. Il n’avaitpas même regardé le patient. Ce dernier promenait sur lafoule un regard investigateur. On eût dit qu’il cherchait unvisage ami au milieu de toutes ces figures avidesd’émotions qui venaient se repaître de son supplice. Tout àcoup son visage pâle se colora légèrement, ses yeuxbrûlèrent. Une femme fendait la foule, et, comme ellemurmurait à chacun une parole caressante et pleine deprière, on s’écartait pour la laisser passer. Elle arriva ainsijusqu’aux soldats qui faisaient la haie autour du poteau.Les soldats la repoussèrent d’abord ; mais elle les suppliatant et tant qu’ils la laissèrent parvenir jusqu’au condamné.C’était une belle jeune fille de vingt ans tout au plus, auxyeux noirs, à la chevelure épaisse et bouclée, d’un châtainclair. Elle se dressa sur la pointe des pieds, et de seslèvres effleura le front du condamné.

– Je t’aime, dit-elle, et n’aurai d’autre époux que toi.Le visage du malheureux parut alors transfiguré et il

regarda d’un air de défi non le bourreau, mais NicolasArsoff, l’intendant cruel qui était entré dans le cercle formépar les soldats.

– Pourquoi laissez-vous approcher cette femme ? ditl’intendant d’un ton brutal.

Puis il alla au bourreau et lui mit une pièce de deux

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roubles dans la main. Le bourreau salua, et son fouet à lamain, fit deux pas vers le condamné. Mais en route ilrencontra la jeune fille qui, elle aussi, et sans quel’intendant eût le temps de s’en apercevoir, lui glissaquelque chose dans la main. Puis elle s’éloigna adressantun dernier regard au condamné, regard de consolation etd’amour s’il en fut ! – et elle se perdit dans la foule.L’intendant dit quelques mots à l’un des officiers de policeet s’éloigna. L’officier fit un signe. Alors le bourreaus’approcha tout à fait du condamné et lui dit tout bas :

– Crie bien haut ! mais je ne frapperai pas très fort.La terrible lanière fendit l’air…En ce moment la foule fit silence et on eût entendu le vol

d’un ramier passant au-dessus d’elle. La lanière siffla, setordit en l’air, décrivit un cercle et retomba sur les épaulesdu condamné où elle décrivit un sillon bleuâtre. Le jeunehomme poussa un cri. Puis la lanière se leva de nouveaupour retomber et un second cri, puis un troisième se firententendre. Le supplice commençait.

Au sixième coup, le sang jaillit des épaulesdéchiquetées du malheureux ; mais il ne cria plus, et lebourreau ne s’arrêta point pour renouveler la mèche de sonfouet. Cependant, il avait encore cinquante-quatre coups àdonner. L’intendant avait gagné l’auberge, marchant la têtehaute, en homme qui sent son importance et se saitredouté. Il était monté au balcon et s’y était accoudé pourmieux voir le supplice de sa victime. Et ce spectacle avait

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pour lui un tel attrait, qu’il ne fit pas même attention à lajeune femme et à son mari, qui s’étaient comme luiaccoudés au balcon.

Dans la foire, on racontait tout bas l’histoire ducondamné. C’était un des paysans du comte Potenieff. Ils’appelait Alexis. La jeune fille que nous avons vue fendrela foule pour arriver jusqu’à lui était sa fiancée. Tous deuxdevaient se marier, lorsque la barbarie de l’intendant étaitsurvenue. Quel était son crime ? L’intendant qui avait droitde haute et basse justice sur les serfs du comte, sonmaître, l’intendant s’était épris d’amour pour la jeune fillequi avait nom Catherine, et il avait osé le lui dire. Catherinel’avait repoussé avec indignation. Alors l’intendant avait faitle serment de se venger. Et sous le prétexte le plus futile, ilavait battu, de sa propre main, Alexis, le fiancé deCatherine. Alexis avait osé menacer l’intendant de seplaindre au comte Potenieff. L’intendant l’avait condamné àsoixante coups de knout pour rébellion. Donc, NicolasArsoff assistait à l’exécution en véritable amateur,continuant à fumer avec calme.

Tout à coup, il se retourna et vit la femme du négociantallemand. Celle-ci attachait sur lui un regard étrange, etl’intendant tressaillit sous le poids de ce regard, et untrouble subit se répandit dans tout son être. Cependantl’exécution continuait. Le bourreau avait tenu parole àCatherine ; il n’avait pas renouvelé la mèche de son fouet. Ilfrappait même avec une certaine modération. Mais leknout n’en poursuivait pas moins son œuvre meurtrière, et

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les épaules du malheureux Alexis étaient devenues unevéritable plaie béante, au moment où le soixantième couples atteignit. Le pauvre paysan avait étouffé ses cris le pluspossible, mais souvent la douleur venait triompher de laforce morale. Quand le bourreau cessa de frapper, Alexiss’évanouit. On s’empressa de le délier et de ledébarrasser de ses entraves, et il tomba mourant dans lesbras de Catherine. La foule les entourait, muette. Aucunmurmure ne s’élevait contre le véritable bourreau, c’est-à-dire contre cet intendant, cause de la peine, qui avaitordonné le supplice. Mais l’intendant ne songeait déjà plusà sa victime et se souciait peu de l’opinion de la foule.L’intendant regardait la jeune femme, et son troubleaugmentait. Enfin il s’approcha de l’hôtelier, et lui dit toutbas :

– Qu’est-ce que ces étrangers ?– Des Allemands.– Où vont-ils ?– À la foire de Moscou.Nicolas Arsoff, depuis vingt ans qu’il vivait au milieu

d’une population courbée sous sa volonté sans appel,abrutie par le knout, était tellement habitué à ce que rien nelui résistât, qu’il dit fort simplement à l’hôtelier les parolessuivantes :

– Fais-moi préparer à déjeuner, et dis à ces étrangersque je leur fais l’honneur de les inviter à ma table.

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L’hôtelier s’inclina, mais il était quelque peuembarrassé en s’approchant de la jeune femme, et iltourna et retourna plusieurs fois son bonnet dans sesmains avant d’oser lui transmettre les paroles del’intendant. Enfin, l’audacieuse invitation de Nicolas Arsoffsortit de ses lèvres. Mais il était fort peu rassuré ets’attendait à un refus ; car, après tout, ces étrangersn’étaient ni les sujets du czar ni les vassaux du comtePotenieff, et par conséquent, ils n’avaient rien à craindrede Nicolas Arsoff. Aussi fut-il véritablement stupéfaitlorsqu’elle lui répondit :

– C’est un grand honneur que nous fait Nicolas Arsoff.Dites-lui que nous sommes heureux et fiers d’accepter.

L’hôtelier rapporta la réponse à Nicolas Arsoff.L’intendant était radieux. Alors la jeune femme s’approchade lui à son tour et lui dit en langue russe :

– Excellence, nous acceptons mon mari et moi d’autantplus volontiers votre invitation que votre protection ne noussera pas inutile.

– Ah ! fit Nicolas se rengorgeant.– Nous nous rendons à Moscou pour des achats

importants et nous sommes porteurs d’une sommeconsidérable.

– Vraiment ? fit Nicolas, dont l’instinct de rapines’éveilla.

– On nous a dit que les routes n’étaient pas sûres.

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– C’est vrai.– Et peut-être que vous pourrez nous faire

accompagner. Il est bien entendu, ajouta la jeune femme,que mon mari reconnaîtrait largement un pareil service.

– Pauvres gens ! murmura l’hôtelier qui avait entenduces dernières paroles ; les grandes routes sont plus sûrespour vous que la maison de ce bandit !

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XIVPlus de six heures après, l’intendant Nicolas Arsoff et

ses convives étaient encore à table. La jeune femme riait,coquetait et se prêtait d’assez bonne grâce aux galanteriesdu Tatar. L’Allemand fumait, enveloppé dans un nuage defumée, et ne paraissait pas se soucier beaucoup de safemme. Quant à Nicolas Arsoff, il était ivre et son ivresseétait communicative.

– Belle dame, disait-il à la jolie Allemande, la foire deMoscou n’ouvre pas encore, et vous avez bien le tempsd’arriver dans la grande ville. Vous ne me refuserez pas devenir passer une huitaine de jours dans mon château ?

Il disait « mon château », comme si le comte Potenieffn’eût pas existé. La jeune femme répondait :

– Si mon mari le veut, je ne demande pas mieux.L’Allemand tournait la tête, regardait Arsoff d’un air

abruti et répondait :– Ya, mein herr.Nicolas Arsoff était de plus en plus ivre. Néanmoins il

frappa bruyamment du poing sur la table, et l’hôteliers’empressa d’accourir.

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– Holà, dit-il, qu’on prépare les chevaux ! qu’on portedans la téléga les bagages de ces voyageurs ! Nous allonspartir.

Puis il demanda encore à boire, et l’Allemands’empressa de lui verser un grand verre de kirsch. Arsoffl’avala d’un trait, se leva en chancelant, voulut prendre lataille de la jeune femme, fit un faux pas et roula sous latable. Alors l’Allemand et sa compagne échangèrent unregard et un sourire. Bientôt après, en proie à l’ivresse laplus absorbante, Nicolas Arsoff ronflait comme l’orgued’une cathédrale. L’Allemand le poussa du pied sous latable, et, cette fois, murmura en excellent français :

– Tu peux dormir tout à ton aise, triple brute !L’intendant, quand il était arrivé à Studianka, portait en

bandoulière un sac de cuir qui paraissait contenir sonargent et ses papiers. En se mettant à table, il avait ouvertle sac et parcouru négligemment une lettre revêtue deplusieurs timbres et qui paraissait venir de Moscou. Quandl’Allemand l’entendit ronfler, il dit à sa compagne :

– Vite, voyons la lettre !La jeune femme s’empara du sac qui était accroché à

une chaise, l’ouvrit et en tira la lettre en question.L’Allemand la prit, courut à la signature et dit :

– C’est bien du comte Potenieff.Et il lut. Le comte mandait ceci à son intendant :

« Nicolas Arsoff,

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« Tu recevras d’ici à peu de jours une jeune fillefrançaise, l’institutrice de ma fille Olga, que je renvoie enFrance. Mme Poupatine, une vieille gouvernante,l’accompagne jusqu’au château. Tu renverrasMme Poupatine à Moscou, avec le traîneau qui les auraamenées toutes deux, et tu conduiras la jeune fille enAllemagne, où tu tâcheras de la confier à quelque famillequi aille en France. Que Dieu te garde !

« POTENIEFF. »L’Allemand passa la lettre à la jeune femme, qui dit :– C’est bien cela, nous avions calculé juste.– Oui, mais le vicomte est pareillement en route pour le

château du comte Potenieff, dit l’Allemand, et il doit êtrearrivé. Fouille dans le sac.

Parmi d’autres papiers, la jeune femme démêla unelettre revêtue de timbres polonais. Elle la prit, et, commecette lettre était écrite en russe, elle en fit la traduction :

« Cher seigneur Nicolas Arsoff,« Il y a longtemps que nous ne nous sommes vus, mais

vous ne pouvez m’avoir complètement oublié.« C’est votre vieil ami Hermann, de Varsovie, qui vous

écrit pour vous annoncer qu’à quarante-huit heures dedistance il suit la présente lettre, et qu’il arrivera chez vousen compagnie d’un gentilhomme français, le vicomte deMorlux.

« Le vicomte se rend en Russie pour des affaires de

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famille et d’intérêt. Il sait votre hospitalité magnifique, etdésire faire votre connaissance.

« Je dois vous dire que le vicomte est un gentilhommevraiment fort riche et des plus généreux. Vous n’aurez pasà vous repentir de l’avoir reçu.

« HERMANN. »– Quelle date porte la lettre Hermann ? demanda

l’Allemand.– La date du 24.– C’est aujourd’hui le 30, n’est-ce pas ?– Oui.– Et le timbre du dernier bureau de poste, quel est-il ?– Celui de Studianka.– À quelle date ?– À la date du 29.L’Allemand respira.– Le vicomte n’est donc pas arrivé encore ? dit-il.Et en ce moment l’hôtelier rentra dans la salle, et voyant

Nicolas Arsoff étendu sous la table il se mit à rire.– Ne vous étonnez pas de cela, dit-il. Jamais le

seigneur Arsoff n’est venu à Studianka sans s’y mettre enpareil état. Nous y sommes habitués, ses gens et moi.

– Ah ! fit l’Allemand.– Quand les chevaux sont prêts, poursuivit l’hôtelier, on

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le porte dans la téléga, et, bien qu’il soit ivre mort, on semet en route.

– Eh bien ! demanda la jeune femme, les chevaux sont-ils prêts ?

– Oui, madame.– Appelez les gens, alors, et faites-le placer dans le

traîneau. Nous l’envelopperons de sa pelisse. Est-ce loin,le château où nous allons ?

Malgré la terreur que Nicolas Arsoff inspirait, l’hôteliereut le courage de son opinion.

– Comment ! dit-il, vous l’accompagnez ?– Sans doute, puisqu’il nous a invités à l’aller visiter.– Mais, madame…, balbutia l’hôtelier, ne lui avez-vous

pas dit… que… vous aviez… des valeurs considérablessur vous ?

– Oui.L’hôtelier se gratta l’oreille, tourna et retourna son

bonnet dans ses mains, et dit après un momentd’hésitation :

– À votre place, je n’irais pas chez cet homme.Mais alors l’Allemand, toujours enveloppé dans les

nuages de sa pipe eut un de ces sourires qui dénotent lasécurité la plus complète.

– Nous ne craignons absolument rien, dit-il.L’hôtelier n’hésita plus. Nicolas Arsoff, ivre mort, fut

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L’hôtelier n’hésita plus. Nicolas Arsoff, ivre mort, futtransporté dans la téléga et couché en travers sur labanquette du fond. Le moujik qui conduisait l’attelage neparut nullement étonné de voir son maître en cet état. Enoutre, comme le bruit s’était répandu dans l’auberge que lefarouche intendant trouvait la jeune étrangère de son goûtet lui avait proposé de l’emmener dans les terres du comtePotenieff, le moujik ne témoigna aucune surprise de voircette dernière, et celui qu’on supposait être son mari,monter dans le traîneau. Cependant l’hôtelier crut devoirdonner à l’Allemand un dernier conseil :

– Prenez garde… et Dieu vous garde ! dit-il.Pour toute réponse, l’Allemand entrouvrit un moment sa

pelisse, et l’hôtelier put voir les crosses luisantes de deuxpistolets et le manche d’un poignard. Le moujik siffla, et latéléga partit avec la rapidité de l’éclair, son cheval debrancards trottant, les deux autres chevaux de palonniergalopant, selon la mode russe. L’Allemand s’était assis surle siège à côté du moujik.

– Où est le prochain relais de poste ? lui demanda-t-ilaprès une heure de marche.

– À Peterhoff, répondit le moujik, qui indiqua le villageallongé sur la rive droite de la Bérésina. Quand nousserons à Peterhoff, nous prendrons à droite, traverseronsun marais gelé et entrerons dans les bois. C’est là quecommencent les terres du comte Potenieff.

Comme l’avait dit le moujik, on changea de chevaux àPeterhoff. Là, l’attention de l’Allemand et de sa compagne

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fut attirée par les traces toutes fraîches d’un traîneau. Ilentra dans la maison du relais et questionna le maître deposte. Celui-ci lui répondit :

– C’est un Français qui a passé ici hier soir. Le froidétait vif, et je l’ai engagé à coucher à Peterhoff ; mais il avoulu continuer sa route.

– Mais, dit l’Allemand, le sillon du traîneau ne date pasd’hier soir, mais bien de ce matin.

– Attendez… je vais vous expliquer… Ce gentilhommeest donc parti ; en route, de l’autre côté du bois, il a étéattaqué par les loups.

– Ah ! fit l’Allemand, qui paraissait s’intéresserbeaucoup au récit du maître de poste.

– Il est allé, poursuivit ce dernier, jusqu’à l’auberge duSava, et il y a passé la nuit.

« Ce matin, il est repassé par ici, parce que, a-t-il dit, ilne voulait pas s’exposer de nouveau, en se rendant chez lecomte Potenieff par la voie la plus courte, à être attaqué denouveau par les loups.

– Ils sont donc bien féroces ? demanda l’Allemand avecflegme.

– Ils ont mangé un cosaque la nuit dernière, et ilsallaient dévorer la jeune fille, une Française…

L’Allemand tressaillit à ces mots.– Quand le gentilhomme est arrivé à son secours,

ajouta l’hôtelier ; et, il l’a sauvée… mais elle est comme

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ajouta l’hôtelier ; et, il l’a sauvée… mais elle est commefolle !… elle a passé par ici avec le Français…

– Ah ! dit l’Allemand, qui ne put réprimer une légèreémotion. L’hôtelier, trouvant un auditeur complaisant,raconta alors dans tous ses détails, l’histoire deMadeleine, qu’il tenait de M. de Morlux, lequel avaitrepassé par Peterhoff il y avait une heure et se rendait,emmenant la jeune fille, au château du comte Potenieff.L’Allemand remonta alors dans la téléga. Nicolas Arsoffronflait de plus belle sous un monceau de pelisses et decouvertures. L’Allemand échangea quelques mots enfrançais avec sa compagne ; puis, reprenant sa place àcôté du moujik, il se mit à caresser nonchalamment lepommeau d’un de ses pistolets, et lui dit :

– Le traîneau qui nous précède a une heure d’avance,mais il faut absolument le rejoindre.

– C’est difficile, répondit le moujik.– Dix roubles pour toi si tu le rejoins.– Et si je ne le puis…– Alors, dit l’Allemand sans se départir de son flegme,

je te casserai la tête.Et il arma son pistolet… et le moujik épouvanté cingla

ses trois chevaux d’un vigoureux coup de fouet.

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XV– En vérité, maître, vous avez eu la main aussi

malheureuse que le cœur bien placé, disait, le matin de cejour-là, l’ancien valet de chambre Hermann à M. le vicomteKarle de Morlux…

Ils étaient en traîneau et retournaient sur Peterhoff. Maisils emmenaient Madeleine. Madeleine, l’œil brillant de folie,s’était assise à l’arrière de la téléga, promenant autourd’elle un regard égaré, on devinait qu’elle n’avait plusconscience de ce qui s’était passé. Le vicomte et sonancien serviteur parlèrent allemand.

– Ah ! tu trouves que j’ai eu la main malheureuse ? fitM. de Morlux en ricanant.

– Dame ! vous alliez en Russie, pourquoi ?…– Pour me défaire de la petite, pardine !– Eh bien ! les loups se fussent chargés de la besogne

sans vous.– C’est assez vrai, ce que tu dis là ; mais aurais-je

jamais eu la preuve de sa mort ?– C’est juste.

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– Tandis que maintenant que je l’ai sous la main, jeverrai.

Ces quelques mots échangés entre le maître et leserviteur prouvent surabondamment ce qui s’était passé àl’auberge du Sava. Madeleine revenue à elle avaitremercié son sauveur avec d’autant plus d’effusion queM. de Morlux lui avait adressé la parole en français.Ensuite le gentilhomme avait les cheveux blancs et savaitimprimer à sa physionomie un air vénérable. Madeleineavait vu en lui un protecteur. Le moujik Pierre n’était pointmort encore. La vieille hôtesse du Sava le soignait avecune sollicitude maternelle, tant les mauvais instincts sontsympathiques aux mauvais instincts. Elle avait versé danssa blessure un baume mystérieux dont elle disait merveille,et, penchée sur le grabat du grenier dans lequel on avaittransporté le blessé, elle lui disait :

– Vas, tu guériras ! et quand tu seras guéri, nousverrons…

La dame au chien continuait à se lamenter sur le corpsdu roquet et ne s’inquiétait pas plus de Madeleine que si lajeune fille n’eût pas existé. Cette dernière avait raconté sonhistoire à M. de Morlux impassible. M. de Morlux lui avaitrépondu :

– Je me rends précisément au château du comtePotenieff, et je vous y conduirai, si vous le voulez.

Madeleine avait accepté. Elle était donc montée dans latéléga du vicomte, sans que la vieille dame songeât à la

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retenir. Elle avait hâte de fuir cette horrible auberge duSava. Où allait-elle ? peu lui importait ! Les cheveux blancsde M. de Morlux lui inspiraient une confiance aveugle. Maisla raison de Madeleine avait été si fortement ébranléedepuis quelques heures, que le calme qu’elle venait deretrouver devait être de courte durée. Une fois en route, ellefut frappée d’une sorte de prostration morale et physique,qui amena dans son esprit un trouble et un dérangementgraduels. Elle parla d’Yvan, puis du moujik, puis desloups… La téléga repassa à l’endroit même où les férocescarnassiers avaient dévoré le cosaque. Le bonnet dumalheureux était tout ce qui restait de lui. Madeleineaperçut cette dépouille, et la folie la reprit.

Ce fut alors que M. de Morlux et Hermann se mirent àcauser en langue allemande. Mais ils auraient pus’exprimer en français devant Madeleine ; elle ne les eût nientendus ni compris.

– Enfin, disait Hermann, l’essentiel est que nous latenions : Nicolas Arsoff nous aidera bien à la fairedisparaître.

M. de Morlux regardait Madeleine :– Elle est belle ! bien belle…, murmura-t-il enfin.– Ma foi ! monsieur le vicomte, dit Hermann avec un

mauvais sourire, je n’ai pas de conseil à vous donner,mais…

– Parle donc, fit le vicomte.

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– Qu’est-ce que vous voulez ? conserver la fortune de labaronne Miller ?

– Naturellement.– Deux personnes seules pouvaient vous la disputer :

les filles de la baronne.– Elles seules, dit M. de Morlux.– L’une est morte…– Oh ! bien morte, répondit M. de Morlux.– Reste celle-ci…Et Hermann regardait Madeleine qui avait toujours les

yeux fixés sur cette plaine de neige que le traîneautraversait.

– Eh bien ? fit M. de Morlux.– Pourquoi ne l’épousez-vous pas ? ajouta Hermann.Le vicomte tressaillit.– Et qui te dit que je n’y avais point déjà songé ?

répondit M. de Morlux tout rêveur.À partir de ce moment, le vicomte ne desserra plus les

dents jusqu’à Peterhoff où il changea de chevaux, racontala scène des loups et le danger auquel il avait soustrait lajeune fille, puis se remit en route pour le château du comtePotenieff.

C’était donc une heure après environ que l’Allemand, sa

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femme et l’intendant Nicolas Arsoff, ce dernier ivre mort,étaient arrivés au relais de poste de Peterhoff. Le moujik,stimulé par la promesse de dix roubles et plus encore peut-être par la menace de se voir brûler la cervelle, s’était misà fouetter ses chevaux. Le traîneau ne courait plus, ilvolait… L’Allemand sauta du siège dans l’intérieur de latéléga et dit à la jeune femme :

– Il faut pourtant secouer cet ivrogne !Et il prit Nicolas Arsoff par le bras et lui cria :– Hé ! Excellence !L’ivrogne ouvrit un œil, le referma et fit entendre une

sorte de grognement.– Aux grands maux, les grands remèdes, dit alors

l’Allemand.Il ouvrit son sac de voyage et en retira un petit flacon

qu’il déboucha et passa sous les narines du dormeur.Soudain Nicolas Arsoff s’éveilla et bondit sur ses pieds ;puis, se frottant les yeux, il regarda ses deux compagnonsde voyage. La jeune femme lui sourit. L’Allemand reprit safigure honnête et niaise. Le flacon que venait de respirerNicolas Arsoff contenait de l’ammoniaque, et son effetavait été instantané. Nicolas n’était plus ivre.

– Vous le voyez, Excellence, dit la jeune femme, nousavons tenu votre invitation pour sérieuse.

L’intendant leva sur elle un regard ardent de convoitise.– Vous êtes adorable, dit-il.

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Et il eut l’audace de lui prendre la main et de vouloir ymettre un baiser. Mais en ce moment quelque chose defroid s’appuya sur sa tempe. On eût dit un anneau fait avecde la glace. C’était le pistolet de l’Allemand. Nicolas étaitlâche comme tous ceux qui sont cruels. Il jeta un crid’épouvante.

– Mon bonhomme, lui dit alors l’Allemand, aussi vraique je suis ici, si vous vous permettez avec mademoisellela moindre familiarité, je vous casse la tête.

Il y avait vingt ans que Nicolas Arsoff jouait le rôle detyran dans ce pays-là ; vingt ans qu’il n’avait vu autour de luique des esclaves tremblants. Et voici qu’un homme sedressait, et que l’œil de cet homme le forçait à courber lefront. Aussi ne put-il se défendre de cette question naïve :

– Qui donc êtes-vous ?– Je suis ton maître, dit l’Allemand.– Mon maître ?… Vous ?– Oui, un homme à qui tu obéiras…Le costume que portait l’Allemand était cependant celui

d’un bourgeois, et l’Allemand avait remis le pistolet à saceinture. Nicolas essaya de payer d’audace :

– Je n’ai pourtant pas d’ordre à recevoir de vous, dit-il.– Mais tu en as à recevoir de moi, dit tout à coup la

jeune femme. Nicolas tourna les yeux vers elle ; elle luiparut transfigurée. Ce n’était plus cette physionomie douceet mélancolique qui avait éveillé en lui une âpre convoitise.

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C’était un visage hautain, dédaigneux, dominateur ; etcomme un lointain souvenir passa alors dans le cerveau del’intendant.

– Je suis donc bien changée, ou ta mémoire est biencourte, esclave, dit-elle, que tu ne me reconnais pas !

– Vous… mais… madame, balbutia Nicolas Arsoff.– Tu n’as pourtant pas toujours été au service du comte

Potenieff ? poursuivit-elle.– C’est vrai.– Et tu as eu un autre maître…– Oui, dit-il encore, le baron Sherkoff.Et comme il prononçait ce nom, il se souvint et s’écria :– Vous, dit-il, vous, madame la baronne Sherkoff ?– Oui, esclave !Il se mit à genoux et balbutia des mots d’excuse. Mais

elle reprit :– Écoute-moi bien, esclave, et apprête-toi à m’obéir.– Je vous obéirai, balbutia-t-il.– Un homme, un Français est en route pour ton château.– Vous savez cela ? fit-il étonné.– C’est le vicomte de Morlux, et il est accompagné d’un

homme que tu connais.– Oui, Hermann… de Varsovie.

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– Tu attends aussi, poursuivit la jeune femme, unedemoiselle française ?

– Certainement ; l’institutrice de Mlle Olga Potenieff.– Eh bien ! tous deux sont en route et nous précèdent.

Sais-tu ce que veut le gentilhomme ?– Non.– Il veut la mort ou le déshonneur de la pauvre jeune fille,

et il a compté sur ton infamie.Nicolas courba la tête.– Eh bien, moi, je ne le veux pas, dit-elle, aussi vrai que

je me suis appelée la baronne Sherkoff.– Aussi vrai, ajouta l’Allemand, que je m’appelle

Rocambole !…

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XVILe château du comte Potenieff était une résidence au

milieu des bois et des marais qui couvrent cette partie del’empire moscovite qu’on appelle la Russie noire. Cetterésidence, car ce n’était pas un château dans l’acceptionoccidentale du mot, était un vaste bâtiment carré à deuxétages, défendu au nord et à l’est par un étang bordéd’ajoncs, au sud par une forêt impénétrable. On n’y arrivaitfacilement que par une chaussée construite au milieu del’étang, très profond en de certains endroits, et glacé huitmois de l’année, mais non point d’une façon assezcomplète pour qu’on osât s’y aventurer en traîneau. Lecomte Potenieff, nous l’avons dit, préférait ses terres de laRussie méridionale et ne venait jamais à Lifrou, c’était lenom de ce domaine. Aussi la maison se ressentait-elle decet abandon du maître.

Nicolas Arsoff, homme paresseux, ivrogne et débauché,prisait peu le confortable intérieur ; il vivait beaucoup au-dehors, toujours en route pour quelque ville voisine ouquelqu’un des villages qui dépendaient, terres et serfs, dudomaine de Lifrou. Les paysans qui lui étaient soumisétaient les plus malheureux de tous, à vingt lieues à laronde, et Nicolas, presque toujours ivre, ne recouvrait son

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ronde, et Nicolas, presque toujours ivre, ne recouvrait sonsang-froid et sa raison que lorsqu’il fallait faire payer lestaxes et les redevances, ou fournir des soldats augouvernement. Alors, comme le choix des hommesdépendait de lui, malheur à celui dont il convoitait lafiancée ; malheur à cet autre qui avait reçu le knout enmurmurant !…

Donc, le château de Lifrou était peu en état de recevoirde nobles hôtes. M. de Morlux y était arrivé en mêmetemps que les deux Allemands amenés par Nicolas Arsoff.C’est-à-dire que le moujik de ce dernier avait fait merveilleet atteint le traîneau du vicomte au moment où ils’engageait sur la chaussée de l’étang. M. de Morlux avaità peine regardé Rocambole et Vanda. Rocambole avait simerveilleusement l’art des déguisements, il se faisait sibien une tête, comme on dit au théâtre, et changeait siaisément de costume, de manières et l’accent que rien enlui ne rappela au vicomte le major Avatar. Quant à Vanda,M. de Morlux la voyait pour la première fois. Or, quarante-huit heures après leur arrivée à Lifrou, voici quelle était lasituation respective de ces divers personnages.Rocambole, qui se faisait appeler Samuel Beeckmann etse disait toujours négociant allemand, avait repris cettehonnête et niaise figure qui avait séduit l’hôtelier deStudianka. Il s’était donné comme grand chasseur, etNicolas Arsoff lui avait donné pour guide un paysan qui leconduisait dans les forêts environnantes, d’où il revenaitchaque soir avec une carnassière pleine. Nicolas Arsoffparaissait faire à la prétendue Allemande une cour fort

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assidue.Madeleine commençait à se remettre des terribles

secousses morales qu’elle avait éprouvées. Folle unmoment, elle était bientôt revenue à la raison, grâce auxsoins empressés dont elle avait été l’objet de la part deVanda. Celle-ci s’était établie sa garde-malade, car elletenait le lit depuis son arrivée à Lifrou. Elle veillait à ce quetoute boisson, tout aliment destinés à la jeune fille luipassassent par les mains. C’était l’ordre exprès deRocambole. Cependant, comme on va le voir, cetteprécaution parut bien inutile à Vanda.

Le lendemain de ce jour où les deux traîneaux avaientlutté de vitesse sur la route de Peterhoff à Lifrou, l’honnêtenégociant sortit de sa chambre son fusil sur l’épaule, etpénétra dans celle où Vanda était auprès de Madeleine.Sur le seuil, il trouva Nicolas Arsoff. Comme il était debonne heure, l’intendant était à jeun et avait l’esprit libre.

– Esclave, lui dit Rocambole, fais bien attention à mesordres.

– Oui, maître, balbutia l’intendant.– Tu vas entrer avec moi dans la chambre de la jeune

fille.– Elle va mieux, dit Nicolas, elle a dormi cette nuit, elle

ne parle plus de loups.– C’est bien. Tu entreras donc avec moi et tu resteras

auprès d’elle tout le temps que Mme la baronne, avec qui

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j’ai à causer, sera absente.L’intendant s’inclina.– Tu veilleras, ajouta Rocambole, à ce que le Français

n’entre pas.– Oui, dit Nicolas.Madeleine, en voyant entrer Rocambole, lui sourit et lui

dit :– Ah ! monsieur, madame est bien bonne pour moi.– Comment vous trouvez-vous, mademoiselle ?– Mieux, beaucoup mieux, répondit-elle tristement.Rocambole fit un signe à Vanda, qui sortit. Tous deux

quittèrent l’habitation et s’engagèrent sur la chaussée del’étang.

– Les murs peuvent avoir des oreilles, dit Rocambole,et il faut jouer serré.

Vanda eut un sourire.– Mon ami, dit-elle, je crois que M. de Morlux n’est pas

aussi à craindre que vous le pensez.– Plaît-il ? fit Rocambole.– Il aime Madeleine.Rocambole fit un pas en arrière.– Oh ! si cela était !… fit-il.– Eh bien !

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– L’heure du châtiment de cet homme serait proche.– Je ne comprends pas, dit Vanda. En quoi cet amour

serait-il un châtiment ?– Femme, dit Rocambole, tu as bien souffert,

cependant, et tu devrais deviner que si l’amour s’emparedu cœur de ce misérable, il y fera de tels ravages que nousn’aurons pas besoin de le frapper nous-mêmes.

– Vous avez peut-être raison, dit Vanda pensive.– Mais quoi donc te fait croire ce que tu viens de me

dire ? reprit Rocambole.– Une conversation que j’ai surprise.– Entre qui ?– Entre Morlux et cet Hermann, qui est son âme

damnée.– Quand ?– Hier soir, auprès du poêle – il était tard. Nicolas Arsoff

ronflait ivre mort, appuyé sur la table, ses bras lui servantd’oreiller. Je m’étais retirée avec vous, et j’étais montéedans la chambre de Madeleine. La jeune fille dormait. Jedescendis pour lui préparer la potion que, deux nuits desuite, je lui ai déjà fait prendre, après son premier sommeil.

« Un bruit de voix m’attira vers la grande salle du rez-de-chaussée où nous avions soupe. Le poêle était rouge,mais la salle était plongée dans une demi-obscurité.Hermann et M. de Morlux causaient. Mes pas étaient silégers qu’ils ne m’entendirent pas entrer et je me tins à une

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légers qu’ils ne m’entendirent pas entrer et je me tins à unecertaine distance sans éveiller leur attention.

« – Monsieur, disait Hermann, il faut pourtant vousdécider à prendre un parti.

« M. de Morlux, dont le visage était éclairé par lesreflets du poêle, leva sur son valet de chambre un regardpresque hébété.

« – Ah ! dit-il, c’est juste.« – Je vous ai donné un mauvais conseil, monsieur, je le

vois, reprit Hermann.« – Que veux-tu dire ?« – Vous trouviez Madeleine belle…« – Oh ! bien belle !… fit le vicomte avec extase.« – Et je vous ai dit : Au lieu de la tuer, mieux vaut

l’épouser. De cette façon vous ne rendrez pas la fortune.« – Oui, dit-il, c’est juste ce que tu dis là, mais…« Et il soupira profondément et retomba dans une sorte

de rêverie que Hermann respecta un moment. Je m’étaisblottie dans l’angle le plus obscur de la salle et jesuspendais mon haleine. Tout à coup le vicomte quitta sonsiège et se mit à se promener à grands pas autour dupoêle.

« – Oui, oui, dit-il avec ironie, ce serait charmant envérité… une femme jeune et belle… on en parlerait quelquepeu à Paris… et on envierait mon bonheur ; mais cebonheur ne durerait pas… Est-ce qu’une femme de vingt

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ans peut aimer un homme de cinquante… surtout quand ila de la neige sur la tête ?… Allons donc.

« – Vous seriez donc jaloux ? fit Hermann.« – Comme un tigre. Et puis…« Il s’arrêta indécis.« – « Et puis ? fit encore le valet.« – Est-ce qu’elle n’aime pas ce Russe, cet Yvan dont

elle prononce le nom dans ses rêves délirants ?« – Bah ! un homme en fait oublier un autre.« – Non, non, dit M. de Morlux, ce serait folie… Et puis,

qui sait ? un jour ou l’autre, elle apprendrait que sa sœurAntoinette…

« Il eut un éclat de rire sardonique et ajouta :« – Non, dit-il, ce n’est pas pour cela que je suis venu en

Russie.« – Alors, monsieur, reprit Hermann, il faut vous décider,

Nicolas fera ce que nous voudrons…« Mais, en ce moment, M. de Morlux se laissa retomber

sur son siège avec accablement :« – Je ne me reconnais plus, balbutia-t-il. Le cœur me

manque comme à une femme.– Est-ce là tout ce que tu as entendu ? demanda

Rocambole.– Oui, je suis sortie doucement et je suis remontée

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auprès de Madeleine.Rocambole était devenu pensif et murmurait :– Non, ce n’est pas ici que je veux châtier cet homme.

C’est à Paris. Ici, il faut nous borner à protéger Madeleine.Et Rocambole s’éloigna, enjoignant à Vanda de

retourner sur-le-champ auprès de la jeune fille.

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XVIIVanda, la veille au soir, avait quitté trop tôt cet angle

obscur de la grande salle, où elle avait surpris laconversation de M. de Morlux et d’Hermann. Elle avait crutout savoir, et en remontant auprès de Madeleine, elle nese doutait pas de ce qui allait arriver.

– Dites donc, maître, fit Hermann, que pensez-vous deces deux Allemands qui sont ici ?

– Je pense, répondit le vicomte, que le mari est un niaiset la femme une coquette que l’amour de cette brute quidort flatte énormément.

– Je ne suis pas de votre avis, moi.– Pourquoi donc ?– Et je crois que ces gens-là ne sont pas venus ici par

hasard.– Nicolas dit le contraire, pourtant. Il les a rencontrés à

Studianka.– Mais le moujik qui conduisait le traîneau de Nicolas,

dans lequel se trouvaient ces deux étrangers, soutient unetout autre opinion.

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– Et que prétend-il ?– D’abord qu’au relais de poste de Peterhoff l’Allemand

s’est enquis avec vivacité de notre passage et a manifestéune assez grande émotion lorsqu’il a appris que nousavions une femme avec nous.

– Vraiment ! fit M. de Morlux, qui fronçaimperceptiblement le sourcil.

– Il paraît, continua Hermann, que lorsque le traîneau aquitté Peterhoff, l’intendant était ivre et dormait, absolumentcomme en ce moment-ci.

– Eh bien ?– L’Allemand est monté sur le siège à côté du moujik, et

lui a dit : « Il faut rejoindre le traîneau dont voici les traces. »C’était du nôtre qu’il parlait.

– Bon ! après ?– « Si tu les rejoins tu auras dix roubles », a-t-il ajouté.

« Sinon je te brûle la cervelle. » Et il lui appliqua un pistoletsur le front.

– Quel intérêt cet homme pouvait-il donc avoir à nousrejoindre ? murmura M. de Morlux pensif.

– Attendez, reprit Hermann, ce n’est pas tout encore.Comme l’intendant dormait toujours, ils l’ont réveillé en luipassant un flacon sous le nez. L’autre s’est dressé sur sespieds, tout à fait dégrisé. Le moujik n’a pas bien comprisce qui s’était passé alors. Seulement il a revu les pistoletsdont l’Allemand l’avait menacé lui-même, puis il s’est

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aperçu que le maître Nicolas Arsoff était devenu touttremblant et se courbait sous le regard de ces deuxétrangers.

– Et comment as-tu su tout cela ? demandaM. de Morlux.

– D’une manière bien simple, répondit Hermann. Lemoujik avait acheté de l’eau-de-vie de pomme de terre, etcomme il a l’ivresse communicative et que je l’ai surprisbuvant, il m’a dit :

« – C’est le seigneur allemand qui paie tout cela.« L’Allemand lui avait, en effet, donné les dix roubles

promis. Je l’ai questionné, il m’a répondu.Hermann fut interrompu par une espèce de grognement

qui n’avait rien d’humain en apparence. Cependant cegrognement partait d’une poitrine d’homme, comme purents’en apercevoir M. de Morlux et son ancien valet dechambre. C’était Nicolas Arsoff qui passait du sommeilbestial à un autre sommeil, celui du rêve.

– Chut ! fit M. de Morlux, écoutons…Nicolas balbutiait des mots sans suite et s’agitait dans

son grand fauteuil de cuir. Un nom vint à ses lèvres.– Vanda !Puis de ce corps abruti, de cette bouche hébétée, de

cette poitrine rendue sourde par l’usage immodéré desboissons fermentées, s’échappèrent successivement desexpressions de colère et de supplication. Nicolas parlait en

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russe, et M. de Morlux ne comprenait pas cette langue.– Que dit-il ? demanda le vicomte en se penchant vers

Hermann.Hermann traduisit :– C’est vrai, disait Nicolas, vous êtes la femme de mon

ancien maître, et je suis son esclave…– Oh ! oh ! interrompit M. de Morlux, serait-ce de

l’Allemand qu’il voudrait parler ?L’ivrogne continua son étrange monologue :– Esclave !… pour elle, je suis un esclave !… mais le

baron est mort, il est mort ruiné… et je suis riche, moi…riche de tout ce que j’ai volé au comte Potenieff. Et puis onm’a affranchi… et je ne suis plus un serf… et si elle voulaitm’aimer…

Le poêle rouge projetait ses reflets sur le visagetourmenté de l’intendant. M. de Morlux le vit grimacer unhorrible sourire. Puis il continua, rêvant toujours :

– Et si je tuais cet homme qui l’accompagne !… cethomme qui me parle en maître… sous l’œil de qui je mesens frissonner… Comment s’appelle-t-il, cet homme ?…Ah ! ah ! ah !

Nicolas se tut et entra dans son sommeil léthargique.– Il est évident, dit M. de Morlux, que c’est de l’étrangère

qu’il veut parler…– Et, dit Hermann, il y a du vrai dans cela.

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– Comment ?– Je sais plus de choses encore que le moujik ne m’en

a dit.– Que sais-tu ?– Quand nous sommes en présence, Nicolas fait à cette

femme une cour qui n’est rien moins que respectueuse.– Eh bien ?– Mais quand il est seul avec elle, il lui parle avec une

soumission et une servilité sans pareilles.– Es-tu sûr de cela ?– Je les ai surpris hier, après le déjeuner, et je vous

assure que Nicolas avait bien l’attitude d’un esclave devantcette femme.

– Mais… cet homme… qui l’accompagne… et passeses journées à courir les bois… quel est-il ?

– Monsieur le vicomte, dit Hermann, vous m’avezprouvé, en vous souvenant de moi, que vous faisiezquelque cas de ma perspicacité et de mes talents.

– Sans doute, dit le vicomte.– J’ai voulu justifier votre opinion. J’ai observé, sans

vous faire part de mes observations tout d’abord.– Eh bien, qu’en résulte-t-il ?– Que ces gens-là, l’homme à la figure niaise, la femme

qui, vis-à-vis de nous, a les manières d’une petitebourgeoise allemande, sont ici dans un but opposé au

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nôtre.– En vérité !– Vous venez pour y perdre Madeleine.À ce nom, M. de Morlux tressaillit.– Ils viennent pour la protéger, acheva Hermann ; qui

sait si ce ne sont pas des amis de M. Yvan Potenieff, dontelle a été si brusquement séparée ?

M. de Morlux ne répondit pas. Il se souvenait qu’on avaitpareillement voulu sauver Antoinette. Hermann reprit :

– Ensuite, vous croyez peut-être que les cheveux et labarbe de l’Allemand sont d’un blond naturel ?

– Mais, sans doute.– Vous vous trompez encore, mon maître ; les cheveux

et la barbe sont postiches.– En es-tu sûr ? s’écria M. de Morlux.Et involontairement il songea à cet homme, dont

Timoléon avait eu si grand-peur et qu’il croyait voir à la foisdans le médecin mulâtre et le major russe Avatar. L’ivrognese trémoussa de nouveau dans son fauteuil.

– Écoutons encore, murmura Hermann.En effet, Nicolas Arsoff entrouvrit les lèvres et murmura :– Je ne suis plus, après tout, l’esclave du baron

Sherkoff… ou le vôtre… et vous êtes ici en mon pouvoir…car je suis puissant aujourd’hui, aussi puissant qu’un vrai

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boyard… Aucune femme ne me résiste… Je fais donner lefouet à quiconque discute mes volontés… Je suis NicolasArsoff le terrible, comme on m’appelle… Et s’il me plaisaitde faire lier cet homme et de l’envoyer en Sibérie, je lepourrais… Cet homme qu’elle aime… cet homme quim’appelle esclave… Oh ! si je n’avais pas peur !…

Le visage de Nicolas Arsoff exprimait en effet uneterreur superstitieuse.

Il se tut un moment, étreint par le sommeil de plomb quil’accablait ; mais le rêve reprit son empire.

– Il me fait trembler rien qu’en me regardant, cethomme, continua Nicolas Arsoff. Il m’appelle esclave et jesouris. S’il avait un fouet, je tendrais l’épaule… C’est pourlui obéir que je trompe les deux Français.

– Voilà un renseignement précieux à recueillir, murmuraM. de Morlux.

– Voyez-vous ? fit Hermann ; m’étais-je trompé ?Le dormeur continua :– Mais comment se nomme-t-il donc, cet homme que la

baronne Sherkoff appelle maître ?– Autre renseignement, se dit le vicomte.Et il se pencha sur Nicolas Arsoff pour mieux saisir au

passage les paroles qui s’échappaient de ses lèvres.– Un drôle de nom pourtant, murmura le dormeur… un

nom comme je n’en ai jamais entendu… Ah ! Ah !

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Il fit un soubresaut dans son fauteuil et dit encore :– Je me souviens !Hermann regarda son ancien maître. M. de Morlux était

pâle et ses cheveux blancs semblaient se hérisser.– Oui, oui, dit Nicolas, je me souviens… C’est bien

cela !… Il s’appelle Rocambole !Soudain, M. de Morlux fit un pas en arrière, étouffant un

cri d’étonnement et presque de terreur.– Rocambole ! répéta-t-il, Rocambole ! Mais c’est donc

un démon, cet homme ?…Et, comme Timoléon, quinze jours auparavant,

M. de Morlux eut peur.

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XVIIIEn Russie, le service de la poste aux chevaux est mieux

organisé que celui de la poste aux lettres. Les neiges, quin’interrompent que rarement le premier, sont quelquefoisun sérieux obstacle au second. Le château de Lifrou n’avaitpas de service postal régulier avec Studianka. Seulement,quand une lettre arrivait dans le bureau de cette petite villeou dans celui de Peterhoff, à l’adresse de maître NicolasArsoff ou de quelqu’un de ses paysans, le directeurenvoyait un moujik dans un traîneau, et le moujik apportaitle message. Or, en quittant Paris, M. de Morlux avaitrecommandé à ses gens de lui expédier ses lettres àVarsovie, poste restante. Arrivé à Varsovie, il avait, sur leconseil de son valet de chambre Hermann, recommandéqu’on lui adressât tout ce qui arrivait pour lui au château deLifrou, district de Studianka, en Russie.

Après sa conversation avec Hermann et les révélationsque l’ivrogne Arsoff avaient faites dans son sommeil, on ledevine, le vicomte avait passé une assez mauvaise nuit. Ilétait sous le même toit que Rocambole, et Rocambolen’était pas homme à être venu si loin pour faire un simplevoyage d’agrément. Jusqu’au jour, M. de Morlux avaitmédité, la main sur ses pistolets, qu’il avait glissés sous

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médité, la main sur ses pistolets, qu’il avait glissés sousson traversin. Mais le jour était venu avec un gai rayon desoleil, et M. de Morlux, le visage collé aux vitres de safenêtre, avait attendu avec impatience le moment où ilapercevrait son ennemi. L’Allemand, c’est-à-direRocambole, était resté, comme nous l’avons déjà dit, chezMadeleine, auprès de laquelle Vanda avait passé la nuit.Puis il était sorti avec Vanda et l’avait emmenée sur lachaussée de l’étang pour causer plus librement en pleinair. M. de Morlux l’avait donc vu partir, son fusil sur l’épaule,et il s’était dit :

– Je vais avoir quelques heures devant moi pourréfléchir.

Or, tandis que Rocambole et Vanda s’éloignaient, untraîneau entra bruyamment dans la cour de Lifrou. C’était laposte, c’est-à-dire un moujik, qui arrivait porteur de deuxlettres. L’une était réexpédiée du bureau de Varsovie auchâteau de Lifrou, à l’adresse de M. le vicomte Karle deMorlux. L’autre était pour Nicolas Arsoff. Un valet sechargea d’apporter la sienne à M. de Morlux. Ce dernier,avant de briser le cachet, se prit à examiner les différentstimbres qui couvraient l’enveloppe. La lettre paraissaitpartir de Liverpool, avoir été expédiée à Paris d’abord,puis en Allemagne. Elle avait une dizaine de jours de date.M. de Morlux reconnut l’écriture de la suscription. C’étaitcelle de Timoléon.

– Ah ! pensa-t-il, le drôle réclame sans doute sescinquante mille francs.

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Et il ouvrit la lettre sans trop de précipitation, croyant endeviner le contenu. La lettre commençait ainsi :

« Monsieur le vicomte,« Il est probable que nous ne nous reverrons jamais, car

je m’embarque dans une heure pour l’Amérique.« Un de nos anciens agents, honnête, par

extraordinaire, s’est présenté chez vous, a été renvoyéchez le baron votre frère, a touché les cinquante millefrancs convenus entre nous, et me les a expédiés.

« Cette somme, et quelques économies que j’emporte,va me permettre de vivre dans le Nouveau Monde, à l’abrides persécutions de Rocambole.

« Car nous avons été battus, monsieur le vicomte, n’endoutez pas.

À ces derniers mots, M. de Morlux laissa échapper uneexclamation de surprise. Puis il continua à lire :

« Je ne suis pas sûr de ce que j’avance, mais laconviction remplace la preuve, et je suis convaincu.

« J’ai assisté à l’enterrement d’Antoinette, je l’ai vueinanimée et froide dans sa bière, mais je crois cependantqu’elle n’est pas morte.

L’émotion qu’éprouva alors M. de Morlux fut si forte quela lettre lui échappa des mains. Cependant, il se remit etpoursuivit sa lecture :

« Durant les deux jours qui ont suivi le drame de Saint-Lazare, j’ai été l’esclave de Rocambole. La vie de ma fille

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Lazare, j’ai été l’esclave de Rocambole. La vie de ma filleen dépendait. J’ai dû faire réclamer, par son ordre, lecorps d’Antoinette et acheter un terrain pour elle. Ce n’estque dans la nuit qui a suivi les funérailles que ma fille m’aété rendue.

« Mais je ne pouvais vous prévenir avant d’avoir quittéla France, comme vous allez voir. Ce gueux deRocambole, pour se débarrasser à tout jamais de moi, aprovoqué une descente de police dans mon domicile de larue des Prêtres, et on y a trouvé votre portefeuille vide.C’est donc moi qui suis le voleur. Je vais donc me mettre àl’abri à l’étranger. Mais, avant de partir, je me venge deRocambole en vous mettant sur vos gardes.

« Antoinette, plongée en léthargie, a été ensevelie toutevivante. Elle a dû être déterrée quelques heures plus tard ;j’en suis certain. Quant à votre neveu Agénor, il est à Paris,en relations avec Rocambole. Enfin, le jour où nous avonsfait cerner la maison du Chemin-des-Dames, nous avonsété joués comme des enfants. Rocambole s’est échappépar un tunnel creusé sous la chaussée de la rue etaboutissant au cimetière Montmartre.

« Un dernier mot, monsieur le vicomte. Rocambole apour complice et pour compagne une aventurière du nomde Vanda, autrefois baronne de Sherkoff. Cette femme,excessivement dangereuse, née à Vilna, a été longtempsl’objet des recherches de la police russe, qui la soupçonned’avoir entretenu des relations avec l’insurrectionpolonaise. Peut-être pourrez-vous vous en débarrasser envous adressant à l’ambassade moscovite. Tous les

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renseignements que je vous donne là, et dont vous ferezcertainement votre profit, valent bien, j’ose le croire, lescinquante mille francs que j’ai touchés, et que je n’ai pasgagnés, puisque Antoinette n’est pas morte. Sur ce,monsieur le vicomte, j’ai l’honneur de me dire votre trèsobéissant

« TIMOLÉON. »M. de Morlux demeura un moment comme foudroyé par

cette lettre. Mais c’était un homme de haute et sauvageénergie que le vicomte Karle, et il redressa bientôt la tête.

– Eh bien, murmura-t-il, à nous deux, Rocambole. La lettre reçue par Nicolas Arsoff était de nature bien

différente. C’était le gouverneur militaire de Studianka quiécrivait au digne intendant et disait :

« Nicolas Arsoff,« Il vous est enjoint d’envoyer, sous trois jours, le

contingent d’hommes fournis annuellement par lespropriétaires à l’armée. Votre contingent, à vous, est detrois hommes.

« Vous aurez soin que ces trois hommes arrivent àStudianka sous bonne escorte. Je vous salue.

« P…« Gouverneur militaire. »

Nicolas Arsoff était parfaitement dégrisé quand il avait

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reçu cette lettre. On la lui avait apportée dans la chambrede Madeleine. Mais, comme un quart d’heure après,Vanda revint, l’intendant recouvra sa liberté, sortit etdescendit se chauffer au poêle de la grande salle.M. de Morlux, redevenu calme, impassible, s’y trouvait etfumait un cigare.

– Vous avez l’air soucieux, mon maître, dit-il à Nicolas.– Il y a de quoi, répondit Nicolas avec humeur.– Que vous arrive-t-il donc ?– C’est le gouvernement qui me demande trois soldats.– Ah !– Je compte bien me débarrasser en sa faveur de ce

drôle nommé Alexis que j’ai fait fouetter, il y a deux jours.Ensuite, je trouverai peut-être quelque ivrogne qui, toutcompte fait, est une charge pour nous et qu’il vaut mieuxdonner au czar. Mais il me faut un troisième soldat…

M. de Morlux tressaillit.– Voulez-vous un bon conseil ? dit-il.– Oui, fit Nicolas.– Aimez-vous toujours cette jeune Allemande ?Nicolas pâlit :– Pourquoi me demandez-vous cela ? fit-il avec une

émotion subite.– Parce que, dit froidement M. de Morlux, ce serait une

belle occasion de vous débarrasser de son mari.

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– Oh ! fit Nicolas, dont la figure bestiale prit unesoudaine expression de férocité.

Et tous deux se regardèrent alors comme deux démonsprêts à signer un pacte infâme et terrible.

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XIXIl y eut, après ces paroles de M. de Morlux, un moment

de silence entre Nicolas Arsoff et lui. L’intendant dit enfin :– Mon cher monsieur, vous voulez me tenter ?…Il n’était point dépourvu d’une certaine astuce, et il se

défiait.– Je ne cherche à tenter que ceux qui sont susceptibles

de céder à la tentation, répondit froidement M. de Morlux.Tu rêves un peu haut, mon maître, ajouta-t-il d’un tonmoqueur.

– Que voulez-vous dire ? fit Nicolas.– Je veux dire que, lorsque tu dors, ton cœur monte

facilement jusqu’à tes lèvres et qu’il t’échappe bien desrévélations dans ton sommeil.

Nicolas devint inquiet.– J’ai donc rêvé devant vous ? dit-il.– Oui.– Et j’ai dit ?… fit-il avec anxiété.– Que tu aimais la femme blonde.

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Nicolas eut un gros rire.– Ce n’est pas un mystère, murmura-t-il.– Pardon, c’en est un ; car tu l’aimes et la crains, car tu

lui obéis comme un esclave…– Vous savez cela ?– Tu la crains, poursuivit M. de Morlux, parce que c’est

la femme de ton ancien maître, qu’elle appartient àl’aristocratie russe… et que tu redoutes sa colère…

– Taisez-vous ! taisez-vous ! murmura Nicolas avecterreur.

– Tu la crains encore, parce que tu redoutes l’hommequi l’accompagne.

– C’est vrai, fit naïvement l’intendant ; il me fait peur…– Raison de plus pour le faire enrôler dans l’armée du

czar.Mais le calme de M. de Morlux ne rassurait point

l’intendant Nicolas Arsoff.– Les commissaires envoyés par le gouvernement, dit-

il, ne s’y tromperont pas…– Tu crois ?– Et jamais, continua l’intendant, ils ne voudront prendre

pour un paysan de mon domaine cet étranger qui leur dirason nom…

– Tu te trompes.

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– Pourquoi ?– Parce que, au lieu de dire son nom, cet homme a

intérêt à le cacher.– Ah !– Et il préférera encore être enrôlé comme soldat que

laisser constater son identité.– Est-ce bien vrai, cela ? fit Nicolas Arsoff avec une

certaine défiance.– C’est vrai.M. de Morlux s’avançait beaucoup peut-être en parlant

ainsi, car il était évident que Rocambole ne s’était pas misen route sans papiers bien en règle, sous un nomquelconque.

Mais l’essentiel pour lui était d’entraîner Nicolas et de luifaire partager ses vues. Aussi, lui dit-il encore :

– Il te paraît étonnant que cet homme, qui accompagneune femme de la haute aristocratie russe, ait quelquechose à craindre ?

– Dame ! fit naïvement Nicolas Arsoff.– Tiens ! lis… c’est une lettre de France que j’ai reçue

ce matin.En Russie, le noble d’une certaine éducation ne parle

que le français. Par suite, son intendant doit savoir lire etécrire cette langue. Sous ce rapport, Nicolas ne laissaitrien à désirer. M. de Morlux suivait, sous ses yeux, le

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passage de la lettre de Timoléon relatif à Vanda. Timoléon,on s’en souvient, prétendait dans cette lettre que Vandaétait accusée de relations avec l’insurrection polonaise. Or,Nicolas Arsoff savait ce que pouvait peser, à un momentdonné, une pareille accusation.

– S’il en est ainsi, dit-il avec un éclair de joie férocedans ses petits yeux méchants, elle est à moi !…

– Si tu te débarrasses de l’autre, ricana M. de Morlux.– Puisque vous dites qu’il aimera mieux se laisser

massacrer que de dire qui il est.– Sans doute, mais…L’attitude de M. de Morlux indiquait une certaine

hésitation.– Eh bien ? dit l’intendant.– Tu aimes Vanda, reprit le vicomte.La physionomie bête et stupide de Nicolas exprima une

convoitise ardente et bestiale.– Oh ! fit-il.– Eh bien ! moi, j’aime la jeune fille malade.– À votre aise, dit Nicolas avec un rire ignoble.– Si tu me sers je te servirai, poursuivit M. de Morlux.– C’est dit, répliqua l’intendant.– Ensuite, reprit M. de Morlux, il ne faut pas t’imaginer

que tu t’empareras sans danger d’un gaillard comme cet

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homme.La terreur que Rocambole avait su inspirer à Nicolas

reprit ce dernier :– J’ai des pistolets, dit-il.– Et il se défendra comme un lion, ajouta M. de Morlux.

Sans compter que s’il soupçonnait une seconde le projetque nous avons, il le déjouerait avec autant de facilité qu’unenfant détruit un château de cartes en soufflant dessus.

Nicolas devint pensif.– Je sais bien un moyen, dit-il, de le paralyser

complètement, au moins pendant quelques heures.– Quel moyen ? demanda M. de Morlux avec curiosité.– Écoutez, dit Nicolas. Quand nous voulons nous rendre

maîtres d’un paysan révolté, et que nous prévoyons unevigoureuse résistance de sa part, nous mettons tout enœuvre pour glisser dans sa maison une personne qui letrahisse.

– Je ne comprends pas bien, fit M. de Morlux.– Cette personne, poursuivit Nicolas, mêle alors aux

aliments de cet homme une drogue que certainement vousconnaissez, et qu’on appelle de l’opium.

M. de Morlux sourit.– Avec un homme comme Rocambole, dit-il, j’ai peur

que ce ne soit un jeu d’enfant.– L’opium maîtrise tout le monde, répondit Nicolas ; il

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jette l’homme dans une sorte de stupeur et d’abrutissementqui, selon la dose absorbée, dure plusieurs jours.

– Oui, oui, dit M. de Morlux, je sais cela. Mais le difficileest de lui faire avaler de l’opium. Il n’est pas homme àboire et à manger sans se défier.

– Pour boire et manger, vous avez raison, dit Nicolas :mais fumer… M. de Morlux tressaillit.

– Vous savez que chaque soir, après dîner, il ouvre sonsac de voyage et en tire une demi-douzaine de cigares.

– Oui. Et il les fume ?– Pas tous, quelquefois… Voyez !Il y avait sur une table, dans la grande salle du poêle,

une coupe en jade blanc que Nicolas désigna. Dans cettecoupe étaient encore deux de ces cigares sans pareils,quoi qu’on en dise, que la régie française vend sous lenom de londrès, et qui sont à tous les autres produits de LaHavane ce qu’est le vin de Bordeaux à tous les vinsd’Espagne ou de Sicile.

– Attendez-moi, dit Nicolas, vous allez voir.L’intendant sortit de la salle et monta dans ce qu’il

appelait son cabinet. Une vaste pièce encombrée de sacsde grains, de fusils, de poires à poudre, d’instruments depêche et de jardinage, et de quelques meubles boiteuxparmi lesquels figurait une sorte de bahut dans lequell’intendant serrait ses papiers et son argent. Il ouvrit un destiroirs de ce meuble et y prit un morceau d’opium de la

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grosseur d’une tête d’épingle, qu’il se mit à pétrir dans sesdoigts et allonger comme une aiguille. Puis il rejoignitM. de Morlux. Celui-ci ferma la porte alors et se tint toutauprès, de façon à pouvoir prévenir l’intendant en tempsutile, si Vanda venait à descendre.

– Voyez-vous, dit Nicolas, en prenant un des cigaresdans la coupe de jade, si j’introduisais cela dans le bout decigare qui doit brûler, à la troisième bouffée on s’enapercevrait incontestablement.

En même temps, il prit une épingle et soulevadélicatement une des feuilles du cigare.

– C’est par le bout opposé qu’il faut introduire lenarcotique, reprit-il ; de telle façon que la fumée s’enimprègne en passant, mais que cependant il ne brûle point.

« L’ivresse qui se communique ainsi est dix fois plusterrible que celle qu’on obtiendrait en fumant tranquillementun morceau d’opium dans une pipe.

– Ah ! fit M. de Morlux étonné.– C’est l’histoire d’un verre d’absinthe, qui, étendu

d’eau, grise bien davantage, ajouta Nicolas Arsoff.Cette observation arracha un sourire à M. de Morlux.– Voilà un ivrogne, pensa-t-il, qui est cependant d’une

certaine force sur la théorie des boissons.Nicolas Arsoff avait si bien allongé le morceau d’opium,

qu’il n’avait plus que l’épaisseur d’un fil ; et il le glissa sousla première feuille du cigare avec une si merveilleuse

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adresse que l’œil le plus exercé, examinant ensuite lecigare, n’aurait pu constater aucune altération dans saforme et dans sa pureté.

– S’il fume celui-là, dit alors l’intendant, nous pourronssans danger l’envoyer au gouverneur militaire deStudianka.

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XXNous avons laissé Rocambole causant avec Vanda sur

la chaussée de l’étang et lui disant ces derniers mots :– Non, il ne faut pas que cet homme soit puni ici. C’est

à Paris que je lui réserve le juste châtiment de ses crimes.Vanda s’en allait à petits pas vers le château, tandis

que Rocambole s’éloignait. Tout à coup, celui-ci s’arrêta etse retourna. Vanda s’était arrêtée aussi. Ils n’étaient guèrequ’à cent pas l’un de l’autre, et Rocambole lui fit un signe.Vanda comprit qu’il avait encore quelque chose à lui dire.Elle revint donc sur ses pas. Rocambole s’assit sur untronc d’arbre, posa son fusil auprès de lui et dit à la jeunefemme :

– Cela t’étonne, n’est-ce pas, dit-il, que lorsqu’il meserait si facile de me débarrasser de M. de Morlux d’uncoup de carabine ou d’un coup de poignard, je ne le fassepoint ?

– En effet.– Si je le tuais, pourtant, qui nous rendrait la fortune de

Madeleine et d’Antoinette ?– C’est juste ; mais alors, dit Vanda, que sommes-nous

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venus faire ici ?– Nous sommes venus sauver Madeleine.La belle Russe regarda Rocambole d’un air

interrogateur.– Mon ami, dit-elle, il est une chose que je ne

comprends pas très bien.– Parle.– Comment arracherons-nous Madeleine à cet homme

sans le frapper ?– Écoute… Penses-tu que la jeune fille puisse supporter

un nouveau voyage dès demain ?– Elle est bien faible, répondit Vanda, mais il y a en elle

une telle énergie que j’ose croire qu’elle nous suivrait si ellepensait être exposée à de nouveaux dangers.

– Jusqu’à ce jour, reprit Rocambole, elle ne sait pas quinous sommes ?

– Non, elle croit que le hasard seul nous a amenés ici.– Eh bien ! il est temps de parler.– Mais nous croira-t-elle ?– Oui, en lui parlant de Milon et en lui montrant la lettre

d’Antoinette, sa sœur.– Quand ?– Aujourd’hui même, car il faut lui annoncer que nous

partons dans la nuit.

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– C’est bien, dit Vanda ; mais j’ai encore une objectionà faire.

– Laquelle ?– Chaque soir, cette brute de Nicolas Arsoff est ivre.– Je le sais.– Et une fois ivre, c’est un être dont il ne faut rien

espérer. Or, M. de Morlux ne doit dormir que d’un œil…– Toutes mes précautions sont prises.– Ah !– Crois-tu donc, fit Rocambole, avec un sourire, que je

m’en vais le matin, depuis deux jours, pour ne rentrer que lesoir à la seule fin de tuer des martres zibelines et de mefaire une pelisse de renard bleu ?

– Je ne le pense pas, murmura Vanda avec un sourire.– Tu te souviens du paysan fouetté à Studianka ?– Oui. Est-ce que tu l’as revu ?– J’avais besoin d’un homme qui exécrât Nicolas Arsoff

et n’eût pas de plus ardent désir que celui de fuir lesdomaines du comte Potenieff ; je l’ai trouvé en lui.

– Quel rôle jouera-t-il donc ?– Avec l’or que je lui ai donné, il s’est procuré un

traîneau et des chevaux. Cette nuit, un peu après que toutle monde sera couché au château, il se trouvera avec safemme, car il a épousé Catherine hier devant le pope duvillage, il se trouvera, dis-je, au bout de cette clairière et

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nous attendra.– Mais comment sortirons-nous du château ? Car,

ajouta Vanda, tu le sais, on lâche chaque soir, dans la cour,deux grands molosses qui feraient, si l’on tentait de sortir,un bruit d’enfer.

– J’ai prévu cela. Aussi, n’est-ce point par la cour quenous sortirons.

– Par où donc ?– Par la fenêtre de Madeleine, qui donne sur la façade

opposée à la cour, et par conséquent aux croisées deM. de Morlux.

– Maître, dit Vanda avec admiration, tu prévois tout.– Allons, ajouta Rocambole, rentre au château et fais-toi

reconnaître de Madeleine et soyons prêts à partir cette nuit.Et il quitta Vanda, son fusil sur l’épaule et sifflotant un air

de chasse. Au-delà de l’étang se trouvait une bande deforêt de quelques centaines de mètres de profondeur. Au-delà de la forêt, une plaine au milieu de laquelle se dressaitun des villages faisant partie du domaine du comtePotenieff. Ce fut vers cette misérable agglomération decahutes que se dirigea Rocambole. La maison d’Alexisétait la première du village. Le paysan et sa jeune femmeétaient sur le seuil de leur porte. À la vue de Rocambole,leur visage, mélancolique, exprima la joie la plus complète.On devinait que cet homme étrange avait déjà exercé sureux ce mystérieux pouvoir de fascination dont il était doué.

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Il leur avait donné de l’or, à eux misérables ; il leur avaitparlé de liberté, à eux qui étaient esclaves ! Enfin, il leuravait promis de les protéger contre Nicolas Arsoff, dont ilsredoutaient la vengeance ; et il avait tenu parole sur cedernier point, car depuis trois jours, le farouche intendantparaissait les avoir oubliés, et ils avaient pu se marier laveille sans rencontrer d’obstacles.

– Ah ! lui dit Catherine, la belle et hardie paysanne quiavait osé braver l’amour du tyran, nous avons passé unehorrible nuit, seigneur.

– Et pourquoi, mes enfants ? demanda Rocambole enentrant dans la hutte, et après avoir posé son fusil dans uncoin, en venant s’asseoir auprès du poêle.

– Moi, dit Alexis, je n’avais pas peur, car j’étais résolu àtuer le misérable, s’il s’était présenté.

– Vous avez eu tort, Catherine, dit Rocambole, dedouter de moi. L’heure de la liberté approche.

– Je suis prêt à partir, dit Alexis.– Tu as le traîneau ?– Et les chevaux, Excellence. Quand partons-nous ?– Cette nuit.– Et vous nous emmènerez en France ? demanda

Catherine avec joie.– Oui, mon enfant.Catherine et Alexis se mirent à genoux devant

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Rocambole et lui baisèrent les mains. Puis il leur donnases dernières instructions. Tous deux devaient être avec letraîneau derrière le château à minuit. Contre l’usage russe,les chevaux n’auraient pas de clochettes. Enfin,Rocambole glissa dans sa carnassière une longue corde ànœuds, d’une extrême solidité, qui devait permettre auxtrois fugitifs de descendre par la fenêtre de Madeleine.Puis il sortit.

– Il fera une belle nuit pour notre voyage, dit Alexis en lereconduisant vers la porte de la chaumière.

Et il montrait le ciel du doigt. Quelques nuages blancsmontaient à l’horizon et obscurcissaient les rayons dusoleil.

– Tenez, ajouta le paysan, la nuit sera noire ; ce soir, iln’y aura ni lune ni étoiles ; et il ne fait pas assez froid pourque les loups nous tracassent.

Rocambole s’en alla, chassa comme de coutume etrentra à Lifrou un peu avant la nuit. M. de Morlux, Hermannet Nicolas Arsoff se chauffaient auprès du poêle. Le fauxAllemand avait repris sa physionomie insignifiante etcandide qui avait si bien abusé le vicomte. Il échangeaquelques mots avec ces trois personnes, parla de la foirede Moscou, qui approchait, et de son projet de quitter lechâteau sous deux jours ; puis il se mit à table, comme decoutume, avec l’intendant et Vanda, qui avait un momentquitté la jeune malade. Le vicomte Karle de Morlux semontra d’une gaieté toute française. Nicolas Arsoff but

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comme à l’ordinaire ; et Rocambole ne put soupçonner quesa boisson était abondamment coupée d’eau. Enfin, lesouper terminé, M. de Morlux tira un cigare de son étui etl’offrit au faux Allemand. Mais celui-ci refusa :

– Excusez-moi, reprit-il, je préfère les cigares deFrance que j’ai apportés avec moi.

Et il s’approcha de la coupe de jade vert. En cemoment, Vanda se glissa auprès de lui.

– Eh bien ? demanda Rocambole.– Elle sait tout.– Elle partira ?– Quand nous voudrons.– C’est bien.– Est-ce toujours pour cette nuit ?– Oui.– Mais comment descendrons-nous par la fenêtre ?– Au moyen d’une corde à nœuds, qui est dans ma

carnassière. Remonte de bonne heure, moi je reste ici ledernier. J’attends que Morlux soit couché et que l’intendantsoit ivre.

En même temps, Rocambole mit la main dans la coupe,y prit un de ses cigares, le porta à ses lèvres et l’allumaavec le papier enflammé que lui tendit Nicolas Arsoff.

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XXIQuelques heures auparavant, Vanda, obéissant aux

ordres de Rocambole, était restée dans la chambre deMadeleine. La jeune fille était plus calme ; ses crisesnerveuses avaient disparu, et les folles terreurs auxquelleselle avait été en proie s’étaient peu à peu dissipées. Maisrestait la douleur profonde ; cette douleur qui veillait muettesur son âme blessée. Madeleine aimait Yvan, et elle enétait séparée pour toujours…

Pour elle, jusqu’à cette heure, Vanda n’était autre chosequ’une amie de hasard, une étrangère qui, émue decompassion, s’était intéressée à elle et lui avait prodiguéses soins. Jusque-là, Madeleine ne lui avait parlé ni de sasœur, ni de sa triste situation, et Vanda s’était tenue sur laréserve. Aussi, la jeune fille fut-elle stupéfaite lorsqueVanda, revenant s’asseoir à son chevet, après avoirpoussé le verrou de la porte, lui dit :

– Mademoiselle, savez-vous que j’ai fait six cents lieuestout exprès pour vous ?

– Pourquoi ? exclama la jeune fille.– Oui, répéta Vanda, pour vous sauver…

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– Me sauver ?– D’un danger plus terrible que tous ceux que vous avez

courus jusqu’à présent.Madeleine regardait Vanda avec un étonnement qui

allait grandissant.– Mais qui donc êtes-vous ? lui dit-elle enfin.– Je suis une amie de votre sœur Antoinette, répondit

Vanda. Madeleine jeta un cri.– Antoinette ! dit-elle, vous connaissez Antoinette ?– C’est elle qui m’envoie.Et Vanda entrouvrit son corsage et tira de son sein une

lettre qu’elle tendit à Madeleine. Celle-ci examina le pli d’unœil avide. La suscription portait :

« Pour ma sœur.C’était bien l’écriture d’Antoinette. Madeleine l’ouvrit

précipitamment et lut :« Ma bonne Madeleine,« Cette lettre va à ta rencontre. Où te trouvera-t-elle ? Je

ne sais. Mais écoute bien mes paroles. Ceux qui te laremettront sont nos meilleurs amis, et tu peux faireaveuglément tout ce qu’ils te demanderont.

« Écoute encore : j’ai retrouvé Milon. Tu sais ? notrebon vieux Milon.

« Je sais le nom de notre mère. Notre mère a laisséune grande fortune. Cette fortune nous a été volée, et les

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voleurs ont essayé de m’empoisonner, et ils veulentt’assassiner.

« Un homme, le vicomte de Morlux, a quitté Paris il y aquelques heures. Cet homme, c’est le meurtrier de notremère ; c’est celui qui a voulu m’empoisonner ; c’est celuiqui veut te tuer… »

La lettre échappa aux mains de Madeleine.– Mon Dieu ! fais-je un rêve ?– Non, vous ne rêvez pas, dit Vanda. C’est bien la

réalité. Cet homme qui vous a sauvée des loups a jurévotre mort.

– Ciel ! exclama la jeune fille, dont le regard redevinttout à coup égaré.

– Mais nous sommes arrivés à temps pour vous sauver,nous, dit Vanda.

Madeleine la regarda encore.– Que peut une femme contre un homme ? dit-elle.– Vous oubliez celui qui est avec moi.Et elle prononça ce mot avec un certain orgueil. Mais,

outre que Madeleine n’avait jamais entendu parler deRocambole et ignorait la mystérieuse puissance de cethomme, le faux Allemand s’était fait une figure si niaise, ilavait si bien, pour tromper la défiance de M. de Morlux, prisl’attitude d’un homme sans initiative et sans énergie, queMadeleine ne put s’empêcher de regarder Vanda, d’un air

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de doute :– Ah ! oui, dit-elle, votre mari…Vanda se prit à sourire.– Vous ne le connaissez pas, dit-elle ; vous ne pouvez le

connaître…– Ah !– Mais vous le verrez bientôt à l’œuvre. Êtes-vous assez

forte pour partir cette nuit ?– Oh ! sur-le-champ, si vous voulez, murmura

Madeleine, qui songeait à sa mère empoisonnée. Mais cemonstre nous laissera-t-il partir ?

– Toutes nos précautions sont prises, dit Vanda. Il a toutprévu, lui. Et elle prononça ce dernier mot avec un accentqui disait toute sa foi dans le génie de Rocambole. Etcomme Madeleine ne paraissait point partager cetteconviction :

– Cet homme en qui vous ne croyez pas, dit-elle, asauvé votre sœur du déshonneur et de la mort ; il a faitsortir Milon du bagne ; il a arrêté dans sa coursevertigineuse le couteau de la guillotine qui allait détacherune tête.

Et Vanda fit à Madeleine un tel portrait de Rocambole,que Madeleine eut foi à son tour.

– Ainsi donc, dit-elle, nous partirons ?– Cette nuit.

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– Et où m’emmènerez-vous ?– En France.Madeleine soupira, et le nom d’Yvan glissa sur ses

lèvres.– Je sais votre histoire, dit Vanda. Vous aimez Yvan

Potenieff ?– Je l’aime à en mourir… et certainement j’en mourrai,

répondit-elle avec son sourire navré.– Non, dit Vanda, vous n’en mourrez pas : car vous

épouserez Yvan.Madeleine se dressa vivement sur son lit.– Que dites-vous ? dit-elle.– Vous épouserez Yvan, répéta Vanda avec cet accent

de conviction profonde qui avait déjà frappé Madeleine,parce qu’il le veut.

– Mais le père d’Yvan m’a chassée !– Oui, dit Vanda, mais il a chassé la pauvre fille sans

nom, sans fortune. Vous avez un nom maintenant.– C’est de l’or que veut le père d’Yvan.– Votre sœur ne vous dit-elle pas que votre mère a

laissé une grande fortune ?– Mais cette fortune a été volée ?– Oui, par M. de Morlux ; mais il faudra bien qu’il vous la

rende. Et comme Vanda parlait ainsi, la sœur d’Antoinette

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l’écoutait avec une sorte d’extase, et elle lui parlait d’Yvanet lui racontait l’horrible comédie inventée par le comtePotenieff, et que Pierre le moujik lui avait révélée. Ainsi,elle était toujours aimée ; et Yvan résisterait, elle l’espéraitdu moins, aux obsessions de sa famille qui voulait lui faireépouser la riche héritière. Et elle aurait le temps, elleMadeleine, de dire à Yvan : « Je suis riche, moi aussi ! »

La journée s’écoula au milieu de ces confidences. Lesoir vint, et lorsque la cloche du souper se fit entendre,Vanda quitta Madeleine et descendit dans la grande salleoù nous l’avons vue retrouver Rocambole, M. de Morlux etl’intendant Nicolas Arsoff. On se souvient des quelquesmots échangés entre elle et Rocambole, au moment oùcelui-ci allumait un cigare.

Vanda rejoignit Madeleine. Mais, auparavant, elles’arrêta dans l’immense vestibule où Rocambole avaitaccroché sa carnassière après un bois de cerf ; et elles’empara de l’échelle de corde. Les prédictions du paysanAlexis s’étaient réalisées. La nuit était noire. Vanda, aprèss’être enfermée avec Madeleine, avait fait lever celle-ci etl’avait habillée elle-même. Puis toutes deux, le visage colléaux vitres de la fenêtre, elles avaient interrogé du regardcette vaste plaine de neige au milieu de laquelle devaitbientôt apparaître le traîneau libérateur. La soirée s’écoula.Une grande horloge qui était au rez-de-chaussée duchâteau sonna minuit. C’était l’heure indiquée parRocambole. Tout à coup, Madeleine poussa vivement lebras de Vanda :

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– Voyez, dit-elle.Et elle lui montrait un point lumineux qui venait de surgir

dans le lointain. C’était le fanal du traîneau conduit sansdoute par Alexis et sa jeune femme Catherine. Le pointlumineux dévorait l’espace ; il approchait, et il vint bientôts’arrêter derrière un bouquet d’arbres, à cent mètres desmurs du château. Rocambole ne remontait pas. Vanda etMadeleine attendirent anxieuses, comme attendait letraîneau. Une heure s’écoula. Le château était devenusilencieux ; et les pas des valets et des paysans quicomposaient le nombreux domestique de Nicolas Arsoffs’étaient éteints. Rocambole était toujours dans la grandesalle du poêle. Vanda entrouvrit la porte de la chambre. Lecorridor était plongé dans l’obscurité. Elle prêta l’oreille…et n’entendit aucun bruit. Alors, inquiète, elle se décida àdescendre. Le poêle ne projetait plus qu’une lueurincertaine autour de lui. Cependant, Vanda, qui s’étaitarrêtée sur le seuil de la grande salle, aperçut auprès dupoêle un fauteuil. Et, dans ce fauteuil, Rocamboleendormi !… Et l’heure de la fuite était venue, et Rocamboledormait. Vanda eut un froid au cœur et pressentit uneterrible catastrophe.

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XXIIVanda s’approcha du fauteuil et appela tout bas

Rocambole. Mais Rocambole n’ouvrit pas les yeux. Alorselle le secoua fortement et cette fois, il s’éveilla. Mais il nequitta point son fauteuil et se borna à murmurer :

– Est-ce qu’on ne va pas me laisser dormir ?– Mon ami, dit Vanda, tu rêves encore, éveille-toi…– Va-t’en au diable, répondit-il.Cependant il se leva, puis fit deux ou trois pas en

chancelant.– Bon, dit-il, Galilée avait raison. Ce n’est pas le soleil,

c’est la terre qui tourne. Je la sens tourner sous mespieds…

Et il se mit à rire d’un rire hébété, idiot.– Miséricorde ! murmura Vanda, il est ivre !Rocambole vint se rasseoir ou plutôt se laisser tomber

dans le fauteuil. Puis, regardant toujours Vanda de cet œild’où toute intelligence paraissait désormais bannie :

– Qui es-tu donc, toi ? fit-il, tu es belle, ce me semble…oh ! bien belle… mais je ne t’ai jamais vue…

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Vanda jeta un cri.– Ah ! dit-elle, le malheureux ne me reconnaît pas !

Rocambole riait d’un rire stupide.– Idiots ! idiots, tous ces gens là ! disait-il. Ne

prétendent-ils pas que je suis Rocambole… Ah ! ah ! ah !si vous voulez voir Rocambole, allez au bagne de Toulon…Il y est… c’est le forçat Cent dix-sept.

Vanda le saisit par le bras.– Mais malheureux ! s’écria-t-elle, tais-toi !… veux-tu

nous perdre ? Rocambole continuait à rire. Elle voulul’entraîner hors de la salle ; mais il la repoussa en disant :

– C’est toi qui as dit que j’étais Rocambole, misérablefemme, va-t’en ! va-t’en !

Et, sous l’empire de cette folie momentanée, il passasubitement de la gaieté à la colère et voulut frapper Vanda.

– Mon ami, disait celle-ci d’une voix suppliante, je t’enprie… reviens à toi…

Mais Rocambole continuait :– Je vais vous dire mon histoire, moi, messeigneurs, si

vous vouiez la savoir… Je suis le major Avatar… J’aipassé à l’armée française, en Crimée, tandis que monrégiment demeurait fidèle à l’empereur et se faisait hachersur les remparts de Sébastopol…

– Ciel ! murmura Vanda hors d’elle-même, commentfaire taire ce fou ?…

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Ce mot l’exaspéra. Il se leva de nouveau, trébuchanttoujours, et se jeta sur elle. Puis il voulut la prendre à lagorge. Mais, soudain, ses bras tendus retombèrent et ilrecula en disant :

– Allons donc ! il ferait beau voir le major Avatar tuerune femme. Et il retomba dans le fauteuil, pleurant commeun enfant.

– Mon Dieu ! murmurait Vanda, et le traîneau qui nousattend… et Madeleine qui est prête !…

Les exclamations de colère de Rocambole avaient faitquelque bruit, et Vanda, consternée, entendait des pasdans l’escalier. M. de Morlux, en costume de nuit, entra lepremier, un flambeau à la main.

– Qu’est-ce que tout ce vacarme ? fit-il d’un air qu’ilessaya de rendre étonné, mais qui ne trompa point Vanda.

Derrière le vicomte Karle apparurent successivementplusieurs serviteurs et l’ancien valet de chambre Hermann.À la vue de tout ce monde, Rocambole essuya ses larmeset se leva pour la troisième fois. Un moment, Vandaespéra que cette ivresse mystérieuse qui l’étreignait allaitse dissiper. Mais Rocambole se mit en fureur, et montrantsa compagne à M. de Morlux :

– Tenez, dit-il, vous voyez cette femme ?– Mon ami… au nom du ciel !… murmurait Vanda.– C’est elle qui m’a entraîné à ma perte, continua

Rocambole ; aussi vrai que je me nomme le major Avatar.

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C’est par amour pour elle que j’ai passé à l’ennemi… aussivrai que je suis indigne de porter désormais un uniforme etdes épaulettes !

Et le malheureux dont l’hallucination prenait desproportions étranges, se dépouilla de sa polonaise et lajeta loin de lui. Puis il arracha la fausse barbe qu’il portaitet qui était si merveilleusement appliquée, qu’il avait fallul’œil investigateur d’Hermann pour voir qu’elle étaitpostiche. M. de Morlux fronça le sourcil et Vanda pâlit.Rocambole se débarrassa de tous ses vêtements l’unaprès l’autre, jurant et vociférant.

Les spectateurs de cette scène étaient muets. Vandaétait au supplice. Puis, à l’accès de fureur succédabrusquement une sorte d’atonie, et le malheureux secoucha sur la table, tout de son long, en disant :

– On peut me fusiller… je suis prêt… je sens que j’aimérité la mort.

– Il est fou ! dit M. de Morlux.– Non, dit Vanda, qui terrassa le vicomte d’un regard, il

est ivre !…En ce moment, un nouveau personnage apparut, et, à

sa vue, Vanda fit un pas en arrière. C’était Nicolas Arsoff.Contre son habitude, et pour la première fois peut-êtredepuis vingt ans, Nicolas n’était pas ivre à pareille heure. Ilavait l’œil calme et le visage tranquille. Derrière lui, setenaient une demi-douzaine de gens portant desuniformes. C’étaient des soldats envoyés par le gouverneur

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militaire de Studianka pour faire payer le contingentd’hommes. Il ne parut faire aucune attention à Vanda, pâleet frémissante ; et se tournant vers le sous-officier quicommandait les soldats :

– Tenez, dit-il, voilà l’homme dont je vous ai parlé.Et il désignait Rocambole. La fausse barbe était à terre.

Nicolas Arsoff continua, tandis que Vanda paraissaitfrappée de stupeur :

– Cet homme est un serf né sur nos terres. Il s’appelleGrégoire Noloff, et il s’est échappé tout jeune pour allervivre en Allemagne et faire tort à son seigneur de sapersonne et de son travail, car il n’a jamais payé l’obrok(9).

– N’écoutez pas cet homme ! s’écria Vanda. Il ment !…Rocambole, dans un état complet de prostration,

regardait les soldats, l’intendant et tous les gens quil’entouraient, avec ce rire stupide qu’ont les fous.

– Oui, misérable, répéta Vanda, qui marcha menaçantevers l’intendant, tu mens !

Nicolas haussa les épaules ; et s’adressant toujours ausous-officier :

– N’écoutez pas cette femme, c’est la complice de cemisérable.

Rocambole semblait paralysé, et un sourire idiot glissaitmaintenant sur ses lèvres.

– Il espère se sauver en jouant la folie, continual’intendant.

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l’intendant.Rocambole s’avança et dit aux soldats :– Je comprends… vous venez me chercher… pour me

fusiller… j’ai mérité mon sort… j’ai passé à l’ennemi…marchons, je suis prêt !…

Et, à demi nu, il vint se placer au milieu d’eux.– Mais, s’écria Vanda éperdue, ne voyez-vous pas qu’il

est fou, ce malheureux ?– Qui donc a dit que je suis fou ? répondit Rocambole.

Ah ! c’est cette femme… C’est elle qui m’a perdu !… nel’écoutez pas !…

Vanda eut un accès de fureur superbe. Elle leva la mainsur Arsoff.

– Esclave ! fit-elle, si tu ne déclares à l’instant la vérité,je te foule aux pieds comme un chien.

L’intendant pâlit et recula. Vanda était effrayante, etsous sa frêle enveloppe, elle avait, comme on s’ensouvient, une telle vigueur musculaire, dans son regard untel éclair que l’intendant se sentit dominé de nouveau.

– À genoux… esclave ! à genoux ! répéta-t-elle, etconfesse la vérité. As-tu déjà oublié qui je suis ?

L’accent d’autorité avec lequel elle parlait avait ému toutle monde et les soldats eux-mêmes. Rocambole seul, enproie à la terrible ivresse de l’opium, continuait à rire et necomprenait pas. Il y eut un moment où, terrible comme unelionne déchaînée, Vanda tint tous ces hommes terrassés

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sous son œil de feu. Mais M. de Morlux fut le premier àrompre la fascination. Et s’adressant au sous-officier :

– Monsieur, dit-il, vous êtes soldat et vous devez fairevotre devoir. Savez-vous quelle est cette femme qui parlesi haut ?

– Je suis la baronne Sherkoff, dit Vanda avec hauteur.– C’est bien cela, répondit M. de Morlux. La baronne

Sherkoff est l’espionne de l’insurrection polonaise, et lapolice russe la recherche activement.

Vanda jeta un cri d’indignation et d’épouvante etattacha sur Rocambole un regard désespéré. MaisRocambole riait comme un idiot : et, brisée, éperdue,Vanda s’affaissa sur elle-même en se tordant les mains.

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XXIIILe soldat russe est un esclave de la discipline. On

commande et il obéit ; il est flegmatique comme unAllemand, et ne recule jamais d’une semelle. Le sous-officier, à qui M. de Morlux venait de dénoncer Vandacomme recherchée par la police russe, lui répondit aveccalme :

– Il est possible que ce que vous dites soit vrai ; mais jen’ai pas été envoyé pour cela. Mes chefs m’ont dit de venirici chercher trois hommes pour le contingent, et non pointpour arrêter madame.

Mais M. de Morlux ne se tint pas pour battu.– Prenez garde ! dit-il, vous jouez gros jeu en parlant

ainsi.Son accent était tellement froid, tellement calme dans

sa menace qu’il émut le sous-officier. M. de Morluxcontinua, voyant son hésitation :

– Je puis vous affirmer qu’il y a une prime de milleroubles pour celui qui arrêtera la baronne Sherkoff.

Ce fut le mot magique.– Alors, dit le sous-officier, madame va nous suivre à

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Studianka.Mais cette combinaison nouvelle ne faisait pas l’affaire

de l’intendant Nicolas Arsoff.– Non pas, non pas, dit-il, cela ne peut se passer ainsi.Et il regardait tour à tour M. de Morlux, impassible, le

sous-officier qui paraissait hésitant, et Vanda qui venait dese relever. Cette dernière s’était réfugiée dans un angle dela salle comme une bête fauve s’accule dans le fond de satanière. Quant à Rocambole, il était toujours dans le mêmeétat de stupeur et d’imbécillité.

– Non, répéta Nicolas Arsoff, cela ne peut se passerainsi. Si madame est signalée à la police et que la policedonne une prime de mille roubles, cette prime m’appartientau moins par moitié.

– C’est juste, dit le sous-officier, nous partagerons.– Par conséquent, reprit Nicolas, jusqu’à ce que la

prime ait été payée, madame doit rester ici.– C’est juste encore, répéta le militaire.– J’en réponds, ajouta Nicolas.Vanda regardait Rocambole et voyait la partie perdue.

Celui-ci disait :– Eh bien ! partons… j’ai hâte d’en finir… puisqu’on doit

me fusiller… qu’on se dépêche !…Et il riait et pleurait en même temps. Une dernière fois,

Vanda s’approcha de lui. Elle n’avait plus rien à cacher,

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pas même le vrai nom de Rocambole, et ce nom, elle le luidonna, espérant ainsi le faire revenir à lui. Mais il réponditavec colère :

– Puisque je vous dis que je ne suis pas Rocambole !Je suis le major Avatar !…

Et il se plaça de nouveau entre les soldats et dit :– Marchons !Vanda avait un moment perdu la tête ; mais c’était une

femme d’énergie, et bientôt elle retrouva dans cettesituation désespérée une lueur de présence d’esprit. Aulieu de songer à se faire arrêter, à la seule fin de suivreRocambole, car elle sentait bien que cette étrange ivresseà laquelle il était en proie finirait par se dissiper, ellesongea à Madeleine. À Madeleine, qu’il ne fallait paslaisser au pouvoir de M. de Morlux, et qu’elle devait encorechercher à protéger, elle toute seule, contre tant d’ennemis.Elle avait une si grande foi dans la force et l’intelligence dumaître, qu’elle ne doutait pas un seul instant que, revenu àlui, il ne parvînt à s’échapper des mains des soldats.

Le visage de M. de Morlux exprimait une satisfactionféroce. Vanda échangea avec lui un regard de feu, puiselle cessa de le voir et ne s’occupa plus que deRocambole.

– Avec tout cela, dit le sous-officier dont le peud’intelligence était mis à la torture par toutes cesexplications ; avec tout cela, je n’ai qu’un homme sur trois ;où sont les deux autres ?

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– Le second est enfermé dans la chambre du four,répondit Nicolas, qui faisait allusion à un moujik qu’il avaitfait venir dans la journée et retenu pour le livrer à l’autoritémilitaire. Quant au troisième, on est allé le chercher auvillage.

Mais l’intendant n’eut pas le temps d’achever et de direle nom de cette troisième victime de sa férocité.

Deux hommes, deux valets de l’intendant, entrèrentdans la salle, traînant un troisième personnage qu’ilsavaient garrotté. C’était Alexis, le mari de Catherine.

– Nous n’avons pas eu besoin d’aller jusqu’au village,dit l’un d’eux. Nous avons trouvé le drôle dans un traîneau,à cent pas du château. Et il était temps, car lui et sa femmeprenaient la fuite.

Vanda regarda Alexis d’un œil suppliant en lui montrantRocambole. Puis elle lui dit en langue russe :

– Veille au maître !Alexis regardait Rocambole avec une profonde stupeur,

car Rocambole paraissait complètement fou.– Allons-nous-en ! dit alors le sous-officier. Seulement,

prends bien garde, Nicolas Arsoff, de laisser échappercette dame. Non seulement tu perdrais ta part des milleroubles, mais le gouvernement militaire pourraitt’incriminer.

– Sois tranquille, répondit l’intendant.– Je réponds de cette femme, ajouta M. de Morlux.

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Vanda se taisait. Elle sentait bien qu’elle avaitdésormais besoin de tout son calme et de tout soncourage. La folie de Rocambole continuait.

– Marche ! répétait-il.Et les soldats l’emmenèrent et Vanda le vit s’éloigner et

ne jeta pas un cri. Elle était désormais seule, pour protégerMadeleine contre M. de Morlux, seule pour se défendrecontre les brutalités de Nicolas Arsoff. Quelques minutesaprès, le traîneau, acheté par Alexis pour le compte deRocambole, servait à transporter ce dernier et ses deuxcompagnons d’infortune à Studianka.

Et Vanda était toujours en présence de M. de Morlux,

qui riait et lui disait :– Je crois, ma belle dame, que cette fois vous êtes

complètement battue, n’est-ce pas ?Vanda ne répondit pas. M. de Morlux fit un pas vers elle

et ajouta :– Voulez-vous transiger ?Elle leva sur lui un regard de mépris.– Que voulez-vous ? dit-elle.– Je vous offre votre liberté.– À quelle condition ?– À la condition que vous ne vous mêliez plus de mes

affaires.

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affaires.Elle l’écrasa de son regard hautain ; puis, reculant pas à

pas, elle sortit de la salle lentement et comme si elle eûtvoulu protéger sa retraite. Puis, une fois dans le corridor,elle s’élança en courant dans l’escalier et montarapidement à la chambre de Madeleine. En route, elles’était emparée du fusil de chasse dont s’était serviRocambole et qui se trouvait accroché auprès de lacarnassière. Mais M. de Morlux ne s’était point donné lapeine de la poursuivre. Nicolas avait accompagné le sous-officier, et n’avait voulu quitter les soldats que lorsqu’il avaitvu les trois prisonniers entassés dans le traîneau et letraîneau sortir de la cour.

Vanda entra donc comme une tempête dans lachambre de Madeleine. Madeleine, à demi morte defrayeur, avait entendu tout le vacarme qui s’était fait dans lechâteau, et elle avait deviné que quelque nouveau malheurfondait sur elle. Aussi, en voyant entrer Vanda, jeta-t-elle uncri :

– Sauvez-moi !– Sauvons-nous plutôt, répondit Vanda, car nous

sommes perdues toutes deux.Elle tenait le fusil à la main et ajouta :– J’ai bien la mort de deux hommes là avant qu’on

arrive jusqu’à vous… mais après…Elle ferma la porte au verrou et entassa derrière tout ce

qu’elle put trouver de meubles transportables ; puis elle dit

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encore :– M. de Morlux veut s’emparer de vous, morte ou

vivante.– Tuez-moi ! dit Madeleine.– Non, je veux vous sauver. Ce misérable intendant

s’est épris pour moi d’une passion féroce et bestiale.– Mon Dieu !– Et nous sommes en leur pouvoir… Il faut fuir…– Mais lui… mais cet homme qui devait nous sauver…– Perdu !… idiot !… ivre fou !… répondit Vanda.Tout en répondant vivement à ces questions de la jeune

fille, Vanda avait ouvert la fenêtre, attaché la corde ànœuds à l’entablement. Et regardant Madeleine :

– Je ne sais pas où nous irons… Peut-être ne fuyons-nous d’ici que pour devenir la proie des loups ou mourir defroid et de faim… Mais cela vaut mieux encore que detomber au pouvoir de ces bandits !

Elle passa le fusil en bandoulière ; puis, enlaçantMadeleine dans ses bras :

– Ne craignez rien, dit-elle, je suis forte !…Elle monta résolument sur l’entablement de la croisée,

et, tandis qu’elle saisissait la corde à nœuds d’une main,elle passa son autre bras autour de la taille de Madeleine,répétant :

– Fuyons !…

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XXIVLa nuit était noire. On n’entendait maintenant d’autre

bruit que les gémissements du vent sous lequel les arbresse courbaient en craquant. Cependant, avant dedescendre, Vanda hésita un moment. Il lui avait semblequ’au bas de la fenêtre, sur la neige, il y avait un point noir.Mais comme cet objet était immobile, elle le prit pour un deces arbres nains dont abonde la végétation russe.

– À la garde de Dieu ! murmura-t-elle.Et elle commença à descendre. Madeleine se tenait

cramponnée à elle et avait passé ses deux bras autour deson cou. Vanda descendit lentement, ne lâchant un desnœuds que lorsque ses genoux en tenaient un autreétroitement embrassé. Mais tout à coup elle s’arrêta. Elles’arrêta la sueur au front, l’angoisse à la gorge.

– Madame… madame…, murmura Madeleine, qu’y a-t-il ?

– Silence ! répondit Vanda.Comme elle était déjà à moitié de la corde à nœuds,

elle avait vu ce point noir, qui tout d’abord avait frappé sonattention, s’agiter et prendre forme humaine. Puis à

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quelques pas de distance, une autre forme noire qui serapprochait de la première. Et Vanda comprit que laretraite lui était coupée. Alors, avec son indomptableénergie, la Russe, cessant de descendre, se mit àremonter.

Le poids de Madeleine était lourd, surtout quand ladescente se changeait en ascension ; mais Vanda avaitdes muscles d’acier. Elle eut la force de remonter. Etpendant cette périlleuse ascension, elle disait àMadeleine :

– Ne vous étonnez pas… ne criez pas… nous allionstomber en leur pouvoir.

Vanda devinait que M. de Morlux avait éventé son projetde fuite et placé des sentinelles sous sa croisée. Ellesatteignirent l’entablement de la croisée ; Madeleine s’ycramponna, cessant d’étreindre Vanda, et elle remontadans sa chambre. Quant à Vanda, elle s’était assise, àbout de forces, sur l’entablement, l’œil fixé sur les deuxpoints noirs qui avaient repris leur immobilité. Une fois là,elle se prit à réfléchir. Elle avait toujours en bandoulière lefusil de Rocambole ; un fusil à deux coups chargé de deuxballes.

– Madame, lui dit Madeleine tout bas, pourquoisommes-nous remontées… Ne voulez-vous donc plus fuir ?

– Regardez… ne voyez-vous pas deux hommes là-bas ?

– Oui, fit Madeleine frissonnante.

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– Peut-être est-il l’un des deux ? reprit Vanda. Et elleporta la crosse du fusil à son épaule.

– Que faites-vous ? dit vivement Madeleine.– Je tâche de vous débarrasser de votre ennemi,

répondit froidement Vanda.Madeleine sentit les pulsations de son cœur s’arrêter.

Elle entendit un bruit sec… Le bruit des chiens de fusil queVanda armait successivement. Puis un éclair, puis unedétonation, et, en même temps qu’elle, un cri de douleur.En même temps, le point noir qui avait été atteint se roulasur la neige… et l’autre prit la fuite. Un blasphème montajusqu’à Vanda. Un blasphème en langue russe…

– Je me suis trompée, pensa-t-elle. Morlux aurait crié enfrançais.

Et elle suivit, l’œil sur le point de mire, l’autre formenoire, qui s’éloignait en courant. Le coup partit. La formenoire tomba, se releva, tomba encore et se releva de plusbelle.

– Trop loin ! murmura Vanda.Puis elle sauta dans la chambre et vint à Madeleine :– Mon enfant, lui dit-elle, ces hommes qui étaient en bas

nous sont une preuve que notre projet de fuite était connu.Il s’agit maintenant de nous défendre ici et de soutenir

un siège jusqu’au jour.Qui sait ? peut-être son ivresse – elle faisait allusion à

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Rocambole – s’est-elle dissipée, peut-être vient-il à notresecours…

Des pas retentissaient maintenant dans les corridors,en même temps que les cris d’agonie de l’homme blessé,sous la fenêtre.

– Mais comment résisterons-nous ? demandaMadeleine.

– Comme nous pourrons.Et elle se replaça devant la porte.– Nous n’avons plus d’armes, dit Madeleine.En effet, Vanda ne s’était point emparée de la

carnassière en prenant le fusil, et elle n’avait parconséquent pas de quoi le recharger. Mais elle ouvrit soncorsage et en retira un poignard.

– Voilà ! dit-elle. On n’arrivera jusqu’à vous que lorsquece poignard sera brisé et moi morte.

On frappait à la porte :– Ouvrez ! criait une voix au-dehors.Vanda reconnut la voix de M. de Morlux.Une autre voix vociférait :– Ah ! on me tue mes paysans ! Nous allons bien voir.C’était la voix de Nicolas Arsoff. Comme la porte

résistait, on se mit à la battre en brèche. Le verrou futarraché de sa gâche, la porte céda ; mais derrière la porte,on s’en souvient, Vanda avait entassé des meubles. La

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porte était bien entrouverte, mais pas assez pour livrerpassage au corps d’un homme. La chambre était plongéedans l’obscurité. Le corridor, au contraire, était éclairé, carNicolas Arsoff tenait une lampe à la main. Auprès deM. de Morlux étaient trois ou quatre valets, esclavesdociles de l’intendant. Nicolas Arsoff se tenait prudemmentà distance ; il préférait que M. de Morlux entrât le premier.Vanda s’était placée devant Madeleine, son poignard à lamain, et derrière la porte qui allait finir par s’ouvrir toutegrande. Tandis que M. de Morlux et ses gens, qui setrouvaient dans le corridor, ne pouvaient voir ce qui sepassait dans la chambre, Vanda, au contraire, grâce à lalanterne que tenait l’intendant, apercevait fort distinctementM. de Morlux. Et Vanda était prête à fondre sur lui. Enfin undernier effort des deux valets fut couronné de succès.

La pyramide de meubles entassée derrière la porte serenversa et la porte s’ouvrit toute grande. M. de Morluxentra. Soudain Vanda se ramassa sur elle-même commeun tigre, bondit et tomba comme la foudre sur M. de Morlux,le frappant de son poignard. Mais, au même instant aussi,Vanda fut saisie par-derrière par deux bras robustes, quil’enlacèrent, l’étreignirent et la renversèrent sur le sol. Cen’était pas M. de Morlux, c’était Hermann. Hermann quis’était servi de la corde à nœuds, que Vanda avait eul’imprudence de ne point retirer et qui, tandis qu’on faisaitle siège de la chambre par la porte, était entré par lafenêtre.

– Ce n’est pas une femme, c’est un démon ! hurlait

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M. de Morlux, ivre de fureur.Le poignard de Vanda l’avait atteint coup sur coup au

bras et à l’épaule, et son sang coulait. Mais Vanda étaitmaintenant réduite à l’impuissance, et Hermann la tenaitimmobile sous son genou. Alors Nicolas Arsoff se risqua àentrer. Un de ses valets s’était emparé de Madeleine, ivrede terreur, et M. de Morlux aidait Hermann à garrotterVanda avec la corde à nœuds. Ce qui se passa alors futhorrible. Vanda se débattait avec fureur, et M. de Morluxl’arrosait de son sang. Nicolas, sa lanterne à la main,éclairait l’opération. Madeleine essayait de s’arracher desbras des deux moujiks et poussait des cris affreux. Enfinles misérables l’emportèrent. Vanda fut réduite àl’impuissance et repoussée dans un coin de la chambrecomme une chose inerte. M. de Morlux regarda NicolasArsoff.

– J’espère, dit-il, que lorsque je serai parti, tu mevengeras ?

Et il prit Madeleine dans ses bras et l’emporta sur sesépaules, laissant l’intendant s’approcher de Vanda avecune joie féroce. Madeleine avait jeté un cri suprême etfermé les yeux. Il y avait dans la cour du château une télégatoute prête. M. de Morlux y jeta Madeleine évanouie, lacouvrit d’une fourrure, s’assit à côté d’elle, tandisqu’Hermann montait à côté du moujik. Celui-ci siffla, fitclaquer son fouet, les chevaux prirent le galop et la télégasortit du château. Madeleine était désormais au pouvoir deM. de Morlux. Quant à Vanda, les pieds et les mains liés,

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couchée sur le dos, elle avait entendu les clochettes de latéléga qui s’éloignait, emportant Madeleine, et elle voyaits’approcher d’elle, l’écume de la rage à la bouche, cettebête fauve qui répondait au nom de Nicolas Arsoff. Etpendant ce temps-là, les soldats emmenaient Rocambolefrappé de folie.

Tout était perdu !…

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XXVSuivons maintenant M. de Morlux. C’était trop d’émotion

et de terreur pour Madeleine. La jeune fille avait fermé lesyeux et s’était évanouie. Le froid de la nuit, au lieu de laranimer, acheva de l’engourdir. La téléga glissait sur laneige avec la rapidité d’une mouette effleurant les vaguesde la mer. Les chevaux, ferrés à glace, secouaient leursclochettes, et le moujik à qui M. de Morlux avait promis uneforte récompense si on arrivait à Studianka avant le jour, necessait de les exciter de la voix et du fouet.

Au bout d’une heure de cette course insensée,Hermann, qui, on se le rappelle, s’était assis à côté dumoujik, se retourna. M. de Morlux avait attiré sur sesgenoux la tête pâle de Madeleine, qui paraissait en proiedéjà au sommeil de la mort. Le fanal de la téléga était àdouble face, et il éclairait à la fois l’intérieur du traîneau etla route que l’on parcourait. Hermann vit M. de Morluxcontempler avec un sombre enthousiasme cette femmedont il avait juré la perte et pour laquelle cependant il s’étaitépris d’une passion féroce. Et un sourire vint aux lèvres duvalet, et il dit à son maître d’un ton moqueur :

– Vous l’aimez donc bien ?

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M. de Morlux ne répondit pas.– À présent, continua Hermann, elle est à vous, à vous

tout entière… Ne vous gênez pas, mon maître.M. de Morlux regarda Hermann à son tour :– J’y songe encore, dit-il.– À quoi ?– À l’épouser.– Vous avez tort, mon maître.– Pourquoi ?– Pour deux raisons.– Ah ! fit M. de Morlux d’une voix étranglée. Quelles

sont-elles, tes deux raisons ?– La première, c’est qu’Antoinette n’est pas morte.M. de Morlux fit un brusque mouvement qui déplaça la

tête de Madeleine, et la jeune fille évanouie glissa denouveau au fond du traîneau.

– Et la seconde ? demanda-t-il.– Elle aime Yvan Potenieff.– Que m’importe ! s’écria-t-il brusquement.– Voulez-vous une troisième raison ?– Parle.– Eh bien ! puisque Madeleine voulait fuir avec cette

endiablée femme blonde, c’est que cette dernière lui avait

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dit qui vous êtes, c’est-à-dire le meurtrier de sa mère,l’assassin maladroit de sa sœur !…

M. de Morlux ne put retenir un cri sourd.– Et elle vous méprise et vous hait, continua froidement

Hermann, et quand elle rouvrira les yeux, elle jettera un crid’horreur en vous voyant.

– Oh ! l’enfer ! murmura M. de Morlux avec rage.– Maître, reprit Hermann avec un calme glacé, voulez-

vous un bon conseil ?– J’écoute.– Nous ne sommes pas à plus de soixante lieues de la

frontière prussienne.– Eh bien ?– En deux jours de marche et en semant l’or, nous

l’aurons atteinte et l’autorité russe n’aura plus de pouvoirsur nous.

– Après ? fit M. de Morlux.– Évitons Studianka, dirigeons-nous sur la Prusse et

gagnons Berlin. Là, nous ne sommes plus qu’à trois joursde Paris.

– Je ne comprends pas, dit M. de Morlux.– Écoutez encore, poursuivit Hermann, et tâchez de

résumer vos souvenirs.– Voyons ?

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– Qu’êtes-vous venu faire en Russie ? Vousdébarrasser de cette jeune fille, comme vous aviez cruvous débarrasser de sa sœur, n’est-ce pas ?

– Oui.– Eh bien ! le moment est venu.– Mais comment ? Par quel crime ?… demanda

M. de Morlux, qui eut un subit tremblement dans la voix.– Je vous le dirai tout à l’heure, continua Hermann. Vous

vous êtes défait de cet homme, qui, paraît-il, a été assezingénieux pour vous tenir en échec et vous battre à Paris –Rocambole !

– Oh ! dit M. de Morlux, j’espère ne jamais plus letrouver sur mon chemin.

– Peut-être…– Le gouvernement russe ne rend pas ses soldats, dit

M. de Morlux, et il ne s’inquiète pas de leur provenance.– Soit, dit Hermann, admettons-le un moment.

Rocambole, revenu de cette folie opiacée, qui ne dureraaprès tout que quelques heures, aura beau protester et sedébattre, on lui rira au nez.

– Bien certainement.– Il comparaîtra vainement devant l’autorité supérieure,

invoquant sa qualité d’étranger. Le témoignage del’intendant Arsoff suffira.

– D’autant plus facilement, poursuivit M. de Morlux, que

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Rocambole a trop d’intérêt à cacher son passé pour osers’adresser au consulat français.

– C’est fort bien, dit Hermann ; mais un homme qui s’estévadé du bagne désertera, l’envoyât-on au Caucase, aussifacilement que vous buvez un verre d’eau, et dans troissemaines ou dans trois mois, vous le reverrez à Paris, ettant pis pour vous si vous n’avez pas fait votre besogne.

– Que veux-tu dire ?– Si vous n’avez pas renvoyé au cimetière

Mlle Antoinette que Rocambole en avait fait sortir.– Et Madeleine ? demanda M. de Morlux avec émotion,

que veux-tu donc en faire ?– Tout à l’heure, je vous le dirai, répondit Hermann qui

interrogeait maintenant l’horizon du regard.Le terrible froid du Nord, un peu radouci dans la soirée,

avait repris toute son intensité. Dans le lointain, la plaineblanche était bornée par une ligne sombre. C’étaient lesgrands bois que M. de Morlux avait traversés quatre joursauparavant.

– Mais parle donc ! répéta celui-ci s’adressant encore àHermann.

– Attendez ! répondit Hermann.La téléga continuait à voler sur la neige, et la ligne noire

grandissait.– Tout à l’heure, reprit Hermann, vous allez voir

s’allumer les étoiles.

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s’allumer les étoiles.– Mais, dit M. de Morlux, qui leva les yeux vers le ciel

maintenant dépouillé de tout nuage, il y a longtempsqu’elles brillent.

– Ce n’est pas de celles-là que je veux parler.– Desquelles donc ?– De ces étoiles mobiles qui nous entouraient l’autre

nuit d’un cercle de feu.– Des loups ?– Oui.– Eh bien ! fit M. de Morlux, qui tressaillit de nouveau et

sentit une sueur froide mouiller ses tempes.– Attendez… attendez…, railla Hermann.Tout à coup les chevaux pointèrent les oreilles, et celui

du milieu, le cheval de brancard, comme on dit, se cabra.– Les loups ! cria le moujik.Et il fit siffler son fouet. Les chevaux repartirent en

donnant des marques d’épouvante et les naseaux ouverts.Une bouffée de vent leur avait apporté l’odeur de leursterribles ennemis.

– Mais parle donc ! dit M. de Morlux avec une sorted’angoisse.

– Tout à l’heure, dit Hermann.Et il regarda Madeleine. Madeleine gisait, toujours

inanimée, au fond du traîneau, et M. de Morlux n’osait plus

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fixer les yeux sur sa belle tête décolorée. Tout à coupencore les étoiles, comme disait Hermann, s’enflammèrentdans la nuit, et des masses noires bondirent silencieusesaux deux côtés du traîneau : c’étaient les loups !

– Maître, dit alors Hermann, quand on a fait une faute, ilfaut la réparer à tout prix…

– Que veux-tu dire ? fit le vicomte frissonnant.– Vous avez, il y a quelques jours, arraché Madeleine

aux loups… il faut la leur rendre.– Tais-toi, malheureux ! tais-toi ! murmura M. de Morlux.– Dans une heure, il n’en restera pas trace, poursuivit

Hermann, qui sauta à l’intérieur du traîneau pour saisirMadeleine à bras-le-corps.

– Arrête, misérable ! fit M. de Morlux.– Voulez-vous donc toujours l’épouser ? ricana

Hermann. Elle vous hait… et vous méprise !…– Oh !– Allons, mon maître, dit le misérable, une lueur de

raison…Et il souleva Madeleine.– Non, non, dit M. de Morlux d’une voix étranglée, cette

mort serait horrible… je préfère la tuer avant.Et il posa le canon de l’un de ses pistolets sur la tempe

de Madeleine endormie…

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XXVIDéjà le doigt de M. de Morlux s’appuyait sur la détente.

Le coup allait partir et la balle brisant la tempe eût fait uncadavre de cette belle jeune fille qui avait à peine vingt ans.Un miracle seul pouvait sauver Madeleine, et ce miracle,Dieu le fit… Madeleine rouvrit les yeux. Et M. de Morluxépouvanté laissa tomber l’arme meurtrière au fond dutraîneau. Ses cheveux venaient de se hérisser et untremblement convulsif parcourait tout son corps. Il est desgens qui reviennent à eux après un évanouissement plusou moins long, avec le cerveau troublé, l’esprit chargé devapeurs et qui ont peine à se souvenir… Il en est d’autresqui lient instantanément le moment où ils ont fermé les yeuxà celui où ils les rouvrent et dont la mémoire revient nette etprécise avec une foudroyante rapidité. Madeleine était deceux-là. Elle vit M. de Morlux et elle le reconnut. Elle sesentit emportée par la téléga, et elle comprit qu’onl’enlevait… Et joignant les mains, elle s’écria :

– Monsieur, n’aurez-vous pas pitié de moi ?Cette voix suppliante acheva de bouleverser

M. de Morlux, qui se prit à balbutier. Hermann, sur le siègedu moujik, murmurait avec colère :

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– Voilà mon maître qui va faire des bêtises.Madeleine continua avec une admirable présence

d’esprit et une voix si caressante, que M. de Morlux en futtout bouleversé.

– Je sais qui vous êtes, monsieur. Vous êtes le frère denotre mère… et vous voulez ma mort et celle de masœur…

M. de Morlux, sombre et farouche, ne répondit pas.– Vous voulez notre mort, continua Madeleine, parce

que vous avez peur d’être obligé de nous rendre notrefortune…

– Taisez-vous ! fit-il brusquement. Mais elle poursuivit :– Eh bien ! je vous jure que si vous avez pitié de moi et

de nous, que si vous renoncez à vos infâmes projets, nousn’invoquerons jamais, ni ma sœur, ni moi, le souvenir denotre mère et le nom qu’elle nous a laissé. Nouscontinuerons à être de pauvres filles vivant de leur travail,obscurément, honnêtement…

M. de Morlux interrompit brusquement Madeleine :– Voulez-vous m’épouser ? dit-il.Elle poussa un cri d’horreur et le regarda avec

épouvante.Mais lui, entraîné par cette passion fatale qui

bouillonnait dans ses veines et, en dépit du froid glacial dela nuit, rendait sa tête brûlante, il poursuivit avec un accentsauvage :

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sauvage :– Vous serez ma femme !… je le veux !…– Jamais ! dit-elle en se réfugiant sur l’autre banquette

de la téléga, jamais !– Par ainsi, continua-t-il avec égarement, je vous

rendrai cette fortune qui…Mais elle l’interrompit :– Oh ! dit-elle, mais vous êtes tout couvert du sang de

ma mère !…Il eut un rire féroce et étouffa une exclamation de rage.– Tuez-moi plutôt ! ajouta-t-elle.– Allons ! mon maître, cria Hermann, une minute de

courage… Ne voyez-vous pas que les loups ont faim !En effet, les terribles animaux continuaient à bondir aux

deux côtés de la téléga. M. de Morlux avait ressaisi sespistolets. Mais le cœur lui manqua. Et il voulut enlacerMadeleine dans ses bras ; mais elle le repoussa avecindignation.

– Mais tue-moi donc, assassin ! dit-elle.– Eh bien ! soit, dit-il.Et se jetant sur elle, il voulut la prendre à la gorge et

l’étrangler. Mais Hermann, se retournant de nouveau :– Il est trop tard ou trop tôt maintenant, dit-il, voici le

relais de poste !En effet, une maison isolée se dressait au milieu de la

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plaine neigeuse, et un filet de fumée montait au-dessus dutoit. Les loups, qui ont toujours une extrême prudence,cessèrent d’accompagner la téléga et se tinrent à unedistance respectueuse. Madeleine avait fait le sacrifice desa vie et gardait maintenant un morne silence. Le moujik,du plus loin qu’il avait aperçu le relais, s’était mis à siffler.Le bruit des clochettes avait fait le reste : le maître deposte était prévenu, et, quand la téléga de M. de Morluxarriva, il y avait trois chevaux frais à la porte et un autremoujik ; les postillons, en Russie, changeant comme leschevaux, à chaque poste. Hermann se pencha vers sonmaître et lui dit à l’oreille :

– Il faut pourtant vous décider, monsieur, que voulez-vous faire ?

– Je veux qu’elle soit ma femme ou ma maîtresse !répondit M. de Morlux d’une voix impérative.

Hermann haussa les épaules et se tut. Les chevaux fraisfurent attelés ; le nouveau moujik monta sur le siège.Madeleine, agenouillée dans le traîneau, semblaitrecommander son âme à Dieu, et murmurait tout bas lesnoms de sa sœur et de son Yvan bien-aimé. Sombre etfarouche, M. de Morlux tenait toujours ses pistolets à lamain, se demandant s’il n’en finirait pas de suite. Mais labeauté de Madeleine, égide puissante, jetait un tel troubledans son âme avilie qu’il hésitait toujours. La téléga avaitreprit la course. Hermann regardait le nouveau moujik.Mais il était difficile de voir quel était cet homme au juste,car son corps disparaissait sous une immense pelisse, et

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son visage était couvert d’un bonnet d’astrakan qui luidescendait sur les yeux. Cependant Hermann voulutengager la conversation.

– N’as-tu pas vu passer des soldats conduisant entraîneau des paysans qui ont la coloda(10) aux pieds ?

Le moujik ne répondit pas. Hermann lui parla français,allemand, russe. Le moujik siffla ses chevaux, fit claquerson fouet et ne parut faire aucune attention à Hermann.Celui-ci se retourna de nouveau. M. de Morlux, livide derage, contemplait Madeleine agenouillée, et tourmentait lacrosse de ses pistolets. À cent mètres de la maison deposte, les loups avaient rejoint la téléga, et les chevauxfrissonnants, épouvantés de ce terrible voisinage,précipitaient leur course avec une rapidité vertigineuse.Hermann dit encore à son maître :

– Voyons, monsieur, il faut en finir…– Je l’aime ! répéta M. de Morlux avec un accent égaré.Les loups, avec leurs yeux sanglants, décrivaient un

cercle de feu autour de la téléga. Hermann et M. de Morluxparlaient allemand. Madeleine devinait qu’il était questiond’elle entre le maître et le valet, mais elle ne comprenaitpas ce qu’ils disaient.

– Maître, murmurait Hermann, méfions-nous du moujik.Pas de bruit, pas de coups de pistolet ; mais prenez-la àbras-le-corps et jetez-la hors du traîneau… les loups ferontle reste.

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– Tais-toi ! ne me tente pas ! disait M. de Morlux.– Voulez-vous donc arriver à Peterhoff ou à Studianka ?

Là, elle se réclamera du premier soldat qu’elle trouvera…– Oh ! fit M. de Morlux avec rage, il faut qu’elle soit à

moi…– Maître, maître, les loups ont faim ! ricana Hermann.M. de Morlux eut le vertige et ses yeux s’injectèrent. Il se

précipita sur Madeleine, et la saisit par le milieu ducorps… Madeleine jeta un cri et se cramponna à labanquette du traîneau.

– Les loups ont faim ! répéta Hermann.Mais soudain, au cri de Madeleine, un autre cri

répondit : un cri terrible, un cri d’agonie… C’était le moujikqui, saisissant Hermann à la gorge, l’avait précipité dusiège sur la neige. Et M. de Morlux, abandonnantMadeleine qui se débattait avec l’énergie du désespoir, vitun groupe informe qui se roulait sur la neige, les loups etleur victime Hermann qui criait comme avait crié lecosaque, et dont les loups se disputaient le corps lambeaupar lambeau, en poussant de féroces hurlements.

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XXVIINous avons laissé Rocambole en proie à l’ivresse

étrange que procure l’opium, et jeté, les mains liéesderrière le dos, sur le traîneau qui emportait les soldats etles prisonniers. Nous nous servons de ce mot de prisonnierparce que tout paysan russe livré par son seigneur auservice militaire, n’obéissant jamais de bonne grâce, estpresque toujours emmené de force et garrotté. Le froidéteignit chez Rocambole cette surexcitation nerveuse quis’était traduite, comme on l’a vu, par des parolesincohérentes.

Les soldats chantaient, Alexis pleurait, car on l’avaitséparé de sa jeune femme au moment même où il touchaità la liberté, et le troisième paysan livré par Nicolas Arsoffétait absorbé par cette ivresse bestiale que procure au serfrusse l’eau-de-vie de grain. Les hallucinations duhaschis(11) se calment presque instantanément, surtoutchez les natures nerveuses. Le froid qui saisit Rocamboleopéra sur lui une révolution après l’avoir un moment plongédans une espèce de sommeil. Il s’était endormi ivre et fou ;il rouvrit les yeux comme il avait l’habitude de les rouvrir,c’est-à-dire avec le calme de son esprit et le merveilleuxsang-froid qui, jusque-là, ne l’avait jamais abandonné. Il eut

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sang-froid qui, jusque-là, ne l’avait jamais abandonné. Il eutbien un moment d’indécision et d’étonnement ; rattachantson réveil à ses derniers souvenirs, il se rappela s’êtreassis dans un fauteuil de cuir, auprès du poêle, dans lagrande salle du château. Maintenant la téléga de postel’entraînait en pleine nuit, et dans cette téléga il y avait dixou douze hommes qui parlaient, riaient, chantaient oupleuraient. Quels étaient ces hommes ? Comment setrouvait-il parmi eux ? Malgré sa perspicacité ordinaire, ilétait impossible à Rocambole de le deviner. Où allaient-ils ? Pourquoi lui avait-on attaché les mains ? Mystèreencore ! La téléga était un traîneau grossier, construitdifféremment de ceux qui sont employés par les voyageursde distinction. Il était muni d’une caisse reposant surl’essieu de derrière, assez semblable à nos charrettesfrançaises. C’était dans cette partie du véhicule que lestrois prisonniers, solidement liés, avaient été entassés,tandis que le sous-officier et les soldats, assis sur ledevant, entouraient le moujik conducteur. Dans cettetéléga, le fanal n’était pas à deux faces ; par conséquentRocambole et ses deux compagnons d’infortune étaientplongés dans l’obscurité et ne pouvaient se voir.

Alexis continuait à pleurer. S’il eût parlé, certainementRocambole l’eût reconnu à sa voix. Rocambole, dans lecours de son orageuse existence, s’était trouvé dans biend’autres situations ; et quand un homme a, comme lui,passé six années au bagne, il a acquis un merveilleuxinstinct de prudence qui ne se dément jamais. La premièrechose que fait un homme ordinaire devenu prisonnier

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pendant le sommeil de l’ivresse, c’est, en revenant à lui, decrier et de se débattre. Mais Rocambole n’était pas unhomme ordinaire. Rien en lui ne trahit ce retour instantanéà la raison. Seulement, son œil de lynx perça les ténèbreset sa haute intelligence se livra à un travail dereconstruction des faits qui avaient dû se passer.

De temps en temps, pendant la course rapide dutraîneau, un soldat allumait sa pipe, se servant pour celad’un bout de corde goudronnée qu’il mettait en contactavec le fanal. Cette opération jetait pendant dix secondesde rapides reflets sur les visages et les uniformes, etRocambole put se convaincre sur-le-champ qu’il était aupouvoir des soldats. Mais qu’avait-il fait pour cela ? Peu àpeu ses souvenirs revinrent en foule. Au moment où saraison l’avait abandonné, il venait de préparer sa fuite etcelle de Vanda et de Madeleine, et il n’attendait plus que lemoment où Nicolas Arsoff et M. de Morlux remonteraientchez eux. Que s’était-il passé depuis ? Tout ce queRocambole put se rappeler, c’est qu’il lui avait semblé quela fumée de son cigare le poussait au sommeil. Un momentil avait voulu le jeter. Avec un pareil jalon, Rocamboledevait se reconnaître bien vite. Le cigare – il n’en doutaplus dès lors – renfermait un narcotique, et, tandis qu’ils’apprêtait à battre M. de Morlux, c’était M. de Morlux quil’avait battu.

Ce qui s’était passé ensuite lui importait peudésormais. Tout ce qu’il devinait, tout ce dont il avaitmaintenant la conviction, c’est que Madeleine et Vanda

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étaient sans doute au pouvoir de M. de Morlux. EtRocambole sentit son cœur battre à outrance et sescheveux se hérisser. Cependant la promesse de partagerla prime de mille roubles pour la capture de la femmeaccusée d’espionnage avait mis le sous-officier en bellehumeur, et cette belle humeur s’était augmentéesensiblement au départ du château, car M. de Morlux luiavait mis un billet de vingt roubles dans la main.

Il y avait une heure que la téléga courait. Le sous-officierdit au moujik :

– Tes chevaux sont bons, camarade. Ils ne regarderontpas à faire un petit détour, n’est-ce pas ?

Rocambole entendit ces paroles.– Où voulez-vous donc aller ? demanda le moujik.– Nous pourrions faire un crochet vers le nord-ouest. Le

moujik se mit à rire :– J’entends, dit-il, vous voulez aller boire un coup à

l’auberge du Sava ?– Justement.– Aurai-je ma part ?– Sans doute.– En route donc ! dit le moujik qui venait d’atteindre un

de ces poteaux indicateurs qui, dans les vastes plainesneigeuses de Russie, sont les seuls indices du chemin àsuivre.

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Et la téléga remonta vers le nord-ouest. Rocambolesavait assez de russe pour ne pas perdre un mot de cetteconversation. En outre, on avait assez parlé depuis quatrejours de l’auberge du Sava pour qu’il sût qu’elle n’était qu’àquelques verstes du château du comte Potenieff. EtRocambole, toujours muet, immobile, l’oreille tendue,écouta encore la conversation du sous-officier et dessoldats. Tout en écoutant il se disait :

– Pour peu que ces hommes s’arrêtent et boivent, jetrouverai bien un moyen de leur échapper.

Alexis pleurait et se lamentait. Rocambole, qui avait lesmains et les pieds liés et ne pouvait par conséquent selever ou se traîner, exécuta alors sur lui-même un singuliermouvement de rotation et se mit à rouler comme un bâtonqu’on pousserait du pied sur une pente. Cette manœuvrelui permit de se trouver tout auprès d’Alexis, qu’il ne pouvaitdistinguer, mais qu’il avait fini par reconnaître, car lepaysan, dans ses lamentations, avait plusieurs fois laissééchapper le nom de Catherine, Et il l’appela tout bas parson nom. Alexis tressaille et cesse de pleurer. Rocambolese hissa jusqu’à son oreille, y colla ses lèvres et dit :

– C’est moi… le maître… j’ai toute ma raison…– Vrai ? dit le paysan.– Oui, mais parle… que s’est-il passé ?– Vous avez été fou.– Ah !

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– Fou et furieux. Vous ne reconnaissiez plus personne.Alors Alexis raconta ce qu’il savait, c’est-à-dire qu’il

s’était trouvé au rendez-vous donné par Rocambole, maisqu’il avait attendu vainement pendant plus d’une heure ;qu’au bout de ce temps, il avait été entouré subitement parles gens de Nicolas Arsoff et traîné par eux au château, oùil avait trouvé Rocambole en ce singulier état desurexcitation et de folie. Alexis ne négligea aucun détail. Ilparla de l’audace de Nicolas Arsoff livrant Rocambolecomme un paysan qui s’était soustrait à l’obrock, il racontale désespoir de Vanda et la joie de ce Français quiparaissait être l’ami de l’intendant. Enfin il répéta àRocambole les dernières paroles de Vanda :

– Veille sur ton maître !Et Rocambole, qui croyait en Vanda comme en lui-

même, se dit :– Si je puis échapper à ces hommes d’ici à quelques

heures, peut-être rien n’est-il encore désespéré.La téléga courait vers l’auberge du Sava avec une

rapidité que le gosier altéré du moujik semblait précipiter.Enfin, la maison maudite apparut dans le lointain. Elle étaitsilencieuse et morne, et aucun filet de fumée ne sortait dutoit ; aucun jet de lumière ne passait au travers de la porteou des volets.

– Hé ! la sorcière ! cria le moujik en arrêtant sonattelage fumant devant le seuil.

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Il fit claquer son fouet et appela.Le sous-officier sauta à terre, et avec la crosse de son

fusil ébranla la porte.Après tout ce bruit, la fenêtre du grenier où couchait

Yvanowitchka s’ouvrit et la vieille cria :– Que me veut-on ?– Nous voulons boire.– Passez votre chemin, je n’ai plus de bière.– Tu auras de l’eau-de-vie ?– Je n’en ai plus.– Même pour deux roubles ?– Vrai ? paierez-vous ? dit la vieille hôtesse qui se

méfiait des soldats.– Oui, et d’avance.Elle se décida à venir ouvrir.Les soldats sautèrent en bas de la téléga, et l’un d’eux

dit au sous-officier :– Ces pauvres gens doivent être morts de froid ; il

faudrait les faire mettre près du poêle, tandis que nousboirons.

– Bah ! dit le sous-officier, ils sont tranquilles : autant leslaisser dans le traîneau.

Rocambole avait de nouveau collé ses lèvres à l’oreilled’Alexis.

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– Avec quoi as-tu les mains liées ? dit-il.– Avec des cordes.– Tâche de te coucher sur le ventre et d’approcher tes

poignets de mes dents, dit Rocambole.

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XXVIIILes soldats et le moujik étaient entrés dans l’auberge et

avaient rallumé le poêle, dans lequel il n’y avait plus quedes cendres chaudes. Puis ils avaient allumé les torchesde résine qui, chez le paysan russe, remplacentordinairement la chandelle. Alors ils avaient pu voir unhomme couché sur le poêle, au-dessus duquel était un lit –le lit que la vieille hôtesse cédait ordinairement auvoyageur qui s’aventurait chez elle. Pierre avait survécu àsa blessure. Yvanowska, attirée vers lui par cettemystérieuse sympathie du crime que le crime attire, l’avaitsoigné comme son enfant, et était parvenue à le sauver.Pierre était malade encore, mais il était probable que dansquelques jours il serait sur pied. Quand les soldats furententrés, la vieille leur dit :

– Je ne voulais pas ouvrir d’abord, parce que jecraignais que vous ne fussiez des cosaques du régimentde Peterhoff.

– Non, dit le sous-officier, qui se nommait Gogloff ; nousappartenons au corps d’infanterie de la garnison deStudianka.

– De quel pays venez-vous donc ?

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– Nous sommes allés sur les domaines de Potenieffchercher trois hommes pour le contingent.

À ce nom de Potenieff, Pierre le moujik, qui sommeillaiten proie à la fièvre, se redressa et ouvrit les yeux :

– Qui parle de Potenieff ? fit-il. C’est moi… N’ai-je pasla voix d’Yvan ?… Si ma voix est celle d’Yvan, Yvan et moic’est la même chose…

– Ne faites pas attention, dit la vieille, c’est un pauvregarçon qui a la fièvre.

– Que lui est-il arrivé ? demanda Gogloff.– Il s’est battu avec un cosaque.– Pour un pot de bière ?– Non, pour une femme.– Et c’est le cosaque qui a enlevé la femme ?– Non, ni l’un ni l’autre…– Madeleine ! hurlait Pierre le moujik, qui écumait sous

ses couvertures de peaux de loup, je t’aime… et il faudrabien…

Gogloff tourna le dos au poêle et par conséquent àPierre le moujik, dont il n’entendit pas les dernièresparoles. Puis, la vieille alla chercher de la bière et de l’eau-de-vie, et s’empara avidement d’un papier graisseuxreprésentant un rouble, que le sous-officier jeta sur la table.Après la bière vint l’eau-de-vie, puis on retourna à la bière.À un certain moment, un des soldats sortit pour voir si les

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trois prisonniers se tenaient tranquilles. Celui qui était ivredormait réellement, les deux autres, c’est-à-dire Alexis etRocambole, feignaient de dormir. Le soldat rejoignit sescompagnons, qui, tout en buvant, avaient entonné un refrainde caserne.

Alors Rocambole reprit sa besogne. La corde quientourait les mains du paysan russe était épaisse et touteneuve. Mais Rocambole avait de bonnes dents, et il la sciatant et si bien, avec une patience inouïe, qu’elle finit par sebriser. Alors les mains d’Alexis furent libres.

Pour avoir plus chaud, les soldats avaient fermé laporte, se souciant fort peu de leurs prisonniers. D’ailleursl’isolement de l’auberge du Sava, le froid glacial de la nuitet le voisinage des loups étaient tout autant de garantiesde sécurité pour eux. Quel homme aurait essayé de fuir,alors même qu’il n’eût pas été solidement garrotté ?

– Vite ! dit Rocambole, si tu veux revoir Catherine, nousn’avons pas un moment à perdre. Tes mains sont libres,délivre-moi à ton tour.

Alexis ne se le fit pas répéter : il se meurtrit les mains etfit saigner ses ongles ; mais il délivra la corde qui détenaitcaptifs les bras de Rocambole. Le reste fut un jeu pour cedernier. Il se débarrassa de la coloda qui lui meurtrissaitles jambes avec autant de dextérité qu’en pouvait mettre àcette besogne un homme qui avait brisé sa chaîne deforçat comme un fétu de paille. Puis quand il fut tout à faitlibre, il rendit le même service à Alexis. Celui-ci avait bien

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compris que Rocambole n’était plus fou, et de nouveau ilavait en lui une foi aveugle. Il crut que Rocambole et luiallaient sauter en bas de la téléga et prendre la fuite àtravers champs. Mais Rocambole lui dit :

– Ne bouge pas !Puis il sauta sur le siège du traîneau, prit les rênes qui

se trouvaient entortillées après le fouet et siffla en hommequi a l’habitude de conduire un attelage.

– Que faites-vous, maître ? demanda Alexis stupéfait.– Tu le vois, répondit Rocambole.Et les chevaux partirent en secouant leurs clochettes. Au

bruit, les soldats, à moitié ivres déjà, s’élancèrent au-dehors. Mais ils demeurèrent pétrifiés à la vue du traîneauqui fuyait.

– Je n’aime pas à aller à pied, dit Rocambole en riant.Et il cingla les chevaux de vigoureux coup de fouet.

Cependant Rocambole ne riait que du bout des dents.Rocambole était tourmenté, et l’angoisse l’avait saisi à lagorge. Il songeait à Vanda ; il songeait plus encore peut-être à Madeleine. Pourquoi ? Il n’aurait pu le dire lui-même.

– Où allons-nous, maître ? demanda Alexis.– Au château, pardieu !– Mais vous voulez donc retomber au pouvoir de

Nicolas ?– Non, c’est lui qui tombera en mon pouvoir.

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– Dieu vous entende, maître !– Et les deux femmes que nous avons laissées… et

Catherine ?…– C’est juste, dit le serf.On se souvient que Rocambole, dans son accès de

folie, s’était dépouillé de ses vêtements. Mais, au momentde le faire monter dans le traîneau, un des soldats avait eupitié de lui et lui avait replacé sa polonaise sur les épaules,se doutant peu que cet acte d’humanité allait servir lefugitif. En effet, dans l’une des poches de la polonaise étaitle portefeuille du faux Allemand. En Russie, le numéraireest si rare qu’on paie à peu près partout et toujours enpapier. Le portefeuille de Rocambole était gonflé de petitsbillets de huit, dix et vingt roubles. Aussi, quand Alexis luidit :

– Maître, les chevaux sont las, ils ne nous ramènerontjamais à Lifrou.

Rocambole, caressant de la main le cuir grenu de sonportefeuille, répondit :

– Nous en trouverons de frais à la poste de Peterhoff.Peterhoff n’était pas à plus de huit verstes de distance.

C’était un trajet d’une heure. À la lisière du bois, on devaitretrouver le poteau qui indiquait la bifurcation entre lesdeux routes : celle qui venait de Peterhoff et conduisait àl’auberge du Sava et celle qui se dirigeait vers le châteaudu comte Potenieff. Rocambole possédait à un haut degré

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ce qu’on appelle la mémoire locale. D’ailleurs, en enfant dupays qu’il était, Alexis ne se fût pas trompé de chemin. Touten stimulant l’ardeur des chevaux, de la voix et du geste,Rocambole réfléchissait. Depuis un mois qu’il se mesuraitavec M. de Morlux, il avait pu juger qu’il avait dans cethomme un adversaire digne de lui. Et Rocambole, en sedisant cela, ressemblait au joueur d’échecs consommé quicalcule approximativement la marche du jeu d’unadversaire habile. Or, Rocambole se disait :

– De deux choses l’une, ou M. de Morlux est aux prisesavec Vanda, et je la connais, ma tigresse, elle se fera tuerpour défendre Madeleine, et alors Madeleine n’est pasencore au pouvoir de son ennemi. Ou Vanda a succombé,et M. de Morlux prendra la fuite en emmenant Madeleine.Dans le premier cas j’aurai le temps d’arriver. Dans lesecond, je rencontrerai M. de Morlux sur le chemin dePeterhoff.

Le raisonnement était logique, comme on va le voir.Au bout d’une heure, les bois étaient traversés et le

traîneau s’arrêtait devant la maison de poste qui précèdele relais de Peterhoff. Le maître de poste accourut.Rocambole lui jeta une poignée de billets :

– Des chevaux ! dit-il, il me faut des chevaux.– Impossible ! répondit le maître de poste.– Pourquoi ?– Ceux que j’ai à l’écurie sont retenus.

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– Pour qui ?– Pour un étranger qui va passer.– Quand ?– D’un moment à l’autre.– D’où vient-il ?– De chez le comte Potenieff.Rocambole tressaillit.– Et comment sais-tu cela ? demanda-t-il.Le maître de poste indiqua du doigt un homme chaussé

de grandes bottes fourrées, enveloppé d’une peau de loup,qui s’était endormi sur le poêle.

– C’est le courrier de Nicolas Arsoff, dit-il. Voici uneheure qu’il est arrivé pour retenir les chevaux.

– Eh bien ! dit Rocambole, je vais ranger mon traîneausous le hangar, tu mettras mes chevaux à l’écurie, et quandils seront reposés, je repartirai.

Le maître de poste ne vit aucun inconvénient àl’exécution de ce programme. Le traîneau fut rangé sous lehangar, et on y laissa dedans le paysan ivre qui dormaittoujours. Puis on mit les chevaux à l’écurie. L’écurie était unautre hangar un peu mieux clos que le premier, maismalpropre, et dans lequel les chevaux étaient en liberté.

– Voulez-vous dormir sur le poêle ? demanda le maîtrede poste.

– Non, dit Rocambole, nous resterons auprès de nos

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chevaux, mon compagnon et moi.Et il désignait Alexis. Celui-ci, qui avait vu tout à l’heure

Rocambole impatient de retourner à Lifrou, ne comprenaitplus maintenant le flegme britannique qui s’était emparé delui. Le maître de poste leur donna une lanterne et leur dit :

– Puisque vous voulez rester auprès de vos chevaux,faites un trou dans la paille, vous y dormirez bien.

Puis il leur souhaita le bonsoir, rentra dans la maison deposte et en ferma la porte. Alors Rocambole pénétra dansl’écurie.

– Maintenant, dit-il, nous sommes chez nous.– Maître, demanda Alexis, que voulez-vous donc faire ?

Rocambole lui montra le postillon qui devait partir avec leschevaux retenus et qui, couché sur une botte de foin,dormait d’un lourd sommeil :

– Tu vas le savoir, dit-il.

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XXIXLe moujik dormait, comme dorment les gens de sa

profession. Vous souvient-il du bon temps des diligencesqui entraient dans les villes de province, le soir, au bruitjoyeux du cornet à piston ? Et ce gros conducteur auvisage réjoui et rubicond qui, au troisième relais, étaitdevenu votre meilleur ami et dont vous étanchiez la soif àchaque poste, quand vous aviez l’honneur de voyager aveclui, c’est-à-dire d’avoir une place de banquette ? Quand lanuit venait, le conducteur tirait sa casquette sur ses yeux,s’enfonçait dans un coin de la banquette et ronflait deuxminutes après. Le canon du Palais-Royal ne l’eût pointéveillé. Mais tout à coup la diligence arrivait au relais.

Soudain le conducteur s’arrêtait, dégringolait du haut del’impériale, aidait à atteler les chevaux, remontait et serendormait jusqu’au relais suivant, tout cela avec larégularité inflexible d’un chronomètre. Eh bien ! le postillonrusse est comme le conducteur français, seulement, cen’est pas l’heure qui l’éveille, c’est le cri particulier, sorte deroucoulement, que pousse le moujik en arrivant au relais deposte. Ce cri, pour le dormeur, domine tous les cris et tousles bruits, on eût tiré auprès de lui un coup de pistolet qu’iln’eût pas ouvert les yeux. Mais le cri retentit, le postillon est

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n’eût pas ouvert les yeux. Mais le cri retentit, le postillon estsur pied. Les chevaux sont garnis, il est botté : il est couvertde sa pelisse en fourrure commune.

Soudain il se dresse sur ses deux pieds, abandonne labotte de foin qui lui sert de lit, et cinq minutes après seschevaux sont hors de l’écurie, et il est prêt à partir. Maistant que le cri guttural n’est point venu frapper son oreille, lepostillon dort. Rocambole regardait celui-là. Il s’approchade lui et le secoua. Le moujik se contenta de grogner sansouvrir les yeux et se retourna sur sa botte de foin.Rocambole se pencha alors sur lui et lui siffla dans l’oreillece cri guttural dont nous parlions tout à l’heure.

Soudain le moujik se dressa sur ses pieds, ouvrit lesyeux et voulut se précipiter vers la porte. Mais Rocambolele prit à la gorge, et cela avec une telle vigueur que lemoujik en tira la langue d’un demi-pied.

– Si tu dis un mot, je te tue ! dit Rocambole en languerusse.

Et il le renversa sous lui. Le moujik stupéfait roulait desyeux hors de leur orbite, considérant ces deux inconnus quiparaissaient vouloir lui faire un mauvais parti. Rocamboleajouta :

– Nous ne voulons ni te faire du mal, ni te voler, aucontraire, je te donnerai dix roubles, si tu veux m’obéir.

Le rouble est, pour le paysan russe, un mot magique. Laphysionomie épouvantée du moujik se rasséréna tout àcoup.

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– Que faut-il faire pour cela ? dit-il.– Il faut m’obéir.Le moujik, que Rocambole avait cessé de serrer à la

gorge, se releva et continua à regarder les deux inconnusavec étonnement. Il crut pourtant un moment que c’étaientlà les deux voyageurs qu’il attendait, et il leur dit :

– Nos chevaux sont garnis, je suis prêt.– Non, dit Rocambole, ce n’est pas ce que nous

voulons.– Que voulez-vous donc de moi ?– Trois choses. Tes bottes, d’abord. L’étonnement du

moujik redoubla.– Ton fouet et ta polonaise, ensuite.– Vous voulez conduire mes chevaux ?– Oui.– Et… moi… que ferai-je ?– Tu te recoucheras et tu dormiras jusqu’au jour.– Mais… Excellence…, balbutia le moujik, qui voyait

bien qu’il avait affaire dans Rocambole à un homme d’unrang plus élevé que celui de la classe des serfs, je perdraima place.

– Je t’indemniserai…Et Rocambole tira son portefeuille et montra des

roubles. Le moujik s’inclina.

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– Qu’il soit fait ainsi que vous le désirez, Excellence, dit-il avec soumission.

Et il ôta de bonne grâce ses bottes fourrées, sonvitchoura de fourrure commune et son bonnet d’astrakan.Rocambole chaussa les bottes, endossa la pelisse etenfonça le bonnet sur ses yeux.

– Tiens, fit naïvement Alexis, qui ne comprenait pas ceque voulait faire le maître, mais qui avait trop de respectpour oser le lui demander de nouveau, on dirait un vraimoujik.

Comme il faisait cette réflexion, le bruit lointain desclochettes, les claquements du fouet, le cri guttural dupostillon annoncèrent l’approche du traîneau attendu.

Rocambole sortit les chevaux de l’écurie et dit à Alexis :– Tu peux m’attendre ici… Je ne sais pas quand je

reviendrai ; mais ce sera bientôt, sois tranquille !… Maintenant, on sait ce qui était arrivé. Le nouveau

moujik, qui avait succédé au moujik parti de Lifrou, etauprès duquel Hermann, sans défiance, s’était assis,c’était Rocambole. Rocambole n’avait cessé de veiller surMadeleine, tout en conduisant son attelage. Et ce n’avaitété qu’au moment où, sur les conseils du valet de chambre,M. de Morlux perdu, saisi de vertige, s’apprêtait à jeter lajeune fille hors du traîneau, que le faux moujik comprit quele moment était venu d’en finir.

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– Certes, murmura-t-il, jamais la peine du talion n’auraété mieux appliquée.

Et il avait pris Hermann par le milieu du corps et l’avaitjeté aux loups. En même temps, rapide comme l’éclair,laissant les chevaux livrés à eux-mêmes et se contentantd’accrocher les guides à un anneau fixé dans le siège, ilsauta dans l’intérieur du traîneau. La panthère qui bondit duhaut d’un rocher sur sa proie n’est pas plus foudroyante.M. de Morlux épouvanté sentit les mains de fer deRocambole s’arrondir comme un étau autour de son cou.En même temps, celui-ci dit à Madeleine :

– Ne craignez rien. Vous êtes sauvée !…Un siècle passa pour M. de Morlux dans cette minute,

un siècle d’épouvante et d’agonie. Le faux moujik avait jetéson bonnet, et sa tête toute nue apparaissait au vicomte.

– Me reconnais-tu ? disait-il.– Rocambole ! murmura M. de Morlux avec terreur.Rocambole lui arracha ses pistolets, et le vicomte ne

songea pas même à se défendre. Madeleine, folle deterreur tout à l’heure, croyait maintenant voir le ciels’entrouvrir. Elle aussi, elle avait reconnu Rocambole,c’est-à-dire son sauveur, comme il avait été le sauveurd’Antoinette. Dans l’éloignement, on entendait toujours lescris désespérés d’Hermann. Mais ces cris allaients’affaiblissant peu à peu et on devinait que le malheureuxétait à l’agonie.

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– Vicomte Karle de Morlux, dit alors Rocambole, vousavez commis bien des crimes ; mais Dieu peut vouspardonner, si vous vous repentez, et je vous engage à lefaire, car vous allez mourir.

Le vicomte eut peur ; il joignit les mains.– Grâce !Et ses yeux suppliants invoquèrent Madeleine.– Grâce ! murmura la jeune fille en regardant

Rocambole. Celui-ci avait à la main les pistolets arrachésà M. de Morlux.

– Grâce ! répéta-t-elle, croyant que Rocambole allaitfaire feu.

– Mademoiselle, dit Rocambole, croyez-vous donc avoirle droit de faire grâce à l’assassin de votre mère ?

Madeleine étouffa un cri et se tut. M. de Morlux étaitlivide.

– Voulez-vous me faire grâce ? dit-il, je vous rendraitout !

– Non, dit Rocambole, je veux que ton châtiment soitterrible, misérable !

Il regarda derrière le traîneau et vit cette gerbe d’étoilessombres qui se rapprochait de nouveau. C’étaient lesloups qui avaient dévoré Hermann qui revenaient à lacharge. En même temps, il saisit M. de Morlux comme ilavait saisi Hermann, par le milieu du corps, l’éleva au-dessus de sa tête et l’y tint suspendu un moment.

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dessus de sa tête et l’y tint suspendu un moment.Madeleine jeta un cri suprême et ferma les yeux, dominéequ’elle était par l’épouvante. Rocambole avait précipitéM. de Morlux hors du traîneau. En même temps et commele vicomte se relevait tout meurtri de sa chute, il lui cria :

– Je veux que tu aies le moyen de te défendre !Et il lui jeta ses pistolets. Les chevaux, livrés à eux-

mêmes, avaient continué leur course furieuse. Rocambolene voulut pas se retourner ; il ne voulut pas voirM. de Morlux périr comme Hermann sous la dent desloups. Et, sautant de nouveau sur le siège, il reprit lesguides et le fouet.

– À Lifrou ! maintenant, à Lifrou ! dit-il.Et le traîneau, habilement dirigé, tourna sur lui-même.

Madeleine, à demi morte de frayeur, entendit un nom quisortait de la bouche de Rocambole, et elle s’écria :

– Oui ! à Lifrou ! et ne perdez pas une minute, monsieur.– Vanda ? qu’est devenue Vanda ? demanda

Rocambole avec angoisse.– Quand ces deux misérables m’ont emportée, répondit

Madeleine, ils l’avaient renversée et garrottée…– Et Arsoff ?– Allons à Lifrou ! répéta Madeleine. Allons vite.Rocambole comprit.Son fouet siffla avec furie, ses chevaux dévorèrent

l’espace… Peu après, Madeleine et lui entendirent un coup

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de feu dans l’éloignement, puis un second…C’était M. de Morlux qui tirait sur les loups.– Voici la justice de Dieu qui commence ! murmura

Rocambole.Et il continua à fouetter ses chevaux.

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XXXQu’était devenue Vanda ? Nous avons laissé la

courageuse femme garrottée, réduite à l’impuissance etrejetée dans un coin de la chambre de Madeleine commeune chose inerte, au moment ou M. de Morlux et son âmedamnée, Hermann, emportaient la jeune fille évanouie.Vanda était désormais au pouvoir de Nicolas Arsoff. Cedernier, bête stupide et féroce, s’était jeté sur sa victime,l’écume à la bouche, l’œil brillant. Mais cet œil rencontra leregard de Vanda. Vanda garrottée, Vanda réduite àl’impuissance, était demeurée forte par le regard. À moitiéde sa course de bête fauve, Arsoff s’arrêta. Le regard deVanda le brûlait. Cependant il fit un effort sur lui-même etse remit en marche. Mais alors, elle joignit la voix auregard :

– Esclave, dit-elle, tu n’as pas même le courage de toninfamie. Tu veux être aimé d’une femme noble et tu as sipeur que le ciel ne tombe sur la tête et ne t’écrase que tulaisses cette femme enchaînée. Tu es un homme,pourtant ! et je ne suis qu’une femme… Lâche ! Lâche ! dit-elle.

Ces paroles produisirent l’effet que Vanda en attendait.

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Arsoff s’arrêta, plus indécis que jamais.– Que crains-tu ? poursuivit Vanda. Le seul homme qui

pouvait me défendre n’est plus ici. Tu es le maître de cechâteau, et chacun s’y courbe sous ta volonté. As-tu peurque j’essaie de fuir ? ferme cette porte. Tu sais bien que sij’appelais à mon aide, ce serait peine perdue… Tous ceshommes qui te redoutent riraient de mon effroi, en bonscourtisans qu’ils sont.

– Ah ! tu railles ! murmura Arsoff, dont les yeuxs’injectaient comme ceux d’un taureau qu’on lâche dansl’arène.

– Non, répondit Vanda : je ne songe pas à moi. C’est àtoi que je pense, à toi qui es un niais… et qui vas mettre lefeu à ta maison.

Il ne comprit pas, mais il n’avança point. Vandapoursuivit de cette voix railleuse, au timbre métallique, quiavait si souvent déjà produit sur l’intendant une viveinquiétude :

– Délie-moi seulement les jambes, que je puisse metenir debout. N’as-tu pas honte, esclave, de vouloir êtreaimé par une créature réduite à l’état où je suis ?

Le poignard de Vanda gisait encore sur le sol.L’intendant s’en empara.

– Après cela, dit-il, je veux bien faire ce que tu medemandes, car si tu tentes de m’échapper, je te tuerai.

Et il coupa les liens qui attachaient les jambes de la

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jeune femme. Vanda se redressa, et, comme ses brasétaient toujours liés derrière le dos, elle s’appuya contre lemur, tenant toujours fixés sur Nicolas Arsoff ses deux yeuxétincelants qui étaient désormais sa seule arme. Celui-ci lacontemplait avec une joie sombre mêlée cependant d’unevague épouvante.

– Esclave, reprit-elle, tu m’aimes donc bien ?Et sa voix, hautaine et dédaigneuse jusque-là, eut une

inflexion caressante qui remua tout à coup la bête fauvedans tout son être.

– Oh ! si je vous aime ? fit-il d’une voix sourde.– Et si je t’aimais une heure… me tuerais-tu ?…Il fit un pas en arrière et la regarda avec une sorte

d’égarement…– Oui, répéta-t-elle, si, moi, la femme de race, la veuve

de ton ancien maître… j’oubliais une heure que tu es un vilesclave.

– Oh ! taisez-vous ! dit-il, taisez-vous !…– Je veux que tu m’écoutes, au contraire, dit-elle avec

un accent d’autorité qui reprenait sur Arsoff tout sonempire. Je veux te dire mon histoire…

– Votre… histoire ?…Et il continuait à la regarder avec stupeur ; et lui, qui

tenait un poignard, se reprenait à trembler devant cettefemme qui avait les mains liées !…

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Elle se tenait debout contre le mur, la tête haute, dansl’attitude du dompteur qui fascine du regard une bêteféroce.

– Crois-tu donc, esclave, reprit-elle, que si j’étaisencore la baronne Sherkoff, la grande dame russe, tum’aurais vu venir ici, à la suite d’un étranger à quij’obéissais comme tu m’obéissais jadis ?

– Qu’êtes-vous donc devenue ? demanda-t-il.Vanda eut un de ces sourires à ébranler l’austérité d’un

anachorète.– Tu veux savoir qui je suis devenue, fit-elle ; tu veux le

savoir ?– Oui… je le veux…, balbutia-t-il, en proie à un vertige

étrange.– Avant de le dire, reprit-elle, je veux savoir ce que tu es

toi-même. Ton maître, le comte Potenieff, est pauvre, n’est-ce pas ?

Il eut un rire cynique.– Je ne sais pas, dit-il.– À seigneur pauvre, intendant riche ! continua-t-elle.

Parle, es-tu riche ?– Peut-être…– Si tu veux combler l’abîme qui existe entre la femme

libre et l’esclave, il faut que tu jettes dessus un pont…– Un pont d’or ? fit-il.

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– Oui…Et dans ce mot qu’accompagna un autre sourire, il y eut

un poème. Nicolas, ébloui, baissa la tête et sentit sesgenoux fléchir.

– Mais délie-moi donc les mains ! dit-elle.Elle n’ordonnait plus, elle priait ; et sa prière avait de

mystérieuses et caressantes promesses. Avec lepoignard, la bête fauve domptée coupa la corde quiattachait les bras de Vanda. Chose horrible ! ces brasrendus à la liberté s’appuyèrent avec une mollesse perfidesur les deux épaules de Nicolas Arsoff.

– Imbécile ! dit-elle en riant, est-il besoin de cordes etde poignard pour être aimé ?…

Nicolas chancela de nouveau et tout son sang affluavers son cœur.

– À genoux, esclave ! répéta-t-elle.Mais ce n’était plus de sa voix impérieuse et hautaine

qu’elle prononçait ces paroles ; c’était avec une railleriecharmante. Ce n’était plus une reine offensée foulant unaudacieux aux pieds : c’était la fille d’Ève enchaînant à sonchar cet ours du Nord qui aurait pu l’étouffer d’une seuleétreinte. Et Nicolas Arsoff se mit à genoux et il osa effleurerde ses lèvres la main de Vanda. La lanterne que l’intendantavait apportée éclairait seule cette scène. Vanda laissa unmoment la bête fauve à ses pieds ; puis, la relevant d’ungeste :

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– Debout ! dit-elle et causons.Il la regarda avec une admiration mélangée de respect.– Tu es donc riche ? fit-elle.– Très riche, répondit-il avec orgueil.– Je veux te rendre pauvre, moi…Il eut un gros rire.– C’est difficile, dit-il.– Alors, fit-elle en l’enveloppant des magnétiques

effluves de son regard, tue-moi… cela vaut mieux…Et elle lui souriait à anéantir le peu de raison qui lui

restait.– Où est ton or ? reprit-elle.– Il est caché… oh ! bien caché…– Je veux savoir où…Mais l’avarice et la cupidité de l’intendant reprirent le

dessus.– Non… c’est impossible, dit-il… Je vous donnerai ce

que vous voudrez… mais…– Mais, dit-elle en l’interrompant d’un geste hautain, je

veux que tu sois toujours esclave… et, puisque tu as unchâteau et une armée de laquais, il faut que tu m’obéissesici.

Le regard et le sourire de Vanda enivraient NicolasArsoff mieux que n’aurait pu le faire cette abominable eau-

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de-vie dont il usait chaque soir avec si peu de modération.La bête fauve était dominée et écrasée, réduite àl’impuissance.

– Je veux une fête à l’heure même ! ordonna Vanda : jeveux souper, cette nuit, à l’éclat des lustres ; je veux boirede ton meilleur vin, esclave, et je veux que tu forces tous lesgens qui t’obéissent à se prosterner à mes pieds. Je suisla reine de cette maison désormais ! Et, de nouveau, elleappuya un de ses bras nus sur le cou du taureau del’intendant. Cette fois la folie gagna Nicolas Arsoff. Sa voixde stentor retentit à travers les corridors du château et sesordres se succédèrent, comme ceux d’un général aumoment d’une bataille.

Il était alors deux heures du matin. À trois heures, lavolonté capricieuse de Vanda, naguère garrottée et sousune menace de mort, à présent, maîtresse absolue, cettevolonté, disons-nous, avait improvisé une fête nocturne ; etelle était à table, en tête à tête avec l’intendant, tandis quedeux jeunes couples de paysans, nouvellement mariés,dansaient au son du théorbe, l’instrument favori du peuplerusse. Et les serviteurs du farouche intendant se disaient :

– Maintenant qu’il est amoureux, peut-être sera-t-ilmoins méchant. Deux heures plus tard, l’intendant était ivre.Alors Vanda renvoya les paysans, le joueur de théorbe etles valets :

– Maintenant, dit-elle à l’intendant, où est ton or ? Mais ilse défendit encore :

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– Oh ! non, dit-il, non…Il avait laissé sur la table ce poignard qu’avait rougi le

sang de M. de Morlux. Vanda allongea la main et s’enempara.

– Où est ton or ? répéta-t-elle.Il crut qu’elle voulait le tuer, et il se dégrisa un moment.

Puis, se levant en trébuchant, il tourna la table pour allervers elle.

Mais elle recula, le poignard levé et répétant :– Où est ton or ?

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XXXIUn souvenir traversa l’esprit de Nicolas Arsoff comme il

s’avançait vers Vanda avec l’intention de la désarmer. Il serappela que trois heures auparavant elle s’était jetée surM. de Morlux avec la souplesse et la foudroyante rapiditéd’une tigresse, et que M. de Morlux n’avait dû son salutqu’à un hasard. Or Nicolas Arsoff avait bu et, quand il avaitbu, le digne intendant n’était pas solide sur ses jambes… Ils’arrêta donc en chemin et se remit à rire de ce gros rirehébété qu’il avait dans l’ivresse.

– Je crois, balbutia-t-il, que vous vous moquez de moi.– Non, répondit-elle, seulement, je veux savoir où est le

trésor.– Pour le prendre ?– Peut-être…– Non, non, répéta-t-il ; je vous donnerai ce que vous

voudrez, mais…– Mais je veux savoir où tu enfermes ton trésor…Et elle se mit à lui sourire comme elle souriait quand

elle voulait séduire. Nicolas fit un pas encore. Mais lepoignard tiré le fit hésiter à aller plus loin.

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– Oh ! je vous aime, balbutia-t-il, je vous aime…– Alors, dit-elle en lui souriant toujours, pourquoi ne

veux-tu pas me montrer ton or ?– Mais je vous en donnerai…– Je veux me faire ma part moi-même.– Ah ! fit-il avec étonnement, vous ne prendrez donc pas

tout ?– Non.Sa voix était nette et son expression de franchise si

grande que l’ivrogne en fut frappé. Vanda poursuivit :– Je veux savoir où tu mets ton or, pour voir si tu es un

homme ingénieux.Son gros rire reparut.– Il est bien caché, dit-il.– Ah !– Et on chercherait partout, même dans la lune, avant

de savoir où il est, fit-il avec un sentiment d’orgueil.En parlant ainsi, Nicolas Arsoff ignorait une chose, c’est

que, quatre jours auparavant, tandis que le faux Allemandet sa compagne le ramenaient ivre mort de Studianka, ilavait beaucoup jasé dans son sommeil, à ce point queRocambole avait dit à Vanda :

– C’est vraiment dommage que je ne sois plus leRocambole d’autrefois. Voilà une bien belle occasion de

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s’approprier le bien d’autrui.Donc, Vanda savait parfaitement ce qu’elle demandait

avec tant d’insistance. Cependant Nicolas Arsoff hésitantencore :

– Mais, lui dit-elle, s’armant de son plus beau riretentateur, si tu as tant d’or que cela, comment veux-tu queje l’emporte ?

– J’en ai de quoi remplir une téléga ! répondit-il.– Montre-le-moi !Et dans ces trois mots, elle sut mettre cet indicible

accent de cupidité qui n’appartient qu’aux femmes vénales.L’ivrogne avait été longtemps partagé entre deuxsentiments tout à fait opposés, la vanité et la prudence. Lavanité le poussait à montrer la cachette pour faire admirerà Vanda les ressources de son imagination. La prudencelui commandait de garder son secret pour lui seul. Lavanité l’emporta.

– Eh bien ! fit-il, je vais vous le dire…– Ah ! enfin…– Mais vous m’aimerez, n’est-ce pas ?Et il fit encore un pas vers elle.– Oui, quand j’aurai vu ton or. Où est-il ?– Il n’est pas dans le château.– Vraiment ? où est-il donc ?– Dans le jardin.

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– Enterré ?– Non… mieux que cela.– Allons ! fit-elle en appuyant sa main gauche sur

l’épaule de l’intendant, qui frissonna à ce contact.– Mais c’est en plein air, dit-il encore.– Qu’importe !– Et il gèle si fort…– Je m’envelopperai dans une bonne pelisse.Sur ces mots, Vanda frappa le timbre d’argent qui se

trouvait sur la table, et deux valets entrèrent.– Canailles ! leur dit Nicolas Arsoff, donnez-moi mes

fourrures les plus chaudes et jetez sur les épaules demadame, qui est maintenant votre reine et maîtresse, cettepelisse de renard bleu que le marchand de Peterhoff m’aengagée pour vingt mille roubles.

On s’empressa d’obéir à Nicolas Arsoff. Enveloppéedans la riche fourrure qu’on venait de lui apporter, Vandas’appuya au bras de l’intendant avec un perfide abandon.

– Je crois que je deviens fou ! murmura celui-ci, qui sesentait transporté dans le monde des rêves.

– Allons voir ton or, répéta Vanda.Nicolas, toujours trébuchant, s’aventura dans les

corridors du château. Vanda le soutenait. Il arriva ainsi àune porte qui donnait sur le jardin et dont il avait la clé

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parmi le trousseau qui pendait toujours à sa ceinture. Lanuit était glaciale, le ciel d’une pureté étincelante. La neigequi couvrait la terre avait acquis sous les pieds la dureté dudiamant. Le froid dégrisa un peu Nicolas Arsoff. Une foisencore, il hésita à livrer son secret. Mais Vanda s’appuyaitsur lui avec une telle nonchalance que son hésitation subitle dernier assaut et fut vaincue. Alors la prudence fit placeà la vanité, et il tint à justifier le mot ingénieux tombé deslèvres de Vanda.

– Maîtresse, disait-il en marchant, crois-tu donc qu’unesclave n’a pas l’esprit d’un homme libre ? Ni le comtePotenieff, mon maître, ni le czar n’auraient eu l’idée que j’aieue.

– En vérité ! fit Vanda d’un ton railleur.Il étendit la main vers un monument de forme bizarre, à

coupole dorée, qui se trouvait au bout du jardin.– Qu’est-ce que cela ? demanda-t-elle.– Ce sont les bains du château ; il y a là une étuve pour

l’hiver et un bassin de marbre pour l’été.– Et c’est là qu’est ton argent ?– Peut-être…Il faisait un clair de lune admirable, et la réverbération

de la neige achevait de compléter l’illusion. On se seraitcru en plein jour. À mesure qu’ils approchaient, Vandafeignait une curiosité plus vive. Ils arrivèrent enfin à l’endroitdésigné par Nicolas Arsoff. Alors Vanda vit tout auprès du

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monument à coupole dorée un bassin profond de quinzepieds. On eût dit une aiguière au-dessous d’un pot à eau.

– C’est là ! dit Arsoff.Vanda se plaça sur le bord et ne vit rien. Le bassin était

complètement vide.– Esclave, dit-elle, te moques-tu de moi ?– Non, maîtresse, dit Arsoff. Laissez-moi vous

expliquer…– Parle.– Ne voyez-vous pas, au milieu, un point noir ?– Oui.– C’est un anneau. En le soulevant, on amène une dalle.– Bon !– Et cette dalle recouvre une sorte de caveau de huit

pieds de profondeur et de six de large.– Et… c’est là…– C’est là que j’ai entassé de l’or et des billets à tourner

la tête au comte Potenieff !– Et à moi, dit Vanda, qui jeta à l’intendant une œillade

assassine.Nicolas eut le vertige et voulut embrasser Vanda ; mais

elle le repoussa doucement, en disant :– Non, je veux savoir…En même temps elle lui montrait en souriant la lame de

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son poignard, pour lequel Nicolas avait le plus grandrespect.

– Mais, reprit-elle, je ne trouve pas cela très ingénieux,moi !

– Et pourquoi donc ?– J’aimerais mieux un bon coffre bien solide dans un

caveau aux murs épais fermés par une porte de fer.– La nature me donne mieux que cela ! dit Nicolas

Arsoff. Regardez… Ce bassin est profond…– Oui.– Il est en marbre et ses parois n’offrent aucune

aspérité.– C’est vrai.– Si un homme, un voleur, par exemple, y descendait, il

n’en pourrait sortir qu’à l’aide d’une échelle.– Ce qui n’est pas difficile à se procurer, dit Vanda.– Attendez, reprit l’intendant ; mais le bassin n’est

jamais vide… si ce n’est trois jours par an, et pendant cestrois jours je fais bonne garde.

– Explique-toi.– Hier les paysans ont payé l’obrock et leurs autres

redevances. Demain, si la nuit est sombre, j’apporterai toutce qu’ils m’ont donné, et je le réunirai à ce qu’il y a déjà là-bas.

– Et puis ?

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– Et puis ?– Et puis, voyez-vous ce robinet ?– Oui.– C’est celui de la chaudière de l’étuve qui est pleine

d’eau tiède. J’ouvrirai ce robinet…– Et tu rempliras le bassin ?– Oui. Et une heure après, le froid aura fait son office, et

il y aura par-dessus mon trésor vingt pieds de glace quivaudront mieux que toutes les portes de fer du monde.

Vanda eut un sourire, que Nicolas Arsoff prit pour del’admiration.

– Tu es un homme de génie, dit-elle, mais tu dois tesouvenir de tes promesses ?

– Sans doute, balbutia-t-il.– Tu m’as promis de l’or !…– Oui.– Il me le faut avant qu’il te prenne fantaisie d’inonder

ton bassin.– Tout ? demanda-t-il avec une crainte naïve, mais de

plus en plus fasciné.– Non, dit-elle, je m’en rapporte à ta générosité. Mais,

comment descendras-tu ? Tu n’as pas d’échelle…– Oh ! attendez, fit-il.Et il déroula une corde qu’il avait autour des reins,

comme la plupart des serfs russes, et il en fixa une

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extrémité au robinet de l’étuve. Alors les yeux de Vandabrillèrent d’une flamme étrange.

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XXXIIL’intendant se dépouilla alors de sa pelisse qui aurait

pu le gêner dans ses mouvements, et saisissant la corded’une main, il se laissa glisser au fond du bassin. Mais àpeine s’était-il baissé pour passer sa main dans cetanneau de fer qui devait lui permettre de soulever la dallesous laquelle se trouvait son trésor, qu’un jet d’eau luitomba sur la tête. Il se releva vivement et fut commeaveuglé. Vanda avait ouvert le robinet de l’étuve et l’eaucoulait de l’épaisseur d’une cuisse d’homme. Cette eauétait presque tiède. Arsoff ne comprit pas tout d’abord ; ilcrut que c’était en tirant sur la corde qui lui avait servi àdescendre dans le bassin, qu’il avait lui-même ouvert lerobinet. Aussi cria-t-il à Vanda, qui se trouvait debout etimmobile sur le bord :

– Fermez le robinet !Mais Vanda ne bougea point. L’eau tombait sur la tête

de l’intendant, qui se réfugia à l’autre extrémité du bassin.– Fermez ! fermez ! répéta-t-il.– Imbécile ! répondit Vanda, qui eut alors un rire

strident.

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Arsoff s’élança vers le bout de la corde qui pendait etvoulut s’en servir pour remonter. Vanda ne parut point s’yopposer. Il se cramponna à la corde et commença àmonter, malgré la trombe d’eau qui lui tombait sur la tête etl’aveuglait, car la corde, étant fixée au robinet, le plaçait parconséquent sous le jet. Vanda, immobile et calme, riaittoujours. Arsoff, complètement dégrisé, avait retrouvé saforce et son énergie, et il s’élevait peu à peu, serrant lacorde avec ses mains et ses genoux. Il n’était plus qu’àquelques pieds du bord, et déjà une de ses mains,abandonnant la corde, allait s’accrocher à la tablette demarbre, lorsqu’il retomba lourdement au fond du bassin.Vanda, avec son poignard, dont elle ne s’était pointséparée, avait coupé la corde. L’intendant jeta un cri derage, auquel répondit un nouvel éclat de rire de Vanda.

– Esclave, dit-elle, tu ne feras plus fouetter personne ; tune voleras plus ton maître le comte Potenieff ; tu n’oserasplus parler d’amour à une femme libre comme moi !… Si tusais une prière, dis-la ; si tu crois en Dieu, demande-luipardon, car tu vas mourir, et le lieu où tu es est tontombeau…

– À moi ! au secours ! hurlait Nicolas Arsoff bondissantdans sa fosse de marbre comme une bête fauve prise aupiège.

– On ne t’entendra pas ! répondit Vanda ; et si tes genst’entendaient, s’ils osaient approcher, je n’aurais qu’unsigne à leur faire pour les éloigner. Ne leur as-tu pas ditque j’étais reine et maîtresse désormais ?…

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L’eau montait toujours et le bassin s’emplissait.– Ah ! misérable femme ! cria-t-il éperdu, tu veux donc

me noyer ? Elle lui répondit par ce rire étincelant etmoqueur qui était son arrêt de mort.

– Non, dit-elle ; l’asphyxie serait trop douce pour toi !…tu ne serais pas assez châtié !…

Et, enveloppée dans sa pelisse pour résister de sonmieux à ce froid terrible de la nuit moscovite, qui endortavant de tuer, elle attendit, les yeux fixés sur l’intendant,autour duquel l’eau montait peu à peu. La première quiavait coulé était presque tiède ; celle qui lui succéda étaitfroide, puis elle devint glacée. Nicolas Arsoff jetait des cristerribles ; il priait et suppliait après avoir blasphémé ; puis,après avoir supplié, il blasphémait de nouveau. Le bassins’emplissait lentement. D’abord Arsoff avait eu de l’eaujusqu’à la cheville ; puis jusqu’au ventre, puis elle couvrit laceinture.

– Femme ! cria Arsoff, ferme le robinet, et tout ce que jepossède de trésors est à toi !

– Esclave, répondit-elle, si du vivant du baron Sherkofftu avais osé lever les yeux sur moi, je t’aurais fait mourirsous le fouet.

– Grâce ! madame ! grâce ! maîtresse !… disait-il enjoignant les mains. Fermez le robinet !… au nom de Dieu,au nom des saints…

Et sa voix tremblait et ses dents s’entrechoquaient avec

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furie, car l’eau était de plus en plus froide… Et l’eaumontait toujours. Enfin, elle arriva jusqu’aux épaules dumalheureux et lui entoura le cou comme un cercle d’acier.

– Qu’il soit donc fait ainsi que tu le désires ! dit alorsVanda avec un éclat de voix railleuse.

Et elle ferma le robinet. L’eau cessa de couler, mais latête seule du malheureux était dehors. Un moment il se crutsauvé ; un moment, il crut qu’elle avait eu pitié.

– La corde ! lui cria-t-il, jetez-moi une corde… Appelezau secours… on viendra…

Il se souvenait que la corde était retombée avec lui aufond du bassin, et il l’apercevait flottant à la surface, toutprès de lui. Vanda riait et ne bougeait pas.

– Ah ! s’écriait l’intendant, cette eau me glace !… àmoi !… au secours !… Faites-moi retirer de là, madame…

– Tu es fou ! répondit-elle.Et elle se mit à faire le tour du bassin pour se réchauffer

un peu par la marche.Nicolas Arsoff commençait à comprendre le terrible

genre de mort que la vindicative Vanda lui réservait.– Il est quatre heures du matin, lui cria-t-elle encore,

c’est le moment de la nuit où il gèle le plus fort.Et, en effet, Nicolas Arsoff sentit que l’eau

s’épaississait autour de lui… Et sa gorge, saisie par lefroid, ne livra plus passage qu’à des sons inarticulés. Puisces sons allèrent s’affaiblissant. Vanda continuait à se

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ces sons allèrent s’affaiblissant. Vanda continuait à sepromener autour du bassin, faisant bonne garde, comme ledragon à l’entour de la caverne où gît un trésor. Ellegrelottait dans sa pelisse de renard bleu, la fourrure la pluschaude que l’on trouve en Russie, cependant ; mais lahaine lui donnait la force et le courage de lutter contre lefroid. Arsoff ne criait plus. Il roulait un œil stupide autour delui, et Vanda comprit bientôt qu’une agonie terriblecommençait pour lui. Et sa montre à la main, comptant lesminutes qui s’écoulaient, elle continua sa promenade,hautaine et farouche comme la divinité de la vengeance !

Et tandis que Vanda infligeait à Nicolas Arsoff ce

terrible supplice, une téléga courait à toute vitesse vers lechâteau de Lifrou. La nuit s’était écoulée, le jour était venuet le soleil étincelait à la cime des arbres couverts deneige. Rocambole fouettait ses chevaux avec rage, avecfurie, et répétait sans cesse ce nom :

– Vanda ! Vanda !…Madeleine, épuisée, vaincue par les émotions et le froid

de cette nuit horrible, s’était endormie de nouveau dans lefond du traîneau de poste. Alexis, le paysan russe, queRocambole avait repris avec lui en repassant devant lerelais, avait amoncelé sur elle tout ce qu’il y avait decouvertures et de fourrures dans le véhicule. Enfin la télégas’avança sur la chaussée de l’étang et quelques minutesaprès, les chevaux s’arrêtèrent devant la cour du château.Rocambole s’élança de son siège en criant :

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– Vanda ? où est Vanda ?Un moujik, qui parlait français, le regarda d’un air idiot

et lui répondit :– C’est la maîtresse à présent !…Et Rocambole vit accourir à lui les gens du château. Les

uns riaient, les autres étaient ivres… Mais tousparaissaient en proie à une joie extravagante. Et, commeRocambole continuait à demander où était Vanda, ils leconduisirent dans le jardin, d’où elle n’avait pas bougé dela nuit. Et Rocambole vit la jeune femme debout au bord dubassin, assistant aux derniers moments de son esclave,qui avait osé lui parler d’amour. Le bassin, maintenant,était complètement gelé, et, du milieu d’un bloc de glace,sortait la tête livide de M. Nicolas Arsoff. L’intendantrespirait encore ; mais la glace commençait à se resserrer,lui formant autour du corps une carapace qui allait finir parl’étouffer… Et les gens du château avaient surpris Vandaassistant à l’accomplissement de sa vengeance ; et, aulieu de délivrer leur maître, ils avaient applaudi à sonchâtiment. Vanda n’avait rien vu, rien entendu… Elleattachait maintenant un regard fixe et béant sur cette têteviolacée que les ombres de la mort commençaient àestomper, dont les yeux étaient sans rayons, et dont leslèvres remuaient sans livrer passage à aucun son. Et ce nefut que lorsque ses yeux se fermèrent, lorsque ses lèvresdevinrent immobiles et rigides, lorsque, enfin, NicolasArsoff fut mort, qu’elle se retourna… Alors elle vitRocambole, grave et silencieux, auprès d’elle. Et elle jeta

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un cri.– Et Madeleine ? demanda-t-elle.– Sauvée, répondit Rocambole.– Ah ! je le savais bien ! murmura-t-elle en se laissant

tomber dans ses bras.– En France, répondit Rocambole, en France,

maintenant !…

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XXXIIIAvant de suivre Rocambole et Vanda, qui ramenaient

Madeleine en France, il nous faut revenir à un personnagede cette histoire que nous avons quelque peu perdu devue. Nous voulons parler d’Yvan Potenieff, que nous avonslaissé revenant de chez le prince X… et arrêté aux portesde Moscou par ordre du chef de la police. En Russie, on nediscute pas. Depuis le plus humble des serfs jusqu’au plusgrand seigneur, chacun obéit. Yvan, qui ne pouvaitsoupçonner son père d’avoir provoqué son arrestation,après avoir vainement demandé qu’il lui fût permis de lefaire prévenir, se résigna à monter dans le traîneau quidevait le conduire à Saint-Pétersbourg.

La route lui parut longue ; elle dura plusieurs jours qui luisemblèrent des siècles. Chaque verste nouvelle qu’ilfranchissait ne le séparait-elle pas de sa chèreMadeleine ?… Au fond, Yvan n’était pas très inquiet surson propre sort. Il avait beaucoup d’amis dans le corps descadets, et l’on y connaissait ses opinions. Yvan étaitsincèrement attaché à l’empereur, qui représentait lesidées nouvelles, et il n’était nullement enthousiaste du vieuxparti russe. Seulement, dans un pays où la police tient lerôle principal, il était tout naturel que les autorités de

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rôle principal, il était tout naturel que les autorités deMoscou se fussent effarouchées de voir un officier de lagarde assister aux réunions du prince X…, qui faisaitouvertement de l’opposition. Yvan comprenait tout cela siparfaitement qu’il se disait en route :

« Je n’aurai qu’à écrire à l’empereur pour obtenir magrâce et une prolongation de congé. Je repartirai alors sur-le-champ pour Moscou, et il faudra bien que mon honorépère, qui est cause de toute ma mésaventure, répare sestorts en me donnant tout de suite ma chère Madeleine. »

Et, à partir du moment où il eut fait cette réflexion, Yvandevint plus calme et considéra son arrestation comme unévénement sans importance. L’officier de police quil’accompagnait lui avait permis, dès le lendemain dupremier jour de voyage, d’écrire à son père. Il avait usé decette permission, dans une maison de poste, tandis qu’onrelayait, et il avait glissé dans sa lettre une lettre pourMadeleine.

« Toutes affaires cessantes, mon cher père [disait-il enterminant sa lettre], venez à Pétersbourg. Si l’empereurdevait être abusé par quelque rapport de police, vousseriez là pour me défendre. »

Enfin, le matin du cinquième jour, l’officier prisonnier fitson entrée dans la capitale de toutes les Russies et futconduit dans ce qu’on appelle l’île de Saint-Pétersbourg, àla forteresse hexagone qui sert de prison militaire. Legouverneur parcourut rapidement le rapport que lui remitl’officier de police qui avait opéré l’arrestation d’Yvan et

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l’avait accompagné. Puis il dit à Yvan :– Vous êtes mon hôte jusqu’à nouvel ordre ; mais je me

plais à croire que votre situation n’a rien de grave.Les Potenieff, s’ils ne sont plus riches, jouissent

néanmoins d’une grande considération, due à leurancienneté de race et aux services militaires qu’ils onttoujours rendus de père en fils. Yvan fut logé dans unechambre à part et on lui donna un soldat pour le servir. Lesoir, le gouverneur de la prison l’invita à dîner. Ces égardslui semblèrent de bon augure. Il demanda la permissiond’écrire à l’empereur, et cette permission lui fut accordée.

Le lendemain, il attendit toute la journée sa mise enliberté ; mais aucun ordre ne fut transmis au gouverneur dela prison. Deux jours s’écoulèrent, et Yvan ne vit rien venir. Ilétait convaincu pourtant que l’empereur n’avait rien àrefuser au comte Potenieff, et il calculait que son père avaitdû faire diligence et accourir en toute hâte à Saint-Pétersbourg. Yvan se trompait. Les jours succédaient auxjours et Yvan était toujours prisonnier. Seulement, commeon lui avait permis d’écrire, il s’en servait à cœur joie etrédigeait un véritable journal à l’adresse de sa chèreMadeleine. Après les jours vinrent les semaines. Legouverneur se montrait toujours charmant pour YvanPotenieff, mais il ne parlait pas de le remettre en liberté.C’était un vieil officier, ce gouverneur, qui avait quelquerépugnance à exercer ce métier de geôlier, et qui parfoisen témoignait hautement sa mauvaise humeur. Un jour que,pour la centième fois peut-être, Yvan se plaignait avec

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amertume de la rigueur avec laquelle on le traitait et du peud’égards qu’on avait sans doute pour son père le comtePotenieff, le gouverneur haussa les épaules :

– Vous croyez donc, fit-il, que votre père s’occupe devous ?

– Dame ! répondit Yvan, peut-il en être autrement ?– Peut-être.– Que voulez-vous dire, monsieur ? fit Yvan avec

étonnement.– Mon jeune ami, dit le gouverneur, vous plaît-il de

causer dix minutes avec moi ?– Parlez, monsieur.– Pourquoi vous a-t-on arrêté ?– Parce que je revenais de chez le prince K…, où l’on

s’occupe de politique.– Et pourquoi étiez-vous allé chez le prince K… ?– C’est un vieil ami de ma famille. Mon père m’avait

chargé de lui porter ses compliments.Un sourire vint aux lèvres du gouverneur.– Écoutez donc, reprit-il. Croyez-vous que si la police

de Moscou vous avait jugé dangereux et qu’elle eût admisque vous partagiez toutes les idées émises chez le princeK… elle se serait donné la peine de vous envoyer àPétersbourg ?

– Qu’aurait-elle donc fait de moi ?

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– On vous eût mis au cachot, à Moscou même.– Bon !– Et la première chaîne allant en Sibérie vous eût pris

au passage.Yvan ne put se défendre d’un léger frisson.– Au lieu de cela, poursuivit le gouverneur, on vous a

amené ici, où vous êtes fort bien traité.– J’en conviens.– Où rien ne vous manque.– Sauf la permission d’aller me promener sur la

perspective Newski, fit Yvan en riant.– Si vous voulez me donner votre parole que vous

rentrerez tous les soirs, vous pourrez sortir tous les jours,dit le gouverneur.

– Il se pourrait ! exclama Yvan stupéfait.– Oui, mais à trois conditions, cependant.– Voyons !– La première est que vous ne chercherez pas à

pénétrer au palais et ne demanderez aucune audience,soit au directeur général de la police, soit à tout autrefonctionnaire.

– Je vous le promets, répondit Yvan.– La seconde, c’est que vous n’écrirez pas à

l’empereur ; car, dit le gouverneur en riant, il faut bien que

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je vous dise la vérité : j’avais ordre d’intercepter votre lettre,et l’empereur ne l’a point reçue par conséquent.

– Mais, monsieur, s’écria Yvan, s’il en est ainsi…– Choisissez, fit froidement le gouverneur : ou rester

dans votre chambre, ou avoir la permission d’aller vouspromener chaque jour.

– Soit, murmura Yvan, je n’écrirai pas.– Il y a une troisième condition, dit le gouverneur.– J’écoute.– Si vous rencontrez des gens de votre connaissance,

vous ne leur direz pas que vous êtes prisonnier.– Monsieur, s’écria Yvan, tout ceci ressemble

singulièrement à une énigme.– Dont vous devriez déjà avoir trouvé le mot, dit le

gouverneur.– Je ne comprends pas…– Cherchez ; le mot est un nom de femme…Et le gouverneur tourna sur ses talons et laissa Yvan en

proie à un redoublement de surprise. Une heure après, lesoldat qu’on lui avait donné comme valet de chambre luiapporta, de la part du gouverneur, un portefeuille auquelétait joint un billet. Le portefeuille contenait une certainesomme. Le billet indiquait que cet argent provenait d’unelettre de crédit expédiée par le comte Potenieff.

– Mon père est à Pétersbourg ! s’écria Yvan.

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Et il s’habilla à la hâte. Il était alors midi, le soleil brillait,le temps était superbe et la perspective devait êtreencombrée d’équipages. Le gouverneur ne s’était pointmoqué d’Yvan. À tous les guichets, on le salua et le laissapasser. Une fois hors de la prison, il se jeta dans un droskiet dit au stanwitsch, c’est-à-dire au cocher :

– Mène-moi au pont des Chanteurs.C’était auprès de ce pont, dans la maison Kalouginne,

que le comte Potenieff avait coutume de descendre quandil venait à Pétersbourg. Yvan ne devinait pas encore, endépit des demi-révélations du gouverneur, que c’était sonpère qui l’avait fait arrêter. Au pont des Chanteurs, le jeuneofficier apprit qu’on n’avait pas entendu parler du comtePotenieff. Alors les paroles du gouverneur lui revinrent enmémoire :

« Le mot de l’énigme est un nom de femme. »Et ce nom jaillit tout à coup des lèvres d’Yvan :– Vasilika !Yvan n’accusait pas encore son père, mais il accusait

cette belle comtesse Vasilika, qui s’était éprise de lui etqui le voulait épouser. C’était elle, bien certainement, quiavait provoqué son arrestation pour l’arracher à Madeleine.Et Yvan fut pris d’une colère folle contre cette femme, et ilcria au stanwitsch :

– Conduis-moi à Vybourg !Vybourg est le quartier bâti sur la rive droite de la Nève.

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C’était là que logeait la belle comtesse VasilikaWasserenoff, la riche héritière que le vieux Potenieffconvoitait pour son fils. Moins d’une heure après, le droskis’arrêtait devant le portique de marbre rouge de l’hôtelWasserenoff, et Yvan en descendait pâle de colère et derage.

– À nous deux, comtesse Vasilika, murmurait-il.

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XXXIVLa comtesse Vasilika Wasserenoff était veuve. C’était

une femme de vingt-six ans, fort belle, blanche comme unlis et blonde comme un épi mûr. Elle était grande, et sonœil noir plein de feu, son nez hardi, sa lèvre dédaigneuseannonçaient un caractère fortement trempé, uni à unevigoureuse constitution physique. La comtesse Vasilikapossédait une immense fortune ; elle était maîtresseabsolue de sa main, et si elle avait songé à épouserPotenieff, c’est que celui-ci, l’hiver précédent, avant qu’il nevît Madeleine, avait fait à la belle veuve une cour assidue.Et puis les Potenieff et les Wasserenoff étaient cousins, et,en acceptant la main d’Yvan, la comtesse savait qu’ellerelevait une maison tombée. Pendant les cinq mois qu’ilavait passés loin de Pétersbourg, Yvan avait écrit plusieurslettres à la comtesse. Les premières étaient brûlantes, lesdernières un peu tièdes. Mais Vasilika se croyait aimée, etelle avait répondu naguère au comte Potenieff qu’elle étaitprête à épouser Yvan. Ce dernier entra donc comme un fouchez la comtesse. L’intendant de cette dernière vint à sarencontre et lui dit :

– Madame est un peu souffrante, et monsieur vient lavoir de bien bonne heure.

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voir de bien bonne heure.– Je veux la voir sur-le-champ, dit Yvan en bousculant

l’intendant.Et il passa sur une demi-douzaine de laquais en grande

livrée. La comtesse était nonchalamment étendue sur unsofa recouvert d’une peau de tigre, au fond d’une serrechaude remplie de lauriers-roses et de camélias. Tandisque la neige couvrait les terrasses de son palais demarbre, la comtesse semblait vivre au milieu des fleurs etde la végétation de l’Orient. À la vue d’Yvan, elle se soulevaavec nonchalance et lui tendit la main.

– Ah ! c’est vous ? dit-elle.Et elle le voulut attirer auprès d’elle sur le sofa. Mais

Yvan était fort pâle, et son visage trahissait une violenteirritation.

– D’où venez-vous ? de Moscou ? dit la comtesse.Quand êtes-vous arrivé ?

Cette question permit à Yvan, qui demeura debout,d’exhaler toute sa colère.

– Vous le savez aussi bien que moi, comtesse, dit-il.Elle le regarda avec un étonnement qui aurait dû le

convaincre. Mais il était si fort aveuglé par la fureur qu’ilcontinua sur un ton d’emportement et de menace :

– Je suis prisonnier depuis dix jours, grâce à vous et survotre ordre.

– Prisonnier ! fit-elle au comble de l’étonnement.

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– J’ai été arrêté à Moscou il y a quinze jours.– Mais pourquoi ?Il eut un rire plein de dédain et de raillerie.– Vous le demandez ? fit-il.– Mais, sans doute…Il frappa du pied avec colère.– Les femmes, s’écria-t-il, sont perfides et fausses !Ces mots comblèrent la mesure. La comtesse Vasilika

se leva comme une reine offensée et lui montra la porte :– Sortez ! dit-elle.Yvan comprit qu’il était allé trop loin et il balbutia

quelques excuses ; mais la comtesse répéta son geste etlui tourna le dos. Alors la colère d’Yvan reprit le dessus et ilosa demeurer dans le boudoir.

– Je ne sortirai pas, dit-il, que je ne me sois expliquéavec vous, comtesse.

Elle leva sur lui un regard glacé.– De quelle explication s’agit-il ? dit-elle.– Je veux savoir pourquoi vous m’avez fait arrêter ?– Moi ?– Oui, vous ; car c’est par votre ordre…Il était si bouleversé en parlant ainsi que la comtesse

eut l’esprit traversé par un soupçon. Elle se demanda siYvan n’était pas devenu fou.

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– Voyons ! reprit-elle avec douceur, ce n’est pas à moi,mais à vous qu’il faut demander des explications. Vousavez été arrêté, dites-vous ?

– Oui.– À Moscou, il y a quinze jours ?– C’est bien cela.– Sous quel prétexte ?– Ah ! fit Yvan avec amertume, le mot prétexte est juste.

Sous prétexte de politique.– Mais, mon cher cousin, dit la comtesse, je n’ai rien de

commun avec le ministre de la Police.– Mais vous avez des relations avec mon père ?– Sans doute… puisque… autrefois… il avait été

question d’un mariage entre nous…Yvan perdit toute mesure.– Eh bien ! dit-il, ma cousine, c’est précisément parce

que je ne veux plus de ce mariage…Mais la comtesse Vasilika n’était pas femme à

supporter une pareille injure. Elle courut à un cordon desonnette et le secoua violemment. Son intendant et deuxmoujiks parurent.

– Reconduisez M. Potenieff, leur dit-elle.Puis elle recula jusqu’au mur, poussa une porte et

disparut, laissant Yvan pétrifié. La colère du jeune officier

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tomba alors comme par enchantement. Il prit son chapeauet sa pelisse des mains de l’intendant et sortitbrusquement. Son droski l’attendait.

– À la citadelle ! dit-il au cocher.En route, Yvan se demanda si réellement la comtesse

n’avait pas dit vrai. Son attitude calme, puis sonétonnement et enfin son indignation n’étaient-ils pas autantde preuves de son innocence ? Il rentra à la prison et fitdemander une audience au gouverneur. Mais legouverneur était sorti. Alors Yvan prit une plume et écrivit àla comtesse Vasilika :

« Madame,« Pardonnez-moi ; vous avez raison, je crois que je suis

un peu fou. Mais je vais tâcher de m’expliquer en quelquesmots. J’ai recherché l’honneur de votre alliance ; j’ai cruêtre entraîné par mon cœur : ma tête seule était en cause.

« Je suis en proie à une passion vraie, profonde,éternelle. J’ai cru que vous aviez voulu vous venger. Encoreune fois, pardonnez-moi. »

Et Yvan prenait pour confident la comtesse Vasilika etlui racontait tout son amour pour Madeleine, la suppliantd’obtenir sa mise en liberté.

Puis, cette lettre écrite, il la fit sur-le-champ porter à sonadresse.

Moins d’une heure après, la comtesse avait répondu ; etsa réponse était conçue en ces termes :

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« Mon cher cousin,« J’aurais persisté à vous croire fou, si des lettres que

je reçois de Moscou ne me confirmaient la vérité de vosparoles.

« Ainsi, je tiens pour très véridique l’histoire deMlle Madeleine, et je crois à toutes les perfections dontvous la dotez. Hâtez-vous donc, mon cher cousin, derejoindre un pareil trésor. Et pour cela, suivez mon conseil ;ce n’est pas à Moscou qu’il faut aller. Madeleine n’y estplus.

« Votre aimable père, qui tenait tant à restaurer sesdomaines avec la dot que je vous eusse apportée, a cruindispensable de la renvoyer en France. C’est donc enFrance que vous devez aller.

« Vous savez, mon cher cousin, que je suis bonneparente, et que je me suis toujours empressée de merendre utile à ma famille. Comme je suppose que moncousin le comte Potenieff n’est pas d’humeur à vous ouvrirun crédit sur quelque banquier d’Allemagne, je me permetsde joindre à ma lettre, à titre de prêt : d’abord un bon devingt mille roubles sur la banque de Saint-Pétersbourg,ensuite une lettre de crédit sur M. de Rothschild, banquier àParis, et je forme des vœux pour votre bonheur et celui deMlle Madeleine.

« Votre affectionnée cousine,« VASILIKA WASSERENOFF.

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« P.-S. Ah ! j’oubliais que vous êtes prisonnier surparole. J’écris à un de mes frères, qui est aide de camp del’empereur.

« J’ai tout lieu de croire que votre mise en liberté auralieu immédiatement. »

Yvan, fou de joie, aurait voulu se jeter aux genoux de lacomtesse Vasilika et lui baiser les mains. Mais la lettreavait un deuxième post-scriptum :

« À propos, je quitte Pétersbourg tout à l’heure. Je vaisfaire un petit voyage dans mes terres. »

– Cette femme est un ange ! murmura Yvan.Le soir, à huit heures, le gouverneur le fit appeler :– Monsieur, lui dit-il, j’ai l’ordre de vous mettre en

liberté, mais à la condition que vous quitterez Pétersbourgcette nuit même. Le ministre de la Police m’a, en outre, faitremettre un passeport pour vous. Vous pouvez voyagerpendant deux ans.

– Bonne Vasilika ! murmura Yvan transporté.Quelques minutes après, il quittait la forteresse. Un

droski de voyage était devant la porte. Un hommeenveloppé de fourrures, qui se tenait auprès, salua Yvan etvint à lui.

– Monsieur, lui dit-il en français, je suis le valet dechambre de la comtesse Vasilika. J’ai voyagé, je parletoutes les langues européennes, et la comtesse a penséque je pourrais être utile à monsieur, s’il veut bien me

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prendre à son service et accepter le traîneau que voilà, etqui est un petit souvenir qu’elle prie monsieur d’accepter.

– Si je l’accepte ! s’écria Yvan, et toi avec !…Le valet eut un sourire mystérieux et Yvan monta dans le

droski, ne se doutant pas que la vengeance del’implacable Vasilika Wasserenoff allait voyager avec lui.

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XXXVYvan a voyagé nuit et jour, n’ayant d’autre compagnon

de voyage que le valet de chambre de la comtesseVasilika. Cet homme, Italien d’origine, ne s’est pas vanté. Ilparle à peu près couramment toutes les langueseuropéennes. Il a voyagé partout ; il sait par avance qu’entel pays on trouve des moyens de transport difficiles ou deshôtelleries commodes et des hôtes empressés. Yvan veutvoyager vite. Yvan est pressé. Il a accepté sans trop defaçon le portefeuille et la lettre de crédit de l’opulentecomtesse Vasilika et il sème les roubles sur son chemin,tant il a hâte d’arriver. D’ailleurs, le passeport dont il estmuni ne le rassure qu’à moitié. Si le comte Potenieff estinstruit de sa fuite, il obtiendra peut-être l’autorisation de lefaire arrêter aux frontières. Yvan est du reste un assezjoyeux compagnon, il boit bien, mange avec appétit et fumede très bons cigares qu’il a trouvés dans le droski. C’estune attention de la comtesse Vasilika. Le valet dechambre, qui se nomme Beruto, est un beau parleur ; il saitmille anecdotes, il raconte au jeune officier une fouled’histoires qui abrègent singulièrement les ennuis duchemin. Car les routes sont à peu près les mêmes partout,en Russie. De grandes plaines neigeuses ; des forêts de

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pins et de bouleaux ; un village de loin en loin ; une maisonde poste isolée. Tout cela finit et recommence, puis cesseavec une désespérante monotonie.

Au bout de huit jours Yvan est arrivé précisément aumilieu de cette province où son père a de vastesdomaines, hélas ! grevés de nombreuses hypothèques. Laroute de Pétersbourg est celle de Moscou à Varsovie, etYvan Potenieff fait un léger détour à la seule fin d’allerrançonner un peu l’intendant Nicolas Arsoff au château deLifrou. Si le paysan russe tremble devant l’intendant, celui-ci tremble plus encore devant son seigneur. Or Yvan, surles conseils de Beruto, qui est un homme ingénieux, s’estdit :

– Ce gueux de Nicolas Arsoff doit avoir de l’argent pleinses coffres. Je vais le rançonner en passant ; c’est l’affaired’une heure.

Et c’est pour cela que le traîneau d’Yvan s’est arrêté aurelais de poste de Peterhoff pour y prendre des chevauxfrais. Là, il abandonnera un moment la grand-route deVarsovie et fera une pointe vers Lifrou. Pendant qu’ondételle, Yvan entre dans la maison de poste et s’assiedauprès du poêle. Ordinairement la maison de poste estdéserte. À part le maître et sa famille, et le voyageur quireste un moment, en attendant que les chevaux soientprêts, il n’y a personne.

Et cependant, ce jour-là elle est pleine de monde.Il y a des bourgeois de Peterhoff avec leur polonaise à

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brandebourgs et leur bonnet pointu fourré d’astrakan, dessoldats appartenant au régiment de cosaques irréguliers,et des moujiks, et un postillon autour de qui l’on fait cercle,et qui pérore avec une grande vivacité. Cet homme parle,et son auditoire se suspend à ses lèvres. Cependant lepeuple russe, comme toutes les nations asservies, a unfonds de scepticisme et d’indifférence qui l’empêche d’êtrecurieux. Il n’a pas les ardeurs méridionales, il ne sepassionne pas, il est à peu près indifférent àl’enthousiasme. Le récit du stanwitsch, c’est-à-dire dupostillon, est donc bien émouvant ? Yvan s’est approché, etil écoute comme tout le monde. Le stanwitsch n’est pas unhomme de la poste impériale. Il ne porte pas la veste àretroussis jaunes sur un fond vert. C’est un postillonparticulier, qui porte la livrée d’un grand seigneur terrien duvoisinage, le prince Maropoulof. Le prince Maropoulof estun des plus riches propriétaires de la province. Auprès dela sienne, les fortunes environnantes ne sont plus que despauvretés. Il a cent mille paysans ; il possède des minesd’argent au pied des monts Ourals ; il lève, au besoin, toutun régiment à ses frais.

Le prince Maropoulof est un homme d’à peine trenteans, chasseur passionné. Il accompagnait jadis l’empereurAlexandre quand celui-ci n’était que czarewitz, à la chasseà l’ours. Mais dans cette partie de la Russie qu’il habite, iln’y a pas d’ours. Seulement, comme on a pu le voir, lesloups y abondent, et c’est un plaisir sans égal pour leprince de quitter, au coucher du soleil, quand la nuit

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s’annonce glacée, son château des bords de la Bérésinaet de remonter vers le nord, c’est-à-dire dans la directionde Moscou, avec six ou huit amis venus de Pétersbourg,dans un traîneau attelé de sauvages et vaillants chevaux del’Ukraine. Le postillon lance ses chevaux à toute vitesse enpoussant des cris. Un valet du prince qui se tient à l’arrièredu traîneau tire les oreilles à un chevreau qui brame… Letraîneau vole sur la neige comme une mouette sur l’Océan.Aux cris du chevreau les loups accourent. Alors le prince etses compagnons font feu sans relâche, et l’on court ainsijusqu’au jour, laissant derrière le traîneau de nombreuxcadavres. Au jour, quand le soleil vient resplendir sur laneige, les loups survivants ont regagné les profondeurs desforêts. Alors, le bouillant attelage tourne bride, et le traîneaurecueille un à un les cadavres échappés à la voracité de labande, et dont la fourrure, dépouille opime, joncherabientôt les vastes salles du château, où le princeMaropoulof passe une grande partie de la saison d’hiver.Or, c’est une chasse semblable que raconte le postillon duprince, debout sur le poêle, au milieu de la maison deposte.

Mais les exploits cynégétiques du prince sont tellementconnus dans la contrée qu’un récit de ce genren’intéresserait pas à un si haut degré, s’il ne s’y mêlait unfait extraordinaire. Laissons parler le stanwitsch :

– C’était avant-hier soir, dit-il, le prince ordonna d’attelerle traîneau de chasse. Il avait chez lui quatre amis dePétersbourg, sous-officiers aux gardes. À cinq heures, un

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peu avant le coucher du soleil, le prince et ces messieursétaient en voiture. On avait placé dans le traîneau deuxchevreaux et une douzaine de fusils. Deux moujiks avaientpour mission, l’un de faire crier les chevreaux, l’autre derecharger les armes, qui toutes, du reste, se chargent parla culasse. On partit. Les chevaux pleins d’ardeurdévoraient l’espace. Le poids des guides me brisait lesbras. À la nuit close, nous entrâmes dans une forêt desapins. Les chevaux hennirent ; les loups accoururent. Leprince et ses compagnons firent feu. Les loups tuésservirent de pâture aux autres, et le traîneau poursuivit sacourse. Pendant une heure, ce fut un véritable carnage. Lesloups augmentaient, comme s’ils fussent sortis de dessousterre. À la forêt succéda une vaste plaine. Mais les loupssuivirent le traîneau. La nuit était claire, la lune brillait auciel. Le prince et ses compagnons tiraient toujours, et noschevaux, ivres de peur, précipitaient leur course avec unefurie sans égale. Tout à coup dans le lointain, nous vîmesbriller un éclair ; puis une détonation se fit entendre.

« – Oh ! oh ! dit le prince, qui donc se permet dechasser le même jour que moi ?

« Et par ordre, je fouettai mes chevaux qui déjà allaientplus vite que le vent. Au premier éclair, un autre succéda ;puis une seconde détonation à la première. Nous avionsfait un rude chemin en quelques minutes, et nous noustrouvions maintenant tout près de l’endroit où les deuxéclairs avaient brillé. Le prince jeta un cri :

« – Fouette ! fouette ! dit-il ; un homme en péril !…

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« En effet, au milieu de la neige, au clair de lune, onvoyait une trentaine de loups qui dévoraient les cadavresde deux de leurs compagnons, et, à dix pas de distance,un homme immobile, les pistolets déchargés à la main.Comme le traîneau arrivait sur eux, les loups achevaientleur proie. Deux d’entre eux, les plus hardis, abandonnèrentles débris du festin et se ruèrent sur l’homme. Nousn’étions plus qu’à cent mètres ! Nous entendîmes des cris,puis un hurlement de douleur et l’un des loups tomba et seroula sur la neige. L’homme lui avait sans doute fracassé lecrâne d’un coup de crosse de pistolet. Mais l’autre lui sautaà la gorge. Ce fut alors que le prince Maropoulof épaula.Une balle siffla et frappa le groupe du loup et de l’homme.Tous deux tombèrent. L’homme se releva seul. La ballen’avait frappé que le loup. Mais les autres loups arrivèrentà leur tour, et l’homme fut entouré, bousculé et roulé denouveau sur le sol. Heureusement, le prince me fit passerventre à terre sur ce groupe informe. Vingt coups de fusilse succédèrent ; un nuage de fumée enveloppa le traîneau,les loups et l’homme. Puis le nuage se dissipa.

« L’homme était debout, une fois encore… Sanglant,mutilé, fou de rage et de douleur, il est vrai, mais il étaitdebout !… Et le prince lui jeta une corde à laquelle il secramponna et on le hissa dans le traîneau qui continua sacourse. Seulement l’homme était fou, ajouta le postillon.

– Et quel était cet homme ? demanda alors Yvan, quiavait écouté attentivement le récit du postillon.

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– Je ne sais pas, dit celui-ci : tout ce que je sais, c’estqu’il parle français.

– Eh bien ! moi, je sais qui c’est, dit le maître de postequi s’approcha en ce moment.

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XXXVIYvan regarda le maître de poste avec curiosité.– Oui, reprit celui-ci, je sais quel est cet homme, c’est

un Français, un noble, qui voyageait avec un Allemand. Ilsont passé ici, il y a six jours, allant au château de Lifrou.

– Lifrou ! exclama Yvan.– Oui, le château du comte Potenieff. Le connaissez-

vous, Excellence ?– C’est moi, dit simplement Yvan ; ou plutôt, c’est mon

père.Le maître de poste entraîna le jeune homme dans un

coin de la salle. Comme on écoutait toujours le stanwitsch,personne ne fit attention à cette manœuvre.

– Comment ! monsieur, dit-il, vous êtes le fils du comtePotenieff ?

– Sans doute.– Et vous vous rendez à Lifrou ?– Naturellement.– Alors, vous savez sans doute la nouvelle…

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– Quelle nouvelle ? demanda Yvan étonné.– Ce qui s’est passé à Lifrou.– Mais quoi donc ?– Votre intendant est mort.– Nicolas Arsoff ?– Oui.– Ah ! fit Yvan avec cette indifférence de l’homme libre

qui fait peu de cas de l’esclave. Et de quoi est-il mort ?– Il a été gelé dans la glace, par la femme blonde.– Qu’est-ce que vous chantez là ? demanda Yvan à qui

ce genre de mort paraissait peu compréhensible, et dequelle femme parlez-vous ?

– Oh ! je ne parle pas de la jolie demoiselle qu’avaitenlevée le Français… mais de l’autre…

Yvan stupéfait regardait le maître de poste.– Monsieur, reprit celui-ci, je vais vous dire ce que je

sais, et ce qui est le bruit du pays depuis hier matin.– Voyons ? fit Yvan, à qui la pensée que l’une de ces

femmes blondes, dont on venait de lui parler, pouvait êtresa chère Madeleine ne vint même pas.

– Je commence par le commencement, reprit le maîtrede poste. Il y a six jours, à la nuit tombante, le Français dontje vous parlais a passé ici, m’a demandé des chevaux.Malgré le froid, il a voulu partir.

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« En route, il a été assailli par les loups et a tiré sur euxcomme fait le prince Maropoulof, puis, de l’autre côté dubois, il a sauvé une jeune fille qui allait être dévorée, unejeune fille belle comme les anges, une Française aussi,paraît-il…

– Blonde ! Française ! exclama Yvan.– Oui, monsieur.– Sais-tu son nom ?– Je crois bien que le Français l’appelait Madeleine.Yvan jeta un cri.– Elle venait de Moscou, continua le maître de poste, et

s’était arrêtée à l’auberge du Sava. Là, il paraît que le valetde chambre qui l’accompagnait a voulu la voler d’abord, etensuite se montra avec elle d’une brutalité révoltante.

À ces derniers mots, Yvan devint pâle comme un mort.– Après ? après ? fit-il d’une voix brève et sifflante.– Alors, la jeune fille s’était enfuie… et, fort

heureusement pour elle, comme elle tombait épuisée, aumilieu de la nuit, dans une grande plaine couverte deneige, le Français était arrivé pour la sauver.

« Ils repassèrent ici le lendemain tous les trois, c’est-à-dire le Français, l’Allemand et la jeune fille, et ils allèrent auchâteau de Lifrou.

Ces derniers mots enlevaient à Yvan son dernier doute.La jeune fille dont il était question était bien Madeleine, que

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son père, le comte Potenieff, avait adressée sans doute àNicolas Arsoff pour qu’il la fît conduire en Allemagne.

– Après, après ? fit-il, avec une anxiété croissante.Le maître de poste continua :– Une heure après que le Français eut passé ici et nous

eut raconté comment il avait sauvé cette jeune fille, votreintendant, Nicolas Arsoff, passa à son tour.

« Il venait de Studianka où il était allé faire fouetter unpaysan, et il ramenait avec lui un homme et une femme, unAllemand, qui, disait-il, allait à la foire de Moscou.

– Après ? répéta Yvan.– La femme de l’Allemand, qui était blonde, lui plaisait

beaucoup, paraît-il, car maître Nicolas Arsoff la dévoraitdes yeux.

« Ma foi ! ajouta le maître de poste, je ne sais pas tropce qui s’est passé à Lifrou depuis cinq jours ; maisl’Allemand, la femme blonde et la demoiselle ont passé icihier matin, se dirigeant vers la frontière prussienne et uneheure après leur départ, un paysan de Lifrou est entré ici eta raconté que la femme blonde avait précipité votreintendant dans un bassin où il est mort gelé. Les gens dejustice sont partis à cette nouvelle, et Lifrou doit être envahipar eux.

– Mais elle, la jeune fille ? demanda Yvan, se souciantfort peu de Nicolas Arsoff et de sa fin tragique.

– Je vous l’ai dit, elle a passé hier matin, avec

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l’Allemand et sa femme. Elle n’avait plus peur… ellesouriait même…

– Ah ! fit Yvan soulagé.– Ma foi, monsieur, dit le maître de poste, puisque vous

allez à Lifrou, et vous avez raison, car tout doit y êtrebouleversé, vous ferez bien de vous détourner d’une versteou de deux.

– Pourquoi ?– Et d’aller jusqu’à l’auberge du Sava ; là, vous saurez

la vérité plus au juste, d’autant mieux que le moujik s’ytrouve encore.

– Quel moujik ? demanda Yvan.– Celui qui voulait abuser de la jeune fille.– Le misérable ! murmura Yvan dont les yeux

étincelaient. En ce moment, l’Italien Beruto entra dans lamaison de poste :

– Les chevaux sont prêts, dit-il.Mais Yvan hésitait…Maintenant, il n’en doutait plus, la jeune fille qui avait

passé la veille au matin se dirigeant vers la Prusse, et parconséquent vers la France, était bien Madeleine,Madeleine après qui il courait… Que lui importait tout lereste, c’est-à-dire la mort de Nicolas Arsoff, et ce qui avaitdû s’ensuivre ? C’était l’affaire de son père, le comtePotenieff, et non la sienne. Mais il est un sentiment quigerme vigoureusement dans un cœur russe, la vengeance !

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germe vigoureusement dans un cœur russe, la vengeance !Or, Yvan se sentit frémir par tout le corps à la pensée qu’il yavait eu un homme assez hardi pour oser lever un regardcoupable sur Madeleine. Quel était cet homme que l’onqualifiait tour à tour de valet de chambre et de moujik ? Unautre soupçon traversa l’esprit d’Yvan.

– Qui sait ? se dit-il, mon père est peut-être complicede toutes ces infamies ?

Et il fut pris alors d’un ardent désir de voir l’infâme quiavait violenté Madeleine et de le faire périr sous le bâton.

– Et tu dis que cet homme est à l’auberge du Sava ?dit-il au maître de poste.

– Oui, monsieur.Yvan n’en voulait pas savoir davantage. Il se jeta dans le

traîneau et commanda au postillon de marcher un traind’enfer. Deux heures après, la téléga d’Yvan s’arrêtait à laporte du Sava. Animée et pleine de bruit l’avant-veille,l’auberge maudite était redevenue morne et solitaire.Cependant il s’y trouvait trois personnes encore : la vieilledame, qui continuait toujours à pleurer son chien, et nesavait plus comment continuer son chemin, soit pour aller àLifrou, soit pour revenir à Moscou ; Pierre le moujik, que lessoins de la vieille hôtesse avaient ramené à la vie, et qui,ce jour-là, s’était levé et assis sur le poêle, comme unvéritable convalescent. Enfin Yvanowitchka, la vieillesorcière, l’hôtesse de l’auberge qui porte malheur. Yvanentra comme un ouragan. Il vit un homme aux traits pâlis, àl’air souffrant, qui le regarda avec étonnement. Alors même

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que cet homme eût été vêtu comme un paysan russeordinaire, Yvan l’aurait reconnu. Mais il ne pouvait douterune minute que ce ne fût l’homme qu’il cherchait, car laveste du valet de chambre était verte et jaune, et à la livréede Potenieff, par conséquent. Yvan lui sauta à la gorge.

– Misérable ! dit-il, qu’as-tu fait de Madeleine ?Pierre pâlit.– Je vais te tuer ! reprit Yvan ; mais auparavant, il faut

que tu saches qui je suis. Je m’appelle Yvan Potenieff !Pierre n’avait jamais vu l’homme dont il avait la voix. Il

jeta un cri et tomba à genoux. Puis, joignant les mains :– Ne me tuez pas, dit-il, je n’ai fait qu’obéir à votre père.Ces mots produisirent sur Yvan une réaction violente ;

sa colère tomba. Il regarda cet homme, qui se soutenait àpeine tant il était faible encore.

– Parle, dit-il, je veux savoir…Beruto était entré dans l’auberge, et s’était arrêté

stupéfait à deux pas du poêle en entendant Pierre le moujikparler. Yvan seul ne s’était pas aperçu de cette étrangeressemblance de voix.

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XXXVIIIl est nécessaire, avant d’aller plus loin, de donner

quelques éclaircissements sur cet étrange récit fait par unstanwitsch du prince Maropoulof dans le relais de poste dePeterhoff. Il est parfaitement vrai que le grand seigneurrusse, chasseur de loups passionné, fût parti, l’avant-veilleau soir, de son château dans un traîneau de chasse, et encompagnie de quatre de ses amis. Il était vrai encore que,quelques heures plus tard, il eût sauvé la vie à un hommequi allait périr sous la dent des loups ; et, en ceci, la versiondu stanwitsch était d’une scrupuleuse exactitude. Lesauvetage du Français au moyen d’une corde qu’on luiavait jetée était vrai encore. Mais là où sans doutel’imagination du postillon avait pris part au récit, c’étaitlorsqu’il avait prétendu que l’homme ainsi miraculeusementsauvé était devenu fou.

Cet homme, on l’a deviné, n’était autre queM. de Morlux. En lui jetant ses pistolets, Rocambole avaitvoulu lui laisser un moyen, non de se sauver, mais dereculer l’heure d’une mort épouvantable. Il n’avait pas vouluque cet homme, traduit aux grandes assises de laProvidence, le fût sans avoir un moyen de défense, et, ens’éloignant, Rocambole s’était dit :

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s’éloignant, Rocambole s’était dit :– Si cet homme venait à survivre, c’est que la main

vengeresse de Dieu trouverait le châtiment trop doux et leréserverait à celui que je lui ai préparé en France pour lecas où il reviendrait jamais.

M. de Morlux avait donc été hissé dans le traîneau quiavait continué sa course folle. Les dangers d’une pareillechasse sont incalculables. Tant que le traîneau marche, lesloups n’osent pas attaquer les chevaux, et ils dévorentimpitoyablement tous ceux de leurs compagnons quitombent sous le feu des chasseurs. Mais l’odeur ducarnage attire de nouvelles recrues ; la bande, au lieu dediminuer, s’augmente de minute en minute… Et malheuralors si un cheval venait à s’abattre : les autres seraientpris à la gorge et le traîneau envahi. Si nombreux quefussent les chasseurs, ils seraient anéantis en moins d’uneheure. La vie des chasseurs dépend donc tout entière de lasolidité des chevaux et de l’habileté du postillon qui devineles fondrières cachées sous la neige, et les éviteadroitement. Or donc, on avait sauvé M. de Morlux ; maison n’avait guère eu le temps de s’occuper de lui. Il fallaitfaire feu sans relâche. D’ailleurs, M. de Morlux justifiait unpeu par son attitude et son air hébété l’opinion que devaitémettre plus tard le stanwitsch, c’est-à-dire qu’il était fou.Ses vêtements déchirés, ensanglantés, car il avait étémordu au bras et à la main, et son sang coulait ; sonvisage, tout à tour pâle comme le marbre ou d’un rougeviolacé, ses yeux égarés, tout, jusqu’à ses cheveux blancstaillés en brosse, contribuait à lui donner un aspect

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étrange. Un des amis du prince fit le premier sérieusementattention à lui. Cependant, l’ami du prince lui cria en russe :

– Qui es-tu ?M. de Morlux répondit :– Français !Puis il s’affaissa épuisé, anéanti, brisé de fatigue et

d’émotion, dans le fond du traîneau. La fusillade continuait.Mais déjà la lune avait disparu et les étoiles pâlissaient auciel. Une bande blanchâtre avait remplacé cette lignesombre qui formait l’horizon. C’était le jour qui venait. Onavait fait beaucoup de chemin, depuis la veille au soir, etles rives de la Bérésina et le château du prince Maropoulofétaient loin. Avec le premier rayon de soleil, comme onsortait d’une forêt, les loups disparurent. En même temps,on arrivait à un relais de poste. Les chevaux étaientharassés. On les laissa au relais avec le postillon, qui eutordre de s’en retourner tranquillement le lendemain. Puis leprince dit à ses compagnons :

– Nous ne sommes plus qu’à six verstes du château demon ami le comte Kourof, le meilleur vivant de toute lacontrée. Si vous voulez, nous irons lui demander àdéjeuner.

– Bravo ! adopté ! répondit-on.Mais celui qui avait déjà adressé la parole à

M. de Morlux dit alors :– Il me semble, messieurs, que nous devrions bien nous

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occuper un peu de ce pauvre diable que nous avonsempêché d’être croqué.

– Il dort, répondit le prince.En effet, couché au fond du traîneau, M. de Morlux était

aussi immobile que si la mort l’eût frappé. Le soleill’éclairait tout entier, et le prince ne put s’empêcher dedire :

– Voilà une drôle de physionomie. Qui cela peut-il être ?– Un Français, dit celui qui lui avait adressé la parole.– Et un homme de distinction, dit un autre. Les loups ont

fait des loques de ses vêtements, mais on voit ce qu’ilsétaient auparavant.

– Tiens ! dit un troisième, il a encore son sac de voyageen bandoulière. En effet, M. de Morlux avait eu l’étrangebonheur de conserver sa sacoche, et, par conséquent, sonportefeuille gonflé de roubles. En outre, il avait au doigt unfort beau solitaire que le prince remarqua.

– Nous avons trouvé un gentilhomme, ou tout au moinsun gentleman, dit le prince Maropoulof, ceci estincontestable.

– Mais comment se trouvait-il là ? fit un autre.– Voilà un mystère qu’il nous expliquera à son réveil, si

toutefois il n’a pas perdu la raison.– Moi, reprit un des chasseurs, je me figure qu’il sera

tombé de traîneau en dormant.

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– C’est la seule chose admissible, répondit le prince.M. de Morlux fit un léger mouvement, mais il ne rouvrit

pas les yeux. On avait jeté sur lui plusieurs pelisses pour legarantir du froid le plus possible.

– Il l’a échappé belle ! ajouta l’un des chasseurs.Puis on ne s’occupa plus de lui, et les cinq jeunes gens

se prirent à causer de Pétersbourg et des plaisirs del’hiver.

Cependant, M. de Morlux ne dormait plus ; il n’avaitmême jamais dormi. Son égarement, sa folie, à la suitedes émotions terribles et de l’épouvante suprême qu’ilavait éprouvées, avait été de courte durée. Cet homme, quiétait admirablement trempé, avait une énergie sans égaleet une logique inflexible. Il avait vu la mort de face, et lamort n’avait pas voulu de lui. Il était sauvé ! Dès lors saraison revenait, son esprit retrouvait son calme et salucidité, et, s’il fermait les yeux et feignait de dormir, c’étaitpour réfléchir tout à son aise et analyser les événementsavec une rigoureuse attention.

Le premier nom qui fût sorti de ses lèvres, si ses lèvreseussent remué, eût été infailliblement celui de Rocambole.Mais l’image de son terrible ennemi, de cet homme dont ilavait d’abord nié l’existence, en se moquant des terreursde Timoléon, s’était représentée à lui telle qu’il l’avait vuepour la dernière fois, M. de Morlux n’avait pas besoin defaire de grands efforts d’imagination pour deviner ce quis’était passé et allait se passer encore. Libre, maître de

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Madeleine, Rocambole avait dû retourner à Lifrou, sauverVanda s’il en était temps encore ; et il était bien certainqu’à cette heure, tandis que lui, M. de Morlux, s’en allaitvers le nord, couché dans le traîneau du prince Maropoulof,son libérateur, Madeleine était en route pour la France.Madeleine lui échappait. Mais le vicomte Karle de Morluxavait bientôt pris son parti des situations extrêmes qui,pour lui, n’étaient jamais désespérées.

– Au milieu de mon désastre, pensait-il, il me reste unavantage. Rocambole me croit mort. Il ne s’agit plus, pourmoi, que de retourner en France et de recommencer lalutte.

Tandis qu’il réfléchissait ainsi, le prince Maropoulof etses compagnons causaient.

– Messieurs, disait le prince, le comte Kourof est un deshommes les plus amusants que je connaisse. Il a beaucoupvoyagé ; il a longtemps habité Paris. Il s’entoure volontiersd’artistes et d’écrivains, et sa conversation est des plusattachantes ; et avec cela, une humeur charmante, unvéritable caractère français…

– Pardon, mon cher prince, dit un des chasseurs, y a-t-illongtemps que vous n’avez vu le comte ?

– Un peu plus de six mois.– Eh bien, vous le trouverez changé.– Bah ! qu’a-t-il donc ?– Il est triste et d’humeur maussade ; il voit maintenant

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la vie tout en noir.– Pourquoi cela ?– Parce qu’il est amoureux.– De qui ?– D’une femme qui ne veut pas de lui, la comtesse

Vasilika.– La belle Mme Wasserenoff ?– Justement.– Ah ! oui, dit le prince, elle doit épouser le pauvre Yvan

Potenieff. N’est-ce pas son cousin ?– Oui.– Pauvre Yvan ! répéta le prince, il aura du mal à

dompter cette cavale du désert, qu’on nomme la comtesseVasilika.

– Il n’a pas le poignet assez solide pour cela, dit unautre.

Au nom d’Yvan, M. de Morlux avait tressailli et dressél’oreille.

Il se prit à écouter attentivement.

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XXXVIIILe prince Maropoulof continua :– Vraiment ! ce pauvre Kourof est en cet état ?– Hélas ! oui.– Mais alors nous avons eu grand tort de prendre le

chemin qui mène chez lui.– Pourquoi donc ?– Mais parce qu’il doit être d’une misanthropie sans

égale.– Raison de plus pour qu’il nous accueille à bras

ouverts. La solitude doit lui peser singulièrement.M. de Morlux fit alors un mouvement.– Ah ! dit le prince, voici notre homme qui s’éveille.En effet, M. de Morlux ouvrit les yeux.Puis il feignit de porter autour de lui un regard étonné, et

il murmura :– Où suis-je ?– Monsieur, lui répondit le prince, vous êtes en lieu sûr,

et hors de la dent des loups.

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À ces mots, M. de Morlux se dressa vivement et setrouva debout. Il sut jouer la pâleur, l’effroi, l’émotion.

– Ah ! dit-il, je crois me souvenir…– Vous l’avez échappé belle, dit le prince.Et il salua M. de Morlux comme s’il l’eût rencontré dans

un salon de Paris ou de Pétersbourg. Celui-ci rendit lesalut et dit :

– Messieurs, avant de vous remercier, car je vous doisla vie, permettez-moi de vous dire qui je suis. Je m’appellele vicomte Karle de Morlux, gentilhomme français.

Le prince et ses amis s’inclinèrent et répondirent endéclinant à leur tour leurs noms et leurs titres. Laprésentation avait lieu dans toutes les règles.

– Souffrez-vous beaucoup, monsieur le vicomte ?demanda le prince, faisant allusion aux morsures queM. de Morlux avaient reçues au bras et à la main.

Le vicomte secoua négativement la tête.– Ce sont, dit-il, de véritables égratignures ; mais

j’aurais été certainement étranglé et mis en pièces sansl’épaisseur de mes vêtements et de ma cravate.

– Mais, monsieur, dit alors le prince, y aurait-il lamoindre indiscrétion à vous demander comment vous voustrouviez là seul et à pareille heure ?

Tandis qu’il feignait de dormir, M. de Morlux avaitpréparé sa réponse.

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– Messieurs, dit-il, je revenais de Moscou, où j’ai réglédiverses affaires d’intérêt. J’étais en téléga avec mon valetde chambre. Je me suis endormi. Tout à coup, j’ai étéréveillé par des cris et un mouvement de vitesse extrêmeimprimé au traîneau. J’ai cru que nous courions à quelqueprécipice et que les chevaux s’étaient emportés. J’aivivement sauté hors du traîneau, sans que mon valet dechambre, assis à côté du postillon, s’en aperçût. Les crisde ce dernier et l’épouvante des chevaux provenaientd’une bande de loups au milieu de laquelle je suis tombé,pendant que le traîneau continuait sa course.

Cette explication était si vraisemblable que personnene songea à la révoquer en doute. Au bout d’une heure,M. de Morlux avait si bien déployé toutes les ressources deson esprit et mis en lumière son éducation parfaite, que leprince Maropoulof lui disait :

– Mon cher vicomte, avant de reprendre la route deVarsovie et de retourner en France, vous me permettrezbien de vous emmener passer huit jours dans monchâteau, n’est-ce pas ?

M. de Morlux s’inclina.– En attendant, dit le prince, nous allons demander à

déjeuner au comte Kourof, mon ami, dont vous devezapercevoir l’habitation là-bas dans le lointain, au milieud’un bouquet d’arbres.

Le prince étendit la main vers le nord-ouest, etM. de Morlux aperçut en effet une vaste construction aux

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murailles toutes blanches. Une heure après, le traîneau duprince entrait bruyamment dans la cour du château ducomte Kourof. Ce dernier accourait à la rencontre de seshôtes. Celui des amis du prince qui avait affirmé que lecomte était réduit au plus violent désespoir eut un gested’étonnement en le voyant. Le comte était un beau jeunehomme, au visage souriant, au regard plein de feu, et rienen lui n’annonçait la moindre tristesse. Il s’empressa derecevoir le prince et ses amis, et peu d’instants après leschasseurs et le châtelain étaient réunis autour de la tabledu déjeuner.

– Comte, dit alors le prince Maropoulof, permets-moi dete faire mes compliments.

– À propos de quoi ?– Je vois que tu es guéri et je t’en félicite.– Guéri ? fit le comte avec étonnement.– Oui, de ce mal d’amour qui te rongeait…– Ah ! vous savez cela ? fit le comte en riant.– Certainement.– Eh bien ! si je ne suis pas complètement guéri, je suis

du moins en voie de guérison.– Tu n’aimes plus la comtesse Vasilika ?– Au contraire, je l’adore…– Mais… alors…– Et il est probable que je l’épouserai dans deux mois…

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– Et Yvan ?– Ce pauvre Yvan Potenieff ? fit le comte en riant.– Eh bien ?M. de Morlux, à qui on avait donné des habits et que le

comte Kourof avait placé à sa droite, redevint attentif. Lecomte poursuivit :

– Mes bons amis, celui qui se vante de connaître lafemme n’est qu’un sot.

– C’est mon avis, dit le prince en riant.– L’été dernier, la comtesse Vasilika m’a réduit au

désespoir. Elle haussait les épaules en m’entendantsoupirer ; elle me riait au nez, si une larme de rage brillaitdans mes yeux.

« – Si je me tuais, lui dis-je un jour, que feriez-vous ?« – Mais rien, me répondit-elle, avec un calme féroce.

N’allez-vous pas vouloir que j’en prenne une migraine ?« J’étais parti de Pétersbourg, la mort au cœur, et

j’étais venu m’enterrer ici, songeant à me tuer parfois. Il y adeux jours, une lettre m’arriva…

– Une lettre de la comtesse ?– Oui, le soleil après la tempête.En parlant ainsi, le comte Kourof, qui étouffait dans son

bonheur comme une plante agreste dans une serre, ouvritsa redingote et prit sur son cœur une lettre qu’il avaitcouverte de baisers pendant deux jours et dont les

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caractères étaient à demi effacés :– Je vais vous la lire, dit-il.Tout le monde devint attentif, et M. de Morlux plus que

les autres. La lettre de la comtesse Vasilika était ainsiconçue :

« Mon cher comte.« Vous m’avez peut-être mal jugée ; dans ce cas-là, tant

pis pour vous. Si vous espérez encore, tant mieux pourvous et tant mieux pour moi, car je vous aime et vousaccorderai ma main au printemps, si vous êtes de cemonde et ne vous êtes pas déjà tué de désespoir.

« Laissez-moi vous dire, mon ami, que je n’ai jamaisaimé Yvan Potenieff ; mais que j’avais promissolennellement à un mourant de devenir sa femme. Danscet aveu, vous trouverez le secret de mes rigueurs.

« Je suis aujourd’hui délivrée de ma promesse. YvanPotenieff est fou. La folie du pauvre garçon consiste àparler d’une jeune fille française appelée Madeleine et qu’ilveut absolument épouser.

« Or, mon ami, la vérité vraie, c’est que cette jeune fillen’a jamais existé que dans son imagination malade ; Yvanpart pour Paris où il va chercher cet être aussi impalpablequ’invisible. Mon valet de chambre l’accompagnera etveillera sur lui.

« Je l’ai promis à ce pauvre père Potenieff, qui est audésespoir.

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« Yvan n’est pas un fou. C’est un monomane. À partcette Madeleine, qui n’a jamais existé, et la persuasion oùil est qu’on l’a retenu prisonnier à Pétersbourg, dans lacitadelle, à la seule fin de le forcer à m’épouser, il est, pourtout le reste, fort calme et fort raisonnable.

« Si vous m’aimez toujours, cher comte, venez doncpasser un mois d’hiver à Paris. Je pars ce soir, par la voiede mer. Vous me trouverez installée rue de la Pépinière,chez le comte et le comtesse Artoff.

« À vous mille fois.« Vasilika WASSERENOFF. »

– Eh bien ! messieurs, dit le comte, qu’en pensez-vous ?

– Je pense, dit le prince Maropoulof, que si YvanPotenieff n’était pas devenu fou, tu n’aurais jamais reçucette lettre, mon bon ami.

– C’est fort possible, dit le comte avec un souriremélancolique.

– Et tu vas à Paris ?– Je pars après-demain.– Mais comment ce pauvre Yvan a-t-il pu devenir fou ?– Je n’en sais rien.– Moi, je crois le savoir, dit un des amis du prince.– Ah !– Yvan buvait beaucoup d’absinthe.

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– Vraiment !– Ensuite, il était amoureux fou de la comtesse, et

comme elle n’est pas précisément tendre, tout en luipromettant de l’épouser, elle devait le malmener trèssouvent.

– C’est ce qui t’arrivera, mon ami.– Oh ! moi, dit le comte Kourof, j’aime assez le rôle

d’esclave vis-à-vis d’une femme. Il est bien plus faciled’obéir que de commander.

Tandis que ces messieurs causaient, M. de Morlux sedisait :

– À quelque chose malheur est bon ! Si Rocambole nem’avait pas jeté en bas du traîneau, je ne saurais pasqu’Yvan Potenieff court après Madeleine, et que la bellecomtesse Vasilika a un intérêt quelconque à le faire passerpour fou. Voilà un auxiliaire que l’enfer m’envoie !

Et l’espoir revint au cœur de M. de Morlux.

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XXXIXNous avons laissé Yvan à l’auberge du Sava, disant à

Pierre le moujik :– Fais-moi ta confession, car tu vas mourir !Pierre était lâche. Il lui avait suffi de regarder Yvan pour

deviner le sort qui l’attendait. En effet, Yvan était pâle ettout son corps était agité de ce frémissement nerveux queles gens du Nord ont désigné sous le nom pittoresque decolère blanche.

– Je veux tout savoir, répéta Yvan en fixant sur le moujikun regard étincelant comme une lame d’épée au soleil.

Et il prit un pistolet à sa ceinture et le posa sur la table.– Maître ! répéta le moujik tout tremblant, c’est votre

père qui a tout fait.– Mon père !…– Oui.– Esclave, dit Yvan, explique-toi, je le veux !Malgré ces paroles impérieuses, sa voix s’était

radoucie, et le moujik espéra un moment qu’il aurait la viesauve s’il avouait tout. Le valet de chambre Beruto était

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entré dans la salle d’auberge, et il assistait, impassible etmuet, à cette étrange scène. Alors le moujik raconta tout. Ilne passa sous silence aucun détail, même le plusinsignifiant. Il narra comment, quinze jours auparavant, lecomte Potenieff, se dirigeant sur Moscou en toute hâte,avait été frappé du son de sa voix. Et en effet, bien qu’ilsoit fort difficile à soi-même d’être juge en pareille matière,Yvan s’avoua que le moujik avait un organe identique ausien. L’arrivée à Moscou, l’ordre qu’il avait reçu, lui Pierre,de jouer le rôle de muet, tout, jusqu’à l’infâme comédie àlaquelle il s’était prêté de bonne grâce, il n’oublia rien.Yvan, pâle et l’œil en feu, écoutait. Il avait croisé ses brassur sa poitrine, et l’on eût dit un juge suprême prêt à rendreune sentence de mort. Quand il en fut à raconter le départde Moscou et le voyage, le moujik s’exprima ainsi :

– Le comte votre père ne voulait pas que vous revissiezjamais Mlle Madeleine, et si, contre son attente, vousdeviez la revoir, il voulait qu’elle fût tombée si bas quedésormais il vous fût impossible d’en faire votre femme.

– Après ? dit froidement Yvan.– Alors, comme je la trouvais belle…– Misérable ! hurla Yvan.– Votre Excellence, dit humblement le moujik, ne m’a-t-

elle pas ordonné de parler ?…– C’est juste, continue.Et Yvan attendit.

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– Votre père, continua le moujik, me dit, au moment oùnous partions : « Elle a vingt mille francs dans son sac devoyage… c’est une jolie dot. »

– Après ? après ? répéta Yvan.– Dame ! reprit le moujik, je ne vaux pas mieux qu’un

autre homme, moi, et quand nous sommes arrivés ici…– Eh bien ?– Le postillon qui nous a conduits s’est laissé

corrompre et il s’en est allé… la femme qui tient l’aubergea promis de faire ce que je voudrais…

Yvan interrompit brusquement Pierre le moujik :– Et cette vieille sorcière ? dit-il.Il montrait du doigt la vieille dame qui continuait à se

lamenter sur la mort de son affreux chien.– Elle, dit le moujik avec dédain, elle ne s’occupait que

de son chien.– Ah !– J’ai fait ce que j’ai voulu, j’ai tenté du moins, poursuivit

Pierre, qui essaya et parvint, pour un moment, à détournerla colère d’Yvan et à la faire tomber sur la vieille dame decompagnie.

– Mais, dit Yvan, Madeleine s’est débattue ?– Oh ! oui.– Elle a crié ?

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– Je crois bien et elle s’est défendue vaillamment,allez ! Voyez en quel état je suis…

Et Pierre montrait les blessures que Madeleine lui avaitfaites avec le sabre du cosaque.

– Et cette femme ?…– Cette femme était couchée là, et elle n’a pas bougé.La colère d’Yvan éclata comme une tempête. Il saisit la

vieille dame par le bras et la jeta rudement à genoux.– Est-ce vrai, cela ? dit-il, est-ce vrai ce que dit cet

homme ?Elle répondit par une espèce de gémissement et leva

sur Yvan un œil égaré.– Femme, dit le jeune homme, vous êtes plus coupable

que cet homme, vous ! et il est juste que vous soyez puniela première.

Il tira sa montre qui marquait quatre heures de l’après-midi. Il n’y avait plus qu’une heure de jour. Le traîneau étaitresté attelé à la porte de l’auberge et le postillon était surson siège.

– Beruto ! appela Yvan.Le valet de chambre s’approcha. Yvan prit le bras de la

vieille dame, qui jeta un cri, et l’enleva comme une plume.Puis il la porta dans le traîneau où il la jeta toute pantelante.

– Beruto ! continua Yvan, écoute bien mes ordres, et, situ veux rester à mon service, exécute-les. On avait confié

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Madeleine à cette femme, et cette femme a abandonnéMadeleine ; il faut qu’elle soit châtiée. Tu vas monter dansle traîneau, le postillon continuera sa route vers Moscou.Lorsque vous serez dans la forêt, à la nuit, tu feras arrêteret tu déposeras cette femme à terre. Elle y mourra de froidet de faim, à moins que les loups n’en fassent leur pâture.

La vieille dame jetait des cris horribles.– Obéis-moi, Beruto, ordonna Yvan.Et le traîneau partit. Alors le fils du comte Potenieff

rentra dans l’auberge et s’assit tranquillement auprès dupoêle. Pierre le moujik, épouvanté, n’osait prononcer uneparole ni faire un mouvement. Un moment il se crut sauvé,car Yvan ne paraissait plus songer à lui. Le jeune officieravait allumé sa large pipe et il fumait tranquillement. Uneheure s’écoula ; le jour baissait de plus en plus, et le soleils’était couché derrière les sapins qui formaient l’horizon.Yvan fumait toujours, et Pierre le moujik ne bougeait. Tout àcoup, on entendit dans l’éloignement le bruit des clochettesde la téléga. C’était Beruto qui revenait. Yvan se mit sur leseuil de la porte et attendit. Beruto avait sans douteexécuté les ordres de son nouveau maître, car la vieilledame n’était plus dans le traîneau. Alors Yvan regarda lemoujik. Et son regard fut si terrible, que le misérablecomprit que son heure était venue.

– Fais ta prière, lui dit Yvan.– Mais… seigneur…– Fait ta prière ! répéta Yvan.

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Il prit les pistolets qui étaient sur la table et les arma.Pierre se mit à genoux.

– Grâce ! maître, grâce, balbutia-t-il.– Non ! pas de grâce pour toi ! répéta Yvan. Et, tirant sa

montre de nouveau :– Je te donne dix minutes pour faire ta prière.Le moujik avait joint les mains et regardait avec une

épouvante vertigineuse Yvan qui examinait froidement lesamorces de ses pistolets. Mais, en ce moment, un nouveaubruit de clochettes se fit entendre. Pierre eut un de cesespoirs suprêmes comme en ont les condamnés quimarchent à l’échafaud. Ce bruit, c’était celui d’un traîneau.D’un traîneau qui avançait rapidement et qui, peut-être,s’arrêterait à la porte du Sava. À ce bruit, Yvan fronça lesourcil et sortit de nouveau sur le pas de la porte, maissans abandonner ses pistolets, et répétant :

– Fais ta prière ! tu n’as plus que sept minutes.Le moujik eut l’air de prier : mais le cou tendu, il écoutait

le bruit des clochettes qui devenait de plus en plus distinct.C’était en effet un traîneau plein de monde qui arrivait àtoute vitesse : le traîneau du prince Maropoulof. Le princereconnut Yvan :

– Potenieff ! s’écria-t-il.Et il sauta en bas du traîneau.– Ah ! c’est vous, prince, dit Yvan. Passez votre chemin,

je vous prie.

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– Comme vous êtes pâle ! dit le prince ; et pourquoi cefront sinistre ? Pourquoi ces armes que vous avez à lamain ?

Et il entra dans l’auberge, suivi de deux de ses amis quiétaient comme lui sortis du traîneau. Yvan montra le moujik.

– Vous voyez cet homme ? dit-il.– Oui.– Il va mourir.– Pourquoi ?– Pour expier un grand crime.– Et ce crime, demanda le prince, quel est-il ?Yvan répondit d’une voix de tonnerre :– Il a outragé une jeune fille que j’aime et qu’on appelle

Madeleine.À ce nom, le prince Maropoulof et ses amis

échangèrent un sourire d’incrédulité et de compassion. Unsourire qui signifiait : « Le comte Kourof disait vrai, cepauvre Yvan est bien réellement fou ! »

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XL

Le prince Maropoulof, au comte Kourof,à Paris

Mon cher ami,Comme je ne doute pas que tu ne te rendes à Paris par

les voies rapides, et que, il y a trois jours, en te quittantavec mes amis et le gentilhomme français dont nous avonsfait tort à messieurs les loups, nous t’avons laissé fermanttes malles, tu penses bien que je me dispense d’adresserma lettre ailleurs.

Elle arrivera encore à Paris après toi, car il faut bien tel’avouer, la cavale du désert, chantée par le poète arabe,l’éclair qui brille dans la nuit, le vent qui passe dans lesnuées grises sont moins légers en leur course quel’homme qui galope après la femme aimée.

J’espère que voilà un pathos qui justifie suffisammentnotre amour de la langue française, à nous autresbarbares.

Maintenant, sais-tu pourquoi je t’écris ? Ce n’est paspour te remercier de ton hospitalité tout à fait écossaise,mais pour te donner des nouvelles de ton malheureux rival.

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Je parle de ce pauvre Yvan. Je vois d’ici ton gested’étonnement, à ce nom, car tu ne peux vraiment passupposer que j’aie vu Yvan Potenieff. Cela est vraicependant. Écoute. Nous sommes partis de chez toi, il y atrois jours, à onze heures du matin, après nous êtrereposés la veille de nos fatigues cynégétiques. Cinqheures après nous n’étions plus qu’à quatre lieues dePeterhoff. Comme nous filions avec cette rapidité que tuconnais et qui est ma seule manière de voyager dans notrebelle et froide Russie, nous apercevons un traîneau devantnous. Au bout d’un quart d’heure nous l’avons rejoint. Letraîneau est vide, mais il y a à côté du stanwitsch unhomme que Koloukine, notre ami, reconnaît.

– Tiens ! dit-il, c’est le valet de chambre de la comtesseVasilika. C’est Beruto !

En entendant prononcer son nom, Beruto se retourne etreconnaît Koloukine, qu’il salue respectueusement.

– Où vas-tu ? d’où viens-tu ?Telles sont les questions qu’on adresse à l’Italien.– Messieurs, nous répond-il au moment où mon traîneau

et le sien sont rangés sur la même ligne, vous voyez unhomme bien malheureux.

– Que t’arrive-t-il donc ? demanda Koloukine, lacomtesse t’a-t-elle renvoyé ?

– Non ; mais elle m’a cédé à un maître qui fait mondésespoir.

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– Bah !– Je suis maintenant au service d’un fou.À ces derniers mots, nous nous rappelons le passage

de la lettre de la comtesse que tu nous as lue, et danslequel elle t’apprend qu’elle a chargé son valet de chambred’accompagner ce pauvre Yvan.

– Oui, messieurs, reprend Beruto, j’ai affaire à un fou,comme vous allez voir.

Alors il nous raconte exactement ce que t’a écrit lacomtesse. Yvan Potenieff est amoureux d’une femme quin’existe pas, qui n’a jamais existé, et qu’il a baptisée, lui,du nom de Madeleine. Depuis huit jours qu’ils sont partisde Pétersbourg, nous dit Beruto, Yvan demande desnouvelles de Madeleine. Dans chaque femme qu’ilrencontre il croit voir Madeleine. Madeleine partout ettoujours ! Jusque-là, le mal n’est pas grand, mais voici ceque nous raconte Beruto.

– Il y a deux heures, nous nous sommes arrêtés à troisverstes d’ici, dans une auberge isolée qui s’appellel’auberge du Sava. Mon nouveau maître avait froid et ilavait soif. Il entre. Auprès du poêle se trouvent une vieilledame et un moujik. M. Potenieff les regarde et s’écrie :

« – Voilà ceux qui ont trahi Madeleine !« La vieille dame et le moujik se regardent avec

étonnement. Mais la colère d’Yvan augmente. Il prend lavieille dame à bras-le-corps et la porte dans le traîneau en

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m’ordonnant de l’aller exposer au milieu des bois, afinqu’elle serve de souper aux loups.

– Et tu as obéi ?– Dame ! à peu près, répond Beruto en riant ; c’est-à-

dire que j’ai conduit la vieille dame jusqu’à un village quiest là sur la gauche, de l’autre côté de ce petit bois, et je luiai donné dix roubles pour la dédommager.

– Mais ce n’est pas tout, messieurs, ajouta le pauvrediable.

– Qu’est-ce encore ?– Je crains bien que, pendant que je feignais d’exécuter

les ordres de ce maniaque, il n’ait tué le malheureuxmoujik.

Alors, mon cher ami, mes compagnons et moi nousnous sommes consultés. Quand il s’agit de la vie d’unhomme, fût-ce celle d’un moujik, la chose vaut la peine deréfléchir. Il a été convenu que Beruto repartirait le premieret arriverait à l’auberge du Sava quelques minutes avantnous ; que si le moujik vivait encore, il tâcherait de fairepatienter Yvan sous divers prétextes, jusqu’à ce que nousarrivassions à notre tour.

Et il a été fait ainsi. Beruto s’est remis en route, et nousl’avons suivi à quelques minutes de distance. Il étaittemps ! Quand nous sommes arrivés, nous avons trouvéYvan l’œil en feu, pâle, les cheveux en désordre, un pistoletde chaque main. Devant lui, le pauvre diable de moujik,

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accusé d’avoir outragé Madeleine, était à genoux etfinissait sa prière. Yvan allait le tuer… Tu comprends, moncher comte, que nous avons désarmé ce fou. Il s’estemporté d’abord en nous disant qu’il avait le droit de punirun homme qui lui appartenait. Heureusement Koloukine,qui est un garçon de ressources, a eu l’idée la plusingénieuse de la terre, comme tu vas voir. Yvan nous avaitraconté – ce qui est, comme tu le vois, le fond de sa folie –comme quoi son père s’opposait à son mariage avecMadeleine et comment il avait chargé la vieille dame et lemoujik de le débarrasser de la jeune fille. Tout cela avaitune apparence de vraisemblance telle que si Beruto nenous avait pas regardés en souriant, nous eussions cruYvan sur parole.

Or voici le dialogue qui s’est établi entre Koloukine etYvan. Je le transcris fidèlement.

– Ainsi, mon cher Yvan, c’est ton père qui ne veut pasque tu épouses Madeleine ?

– C’est lui.– C’est lui aussi qui a donné l’ordre à cet homme de

faire ce qu’il a fait ?– Oui.– Tout cela est parfaitement clair.– N’est-ce pas, reprend Yvan, que cet homme est

coupable ?– Sans doute.

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– Et il a mérité la mort ?– Deux fois plutôt qu’une.Mais comme Yvan reprenait ses pistolets, Koloukine lui

arrêta le bras.– Seulement, dit-il, écoute-moi bien.– Parle…– Si tu tues cet homme, tu te prives d’un témoin.– Ah !– Sans doute. Tu veux retrouver Madeleine ?– Oui.– Tu veux l’épouser ?– Certainement.– Or, pour cela, il te faut le consentement de ton père.– Ou de l’empereur, s’écria Yvan, invoquant le vieil

usage russe qui veut qu’en certains cas, l’autorité du czarsoit substituée à celle du père de famille.

– Raison de plus pour ne pas tuer cet homme.– Mais pourquoi ?– Parce que lorsque tu auras retrouvé Madeleine, tu

retourneras à Pétersbourg et tu la présenteras au czar, enlui racontant l’odieuse conduite de ton père, appuyée par ladéclaration du moujik.

Ce raisonnement produisit sur notre fou un revirement.

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– Tu as parfaitement raison, dit-il. C’est comme cela que Koloukine a sauvé la vie au

malheureux moujik, qui était à demi mort de peur déjà, etqui, depuis lors, n’a pas encore retrouvé l’usage de laparole. Maintenant tu devines le reste : nous avons ramenéYvan chez moi. J’ai pu le garder deux jours, mais letroisième, il voulut partir. Heureusement, je lui ai donné uncompagnon de route qui aidera Beruto à veiller sur lui. Cecompagnon, tu le devines, n’est autre que notregentilhomme français, ce vieillard encore vert qui répondau nom de Morlux.

Par une de ces bizarreries que la folie seule peutexpliquer, Yvan l’a pris en grande amitié, et il a en lui uneconfiance extrême. De plus, il a pardonné au moujik soncrime imaginaire et il l’a attaché à sa personne. Or donc,ce matin, M. de Morlux, Beruto et le moujik sont partis pourVarsovie, escortant ce pauvre Yvan, qui n’est fou quelorsqu’il parle de Madeleine. M. de Morlux connaît à Parisun médecin aliéniste qui fait des cures merveilleuses. Ilespère faire guérir Yvan.

J’ai pensé, mon cher comte, que tous ces détailst’amuseraient, ainsi que la blonde Vasilika, dont tu vas êtrel’heureux esclave – une femme comme elle n’a pas de mari– et je te les envoie en te serrant cordialement les mains.

Prince MAROPOULOF.C’était de la meilleure foi du monde que le jeune prince

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russe avait écrit cette lettre. Comme on le voit,M. de Morlux triomphait une fois encore !

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XLIAinsi que le prince Maropoulof l’a écrit à son ami le

comte Kourof, M. de Morlux voyage en compagnie d’Yvan.Le jeune officier, qui ne peut se douter qu’on le veuille fairepasser pour fou, continue à entretenir le vicomte de sonamour pour Madeleine. Leur traîneau court sans relâche. Ila traversé la Bérésina, il a franchi la frontière de la Russieproprement dite. Maintenant, le voici en Pologne, et lematin du troisième jour, il entre à Varsovie. M. de Morlux,qui ne peut restituer Hermann à sa femme et à ses enfants,et n’a cependant nulle envie d’aller leur conter queRocambole l’a jeté aux loups comme un quartier de porcou de chevreau, M. de Morlux se dispenserait bien, aubesoin, de s’arrêter à Varsovie. Cependant, il espèretrouver des lettres de France à la poste, et il y court,laissant Yvan dans un hôtel.

En effet, deux lettres attendent M. de Morlux dans lesbureaux. L’une est de son frère. L’autre lui arrache untressaillement, car il a reconnu l’écriture de Timoléon. Or,Timoléon lui a écrit qu’il s’embarquait pour l’Amérique, etpourtant cette lettre est timbrée de Paris.

Néanmoins, M. de Morlux domine sa curiosité, et il

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ouvre tout d’abord la lettre de son frère. Cette lettre estainsi conçue :

« Mon cher Karle,« Je vous écris à Varsovie, et cependant quelque chose

me dit que vous êtes à Paris. Me trompé-je ? je n’en saisrien ; mais l’épouvante s’est emparée de moi de nouveau.

« Karle, mon frère, à mesure que les jours s’écoulent, leremords pénètre plus avant dans mon cœur ; s’il en esttemps encore, arrêtons-nous.

– Mais qu’a-t-il donc encore, cet imbécile ? murmura levicomte Karle, interrompant sa lecture. Avec les années,Philippe est devenu un véritable trembleur…

Et il continua :« Vous n’êtes pas père, Karle, et il y a des douleurs

infinies que vous ne pouvez pas comprendre. Karle, jesouffre mille morts, car je sais que mon fils est à Paris etqu’il me fuit. C’est justice ! N’avons-nous pas détruit sonbonheur ? Il aimait Antoinette Miller, la fille de notremalheureuse sœur. Et vous avez tué Antoinette ! Du moinsvous me l’avez dit…

« Et cependant un doute étrange m’étreint ; un doute quiachève de m’épouvanter. Antoinette est-elle bien morte ?Les gens qui vous ont vendu si cher un repos que je nepartage pas, moi, ne vous ont-ils pas trompés ? Écoutez.Voici un mois que vous êtes parti. Il y a donc plus d’un moisqu’Antoinette est morte. Or, après votre départ, je me suis

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attendu, jour et nuit, à toute heure, à voir arriver Agénor, àle voir entrer chez moi comme une tempête et à voir éclaterson désespoir. Il était à Angers, me disiez-vous, blesséd’un coup d’épée qui le retiendrait forcément loin de Parispendant quelques jours. Il n’en était rien. Agénor est revenuà Paris le jour même de votre départ. Ce n’est point de mapart une supposition, c’est une certitude, comme vous allezvoir. Je boite encore, mais je puis sortir et monter envoiture. Tous les jours, vers midi, je me fais conduire ausoleil, soit aux Champs-Élysées, soit sur les boulevards. Il ya huit jours, ma calèche a été prise dans un embarras devoitures. L’écheveau était embrouillé ; il nous, a fallu un bonquart d’heure pour nous dégager.

« Tout à coup mon regard a rencontré un autre regardqui partait du fond d’un fiacre. J’ai reçu au cœur commeune décharge électrique.

« C’était Agénor. J’ai appelé, j’ai crié… Mais lesvoitures se sont croisées de nouveau, et il m’a étéimpossible, malgré les ordres donnés à mes gens, deretrouver le fiacre dans lequel était mon fils.

« Alors j’ai cru qu’il arrivait et que je le verrais le soirmême. Je suis rentré en toute hâte ; mais Agénor n’estpoint venu, ni ce jour-là, ni les jours suivants… Etcependant il est à Paris !

« À notre dernière entrevue, il a été pourtant rempli detendresse pour moi… Et il me sait malade… Et il ne vientpas ! Je ne l’ai entrevu que l’espace d’une minute, et

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cependant il m’a semblé qu’il n’avait pas le visageconsterné d’un homme qui a perdu pour toujours la femmequ’il aime. Quel est ce mystère ? J’ai vainement essayé del’approfondir et n’ai rien pu apprendre, si ce n’estqu’Agénor est à Paris depuis un mois. Son valet dechambre demeure rue de Surène et le voit presque tous lesjours. Agénor vient en fiacre chercher ses lettres, puis ils’en retourne ; personne ne sait où il va. Pourquoi n’est-ilpoint venu ? Ce silence, ce soin qu’il met à se cacherachèvent de jeter le trouble et l’épouvante dans mon cœur.

« Frère, ma lettre vous rejoint en Russie. Si vous n’avezpas encore mis à exécution vos infâmes projets, arrêtez-vous… repentons-nous… peut-être en est-il tempsencore ? Mais il me semble que la main de Dieu pèse déjàsur nous, et que quelque épouvantable châtiment nous estréservé. Mes nuits sont peuplées de fantômes. Je croisrevoir notre sœur. Je crois toujours entendre les paroles duDr Vincent et voir son front dévasté. Écoutez, mon frère,peut-être pourrons-nous réparer encore une partie du malque nous avons fait. Si vous épousiez cette jeune fille dontvous avez juré la perte ?… »

À ces dernières lignes de la lettre de M. Philippe deMorlux, Karle tressaillit et pâlit. Puis il froissa la lettre aveccolère.

– J’y ai pensé avant toi, murmura-t-il. Malheureusementce prince Yvan…

Et M. de Morlux songe avec rage à ce naïf Yvan

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Potenieff, qui l’a pris en grande amitié et le fait confidentde son amour pour Madeleine.

– Ce Philippe est idiot, murmura enfin M. de Morlux, etje vois bien qu’on ne peut plus compter sur lui. Voilà ce quel’amour paternel fait d’un homme qui jadis ne reculaitdevant rien.

Et, tout en haussant les épaules, le vicomte ouvrit laseconde lettre :

TIMOLÉONÀ Monsieur le vicomte Karle de Morlux.

Poste restante.Varsovie. Pologne.

« Monsieur,« Tandis que vous partiez pour la Pologne, qui est la

grand-route de Russie ; tandis que vous alliez à larecherche de Mlle Madeleine Miller, votre serviteur allaits’embarquer pour l’Amérique.

« J’emportais mes économies et vos cinquante millefrancs. J’emmenais avec moi ma fille, mon seul, monunique, mon véritable trésor. Si je n’avais pas eu une fille,ce gredin de Rocambole ne nous aurait pas joués par-dessous la jambe. Heureusement, j’avais laissé à Parisdes agents qui avaient pour mission de le surveiller. Si jevous disais que vos intérêts seuls me guidaient vous ne mecroiriez pas. Aussi me bornerai-je à vous dire que l’instinctde la vengeance m’a poussé.

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« Le matin du jour où j’allais m’embarquer, j’ai reçu deParis le télégramme suivant : « Rocambole a quitté Pariset la France ; il court, sur les traces de M. de Morlux. »

« J’ai cédé à la tentation. Au lieu de m’embarquer, j’aimis ma fille en lieu sûr et je suis parti. C’est-à-dire que j’aipassé le détroit et que vingt-quatre heures après j’étais àParis. Rocambole n’est pas un mince adversaire. Il est fortpossible que vous ne lisiez jamais ma lettre et que notreterrible ennemi se défasse de vous à l’étranger. Mais il estpossible aussi que vous parveniez à lui échapper. Et alors,écoutez : votre neveu, M. Agénor de Morlux, etMlle Antoinette Miller vivaient fort heureux et attendaient leretour de Rocambole et l’arrivée de Mlle Madeleine pours’épouser. J’ai jeté quelque amertume dans la coupe demiel où ils trempaient leurs lèvres, et Antoinette est à nousune fois encore. Je ne veux pas vous en dire davantage nivous laisser la joie de la surprise. Quoi qu’il en soit, si vousrevenez à Paris, veuillez vous faire conduire sans retardrue de Londres, n° 2, où on vous en dira plus long. Vousdemanderez à voir M. Guépin, homme d’affaires.

« Je suis avec respect, monsieur le vicomte,« Votre tout dévoué,

« Timoléon. »Après la lecture de cette lettre, M. de Morlux demeura

un moment comme abasourdi.– J’ai peur de rêver, murmura-t-il enfin. Puis il la relut

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une seconde fois :– Non, non, dit-il, c’est bien vrai… Timoléon n’est pas

homme à être revenu à Paris pour rien, et s’il me l’écrit,c’est qu’Antoinette est de nouveau en notre pouvoir !

« À Paris, donc ! à Paris sur-le-champ !Une heure après, M. de Morlux avait quitté Varsovie.

Yvan l’accompagnait toujours.

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LA MAISON DE FOUS

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IIl est nécessaire, pour comprendre les événements qui

vont suivre, de savoir dans quelles conditions Rocamboleet Vanda, allant au secours de Madeleine, avaient quittéParis. M. de Morlux était parti ; son frère, déjà bourrelé parle remords – Rocambole le savait –, n’agissait qu’avecrépugnance et sous l’influence fatale qu’il exerçait sur lui.Timoléon, sous le coup d’un mandat d’amener, avait dûquitter Paris et la France.

Antoinette ne courait donc aucun danger sérieux.Cependant Rocambole n’avait pas cru pouvoir quitter Parissans prendre les précautions les plus minutieuses. Quandla jeune fille fut revenue à elle et sortie de son long etléthargique sommeil, Rocambole envoya chercher unevoiture par Milon. Cette voiture, du reste, arrêtée d’avance,attendait depuis longtemps dans l’avenue de Saint-Ouen.On y transporta Antoinette, trop faible encore pour pouvoirmarcher. C’était un fiacre à quatre places. En se serrant,on y pouvait tenir six. Vanda et la belle Marton s’assirentauprès de la jeune fille. Milon monta à côté du cocher.Rocambole et Agénor se placèrent sur la banquette dudevant, au rebours, comme on dit. Et le fiacre partit. Oùallait-il ? C’était Milon qui guidait le cocher par ses

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allait-il ? C’était Milon qui guidait le cocher par sesindications. Le fiacre prit le boulevard extérieur, gagna labarrière de l’Étoile et descendit à Auteuil par l’avenue deSaint-Cloud. Agénor et Antoinette se tenaient les mains etne se préoccupaient pas de la route qu’on leur faisaitsuivre. N’étaient-ils pas réunis ? Enfin, le fiacre s’arrêta.Agénor mit alors sa tête à la portière et vit une petitemaison isolée au milieu d’un grand jardin, dans une ruedéserte ou à peu près. Les premières lueurs de l’aubeglissaient dans le ciel, et Rocambole, tirant sa montre, diten souriant :

– Nous avons l’air de gens qui reviennent de soirée.– Est-ce ici que nous demeurons ? demanda Agénor.– Oui.Le jeune homme prit Antoinette dans ses bras, sauta

lestement à terre et traversa le jardin, précédé parRocambole. La maison n’était, à vrai dire, qu’un petitpavillon d’un seul étage, élevé au-dessus d’un rez-de-chaussée. Rocambole en avait les clés. Cependant un petitfilet de fumée montait au-dessus du toit, et la tièdeatmosphère du vestibule apprit à Agénor que la maisonétait habitée. En effet, une porte s’ouvrit aussitôt après laporte d’entrée, et, dans un rayon de lumière, Antoinetteaperçut la bonne mère Philippe qui jeta un cri en la voyant.Antoinette glissa des bras d’Agénor et eut la force de setenir debout et de marcher. Au bout du vestibule, il y avaitun petit salon, et, dans ce salon, Mme Raynaud.

– Maman ! s’écria Antoinette, qui s’arracha aux naïfs

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embrassements de la mère Philippe, pour sauter au coude la vieille institutrice.

La bonne dame serra Antoinette sur son cœur et éclataen sanglots.

– Ah ! murmura-t-elle, je croyais que je mourrais sans terevoir. Si tu savais ce que j’ai souffert…

– Madame, reprit Rocambole qui s’était arrêtérespectueusement sur le seuil, hier encore vous étiezprisonnière et séparée de votre fille adoptive, aujourd’huivous voilà réunies, et, je l’espère bien, rien ne vousséparera désormais.

Comment Mme Raynaud était-elle là ? C’est ce qu’elleexpliqua en quelques mots à Antoinette. Elle étaitdemeurée pendant huit jours prisonnière, sous la garde dujardinier de M. de Morlux.

À toutes ses questions, cet homme opposait un silenceabsolu.

Où était-elle ? chez qui ? Pourquoi ne la réunissait-onpas à sa chère Antoinette ?

Elle n’avait rien pu savoir. Les croisées de la chambreoù on l’avait conduite étaient cadenassées, la porte ferméeau verrou. Mais cette nuit-là même, à neuf heures du soirenviron, tandis qu’elle se lamentait, en proie à la plus viveinquiétude sur le sort d’Antoinette, et cherchant vainementla cause de sa propre captivité, la fenêtre avait été brisée ;deux hommes étaient entrés dans la chambre et lui avaient

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dit, en la prenant dans leurs bras :– Ne criez pas, nous venons vous sauver !À demi morte de frayeur, Mme Raynaud avait été

enlevée par ces deux inconnus, jetée dans un fiacre etemmenée dans cette maison où l’attendait la mèrePhilippe, qui l’avait rassurée sur-le-champ. Or, tandisqu’Antoinette s’abandonnait à de tendres embrassementsavec Mme Raynaud, Rocambole avait pris à part Agénor deMorlux.

– Monsieur, lui dit-il alors, vous savez nos conventions ?– Oui, monsieur, répondit Agénor en baissant la tête.– Je ne vous ai rendu Antoinette qu’à la condition que

vous m’obéiriez.– Je suis prêt, dit simplement Agénor.– Écoutez-moi bien, continua Rocambole, vous savez

que mademoiselle a une sœur ?Agénor fit un signe de tête affirmatif.– Madeleine, continua Rocambole, court les mêmes

dangers qu’a courus Antoinette.Agénor tressaillit.– Vous pensez bien, reprit le maître avec ironie, que

votre oncle qui croit Antoinette morte ne s’en tiendra pas là.C’est à Madeleine, à présent.

– Mais je la défendrai, moi ! s’écria le jeune homme.– Ce n’est pas vous, c’est moi.

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– Pourquoi ?– Vous devez m’obéir, répéta Rocambole.– C’est vrai.– Je vous ai promis de respecter votre nom ; je vous ai

promis de pardonner à votre père, ou plutôt de faire queles deux pauvres jeunes filles lui pardonnent par amourpour vous. Mais vous m’avez, en échange, abandonné levicomte Karle de Morlux.

Agénor courba la tête et se tut.– Or, continua Rocambole, savez-vous où il est, votre

oncle ?– Non.– Il est sur la grande route de Russie.– Dites-vous vrai ?– Il quitte Paris, persuadé qu’Antoinette est morte ; il va

au-devant de Madeleine… Vous comprenez pourquoi ?Et Rocambole eut un sourire sinistre. Puis il poursuivit

en posant sa main sur le bras d’Agénor :– Vous aimez Antoinette et Antoinette vous aime. Mais

vous êtes réunis en vain : tant que votre oncle sera de cemonde ou n’aura pas été mis dans l’impossibilité absoluede nuire, votre bonheur ressemblera à un de ces châteauxde cartes que renverse le souffle d’un enfant.

Agénor regardait Rocambole et la parole grave et pour

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ainsi dire prophétique de celui-ci pénétrait lentement dansson cœur.

– Votre oncle, reprit Rocambole, est donc parti. Mais ila des agents dévoués, des misérables comme lui qui vonts’attacher à vos pas et chercheront à pénétrer le mystèrede votre existence. Malheur à vous, malheur à nous tous, siAntoinette n’est pas morte pour le monde entier. Je vous aiamenés ici l’un et l’autre, parce que votre oncle s’étantservi de la maison d’Auteuil pour tendre un piège àMme Raynaud, Auteuil est le dernier endroit du monde où ilsongerait à vous chercher. Cependant, il ne faut pas, tantque je serai absent…

– Comment interrompit Agénor, vous aussi vouspartez ?

– Oui. Je vais en Russie. Comprenez-vous ?– Défendre Madeleine, murmura Agénor.– Tant que je serai absent, poursuivit Rocambole,

Antoinette ne doit pas sortir.– Je vous le promets.– Vous ne devez pas voir votre père.– Je ne le verrai pas, dit Agénor, que le nom seul de

son père épouvantait maintenant.« Et… Madeleine ?… ajouta-t-il en tremblant.– J’espère bien la sauver, répondit Rocambole avec cet

accent de conviction profonde qu’il savait faire passer deson cœur et de son esprit dans l’esprit et le cœur des

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son cœur et de son esprit dans l’esprit et le cœur desautres.

Deux heures plus tard, Rocambole et Vanda montaienten chemin de fer. Ils allaient suivre M. Karle de Morlux àvingt-quatre heures de distance. Milon les avaitaccompagnés jusqu’à la gare.

– Souviens-toi de mes ordres, lui dit le maître.– Je n’oublie rien, répondit Milon.– Veille jour et nuit, comme un chien fidèle, comme un

dragon.– Je veillerai.Et Rocambole était parti, emportant cette promesse.Maintenant, on sait ce qui s’était passé en Russie, et

comment Rocambole et Vanda avaient sauvé Madeleine.Or, un mois, jour pour jour après leur départ, Rocambole etVanda revenaient à Paris où ils ramenaient la sœurd’Antoinette. À Cologne, où le train s’arrête quelquesminutes, Rocambole expédia une dépêche à Milon :

« Nous arrivons à quatre heures du matin, demain. Soisà la gare du Nord. »

Or, à quatre heures du matin, les gens qui viennentattendre les voyageurs sont rares. En descendant dewagon, Rocambole chercha Milon des yeux, sous la gared’abord, puis dans les salles d’attente, puis au-dehors…Milon n’y était pas. Et de vagues et sinistrespressentiments assaillirent alors Rocambole.

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IIDonc, Rocambole et Vanda arrivaient à Paris,

ramenant Madeleine, et croyant trouver Milon à la gare.Mais Milon n’y était pas. L’inquiétude de Rocambole,quelque soin qu’il prît pour la dissimuler, n’échappa point àVanda. Cependant, Milon pouvait être en retard, et pourtromper son angoisse, Rocambole mit une certaine lenteurà réclamer ses bagages, espérant ainsi donner à son vieuxcompagnon le temps d’arriver. Mais Milon ne vint pas, et letrain était cependant arrivé depuis trois quarts d’heure.Alors Rocambole, qui ne voulait pas effrayer Madeleine, dittout bas à Vanda :

– Il est arrivé un malheur.Vanda tressaillit.– Milon est mort ou il est prisonnier. C’est impossible

autrement. Madeleine songeait à sa chère Antoinettequ’elle allait revoir, et ne devina point entre ses deuxcompagnons de voyage un échange de paroles sinistres.

– Écoute, dit Rocambole, il ne faut pas s’exposer à allerà Auteuil avec cette jeune fille.

– Mais… où la conduire ?

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– Villa Saïd, chez nous, c’est-à-dire chez le majorAvatar. C’est un lieu d’asile impénétrable, et la police neviendra pas nous y chercher.

– Mais, dit Vanda, nous lui avons promis de la conduire,aussitôt arrivée, auprès d’Antoinette ; et elle y compte…

– Je n’avais pas prévu cette absence incompréhensiblede Milon. Au reste, il n’y a pas trois quarts d’heure devoiture, aller et retour, de la villa Saïd à Auteuil.

Et Rocambole, s’adressant à Madeleine, lui dit :– Mademoiselle, je dois vous avouer maintenant que

lorsque nous avons quitté Paris, madame et moi, pour allerà votre recherche, nous avons laissé votre sœur dans uneanxiété mortelle. Elle avait été très malade ; elle doit êtresouffrante encore, et, par conséquent, je crains pour ellel’émotion violente qu’elle éprouverait en vous revoyant, sielle n’y était préparée.

– Eh bien ? dit Madeleine inquiète.– Je vais vous conduire chez moi et vous laisserai en

compagnie de madame, poursuivit-il en montrant Vanda…Puis, je me hâterai de courir à Auteuil, et je préviendraivotre sœur de votre retour.

– Comme tout cela sera long ! murmura Madeleine.– Moins que vous le croyez, dit Rocambole. Je vous la

ramènerai au besoin.Les bagages des trois voyageurs avaient été chargés

sur un de ces petits omnibus attelés de deux poneys bas-

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bretons qui font un service d’enfer dans les rues de Paris.Rocambole qui, en quittant la Pologne et en entrant enPrusse où il avait pris les chemins de fer, était redevenu lemajor Avatar, personnage russe d’importance, y fit monterles deux femmes et prit place auprès d’elles… Trois quartsd’heure après, l’omnibus rentrait dans la villa Saïd. C’étaitlà, comme on s’en souvient, qu’à son arrivée à Paris lemajor Avatar et celle qui passait pour sa femme étaientdescendus dans un petit hôtel confortablement meublé. Enleur absence, ils avaient laissé une femme de chambre etun domestique. Ce dernier n’était autre que Noël, ditCocorico. Noël accourut ouvrir. Rocambole le regarda ets’aperçut qu’il était fort pâle.

– Qu’as-tu donc ? lui dit-il.– Je ne sais pas ce que Milon est devenu, répondit

Noël.Rocambole s’attendait sans doute à cette nouvelle, car

il poussa brusquement Noël dans un petit salon, à droite duvestibule, s’y enferma avec lui et dit :

– Parle ! que sais-tu ?– Rien… Il y a huit jours que Milon n’est venu…Or, il est nécessaire d’expliquer que Rocambole, qui

avait installé à la maison d’Auteuil pour garder Antoinette,le fidèle Milon, avait jugé inutile d’indiquer à Noël, auBonnet vert et à Jean le Boucher l’endroit où se trouvaitcette maison. Seulement, Milon avait ordre de venir tousles jours à la villa Saïd voir si le maître ne lui avait pas écrit.

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Pour Noël, comme pour Milon, comme pour les autres, lesvolontés de Rocambole étaient indiscutables.

Le maître n’avait pas voulu qu’un autre que Milon connûtla retraite de Mlle Antoinette Miller. Cela suffisait. Milonn’aurait pas dit, la tête sur le billot, où était la maison. Noëlaurait coupé sa langue avec ses dents et l’aurait avaléeplutôt que de le demander. Or, Rocambole, pendant sonvoyage, avait écrit trois fois à Milon, une première fois deBerlin, une seconde fois de Vilna, une troisième deVarsovie. La dernière de ses lettres était antérieure à sapremière rencontre avec Madeleine. Depuis, lesévénements qui s’étaient succédé avec une rapiditéfiévreuse ne lui avaient pas permis d’écrire. La dernièrefois que Milon était venu, il avait dit à Noël :

– Je suis bien inquiet, j’ai grand-peur que le maître n’aitpas retrouvé ma chère Madeleine. Je reviendrai demain, ettous les jours, jusqu’à ce que nous ayons une lettre.

Mais le lendemain il n’était pas revenu, et, depuis huitjours, Noël l’attendait vainement. Il avait cependant étépartout où Milon pouvait aller, chez le Boucher, chez Rigolo,et à la gargote où le Bonnet vert prenait ses repas. Nullepart on n’avait vu Milon. Noël, qui avait jadis fait partie duclub des Valets de cœur, était cependant homme à trouver,comme on dit, une aiguille dans une botte de foin. C’est-à-dire que s’il avait voulu chercher dans Paris et aux environsla maison où Rocambole avait caché Antoinette, et que,par conséquent, Milon habitait, il l’aurait trouvée en moinsde trois jours. Mais Rocambole ne l’avait pas autorisé à

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cette recherche, et Noël n’avait pas bougé. Le maître avaitécouté sans mot dire tous les renseignements que lui avaitdonnés Noël, lequel lui avait représenté le télégrammeenvoyé de Cologne et que, par conséquent, Milon n’avaitpoint reçu. Tandis que Noël parlait, on déchargeait lesmalles, et Vanda, qui partageait l’inquiétude deRocambole et voulait à tout prix la dissimuler à Madeleine,conduisait celle-ci au premier étage de la maison etl’installait dans sa propre chambre. Rocambole disait àNoël :

– Peut-être Milon est-il malade…– Peut-être est-il mort, répondit Noël.– Mais de quoi ?– Vous savez, il avait un cou de taureau et le visage très

rouge. Un coup de sang est si vite venu…Rocambole fronça le sourcil.– Je crains un malheur plus grand encore, dit-il.– Quoi donc ? fit Noël en tressaillant.Mais Rocambole ne s’expliqua pas. Il était alors six

heures du matin et le jour commençait à poindre.Rocambole quitta Noël, monta auprès de Madeleine et luidit :

– Je vais voir votre sœur.– Et vous la ramènerez ? s’écria la jeune fille avec joie.– À moins qu’elle ne soit trop souffrante encore, et dans

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ce cas je viendrai vous chercher.Rocambole monta dans le petit omnibus qui était

demeuré à la porte, et dit au cocher :– Conduisez-moi à Auteuil et marchez rondement, je

suis pressé. En même temps, pour stimuler son zèle, il luimit vingt francs dans la main. L’omnibus passa devant lagrille du bois de Boulogne en traversant l’avenue del’Impératrice, et s’engagea dans le chemin de ronde desfortifications. Vingt minutes après, il arrivait à Auteuil, ruede la Fontaine, et s’arrêtait à la grille de ce pavillon oùRocambole avait laissé Antoinette et Agénor. Rocamboledescendit de voiture et sonna. Le jardinier, qui n’était autreque le père Philippe, accourut. Rocambole respira envoyant le père Philippe.

– Milon, où est Milon ? demanda-t-il.Au bruit de la sonnette, une fenêtre s’était ouverte au

premier étage du pavillon, encadrant une tête d’homme.C’était Agénor.

– J’ai eu une fausse alerte, se dit Rocambole. Tout vabien. Et il répéta la question.

– Où est Milon ?– Mais, monsieur, répondit le père Philippe avec

émotion, vous le savez mieux que nous.Rocambole pâlit.– Voici huit jours qu’il est parti… pour vous rejoindre…– Moi !…

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– Moi !…– Avec Mlle Antoinette.Rocambole fit un pas en arrière. En ce moment, Agénor

accourut.– Ah ! dit-il avec émotion, vous me la ramenez.– Mais qui donc ?…– Mais… elle… Antoinette !…– Vous êtes fou !Et Rocambole devint livide. Puis il saisit vivement le

bras du jeune homme et lui dit :– Mais parlez, parlez donc !… Que s’est-il passé ?Agénor, frappé de stupeur, le regardait et ne

comprenait pas.– Parlez ! répéta Rocambole d’une voix rauque, où est

Milon ?– Parti.– Antoinette ?– Partie avec lui.– Mais quand ? mais pour où ?– Pour Cologne, où vous leur donniez rendez-vous, et

où, disiez-vous dans votre dépêche, vous étiez retenu parl’indisposition de Madeleine, dit le père Philippe.

Agénor avait ouvert son paletot et tiré de sa poche untélégramme portant ces mots :

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« Cologne, midi et demi.« Milon partira avec Antoinette, ce soir, train de dix

heures.« Retenus à Cologne, Madeleine malade.« Autrement, tout sauvé.

« Major AVATAR. »La dépêche était vieille de huit jours. Rocambole

poussa un cri et tournoya sur lui-même comme un arbredéraciné par le feu céleste.

– Je n’ai pas écrit ce télégramme ! dit-il.

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IIIIl y eut entre ces trois hommes un moment de stupeur,

de folie et de vertige. Rocambole lui-même, l’homme fortpar excellence, et qui opposait d’ordinaire un front calme àl’orage, Rocambole se fit mentalement les deuxraisonnements suivants : évidemment, d’abord, Antoinetteétait tombée une seconde fois au pouvoir de ses ennemis.Mais ces ennemis, quels étaient-ils ? Était-ce le pèred’Agénor ou M. Karle de Morlux ? Était-ce Timoléon ?M. Karle de Morlux était mort, c’était chose à peu prèscertaine pour Rocambole. Le baron Philippe de Morlux,homme sans initiative, et qui n’avait jamais agi que sousl’influence diabolique de son frère, était-il bien homme àfaire disparaître Antoinette ? Restait Timoléon… MaisTimoléon n’avait pu revenir en France sans courir le risqued’être arrêté. Et puis, Timoléon était-il homme à semesurer de nouveau avec Rocambole ? Ce dernier, en seposant ces diverses questions en présence du pèrePhilippe consterné et d’Agénor qui se demandait s’il n’étaitpas le jouet d’un rêve – ce dernier, disons-nous, examinaitle télégramme. Les timbres étaient authentiques. Ladépêche avait bien été expédiée de Cologne. Agénor et lepère Philippe regardaient Rocambole, muet et sombre,

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comme l’accusé regarde le juge qui va prononcer unesentence. Mais Rocambole se taisait. Enfin Agénor eut uneexplosion de douleur !

– Ah ! dit-il, Antoinette est morte !– Je ne sais pas…, dit Rocambole.Et comme un frisson parcourait tout le corps d’Agénor

et que ses genoux pliaient, Rocambole se redressa tout àcoup :

– La bataille est engagée de nouveau, dit-il ; et il fautvaincre ! c’est-à-dire qu’il faut retrouver Antoinette et Milon.

Agénor eut alors en lui une foi profonde et vivace.– Oh ! s’écria-t-il, vous les retrouverez, j’en suis sûr !Rocambole avait reçu le coup de foudre, et il n’était pas

tombé. Dès lors, il retrouvait sa froide énergie, sonintelligence merveilleuse et le calme qui ne l’abandonnaitjamais complètement.

– Monsieur, dit-il à Agénor, je veux savoir exactement,minutieusement, tout ce qui s’est passé.

En présence de ce sang-froid, Agénor retrouva le sien.– Il y a aujourd’hui huit jours, dit-il, nous étions à table, et

sept heures venaient de sonner. Nous entendons la clochede la grille, le père Philippe court ouvrir, et, un peu étonnés,nous voyons entrer et traverser le jardin, un employé dutélégraphe. La dépêche était pour M. Bordoni, comme onappelle Milon maintenant. Il la lut et la passa à Antoinette.Antoinette se leva tout émue et dit :

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Antoinette se leva tout émue et dit :« – Partons !« Je voulais partir aussi, je ne voulais pas abandonner

ma chère Antoinette, mais Milon me dit :« – Vous avez promis d’obéir au maître. Si le maître

voulait que vous fussiez du voyage, il l’aurait écrit.« J’ai insisté ; mais Milon n’a pas voulu.« Alors Antoinette, toute bouleversée de savoir sa sœur

malade, m’a promis de m’écrire de Cologne, dans troisjours.

– Et elle ne vous a pas écrit ?– Mais si, répondit Agénor.Et il tendit une lettre à Rocambole.L’adresse, le corps de la lettre, tout cela paraissait être

l’écriture d’Antoinette. Agénor s’y était trompé. MaisRocambole ne s’y trompa point, lui.

– Tonnerre ! exclama-t-il, je sais d’où part le coupmaintenant.

– Mais cette lettre n’est donc pas d’Antoinette ? s’écriaAgénor de Morlux.

– Non.Et Agénor relisait ce message, qui n’avait que quelques

lignes et était ainsi conçu :« Mon bien-aimé,« Nous sommes arrivés à Cologne ce matin, Milon et

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moi. Quelques minutes après, j’étais dans les bras de machère Madeleine. La pauvre enfant a tant souffert que sasanté est sensiblement altérée. Le maître a dû s’arrêter àCologne pour lui laisser prendre quelques jours de repos.Cependant ma vue lui a fait un bien infini, et j’espère quedans trois ou quatre jours nous pourrons nous mettre enroute pour Paris. »

Suivait une demi-page de tendresse et d’effusion àl’adresse d’Agénor. Rocambole reprit cette lettre etl’examina de nouveau attentivement.

– Monsieur, dit-il enfin, je vous répète que cette lettren’est pas d’Antoinette Miller ; c’est l’œuvre d’un habilefaussaire, et ce faussaire, je le connais.

Un nom étrangla Agénor en traversant sa gorge et vintmourir sur ses lèvres :

– Mon oncle…– Non, dit Rocambole.– Qui donc ?– Un misérable que j’ai épargné et qui se venge.

Timoléon ! Mais rien n’est perdu… pas même Antoinette…Et serrant le bras du jeune homme :– Écoutez-moi bien, dit-il.– Parlez…– Vous allez monter en voiture.– Bien.

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– Vous allez courir chez votre père.– Après ? fit Agénor en pâlissant.– Et vous lui direz simplement ces mots : Mon père, si

d’ici à demain, je n’ai pas retrouvé Antoinette, je mebrûlerai la cervelle.

– J’y vais, dit Agénor.– Attendez encore, reprit Rocambole, et écoutez-moi.

Antoinette n’a dû être l’objet d’aucune violence, j’en suissûr.

– Ah ! fit Agénor, dont la voix tremblait, qui vous leprouve, mon Dieu ?

– Elle est prisonnière quelque part… Voilà tout… Et jevais vous dire ce qui me le fait supposer.

– J’écoute, murmura Agénor anxieux.– Timoléon, que je croyais avoir chassé de Paris à tout

jamais, y est revenu en mon absence, et il a mis cetteabsence à profit. Il vous a tendu un piège grossier, à vouset à Milon, et vous y êtes tombés. Milon est en son pouvoir,Antoinette aussi.

– Mais, interrompit Agénor, qui vous a dit que Milon n’apas été arrêté ?

– Par qui ?– Par la police, comme forçat évadé.– Pour cela, dit Rocambole, il faudrait que Timoléon

l’eût dénoncé, et Timoléon est lui-même l’objet des

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recherches de la justice. Mais, ajouta Rocambole, voici cequi a dû arriver. Mais, d’abord, une explication encore.

– Que voulez-vous savoir ? demanda Agénor.– Avez-vous accompagné Antoinette en chemin de fer ?– Non, dit Agénor, Milon ne l’a pas voulu.– C’est bien. Voici donc, reprit Rocambole, ce qui a dû

arriver. Milon et Antoinette sont prisonniers de Timoléon etde sa bande.

– Mais où ?– Dans un coin quelconque de Paris. Seulement,

rassurez-vous ; je retourne Paris comme un gant, et il n’apas de secrets ni de mystères pour moi quand je le veuxbien.

– Mais quel intérêt a-t-il, cet homme, à les garderprisonniers ?

– Il attend le retour de votre oncle.– Ah !– Et alors il lui vendra Antoinette, morte ou vive, selon

son désir, au poids de l’or.– Je comprends, fit Agénor frissonnant.– Seulement, dit Rocambole, rassurez-vous ; votre

oncle n’est pas encore de retour. Quant à votre père, il estpossible que Timoléon l’ait averti de la capture et alors…

– Alors…, s’écria Agénor, il faudra bien que mon pèreme le rende !

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– Allez ! dit Rocambole.Il donna une poignée de main au jeune homme et

remonta dans son petit omnibus.– Villa Saïd ! cria-t-il au cocher.L’omnibus partit au grand trot de ses deux poneys et

traversa le bois de Boulogne avec la rapidité dumailcoach. Pendant le trajet, Rocambole murmurait avecun accent de sombre ironie qui dénotait chez lui uneviolente colère :

– Tu as mal fait de revenir à Paris, maître Timoléon, etde te mêler de nouveau de mes affaires. Cette fois, je ne teferai pas grâce !

Le véhicule qui portait Rocambole entra, au bout devingt minutes dans la villa Saïd. Rocambole était sipréoccupé qu’il ne fit aucune attention à un fiacre quifranchit la grille avant lui. Mais au moment où l’omnibuss’arrêtait devant la porte du petit hôtel, le fiacre s’arrêtaaussi. Trois hommes en descendirent. Rocambole les vit etse sentit pâlir. On n’a pas vécu vingt ans de l’étrange viequ’il avait menée pour ne pas reconnaître sous leurs habitsbourgeois un officier de paix et deux agents de police.L’officier de paix s’approcha de lui :

– Monsieur le major Avatar ? dit-il.– C’est moi, répondit Rocambole un peu ému.L’officier fit un signe et les deux agents se placèrent

auprès de Rocambole.

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– Monsieur, reprit l’officier de paix, je suis porteur d’unmandat d’arrestation décerné contre vous.

Rocambole sourit et répondit avec calme :– Je sais ce que c’est. Le mandat a été décerné à la

requête de l’ambassadeur russe. Je suis accusé de memêler un peu trop de politique et comme j’arrive deVarsovie ce matin…

– Vous vous trompez, monsieur, dit l’officier de paix.– De quoi peut-on m’accuser alors ? demanda

Rocambole que son calme n’abandonna pas.– D’être un forçat évadé du bagne de Toulon, où il était

inscrit sous le numéro Cent dix-sept, répondit l’officier depaix, et de vous appeler, non pas le major Avatar, maisRocambole.

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IVRocambole ne sourcilla pas.– Monsieur, dit-il à l’officier de paix, on ne discute pas

avec un homme porteur d’un mandat de dépôt. Je vousprouverais, clair comme le jour, que vous vous trompez quevous n’en seriez pas moins obligé de me conduire à laConciergerie. Par conséquent, je ne perdrai pas un tempsutile à des inutilités. Seulement, j’ai une grâce à vousdemander, et vous ne me la refuserez pas.

– C’est selon, dit l’officier de paix, un peu déconcertépar le calme de Rocambole.

– Soyez tranquille, lui répondit celui-ci, ce que je vaisvous demander est fort simple. Je ne veux ni rentrer chezmoi, ni prendre mes papiers, ni tenter aucune espèced’évasion. Je veux vous prier seulement de me laisserembrasser ma femme, là, sur le seuil de ma porte.

Et avant que l’un des deux agents, qui s’étaient placés àses côtés, eût pu l’en empêcher, Rocambole tira deux foisla sonnette de la porte du petit hôtel. Les deux coups desonnette avaient sans doute une signification, car ce ne futpas la porte, mais une fenêtre du premier étage quis’ouvrit. À cette fenêtre se montra Vanda. Vanda devina

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tout d’un coup d’œil.– Viens m’embrasser, lui cria Rocambole.Et en même temps il ajouta en russe :– Nous sommes joués. Je vais aller en prison.

Antoinette disparue. Toi seule peux tout sauver. Rapporte-moi pilule brune.

En France, un agent de police qui saurait le russe seraitconsidéré comme un être merveilleux. Ni l’officier de paix,ni ses deux hommes ne comprirent donc un mot de cettephrase rapide que venait de débiter Rocambole. D’unautre côté, le major Avatar était si calme, si tranquille, etson attitude respirait une dignité si parfaite, que l’officier depaix hésita à l’emmener avant que Vanda fût descendue.Celle-ci accourut et se jeta dans ses bras.

– Mon enfant, dit alors le major Avatar, la persécutions’acharne après moi. On m’accuse à présent d’être unforçat évadé.

– Il faut s’attendre à tout, dit Vanda en souriant.Et elle l’embrassa de nouveau.– Monsieur, dit alors l’officier de paix, hâtons-nous.Vanda le salua, donna une poignée de main au major et

s’éloigna, mais non sans avoir échangé un éloquent coupd’œil avec lui. Les agents firent monter Rocambole dans lefiacre. Il n’opposa aucune résistance.

– À la Conciergerie ! dit l’officier de paix.

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À cette heure matinale, la villa Saïd est à peu prèsdéserte. Il n’y eut guère qu’un cocher qui lavait sa voituredans une cour voisine et le portier de la villa qui eurentconnaissance de l’arrestation. En passant devant la logede ce dernier, Rocambole dit tout haut :

– L’empereur de Russie est bien bon de me faire unpareil honneur.

Le portier entendit et dut faire cette réflexion qu’onarrêtait le major pour affaire de politique. C’était tout ceque voulait Rocambole. Mais l’officier de paix, après que lefiacre eut franchi la grille, crut devoir protester.

– Vous êtes tout à fait dans l’erreur, dit-il.– Mais non pas, monsieur, répondit Rocambole.Le fiacre montait au petit trot l’avenue de l’Impératrice.– Je vous assure, reprit l’officier de paix, que vous êtes

désigné comme un forçat évadé.– Oui, vous m’avez déjà dit cela. Le forçat qu’à vos yeux

je représente a même un singulier nom. Comment avez-vous dit ?

– Rocambole.– Le nom est joli, fit-il avec indifférence, mais, monsieur,

continua le major Avatar avec calme, il faut bien vous direque la police française ne peut pas ouvertement prêtermain-forte à la police russe, et que, pour arrêter un sujet duczar, il faut un prétexte.

– Monsieur, dit l’officier de paix avec indignation, je dois

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– Monsieur, dit l’officier de paix avec indignation, je doisvous imposer silence. Ce que vous dites là est uneabsurde calomnie, la police française ne se mêle point desaffaires du czar.

– Alors, pourquoi m’arrête-t-on ?– C’est que vous expliquera le juge d’instruction devant

lequel je vais vous conduire.– Vous verrez si je me trompe, ajouta Rocambole,

toujours parfaitement calme.Et, à partir de ce moment, il ne souffla plus un mot et se

laissa même mettre la ficelle de bonne grâce. On appelleainsi un fil de laiton qui prend la main droite et dont legendarme ou l’agent de police qui conduit le prisonniertient un des bouts. Si celui-ci essayait de se dégager, ilaurait littéralement la main coupée. La ficelle est unemenotte polie, et on l’applique généralement aux accusésqui ont une mise à peu près décente et que le cynisme ducrime n’a point encore raidis contre la honte. Mais si leslèvres de Rocambole ne remuaient plus, son espritdévorant d’activité allait son train. Rocambole envisageaitsa situation nouvelle sous toutes ses faces. Être arrêtén’était rien. Un homme qui était sorti du bagne de Toulon,avec quatre forçats pour escorte, pouvait bien ne pas sepréoccuper outre mesure des murs et des cachots de laConciergerie. Rocambole ne pensait donc pas à lui…Mais à Milon. À Milon et à ces deux pauvres jeunes fillesqui, une fois encore, allaient se trouver sans protection.Vanda était une femme intelligente, audacieuse, pleine

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d’énergie, Rocambole le savait. Mais Vanda pourrait-ellesoutenir la lutte toute seule ? Noël lui obéissait, et l’ancienforgeron, libre du bagne, était-ce assez de Noël ? Oui, siM. de Morlux avait péri en Russie et si l’on n’avait plus àlutter contre Timoléon. Non, si par miracle M. de Morluxavait échappé à une mort presque certaine et s’il revenaiten France. Et Rocambole se disait encore :

– On s’évade du bagne, on s’évade d’une maisoncentrale, mais on ne s’évade pas de la Conciergerie, oùl’on ne fait que passer et où l’on n’a pas le temps depréparer une fuite. Or c’est aujourd’hui samedi, peut-êtrene m’interrogera-t-on pas ce matin ? Peut-être le juged’instruction ne me fera-t-il comparaître devant lui qu’après-demain lundi. C’est bien du temps de perdu. Et pendant cetemps-là, les autres ont besoin de moi.

Et sous son air calme, Rocambole était au supplice. Lefiacre mit une heure à faire le trajet de la villa Saïd à laConciergerie. Au moment où il s’engouffrait sous la voûtesombre de l’ancien palais de Saint Louis, un homme étaittranquillement assis sur le parapet du quai, comme unbadaud parisien qui regarde des imbéciles péchant à laligne ; mais cet homme détourna vivement la tête etplongea dans le fiacre un regard ardent. Un regard quecroisa le regard de Rocambole. Et Rocambole tressaillit. Ilvenait de reconnaître Timoléon. Alors Rocambole compritce qui avait dû se passer. Il n’est pas rare qu’un hommeque la police recherche demande un sauf-conduit enpromettant de faire des révélations importantes. Timoléon

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avait dû écrire ceci au chef de la Sûreté :« Si on veut me laisser en liberté, je livrerai

Rocambole. »– Le drôle est plus fort que je ne pensais, murmura

Rocambole.Et il enveloppa Timoléon d’un de ces regards de haine

qui promettent une vengeance terrible. Arrivé au greffe,Rocambole dit :

– Je me nomme le major Avatar, et n’ai rien de communavec l’homme dont il est question dans le mandat dedépôt ; j’espère que je vais être interrogé sur-le-champ, etqu’il me sera permis de me faire réclamer par mes amis.

– Je ne le crois pas, répondit le greffier.– Par exemple !– Et voici pourquoi, reprit le fonctionnaire. Vous ne

serez pas interrogé aujourd’hui.– Ah !– On doit vous confronter avec un homme qui vous a

connu au bagne de Toulon.Rocambole se prit à sourire avec dédain.– Après ? fit-il.– Un homme qui a même été votre compagnon de

chaîne.Cette fois, Rocambole eut besoin de toute sa froide

énergie pour ne pas laisser échapper un geste

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d’étonnement et pour ne point pâlir. Ce compagnon dechaîne, n’était-ce pas Milon ?

– Mais, dit-il, pourquoi ne me confronte-t-on pas tout desuite avec lui ?

– C’est impossible.– Pourquoi ?– Parce que cet homme a été arrêté à la gare de

Valenciennes au moment où il s’apprêtait à passer lafrontière, et qu’on le dirige sur Paris de brigade enbrigade.

– Et il n’est pas encore arrivé ?– Non.– Et, fit Rocambole avec calme, quand arrivera-t-il ?– Dans deux ou trois jours.– C’est bien, répondit-il.Et il se laissa conduire dans le cachot des prisonniers

qu’on met au secret. Alors, quand il fut seul, son calmetomba, et il prit sa tête à deux mains et murmura avecdésespoir :

– Milon est un imbécile… s’il est arrêté, tout est perdu !

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VRocambole avait deviné juste en se disant que

Timoléon avait dû racheter sa liberté, provisoirement dumoins, en offrant de le livrer, lui Rocambole. Voici ce quis’était passé. Timoléon était un bandit sans foi ni loi.Semblable au chien qui mord la main qui le flatte, il n’avaitsu aucun gré à Rocambole de lui avoir rendu sa fille. Sahaine pour l’ancien chef des Valets de cœur s’étaitdécuplée, au contraire, au souvenir des angoisses qu’ilavait endurées pendant trois jours. La peur, qui l’avaitmaîtrisé d’abord, avait puissamment réagi sur lui, et s’étaitchangée en fureur. Il avait été joué par Rocambole, joué etroulé comme un enfant. Les gens qui, après avoir étévoleurs, se sont faits agents de la police, ont un orgueilsemblable à celui d’un grand général. Ils ne pardonnentpas un échec. Et Timoléon, au moment de s’embarquer etde quitter l’Europe, avait eu comme un regret poignant departir sans être vengé. Tandis qu’il faisait à Liverpool sesderniers préparatifs, un homme à lui présentait à Paris latraite de cinquante mille francs souscrite par M. de Morlux,apprenait que le vicomte Karle avait pris la routed’Allemagne, que Rocambole courait après lui. Deuxheures plus tard, Timoléon recevait un télégramme ainsi

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conçu :« Morlux parti. Argent touché. Rocambole quitté Paris. »Cette dernière nouvelle opéra une révolution complète

dans les idées et les résolutions de Timoléon. Pendant sonséjour à Liverpool, il avait fait connaissance avec unefamille irlandaise aux mœurs patriarcales, pauvre commetous ceux qui sont nés dans la verte Érin, et ne dédaignantpas, au besoin, de faire un petit bénéfice. Timoléon confiasa fille à ces braves gens en leur payant d’avance unepension assez large ; mais, au lieu de s’embarquer, il pritle chemin de fer et revint à Douvres. Là, il engagea, par letélégraphe, une correspondance avec le chef de la Sûreté,à Paris. Le résultat de cette correspondance fut queTimoléon reçut l’autorisation de venir à Paris sans y êtrearrêté, à la condition qu’il livrerait Rocambole dans le délaid’un mois. Quarante-huit heures plus tard, l’ancien agent depolice descendait rue de Londres, chez M. et Mlle Guépin.Qu’étaient-ce que ces gens-là ? M. Guépin était un hommed’environ soixante ans, aux moustaches taillées en brosseà dents, aux cheveux droits et courts, toujours boutonnéjusqu’au menton et portant à sa boutonnière un ruban defantaisie que l’homme le plus versé dans les chancelleriesde l’Europe aurait eu toutes les peines du monde àclassifier. M. Guépin jouait le rôle de colonel dans lestables d’hôte de Montmartre et des Batignolles, où ilconduisait chaque soir Mlle Guépin, sa fille. Celle-ci étaitune belle brune piquante, aux allures masculines, au tonhardi et délibéré. De quoi vivaient-ils ? C’était un mystère,

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bien que le colonel, c’était ainsi qu’on le nommait, prétendîtavoir une retraite de deux mille francs. Seulement, on nel’avait jamais rencontré allant émarger un trimestre.Mlle Guépin donnait des leçons de piano, recevait chez ellebeaucoup de messieurs, et dans la rue de Londres onprétendait qu’il se faisait chez elle des baccarasmonstrueux. Ce fut donc chez ce couple bizarre queTimoléon descendit. En voyage il s’était un peumétamorphosé, s’était fait des favoris roux, des cheveuxroux, un teint d’Anglais et un accent tout à fait britannique.M. et Mlle Guépin ne le reconnurent pas facilement.Cependant ils le reconnurent.

– Vous allez me garder chez vous, leur dit Timoléon ; il ya une jolie petite affaire à manigancer.

Le colonel et sa fille n’avaient jamais refusé une jolieaffaire. Dès le soir, Timoléon se mit en campagne. Il avaittout un plan dans la tête. Pour retrouver la trace deRocambole, il fallait retrouver celle des gens qu’il avaitservis, c’est-à-dire celle d’Agénor de Morlux et de sa chèreAntoinette. Car, bien qu’il n’en eût pas la preuve matérielle,Timoléon était certain qu’Antoinette avait été sauvée. Ill’écrivit à M. Karle de Morlux. Le lendemain, vêtu en facteurdes Messageries, il se présenta rue de Surène, audomicile de M. Agénor. Il avait sous le bras un gros sacd’argent et un registre. Cette ruse grossière, inventée parles gardes du commerce, n’a jamais manqué son effet. Leconcierge, à qui Agénor avait donné une consigne sévèreet qui répondait invariablement à tout visiteur que M. le

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baron était à Rennes, chez sa grand-mère, s’empressa dedire au prétendu facteur :

– M. le baron sort d’ici ; il est à la campagne ; et peut-être que pour prendre ses lettres il reviendra demain matinentre huit et neuf heures.

Timoléon attendit au lendemain, vit arriver Agénor enfiacre et demeura assis sur un crochet decommissionnaire, au coin de la rue, tant qu’Agénor fut dansla maison. Puis quand le jeune homme remonta en voiture,leste comme un chat, Timoléon se cramponna derrière lefiacre, ainsi qu’eût pu le faire un gamin et se laissa traîner.Une heure plus tard, il savait de visu qu’Antoinette n’étaitpas morte et qu’elle habitait Auteuil sous la protection et lavigilance de Milon. Alors il imagina ce télégramme auquelAntoinette et son vieux serviteur devaient se laisserprendre. Un de ses agents partit pour Cologne, ettélégraphia sa dépêche qui parvint au pavillon d’Auteuil àhuit heures du soir. Timoléon, vêtu en cocher, était, peuaprès, à la grille du pavillon avec un fiacre à quatre places,garni d’une galerie pour les bagages. Milon n’était pasperspicace, et il était facile, pour peu qu’on fit sa figure, dene pas être reconnu de lui. Il ne soupçonna point, enmontant dans le fiacre, qu’il avait affaire à l’ennemi mortelde celui qu’il appelait le maître, à Timoléon que,cependant, il avait vu plusieurs fois. Le fiacre partit et prit laroute du chemin de fer du Nord. Antoinette avait fait à lahâte une charmante toilette de voyage. Milon était vêtucomme un bon bourgeois, ou plutôt d’une manière

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d’intendant. Il appelait Antoinette mademoiselle, et luitémoignait un respect empressé qui désignaitsuffisamment le vieux serviteur. Timoléon entra dans lacour de la gare, et tandis que les facteurs déchargeaient lacaisse d’Antoinette et la valise de Milon, il échangea unrapide coup d’œil avec un homme et une femme quidescendaient d’une voiture de place. C’étaient le colonelGuépin et sa fille. Le colonel fumait un cigare, mais il l’avaitlaissé éteindre. Il alla droit à Milon, qui fumait pareillement,et il lui demanda du feu.

– Partez-vous pour Cologne ? lui dit-il.– Oui, répondit Milon.– Avec cette demoiselle ?Et il montrait Antoinette.– Oui, dit encore Milon, qui se laissa prendre à l’air

militaire du colonel.Celui-ci donnait toujours le bras à sa fille.Il alla prendre les billets, en même temps que Milon et

dit encore :– Tâchons d’avoir un compartiment réservé ; si nous

prenions un coupé ?– Comme vous voudrez, répondit Milon, qui pensait que

le voyage paraîtrait plus agréable à sa chère petiteAntoinette.

Le colonel retint un coupé. Il avait le bras long, ce diabled’homme. Il avait fait la connaissance d’un sous-chef de

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d’homme. Il avait fait la connaissance d’un sous-chef degare à la table d’hôte de Mme Paquita, sur le boulevard desBatignolles. Aussi fit-il demander ce fonctionnaire, quis’empressa d’accourir, salua avec un tendre sourireaccompagné d’un tendre soupir la belle Mlle Guépin, et sefit un véritable plaisir de conduire les deux hommes, lecolonel et Milon, sur la gare, avant l’ouverture des portes dela salle d’attente. Quelques minutes après le train partait,emportant dans le même coupé Milon et le colonel,Mlle Guépin, qui répondait au nom romain de Cornélie, etAntoinette, qui pensait à la fois à Agénor qu’elle quittait, àMadeleine qu’elle allait revoir.

Pendant ce temps, Timoléon courait à la préfecture de

police.– Ah ! vous voilà, lui dit le chef de la Sûreté. Eh bien ?– Je ne tiens pas encore Rocambole, mais je tiens un

de ses complices.– Lequel ?– Son compagnon de chaîne au bagne de Toulon.– Milon ?– Justement.– Où est-il ?– Dans le train express qui vient de partir pour Cologne.Et sur les indications minutieuses de Timoléon le

télégramme suivant fut expédié au commissaire de police

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de la gare de Valenciennes :« Arrêtez un homme – suivait le signalement exact –,

voyageant en coupé, en compagnie d’une jeune fille, d’unancien colonel et d’une autre jeune personne. Cet hommea un passeport au nom de Baldoni. C’est un forçat évadéappelé Milon. Écrouez-le à Valenciennes et attendez denouveaux ordres. »

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VIAntoinette était peu communicative, comme la plupart

des gens qui ont souffert, et elle se liait difficilement.Néanmoins la perspective de douze heures de wagonadoucit les humeurs les moins sociables, et l’on causevolontiers pour peu qu’on en ait le prétexte et l’occasion.C’est ce qui arriva à Antoinette. Mademoiselle Guépinétait peut-être un peu masculine, un peu hardie pour unepersonne de son sexe ; mais elle causait bien et avecaisance. Elle savait un peu de tout, et elle avait ce vernisque donne la fréquentation des hommes riches. Cessoirées de jeu qu’elle donnait chez elle n’avaient pas étéinutiles à son éducation. À Creil, première station del’express allemand, on échangea quelques mots pendantles cinq minutes d’arrêt. Milon causait familièrement déjàavec le colonel. Celui-ci avait deux vêtements, unpardessus orné de ce ruban énigmatique qui eût fait ledésespoir des chancelleries, et une redingote dont laboutonnière était ornée d’une rosette multicolore, maisdans laquelle le rouge dominait. Au reste, un domestiqueen livrée, fourni sans doute par Timoléon pour lacirconstance, avait, à la gare de Paris, en lui remettant sonchâle de voyage et son sac de nuit, appelé l’habitué de la

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table d’hôte de Mlle Paquita, monsieur le colonel. Il n’enfallait pas tant pour éblouir Milon. Antoinette elle-même selaissa prendre à la rosette.

Et puis à eux quatre ils occupaient le coupé. À minuit onétait à Valenciennes. Le train s’arrêta dix minutes.

– Demain matin nous serons à Cologne, dit le colonel.Antoinette eut un battement de cœur ; elle songea à

Madeleine. La portière s’ouvrit, un employé se présenta :– Y a-t-il parmi ces messieurs, dit-il, un voyageur du

nom de Baldoni ?– C’est moi, dit naïvement Milon.– Veuillez descendre…– Pourquoi donc ? demanda Milon étonné.– Veuillez entrer chez le chef de gare, dit l’employé qui

montrait sur le quai une porte ouverte.Milon descendit sans défiance et dit :– C’est peut-être à cause des bagages.Mais Antoinette eut un pressentiment funeste.– Je vais avec toi, dit-elle.Et elle descendit à son tour. Le colonel et sa fille

échangèrent un coup d’œil. Puis, le premier dit à Antoinettequi s’élançait, légère, hors du wagon :

– Nous vous accompagnons, mademoiselle.Milon avait une si grande foi dans Rocambole, il se

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croyait si bien libéré du bagne depuis que le maître avaitvoulu qu’il en sortît, qu’il n’eut pas même un soupçon. Ils’imagina même un moment qu’on allait lui communiquerune dépêche de Rocambole, lui écrivant à Valenciennesde ne pas aller plus loin et de rebrousser chemin sur Paris.Dans le bureau du chef de gare, il vit deux gendarmes et unhomme vêtu de noir qui était ceint d’une écharpe tricolore.Alors seulement il eut peur et se retourna vers Antoinette.Mais Antoinette le suivait, et le sourire de la jeune fille étaitpour lui comme un rayonnement protecteur. L’employé quil’avait fait descendre du wagon le poussa dans le bureaudu chef de gare. En même temps, un des gendarmes fit unpas vers la porte, comme s’il eût voulu fermer la retraite àMilon dans le cas où celui-ci aurait voulu fuir. Lecommissaire de police se leva et regarda Milon. Cette fois,Milon pâlit.

– Comment vous appelez-vous ? demanda le magistrat.– Joseph Baldoni, répondit Milon avec hésitation.– Votre profession ?– Valet de chambre au service de mademoiselle, dit-il

humblement.Antoinette, toute pâle, était entrée dans le bureau du

chef de gare. M. et Mlle Guépin l’avaient suivie. Lesgendarmes les avaient laissés passer tous trois ; maisaprès qu’ils eurent franchi le seuil du bureau, ils fermèrentla porte. Antoinette était trop bouleversée pour prendregarde à cette manœuvre inquiétante. Elle ne regardait, elle

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ne voyait que Milon qui était devenu tout pâle, en écoutantles questions du commissaire de police. Celui-ci reprit :

– Êtes-vous bien sûr de vous nommer Joseph Baldoni ?– Sans doute, balbutia Milon.– Ne seriez-vous pas, au contraire, un certain François

Milon ?Milon tressaillit et devina pourquoi on l’interrogeait.– Je n’ai jamais porté ce nom-là, balbutia-t-il.– Je le souhaite pour vous, dit le commissaire.Antoinette, blanche comme une statue, et dont le cœur

avait cessé de battre, eut alors un moment d’espoir. Maiscet espoir s’évanouit lorsque le magistrat eut ajouté :

– Je désire, monsieur, que l’autorité se soit trompée etque vous n’ayez rien de commun avec un nommé FrançoisMilon, condamné à dix ans de travaux forcés, évadé depuishuit mois du bagne de Toulon.

– Ce n’est pas moi, balbutia Milon.– C’est ce que vous prouverez à Paris.Antoinette frissonna.– En attendant, je vous arrête, acheva le commissaire

de police.Antoinette jeta un cri et chancela. Mlle Guépin

s’empressa de la soutenir dans ses bras.– Mon enfant !… ma fille !… ma maîtresse adorée !…

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murmura Milon anéanti, en voyant la jeune fille près des’évanouir.

Le commissaire de police, s’adressant alors àAntoinette, lui dit :

– Quant à vous, mademoiselle, je n’ai aucun ordre vousconcernant, et vous êtes libre de continuer votre voyage.

Puis il fit signe aux gendarmes qui s’emparèrent deMilon. Milon ressemblait à un chêne déraciné par la foudre.Il y eut un moment déchirant entre Antoinette et lui. La jeunefille se jeta à son cou au moment où les gendarmesl’emmenaient. Elle le tint longtemps embrassé, l’appelantson ami et son père. Milon pleurait à chaudes larmes. Maisni Antoinette ni lui ne protestaient plus. Antoinette ne savaitpas mentir ; et si on lui avait dit : « Jurez-nous que cethomme n’est pas François Milon », elle eût baissé la têteet n’eût pas répondu. Pendant cette scène déchirante desadieux, car le commissaire de police avait annoncé queMilon allait être conduit à la prison de Valenciennes, onentendit un coup de sifflet. C’était le train qui partait,laissant Antoinette et M. et Mlle Guépin qui s’empressaientautour de la jeune fille et lui témoignaient toute leursympathie.

– Mille tonnerres ! exclama le colonel d’un ton bourru ens’adressant au commissaire, tandis qu’on emmenait Milon,êtes-vous bien sûr, monsieur, de ne vous être pas trompé ?

– Je n’ai fait qu’exécuter les ordres qui m’ont ététransmis par le télégraphe, répondit le magistrat.

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M. Guépin se tourna vers Antoinette :– Mademoiselle, dit-il, je ne suis pas autrement pressé

de continuer mon voyage, et ni ma fille ni moi ne vousabandonnerons ainsi toute seule. Je suis le colonel Guépin,j’ai le bras long, très long même, ajouta-t-il avec emphase.Retournons à Paris, je vous promets de faire rechercher lebrave homme en quelques heures.

Antoinette regarda cet homme qui lui parlait avec tantd’assurance, et elle le crut sur parole.

– Vous feriez cela ! exclama-t-elle.– Sans doute.– Oh ! vous êtes ma Providence, dit-elle.Le colonel et sa fille avaient entraîné Antoinette hors du

bureau, sous la gare. Antoinette pleurait et s’appuyait,brisée de douleur, sur le bras de Mlle Guépin.

– Le train de Cologne à Paris va passer, dit le colonel.Nous serons à Paris à quatre heures du matin, et je vousassure qu’avant midi j’aurai obtenu la mise en liberté de cepauvre homme.

Comme le prétendu colonel parlait ainsi, on entenditdans le lointain le sifflet du train de Cologne.

– Je vais prendre les billets, dit-il.Antoinette songeait à sa sœur, malade à Cologne, à

Milon, qui allait coucher en prison ; à Agénor qui était loinde se douter des angoisses qu’elle éprouvait. Agénor ! SiAgénor n’eût été à Paris, peut-être eût-elle hésité à revenir

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Agénor n’eût été à Paris, peut-être eût-elle hésité à revenirsur ses pas, en dépit des belles promesses du colonelGuépin. Mais Agénor ne se joindrait-il pas à ce dernierpour sauver Milon ? Et Antoinette n’hésita pas. Et ellemonta dans le train qui partait pour Paris en compagnie decette fille d’aventures et de ce colonel de table d’hôte quiétaient les véritables provocateurs de l’arrestation dumalheureux Milon.

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VII– Ah ! mademoiselle, que vous êtes bonne pour moi,

murmurait Antoinette, quatre heures après, en serrant aveceffusion les mains de Mlle Guépin.

Elle avait les yeux pleins de larmes ; mais son cœurdébordait d’espoir. Le colonel parlait avec un rare aplombde ses hautes influences. Les ministères s’ouvraientdevant lui ; les ministres l’appelaient « cher ami ».Mlle Guépin avait émis sur-le-champ cette opinion :

– Papa, tu feras bien, en arrivant, de courir chez legarde des Sceaux. Comment Antoinette se serait-ellerefusée de croire au pouvoir de gens si connus ? Et puis, ily avait pour elle un fait matériel qui lui enlevait toutedéfiance et tout soupçon. Cet excellent colonel, parti deParis pour Cologne, ne revenait-il pas à Paris tout exprèspour elle ? Antoinette avait été expansive. Elle avaitraconté l’histoire de Milon, avoué qu’il était bien réellementforçat évadé, mais forçat innocent, condamné pour uncrime qu’il n’avait pas commis. Et elle avait parlé de sonenfance à elle, Antoinette, et de l’affection qu’elle avaitgardée à son vieux serviteur. Cet excellent colonel, qui nedoutait de rien, avait dit alors :

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– Raison de plus, s’il en est ainsi, pour obtenir sa libertéimmédiate. Seulement, jusqu’à ce que son jugement ait étérévisé, ce qui ne peut manquer, je vous le promets,mademoiselle, peut-être lui sera-t-il interdit de quitterParis…

Comment, avec de telles paroles, ne pas gagner laconfiance absolue de la naïve Antoinette ? Le colonel avaitfait plus encore. À la gare de Creil, il s’était chargé d’unedépêche à expédier à Cologne. Antoinette écrivait à sasœur :

« Retard de vingt-quatre heures. Bien portante.J’arriverai demain. »

La dépêche était adressée à M. le major Avatar, àCologne, hôtel de Dresde. Aussi on comprend maintenantl’effusion d’Antoinette, comme le train entrait dans la garede Paris. Le colonel lui dit alors :

– Nous habitons tout près d’ici, ma fille et moi. Voulez-vous nous permettre de vous conduire chez nous ?

Antoinette songea bien un moment à refuser et à courirà Auteuil où Agénor était resté sans doute ; mais le colonelinsista, en disant qu’il n’allait que prendre le temps dechanger d’habits et qu’il s’en irait toute de suite auministère. Elle monta dans la voiture de place que lecolonel fit avancer. Elle entendit le colonel, qui était montéà côté du cocher, lui dire :

– Rue de Bellefond, numéro 21.

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De quoi aurait-elle eu peur ? D’ailleurs, elle songeait aupauvre Milon, qui, à cette heure, était en prison, et versaitsans doute de grosses larmes. Dix minutes après, lavoiture de place s’arrêtait devant le numéro 21. La rue deBellefond est une rue solitaire entre deux rues bruyantes etpassantes : la rue de Rochechouart et celle du Faubourg-Poissonnière. Derrière ses maisons d’apparence chétiveet vieillotte s’étendent de vastes jardins, dans lesquels ontrouve encore de grands arbres. Le numéro 21 était une deces maisons-là. On entrait par une porte bâtarde ouvrantsur un vestibule au bout duquel était une petite cour pavée.Au-delà de la cour, une claire-voie ; au-delà de la claire-voie, un jardin. Au fond du jardin, à demi caché par unetouffe d’arbres, un pavillon. Antoinette put voir tout celavaguement, car il n’était pas jour encore. Le colonel avaitsonné, la porte s’était ouverte et le concierge n’avait riendemandé. Mlle Guépin avait poussé la claire-voie, puis elleavait pris Antoinette par la main.

– Nous habitons le pavillon qui est au fond du jardin.Elle avait une clé et la mit dans la serrure, tandis que le

colonel demeurait en arrière pour payer le cocher.Antoinette se trouva alors au seuil d’un vestibule d’oùs’échappait une odeur de moisi. Le pavillon n’avait pas l’aird’être habité ordinairement. Cependant, au bruit que laporte avait fait en s’ouvrant, un autre bruit avait répondu. Unbruit de pas à l’étage supérieur.

– C’est ma femme de chambre qui se lève, ditMlle Guépin. En effet, Antoinette entendit une voix qui

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disait :– Qui donc est là ?– Moi, répondit la belle brune.Les pas s’arrêtèrent et ne descendirent point l’escalier.

Mlle Guépin poussa une porte au fond du vestibule et dit àAntoinette :

– Tenez, mademoiselle, entrez là, c’est la chambre defeu ma mère. Je vais vous faire allumer du feu.

En même temps elle s’était procuré de la lumière enallumant un bougeoir qui se trouvait sur une table dans levestibule. Elle posa ce bougeoir sur la cheminée etAntoinette sans défiance entra derrière elle. La pièce oùelle pénétrait était une petite chambre dont les murs étaientrecouverts d’étoffe perse à ramages sombres, le mobilierassez chétif et le sol carrelé de ce gros carreau rougedestiné à recevoir l’encaustique. Antoinette éprouva unsentiment de malaise indéfinissable et subit en entrantdans cette chambre. Mais Mlle Guépin se hâta de lui dire :

– Depuis la mort de ma mère, on entre rarement ici.Il y avait du feu tout prêt dans la cheminée. Mlle Guépin

mit une allumette dessous, et comme il commençait àflamber, elle dit à Antoinette :

– Vous devriez prendre quelques minutes de repos.Mon père va se mettre en campagne tout de suite.

« Il est cinq heures ; avant huit heures, il aura déjà dunouveau à nous apprendre. Vous devez être brisée,

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essayez de dormir une heure ou deux, ajouta-t-elle.Et avant qu’Antoinette eût répondu, elle se retira.Alors, le sentiment pénible qui s’était emparé

d’Antoinette en entrant dans cette chambre, la reprit.Pourquoi ? Il lui eût été impossible de le dire. La chambren’avait qu’une croisée dont les grands rideaux étaientrigoureusement tirés. Antoinette étouffait : elle avait besoind’air. Elle tira les rideaux pour ouvrir la fenêtre et laisserarriver l’air du jardin jusqu’à elle. Mais, ô surprise ! lafenêtre n’existait plus ; on l’avait murée. Les rideaux nerecouvraient plus que l’embrasure. Antoinette reculastupéfaite ; puis, éprouvant un redoublement d’anxiété, ellecourut à la porte et voulut l’ouvrir. La porte était fermée.

– Mademoiselle ! mademoiselle ! appela-t-elle.Mlle Guépin ne répondit pas. Alors la peur s’empara

d’Antoinette d’autant plus facilement qu’elle s’aperçut quela perse des murs recouvrait un épais capiton de lainedestiné à étouffer tous les bruits et à ne rien laisserparvenir au-dehors.

Et la peur d’Antoinette était si grande qu’elle se mit àcrier :

– À moi ! au secours !D’abord, on ne répondit pas. Sa voix ne rencontrait pas

d’écho dans une chambre sans croisée, et dont les murs etle plafond étaient couverts d’un épais matelas. Cependantelle répéta :

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– À moi ! au secours !Et elle eut un moment de honte, car une clé tourna dans

la serrure. Elle crut que c’était Mlle Guépin qui allait entreret se montrer tout étonnée de son épouvante. Mais soudainelle recula, l’œil hagard, saisie à la gorge par uneindescriptible horreur. Une femme était sur le seuil, unflambeau de cuivre à la main, qui la regardait et disait enricanant :

– Puisque tu es sainte, voilà une belle occasion de faireun miracle, hein ?

Dans cette femme, Antoinette, éperdue, avait reconnuMadeleine la Chivotte, sa persécutrice à Saint-Lazare,celle qui avait tenté de l’empoisonner… Madeleine riait deson mauvais rire et disait :

– Tu peux crier, ma bichette, les murs sont ici commedans La Tour de Nesle qu’on jouait à la Porte-Saint-Martin(12).

Et elle déclama :– Ces murs étouffent les cris, éteignent les sanglots…– Absorbent l’agôoonie !… dit une autre voix derrière

l’affreuse Chivotte.Et Antoinette tomba à genoux et murmura :– Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi !La voix qui venait de terminer la phrase de la Chivotte

était une voix d’homme. Et cet homme, qui apparut à sontour sur le seuil, c’était Polyte ! Polyte le voleur, Polyte,

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tour sur le seuil, c’était Polyte ! Polyte le voleur, Polyte,l’être ignoble et dégradé qui avait osé parler d’amour àAntoinette et la faire passer pour sa maîtresse…

– Cette fois, murmura la Chivotte, si tu nous échappes,ma petite, tu auras de la chance.

Le faux colonel et sa fille avaient disparu.

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VIIILaissons Antoinette au fond du jardin de la rue de

Bellefond, dans le pavillon où elle est gardée par ces êtresindignes, la Chivotte et Polyte, et revenons à Vanda.Vanda était bien la femme que Rocambole avait devinée.Énergique, patiente, intelligente. Un corps de séraphin, uneâme d’acier. Quand elle s’était mise à la croisée et avait vuRocambole avec l’officier de paix et les deux agents, elleavait tout deviné, tout compris avant qu’il parlât. Alors elleétait descendue, disant à Madeleine :

– Attendez-moi, je reviens !Dans la pièce voisine, qui était le cabinet de

Rocambole, était une boîte qui renfermait une demi-douzaine de pilules, brunes, grosses comme la tête d’uneépingle et dures comme le diamant. Quel était leurpouvoir ? Vanda ne le savait pas au juste ; mais un jourRocambole lui avait dit :

– Si jamais je suis arrêté, tâche, par tous les moyenspossibles, de me faire parvenir une de ces pilules. Le resteme regarde !

– Est-ce du poison ? avait-elle demandé.

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– Oui et non. Mais on pourrait l’avaler sans danger. Ilfaut près de six heures pour qu’il se dissolve.

C’est pourquoi Vanda avait pris une de ces petitesboules et l’avait placée dans le coin de sa bouche. Puistandis qu’elle embrassait Rocambole, la pilule avait fait sonchemin. Vanda n’avait témoigné ni faiblesse, ni désespoir.

Elle avait embrassé Rocambole presque en riant, enfemme qui croit que la politique est le seul mobile de cettearrestation sans gravité. Puis, tandis que les agentsemmenaient Rocambole, Vanda, rentrant dans le petithôtel, s’était dit :

– Rocambole arrêté, Antoinette disparue avec Milon,moi seule pour tout sauver !

Telles étaient les paroles du maître !Avant d’ouvrir la porte de cette chambre dans laquelle

l’attendait Madeleine, Vanda avait déjà organisé tout unplan de conduite.

– Mon enfant, dit-elle à la jeune fille en fermant la porteet venant s’asseoir auprès d’elle, écoutez-moi…

– Comme vous êtes pâle ! murmura Madeleine émue.Vanda poursuivit :– Vous avez échappé à la brutalité de Pierre le moujik,

à la dent meurtrière des loups, aux infâmes desseins deM. de Morlux…

– Eh bien ? fit Madeleine anxieuse.

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– Tout cela n’est rien encore.Madeleine se leva. Elle était devenue pâle comme

Vanda ; mais elle se tint droite, néanmoins, et son œil bleueut des flammes.

– Voilà comme je vous aime ! dit Vanda. Vous êtes unevraie femme forte.

– Qu’est-ce encore ? demanda Madeleine dont la voixse raffermit.

– C’est un coup de foudre, répondit froidement Vanda.– Antoinette ?– Je ne sais pas.– Milon ?…– Je ne sais pas non plus.– Lui…Et Madeleine prononça ce mot avec un accent qui disait

toute la foi qu’elle avait dans cet homme étrange qu’onappelait Rocambole.

– Arrêté ! prisonnier ! répondit Vanda.Madeleine jeta un cri. Mais Vanda lui prit la main.– Je suis là, moi, dit-elle.– Ma sœur ! où est-elle ? répéta Madeleine.– Je la sauverai ! répondit la Russe.En ce moment, Noël entra. L’ancien valet de cœur était

tout bouleversé.

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– Ils ont arrêté le maître, ils l’ont emmené, dit-il.Vanda l’écrasa d’un regard hautain.– Et tu as peur ? dit-elle, peur pour toi ?Mais Noël était un chien fidèle.– Ah ! maîtresse, dit-il, pouvez-vous parler ainsi ?– C’est moi qui commande maintenant, dit-elle.– J’obéirai.Et Noël s’inclina. Vanda lui montra Madeleine.– Emmène-la.– Rue Serpente ?– Oui.– Pourquoi ne resterais-je pas auprès de vous,

madame ? demanda Madeleine.– Pourquoi ? je vais vous le dire, mon enfant. Au

moment où la bataille semblait gagnée, nous l’avonsperdue.

– Ah !– Le monsieur de Morlux, de Russie, celui qui voulait

votre mort et qui, je l’espère, est mort lui-même, n’était pasle seul à avoir juré votre perte et celle de votre sœur. Il alaissé à Paris des auxiliaires ; et ces auxiliaires ont profitéde notre absence.

– Que dites-vous ?

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– Antoinette et Milon ont disparu. Rocambole est arrêté.Comprenez-vous ?

– Mon Dieu !– Ce n’est pas l u i qui m’inquiète, reprit Vanda. Les

murs des prisons tombent sous son souffle, commes’évanouit une bulle de savon sous les lèvres enflées d’unenfant ; mais c’est Milon, c’est elle…

– Oh ! vous la sauverez, n’est-ce pas ? fit Madeleine.– Je la retrouverai, voulez-vous dire. Mais pour cela, il

faut que vous vous laissiez guider…– Je suis prête à vous obéir, dit Madeleine avec

soumission.– Écoutez-moi bien, poursuivit Vanda. Si l’on est venu

arrêter le maître à la porte de cette maison, c’est que nosennemis connaissaient cette retraite. Vous n’y êtes doncplus-en sûreté. Suivez Noël, ayez foi en lui comme en moi,comme au maître.

– Mais vous, madame ?– Moi, dit Vanda avec un fier sourire, je vais lui prouver

que je suis digne de lui.Et elle ajouta, s’adressant à Noël :– Tu me réponds de Madeleine sur ta vie.– Oui, maîtresse.– Il faut que je te revoie avant ce soir ; où te retrouverai-

je ?

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– Rue Serpente, si vous voulez…– Non, je pourrais être suivie.– Où donc, alors ?Vanda parut réfléchir :– À huit heures, ce soir, dit-elle enfin, derrière le théâtre

Ventadour, rue Monsigny.– J’y serai, répondit Noël.Sur l’ordre de Vanda, Madeleine jeta un manteau sur

ses épaules, laissa ses bagages villa Saïd et prit le brasde la femme russe. Noël les suivit et tous trois sortirent dupetit hôtel… L’arrestation de Rocambole avait fait quelquebruit. Le concierge de l’avenue, qui avait une grandeconsidération pour les Russes en général et en particulier,salua Vanda avec respect.

– Allez me chercher une voiture, lui dit-elle. Je vais àl’ambassade russe.

– Oh ! dit le concierge avec un sourire intelligent, jepense bien que ça ne peut pas être grave : on ne va pas àla guillotine pour politique.

Vanda monta en voiture avec Noël et Madeleine. Maisprès de l’Arc de triomphe elle les quitta. Et tandis que Noëlramenait la jeune fille dans Paris, Vanda monta dansl’omnibus qui traverse les Champs-Élysées et s’en va àAuteuil par l’avenue de Saint-Cloud. Vanda savait aussibien que Rocambole – ce que n’avait jamais su Noël – oùl’on avait laissé Antoinette et Agénor. Rocambole n’avait

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pu lui donner aucun détail ; tout ce qu’elle savait, c’estqu’Antoinette avait disparu. Néanmoins, Vanda courait àAuteuil. Elle y courait, parce qu’elle pensait bien qu’elletrouverait soit Agénor, soit Mme Raynaud, soit la belleMarton. Quand elle arriva, la grille était grande ouverte, etle père Philippe accourut.

– Ah ! madame ! dit-il, vous savez… le malheur…– Je sais tout.– Ah !– Où est M. Agénor de Morlux ?– Il est parti.– Quand ?– Il y a une heure. Il est monté dans une voiture et il est

allé à Paris.Vanda n’en entendit pas davantage ; elle passa outre et

se dirigea vers le pavillon. Sur le seuil, la mère Philippepleurait silencieusement et la belle Marton se tordait lesmains. Vanda posa la main sur l’épaule de cette dernière :

– Pourquoi te désoles-tu ? fit-elle.Marton leva la tête.– Ah ! dit-elle, vous venez trop tard.– Non, dit Vanda. N’as-tu donc plus confiance en moi ?Ces mots mirent du baume au cœur de Marton.– Je sais bien que vous pouvez beaucoup, vous, dit-

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elle.– Oui, répondit Vanda, quand on m’aide…Marton, se releva l’œil en feu…– Parlez, ordonnez, je suis prête ! dit-elle.– Il faut, dit froidement Vanda, qu’à nous deux nous

retrouvions Antoinette et que nous la sauvions. Viens !…Et sans entrer dans le pavillon, Vanda emmena la belle

Marton avec elle.

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IXTransportons-nous maintenant rue de la Pépinière, à

l’hôtel de Morlux, deux jours après les événements quenous venons de raconter. Il est sept heures du matin. Unevoiture vient d’entrer dans la cour, suivie d’un fourgon dechemin de fer portant des bagages. Dans le fourgon, deuxdomestiques en livrée. Dans la voiture, deux hommes encostume de voyage. Les domestiques ne sont autres quePierre le moujik et l’Italien Beruto, le valet de chambre de lacomtesse Vasilika. Les deux voyageurs qui descendent devoiture sont, on le devine, M. le vicomte Karle de Morlux etson compagnon inséparable, Yvan Potenieff. Pendant laroute – une route de huit jours –, le gentilhomme français etl’officier russe se sont liés intimement. Yvan a uneconfiance illimitée en M. de Morlux.

En revanche, M. de Morlux a promis à Yvan qu’onretrouverait Madeleine.

– Mon cher Yvan, dit le vicomte en prenant le jeuneRusse par la main, venez avec moi. Cette maison est àvous.

Et il conduisit Yvan au premier étage de l’hôtel etl’installa dans un somptueux appartement. Beruto était

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plein de soins touchants pour son nouveau maître. Tandisqu’on déchargeait les bagages il disait aux gens de l’hôtel :

– Mon pauvre maître est bien malade… mon pauvremaître est fou… il est amoureux d’une femme qui n’existepas !…

Et les gens de l’hôtel regardaient Yvan aveccompassion. Pierre le moujik ne peut plus jouer son rôle demuet, car Yvan sait fort bien qu’il a une langue ; mais il s’estfait un accent guttural qui ne ressemble plus du tout à lavoix d’Yvan. D’ailleurs, Pierre ne parle que le russe(13) ! Or,tandis qu’Yvan s’installe dans son appartement,M. de Morlux, enfermé dans sa chambre, brise d’une mainfiévreuse le cachet de plusieurs lettres.

L’une est de Timoléon :« Monsieur le vicomte,« J’ai passé hier à votre hôtel. Le suisse m’a dit avoir

reçu de vous une dépêche datée de Berlin. Donc, vousrevenez. Ne perdez pas de temps, à votre retour.Mlle Guépin vous attend rue de Londres.

« Votre serviteur.« TIMOLÉON.

« P.-S. Je tiens Antoinette. Je m’en déferai au plus justeprix. »

– C’est Madeleine qu’il faudrait tenir, murmureM. de Morlux en passant une main fiévreuse sur son front.Et il ouvre une seconde lettre. Celle-là est ainsi conçue :

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« Monsieur le vicomte,« Je réponds à Paris, où vous devez arriver demain

matin, à votre lettre datée de Berlin. Vous me demandez sila folie se guérit. La folie, oui ; la monomanie, non. Si lejeune officier russe dont vous me parlez déraisonnaitcomplètement, s’il avait complètement perdu l’esprit, avecdes douches nombreuses, vieux système, et un traitementdont je suis l’inventeur, nous en viendrions certainement àbout. Mais, s’il est simplement monomane, et si samonomanie consiste à parler sans cesse d’une femme quin’a jamais existé que dans son imagination, je ne puis vousrépondre de rien, quelque intérêt que vous portiez à votrecher malade et à sa famille qui vous l’a confié à votredépart de Russie. Néanmoins, je ne puis rien affirmer, rienpréciser, avant d’avoir vu le sujet. Je serai donc chez vousdès demain matin à huit heures, et, si besoin est,j’emmènerai ce jeune homme, sous un prétextequelconque, dans ma maison de santé où tous les soinspossibles lui seront donnés.

« O. LAMBERT,« Médecin-aliéniste,

« à Passy, Grande-Rue, 39. »M. de Morlux, après avoir lu cette lettre, consulte sa

montre. Il est près de huit heures.– J’aurais pourtant bien voulu, murmure M. de Morlux,

courir, auparavant chez Mlle Guépin. N’importe ! attendonsle docteur.

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La cloche de la porte d’entrée se fait entendre… Puis,après elle, le coup de sonnette du suisse qui avertit le valetde chambre de l’arrivée d’un visiteur. M. de Morlux se metà la fenêtre de son cabinet qui donne sur la cour. C’est lemédecin aliéniste qui arrive. Le docteur est un hommeentre deux âges, abritant de petits yeux gris derrière deslunettes bleues, et portant avec emphase la cravateblanche et l’habit noir des gens de sa profession.M. de Morlux va à sa rencontre.

– Mon cher docteur, lui dit-il en lui serrant la main, je nevois qu’un moyen de vous permettre d’étudier à l’aise votrefutur pensionnaire.

– Lequel ? lui demanda M. Lambert.– Nous arrivons de voyage, lui et moi ; nous avons

passé la nuit en chemin de fer. Nous mourons de faim.Malgré l’heure matinale, nous allons déjeuner. Vousl’entendrez causer.

– Parfait, dit le docteur.– Ah ! je dois vous dire, ajouta M. de Morlux, que la

famille Potenieff est immensément riche et qu’elle nereculera devant aucun sacrifice pour obtenir la guérison deson cher Yvan.

– On fera tout ce qu’il est humainement possible defaire, répondit le docteur, alléché par la perspective d’unepension royalement payée et d’honoraires fabuleux.

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Deux heures plus tard, M. de Morlux, Yvan son hôte, etle docteur, qui a été présenté au jeune Russe comme lenotaire de la maison, sont à la fin d’un plantureux déjeuner.Les liqueurs de Mme Amphoux ont aidé le café à précipiterla digestion. Les cigares de La Havane les plus pursremplissent la salle à manger d’une fumée bleue. C’estl’heure des confidences. Yvan parle de Madeleine. De quoiparlerait-il, en vérité ? Yvan, qui compte sur les largessesde sa chère cousine la comtesse Vasilika, ne parle de rienmoins que d’acheter un palais pour y loger Madeleine. Ici ledocteur prend au sérieux son rôle de notaire improvisé :

– Je possède une maison charmante à Passy, dit-il. Jevoudrais la vendre. Vous plairait-il de la voir ?

Et il fait de sa maison un récit tel que Yvan,enthousiasmé, s’écrie :

– Si elle est telle que vous le dites, je l’achète.– Allons la voir, répond le docteur.M. de Morlux avait déjà donné ses ordres. Sa Victoria à

deux chevaux est attelée dans la cour.– Allez, dit-il à Yvan et revenez pour dîner.Yvan et le faux notaire montent en voiture. Beruto, le

serviteur fidèle, monte auprès du cocher, les deux battantsde la porte cochère s’ouvrent et les deux trotteurs, à qui ona rendu la main, s’élancent dans la rue. La Victoria gagnele boulevard Malesherbes, elle descend vers la Madeleine,longe la rue Royale, traverse la place de la Concorde et

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gagne les Champs-Élysées. C’est l’heure du Bois. Parisest ensoleillé comme Naples ou Portici. Les cavaliers secroisent, les voitures découvertes se suivent à la file. C’estle vendredi saint, c’est Longchamp ! La mode vient auxChamps-Élysées et descendra jusqu’au lac pour montrerses toilettes de printemps. Le gandinisme et la bicherie sesont donné rendez-vous. Au faubourg Saint-Honoré, qui aouvert ses portes à ses calèches élégantes, se mêlel’austère faubourg Saint-Germain avec ses carrossessurannés et ses vieux trotteurs mecklembourgeois. Le tout-Paris des romans est là. Yvan étourdi, grisé de lumière etde grand air, regarde et s’étonne… Qu’est-ce que laperspective Newski, auprès de tout cela ? Pétersbourg, laville aux coupoles d’or, est une vassale auprès de Paris.Mais tout à coup Yvan jette un cri… Un cri de joie, un cri defolle ivresse…

– Madeleine ! dit-il, c’est Madeleine !…Et il se dresse dans la Victoria, et tout son corps se

penche en avant, tandis que ses bras se tendent… UneVictoria à caisse bleue, à train jonquille, vient de passer,rapide comme l’éclair, auprès de celle où Yvan et ledocteur étaient assis. Dans cette Victoria, qu’emportentdeux admirables trotteurs irlandais, une femme, au sourirerêveur, aux cheveux blonds, vêtue d’une robe bleue,rendait, à droite et à gauche, les saluts qu’on lui adressait.Et Yvan, saisi de vertige, répéta :

– Madeleine ! c’est Madeleine !

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Beruto, le valet fidèle, fronce alors le sourcil.L’échafaudage habile de la vengeance de Vasilika va-t-ildonc s’écrouler tout à coup ?

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XL’Italien Beruto, le fidèle valet de chambre de la

comtesse Vasilika, eut une nouvelle et véritable angoisse.Beruto n’avait jamais vu Madeleine, mais aussi bien queM. de Morlux, Beruto savait qu’elle existait. Or, tout à coupYvan s’écria :

– Voilà Madeleine !Ce fut l’affaire d’une minute, mais dans cette minute il y

eut tout un drame. Voici comment. La Victoria danslaquelle était la jeune blonde était menée en demi-daumontpar un jockey à veste rayée noir et blanc. Le jockey, voyantque le Russe étendait les bras et paraissait connaître samaîtresse, arrêta brusquement son porteur et son chevalde main.

– Que faites-vous donc ? s’écria le docteur, sortant deson flegme de faux notaire.

Mais déjà Yvan avait sauté à terre et s’élançait vers laVictoria :

– Madeleine ! chère Madeleine !La femme blonde, étonnée, fit un haut-le-corps et se

recula. Yvan monta hardiment dans la Victoria. Mais le

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docteur avait suivi Yvan et le prenait par le bras.– Vous êtes fou ! dit-il.La jeune femme, effrayée, s’était pelotonnée au fond de

sa voiture.– Comment ! s’écria Yvan, vous ne me reconnaissez

donc pas, chère Madeleine ?Elle répondit :– Je crois que cet homme est fou !À cette voix, Yvan pâlit et se laissa entraîner par le

docteur hors de la Victoria. Cette femme, ce n’était pasMadeleine !… Mais elle lui ressemblait… Elle luiressemblait comme une sœur jumelle à une sœur jumelle,comme la goutte d’eau à une autre goutte d’eau. C’étaitétrange ! c’était surprenant ! L’étonnante légende desMénechmes, cette légende dont la tradition, le théâtre et leroman ont abusé, n’était donc pas une fable ? Et Yvandemeurait là, pâle, l’œil hagard, la bouche béante au milieudes voitures qui manquaient de l’écraser. La jeune femmesalua le docteur qu’elle reconnut, lui sourit et fit un signe àson jockey. Un médecin aussi célèbre que l’aliénisteLambert ne pouvait être inconnu à personne. Une demi-douzaine de jeunes gens, qui s’étaient arrêtés, les uns àcheval, les autres en tilbury ou en panier-chaise autour dela Victoria, sourirent comme avait souri la jeune femme,son premier mouvement d’effroi passé. Celle-ci cria audocteur, en dépassant la voiture dans laquelle il venait defaire remonter Yvan :

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– Elle est mauvaise, mon bon ! On ne se promène pasavec ses clients, un jour de Longchamp, en pleinsChamps-Élysées.

Ce fut un éclat de rire général. Yvan n’y comprit rien.Pour lui, étranger à l’argot parisien, le mot clientss’appliquait bien davantage à un notaire qu’à un médecin.Deux jeunes gens à cheval murmurèrent en passant :

– Ce docteur n’en fait jamais d’autres ! au lieu de tenirses fous enfermés, il les promène.

Yvan aurait pu les entendre ; mais il ne les entendit pas,absorbé qu’il était dans une stupéfiante rêverie :

– Étrange ressemblance ! disait-il.Le cocher, sur un signe du docteur, avait rendu la main

à ses chevaux, et la voiture continuait à monter lesChamps-Élysées. Beruto se remettait peu à peu de sonémotion. Quant au docteur, il se pencha vers l’ancien valetde chambre de la comtesse Vasilika et lui dit :

– Est-ce que cela lui arrive souvent ?Beruto cligna de l’œil d’une façon qui voulait dire : « Il

prend toutes les femmes pour Madeleine. »– Ah ! bon, fit le docteur.Puis il prit le bras d’Yvan et le serra un peu :– Comment ! dit-il, cette demoiselle Madeleine que

vous cherchez, ressemble à Clorinde ?– Clorinde ? murmura Yvan d’un air hébété, qu’est-ce

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que Clorinde ?– Eh bien, c’est la femme que vous venez de prendre

pour Madeleine.– Ah !… et qu’est-ce que Clorinde ?– Une déesse du demi-monde.– Ah ! fit-il encore.Puis il baissa la tête et ajouta :– Excepté sa voix, qui n’est pas la même, c’est

Madeleine trait pour trait.Le docteur reprit :– Du reste, vous pourrez lui rendre une visite quand bon

vous semblera.– Vraiment ? fit-il d’un air distrait.Et il retomba dans son mutisme. La foule des voitures

allait en s’épaississant à mesure qu’on approchait de labarrière de l’Étoile. Elles étaient rangées sur sept files,trois qui montaient, quatre qui descendaient. La file danslaquelle la voiture du Dr d’Yvan se trouvait était maintenantau pas. La file descendante continuait à trotter. Tout à coupYvan jeta un autre cri :

– Madeleine ! c’est elle, cette fois !Un fiacre de la file descendante venait de passer

auprès de la Victoria de M. de Morlux. Dans ce fiacre étaitune jeune fille. Et cette jeune fille, cette fois Yvan ne setrompait pas, c’était Madeleine. Madeleine, arrivée le

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matin à Paris, Madeleine que Vanda venait de confier àNoël et que celui-ci conduisait rue Serpente. Et Madeleineavait vu Yvan, comme Yvan avait aperçu Madeleine.Seulement elle n’avait pas crié tant son émotion avait étéforte. Mais elle avait serré le bras de Noël et elle étaitdevenue si pâle que celui-ci avait cru qu’elle allait mourir.Le fiacre, entraîné par le mouvement de la file, avaitcontinué à descendre l’avenue. La Victoria montait toujoursau pas. Ni le docteur, ni Beruto n’avaient rien vu. Yvan seulavait aperçu la jeune fille et répétait :

– C’est elle ! c’est bien elle !Et, de nouveau, il voulut s’élancer hors de la Victoria.

Mais le docteur avait un poignet de fer et il le retint.– C’est inutile, dit-il, vous ne la rattraperiez pas. Nous

sommes obligés de suivre la file.– Mais je veux la retrouver, cependant ! dit Yvan hors de

lui.– Rien ne sera plus facile tout à l’heure.– Comment ? demanda-t-il vivement.Le docteur avait échangé avec Beruto un nouveau

regard. Cette fois, si le médecin aliéniste avait encore eule moindre doute, ce doute se serait évanoui. Yvan, endeux minutes, avait cru deux fois voir Madeleine. Pour ledocteur, Yvan était fou à lier.

– Oui, disait Yvan, comment la retrouver ?– Rien n’est plus facile.

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– Mais…– J’ai pris le numéro du fiacre.Et le docteur dit au hasard :– C’est le numéro deux mille neuf cent dix-sept.– Eh bien ?– En revenant de visiter ma maison, nous irons à

l’administration des voitures.– Oh ! parfait, dit Yvan qui crut comprendre.Et il devint tout joyeux. Le cocher de M. de Morlux coupa

habilement la file, laissa l’avenue et entra dans la rue deChaillot. Vingt minutes après, le docteur et Yvans’arrêtaient à la petite porte de la maison de santé, laquelleporte ouvrait sur une ruelle et se trouvait au bout dupassage. En entrant par là, le docteur évitait de montrertout d’abord à Yvan l’enseigne de sa maison. Yvan, toutabsorbé qu’il était, suivit le docteur, qui lui fit traverser lejardin, poussa une porte au rez-de-chaussée et l’introduisitdans un petit salon, où il le pria d’attendre un moment.

– Je suis à vous dans deux minutes, lui dit-il.– Faites, répondit Yvan, qui songeait toujours à sa

chère Madeleine. Beruto était demeuré dans le vestibule.Le docteur appela deux infirmiers. Ceux-ci accoururent :

– Vous allez me prendre ce gaillard que je viens defaire entrer là, dit-il en désignant la porte du petit salon, etvous allez lui donner une douche.

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Les infirmiers entrèrent et le docteur s’éloigna. Yvan, fortétonné de leur costume, leur dit :

– Que me voulez-vous ?Ils se regardèrent en souriant. Puis l’un d’eux lui dit :– Venez prendre une douche, monsieur.Yvan jeta un cri et comprit enfin le costume qu’il avait

sous les yeux. Il était dans une maison de fous… Lesinfirmiers se jetèrent sur lui et le terrassèrent.

Beruto, dans le vestibule, riait d’un rire de démon.

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XIM. de Morlux avait hâte que le Dr Lambert fût parti,

emmenant avec lui son futur pensionnaire Yvan. Le vicomteavait bien autre chose à faire, vraiment ! À peine la Victoriaemportant le docteur et le jeune Russe eut-elle franchi leseuil de la cour, que M. de Morlux prit son chapeau,traversa le jardin et sortit de son hôtel par la petite porte quidonnait sur le boulevard Haussmann. Là, il se jeta dans unevoiture de place et dit au cocher :

– Rue de Londres, et très vite !M. de Morlux était pressé de revoir Timoléon, ou plutôt

d’avoir de ses nouvelles ; car celui-ci, dans sa lettre disait :« Vous demanderez à voir Mlle Guépin. »M. de Morlux mit dix minutes à faire le trajet du

boulevard Haussmann à la rue de Londres. Le vicomteétait attendu, car lorsqu’il eut demandé au conciergeMlle Guépin, on lui répondit qu’elle était chez elle et venaitde rentrer. Ce fut elle-même qui vint ouvrir. M. de Morlux setrouva en présence d’une belle femme, à l’air effronté, etsur-le-champ il comprit qu’il avait affaire à des gensrésolus.

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– Mademoiselle, lui dit-il, je m’appelle le vicomte Karlede Morlux. Elle s’inclina et répondit :

– Je sais pourquoi vous venez.Et elle ouvrit la porte d’un petit salon meublé comme

une chambre d’hôtel garni, dans lequel elle fit entrer levicomte. Celui-ci s’assit sur l’éternel canapé de veloursjaune d’Utrecht, et attendit que Mlle Guépin parlât.

Mais celle-ci se borna à consulter du regard la penduleà colonnes qui se trouvait sur le marbre de la cheminée, età dire :

– Timoléon sera ici dans cinq minutes, monsieur. Monpère est allé le relever de sa faction.

– Vous pensez bien, monsieur, reprit-elle, que sil’oiseau est en cage, la cage n’est pas ici.

Elle eut un sourire cynique en prononçant ces mots, puiselle se mit à fredonner, allant et venant par la chambre,comme si M. de Morlux n’eût pas été là. Cinq minutesaprès, en effet, retentit un coup de sonnette. M. de Morluxentendit, aussitôt que la porte fut ouverte, résonner la voixbien connue de Timoléon. Néanmoins, il eut un gested’étonnement en voyant entrer un homme qu’il crut voir pourla première fois, un gros bonhomme rougeaud, aux favorisd’un blond ardent, chauve, les yeux abrités par des lunettesbleues, le corps emprisonné dans ce fourreau gris que lesAnglais appellent un twine(14), et portant à la main un deces chapeaux fabuleux de fabrique insulaire, qui justifient sibien le nom de tuyaux de poêle.

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– Aoh ! fit ce bizarre personnage, vous ne mereconnaissez pas, my dear !

– Il faut bien que je vous reconnaisse, puisque vousavez conservé votre voix, répondit M. de Morlux.

– Je n’ai conservé que cela, en effet, dit Timoléon.En même temps, il prit le menton de Mlle Guépin, qui ne

se montra nullement offensée.– Petite, lui dit-il, tu n’as pas quelque leçon de piano à

donner dans le quartier ?– Compris, répondit-elle.Elle se leva prit son châle et son chapeau, et se retira,

laissant Timoléon et M. de Morlux maîtres du logis. AlorsTimoléon dit au vicomte :

– J’ai Antoinette sous la main.– Vous me l’avez écrit…– Et, cette fois, elle ne m’échappera pas.– Rocambole est bien fort, murmura M. de Morlux.– Ah ! vous y croyez enfin ?– Si j’y crois ! dit le vicomte, qui songea en frissonnant

aux événements de Russie.– Je gage que vous vous êtes rencontrés là-bas ?– Oui, fit M. de Morlux d’un signe.Un sourire vint aux lèvres de Timoléon.

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– Je viens de vous faire cette question-là pour la forme,dit-il, car je sais à peu près tout. Vous êtes allé vousdébarrasser de Madeleine, et Madeleine a été sauvée.

– Oh ! je la trouverai ! fit M. de Morlux avec un accent derage.

– Moi aussi, dit Timoléon.– Cependant Rocambole doit veiller sur elle comme un

dragon.Timoléon se prit à rire :– Écoutez, monsieur le vicomte, dit-il, vous me

raconterez vos aventures ensuite. Voici les miennes : j’ailaissé ma fille en Angleterre, ma fille était mon pointvulnérable et nous n’eussions pas été battus une premièrefois, si elle n’eût été au pouvoir de Rocambole. Je suisdonc revenu à Paris et je suis allé, devinez où ?

– Je ne sais…, dit M. de Morlux.– Je suis allé me livrer à la police. J’étais accusé de vol

commis chez vous, il y avait eu escalade, effraction, dumoins ils le croient là-bas. C’était un cas de galère.Cependant on m’a laissé libre. Savez-vous pourquoi ?

– Vous avez démontré votre innocence ?– Je n’ai pas même pris la peine de me disculper. Non,

j’ai demandé ma liberté en échange de la liberté deRocambole, que j’ai promis de livrer.

M. de Morlux hocha la tête :

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– On ne livre pas Rocambole, dit-il.– Vous croyez ?– On ne prend pas Rocambole, fit encore M. de Morlux

avec l’accent de la conviction.– C’est ce qui vous trompe.Et comme le vicomte faisait un dernier geste

d’incrédulité, Timoléon ajouta avec calme :– Cependant Rocambole est depuis une heure au

secret, à la Conciergerie.Ce fut un coup de tonnerre. M. de Morlux se leva

comme s’il eût été remis sur ses jambes par une déchargeélectrique, et il regarda Timoléon d’un air qui voulait dire :« Ne vous moquez-vous pas de moi ? »

– Mais non, dit Timoléon, répondant au regard. Je dis lavérité vraie. Rocambole est arrêté.

– Il s’évadera.– Non, dit Timoléon. Les précautions sont trop bien

prises.– On le renverra au bagne et il s’évadera du bagne.– Vous vous trompez encore, monsieur le vicomte.– En quoi ?– Au bagne, la complicité de Rocambole dans le

meurtre du garde-chiourme qui avait tué le chien seradémontrée.

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– Eh bien ?– Et Rocambole sera guillotiné.Un frisson parcourut tout le corps de M. de Morlux.– Mais, reprit Timoléon, maintenant que nous savons

que Rocambole n’est plus à craindre, causons…– Soit, dit M. de Morlux, qui avait peine à se remettre de

l’émotion que lui avait fait éprouver la nouvelle del’arrestation de Rocambole.

– Il a ramené Madeleine, reprit Timoléon.– Où est-elle ? s’écria le vicomte au fond duquel se

ralluma comme un volcan cet amour bestial que lui avaitinspiré la jeune fille.

– Nous l’aurons sous la main quand je voudrai.– Tout de suite, alors !– Oh ! non pas, dit Timoléon ; il faut causer d’abord.– Causer de quoi ?– Il faut nous entendre, je veux dire.– Je comprends, vous voulez fixer un nouveau prix à vos

services ?– Naturellement.– Parlez, j’attends…– Voyez-vous, reprit Timoléon, il n’est rien de tel que de

voyager pour s’agrandir les idées et l’appétit. Quand on avu l’Angleterre, on s’aperçoit que la vie française est

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mesquine au possible.– Après ?– Ici, quinze à vingt mille livres sont une fortune ; là-bas,

c’est la misère, et je veux vivre là-bas ; ce pays me plaît.M. de Morlux fronça le sourcil.– Quelles sont donc vos prétentions ? dit-il.– Je voudrais vous vendre ces trois personnes qui ont

depuis quelque temps troublé quelque peu votre sommeil.– Ah !– Rocambole d’abord. À combien estimez-vous

Rocambole ?– Je ne sais pas.– Antoinette ensuite, et puis Madeleine. Rocambole,

nous n’avons plus à nous en occuper. Les deux autres,c’est différent. On en fera ce que vous désirerez.

Et Timoléon eut un de ces sourires énigmatiques quidonnent la chair de poule.

– Après ? fit M. de Morlux.– Que penseriez-vous d’un joli million ? dit froidement

Timoléon.M. de Morlux fit un haut-le-corps.– Monsieur, dit Timoléon en se levant, je m’attendais à

vous voir stupéfait, mais il faut vous attendre aussi à ce queje ne rabattrai rien de mes prétentions.

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– Vous êtes fou !– C’est à prendre ou à laisser.– Vous êtes fou ! répéta M. de Morlux en frappant du

pied.– Je ne dis pas non. Seulement, je sais quelqu’un qui

me donnera le million que je veux.– Qui donc ?– M. Agénor de Morlux, votre neveu, à qui je reconduirai

Antoinette.Le vicomte attacha un étrange regard sur Timoléon, et il

y eut entre ces deux bandits une éloquente minute desilence. C’était le sort des deux orphelines qui était en jeu.

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XIIQue devenait Antoinette ? Nous avons vu la jeune fille

conduite dans le pavillon isolé au fond d’un jardin de la rueBellefond, enfermée par Mlle Guépin, esclave docile desvolontés de Timoléon ; puis s’effrayant en reconnaissantque la fenêtre était murée, les murs capitonnés, et appelantau secours. Nous avons vu enfin l’horrible Chivotte et lehideux Polyte faire irruption dans la chambre. Antoinette secrut perdue. Cette femme qu’elle avait devant elle avaitvoulu l’empoisonner à Saint-Lazare. Cet homme avait osélui parler un langage ignoble. Aussi, à leur vue, Antoinettetomba-t-elle à genoux, murmurant :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de moi.Les deux infâmes créatures répondirent par un

ricanement.– Hé ! hé ! ma petite, disait la Chivotte, nous allons

régler nos comptes de Saint-Lazare.– Tu ne refuseras plus d’aimer ton Polyte, cette fois ?

hurla le misérable avec l’accent d’une joie sauvage.– Tu feras ce que bon te semblera de mademoiselle, dit

alors la Chivotte, mais quand je lui aurai flanqué une

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tripotée.Et elle s’avança sur elle les poings fermés.– Ah ! dit-elle encore, tu es la sainte, toi, tu fais des

miracles, tu sors de prison dans une bière et turessuscites.

« Et pendant ce temps, mon amour, on s’ameute contreMadeleine la Chivotte, sous prétexte qu’elle ne croit pas àtes miracles, et on manque de l’assommer dans une courde Saint-Lazare… Je te vas mettre en miettes, cette fois !

Et elle leva les deux mains à la fois sur Antoinette.Antoinette, toujours à genoux, ne chercha point à parer lecoup. Elle attendit, victime résignée, qu’il plût à ce monstrefemelle de frapper. Mais comme les deux poings de laChivotte allaient retomber sur la tête de la jeune fille, Polyteprit l’horrible créature à bras-le-corps et la jeta à l’autrebout de la chambre.

– Touche pas à mademoiselle, dit-il, où je te casse lesreins. J’aime mademoiselle, et j’en veux faire mon épouse.

La Chivotte tomba, se releva et se rua de nouveau surAntoinette. Mais Polyte arriva encore à temps pour ladéfendre. Ce fut alors une lutte sauvage entre ces deuxêtres abrutis et dégradés. Le même degré d’infamierapproche les sexes ; la femme tombée dans le ruisseau,celle qui a passé la moitié de sa vie en prison, devient fortecomme un homme, brutale comme lui. La Chivotte était detaille à résister à Polyte. Antoinette faisait des vœuxardents pour la Chivotte. Elle préférait être rouée de coups,

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sinon assassinée par celle-ci, que tomber au pouvoir dePolyte. La lutte fut opiniâtre, sauvage. Ils poussèrent descris de bête fauve ; ils épuisèrent le vocabulaire honteux del’argot des bagnes. Mais la porte était fermée, la fenêtremurée, les murs capitonnés, et il était difficile que leurshurlements fussent entendus du dehors. Cependant, tout àcoup, la porte s’ouvrit avec fracas.

Les bêtes féroces qui cherchent à s’entre-dévorer dansla cage d’une ménagerie ne rentrent pas plus subitementdans l’ordre et l’obéissance en voyant apparaître ledompteur, sa terrible cravache à la main. Un homme venaitde s’arrêter sur le seuil, et à la vue de cet homme, honteuxet confus tous deux, la Chivotte et Polyte se séparèrent etreculèrent chacun de deux ou trois pas… Antoinette n’avaitjamais vu Timoléon ; elle le prit pour un libérateur. Et, seprécipitant sur lui les mains tendues et suppliantes :

– Sauvez-moi ! monsieur, au nom du ciel ! lui dit-elle.Mais Timoléon, au lieu de lui répondre, regarda

sévèrement les deux misérables et leur dit :– Allez-vous m’expliquer, tas de canailles, ce qui vous

arrive ?La Chivotte répondit la première :– Faut pas m’en vouloir, maître ; mais quand j’ai vu cette

chipie qui m’avait fait tant de mal à Saint-Lazare, j’ai perdula tête et j’ai voulu l’aplatir comme une galette.

Timoléon regarda Polyte.

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– Et toi ? dit-il.– Moi, répondit Polyte, j’ai pas voulu.– Ah !– Et puis, je suis tombé amoureux de la demoiselle… et

dame !– Je vous défends, entendez-vous bien ? de faire du

mal à cette jeune fille, dit Timoléon. Vous êtes ici pour lagarder, pour l’empêcher de s’évader…

Antoinette comprit alors que Timoléon, au lieu d’être unlibérateur, n’était qu’un geôlier. Timoléon fit un signeimpérieux.

– Sortez ! dit-il, et souvenez-vous que, si voustransgressez mes ordres, je vous renvoie en prison, d’oùvous n’êtes sortis qu’à ma prière et parce que j’avaisbesoin de vous.

Tous deux sortirent la tête basse. Alors Timoléon fermala porte et s’approcha d’Antoinette.

– Mademoiselle, dit-il, vous ne me connaissez pas ?– Je vous vois pour la première fois, dit-elle toute

tremblante ; mais, qui que vous soyez, monsieur, au nomdu ciel ! expliquez-moi ce qui se passe et quel horriblemystère m’enveloppe.

– C’est bien simple, répondit Timoléon. Vous savezassez de votre histoire pour qu’on ne vous cache pas lavérité. C’est moi qui ai fait arrêter Milon.

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– Ah ! fit-elle en regardant cet homme avec épouvante.– Le colonel est mon esclave, sa fille une aventurière, et

tout ce qu’ils ont fait était un coup monté d’avance.– Mais que vous ai-je donc fait, monsieur ? s’écria

Antoinette, dont l’indignation domina l’épouvante.Le regard étincelant qu’elle attacha sur Timoléon mit

celui-ci mal à l’aise.– Vous ne m’avez rien fait à moi, dit-il, mais il y a des

gens que vous gênez et qui paieront un bon prix pour votrepension ici.

Et il sortit, laissant Antoinette atterrée. Car Antoinette,après ces paroles, ne pouvait plus avoir de doutes ; elleétait retombée au pouvoir de ceux qui l’avaient unepremière fois fait enfermer à Saint-Lazare. Plusieursheures s’écoulèrent. En s’en allant, Timoléon avait fermé laporte, et Antoinette avait entendu le bruit des verrous qu’ontirait et de pênes qui couraient dans leurs serrures. Puisplus rien… Antoinette se remit à genoux et pria. La prièredonne de l’espoir. Dieu envoie sa confiance à ceux quil’invoquent. Et Antoinette espéra. Elle espéra qu’Agénor etRocambole, qui certainement la cherchaient, finiraient parla retrouver et la sauveraient encore. La chambre où elleétait n’avait aucune ouverture extérieure ; elle était toujourséclairée par le flambeau que, plusieurs heures auparavant,Mlle Guépin avait placé sur la cheminée. Mais la bougieétait aux trois quarts consumée, et Antoinette voyait avecterreur arriver le moment où elle s’éteindrait et la laisserait

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ainsi plongée dans les ténèbres. Mais comme la bougieatteignait la bobèche, la porte s’ouvrit de nouveau.Antoinette sentit son effroi changer de nature. La portevenait de livrer passage à Polyte et à la Chivotte ; mais cesdeux misérables n’étaient plus les mêmes ; ils n’avaientplus ni geste de menace, ni paroles insolentes, ni regardschargés de haine. Ils roulaient, en baissant les yeux, unepetite table chargée d’un modeste repas.

– Voilà votre déjeuner, dit la Chivotte.Et tous deux se retirèrent sans ajouter un mot. Sept jours s’écoulèrent ainsi. Sept longues et mortelles

journées, pendant lesquelles Antoinette passasuccessivement par toutes les angoisses du désespoir ettous les frissonnements de l’espérance. Timoléon n’avaitpas reparu. Tantôt Polyte, tantôt la Chivotte lui apportaientà manger et renouvelaient la bougie de la cheminée. Ni l’unni l’autre ne lui adressait la parole, et Antoinette se gardaitmême de lever les yeux sur eux. La Chivotte arrêtait parfoisà la dérobée sur elle un œil chargé de haine. Polyte nepouvait se défendre d’un regard d’ardente convoitise. Maisc’était tout. Antoinette pleurait quelquefois et priait toujours.Mais la douleur avait souvent raison de sa prière, et alors,songeant à son cher Agénor, à Madeleine, à Milon, à tousceux qu’elle aimait, et que, peut-être, elle ne reverrait plus,sentant la folie la gagner dans cette tombe où elle étaitensevelie toute vivante, elle se tordait les mains de

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désespoir et s’écriait :– Mon Dieu ! mon Dieu ! vais-je donc mourir ?Une nuit – elle calculait que ce devait être la nuit, car il

était toujours nuit pour elle dans ce sépulcre –, il lui semblaentendre un bruit singulier, étrange… Il lui sembla quederrière ces murs voûtés et sans échos, quelque chosegrattait sans relâche, et elle prêta l’oreille, et son cœur seprit à battre violemment, et elle espéra la délivrance…

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XIIILa veille du jour où, pour la première fois, Antoinette

prêtait l’oreille à ce bruit singulier et plein d’espérance pourelle, comme tout ce qui est anormal et insolite dans la viedes prisonniers, une scène bizarre se passait au premierétage du pavillon. Ce pavillon, demeure isolée, avait eudes destinées diverses depuis quinze ou vingt ans.D’abord la maison, de laquelle dépendait le jardin au boutduquel il était situé, avait été un hôtel avant d’être unemaison à locataires. À cette époque, le pavillon était unesorte d’habitation réservée au jardinier. Puis, l’hôtel devenumaison, un peintre s’en était épris et y avait installé sespénates. Après le peintre, était venue une famillepolonaise, réfugiée en France à la suite des événementspolitiques de 1832. Cette famille se composait du père, dela mère et d’une jeune fille de dix-neuf ou vingt ans, atteinted’une maladie épouvantable, en dépit de sa rare beauté.Ce mal, inconnu à la science, consistait en des convulsionsaffreuses pendant lesquelles la pauvre enfant poussait devéritables hurlements de bête féroce. C’était pour étoufferles clameurs, pour empêcher ces cris déchirants deparvenir au-dehors que la chambre d’en bas avait étécapitonnée et qu’on en avait condamné la fenêtre. Les

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gens de police savent tout, Timoléon avait connaissancedepuis longtemps de ce pavillon et de cette pièce quiserviraient merveilleusement ses plans de séquestration.Aussi avait-il loué le pavillon et acheté la discrétion et lafidélité des concierges, gens de pire espèce, qui eussentvendu leur âme pour dix écus. Comme Antoinette s’y étaitlaissé conduire, huit jours auparavant, sans défiance, nul,dans la maison voisine, ne soupçonna la vérité. Or, à cetteépoque-là même, la rue de Bellefond et ses jardinsapparurent, un matin, suspendus à mi-côte, ainsi qu’uneville mauresque ou méridionale. On venait de percer la rueLa Fayette et de démolir le commencement de la rueMontholon. La butte, presque alors couverte de vieillesmaisons, avait disparu, et la rue de Bellefond semblait êtreexhaussée dans les airs. Le pavillon dont nous parlonsapparaissait d’en bas comme une tour avancée au borddes remparts d’une forteresse, tandis que de l’autre côté, ilétait au niveau du jardin. Cette description topographiqueun peu longue était nécessaire pour expliquer lesévénements qui vont suivre. Or donc, la veille vers onzeheures et demie du matin, Timoléon, qui n’avait point quittéson costume d’Anglais, entra dans le pavillon, son cache-nez sur le visage et le collet de son habit relevé. Il montatout droit au premier étage, et entra dans une pièce où setrouvaient la Chivotte et Polyte. Ainsi qu’il le leur avait dit lepremier jour de la captivité d’Antoinette, Timoléon avaitobtenu la mise en liberté provisoire de ces deuxmisérables, bien qu’ils fussent sous l’inculpation de vol. Ilavait donné pour raison, au chef de la Sûreté, que si on

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voulait qu’il livrât Rocambole, il fallait qu’on lui en fournît lesmoyens. La police est obligée parfois d’avoir de cestolérances ; mais tout en remettant les individusprovisoirement en liberté, elle les surveille et sait bienqu’elle pourra les reprendre quand bon lui semblera. Lavérité était que Timoléon avait besoin de Polyte et de laChivotte, non pour arrêter Rocambole, mais pour garderAntoinette. Quand il entra, tous deux étaient assis morneset sombres comme des chiens de garde qui rongent leurchaîne inutilement et ne peuvent se ruer sur les passantspour les déchirer.

– Hé ! hé ! mes agneaux, dit Timoléon en entrant, nouscommençons à la trouver mauvaise, n’est-ce pas ?

– Certainement, car vous ne tenez pas ce que vousavez promis.

– Ça viendra… ça viendra…– Est-ce pour ce soir ? demanda la Chivotte avec une

joie cruelle, car moi, voyez-vous, si je ne haïssais pas lapetite à la mort, je serais restée en prison. Je suis brouilléeavec le beau Joseph, et Paris m’insupporte.

– Est-ce pour ce soir ? demanda le beau Polyte, dontles yeux s’enflammèrent d’une terrible convoitise.

– Non, mais pour demain au plus tard, à moins que çane soit jamais. Tous deux bondirent à ces derniers mots.

– Écoutez-moi donc, mes enfants, écoutez-moi, repritTimoléon d’un ton paternel. La situation, que je vais vous

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expliquer, est simple comme bonjour, Antoinette vaut unmillion.

– Un million ! exclama Polyte.– Un million ! répéta la Chivotte d’un air hébété.– Oui, mes enfants.– Je savais bien qu’elle valait cher, mais…– Le bourgeois qui doit donner le million est arrivé ce

matin.– Vous l’avez vu ?– Oui. Il se fait tirer l’oreille ; il trouve que c’est trop cher,

et il demande jusqu’à demain pour réfléchir. Mais il yviendra… Vous verrez… et alors, dame on fera ce quevous voulez, mes agneaux.

Polyte ne dit rien, mais un frémissement de bête fauveparcourut tout son corps. La Chivotte dit :

– Je l’assommerai net en trois coups de sabot.Timoléon ne sourcilla pas. Polyte se leva et dit :

– Bonsoir, patron.– Où vas-tu ?– Prendre l’air. J’ai la tête en feu et le sang qui me

brûle. Je tuerais pour trente sous en ce moment, moi quin’ai jamais donné un pauvre coup de couteau !

Et l’homme aux instincts féroces s’en alla. Il traversa lejardin d’un pas inégal. Quand il fut dans la rue, il s’arrêta unmoment ; tout tournait autour de lui. Puis il se mit à courir,

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descendit au faubourg Poissonnière, et fut au boulevard endix minutes. Mais il ne s’arrêta pas au boulevard, il montala rue Poissonnière, puis il descendit la rue du Petit-Carreau, puis la rue Montorgueil et tourna brusquementdans celle qui porte aujourd’hui le nom de Marie-Stuart.Dans cette rue, avant qu’il allât en prison, Polyte habitait ausixième étage d’une maison assez mal famée, rendez-vous ordinaire de voleurs et de mauvais sujets, un cabinetgarni de six francs par mois. L’habitude peut-être,l’égarement de sa raison à coup sûr le conduisirent rueMarie-Stuart. À la porte de la maison il y avait unétablissement de liquoriste. Polyte y entra et se fit servir del’absinthe. Il en but un carafon. L’ivresse distendit sesnerfs ; et il monta en chancelant ses six étages. Il n’avaitpas remarqué, tant il avait la tête perdue, que deux femmesabritées sous l’auvent d’une porte ne l’avaient pas perdude vue un seul instant. Tandis qu’il sortait de chez leliquoriste et s’engouffrait dans l’allée noire de la maison,l’une de ces femmes disait à l’autre :

– Polyte était en prison ; il devait en avoir au moins pourtrois ans. S’il était évadé, il ne reviendrait pas en plein jourdans son ancien quartier.

– C’est juste.– Donc, on l’a remis en liberté… et si on l’y a mis c’est

que Timoléon l’a demandé.– Ceci est assez vraisemblable.– Or, c’est, à n’en pas douter, Timoléon qui a enlevé

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Mlle Antoinette.– Sans doute.– Alors Polyte sait où elle est.– Tu es une fille intelligente, dit l’autre femme.– Et si Polyte le sait, nous le saurons, ajouta la

première.– Eh bien ! montons…Les deux femmes s’engouffrèrent à leur tour dans l’allée

noire. Elles entendaient le pas lourd et inégal de Polyte,stupéfié par l’absinthe. L’ivrogne montait et grommelaitentre ses dents :

– J’aime Antoinette… et je ne me paie pas des bellespromesses du patron… il me la faut !

– L’infâme ! murmura l’une des deux femmes.Et elles montèrent sans bruit. Polyte arriva enfin à la

porte de la mansarde. La porte en était fermée et on lui enavait sans doute pris la clé en prison. Puis on avait oubliéde la lui rendre quand il était sorti. Mais il était homme deressource. Il tira son couteau de sa poche et essaya defaire sauter la serrure. La serrure résista, il fit une faussepesée et le couteau se cassa. Polyte le lança avec colèredans l’escalier. Puis, d’un coup d’épaule, il jeta la porte parterre et entra. Mais en ce moment, les deux femmesarrivaient sur le palier et entrèrent avec lui. Polyte reculad’un pas en reconnaissant la belle Marton. Quant à l’autre,il la voyait pour la première fois ; mais il comprit que ce

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n’était pas la pareille de Marton, car celle-ci lui dit :– Madame, il ne faut pas qu’une femme comme vous

touche à ce misérable. Je m’en chargerai bien toute seule.– Si tu n’es pas la plus forte, je te viendrai en aide,

répondit Vanda, car c’était elle.Et Vanda se plaça sur le seuil pour couper toute retraite

à Polyte. Polyte avait eu tort de casser son couteau et d’enjeter les deux tronçons.

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XIVPolyte était ivre ; mais il se dégrisa un moment à la vue

de ces deux femmes qui arrivaient ainsi chez lui àl’improviste et dont l’attitude n’avait rien de fort rassurant.

– Qu’est-ce que tu veux, toi ? fit-il en regardant la belleMarton.

– Je veux te parler, répondit-elle.Vanda, silencieuse, se tenait toujours sur le seuil. La

maison dans laquelle Polyte se trouvait, comme plusieursde ce quartier, n’avait pas de concierge. On y pénétraitcomme on voulait, dans le jour par la porte ouverte, le soiren poussant un petit loquet connu de tous les locataires.Comme elle était fort mal habitée, les voisins ne sepréoccupaient jamais de ce qui se passait chez le voisin.On y eût assassiné en plein jour que les cris de la victimen’eussent ému personne. Marton savait tout cela. Elleregarda de nouveau Polyte et lui dit :

– Madame et moi nous voulons jaser un brin avec toi.– Je ne connais pas madame.– Ça ne fait rien, nous ferons connaissance.– Ah ! ah ! fit-il avec un gros rire. Marton poursuivit :

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– Tu as donc cassé ton couteau ?– Après cette chienne de porte que je ne pouvais pas

ouvrir…Et Polyte, qui d’abord avait eu peur, se rassura quelque

peu en voyant que Marton parlait avec calme.– Tu as cassé ton couteau et tu as bu un quart de litre

d’absinthe, continua Marton.– Eh bien ! qu’est-ce que ça te fait ? Es-tu ma femme ?

et te dois-je compte de mes actions ?– C’est dans ton intérêt que je te dis ça.– Ah ! voyez-vous ? ricana Polyte.– Oui, reprit Marton qui fit un pas vers Polyte, c’est bon

pour se défendre, un couteau.– Quelquefois, murmura-t-il avec un rire stupide.– Et l’absinthe vous éteint un homme si bien qu’il n’a

plus la force de se tenir sur ses jambes.– Tu crois ça ?– J’en suis certaine.– Ah çà ! mais dis donc, pourquoi me dis-tu tout cela,

toi ? demanda Polyte.Et comme la belle Marton avait fait un pas en avant, il fit

un pas en arrière. Elle avança encore, et, comme lamansarde était étroite, il se trouva tout à coup adossé aumur.

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– Mais qu’est-ce que tu veux donc, toi ? répéta-t-il d’unevoix brutale.

– Je veux jaser d’abord.– De quoi ?– Je veux savoir pourquoi tu n’es plus en prison.– J’ai filé, dit Polyte.– Tu mens !Il la regarda d’un air hébété.– Comment que tu sais ça ? fit-il.– C’est Timoléon qui t’a fait sortir.Polyte ne nia pas.– C’est une preuve, dit-il, qu’il est bien avec la rousse.La belle Marton lui posa une main sur l’épaule :– Comment va Mlle Antoinette ? dit-elle.À ce nom, Polyte tressaillit et pâlit ; puis ses yeux

s’injectèrent et son visage se contracta affreusement.– Qu’est-ce que ça te fait ? dit-il.– Je veux savoir.– Elle va bien, et je l’aime ! murmura-t-il avec un accent

féroce.Mais il n’eut pas le temps d’en dire davantage. Rapide

et foudroyante comme l’éclair, la belle Marton s’était jetéesur lui, l’avait renversé et foulé aux pieds… Ce fut l’histoire

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de dix secondes. Marton lui appuya un genou sur la poitrineet lui maintint les deux bras étendus sur le carreau.

– Oui, répéta-t-elle, tu as eu tort encore de boire, car, tule vois, une femme vient à bout de toi.

Polyte essaya de se débattre, mais le genou de la belleMarton pesait sur lui, lourd comme une enclume. Il cria ausecours.

– Tu peux crier, dit la belle Marton, on ne se dérangerapas pour si peu.

– Mais que veux-tu de moi, canaille ? hurlait Polyte.– Je veux jaser…, répéta la belle Marton.En même temps elle jeta un éloquent regard sur Vanda.

Vanda, toujours immobile, toujours calme, comprit ceregard. Elle ouvrit le gros châle anglais qui dissimulait sataille svelte et tira de son corsage le mignon stylet àmanche de nacre avec lequel elle avait, en Russie, frappéM. de Morlux. Puis elle fit un pas en avant, et le poignardpassa de sa main dans la main de la belle Marton. Polytevit briller la lame, et, de pâle qu’il était, il devint livide. Puis,comme il était lâche, il cessa de se débattre sous lapression victorieuse de Marton.

– Maintenant, lui dit celle-ci, tu me connais, tu sais queje tiens toujours ce que je promets. Si tu ne me dis pas oùest Mlle Antoinette…

Ce nom fit rugir Polyte.– Je l’aime ! répéta-t-il.

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– Soit ; mais dis-moi où elle est ?…Et le poignard levé s’abaissa.– Non… non… je ne veux pas…, fit-il d’une voix

étranglée… La pointe du stylet toucha sa gorge. Polyte jetaun cri.

– Ne flânons pas ! reprit la belle Marton. Parle vite ouj’enfonce.

Et la pointe du stylet se rougit d’une goutte de sang.L’épouvante de la mort fut plus forte chez Polyte que lasauvage passion qui l’agitait tout à l’heure.

– Grâce ! dit-il… Je veux bien…– Parleras-tu ?– Oui.Le poignard s’éloigna de sa gorge.– Où est-elle ? demanda Marton.– Aux mains de Timoléon.– Je le sais… mais où ?– Rue de Bellefond.– Quel numéro ?– Vingt et un, répondit Polyte.Marton et Vanda respirèrent ; cependant Vanda ne

reprit point son poignard, et le genou de Marton continua àpeser sur la poitrine de Polyte.

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– Ça ne nous suffit pas, dit Marton.Polyte suivait toujours le poignard d’un regard effaré.– Est-ce Timoléon qui la garde ? demanda encore

Marton.– Oui, avec Madeleine…– La Chivotte ? exclama Marton avec un accent de

haine. Je m’en doutais…– Laisse-moi, maintenant que tu sais la chose, dit

Polyte, que le genou de Marton étouffait.– Oh ! pas encore…, répondit-elle. Tu vas nous dire ce

qui est arrivé.– Je ne sais pas, moi, dit-il naïvement. Timoléon nous a

fait venir la Chivotte et moi, et il nous a confié la petite.– Et la Chivotte l’a maltraitée…– Oh ! non… j’étais là…En ce moment, Vanda intervint. Elle jeta son châle sur le

grabat de Polyte, et déroula une écharpe de soie qu’elleavait autour de la taille. Cette écharpe était longue de plusde deux mètres.

– Il faut nous assurer de cet homme, dit-elle.Et tandis que Marton, le poignard toujours levé,

continuait à le tenir immobile sous son genou, Vanda, avecune dextérité de jongleur indien, lui lia les mains et lespieds avec son écharpe, dont la solidité était à touteépreuve. Puis elle le bâillonna avec son mouchoir. Polyte

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n’avait pas osé se débattre ; il connaissait Marton et savaitbien qu’elle était femme à le tuer s’il résistait.

– À présent, dit Vanda, tu vas rester ici avec lui.– Moi, madame ? dit Marton.– Oui, je serai de retour dans une heure ; je vais voir si

cet homme ne nous a pas trompées.Et Vanda laissa Marton debout auprès de Polyte étendu

sur le sol. Marton n’avait pas rendu le poignard. Vingt minutes après, une femme habillée en grisette,

portant un petit bonnet à rubans, et ayant au bras un grandpanier de blanchisseuse plein de linge, montait la rue deBellefond, le nez au vent, comme une fillette qui chercheaventure. Comme elle arrivait près du numéro 21, elle vit unhomme en sortir. Cet homme ne fit pas attention à elle,mais elle le reconnut. C’était Timoléon. Timoléon s’en allaitd’un pas raide et empesé qu’il s’était donné en se faisantune tournure d’Anglais. La fausse blanchisseuse ralentit lepas, puis entra dans la maison voisine et attendit, au milieude l’allée, que Timoléon eût tourné le coin de la rueRochechouart. Alors elle revint vers le numéro 21 sur laporte duquel il y avait plusieurs écriteaux de location. Unentre autres portait ces mots :

Cabinet à louer.Son panier au bras, la fausse blanchisseuse entra chez

la concierge et demanda d’un ton dégagé :

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– Combien le cabinet ?– Quatre-vingts francs, ma petite.– C’est trop cher, bonsoir !…Mais de la loge du concierge, la fausse blanchisseuse

avait eu le temps de voir la cour, le jardin et d’entrevoir, aufond, le pavillon. Et en s’en allant, elle s’était dit :

– Ce doit être là-bas…Vanda était sur les traces d’Antoinette désormais, et

Vanda allait vite en besogne.

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XVLa fausse blanchisseuse, c’est-à-dire Vanda, avait

refermé la porte de la loge avec un petit air impertinent.– Insolente, va, murmura la concierge.Vanda était déjà au milieu de l’allée, elle revint sur ses

pas.– Hé ! dites donc, maman comme il faut, lui fit-elle, est-

ce qu’il est à feu, votre cabinet ?– Oui, il y a un fourneau.– Voyons-le, alors ?…Et elle posa son panier dans un coin de la loge.– Je ne peux pas sortir, dit la concierge. Mon mari vient

de partir en course chez le propriétaire. Mais si vous voulezmonter, c’est au bout de l’escalier… la porte au fond ducorridor. La clé est dessus.

– Alors on pourrait emménager tout de suite ?– Pardienne, si vous avez de quoi garnir…Vanda s’élança dans l’escalier. Un escalier en coquille,

aux marches usées avec une rampe en corde, mais fortclair, et prenant jour sur la rue à chaque repos. Vanda put

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donc, en montant, étudier la topographie de la maison.Évidemment ce n’était pas dans le corps de logis principalque Timoléon tenait Antoinette enfermée. La maison étaithabitée par du petit monde, et sur chaque porte il y avait unnom. Ici c’était Bruno, tailleur ; à côté, Mlle Octavie,brunisseuse ; un peu plus haut, Germain Leroux, fabricantde parapluies. Au quatrième étage, Vanda se croisa avecun jeune homme, qui la regarda et murmura en passant :

– Jolie blonde, ma foi !Elle se tourna et lui dit :– Vous trouvez, voisin ?– Tiens ! fit le jeune homme enhardi, vous demeurez

donc dans la maison ?– J’y demeurerai peut-être si le logis me convient.Et elle continua à monter, fredonnant un couplet de

vaudeville. Le jeune homme, qui n’était autre qu’un peintreen bâtiment, encouragé par la désinvolture assez libre deVanda, au lieu de descendre, se mit à la suivre. En arrivanten haut de l’escalier, Vanda se retourna et le vit derrièreelle.

– Tiens, vous avez de l’aplomb, vous, dit-elle.– C’est mon métier qui le veut.– Que faites-vous donc ?– Je suis peintre, ma jolie demoiselle.– Peintre d’histoire ? fit-elle en riant.

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– Non, de façade.– Je comprends que vous ayez besoin d’équilibre.Et Vanda entra dans le corridor.– Tiens, fit le peintre la suivant toujours, c’est le cabinet

que vous allez voir ?– Justement.Et elle tourna la clé qui était sur la porte.– Et vous, dit le peintre, qu’est-ce que vous faites, la

belle enfant ?– Je suis blanchisseuse.– Comme ça tombe à pic ! dit-il ; je suis fâché avec la

mienne. Je vais vous donner mon linge. En attendant, voiciles arrhes du marché.

Et il prit Vanda par la taille et lui mit un baiser sur le cou.Vanda se dégagea en riant et dit :

– Voyons si la vue est belle…En parlant ainsi, elle était entrée dans le cabinet,

véritable mansarde avec une croisée en tabatière.– Ça n’est pas grand, ricana le peintre.– Mais la vue est bien, dit Vanda.Et elle s’était dressée sur la pointe des pieds et

regardait en dehors, par la croisée dont elle avait soulevéle châssis.

– Vous trouvez ? fit le peintre, qui se pencha câlinement

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sur elle pour voir à son tour.Vanda ne se montrait pas farouche. Elle tenait même à

apprivoiser complètement sa nouvelle connaissance. Lamansarde donnait sur le jardin. De la fenêtre, on découvraitla moitié de Paris, et, tout auprès, la nouvelle rue LaFayette. Vanda embrassa tout d’un coup d’œil, et vit que lepavillon était comme suspendu au-dessus des terrains enconstruction. Le peintre avait arrondi ses mains autour dela taille de la jeune femme.

– Tiens, dit-elle tout à coup, elle est gentille, lamaisonnette !

– Où ça ? fit le peintre.– Là-bas, au bout du jardin… C’est un vrai nid

d’amoureux.– Vous trouvez ?– Louez-moi ça, dit Vanda en riant, et je vous épouse.– Vous avez de jolies quenottes, mam’zelle, répondit-il

en riant, mais on n’a pas de biscuit à mettre dessous.– Je parie bien, continua Vanda, qu’il y a là-bas deux

amoureux mignons et gentils comme des amours.Le peintre se prit à rire :– Vous vous trompez, dit-il ; c’est un vieil Anglais qui

loge là.– Seul ?– Je ne sais pas. Il y a une femme laide qui a l’air d’une

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bonne. Elle est grêlée comme une écumoire.– Bah !– Et puis il vient tous les jours un espèce de voyou qui a

toujours un canon de trop dans les jambes. Tout ça, c’estdes amis du portier.

– Vraiment ? dit Vanda qui ne se récria point à untroisième baiser.

– Le portier, la portière, l’Anglais… tout ça ne vaut pascher, ajouta le jeune homme… Le portier a fait deux ans àPoissy pour vol…

– Excusez ! dit Vanda. C’est égal, la vue me plaît. Jevais louer.

– Vrai ?– Mais sans doute…– Quel bonheur ! dit le peintre, nous serons voisins…– Où demeurez-vous ?– Au-dessous la porte à gauche. Si vous voulez même,

nous nous mettrons en ménage.Et il eut soif d’un quatrième baiser. Mais, cette fois,

Vanda lui glissa des doigts.– En voilà assez pour aujourd’hui, dit-elle.Et elle s’élança, légère et moqueuse, hors de la

mansarde, et descendit l’escalier comme une flèche, sanspitié pour le jeune homme, qui essaya de la poursuivre.Elle entra dans la loge, prit son panier et se sauva en

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criant :– C’est trop petit. Bonsoir, voisin.Le peintre n’était pas encore au bout de l’escalier que

Vanda était dans la rue. Au lieu de continuer son cheminvers la rue Rochechouart, elle redescendit dans le faubourgPoissonnière. Vanda savait tout ce qu’elle voulait savoir,grâce à la complaisance qu’elle avait mise à se laissercourtiser par le jeune peintre. L’Anglais habitait le pavillon.Or, l’Anglais, c’était Timoléon. Dans la femme grêlée, elleavait reconnu la Chivotte, et dans l’homme toujours ivre,Polyte. Enfin, du moment où le portier avait été prisonnier àPoissy, il était tout simple d’admettre qu’il avait favorisé laséquestration. Il est vrai que le peintre n’avait soufflé motd’Antoinette. Mais c’était tout simple. On avait dû amenerla jeune fille de nuit, et personne ne l’avait vue entrer. Or, dumoment où le portier était ou devait être le complice deTimoléon, ce n’était pas du côté de la maison qu’il fallaitagir pour délivrer Antoinette, mais bien du côté du jardin.Vanda alla se promener dans la rue La Fayette, marchantsur la pointe du pied pour ne pas se crotter dans le gâchisdes démolitions ; elle vint jusque sous les murs du jardin.En examinant tout avec attention, elle remarqua uneespèce de grille dans la cour, juste au-dessous du pavillon.Cette grille paraissait être celle d’un soupirail. Il y avaitdonc probablement une cave sous le pavillon. Au-dessousdu mur, à présent suspendu entre ciel et terre, était unepalissade en vieilles planches. On avait écrit dessus à lacraie :

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Terrain à vendre.Vanda s’approcha le plus près possible, et put se

convaincre qu’il serait facile de passer au travers desplanches disjointes. Le soupirail était assez grand pourlaisser passer le corps d’un homme : malheureusement ilétait grillé. Après avoir examiné tout cela dans les plusminutieux détails, Vanda monta dans une voiture de placeet retourna rue Marie-Stuart. Marton s’y trouvait toujoursgardant Polyte. La besogne était aisée. Polyte, vaincu parl’ivresse, s’était endormi.

– Il est inutile de le réveiller, dit Vanda.– Pourquoi ?– Il n’y a rien à faire avant ce soir.– Mais c’était bien vrai… Elle est où il a dit ? demanda

la belle Marton avec anxiété.– Oui, rassure-toi.– Mon Dieu, s’ils allaient la tuer, fit Marton avec effroi, je

crains tout de la Chivotte.– Moi aussi, dit Vanda, mais nous ne lui laisserons pas

le temps d’agir.Et après avoir enjoint à Marton de veiller sur Polyte et

de le tuer plutôt que de le laisser sortir, car si pareillechose arrivait, il irait donner l’alarme à Timoléon, Vandas’en alla.

– Rue Serpente, dit-elle au cocher de fiacre.

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Vanda allait rejoindre Noël. Elle trouva celui-ci attendantsur le seuil de la porte.

– J’ai besoin de toi, lui dit Vanda qui, avant d’entrer,regarda si elle n’avait pas été suivie.

Heureusement la rue Serpente est déserte à midicomme à minuit.

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XVINoël avait conduit Madeleine rue Serpente, comme

nous l’avons dit. La mère de Cocorico avait installé la jeunefille dans un petit logement qu’elle louait ordinairement toutmeublé à des étudiants. Vanda y monta. La jeune fille luisauta au cou en s’écriant :

– Ah ! madame, Yvan est à Paris. Je l’ai vu… j’en suiscertaine…

Elle lui raconta sa rencontre aux Champs-Élysées avecla Victoria qui montait l’avenue au pas ; son émotion, quine lui avait pas permis de jeter un cri… Et tout cela avecdes larmes et des transports que Vanda calma d’un mot :

– Il faut songer à votre sœur, dit-elle.Madeleine pâlit :– Oh ! pardonnez-moi, madame, murmura-t-elle, j’ai été

folle et méchante… Un moment j’ai perdu la tête.– Non, mon enfant, répondit Vanda, vous avez obéi à la

voix de votre cœur. Yvan est à Paris, dites-vous ? c’est qu’ilest venu vous y chercher, et quand deux personnes secherchent, elles se trouvent bien vite. Mais auparavant, ilfaut retrouver Antoinette.

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– Ah ! ma pauvre sœur, fit Madeleine avec angoisse.– Je suis sur ses traces.– Vrai ? fit-elle avec un cri de joie.– Je ne puis vous en dire davantage, mais espérez…– Oh ! j’ai foi en vous comme en l u i , murmura

Madeleine.– Lui, dit Vanda, il saura bien se tirer d’affaire tout seul,

vous verrez… Puis elle prit la main de Madeleine, etajouta :

– Mais vous serez bien obéissante à mes volontés ?dit-elle.

– Oh ! madame, pouvez-vous en douter ?– Vous ne sortirez pas d’ici ?– Je vous le promets.– Songez, ma chère enfant, dit encore Vanda, que vous

courez les mêmes dangers que votre sœur et que, en monabsence, la moindre imprudence peut vous perdre.

– Je vous jure que je ne sortirai pas, dit Madeleine,mais nous retrouverons Yvan, n’est-ce pas ?

– Aussitôt après la délivrance d’Antoinette.Et Vanda quitta Madeleine et redescendit dans la loge

où Noël l’attendait.– J’ai besoin de toi, lui répéta-t-elle.– Quand ?

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– Ce soir à onze heures et demie.– En quel endroit ?– À l’angle du Faubourg-Montmartre et de la rue La

Fayette prolongée.– J’y serai, répondit Noël, qui maintenant obéissait à

Vanda comme il avait obéi à Rocambole.– Tu te déguiseras en maçon.– Fort bien.– Et tu porteras sur ta tête une auge dans laquelle tu

mettras un marteau, une pioche et une lime.Noël fit un signe d’assentiment.– Ensuite, ajouta Vanda, tu viendrais armé d’un bon

poignard que cela n’en serait que mieux.Noël se prit à sourire et répondit :– J’en ai toujours un sur moi.Vanda s’en alla. Noël ne quitta pas la rue Serpente

jusqu’au soir. Puis, un peu avant onze heures, il partait, uneblouse couverte de plâtre sur le dos, les pieds nus dansses souliers et coiffé d’une mauvaise casquette. Par letemps de constructions et de démolitions qui règne, lecostume de maçon est certainement celui qui attire lemoins l’attention. Il traversa le Palais-Royal, passa devantles boutiques étincelantes de lumières, frotta son plâtre àquelques habits noirs, répondit brusquement aux passantsqui se fâchaient, et quelques minutes après il était au

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rendez-vous. Vanda s’y trouvait déjà. Seulement elle avaitrepris un de ces costumes masculins qui, à Toulon, avaientébahi le naïf Milon. Couverte d’une blouse, coiffée commeNoël d’une casquette déformée, elle tenait dans sespoches ses mains dont la finesse et la blancheur auraientpu la trahir. Elle prit sans affectation le bras de Noël etl’entraîna. On eût dit un vrai maçon et son manœuvre. Dansles moments pressés, on travaille, la nuit, dans le bâtiment.Les architectes trouvent que le temps a une valeur tropgrande pour qu’il soit permis de sacrifier douze heures survingt-quatre. La rue La Fayette, où toutes les maisonsétaient en construction, était donc, à onze heures du soir,animée comme en plein jour. Seulement toute la lumièreétait projetée sur le côté droit. Le côté gauche, où devaitêtre plus tard le square Montholon, était dans l’obscurité laplus profonde. Seul le côté droit flamboyait comme unincendie en quatre ou cinq endroits. Le foyer le plusétincelant se trouvait dans une vaste maison dont onachevait la toiture. En bas les ouvriers avaient allumé ungrand feu. Les passants s’arrêtaient, et, à la clarté de cefeu, contemplaient ébahis une machine à vapeur quimontait des pierres de plusieurs milliers de kilogrammes.Or, cette maison sur laquelle se concentrait l’attentiongénérale était précisément située en face de ce vasteterrain à vendre qui s’étendait sous les jardins suspendusde la rue de Bellefond. La lumière ayant toujours l’ombreépaisse pour repoussoir, il s’ensuivait que le terrain àvendre était plongé dans une obscurité qu’un ciel opaqueet sans étoile rendait plus épaisse encore. Noël, son auge

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sur la tête, et Vanda passèrent au milieu des travailleurs,simplement et comme s’ils eussent fait partie de l’équipede nuit. Puis ils gagnèrent le côté gauche de la rue etatteignirent la palissade, dont Noël, qui était robuste,arracha une planche. Vanda se glissa la première par cetteouverture dans le terrain. Noël déchargea son auge et lapassa de travers. Puis il suivit à son tour le même chemin.Personne n’avait fait attention à eux, bien qu’ils eussentcommis le délit d’effraction. Tous les regards étaientconcentrés sur le treuil que faisait mouvoir la machine àvapeur et qui montait lentement dans les airs.

– Voilà une nuit faite exprès pour nous, murmura Vanda.Noël ne savait où Vanda le conduisait ; mais il l’eût

suivie jusqu’au bout du monde. Vanda se dirigea vers lemur, et vint se placer verticalement au-dessous du pavillon,c’est-à-dire de ce soupirail de cave qu’elle avait remarqué.Il était bien à une dizaine de pieds du sol. Sur l’ordre deVanda, Noël s’appuya contre le mur et prit un solide pointd’appui sur ses deux pieds. Il avait posé son auge à terre.Vanda y prit dedans la lime et le marteau ; puis, lestecomme un chat, elle sauta sur les épaules de Noël, sedressa comme eût pu le faire un clown, et atteignit avecses mains les barreaux du soupirail. Avant de les attaquer,Vanda chercha à pénétrer du regard le trou noir qu’ilsdéfendaient. Mais l’obscurité était profonde. Elle prit sonmarteau, le fit passer au travers des barreaux et le lâcha.Puis elle prêta l’oreille. Elle entendit un bruit mat aussitôtaprès. Le marteau était tombé sur une surface humide et

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sourde, qui annonçait évidemment le sol d’une cave. Cetrou n’était donc pas l’orifice d’un abîme. Alors Vandas’arma de la lime et se mit à entamer l’un des barreaux.Les barreaux étaient épais, mais la lime était bonne. Noël,immobile, supportait sur ses deux épaules les pieds deVanda. La lime faisait sa besogne sans bruit. Au boutd’une demi-heure, un des barreaux, celui du milieu, fut sciépar le bas. Vanda donna un coup sec et le fit dévier. Lemur était vieux ; le ciment qui maintenait les barreaux dansla pierre était parti. Vanda tira à elle et le barreau coupé sedétacha. Alors il y eut entre les deux autres barreaux uneouverture trop petite pour laisser passer un homme de lataille de Noël ; mais Vanda, qui était mince, jugea qu’ellepasserait, elle. Et se cramponnant aux deux barreaux, ellelâcha les épaules de Noël et se hissa sur l’étroitentablement du soupirail à la force de ses poignets. Puiselle pénétra la tête dans le trou noir. Elle n’entendit aucunbruit. Elle aspira l’air qui en sortait. Cet air était humide etavait une odeur de moisi.

– Si c’est la cave du pavillon, pensa Vanda, on n’y vientpas souvent, et les futailles doivent y être vides.

Puis elle se retourna et dit tout bas à Noël qui se dressasur la pointe des pieds pour mieux entendre :

– Attends-moi ici.– Oui, madame.Vanda se tordit et s’allongea alors avec la souplesse

d’un reptile, et passa, en se meurtrissant un peu, à travers

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les deux barreaux.– Allons chercher mon marteau, murmura-t-elle, et à la

grâce de Dieu ! En même temps, elle s’élança en avant,les jambes pliées, de façon à retomber sur ses pieds, nesachant pas si elle n’allait pas faire quelque effroyablechute dans les ténèbres. Elle tomba d’une dizaine de piedsde haut. Mais elle tomba sur ses pieds, et ses piedsrencontrèrent un sol mou et pour ainsi dire élastique. Elleétait sur du sable. Dans la poche de son pantalon setrouvaient une boîte d’allumettes et un rat-de-cave. Vanda,remise de la secousse qu’elle avait éprouvée en tombant,chercha la boîte d’allumettes et se procura de la lumière.Son marteau était à ses pieds. Alors, l’ayant ramassé, elleregarda autour d’elle pour se rendre compte du lieu où elleétait.

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XVIIVanda reconnut alors qu’elle se trouvait dans une sorte

de caveau de sept ou huit pieds de large. À première vue,on n’y voyait d’autre issue que le soupirail par lequel ellevenait d’entrer. Cependant, à force de regarder, elleaperçut dans un coin une portion de mur qui paraissait plusnoire. Vanda reconnut que ce n’était plus le mur, mais bienune porte, et que cette porte, qui paraissait être en chêned’une forte épaisseur, était garnie de grands verrous etd’une grosse serrure. Vanda avait bien une lime. Maiscombien de temps lui faudrait-il pour entamer les gonds etles scier ! D’un autre côté, si elle voulait appeler Noël, ilfallait qu’elle fît sauter un second barreau du soupirail afinqu’il pût entrer. Elle y songea un moment ; mais deuxdifficultés matérielles l’arrêtèrent, dont la première lui paruttout à fait insurmontable. Le soupirail était à huit ou dixpieds au-dessus de sa tête. Il n’y avait dans le caveau niune futaille, ni une planche, ni rien qui pût l’aider à yatteindre. La seconde difficulté, en admettant que cettepremière eût pu être vaincue, était presque aussi grande.Comment, du dehors, Noël atteindrait-il lui aussi lesoupirail ? Quand elle eut pesé tout cela, Vanda résolutd’attaquer la porte. Elle avait un marteau, elle avait une

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lime. Avec le marteau, elle pouvait essayer de briser laserrure. Avec la lime, elle pouvait couper les gonds. Mais labesogne du marteau est bruyante ; celle de la lime estsourde. Les geôliers d’Antoinette entendraient les coupsde marteau ; ils n’entendraient peut-être pas lesgrincements de la lime. Vanda se mit bravement àl’ouvrage.

Son rat-de-cave était assez long pour durer environdeux heures. Cependant, quand la lime eut tracé unerainure dans l’un des gonds, et qu’elle s’y trouva pour ainsidire emboîtée, Vanda souffla le rat-de-cave et se mit àtravailler dans les ténèbres, par prudence d’abord, paréconomie ensuite ; car il pouvait se faire que cette porte nefût pas la seule dont elle eût à franchir le seuil avantd’arriver jusqu’à Antoinette. Il lui fallut plus de deux heurespour scier le premier gond. Quand celui-ci fut détaché, elleralluma le rat-de-cave et introduisit le manche de sonmarteau entre la porte et la pierre, puis elle donna unesecousse. La porte céda, s’inclina un peu en arrière, et parce mouvement fit sortir de la gâche le pêne de la serrurequi n’était fermé qu’à un tour. Le pêne dégagé, plus n’étaitbesoin de scier l’autre gond, la porte tourna et s’ouvrit.Alors Vanda se trouva au seuil d’un escalier, un véritableescalier de cave, étroit, humide, tournant et fait de marchesusées et glissantes. Elle avait remis son marteau et sa limedans la poche de son pantalon d’où elle avait tiré unrevolver, objet plus utile, comme on le pense, pour cetteexpédition de découverte qu’elle entreprenait. Le rat-de-

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cave à la main gauche, le revolver au poing droit, ellemonta. L’escalier avait un repos. Vanda vit une sorted’encadrement et reconnut une porte murée, mais muréegrossièrement avec une simple bâtisse de planches desapin sur lesquelles on avait passé un lit de chaux et deplâtre. L’humidité avait fait tomber le plâtre. Les planchesétaient disjointes çà et là. À un endroit on y pouvait passerle doigt. Vanda y colla son œil d’abord et ne vit rien. Elleavait espéré qu’un rayon de lumière filtrerait au travers. Ellepassa ensuite son doigt. Le doigt rencontra quelque chosede mou comme une draperie clouée sur un mur. Elle nepoussa pas plus loin ses investigations de ce côté.L’escalier montait encore. Vanda le suivit et atteignit ladernière marche. Là, non plus une porte murée, mais unetrappe. La trappe était fermée. Cependant la Russe allaitpeut-être essayer de la soulever avec ses épauleslorsqu’elle entendit du bruit. Ce bruit était un pas d’homme,un pas qui allait et venait au-dessus de la tête de Vanda.Une seconde fois elle éteignit son rat-de-cave, et, plongéedans une obscurité profonde, elle écouta. Or, le pas queVanda avait entendu était celui de Timoléon. Timoléonvenait de rentrer. Il était deux heures du matin. La Chivotteattendait patiemment et ne s’était point couchée. Elleregarda son maître d’un œil interrogateur. Timoléonparaissait radieux.

– Maître, dit-elle, vous avez l’air content ?– Mais oui, fit Timoléon.– Vous donnera-t-on l’argent ?

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– On me l’a donné.Les yeux de la Chivotte étincelèrent d’une joie féroce.– Alors, dit-elle, la petite est à moi ?– À toi et à Polyte.– Ah ! mais non, dit la Chivotte ; à moi seule !– Pourquoi ?– Polyte l’aime…– Eh bien !– Il ne voudra pas que je l’assomme.– Tu as peut-être raison, murmura Timoléon.– Polyte gâterait tout.– C’est possible.– Et puisque vous avez l’argent…Timoléon frappa d’un air satisfait sur la poche de côté

de son paletot.– Là, dit-il.C’était le prix de la vie d’Antoinette, que M. de Morlux

s’était décidé à lui payer. La Chivotte s’élança vers laporte.

– Prends garde ! dit Timoléon en l’arrêtant.– À quoi ?– Si tu fais du bruit, on finira par t’entendre, malgré le

capiton.

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– Je l’étranglerai… ça ira plus vite. Puis, quand ellesera morte, ajouta le monstre, je la piétinerai pour acheverde me venger.

– Et qu’en feras-tu après ?– Dame !… ça vous regarde… et non pas moi…– Heureusement qu’il y a une cave ici, murmura

Timoléon.Puis, le misérable donna une tape amicale sur la joue

de l’horrible Chivotte, et lui dit :– Allons ! va… mignonne… et fais ça gentiment… sans

tapage.La Chivotte s’élança dans l’escalier, ses sabots à la

main. Elle arriva à la porte de cette chambre dans laquelleAntoinette était prisonnière depuis sept jours. La jeune filleavait été réveillée au milieu de la nuit par un bruit singulier.Bruit singulier… Quelque chose qui grattait une porte ou unmur. Était-ce un rat perçant le plafond ? Était-ce uncompagnon de captivité qui cherchait la liberté ? Était-ceun libérateur ? Antoinette se posa successivement cestrois questions et eut de violents battements de cœur. Aubout de deux heures, le bruit cessa. Alors Antoinette sentits’évanouir l’espoir qu’elle avait eu un moment. Pendant sacaptivité à Saint-Lazare, alors que Vanda et ellecouchaient dans la même pistole, la Russe lui avait souventraconté la surprenante évasion méditée et accomplie parRocambole au bagne de Toulon. Quand elle avait entenduce bruit qu’elle ne pouvait définir, Antoinette s’était dit :

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ce bruit qu’elle ne pouvait définir, Antoinette s’était dit :– Peut-être Rocambole est-il de retour à Paris ? Peut-

être vient-il me délivrer ?Mais lorsque le bruit eut cessé, la jeune fille retomba

dans son morne désespoir. Tout à coup un autre bruit se fit.Cette fois, c’était celui de la porte qui s’ouvrit et livrapassage à un flot de clarté. La Chivotte entrait. Elle avaitson caban d’une main, un flambeau de l’autre. Elle posa leflambeau sur la cheminée, ferma la porte, puis marcha versle lit. Antoinette fut effrayée de l’expression de férocitérépandue sur tout le visage de l’horrible Chivotte. Elle seleva en jetant un cri et se réfugia demi-nue dans la ruelle.

– Ah ! ma petite, ricana la Chivotte, cette fois nousallons régler nos comptes, et le maître ni Polyte ne tedéfendront… C’est ta vie qu’il me faut !

Elle franchit le lit d’un bond et saisit Antoinette à lagorge.

– Le maître le veut ! dit-elle.Et ses doigts noueux s’arrondirent comme un étau

autour du cou blanc d’Antoinette. Antoinette jeta unnouveau cri.

– Tu peux crier, dit la Chivotte, tu ne crieras paslongtemps.

Et elle serra plus fort… Antoinette se débattit, s’arrachaun moment à cette horrible étreinte, appela au secours…Mais les doigts de la Chivotte la reprirent et s’enfoncèrentdans la chair comme les griffes d’une bête féroce. Tout à

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coup, et comme Antoinette ne pouvait plus se débattre nicrier, il se fit un grand bruit… Le mur s’effondra ets’entrouvrit… C’était Vanda qui, d’un vigoureux coupd’épaule, avait jeté bas le bâti en planches qui en tombantarracha le capiton qui le couvrait. Et au seuil de cettebrèche Vanda apparut comme un ange libérateur. Enmême temps un éclair se fit, suivi d’une détonation… Et laChivotte, frappée d’une balle en pleine poitrine, tomba etse tordit en blasphémant sur le parquet !

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XVIIIPendant que Vanda délivrait Antoinette, que devenait

Rocambole ? Rocambole était au secret. Conduit à laConciergerie d’abord, il n’y était demeuré que deuxheures. On l’avait, le jour même, transféré à Mazas(15).Cela tenait à ce que, ainsi que le lui avait annoncé le chefdu greffe, il ne serait interrogé que le surlendemain, c’est-à-dire le mardi. Rocambole avait donc passé quarante-huitheures dans une cellule de Mazas. Le système cellulaireest peut-être le plus terrible de tous les systèmespénitenciers. Toujours seul, le prisonnier a bientôt perdu saforce morale et son énergie physique. Lorsqu’il arrive àl’instruction, il est à moitié vaincu par avance. MaisRocambole était de trempe à supporter les plus grandesépreuves. L’homme qui était demeuré dix ans au bagnesans laisser échapper son secret, sans vouloir s’évader,alors que son évasion était facile et habilement préparéepar ceux qui, comme Noël, lui étaient dévoués jusqu’à lamort, un tel homme, disons-nous, pouvait-il se laisserabattre par quarante-huit heures de secret ? Pourtant, celuiqui eût pénétré à l’improviste dans sa cellule, eût étéfrappé de sa pâleur et de son abattement. La nuit dudimanche au lundi avait été mauvaise ; Rocambole n’avait

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pas dormi. Un de ces orages qui annoncent le retour duprintemps, et qui éclatent avec une violence inouïe, avaitinondé Paris, de minuit à six heures du matin. Les éclairsmultipliés, le bruit du tonnerre, étaient parvenus jusqu’auprisonnier. Il avait eu mal aux nerfs ; il avait même pleuré…Cependant Rocambole ne craignait ni le bagne nil’échafaud. Que lui importait une dernière expiation, à luique le repentir avait touché ? Pourquoi donc pleurait-il ?pourquoi s’était-il agenouillé pendant ce terrible orage,demandant à Dieu d’apaiser l’orage bien autrement violentqui grondait au fond de son cœur ? Et à la fin de sa prière,Rocambole avait murmuré :

– Mon Dieu ! je ne me suis soustrait au long châtimentque les hommes m’infligeaient que parce que j’entrevoyaisla possibilité de réparer en partie mes crimes par un peude bien. Faites-moi la grâce de mener mon œuvre à bout,de sauver les deux orphelines, de voir une dernière fois lafemme que j’aimais comme une sœur, et je retournerai aubagne et j’y attendrai l’heure de votre justice suprême.Mais d’ici là, permettez-moi de mentir une dernière fois àla justice humaine et de lui échapper, si faire se peut, carles deux jeunes filles ont encore besoin de moi.

À huit heures du matin, Rocambole n’avait pas encorefermé l’œil, lorsqu’on lui apporta la ration des prisonniers.L’administration pénitentiaire française a cela d’admirablequ’elle sait concilier les devoirs les plus rigoureux avec unecertaine tolérance et de certains égards pour quiconquen’est encore que prévenu. Le directeur de Mazas, frappé

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de la bonne mine et des hautes façons de Rocambole,persistant à se dire victime d’une erreur et à prétendre qu’ilétait bien le major russe Avatar, avait donné des ordrespour qu’il fût traité fort convenablement. Il avait fait venir sanourriture de la pistole, on avait mis quelques livres à sadisposition. Parmi ces livres il en était un, une histoire deLouis le Grand, publiée en Hollande en 1723, et qui portaitl’estampille de la bibliothèque de l’Arsenal. Comment cevolume était-il entré à Mazas ? D’une façon bien simple etque nous allons dire.

Mazas a souvent été habité par des journalistes et desgens de lettres. La politique et les délits de presse ontsouvent envoyé de tels hôtes à la prison cellulaire(16). L’und’eux, M. X…, condamné à quatre moisd’emprisonnement, fut arrêté au moment où il travaillait àun ouvrage d’histoire important. Il demanda et obtint lapermission de faire prendre aux diverses bibliothèques lesouvrages dont il avait besoin pour ses travaux. Récemmentlibéré, M. X…, en partant, avait renvoyé les livres audirecteur. Le directeur n’avait pas encore restitué lesvolumes en question au bibliothécaire de l’Arsenal, etc’était ainsi que le premier volume de l’Histoire deLouis XIV avait été prêté à Rocambole. On lui avaitégalement permis d’écrire. Rocambole avait passé sajournée du dimanche à écrire des lettres en langue russe età feuilleter l’Histoire de Louis XIV. Ces lettres adressées àdes personnages de Saint-Pétersbourg et de Moscoun’avaient d’autre but que de laisser croire que dans ces

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deux villes tout le monde connaissait le major Avatar ; touten lisant il avait tracé en marge d’une page quelques motsd’une écriture menue et serrée, qu’on n’aurait pu lirecouramment qu’à la loupe. Puis il avait détrempé dans del’eau un peu de mie de pain et en avait fait de la colle. Aveccette colle, il avait réuni les deux feuillets. Qu’est-ce queRocambole avait écrit ? Une seule personne aurait pu lelire. Cette personne c’était Vanda. Mais comment ce livreparviendrait-il jamais à Vanda ?

Voilà ce que se fût vainement demandé tout autre queRocambole… Mais Rocambole s’était dit :

– Depuis que je suis arrêté, Vanda doit certainementavoir placé en sentinelle quelque part dans les couloirs duPalais de justice, soit Noël, soit la belle Marton.

« Entre la voiture cellulaire et le cabinet du juged’instruction, il y a un bout de chemin à faire à pied enpassant au milieu de la foule qui encombre le palais. Il y adonc gros à parier que je verrai quelqu’un des trois, lereste est facile.

En effet, le dimanche soir quand on lui avait apporté sonsouper, le major Avatar avait rendu les livres en disant :

– Monsieur le directeur serait vraiment bien bon de meprocurer le second.

Le guichetier emporta le volume et revint peu après.– Monsieur le directeur, répondit-il, vous prie d’attendre

à demain, le second volume est à la bibliothèque. On

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rendra le premier volume et on fera demander le second.Rocambole fit un signe de tête approbateur. C’était tout

ce qu’il voulait. Ce qui ne l’avait pas empêché de passerune mauvaise nuit et de pleurer, lui, l’homme fort parexcellence. Rocambole avait au fond du cœur une blessureinguérissable, une plaie mystérieuse que le grand air de laliberté serait impuissante à cicatriser. À huit heures, doncle lundi, le guichetier vint lui annoncer qu’on allait leconduire à l’instruction. Rocambole s’habilla. Il fit sa toiletteavec un soin minutieux, une toilette du matin, la toilette d’ungentleman qui sort de bonne heure. Sur sa demande, onétait allé à son petit hôtel, et on lui avait rapporté desvêtements. Par la même occasion, on avait saisi tous sespapiers. Rocambole monta dans la voiture cellulaire avecun garde municipal. Ce dernier n’était pas habitué à voirdes prisonniers ayant aussi grand air que Rocambole. Il neput se défendre de certaines marques de respect à sonendroit. D’ailleurs, Rocambole avait su se donner unetournure véritablement militaire, et il persistait à se dire lemajor Avatar. Le trajet de Mazas au Palais de justice estassez long. Il n’est pas défendu aux prisonniers de causeravec les municipaux. Ceux-ci ne détestent pas un bout deconversation. Rocambole parla de la Crimée. Le municipalavait fait le siège de Sébastopol. Le faux major Avatardonna sur Sébastopol des détails d’une rigoureuseexactitude. Le municipal en fut frappé. Le major lui dit :

– Le gouvernement russe me persécute parce que j’aides opinions libérales.

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Le municipal lâcha quelques phrases sympathiques à lamalheureuse Pologne. Ce municipal, dont la moustacheétait grisonnante, prenait du tabac. À chaque instant ilouvrait une tabatière en écorce avec un cordon de peau aucouvercle. Rocambole lui demanda une prise. Le municipalfut flatté et offrit sa tabatière avec empressement. Quandon arriva dans la cour de la Sainte-Chapelle, le municipalaurait juré qu’il avait vu Rocambole sous les murs deSébastopol.

– Vous n’attendrez pas longtemps aujourd’hui, dit-il enaidant Rocambole à descendre.

– On attend donc quelquefois ? demanda ce dernieravec une naïveté parfaite.

– Il y a des jours… Tenez, avant-hier, nous sommesrestés, un petit jeune homme et moi, dans l’antichambre dujuge d’instruction, plus de deux heures.

– Est-ce vous qui êtes de service tous les jours ?– Non, mon commandant, dit le municipal ; un jour non,

l’autre seulement.– Ce qui fait que si je reviens après-demain, ce sera

avec vous ?– Oui, mon commandant.Le municipal y tenait. Plus que jamais, il prenait

Rocambole pour un véritable officier russe. Ce qui nel’empêcha pas de lui mettre la ficelle. Comme ilstraversaient la cour de la Sainte-Chapelle et se dirigeaient

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vers l’escalier du parquet, un petit jeune homme blond,mince, vêtu d’une blouse bleue et coiffé d’une casquette àvisière de cuir, descendait le même escalier. Rocamboletressaillit et reconnut Vanda. Vanda fit un faux pas et roulatrois ou quatre marches, de façon à venir se heurter àRocambole.

– Imbécile ! murmura le faux major.– Regarde donc où tu marches, morveux, dit le

municipal.Rocambole ajouta en russe :– Histoire de Louis XIV, premier volume, bibliothèque

de l’Arsenal.Puis il continua son chemin et dit en riant :– La langue maternelle vous revient toujours quand on

est en colère.Vanda avait disparu.

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XIXLe municipal avait eu raison. Le rôle de l’instruction

n’était pas chargé ce jour-là, ou plutôt, il n’y avait queRocambole à interroger. Si Timoléon avait dit vrai, si lemajor n’était autre que cet audacieux bandit appeléRocambole, qui s’était évadé de Toulon avec un sang-froidet une habileté extraordinaires, un tel inculpé méritait biende n’être pas interrogé à la hâte. Rocambole fut doncconduit sur-le-champ dans le cabinet du juge d’instruction. Ilse trouva alors en présence d’un homme jeune encore,bien qu’un peu chauve, au regard clair, au front intelligent,sévère d’aspect sans dureté, et qui lui dit avec unecourtoisie parfaite :

– Je vais vous interroger, monsieur.Rocambole s’inclina. Il avait aperçu sur le bureau du

juge d’instruction une liasse de papiers. Ces papiersétaient les siens. C’étaient pour la plupart des lettresvenant de Russie, à l’adresse du major Avatar. Il y avait, enoutre, les états de service de l’officier russe et un brevet demajor signé Nicolas.

– Monsieur, lui dit le juge d’instruction, d’après lespapiers saisis chez vous, d’après les documents recueillis,

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d’après le témoignage d’un homme des plus honorables, lemarquis de B…, qui vous a présenté dans le mondeparisien, vous êtes bien réellement le major Avatar.

Rocambole ne sourcilla pas. Aucun muscle de sonvisage ne tressaillit, aucun geste de joie ne lui échappa.Rocambole connaissait les juges d’instruction de longuemain, et il savait fort bien qu’ils commencent par tendre unpiège à l’homme qu’ils interrogent.

– Monsieur le juge d’instruction, répondit-il, rien n’estmoins facile à prouver que la vérité ; et si vous étiez bienconvaincu de mon identité, vous eussiez rendu déjà uneordonnance de non-lieu.

– En effet, dit le juge, si tout paraît démontrer que vousêtes le major Avatar, il s’élève pourtant une charge contrevous.

– Laquelle ?– On vous accuse d’être le nommé Joseph Fipart, dit

Rocambole.– Est-ce tout ?Et Rocambole ne se départit point de son calme. Le

juge compulsa un dossier.– Si cela était, vous auriez été condamné aux travaux

forcés à perpétuité par les tribunaux espagnols, et jeté aubagne de Cadix, d’où vous vous seriez évadé.

– Après ? dit Rocambole avec calme.– Revenu en France, vous auriez été condamné à vingt

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– Revenu en France, vous auriez été condamné à vingtans de travaux forcés…

– Par quelle cour ? demanda le faux major.– Par la cour d’assises des Bouches-du-Rhône.– Monsieur, dit Rocambole, je m’étais promis d’abord

de ne pas répondre ; mais j’ai réfléchi, et je m’expliquerai.– Je vous écoute, dit le juge.– Si j’ai été réellement condamné, si, comme vous

paraissez le croire, je suis un forçat évadé, rien n’est plusfacile que de me confronter avec les personnes quiforcément doivent m’avoir connu.

Le juge ne répondit pas, mais il sonna et un huissierentra. Le juge lui fit un signe. Rocambole baissait la tête.Une porte s’ouvrit dans le fond du cabinet ; Rocambole neleva pas les yeux. Cependant un homme était entré. Cethomme avait les menottes. C’était Milon. Le juge regardace dernier. Évidemment, si les rapports de Timoléonétaient vrais, Milon, à qui on avait tenu secrète l’arrestationde Rocambole, Milon, qu’une étroite amitié unissait à celui-ci, ne pourrait se défendre d’une certaine émotion. MaisMilon ne sourcilla pas. Il regarda le major Avatar avec unecuriosité naïve.

– Monsieur le major Avatar ? dit le juge.Rocambole leva la tête et aperçut Milon. Il eut le même

regard indifférent.– Connaissez-vous cet homme ? demanda le juge.

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– Non, dit Rocambole.Le juge s’adressa à Milon.– Et vous ? dit-il.Milon, la brute bienfaisante, Milon l’honnête homme

idiot, fut sublime alors :– Pardonnez-moi, monsieur, dit-il, mais je n’ai pas de

mémoire. J’ai tort de vous dire que je ne connais pasmonsieur.

– Ah ! fit le juge qui laissa de plus belle peser sonregard investigateur sur Rocambole, où l’avez-vous vu ?

– Au bagne de Toulon.Le major Avatar n’eut pas même un tressaillement.– C’était à la fin de la guerre de Crimée. On avait fait la

paix. Un jour, des officiers russes vinrent visiter leMourillon… j’y étais… et je me souviens très bien y avoir vumonsieur…

Rocambole, impassible, répondit :– C’est fort possible. J’ai visité le bagne à cette

époque.– Retirez-vous, dit le juge à Milon.Et il sonna de nouveau. L’huissier vint chercher Milon.

Celui-ci sortit sans regarder Rocambole. Le juge eut beaufaire, il lui fut impossible de surprendre entre ces deuxhommes le moindre signe d’intelligence.

– Monsieur, dit-il à Rocambole, je vous avoue que ma

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conviction est ébranlée.Rocambole eut un sourire.– Je le regrette, monsieur, dit-il.Ces mots arrachèrent au magistrat un geste de

surprise.– Monsieur, reprit Rocambole, on ne meurt pas au

bagne ; je vois même qu’on s’en évade, témoin cet hommeavec qui vous venez de me confronter. Si la justicefrançaise pouvait être convaincue que le major Avatar n’estqu’un misérable forçat du nom de Rocambole, elle rendraitun grand service au major Avatar.

– Je ne comprends pas, dit le juge.Rocambole continua :– Pour qu’un homme de ma qualité ait été arrêté

comme un forçat évadé, il faut bien que ses ennemis soientpuissants.

– Monsieur, dit sévèrement le magistrat, la justice n’estl’ennemie de personne.

– Veuillez me pardonner, reprit Rocambole. Je me suismal exprimé. Je vais traduire plus nettement ma pensée.Je suis une victime de la politique absolutiste de la Russie.Ce que la Russie veut, ce n’est pas m’envoyer au bagnesous le nom de Rocambole : ce qu’elle veut, c’est que jeme réclame de l’ambassade moscovite.

– Dans quel but ? demanda le juge.

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– L’ambassade me fera alors ses conditions.– Comment ?– Elle me couvrira de sa protection, garantira mon

identité, et, en échange, elle me donnera une mission àPétersbourg.

– Après ? fit le juge.– À Pétersbourg, je serai arrêté et envoyé en Sibérie.

On peut revenir de Toulon et de Cayenne, on ne revientjamais de Sibérie.

Rocambole avait dit tout cela avec un calme parfait. Lejuge d’instruction fronçait imperceptiblement les sourcils.Jamais il n’avait eu affaire à si forte partie.

– Monsieur, lui dit-il, j’avais compté pour reconnaîtreRocambole sur son ancien compagnon de chaîne :l’épreuve a été presque décisive en faveur du majorAvatar. Cependant, avant de rendre une ordonnance denon-lieu et la levée d’écrou, il faut que j’interroge votrefemme. Entrez-là.

Il appela l’huissier, et celui-ci fit passer Rocamboledans une petite pièce sans autre issue que le cabinetmême de l’instruction. Rocambole se dit :

– C’est un piège qu’on me tend. Vanda n’est pasarrêtée, puisque je viens de la rencontrer.

Et il se laissa enfermer de bonne grâce. Le juge sonnade nouveau et dit :

– Qu’on amène l’homme qui a été arrêté cette nuit à la

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– Qu’on amène l’homme qui a été arrêté cette nuit à laVillette.

Cet homme fut introduit.Il marchait comme un homme ivre, il était pâle comme

un condamné qui va à l’échafaud. Deux grosses larmesroulaient sur ses joues. C’était Jean le Boucher. Un agentde Timoléon l’avait grisé la veille au soir, dans un cabaretde la Villette, puis il l’avait fait arrêter. Jean n’avait pas niéson identité. Le vin a ses franchises fatales.

– Vous vous nommez Jean ? dit le juge.– Oui monsieur.– Vous vous êtes évadé du bagne ?– Oui monsieur.– Vous y remplissiez les fonctions de bourreau ?Jean se jeta à genoux.– Monsieur, dit-il, par pitié… au nom du bon Dieu…

faites-moi condamner à mort si vous voulez… mais ne meforcez pas à reprendre mes anciennes fonctions…

Jean eut un accès de désespoir et se tordit les mainsen restant à genoux. Le juge fit un signe. Alors l’huissierouvrit la porte de la petite chambre où Rocambole étaitcomme en cellule, et l’en fit sortir. Jean aperçut Rocamboleet jeta un cri.

– Le maître ! dit-il.Puis il se traîna vers lui, ajoutant d’une voix entrecoupée

de sanglots :

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– N’est-ce pas maître ? vous qui pouvez tout, que vousme sauverez une fois encore ?

– Imbécile ! répondit Rocambole, tu viens de nouslivrer !… Et il dit en souriant au juge :

– Monsieur, je ne nie plus, je suis bien réellementRocambole !

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XXLes derniers mots de Rocambole avaient amené sur les

lèvres du juge d’instruction un sourire de satisfaction. Jeanle Boucher, ivre encore une minute auparavant, était tombéà genoux, complètement dégrisé. Il venait de trahirl’homme à qui il devait la liberté.

Aussi son désespoir fut immense. Mais le juge n’étaitpas d’humeur à entendre les lamentations. Il donna l’ordrequ’on l’emmenât. Puis, quand il fut seul avec Rocambole, illui dit :

– Voulez-vous signer l’aveu que vous venez de mefaire ? Un sourire vint aux lèvres de Rocambole.

– Monsieur, répondit-il, vous pensez bien, n’est-ce pas,que le témoignage de ce pauvre diable, tout enm’accablant, ne m’aurait cependant fait perdre la tête à cepoint, si je n’avais de puissants motifs pour ne pas cacherplus longtemps mon identité.

– Quels sont ces motifs ? demanda froidement le juge.– Monsieur, reprit Rocambole, je fais partie d’une vaste

association. Tous ceux qui la composent m’obéissent. Jepuis tenir la police en échec. Si je ne le fais pas, c’est que

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je veux vendre fort cher ma non-intervention.– Je ne vous comprends pas, dit le juge d’un ton sec.Rocambole continua, souriant toujours.– À première vue, que suis-je à vos yeux ?« Un criminel de la pire espèce, un forçat évadé que

vous allez faire réintégrer au bagne, à moins qu’il n’aitcommis de nouveaux crimes et qu’il ne soit nécessaire dele renvoyer devant une cour d’assises.

– Après ? dit le juge.– En y regardant de plus près, poursuivit Rocambole, je

suis autre chose que tout cela.– Je vous écoute.– Je suis un homme que le repentir a touché, qui voulait

mourir au bagne et qui n’en est sorti que pour expier sescrimes.

– Singulière expiation ! fit le juge.Rocambole leva sur lui ce regard qui possédait un don

de fascination inouïe.– Que voulez-vous, monsieur, dit-il, j’ai mis dans ma tête

que vous m’écouteriez jusqu’au bout.– Parlez, fit le juge.– Cela se faisait autrefois, reprit Rocambole ; cela ne

se fait plus aujourd’hui. M. de Sartine, lieutenant de policesous Louis XV, faisait venir un grand criminel et lui disait :Veux-tu servir la police ?

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– Vous avez raison, interrompit dédaigneusement lejuge d’instruction, cela ne se fait pas aujourd’hui. La policene se compose que d’honnêtes gens.

– Attendez, monsieur, attendez…, poursuivitRocambole. Si je venais vous dire : À l’exemple de Vidocq,immortalisé par Balzac sous le nom de Vautrin, je viensvous demander le poste de chef de la Sûreté, vous meririez au nez, et vous auriez raison. Le chef de la Sûretéest, de nos jours, un magistrat respecté et dont une vie deprobité rigoureuse a anobli les fonctions : mais ce n’estpas ce que je veux.

– Que voulez-vous donc ? demanda le juge d’instructionqui, depuis un moment, en regardant cet homme élégant etcalme, se posait la question de savoir si c’était bienréellement Rocambole.

– Ce que je veux, le voici, répondit-il. Il y a à Paris deuxjeunes filles persécutées dont on a assassiné la mère etvolé la fortune. Je veux leur rendre la fortune volée etvenger leur mère. Après, je rentrerai au bagne.

Le juge sourit.– Monsieur, dit-il, vous pouvez me faire des révélations.

La justice est assez puissante pour punir de grandscoupables, rendre une fortune volée et prendre deuxorphelins sous sa protection.

– Elle ne le pourrait pas dans cette circonstance,répliqua simplement Rocambole.

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– Pourquoi ?– Parce que l’une des deux jeunes filles aime le neveu

de l’assassin. En faisant justice complète, elle ruineraittoutes les espérances de la jeune fille.

– Monsieur, dit le juge, personne en France n’a le droitde se substituer à l’action souveraine des pouvoirs établis.

Et il sonna. Le garde municipal entra.– Emmenez cet homme, dit le juge.– Un mot encore, monsieur ? demanda Rocambole.– Voyons.– Si je vous demandais huit jours de liberté,

m’engageant à rentrer ensuite en prison et à subir mon sortde condamné, me refuseriez-vous ?

– Oui.– Vous trouverez tout naturel alors que je refuse de

signer mes déclarations ?– Comme vous voudrez, répondit le magistrat.Rocambole s’en alla.– Maintenant, murmura-t-il, en regagnant, sous la

conduite du garde municipal, la voiture cellulaire, j’ai misma conscience en repos. On a besoin de moi, je n’ai pasle temps de pourrir à Mazas, et encore moins de retournerau bagne… Tant pis ! je m’évaderai !

Le garde municipal persistait à appeler Rocambole« mon commandant ».

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– Eh bien ! dit-il, est-ce fini ?– Pas encore, répondit Rocambole.– On ne veut donc pas vous lâcher ?– On me lâchera mercredi, pour sûr.– Ah ! fit le garde municipal, nous ferons encore un bout

de chemin ensemble.– Est-ce que vous serez de service ?– Oui.– Alors, tant mieux !Et Rocambole prit un air dégagé et insouciant, ajoutant

comme se parlant à lui-même :– La Russie ne me pardonne pas mes idées libérales.Le municipal opina d’un signe de tête et sortit sa

tabatière.– Donnez-moi une prise de tabac, lui dit Rocambole.Le municipal tendit sa boîte et dit, pendant que

Rocambole y plongeait les doigts :– Ça n’a pas été long aujourd’hui ; mais mercredi ce

sera une autre affaire.– Pourquoi ?– Le mercredi est un jour où l’instruction a un rôle très

chargé.– On attendra si besoin est, dit Rocambole.

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La voiture cellulaire roulait pendant ce temps-là versMazas, et bientôt Rocambole fut réintégré dans sa cellule.Peu après, le guichetier arriva. Il apportait au prisonnier lesecond volume de l’histoire de Louis XIV.

– Ma foi ! monsieur, lui dit-il, il faut que vous ayez plu audirecteur.

– Pourquoi donc ?– Je vas vous dire. Tandis que vous alliez à l’instruction,

il m’a envoyé rapporter à la bibliothèque le livre que vousaviez lu. J’ai demandé le second volume, comme il m’avaitrecommandé.

– Eh bien ?– On m’a dit, il est en lecture, vous l’aurez demain. Et on

m’a montré un jeune homme blond qui le lisait.À ces mots Rocambole tressaillit. Le guichetier

continua :– Je suis venu rendre réponse au directeur. Il m’a dit :« – Il faut y retourner et attendre que ce livre soit

disponible. Le major Avatar est un homme pour lequel jeveux avoir des égards.

– Et vous y êtes retourné ? demanda Rocambole.– Certainement. Le petit blond avait fini. On lui avait

même donné le premier volume.Rocambole se prit à sourire :– Vous remercierez pour moi le directeur, dit-il.

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Et il s’empara du volume. Quand le guichetier fut parti,Rocambole s’empressa d’ouvrir le volume. Le volume avaitdeux pages collées. Il les humecta avec ses lèvres, souffladessus et les pages se séparèrent. En marge, on avaitécrit au crayon dans une langue inconnue de tous, exceptépeut-être de Vanda et de Rocambole. C’était la réponse àce que Rocambole avait écrit. Il avait dit, lui :

« Retrouver Antoinette à tout prix. Aller à l’Arsenaldemander le premier volume des Méditations deLamartine et me tenir au courant. Je ferai demander cevolume. »

Vanda avait répondu – car Vanda n’était autre que lepetit blond dont avait parlé le guichetier :

« Le hasard est pour nous. Je garde le second volumepour répondre. Peut-être va-t-on venir le chercher,Méditations inutiles. Antoinette sauvée. La Chivotte morte.Timoléon en fuite. Agénor parti chez son père, pas encorerevenu. »

Rocambole, après avoir lu, se dit en respirant à sonaise :

– J’ai le temps de préparer mon évasion.Puis, le soir, il demanda à écrire au juge d’instruction, et

voici ce qu’il écrivit :« Monsieur,« Je renonce à me substituer à l’action de la justice, et

je consens à retourner au bagne ; mais vous ne refuserez

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pas d’entendre les révélations importantes que j’ai à vousfaire.

« ROCAMBOLE. »En écrivant cette lettre à huit heures du soir, Rocambole

avait fait cette réflexion qu’elle arriverait trop tard auparquet pour qu’on le fît revenir à l’instruction avant lesurlendemain.

Or, c’était le surlendemain qu’il avait choisi pour le jourde son évasion.

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XXIRocambole avait calculé juste. On le laissa toute la

journée du lendemain dans sa cellule sans qu’il eût denouvelles du juge d’instruction. Pendant la nuit, cettetristesse mortelle qui l’avait gagné depuis son entrée enprison augmenta et le tint les yeux ouverts. À quoi songeait-il ? À son évasion ? Non. Rocambole avait arrêté son plan.Une seule chose pouvait le faire avorter, et depuis quelquetemps le hasard le servait trop fidèlement pour qu’il eûtcette crainte. Rocambole avait un autre souci, une autredouleur, pour dire le mot. Il se tourna et se retourna sur sonlit sans pouvoir dormir. Un nom, que les murs de sa celluleconvertis en échos n’auraient pu répéter, tant il le prononçaà voix basse, erra souvent sur ses lèvres. Quand le jour vint– ce jour blafard et sinistre auquel sont éternellementcondamnés les prisonniers –, Rocambole avait la fièvre :un rire dédaigneux et sarcastique agitait convulsivementses lèvres et il posait une main fiévreuse sur son frontsillonné de rides imperceptibles. Cet homme revenu aubien, ce bandit converti, eut même un rire féroce, à uncertain moment, et, se parlant à lui-même :

– Je ne sais pas, murmura-t-il, si je n’étais pas plusheureux quand j’étais criminel. Après la justice des

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heureux quand j’étais criminel. Après la justice deshommes, est-ce donc celle de Dieu qui commence pourmoi ?

Et, nous le répétons, Rocambole accablé, Rocambole,en proie à une torture mystérieuse, ne se préoccupaitguère de son évasion. À huit heures, on vint le chercher. Etce qu’il avait prévu arrivait : le juge d’instruction, friand derévélations, se hâtait de le faire venir. La voiture cellulaireétait dans la cour. Le bon garde municipal, l’homme à latabatière, salua Rocambole, l’appelant « moncommandant » de plus belle. Pour tous les employés deMazas, car l’instruction garde scrupuleusement sessecrets, Rocambole était le major Avatar, un homme quiavait trempé dans quelque conspiration politique. Le bonmunicipal se serait jeté dans le feu pour lui ; il aurait tout fait– sauf une chose pourtant, le laisser évader. Le soldat estincorruptible et Rocambole le savait si bien qu’il n’avait pasmême eu la pensée de le sonder adroitement. Pendant letrajet, Rocambole parla de Sébastopol et du fameuxgénéral Totdleben. Le municipal, ravi, l’écoutait. On arriva.Un homme se promenait dans la cour de la Sainte-Chapelle, regardant tout d’un air étonné et curieux, aumoment où Rocambole sortit de la voiture cellulaire. Cethomme avait une belle barbe blonde, un teint mat, degrands favoris et des yeux bleus. Son col raide et haut, sacravate longue attachée par une épingle en diamants, sonhabit bleu, son gilet blanc, son pantalon gris clair, unelorgnette de course qu’il portait en bandoulière, enfin unguide Joanne sortant à demi de sa poche disaient

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suffisamment que c’était un de ces Anglais voyageurs quipromènent leur curiosité ennuyée d’un bout du monde àl’autre. Il s’extasiait sur les rosaces et les clochetons de laSainte-Chapelle, et marchait à reculons, de telle façon qu’ilvint se heurter au municipal. Celui-ci avait pris Rocambolepar le bras et se dirigeait avec lui vers l’escalier duparquet.

– Aoh ! fit l’Anglais, exquiousez-moa.Puis, avisant Rocambole, il laissa échapper un geste

de surprise.– Major Avatar ! dit-il.– Moi-même, mylord.– Vos ici !… Oh ! très cher ami !… fit l’Anglais.Et sans prendre garde au municipal il se jeta dans les

bras de Rocambole. Celui-ci avait reconnu son fidèle Noël,qui lui dit en feignant de l’embrasser :

– Je suis déjà venu hier.– Va me chercher une voiture et attends-moi dans la

cour de la préfecture de police, lui dit rapidementRocambole.

Tout cela fut si rapide, si prompt, si imprévu, que legarde municipal n’eut pas le temps de s’interposer.

– Au revoir, mylord, dit Rocambole.En même temps, il eut pour le municipal un regard

suppliant. Ce regard voulait dire : « Au nom du ciel, faites

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que cet homme qui est un grand personnage et à l’estimeduquel je tiens ne s’aperçoive pas que je suis prisonnier. »

Le municipal comprit.– Au revoir ! dit Rocambole.Et il salua l’Anglais qui ne paraissait pas l’avoir vu sortir

de la voiture cellulaire. Il est une heure pour le prévenu où la justice humaine

semble se départir un moment de sa rigoureusesurveillance. C’est l’heure où il va à l’instruction. Entre lesmurs épais de la prison et les barreaux de fer de la voiturecellulaire et le cabinet du juge d’instruction, il y a tout unpetit voyage à faire dans les corridors sombres du Palaisde justice, sous l’unique surveillance d’un gardienmunicipal. Les évasions au Palais de justice sont rares,mais elles ne sont pas sans exemple. Il y a eu descondamnés d’une force herculéenne qui ont brisé leursmenottes, il en est qui ont donné un coup de couteau ausoldat qui les conduisait. Mais le prévenu qui ne connaîtpas ce labyrinthe qu’on appelle le Palais de justiceessaierait en vain de se sauver. Au bout de cent pas, ilserait repris. Le cabinet du juge d’instruction n’a rien quirappelle les vieilles coutumes judiciaires et les sombresdécors d’autrefois. C’est une pièce meublée avec un goûtsévère, ressemblant à tous les cabinets du monde. Le jugeest assis à une table ; le greffier à une autre. Avant lecabinet se trouve une antichambre dans laquelle le prévenu

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attend son tour, sous la garde du municipal. Quelquefois il ya dix personnes dans cette pièce. Dix personnes qui, àtour de rôle, seront interrogées. Quand Rocambole arriva, ilvit deux hommes en blouse et une femme gardés par deuxmunicipaux.

– Nous en avons pour une heure, lui dit celui qui leconduisait.

Et il tira sa tabatière. Rocambole allongea la main quilui restait libre, car l’autre était entravée par la ficelle, et lemunicipal lui offrit une prise avec empressement.Rocambole l’aspira lentement et se prit à rêver. Un hommesortit du cabinet du juge d’instruction et l’un des municipauxse leva et lui remit les menottes.

– À vous autres, dit-il, en désignant les deux hommes etla femme, sans doute inculpés dans la même affaire.

Le municipal qui avait amené les deux hommes et lafemme à l’instruction les fit entrer, referma la porte et vintse rasseoir auprès de celui qui était chargé deRocambole. Mais son visage se rasséréna, lorsque lepremier eut dit à l’autre :

– Ils en ont au moins pour une heure. Donne-moi uneprise, camarade. Le municipal tendit sa tabatière. Puis ill’offrit à Rocambole. Mais Rocambole refusa. Rocambolerêvait. Il s’écoula une demi-heure. Le municipal tenaittoujours par un bout la ficelle qui serrait la main gauche deRocambole. L’autre municipal, qui avait aspiré une longueprise, dit tout à coup :

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– C’est drôle ! mais j’ai envie de dormir.– Es-tu de garde cette nuit ?– Oui.– Alors ça se comprend… mais si tu veux fermer les

yeux un brin, j’ai les deux miens bien ouverts.Et il prit une nouvelle prise. Le premier municipal ne se

fit pas renouveler l’invitation, il s’adossa contre le mur,croisa ses jambes et ferma les yeux. Cinq minutes après, ildormait. Rocambole continuait à se montrer préoccupé.Cependant, de temps à autre, il regardait à la dérobée songardien. Celui-ci luttait contre le sommeil, mais ses yeuxclignotaient. Rocambole sentit que la ficelle se détendait, lemunicipal avait laissé retomber son bras. Enfin, il ferma lesyeux à son tour. Rocambole attendit quelques minutesencore. Puis il tira doucement sur la ficelle, et la main dumunicipal s’ouvrit et la laissa échapper. Rocambole étaitlibre ! Alors il se leva sans bruit, boutonna militairement saredingote, tira de sa poche de côté une rosette multicolorequ’il mit effrontément à sa boutonnière, et se dirigea vers laporte d’un pas égal et mesuré. Les municipaux dormaient.Il ouvrit la porte et sortit. Le couloir était plein de monde : ily avait des municipaux, des prévenus, des avocats, desjuges ; tout cela allant et venant. Rocambole avisa unmunicipal et alla vers lui.

– Pourriez-vous m’indiquer la première chambre de lacour ?

– Suivez le corridor, répondit le soldat, qui prit

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Rocambole pour un officier. Vous monterez un étage, puisvous descendrez…

– Ah ! bon, j’y suis, répondit Rocambole.Et il s’éloigna sans affectation. Les uns le prirent pour

un témoin, les autres pour un plaideur, d’autres pour unsimple curieux. Il connaissait à fond son Palais de justice,et passant du nouveau bâtiment dans l’ancien, il gagna lasalle des Pas-Perdus, monta au-dessus de la courd’assises, trouva un petit escalier, redescendit et se trouvaau bout de dix minutes au seuil d’une porte qui donnait surla cour de la préfecture de police. Un fiacre l’attendait àcette porte. Dans ce fiacre était le faux Anglais, c’est-à-direNoël.

– Mais comment avez-vous fait ? demanda-t-il stupéfait.– J’ai endormi les municipaux.– Avec quoi ?– Avec une pilule brune, réduite en poussière, que j’ai

laissé tomber dans la tabatière de l’un d’eux.« Mais je te conterai cela plus tard. En attendant, allons

déjeuner. Je meurs de faim.Le faux Anglais cria au cocher :– Chez Maire ! boulevard Saint-Denis, au coin de celui

de Strasbourg.

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XXIIIl est un restaurant, à Paris, cher aux comédiens, aux

gens de lettres, aux artistes en général. Ne vous fiez pas àl’enseigne. C’est celle d’un marchand de vins. Mais si vousvoulez boire des crus authentiques et de grands vins deBourgogne et de Bordeaux, allez-y. Cela s’appelle lerestaurant Maire, successeur Chalais(17). La police a l’œilsur les restaurants à la mode. Elle surveille les cafésélégants où le g r e c et le filou coudoient l’hommeirréprochable de mœurs et de tenue. Elle ne songerajamais à aller chez Maire. Maire est la maison hospitalièreoù vient le comédien.

Ouvrez les livres de recensement pénitentiaire, ils vousrépondront : On n’a jamais vu un comédien au bagne ! Ilrésulte de ceci que cette profession jadis excommuniéeest la plus honnête de toutes. Nous avions besoin de diretout cela, pour expliquer pourquoi Noël dit Cocorico avaitcrié au cocher :

– Chez Maire, boulevard Saint-Denis !Chalais, le successeur de Maire, a une clientèle ; mais il

ne refuse jamais une table au client de hasard qui vientchez lui. Le faux Anglais avait un air respectable.

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Rocambole paraissait un parfait gentleman. Pourquoi leureût-on refusé à déjeuner ? Ils s’installèrent dans un petitcabinet au fond de l’établissement. La fenêtre de cecabinet donnait sur le boulevard de Strasbourg.

– Ici, dit Rocambole, nous serons tranquilles. J’ai l’aird’un grand premier rôle de province et toi du régisseur deCovent Garden qui vient à Paris engager une prima dona.Causons…

– Maître, dit Noël, avant de vous rien dire, je veuxsavoir…

– Quoi donc ?– Comment vous êtes sorti.– Mais c’est bien simple, répondit Rocambole.– Simple ?– Je te l’ai dit ; j’ai endormi les deux gendarmes, je me

trompe, les municipaux…– Comment cela ?– Je te l’ai dit encore : en glissant dans la tabatière de

l’un d’eux une petite poudre qui est un narcotique des pluspuissants.

– Ah !– Et qui endort en quelques minutes. Après, la chose

était toute simple. On a eu des égards pour moi ; on m’alaissé ma garde-robe à Mazas. Comme tu le vois, ma miseest irréprochable. Je suis un parfait gentleman. Les

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municipaux endormis, j’ai quitté l’antichambre du juged’instruction comme si de rien n’était, et me voilà ! Àprésent, dis-moi où nous en sommes.

– Antoinette est retrouvée.– Bon !– Mais il y a trois jours que nous n’avons vu M. Agénor.– Ah !Et Rocambole baissa tout à coup la voix.– Et… Madeleine ? dit-il.Noël n’était pas très clairvoyant. Cependant il lui sembla

que Rocambole pâlissait légèrement en prononçant cenom. Noël reprit :

– En revanche, M. Yvan Potenieff est ici.Rocambole fronça le sourcil.– Il est venu à Paris pour retrouver Mlle Madeleine, mais

il n’a pas eu de chance.– Que s’est-il passé ?– Figurez-vous, maître, continua Noël, que le jour de

votre arrestation Madame m’a confié la demoiselle pour laconduire chez ma mère. Pendant ce temps-là, elle couraità Auteuil pour avoir des nouvelles. La demoiselle et moinous descendions les Champs-Élysées, lorsque tout àcoup je la vois pâlir, et elle manque de se trouver mal.Notre voiture en avait croisé une autre dans laquelle setrouvait M. Yvan Potenieff.

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– Après ? dit Rocambole.– Moi, continua Noël, j’ai cru un moment que la

demoiselle s’était trompée. Mais non… c’était bienM. Yvan Potenieff, paraît-il.

– Comment le sais-tu ?– Madame, ayant délivré mam’zelle Antoinette, s’est

occupée de M. Yvan.– Ah ! et qu’a-t-elle fait ?– Elle sait tout ou à peu près.– Voyons ?– Il faut vous dire d’abord que M. Yvan devait épouser

sa cousine, Mlle la comtesse Vasilika Wasserenoff.– Je sais cela.– Mais ce que vous ne savez pas, c’est que la

comtesse a donné à M. Yvan un valet de chambre.– Bon !– Que ce valet de chambre et M. de Morlux…– Comment, M. de Morlux !– Oui… Il n’est pas mort…Rocambole fit un soubresaut sur son siège :– En es-tu bien sûr ? dit-il.– Il est de retour à Paris depuis le jour de votre

arrestation. Je l’ai vu.

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– Tout est à recommencer ! murmura Rocambole avecaccablement. Puis il murmura, comme se parlant à lui-même :

– Et cependant je suis las… et je voudrais retourner aubagne. Là, c’est le repos… et l’oubli.

Noël n’entendit pas ces paroles et continua :– Je vous disais donc que le valet de chambre de la

comtesse et M. de Morlux avaient amené M. Yvan Potenieffà Paris.

– Après.– Et qu’ils l’y avaient fait passer pour fou. Comment ?

Madame ne le sait pas encore. Tout ce que je puis vousdire, c’est que M. Yvan Potenieff est chez le médecinaliéniste M. Lambert, à Auteuil, et qu’on lui administre unequantité prodigieuse de douches.

– Et la comtesse Vasilika ?– La comtesse est à Paris.– Sais-tu où ?– Elle est descendue dans une maison que vous

connaissez bien, maître.Rocambole tressaillit.– Chez qui donc ? demanda-t-il.– Chez la comtesse Artoff, rue de la Pépinière.– Baccarat ! murmura Rocambole.

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– Oui, maître, dit Noël, qui ne put réprimer un légerfrisson en prononçant le nom de l’implacable ennemie deRocambole.

Celui-ci était tombé dans une sorte de stupeur pleine derêverie. Il garda longtemps le silence, oubliant de manger.Enfin, il se leva.

– Va me chercher une voiture, dit-il.Noël paya la carte et sortit.– Baccarat ! murmurait Rocambole avec un accent

étrange, vais-je donc la retrouver sur mon chemin ?Le fiacre était à la porte. Rocambole y monta. Puis il

baissa les stores rouges.– Où allons-nous, maître ? demanda Noël.– Nous allons à cette mansarde que tu m’as louée, et

de la fenêtre de laquelle on voit jouer dans le jardin del’hôtel d’Asmolles l’enfant de cet ange que j’ai si longtempsappelé ma sœur, murmura Rocambole.

– Maître, dit Noël, vous êtes triste à la mort.– C’est vrai…– Vous avez donc peur d’être repris ?– Non, dit Rocambole.Puis il parut sortir de sa torpeur.– As-tu ton nécessaire ? dit-il.– Toujours, répondit Noël.

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Et il tira de sa poche un petit étui de fer-blanc, cemeuble indispensable de tout forçat qui rêve une évasion. Ily avait dedans une paire de moustaches blondes et uneperruque de même couleur, une lime, un rasoir et desciseaux. Rocambole prit le rasoir et fit le sacrifice de sesmoustaches brunes. Noël lui coupa les cheveux ras. Laperruque blonde et les moustaches blondes remplacèrentles moustaches et les cheveux bruns.

– Maintenant, dit le maître, changeons de costume.Noël se déshabilla en un clin d’œil. Les stores baissés

permettaient de convertir ainsi le fiacre en cabinet detoilette. En un clin d’œil aussi, Rocambole eut revêtu lepantalon gris et l’habit bleu à boutons de métal. Noëls’écria :

– Maintenant, vous avez l’air plus anglais que moi.Durant cette métamorphose, le fiacre avait fait du

chemin, et il était arrivé rue de Surène. Puis il s’était arrêtéà la porte d’une grande maison à locataires, dont lesderrières donnaient sur les jardins d’un hôtel de la rue de laVille-l’Évêque. Cet hôtel appartenait à M. le vicomteFabien d’Asmolles, le mari de Mlle Blanche de Chamery.

Rocambole descendit de voiture et dit à Noël :– Va-t’en !– Maître, dit Noël, quand vous reverrai-je ?– Je ne sais pas…– Mais…

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– Tu lui diras que je suis libre.– Et vous… ne la verrez-vous pas ?– Je ne sais pas, répéta Rocambole.Et il entra dans la maison, en murmurant ce nom qui

trouvait un écho sinistre dans ses souvenirs :BACCARAT !

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1 Le premier-Paris, dit encore « filet de bœuf », est le principalarticle de fond d’un journal.

2 Ce revirement de Marton et son dévouement sont inspirés dupersonnage de la Louve dans Les Mystères de Paris.

3 Dans La Vérité sur Rocambole, Ponson raconte comment il avisité Saint-Lazare en se faisant passer pendant une journée pour lefils de Millaud (le directeur du Petit Journal où est publiée LàRésurrection de Rocambole).

4 Célèbre café-restaurant, boulevard des Italiens.5 Le petit bleu, vin de médiocre qualité, fait penser au vin de

Surène : le misti renvoie au mistigri, l’un des jeux de cartes préférésde Ponson.

6 Aujourd’hui rue du Mont-Dore.7 Le praticien, vulgairement appelé recors, est l’homme de justice

par hasard, il est là pour assurer l’exécution des jugements ; c’est,pour les affaires civiles, un bourreau d’occasion. (Balzac, Cous. Pons,1847, p. 173) (Note du correcteur – ELG.)

8 On sait que, depuis l’époque où se passa l’action de ce récit, leservage a été aboli en Russie. (NdA.)

9 L’obrok est une redevance en argent que le paysan paie à sonseigneur, lorsque ce dernier lui accorde la permission de quitter sonvillage pour s’occuper d’une industrie quelconque. (NdA.)

10 La coloda est une espèce de cangue chinoise dont l’usageremonte au temps de l’invasion des Tartares-Mogols en Russie.

La coloda remplace la chaîne que l’on rive aux pieds desmalfaiteurs pour leur ôter la possibilité de s’évader tout en leur laissantla faculté de marcher. Ce sont deux pièces de bois très épaisses etéchancrées, qui, lorsqu’elles sont solidement réunies par de fortes

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chevilles, forment deux trous au milieu desquels se trouve enchâssé lebas des jambes du prisonnier.

Quand les condamnés n’inspirent aucune crainte à leursconducteurs, on leur met une coloda à une seule jambe : cela leurallège le poids de ce lourd morceau de bois qui, bien que leurs jambessoient entourées de chiffons, finit toujours par mettre la chair à vifpendant un si long voyage. L’usage de la coloda est moinsdispendieux que celui des chaînes ; avec une hache, on a vite fabriquéune coloda, tandis que le gouvernement serait entraîné dans de fortesdépenses s’il fallait fournir des chaînes à tous les condamnés à ladéportation en Sibérie, d’autant plus que ces chaînes ne rentreraientjamais dans les magasins. (Lestrelin, Les Paysans russes.) [NdA.] Aparu chez Dentu en 1861.

11 C’était de l’opium dans les pages précédentes !12 Pièce d’Alexandre Dumas.13 Mais il a parlé en français au comte Potenieff la première fois

qu’il l’a rencontré.14 Sic. En fait un twin-set.15 Première « prison modèle » avec cellules, inaugurée en 1850.16 Authentique : entre autres Vallès et Victor Noir.17 14, rue Saint-Denis. Cet établissement, ouvert en 1860, était

effectivement réputé pour sa cave de bourgognes.