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Pierre Ponson duTerrail

Les Exploits deRocambole

Tome IILa Mort du

sauvage

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Un texte du domaine public.

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Chapitre 1

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Le lendemain del’entrevue de Rocamboleavec Conception, et parconséquent de l’arrivée deM. de Sallandrera à Paris,M. le duc de Château-

Mailly vit, en s’éveillant, Zampaassis à son chevet.

Zampa avait un air mystérieux etplein d’humilité qui intrigua le jeuneduc.

– Que fais-tu là ? demanda cedernier.

– J’attends le réveil de monsieur leduc.

– Pourquoi ? n’ai-je point l’habitude

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de sonner ?

– Monsieur le duc a raison.

– Eh bien ?

– Eh bien ! mais, dit Zampa, simonsieur le duc voulait m’autoriserà parler…

– Parle !

– Et me permettre quelqueslibertés…

– Lesquelles ?

– Celle d’oublier un moment que jesuis au service de Sa Seigneurie etpar conséquent son valet ; peut-êtrem’exprimerais-je plus clairement.

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– Voyons ? dit le duc.

– Monsieur le duc me pardonnera desavoir certains détails…

– Que sais-tu ?

– J’ai été dix ans au service de feudon José.

– Je le sais.

– Et mon pauvre maître, dit Zampa,qui parut ému à ce souvenir, daignaitm’accorder quelque confiance.

– Je t’en crois parfaitement digne.

– Il allait même jusqu’à…

– Te faire son confident, n’est-cepas ?

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– Quelquefois.

– Et… alors ?…

– Alors j’ai su précisément bien deschoses touchant don José,mademoiselle de Sallandrera sacousine, et…

– Et qui ?

– Et vous, monsieur le duc.

– Moi ! fit M. de Château-Mailly entressaillant.

– Don José, poursuivit le Portugais,n’aimait pas beaucoup mademoiselleConception.

– Ah ! tu crois ?

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– Mais il voulait l’épouser, à causedu titre et de la fortune.

– Je comprends.

– Mais, en revanche, mademoiselleConception haïssait profondémentdon José.

Ce mot fit tressaillir de joie le jeuneduc.

– Pourquoi ? demanda-t-il.

Zampa crut devoir jouer l’embarras.

– Dame ! dit-il après un momentd’hésitation, parce que d’abord, elleaimait le frère de don José.

– Don Pedro ?

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– Oui.

– Et… après ?…

– Après, parce que, ayant cesséd’aimer don Pedro, elle aimait peut-être quelqu’un.

Ces derniers mots firent frissonner leduc d’une émotion étrange,inconnue.

– Et… ce quelqu’un ? demanda-t-il entremblant.

– Je ne sais pas… mais… peut-être…

– Achève ! fit le duc avec impatience.

– Je ne puis pas prononcer de nom,mais je puis raconter à monsieur leduc certaines circonstances…

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– Raconte…

Le duc était curieux, et il paraissaitsuspendre son âme tout entière auxlèvres de Zampa.

– Un soir, il y a environ six mois, donJosé m’envoya à l’hôtel Sallandrera,reprit le laquais. J’étais porteurd’une lettre pour le duc. SaSeigneurie était seule avecmademoiselle Conception. Del’antichambre qui précédait soncabinet, dont la porte étaitentrouverte, et dans laquelle jedemeurai cinq minutes, je pusentendre ces quelques mots :

« – Ma chère enfant, disait le duc,

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votre beauté me met dans un biencruel embarras. Voici la comtesseArtoff qui sort d’ici et est venue medemander votre main pour le jeuneduc de Château-Mailly.

« Ce nom et ces mots piquèrent macuriosité.

– Et… ? demanda le duc.

– Je regardai au travers de la porte etje vis que mademoiselle Conceptionétait toute rouge.

– Ah ! murmura le duc, dont le cœurse prit à battre avec violence. Et querépondit-elle ?

– Rien ; le duc poursuivit :

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« – Les Château-Mailly ont un grandnom, une grande fortune, et rien nem’a été plus cruel que de refuser ;mais vous savez bien que je nepouvais agir autrement.

– Et, demanda le duc avec émotion,mademoiselle de Sallandrera… ?

– Ne répondit rien encore ; mais ilsemble qu’elle étouffait un soupir, et,de rouge qu’elle était, je la visdevenir toute pâle.

Le duc frissonna et regarda le valet.

– Prends garde ! lui dit-il, si tu mefaisais un conte, si tu me mentais…

– Je dis vrai. Il y a un mois, quand

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j’ai demandé à mademoiselleConception une lettre derecommandation pour monsieur leduc…

– Ah ! c’est toi qui l’as demandée ?

Un fin sourire glissa sur les lèvres duPortugais.

– J’avais deviné ou cru deviner, dit-il, et alors j’ai été bien sûr quemademoiselle Conception nerefuserait pas la lettre, et quemonsieur le duc, peut-être, laprendrait en considération.

– C’était assez bien calculé, en effet,dit le duc. Et ensuite ?

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– Lorsque j’eus prononcé le nom demonsieur le duc, lorsque j’eus disque je désirais entrer chez lui,mademoiselle Conception devint fortrouge de nouveau ; mais elle neprononça point un seul mot et medonna la lettre que je lui demandais.

– Eh bien ? fit M. de Château-Mailly.

– Eh bien ! répondit Zampa d’un airfin, j’en ai conclu que monsieur leduc pourrait bien être celui…

– Tais-toi ! dit brusquementM. de Château-Mailly.

– Pardon ! dit Zampa. Monsieur leduc me permettra peut-être undernier mot.

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– Voyons ?

– Don José est mort.

– Je le sais.

– Mademoiselle Conception esttoujours à marier.

– Je le sais encore.

– Et comme elle vient d’arriver…

Le duc fit un soubresaut sur son lit.

– Arrivée ! dit-il, elle est arrivée ?

– Hier matin.

– Avec son père ?

– Avec M. le duc et madame laduchesse.

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Cette nouvelle jeta, un moment, unesorte de perturbation dans les idéesde M. de Château-Mailly. Il se levaprécipitamment et s’habilla, commes’il eût voulu sortir sur-le-champ.Mais cette fiévreuse impatience futde courte durée, la raison revint avecses froides considérations, et il secontenta de dire avec calme àZampa :

– Comment sais-tu que M. le duc deSallendrera est de retour ?…

– Je l’ai appris hier soir par son valetde chambre.

– Ah !…

– Et j’ai pensé que monsieur le duc

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ne serait pas fâché de l’apprendre.

– C’est bien, dit le duc brusquement.Laisse-moi.

Zampa sortit sans mot dire. AlorsM. de Château-Mailly s’assit devantson bureau, appuya sa tête dans sesdeux mains, et se prit à rêver.

– Mon Dieu ! murmura-t-il enfin,après un moment de silence, si cevalet avait dit vrai ! si… ellem’aimait… mon Dieu !…

Et le duc prit une plume, et d’unemain fiévreuse il traça la lettresuivante adressée àM. de Sallandrera :

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« Monsieur le duc,

« A l’heure où je vous écris, un motde la comtesse Artoff vous a peut-être appris quel intérêt, quelle hauteimportance j’attacherais à unentretien avec vous. Les liensd’étroite parenté qui, paraît-il, nousunissent, me sont un garant de votrebienveillance, et je serais heureux sivous vouliez bien me recevoir.

Votre obéissant et respectueux,

« Duc DE CHATEAU-MAILLY. »

Cette lettre écrite et cachetée, le ducsonna.

– Zampa, dit-il à son valet de

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chambre, tu vas porter cette lettre àl’hôtel Sallandrera et tu merapporteras la réponse.

– Oui, monsieur le duc.

Zampa prit la lettre et fit un pas versla porte.

– Prends mon cabriolet ou un de meschevaux de selle pour aller plus vite.

Zampa s’inclina et sortit.

Comme le duc de Château-Maillymontait ordinairement à cheval lematin, il y avait toujours, dix-neufheures en hiver et dix-sept heures enété, un cheval tout sellé dans la cour.

– Par ordre de monsieur, dit Zampa,

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qui prit le cheval aux mains dupalefrenier et sauta dessus lestement.

L’hôtel du duc, on s’en souvient,était situé place Beauvau.

Zampa s’élança au galop dans lefaubourg Saint-Honoré, faisant mined’aller à la rue Royale, pour gagnerensuite la place Louis-XV et la rivegauche de la Seine. Mais, arrivé à larue de la Madeleine, il tournabrusquement à gauche et courut ruede Surène.

Rocambole, affublé de sa perruqueblonde et de sa polonaise, l’attendait.Zampa lui tendit la lettre. Rocambolela décacheta avec son habileté

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ordinaire et en prit connaissance.Puis il se fit raconter la conversationdu valet avec le duc.

– Que faut-il faire ? dit Zampa.

– Suivre de point en point mesinstructions d’hier.

– Cette lettre n’y change rien ?

– Rien absolument. Seulement…

Rocambole parut réfléchir.

– Tu sais, dit-il, où le duc a placé cejoli cahier que tu m’as apporté unsoir, qui est écrit de la main de sonparent russe, le colonel de Château-Mailly ?

– Et, interrompit Zampa, qui lui

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annonce qu’il est un Sallandrera ?

– Précisément.

– Quand vous me l’avez rendu, je l’aireplacé dans le secrétaire.

– Et il y est encore ?

– Non.

– Où donc est-il ?

– M. le duc l’a serré dans un petitcoffret de bois de sandal quirenferme divers papiers et desvaleurs, billets de banque ou actionsindustrielles.

– Et ce coffret est dans le secrétaire ?

– Non.

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– Où l’a-t-il donc placé ?

– Sur une table qui lui sert pourécrire et qui est à côté de la cheminéede son cabinet de travail.

– Très bien, dit Rocambole.

Il demeura pensif un moment.

– Est-ce que son coffret demeure làhabituellement ? demanda-t-il.

– Quelquefois. Quelquefois aussi, leduc le remet dans le secrétaire. Maisil est ce matin sur la table et le ducest trop agité pour s’en occuper.

– As-tu une double clef du coffret ?

– Parbleu !

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– A merveille !

– Que faut-il faire ?

– Aller porter cette lettre d’abord, ette jeter aux genoux de mademoiselleConception, tu sais pourquoi ?

– Bien, ensuite ?

– Ensuite tu me rapporteras la lettrede M. de Sallandrera àM. de Château-Mailly ; va…

Zampa quitta Rocambole, remonta àcheval et fila comme une flèchejusqu’à l’hôtel Sallandrera, laissantRocambole plongé en une laborieuseméditation. Zampa demanda si le ducétait levé, puis, comme on lui dit que

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M. de Sallandrera s’était couché forttard et dormait probablement encore,il pria un valet de pied de monterchez mademoiselle Conception et luidemander si elle voulait le recevoir.

Conception s’était couchée beaucoupplus tard que son père, mais elleavait mal dormi et s’était levée dès lepoint du jour.

Elle fut si étonnée de s’entendreannoncer la visite de Zampa, quiinsistait pour être introduit auprèsd’elle, qu’elle ordonna à sa femme dechambre de l’introduire. Conceptionavait toujours eu, cependant, unesorte d’aversion pour Zampa. Elle leconsidérait comme l’âme damnée de

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don José, du vivant de ce dernier, etce n’avait jamais été sansrépugnance qu’elle l’avait vus’approcher d’elle. Mais unsentiment de curiosité domina chezelle, en ce moment, cette répulsionqu’il lui inspirait, et elle le reçut.

Zampa entra humble et rampant,comme toujours, et saluaprofondément mademoiselle deSallandrera. Puis il jeta un regard àla femme de chambre, et Conceptioncomprit qu’il désirait être seul avecelle.

D’un signe, elle renvoya sacamériste.

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– Mademoiselle, dit Zampa, lorsqu’ilse trouva seul en présence de la jeunefille, c’est un grand coupable que leremords poursuit, et qui vientimplorer votre miséricorde et sonpardon.

Et Zampa se mit à genoux.

– Quel crime avez-vous donccommis, maître Zampa ? demanda lajeune fille stupéfaite.

– J’ai trahi mademoiselle.

– Vous m’avez… trahie ?

– Oui, fit-il humblement.

– Comment l’auriez-vous pu ?demanda-t-elle avec hauteur… avez-

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vous jamais été à mon service, parhasard ?

– Je servais don José.

– Eh bien ?

– Et don José m’avait fait l’espion demademoiselle.

– Ah ! fit-elle avec dédain.

– J’étais dévoué à mon maître,poursuivit Zampa, je me serais faithacher pour lui ; ce qu’ilm’ordonnait, je l’accomplissaisaveuglément.

– Et vous m’avez… espionnée ?

– Si mademoiselle veut me lepermettre, je vais lui expliquer

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comment.

– Dites, fit Conception.

– Don José savait que mademoisellene l’aimait pas, et que ce ne seraitque pour obéir à son père…

– Après ? dit la jeune fille.

– Il savait, ou il avait cru deviner quemademoiselle en aimait… un autre…

Conception tressaillit, se redressa ettoisa dédaigneusement Zampa.

– Don José, poursuivit le valet,m’avait chargé de rôder, le soir, auxenvirons de l’hôtel…

La jeune fille pâlit.

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– Il était persuadé que simademoiselle ne l’aimait pas, c’estqu’elle aimait peut-êtreM. de Château-Mailly.

– C’est faux ! dit vivementConception.

– Or, continua le Portugais, un soirque j’étais sur le boulevard desInvalides…

Il s’arrêta, Conception se prit àtrembler.

Zampa poursuivit :

– Un homme descendit de voiture,vers le quai, remonta le boulevard àpied, et s’arrêta à la petite porte des

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jardins de l’hôtel. Le nègre demademoiselle l’attendait…

– Misérable ! exclama Conception,tais-toi !…

– Que mademoiselle daignem’écouter jusqu’au bout, et peut-êtreme pardonnera-t-elle…

– Après ? dit Conception toutetremblante.

– Je vis cet homme entrer, je le visressortir une heure après, et…

– Et… vous le reconnûtes ?

– Non. Ce n’était pas le duc deChâteau-Mailly, et je ne leconnaissais pas.

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Conception respira.

– Le lendemain, poursuivit Zampa, jereportai le fait à don José.

– Et don José ?…

– Don José me dit : « Eh bien ! tantmieux, puisque ce n’est pas le duc…le duc que je hais de toute mon âme.Je subirais la rivalité de la terreentière plutôt que la sienne. »

– Et, demanda Conception, tu n’aspas cherché à savoir…

– Quel était cet homme ?

– Oui, balbutia Conception.

– Non, mademoiselle ; car don José aété assassiné le jour même. Mais…

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Ici Zampa sembla hésiter encore.

– Parle, ordonna Conception, qui seprit à respirer.

– Mais, dit Zampa, qui parut faire uneffort sur lui-même, je sais qui aassassiné mon pauvre maître…

Conception devint livide.

– Et j’ai juré de le venger !…

Mademoiselle de Sallandrera crutque le sol allait s’entrouvrir souselle, et elle faillit tomber à larenverse. Ce laquais avait-il donc sonsecret ?

– Celui qui a fait assassiner donJosé, poursuivit Zampa, c’est

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M. de Château-Mailly.

– Lui ! exclama Conception.

Et sans doute elle allait s’écrier :« C’est faux ! ce n’est pas lui !… »

Mais parler ainsi, n’était-ce point seperdre elle-même ? n’était-ce pointavouer à Zampa qu’elle connaissaitle véritable assassin de don José ?Elle courba la tête et se tut.

– Du jour où j’ai eu la preuve de ceque j’avance, acheva Zampa, je n’aiplus eu qu’un but, qu’une penséeardente : venger mon maître !… Etc’est pour cela, mademoiselle, quevous me voyez à vos pieds, à vosgenoux, suppliant…

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D’un geste, Conception ordonna àZampa de se relever.

– Je ne sais, dit-elle, si vous êtes fou,maître Zampa, mais je ne comprendspas quel pardon je puis avoir à vousaccorder… Vous ne m’avez pointtrahie, puisque vous serviez donJosé.

– Non, dit Zampa, mais j’ai osécontrefaire l’écriture demademoiselle.

– Mon écriture !…

– Et je me suis présenté chezM. de Château-Mailly avec uneprétendue lettre de vous.

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– Comment ! pourquoi ? dans quelbut ? demanda vivement Conception.

– Dans le but d’entrer à son service.

– Et… il vous a pris ?

– Je suis son valet de chambre.

Un éclair d’indignation passa dans leregard de la fière Espagnole. Uninstant elle fut sur le point demontrer la porte à cet homme et delui dire : « Sortez ! je vous feraichasser de chez le duc… »

Mais elle se contint. Zampa n’avait-ilpoint une partie de son secret,puisqu’il avait vu entrer un homme lesoir, par la porte des jardins de

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l’hôtel ?

Un homme que son nègre avait prispar la main, et qui, on n’en pouvaitdouter, était attendu par elle.

Et Conception ne répondit pasd’abord, et puis elle regarda Zampaet lui dit :

– C’est bien, je ne détromperai pointle duc, mais que prétendez-vous fairechez lui ?

– Venger don José.

– Comment ?

– En empêchant le duc d’obtenir lamain de mademoiselle.

– Il y songe donc encore ? fit

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Conception, qui se reprit à trembler.

– Plus que jamais ! dit Zampa.

Conception frissonna jusqu’à lamoelle des os.

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Chapitre 2

Zampa poursuivit :

– Le duc de Château-Mailly songe toujours etplus que jamais à obtenirla main de mademoiselle ;et si j’osais raconter…

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– Osez ! dit Conception avec uneénergie subite.

– Je pourrais démontrer aisémentquelle est l’infamie de cet homme.

Conception regarda Zampa avec unesorte de stupeur. Comment le duc deChâteau-Mailly pouvait-il être uninfâme ?

Mais le bandit avait su imprimer à saphysionomie un tel cachet defranchise et de bonne foi que la jeunefille en fut frappée.

Il reprit :

– Au nom du ciel, mademoiselle,veuillez m’écouter jusqu’au bout.

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– Parlez, dit Conception.

– La comtesse Artoff et le duc deChâteau-Mailly se sont concertés, ily a huit jours, pour trouver unmoyen d’arriver de nouveau jusqu’àvous.

– La comtesse Artoff ?

– Ah ! dit Zampa, c’était avant lacatastrophe.

– Quelle catastrophe ?

– C’est juste, poursuivit Zampa,mademoiselle est à Paris depuis hieret ne sait rien de ce qui est arrivé.

– Eh bien ! qu’est-il donc arrivé ?demanda Conception.

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– Le comte a tout su.

– Quoi ! tout ?

– La conduite de sa femme, sesintrigues avec M. Roland de Clayet…

Ces mots plongèrent Conceptiondans la stupeur.

– Un duel s’en est suivi.

– Un duel !…

– C’est-à-dire que le comte estdevenu fou sur le terrain, tant ilaimait sa femme, qui, elle, ne l’aimaitpas comme vous voyez, et le duel n’apas eu lieu.

– Mais tout cela est affreux, inouï !exclama la jeune fille, qui, jusque-là,

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avait eu la meilleure opinion deBaccarat.

– Oh ! attendez donc, dit Zampa,vous allez voir… Il paraît que lacomtesse et le duc ont été… trèsliés… C’était tout simple, le duc et lecomte sont amis intimes. Lacomtesse, en bonne amie qu’elleétait, avait voulu vous marier avec leduc… Mais vous allez voir…

Et Zampa fit une pause.

– Après ? dit Conception avecimpatience.

– Le comte était un soir chez lui, il ya huit ou dix jours de cela, quandarriva la comtesse, toute seule, bien

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voilée, pliée dans un grand châle.J’étais dans un cabinet de toilettevoisin du fumoir de M. le duc, et jepus entendre leur conversation.

– Ah ! que dirent-ils ?

– D’abord la comtesse se jeta sansfaçon dans un fauteuil, se laissaprendre les deux mains, et dit auduc :

« – Mon petit, ce matin il m’est venuune assez belle idée…

« – Laquelle ? demanda le duc.

« – Celle de te faire Grand d’Espagne.

« – Bon, tu l’as eue déjà, et tu voisque nous n’avons pas réussi.

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« – Mais don José vivait.

« – C’est juste.

« – A présent qu’il est mort, grâce àmon idée, cela ira tout seul.

« – Voyons l’idée ?

« – Tu as des parents en Russie ; l’unest le voisin du comte. Nous allonssupposer une bonne petite lettrevenant de lui, te révélant unprétendu mystère de famille et teprouvant clair comme le jour que tuaurais le droit de t’appelerSallandrera comme le père deConception.

« – Mais c’est absurde cela ! s’écria

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le duc.

« – Nullement. J’ai inventé une bellehistoire.

« Elle se pencha alors à l’oreille duduc et lui parla longuement, mais sibas, qu’il me fut impossibled’entendre. Seulement, quand cetteconfidence fut faite, j’entendis le ducqui disait :

« – Ta petite histoire est jolie, maisla difficulté sera de trouver une lettrequi n’existe pas.

« – Bah !… nous trouverons unpaléographe qui s’en chargera.

« En ce moment le duc sonna, et je

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n’entendis plus rien, acheva Zampa.

Conception était anéantie et nerépondit pas.

– Maintenant, mademoiselle, ajoutale Portugais, si vous voulez avoirconfiance en moi, je vous jure que jedémasquerai le duc de Château-Mailly.

Conception n’eut pas le temps derépondre. Sa femme de chambreentra et dit à Zampa :

– Son Excellence M. le duc attendZampa.

– C’est une lettre de mon nouveaumaître pour M. de Sallandrera, dit

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Zampa tout bas à la jeune fille, etdont je dois rapporter la réponse.

Zampa s’en alla ; mais avant desortir il eut encore le temps deglisser à Conception ces derniersmots :

– Mademoiselle me reverra.

– Eh bien ! mon pauvre Zampa, dit leduc, qui venait de lire la lettreapportée par le valet, tu es donc auservice de M. de Château-Mailly ?

– Provisoirement, monsieur le duc,car Votre Excellence sait bien que…je lui appartiens corps et âme.

– Je ferai quelque chose pour toi,

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répliqua le duc, en souvenir de monpauvre don José, qui t’aimaitbeaucoup.

Zampa mit la main sur ses yeux etessuya une larme imaginaire.

– Mais, reprit le duc, le diablem’emporte si je sais ce que tonnouveau maître veut me dire… Je necomprends rien à sa lettre. Au reste,voici ma réponse, porte-la-lui.

Zampa prit le billet du duc et courutrue de Surène.

Rocambole l’y attendait.

Le billet du duc fut décacheté par lemême procédé avec les mêmes

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précautions que nous avons déjà faitconnaître. Rocambole lut :

« Monsieur le duc,

« Je n’ai reçu aucune lettre de lacomtesse Artoff. Il est probable quesi elle m’a écrit, sa lettre estparvenue à Sallandrera après mondépart, et qu’elle me reviendra àParis. Je ne sais de quels liens deparenté vous voulez parler, et jeserais heureux que vous voulussiezbien me donner quelquesexplications.

« Je vous attends et ne bougerai dechez moi.

« A vous,

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« Duc DE SALLANDRERA. »

Rocambole recacheta le billet,réfléchit un moment, et dit :

– Ton maître est-il habillé ?

– Je l’ai laissé en robe de chambre.

– Où met-il ses clefs de secrétaire etde coffret ?

– Elles sont habituellement dans lapoche de son pantalon quand il sort,et sur la cheminée du fumoir avantqu’il s’habille.

– Très bien ; je vais te donner tesinstructions.

– Je les attends.

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– De deux choses l’une : ou le ducs’empressera de courir à l’hôtelSallandrera et ne songera point àemporter le fameux mémoire ducolonel, son parent, ou il voudra s’enmunir comme d’une pièce àconviction.

– C’est possible…

– Alors tu vas escamoter les clefs. Illes cherchera, ne les trouvera pas etse dira : « Je les retrouverai enrentrant ou je ferai forcer la serruredu coffret. » Et il partira sans lemémoire.

– Bien. Et alors ?…

– Alors, quand il sera parti, tu

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détruiras le mémoire.

– Comment ?

– Par le feu.

– Je le brûlerai ?

– C’est-à-dire que tu brûleras latable, le coffret, les papiers…

– Et les billets de banque ?

– O vertueux imbécile !… s’écrial’homme à la polonaise. Tu lesmettras dans ta poche. Est-ce que lacendre de tous les papiers du monden’est pas de même couleur ?…

– C’est ce que je me disais.

– Tu allumeras un commencement

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d’incendie et tu jetteras le coffretdans le feu.

– Parfait, j’ai compris.

Le duc de Château-Mailly, enveloppédans sa robe de chambre, sepromenait à grands pas dans sonfumoir, attendant avec uneimpatience inexprimable le retour deZampa.

Le duc brisa vivement le cachet de lalettre qu’il lui apportait et lut.Tandis qu’il lisait, le Portugaisfeignit de ranger divers objets sur lacheminée et fit disparaître dans samanche le petit trousseau de clefs.Mais le duc ne songea ni à ses clefs,

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ni au coffret.

– Vite ! dit-il, habille-moi, Zampa, etcommande mes chevaux.

– Monsieur le duc sort ?

– Sur-le-champ.

Zampa ouvrit la croisée du fumoirqui donnait sur la cour et s’écria :

– Le carrosse de monsieur le duc !

Puis il habilla son maître, quipiétinait avec l’impatience fiévreused’un enfant. En moins d’un quartd’heure le duc fut habillé, descendit,se jeta dans sa voiture de gala et ditau valet de pied :

– Rue de Babylone, hôtel Sallandrera.

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– Ma parole d’honneur ! murmuraZampa lorsqu’il se retrouva seuldans le fumoir de son maître,l’homme à la polonaise est superbe !Il m’ordonne de jeter le coffret aufeu, et il oublie que nous sommes enété et que la cheminée est pleine demousse… Bah !… la mousse estsèche, elle brûle bien… M. le ducfumait des cigares ce matin ; il aensuite cacheté une lettre, uneallumette est tombée encoreenflammée dans la cheminée, lamousse a pris, puis le feu s’estcommuniqué au tapis, du tapis à latable, de la table aux papiers. Etvoilà !…

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Alors Zampa ouvrit le coffret et lefouilla consciencieusement. Il prit lefameux mémoire, le jeta dans lacheminée, mit dans sa poche unedizaine de billets de banque, laissales actions de chemin de fer qu’iln’aurait pu négocier sans danger,puis il referma le coffret et le jetaégalement dans la cheminée. Aprèsquoi, il prit une allumette et mit à lafois le feu à la mousse et aux diverspapiers posés sur la table ou jetésdessous dans un panier.

Cela fait, il sortit du boudoir etferma la porte en se disant :

– Dans un quart d’heure, je crierai :« Au feu ! » et j’enverrai chercher les

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pompiers, car il ne faut pas laisserbrûler l’hôtel tout entier. Il estassuré, et je ne veux pas ruiner lescompagnies contre l’incendie.

Quand M. de Château-Mailly arriva àl’hôtel Sallandrera, le duc l’attendaitdans une vaste pièce d’ameublementsévère et garnie de quelquesportraits de famille, distraits de lagalerie du vieux manoir espagnol.

Lorsque le jeune duc entra, legentilhomme castillan se leva avec ladignité majestueuse d’un véritablehidalgo, alla à lui et le salua. Puis illui indiqua un siège.

– Veuillez vous asseoir, monsieur le

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duc, lui dit-il.

M. de Château-Mailly était fort ému.

Cette émotion n’échappa point auduc de Sallandrera, qui se hâta deprendre la parole.

– Je vous demande mille pardons,monsieur le duc, dit-il, de ne pasm’être rendu chez vous au lieud’attendre votre visite ; mais le deuilque je porte plus encore au fond demon cœur que sur mes vêtementsm’interdit, pour le moment du moins,de me montrer nulle part.

– Monsieur le duc, réponditM. de Château-Mailly, c’était à moide venir vous voir.

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Après ces deux phrases banales, lesdeux gentilshommes se saluèrent uneseconde fois. Puis M. de Sallandreracontinua :

– Vous me parlez d’une lettre de lacomtesse Artoff ?

– Oui, monsieur.

– Cette lettre m’est parvenue sansdoute à Sallandrera.

– C’est là qu’elle vous était adressée.

– Et elle sera arrivée après mondépart.

– C’est probable.

– Elle me reviendra donc à Paris ;mais il est probable que vous

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pourrez me dire…

– Ce qu’elle contenait, n’est-ce pas ?

– Précisément.

– Sans doute, monsieur le duc.

Et M. de Château-Mailly racontacette histoire que nous savons déjà,et qui établissait, au dire du colonelde Château-Mailly, qu’ils étaientSallandrera en ligne directe.

Le duc écouta avec une sorte destupeur.

– Mais tout cela est étrange ! s’écria-t-il enfin.

– Etrange, en effet, monsieur.

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– Et je crois rêver…

– Je l’ai cru pareillement.

– Monsieur, dit le duc, à Dieu neplaise que je mette votre parole unseul instant en doute, mais vouscomprenez très bien une chose…

– Je vous écoute, monsieur.

– Etes-vous bien sûr de n’être pointmystifié ?

– Par exemple !…

– Et qui sait si votre parent, dont jeserais curieux, du reste, de lire lalettre, n’a pas voulu se moquer devous ?

– Monsieur, répondit le jeune

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homme, ce soir, demain au plus tard,l’estafette envoyée à Odessa pour enrapporter les deux pièces dont jevous parle sera de retour à Paris.Quant à la lettre de mon parent, jevous demande dix minutes…

Le duc se leva et fut reconduitjusqu’à la porte parM. de Sallandrera.

Le jeune homme gagna rapidement savoiture et dit à son cocher :

– A l’hôtel, et ventre à terre ! (Puis ilmurmura à part lui :) C’est bizarre…le duc n’a pas l’air de me croire.

En effet, don Paëz, duc deSallandrera, en proie à une sorte

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d’émotion subite, s’était laissétomber dans son fauteuil, après ledépart de M. de Château-Mailly.

– Tout cela est inouï, bizarre,inexplicable, murmurait-il. Commentce que le duc avance peut-il être vrai,alors que dans nos papiers defamille, dans nos traditions, rien nefait mention d’un pareil événement ?… Et cependant, si cela était… si cesdeux pièces existent réellement…

A cette pensée, le vieil hidalgo seredressa de toute sa hauteur.

– Oh ! mais alors, dit-il, Sallandreran’est pas mort, Sallandrera nemourra point, et ce noble nom

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conservera son pur éclat à travers lessiècles. Alors, Conception épouserale duc, il le faut, il le fautabsolument !

Et comme le duc prononçait cesparoles à mi-voix, la porte s’ouvrit.Conception se montra sur le seuil.

– Entrez, ma fille, dit le duc d’un tonsolennel.

La jeune Espagnole tressaillitd’effroi en voyant le visage radieuxde son père.

– Venez, poursuivit le duc, venezvous asseoir là, près de moi. Je veuxvous donner une grande nouvelle, oudu moins un grand espoir.

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Conception le regarda, étonnée. Leduc la prit par la main et la fitasseoir auprès de lui sur un sofa.

– Conception, dit-il, tel que vous mevoyez, je viens de rajeunir de vingtannées.

– Vous, mon père…

– Si l’événement prédit se réalise, sion ne m’abuse point…

– Eh bien ! mon père ?…

– Eh bien ! au lieu de descendre dansla tombe le front pâle et l’âme endeuil, comme un homme qui meurtsans postérité et voit s’éteindre sarace, Dieu m’accordera peut-être une

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longue vie et me permettra de voir dejeunes héritiers de mon nom, issusde vous et…

– Mon père, interrompit Conception,qui, sans deviner toutefois la vérité,comprit cependant que le duc luiavait choisi un époux, vous oubliezque vous êtes le dernier desSallandrera et que… les femmes…

– Vous vous trompez, mon enfant.

– Je… me… trompe ?…

Et Conception se prit à trembler etregarda son père avec effroi.

– Oui, dit le duc, il y a, paraît-il, depar le monde, à Paris même, un

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homme qui est Sallandrera par lenom et par la race comme vous etmoi… Cet homme, s’il peut meprouver notre commune origine, ilfaudra qu’il soit votre époux,Conception, il le faudra !

– Mon père !

– L’honneur et la continuation denotre race avant tout, ajouta le vieilhidalgo avec l’égoïsme despotique del’homme esclave de ses traditions.

Conception se sentit défaillir et savoix tremblante expira dans sa gorge.En ce moment on entendit le bruitd’une voiture entrant au grand trotdans la cour. Une minute s’écoula,

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des pas se firent entendre dansl’escalier, puis dans les antichambreset un valet ouvrit la porte à deuxbattants.

Un homme se montra sur le seuil.

A sa vue, Conception recula, prise devertige. C’était le duc de Château-Mailly.

– Le voilà !… murmura l’hidalgo avecun accent de triomphe.

Mais le jeune duc était pâle et défait,et tout en lui trahissait une violenteagitation.

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Chapitre 3

M. de Château-Maillyétait si pâle, sibouleversé, que le ducde Sallandrerapressentit quelquecatastrophe.

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– Mon Dieu ! monsieur le duc, lui dit-il, vous serait-il arrivé quelquechose ?

Le duc salua Conception et sentit àsa vue tout son sang affluer à soncœur.

M. de Sallandrera fit un signe amicalà sa fille.

Conception rendit au jeune duc sonsalut et alla s’asseoir à quelques pas.

M. de Château-Mailly, debout etmuet au milieu du salon, semblaitattendre que M. de Sallandreravoulût bien l’interroger.

– Qu’est-ce donc, monsieur le duc ?

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demanda de nouveau ce dernier.

– La lettre est brûlée… balbutia enfinM. de Château-Mailly.

– Brûlée !…

– Avec tout ce que renfermait uncoffret dans lequel je l’avais placée.

– Monsieur le duc, ditM. de Sallandrera, veuillez vousexpliquer.

M. de Château-Mailly fit un effort,retrouva sa présence d’esprit et ditrapidement :

– La lettre du colonel de Château-Mailly, mon parent, avait été placéedans un coffret où je serrais

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d’ordinaire diverses valeurs. Cecoffret était sur une table, auprès dela cheminée, dans un cabinet detravail que j’ai quitté pour accouririci. A mon retour, j’ai trouvé monhôtel envahi par des soldats et despompiers. Le feu s’était déclaré dansce même cabinet de travail et tous lesobjets qu’il renfermait étaient déjà laproie des flammes…

– Mais enfin, demanda le duc, le feuest-il éteint ?

– Oui. Mais que m’importe ! j’auraispréféré que mon hôtel brûlât toutentier plutôt que de voir anéantir…

Le duc s’arrêta et essuya son front

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inondé de sueur.

– Achevez, dit M. de Sallandrera.

– Plutôt que de voir anéantir cemémoire, écrit par mon parent, lecolonel de Château-Mailly.

– Comment ! s’écria le duc, lemémoire…

– Brûlé !… avec un coffret danslequel il se trouvait parmi quelquesvaleurs industrielles et des billets debanque…

Le duc s’exprimait avec un accent devérité, avec une douleur réelle quiconvainquirent M. de Sallandrera.

– Eh bien ! mais, dit l’hidalgo,

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consolez-vous, mon cher duc, lemémoire de votre parent n’est pointla lettre de mon aïeul, mort depuis unsiècle, encore moins la déclarationde l’évêque de Burgos, trépassécomme lui ; votre parent est encorede ce monde, il peut écrire denouveau ce qu’il a écrit.

– Oh ! certes, dit le duc, dont lapoitrine se gonfla de joie et d’orgueil.D’ailleurs, ajouta-t-il, le messagerenvoyé à Odessa par la comtesseArtoff ne peut tarder d’arriver. Il y aquinze jours qu’il est parti.

M. de Sallandrera regarda sa fille.

Conception, assise à l’autre

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extrémité du salon, était pâle, agitéeet baissait les yeux. Le noble hidalgocrut à une émotion toute naturelle etbien légitime, en présence del’homme qui, elle avait dû lecomprendre, serait probablement sonmari avant peu.

Puis il tendit la main àM. de Château-Mailly.

– Monsieur le duc, lui dit-il, est-ilbesoin de vous dire qu’entre genscomme nous une parole échangée…

– Mieux vaut, interrompitM. de Château-Mailly, que tous lesparchemins du monde.

– C’est vrai. Eh bien ! apportez-moi

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ces deux lettres, ajouta-t-il tout bas,et comme s’il n’eût pas voulu queConception l’entendît, et…

Il s’arrêta et regarda de nouveau safille.

Mademoiselle de Sallandrera avaittoujours les yeux baissés, etparaissait étrangère à laconversation de son père avecM. de Château-Mailly.

– Et… ? demanda ce dernier,frémissant d’impatience et d’espoir.

– Vous serez mon fils, murmura leduc, qui appuya un doigt sur seslèvres et se leva en même temps,comme s’il eût voulu indiquer à

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M. de Château-Mailly qu’il ne devaitpas prolonger sa visite.

Le jeune duc comprit, salua, s’inclinadevant Conception, qui, levant lesyeux sur lui, l’enveloppa d’un regardfroid et presque dédaigneux, et sortitsur-le-champ.

Sans doute le duc de Sallandreraallait s’approcher de sa fille et luifaire ce que, en termesmatrimoniaux, on appelle uneouverture ; mais en ce moment laduchesse entra, et avec elle unevieille dame connue dans le mondeparisien sous le nom de la baronnede Saint-Maxence.

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La baronne était très bavarde, trèsriche, très prude, dame patronesse detoutes sortes de fondations pieuses,et elle venait voir fort souvent laduchesse de Sallandrera.

La subite arrivée de ce personnageferma donc la bouche au duc àpropos de M. de Château-Mailly etpermit à Conception de respirer, carla pauvre jeune fille était au supplicedepuis quelques minutes.

La baronne accabla le duc de sescompliments de condoléance sur laperte de don José ; elle paruts’intéresser beaucoup à Conception ;puis, comme cette dernière demeuraitfroide et réservée, la conversation

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prit une direction opposée. En unquart d’heure la loquace baronne eutmis la famille espagnole au courantdes médisances de salon les plusrécentes, des cancans distingués lesplus nouveaux ; elle parla du mariagedu prince K…, des funérailles dumaréchal…, du duel du marquisnapolitain F… puis, en chroniqueurqui sait son métier et la valeur d’uneanecdote scandaleuse, elle termina sapetite revue des salons par l’histoiredu comte Artoff.

– A propos, dit-elle avec beaucoup detristesse et une mélancolie hypocrite,vous savez que ce pauvre comteArtoff est tout à fait fou.

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– Que dites-vous ? exclama le duc.

– Comment ! dit la duchesse, lecomte est devenu fou ?

– A lier, madame.

– Mais comment ? quand ?

– Il y a huit jours, à sept heures dumatin, dans le bois de Vincennes, aumoment où il allait se battre.

– Avec qui donc, mon Dieu ?

– Avec M. Roland de Clayet.

– Qu’est-ce que ce monsieur ?demanda le duc.

– C’était son rival.

– Le rival du comte ! quelle

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plaisanterie nous faites-vous donc là,madame ? s’exclama la duchesse,interdite.

– Mais, grand Dieu ! répondit labaronne, on voit bien que vousrevenez d’Espagne et ne savezabsolument rien.

– Mais, rien, en effet, dit le duc.

– Eh bien ! la comtesse Artoff, cettefemme qui nous a tous étonnés, étaitune abominable coquine.

Le duc et la duchesse laissèrentéchapper une exclamationd’étonnement, presqued’incrédulité ; mais la baronne,oubliant peut-être un peu trop la

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présence de Conception, leur racontal’histoire dans ses moindres détailset les plongea dans la stupeur.

M. de Sallandrera surtout paraissaitconsterné.

– Madame, dit-il tout à coup, et aumoment où la baronne s’apprêtait àprendre congé, pourriez-vous me direquel jour le comte Artoff est devenufou ?

– Jeudi dernier.

– C’est aujourd’hui jeudi, pensa leduc, il y a donc huit jours. C’estbizarre…

Quand la baronne fut partie,

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Conception, qui était demeuréesilencieuse, dit au duc :

– Mon père, est-ce queM. de Château-Mailly ne vous a pasdit que la comtesse Artoff vous avaitécrit à Sallandrera ?

– En effet, dit le duc, qui ne songeapoint à se demander comment sa fillepouvait être au courant de ce détail.Pourquoi cette question, monenfant ?

– Mais, répondit mademoiselle deSallandrera, parce qu’il y a quelquechose de fort étonnant dans toutcela.

– Quoi donc ?

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– Il est probable que si la comtesseArtoff vous a écrit pour vous parlerde M. de Château-Mailly, elle l’a faitavant jeudi dernier. Il y a donc aumoins neuf jours qu’elle vous auraitécrit, et il n’y a que cinq jours quenous avons quitté Sallandrera.Comment n’avez-vous pas reçu cettelettre ?

Le duc tressaillit et oublia, tant cetteobservation concordait avec sapropre pensée, de demander àConception comment elle savait tantde choses.

– En effet, dit-il, c’est bizarre.

– Il y a quelque chose de plus bizarre

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encore, poursuivit Conception avecfermeté, c’est cette coïncidence d’unincendie chez le duc, précisément aumoment où il retourne y chercher unpapier que le feu s’empresse dedévorer.

Cette fois, M. de Sallandrera sentitun doute poignant pénétrer en lui.

– Et puis, acheva Conception qui seleva pour se retirer, convenez, monpère, que si la comtesse Artoff estréellement cette femme perdue dontvient de parler madame de Saint-Maxence, ses petites histoiresgénéalogiques qu’elle rapporte de laRussie méridionale pourraient bienêtre de pures fictions, comme sa

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haute vertu.

Et Conception sortit, laissant le ducde Sallandrera anéanti par cesdernières paroles.

Une heure après, le nègre demademoiselle Conception deSallandrera jetait à la petite poste lebillet suivant, adressé au jeunemarquis Albert-Frédéric Honoré deChamery.

Ce billet, que Rocambole reçut à cinqheures et demie, au moment où ilrevenait du Bois, était ainsi conçu :

« Mon ami,

« Surtout venez ce soir. Un grand

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danger nous menace de nouveau : unimposteur essaie de capter laconfiance de mon père et de luipersuader qu’il a dans ses veines dusang des Sallandrera.

« Si vous ne venez à moi, si vous neme conseillez et ne me soutenez, monpère est homme à obéir à sespréjugés de race et à me sacrifiersans remords.

« Venez, venez, venez !

« CONCEPTION. »

– Tiens ! dit Rocambole à sirWilliams, à qui il venait de lire cebillet, il paraît que Zampa s’estacquitté de sa commission en maître.

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Conception est déjà persuadée queChâteau-Mailly est un misérable, etce n’est certes pas moi qui ladétromperai.

L’aveugle hocha négativement latête, puis il écrivit :

– Vous êtes un niais, mon neveu.

– Bah ! que faut-il donc faire ?

– Voici vos instructions.

L’aveugle écrivit dix lignes sur sonardoise, et les passa à Rocambole.

Celui-ci les lut, les relut, parut lesméditer, et finit par dire :

– Je ne comprends pas ; mais enfin,puisque je suis habitué à exécuter les

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ordres sans les discuter, j’obéirai.

Un sourire de satisfaction effleurales lèvres de sir Williams, et lemarquis de Chamery le quitta pouraller demander à dîner à saprétendue sœur la vicomtesse Fabiend’Asmolles.

A minuit, le marquis était auboulevard des Invalides, trouvait lenégrillon sur le seuil de la petiteporte des jardins, et le suivait,comme la veille, jusqu’à l’atelier deConception. Cette fois, la jeune fillene demeura point immobile et clouéepar l’émotion sur son siège ; non, lesang espagnol s’était rallumé chezelle à l’imminence du péril, en

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perspective d’une lutte probable.

Rocambole lui trouva l’œil brillantd’une énergie un peu fiévreuse, bienqu’elle affectât un grand calme. Ellecourut à lui, prit sa main et luisourit.

– Ah ! venez, lui dit-elle, et vous allezvoir si réellement il n’y a pas de vraismisérables en ce monde.

– Des misérables ! fit Rocambolesurpris.

– Oui, des misérables !

– Mais… leurs noms ?

– Oh ! il n’y en a qu’un… ou plutôt ily a une femme et un homme.

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– Quelle est cette femme ?

– La comtesse Artoff.

Conception s’attendait, sans doute, àentendre le marquis lui dire : « Ah !ne prononcez pas le nom de cettecréature. »

Mais Rocambole murmura aucontraire :

– Vous aussi vous l’accusez et croyezà son crime. Pauvre femme !

– Comment ! s’écria Conception,vous ne croyez pas, vous ! Vousdoutez !

– Oui, dit-il avec tristesse, je croisque le monde est souvent injuste et

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que parfois il condamne un innocent.Mais, ajouta-t-il, comme je ne puisvous fournir aucune preuve de ce quej’avance, dites-moi maintenant lenom de l’homme qui mérite selonvous l’épithète de misérable.

– Cet homme, dit Conception, c’est leduc de Château-Mailly.

– Lui ! le duc ? exclama le marquisjouant merveilleusementl’étonnement.

– Lui ! le duc de Château-Mailly,répéta froidement Conception.

– Mais vous n’y pensez pas, s’écriaRocambole, mais vous perdez la tête,Conception !… Le duc est le type le

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plus pur du parfait gentilhomme. Il ale noble et grand cœur de sa race.

Conception interrompit, d’un gesteimpérieux, cet éloge du duc deChâteau-Mailly auquel Rocamboleallait s’abandonnercomplaisamment, sans doute parordre de sir Williams. Puis elle luidit :

– Ecoutez-moi, écoutez-moi, sansm’interrompre, jusqu’au bout. Me lepromettez-vous ?

– Soit. Parlez…

Alors Conception raconta naïvementà Rocambole ce que Rocambolesavait mieux qu’elle-même, c’est-à-

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dire l’histoire de la généalogie duduc de Château-Mailly, histoireinventée, selon elle, par la comtesseArtoff, et la lettre de cette dernière,que le duc de Sallandrera n’avaitpoint reçue, et le mémoire du colonelde Château-Mailly, qu’on prétendaitavoir été, le matin même, la proie desflammes.

Elle s’arrêta un moment à cet endroitde son récit, sans avoir dit encore unseul mot de Zampa, et elle regardason interlocuteur.

Rocambole avait paru écouter avecbeaucoup d’attention, et saphysionomie avait tour à tourexprimé l’étonnement, la surprise et

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une vive douleur.

– Mon Dieu ! lui dit-il alors, mais jene vois dans tout cela qu’une chose,c’est que M. de Château-Mailly, déjàsi digne d’obtenir votre main, amaintenant un titre indiscutable etsacré…

– Mais, s’écria Conception,l’interrompant vivement, vous croyezdonc à cette fable ?

– Une… fable… c’est une fable ?

– Oui, dit la jeune fille. Ecoutezencore, écoutez et vous verrez…

Et Conception raconta à Rocamboleson entrevue du matin avec Zampa,

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et Rocambole lui prêta la mêmeattention.

Elle s’attendait à voir celui-ciexprimer son indignation en termesénergiques, mais, cette fois encore,elle fut trompée dans son espérance.Rocambole lui dit avec tristesse,mais avec calme :

– Qu’est-ce que Zampa ? un valet.Qu’est-ce que le duc ? ungentilhomme. Il se peut que le valetdise la vérité ; mais moi aussi je suisgentilhomme, mademoiselle, et avantde croire qu’un gentilhomme est unimposteur, j’ai besoin d’untémoignage plus honorable que celuid’un laquais.

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Conception tressaillit, et jeta unregard épouvanté à Rocambole.

– Mais tout cela pourrait donc êtrevrai ? s’écria-t-elle.

– Hélas !…

– Et si c’était faux ?… si, en effet, leduc est un imposteur ?

– Je le démasquerais !…

– Mais, murmura-t-elle en baissantles yeux et d’une voix qui tremblaitd’émotion, si le valet avait menti ?…

Rocambole passa la main sur sonfront, sembla faire un effortsuprême, et puis il répondit :

– Tenez, écoutez-moi, Conception, si

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le duc a dit vrai, s’il est digne devotre main, il faut obéir à votrepère…

La jeune fille jeta un cri étouffé,cacha sa tête dans ses mains etfondit en larmes.

Alors, le faux marquis se pencha surelle, lui mit un baiser au front, etmurmura :

– Adieu… à demain… je reviendraidemain encore… et je vousapporterai peut-être le moyen desavoir la vérité… cette vérité dût-elleêtre mon arrêt de mort…

Il étouffa un soupir et sortit, laissantConception abîmée dans sa douleur

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et pleurant à chaudes larmes.

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Chapitre 4

Nous avons laissé maîtreVenture s’esquivant avecprécaution de la maisonde Murillo la Jambe-de-Bois, qu’il venait dependre après l’avoir

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étranglé, dans l’intention bienévidente de faire croire à un suicide.

Maître Venture gagna la frontière àpied, marchant d’un pas alerte etsifflotant une ariette, comme un bonbourgeois qui revient du spectacle.Les premiers rayons du soleill’atteignirent à cette limite extrêmedes Pyrénées qui séparent la Francede l’Espagne.

Il franchit le fossé, s’assit sur unepierre française et murmura :

– A présent, comme j’ai un passeportbien en règle, au nom deM. Jonathas, je puis me donner dubon temps, et n’ai nul besoin de

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courir.

Venture était vêtu d’un gros paletotmarron bien chaud, d’un manteau,d’un pantalon noir, coiffé d’unecasquette de voyage et chaussé degrandes bottes fourrées.

– Ce costume est beaucoup tropchaud pour voyager à pied, se dit-il,je vais chercher un gîte et attendre lepassage de la malle-poste.

Venture se souvenait que, la nuitprécédente, il avait vu au bord de laroute qui descendait en rampesbrusques jusqu’à Bayonne une petitemaison blanche ayant au-dessus desa porte la traditionnelle branche de

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houx qui indique une auberge. Cettemaison était à une lieue environ de lafrontière.

Venture en prit le chemin et y arrivaen moins d’une demi-heure.

L’auberge était tenue par deuxhonnêtes montagnards, l’homme etla femme. La femme s’occupait de lamaison, donnait à boire et à mangeraux voyageurs. L’homme cultivait lejour quelques perches de terre et devignoble. La nuit il se livrait à lacontrebande.

Sur les deux versants des Pyrénées,la contrebande est si bien uneprofession qu’elle est tenue à

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honneur dans les classes populaires.On aime le contrebandier, autant etplus qu’à l’Opéra-Comique.L’homme lui prête sa carabine même,la femme le cache sous son lit, lesenfants lui servent de guide, s’il vientà s’égarer.

On hait le douanier. S’il poursuit lecontrebandier, on cherche à lui enfaire perdre la trace. S’il vient blessé,sanglant, à demi mort frapper à uneporte la nuit, on feint de dormir, eton ne lui répond pas.

Maître Venture, qui, nous l’avons dit,parlait le français et l’espagnol avecla même facilité, connaissait à fondces mœurs-là.

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Il frappa donc hardiment à la portede la petite auberge.

La femme vint ouvrir et fut quelquepeu étonnée de voir arriver chez elle,à cette heure matinale, un hommeaussi bien et aussi chaudement vêtu.D’autant plus que Venture était àpied et paraissait venir d’assez loin.Mais le bandit posa un doigt sur seslèvres d’une certaine façonsignificative, et la femme del’auberge demeura persuadée qu’elleavait affaire à un contrebandier.

Venture entra dans l’auberge.

– La petite mère, dit-il à la femme, enespagnol, et jetant son manteau dans

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un coin, on ne bavarde pas chezvous ?

– Jamais, camarade.

Et la femme posa à son tour deuxdoigts sur sa bouche, ce qui était,pour le faux contrebandier, un signemaçonnique.

– Amigo ! ajouta-t-elle.

Venture ôta son paletot, comme ils’était débarrassé de son manteau.Puis il demanda un rasoir, que lafemme se hâta de lui apporter, et ilcoupa ses favoris et sa barbe. Celafait, il avisa, suspendues à unepoutre, une veste, une culotte et desguêtres en drap brun, telles qu’en

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portent les paysans basques un peuaisés, et il demanda :

– Combien voulez-vous de tout cela,petite mère ?

Sans doute la cabaretière étaithabituée à vendre des vêtements auxcontrebandiers qui avaient accrochéles leurs aux broussailles, ouéprouvaient le besoin de setransformer complètement pouréchapper à la vigilance desdouaniers, car elle répondit sansaucune hésitation :

– Dix écus de France.

– Soit.

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– Et les vôtres par-dessus le marché.

– Soit encore.

La cabaretière décrocha les habits etfit signe à Venture de la suivre. Ellele conduisit à l’étage supérieur, oùl’on arrivait au moyen d’une échelle,et l’y laissa.

Dix minutes après, Ventureredescendit vêtu en paysan basque,coiffé d’un béret rouge, et ayant misdans sa ceinture son argent et lafameuse lettre qui avait coûté la vie àMurillo.

– Maintenant, dit-il en languebasque, car le drôle était né sur lafrontière espagnole et se trouvait

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presque dans son pays, mettez lapoêle au feu, ma petite mère, faitesrissoler votre lard et sautez-moi uneomelette dans le premier numéro.

La cabaretière alluma ses fourneaux,et bientôt Venture fut à table entrel’omelette au lard, le fromage dechèvre et une vieille bouteille de vinmuscat.

Le bandit mangea comme un honnêtehomme qui n’a pas autre chose àfaire. Le souvenir de l’infortunéMurillo ne lui arracha ni un soupir niune larme, la pensée que sir Williamsétait encore de ce monde ne lui fitpas perdre un coup de dent. Il se fitservir du café, de l’eau-de-vie, fuma

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d’excellent tabac de contrebande etprolongea son repas pendantplusieurs heures, si bien qu’il étaitencore à table lorsque desclaquements de fouet et le bruitlointain d’une voiture se firententendre.

C’était la malle-poste.

Lorsqu’elle s’arrêta devantl’auberge, où postillons etconducteurs avaient coutume de faireune courte halte et de vider unebouteille, maître Venture était sur leseuil, avec l’air honnête et candided’un brave montagnard qui a desaffaires à Bayonne. Il avait un bâtonsur l’épaule, et, au bout de ce bâton,

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un mouchoir noué en quatre, quiparaissait renfermer le léger bagagedu voyageur.

– Avez-vous de la place ? cria-t-il,toujours en langue basque.

– Une, à côté de moi, dans lecabriolet, répondit le conducteur.

Malgré sa majestueuse corpulence,Venture saisit assez lestement lacourroie qui sert de rampe à cessortes de voitures, et il se hissa sur lecabriolet, où il y avait déjà un vieilEspagnol, qui portait une barbe griseet le costume de velours noir desartisans de Saragosse.

Le conducteur avala un verre de vin,

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remonta à son tour dans le cabriolet,et la malle-poste repartit.

– Eh bien ! dit alors Venture d’un tonjovial, quoi de nouveau, conducteur ?Il n’y a pas de bruit, en Espagne, pasde révolutions, pas d’émeutes ?

– Non, dit le conducteur ; mais, enrevanche, nous venons de voir unhomme pendu.

– Hein ? dit Venture.

– Un homme pendu, répéta leconducteur.

– Sur la route ?

– Non ; dans sa maison.

– Et où est-elle, sa maison ?

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– A Corta.

– Oh ! je connais bien Corta, allez, fitVenture d’un air naïf, et la preuve,c’est que j’ai soupé, l’année dernière,chez le curé.

– Un bon vivant ! dit le conducteur.

– Ca ne serait pas lui, au moins…

– Oh ! non.

– Je connais des gens à Corta,poursuivit Venture. Est-ce que vousconnaissez le nom du pendu ?

– C’était le directeur de la poste.

– Jésus Dieu ! s’écria Venture en sesignant d’un air consterné, la Jambe-

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de-Bois ?

– Précisément.

– Et… il s’est pendu ?

– Cette nuit.

– Un si brave homme ! murmuraVenture ; mais est-ce que vous êtesbien sûr de ça ?

– Très sûr, je l’ai vu.

– Mais pourquoi s’est-il pendu ?

– Ca doit être de chagrin.

– Qui sait ?… dit le bandit avechardiesse, peut-être qu’on l’a pendu.

– Oh ! pour ça non, répondit leconducteur. Si on l’avait pendu, c’est

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qu’on aurait voulu le voler, et sontiroir était plein d’argent…

– Sont-ils bêtes ! pensa Venture.Allons ! décidément, je serai àBayonne avant qu’on ait riendécouvert.

Et il continua à s’apitoyer sur le sortde la Jambe-de-Bois, qu’il prétendaitavoir beaucoup connu.

Quelques heures après, la malle-poste arriva à Bayonne. Venture yprit un potage et continua sa routepour Paris, où il arriva trois joursaprès, à la tombée de la nuit.Seulement, ce ne fut point en malle-poste qu’il fit son entrée dans la

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capitale.

A Etampes, Venture avait quitté cevéhicule pour un tilbury qu’il loua etqui le conduisit jusqu’à la barrièred’Ivry.

Pendant ce dernier trajet, notrehomme s’était dit :

– Je n’ai pas promis à Rocamboled’arriver un jour plus tard ou plustôt, et comme j’ai accompli lestementmon voyage, je vais me donner letemps de réfléchir jusqu’à demain.D’ailleurs, ajouta-t-il mentalement,sir Williams serait bien homme àfaire surveiller les abords de mongarni, place Belhomme, et rien ne

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m’assure que je n’y serais pointpoignardé cette nuit même, à présentque j’ai la fameuse lettre. SirWilliams est homme à faire deséconomies.

Ce raisonnement n’était pointdépourvu de justesse. Venture lecorrobora par cette deuxièmeréflexion :

– Il est évident que j’ai bien fait, il ya sept jours, d’accepter la missionqu’on me donnait. Je n’avais pas lesou, et une affaire de cinq millefrancs n’est pas à dédaigner. Mais nisir Williams ni Rocambole n’avaientprévu que je trouverais vingt millefrancs dans le sac qui renfermait la

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lettre. Or, vingt mille francs, c’estrond, et je pourrais bien avec cela memettre à mon compte… Je vais garderla lettre jusqu’à demain.

Et Venture était descendu dans uneauberge de la barrière, où il s’étaitfait servir à souper. Mais le banditn’était pas homme à ne points’occuper sur-le-champ de mettre sesvingt mille francs en sûreté, et, aprèsson souper, il sortit de l’auberge.

– Je suis un peu loin de chez la veuveFipart, se dit-il. La vieille demeure,depuis qu’elle est chiffonnière, àClignancourt, derrière le Château-Rouge. Mais je vais prendre par laVillette et me payer un fiacre à

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l’heure. Elle a du bon, la veuveFipart, et elle n’aime plus son petitRocambole depuis qu’il la laissedans la misère.

Venture se rendit à Clignancourt,renvoya son fiacre à la hauteur deChâteau-Rouge et se dirigea à piedvers un pâté de maisons à un seulétage, construites en vieux plâtras eten charpentes provenant des

démolitions de Paris[1] , unassemblage de huttes malpropres etplus misérables à l’œil que le dernierhameau du plus pauvre pays demontagnes.

La veuve Fipart habitait, à

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l’extrémité de cette petite cité, unesorte de taudis composé d’une seulepièce au rez-de-chaussée. L’étagesupérieur était un grenier àfourrages, appartenant à unnourrisseur.

Il était environ dix heures lorsqueVenture arriva. Une lumièretremblotait derrière les carreauxhuilés de la croisée et à travers lesais disjoints de la porte.

– La vieille est chez elle, pensaVenture.

Venture frappa à la porte.

– Entrez, dit de l’intérieur une voixaffaiblie, la clef est sur la porte.

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Venture tourna la clef et entra. Lachambre où il pénétra n’avaitd’autres meubles qu’une vieille table,deux chaises boiteuses et une sortede grabat sur lequel une vieillefemme était couchée : c’était la mèreFipart. La veuve Fipart, que Ventureeût été fort étonné de retrouver dansson lit s’il avait assisté trois joursauparavant à son entretien avecRocambole sous le pont de Passy.

La veuve Fipart ressuscitée !…

Mais Venture ne savait rien, et il secontenta de lui dire :

– Ah çà, tu es donc malade, toi, lamaman ?

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– C’est-à-dire que j’ai été morte,répondit-elle d’une voix si faible,qu’on eût dit celle d’un trépassérevenant à minuit du cimetière pourimplorer les prières des vivants.

– Morte, oh ! c’te farce !

– Ce n’est point une farce. J’ai étémorte deux heures.

– Est-ce que tu es folle, la vieille ?

– Demande à ce brigand deRocambole.

– Rocambole !… exclama Venture,qui tressaillit des pieds à la tête.

– Oui, c’est lui qui m’a étranglée.

– Etranglée !…

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– Et jetée à la Seine.

– Foi de Jonathas ! je crois que tuperds la boussole, la vieille.

– Je l’ai perdue… un moment,murmura la veuve Fipart, qui crispases poings amaigris, mais je l’airetrouvée.

– Tu as donc revu Rocambole ?

– J’ai senti ses doigts à mon cou, etils serrent fort…

– Mais où ? quand ?

– Il y a trois jours, sous le pont dePassy.

Et la veuve Fipart, après avoir

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raconté à Venture ce que noussavons déjà de sa rencontre fortuiteavec le faux marquis de Chamery,continua en ces termes :

– Quand le monstre m’a eu serré lecou, j’ai perdu connaissance et il fautprésumer qu’il m’a crue morte,puisqu’il m’a jetée à l’eau. Il paraîtqu’il y avait une barque sur la Seine,un bachot qui venait de Saint-Cloudet qui m’a repêchée.

– Comment ! dit Venture, tu n’es pasallée au fond ?

– Non, mes jupons m’ont soutenued’abord, et puis le froid m’a faitrevenir à moi et j’ai crié au secours.

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Le bachot n’était pas loin ; unhomme s’est jeté à la nage et m’arepêchée.

– Tu as de la chance ! dit Venture.

– Pendant un moment, j’ai été siétourdie que je n’ai pas su où j’étais.

– Et puis, interrompit Venture, tut’es souvenue et tu as dénoncéRocambole ?

– Pas si bête ! dit la veuve Fipart.

– Tu l’aimes donc toujours, cebrigand ?

– Oh ! non, par exemple.

– Eh bien ! alors…

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– Es-tu simple, mon pauvre Venture !… Puisque Rocambole m’a étranglée,moi, sa mère adoptive, moi, lamaman Fipart à son Rocambolechéri, c’est qu’il me craignait, ledrôle.

– Tiens ! c’est juste.

– Et s’il me craint, c’est que je peuxlui faire du mal, et que nouspourrions compter…

– Eh ! eh ! dit Venture, tu as de lasorbonne, la vieille.

– Un peu, mon neveu. Alors, je mesuis souvenue que le petit m’avait ditqu’il passait souvent à minuit sur leboulevard des Invalides.

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– Bonne note à prendre, pensaVenture.

– Je me suis dit que j’aurais ma belle.

– C’est encore possible, ça.

– J’ai même pensé que tu pourraisme donner un jour ou l’autre un coupde main ; car, vois-tu, et quoi qu’il endise, Rocambole m’a paru caié.

– C’est probable.

– Et on verrait à le faire chanter unpeu proprement.

– On le fera chanter.

– Oh ! le gredin !… avoir voulu tuersa mère… une femme qui l’a élevécomme un prince, qui le chérissait,

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fallait voir !

Pendant que la vieille bavardait,Venture s’était mis à réfléchirprofondément.

– Mais enfin, reprit-il, qu’as-tu ditaux gens du bachot ?

– Que j’avais voulu me périr parmisère. Alors ils ont fait une quêteentre eux et ils ont réuni six francsqu’ils m’ont donnés.

– Et tu es revenue ici ?

– C’est-à-dire que je me suis traînée.En arrivant, je me suis mise au lit etj’y suis encore… mais quand jesortirai…

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– Eh bien ?…

– Oh ! je retrouverai ce brigand deRocambole, et il me le paiera !…

Venture était toujours songeur.

– Dis donc, la mère, fit-il enfin,Rocambole t’a dit que sir Williamsétait mort.

– Oui.

– En es-tu sûre ?

– Oh ! oui…

– Bien sûre ?

– Je suis persuadée que le gredin estcalé et qu’il travaille pour soncompte.

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– Ah ! si j’en étais sûr… murmuraVenture. Ce n’est pas Rocambole queje crains…

Il garda un moment le silence. Puis ilreprit enfin :

– Dis donc, la vieille, je n’ai pas lesou. On m’a mis à la porte de mongarni, tu vas me laisser coucher dansce coin-là, n’est-ce pas ? sur ce tas depaille.

– Comme tu voudras, répondit laveuve Fipart.

– Tu es une bonne fille, la vieille, eton te revaudra ça.

Venture se jeta sur la paille et

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s’adressa le monologue suivant :

– Il est évident que j’ai une fière peurde sir Williams ; mais il est évidentaussi que je n’ai pas peur deRocambole, et si j’étais sûr que sirWilliams fût mort et que ce fût lui,Rocambole, qui ait écrit le bout delettre que j’ai reçu, je me ficheraispas mal de ses menaces. Or, cettelettre me promet le pal ou un coup depoignard si je n’obéis pas. Mais rienne m’empêche, aussi, de filer quelquepart, en Angleterre, par exemple ! sile capitaine sir Williams estréellement encore de ce monde. Etpuisque Rocambole m’a promis cinqmille francs pour cette lettre

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adressée au duc de Sallandrera, c’estqu’elle a quelque valeur. Bah !… ilfaut voir !…

Et Venture, qui avait décidément labosse de la trahison, se leva,s’approcha de la table sur laquellebrûlait une chandelle, fouilla dansses poches et en retira la fameuselettre qui avait coûté la vie àl’Espagnol Murillo. Il hésita pendantquelques minutes encore, la tourna etla retourna dans ses doigts, en lut etrelut la suscription.

– Allons, se dit-il, au petit bonheur !…

Et il brisa le cachet, retira la lettre de

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son enveloppe et la lut.

q

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Chapitre 5

La lettre, dont Venturevenait de briser le cachetaprès avoir longtempshésité, était, on s’ensouvient, écrite parBaccarat au duc de

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Sallandrera. La comtesse Artoff ymettait le duc au courant de lamystérieuse origine deM. de Château-Mailly, lui rappelait ladémarche qu’elle avait faite l’annéeprécédente, à l’effet d’obtenir pource dernier la main de Conception, etterminait en annonçant l’arrivéeprochaine de ces deux piècesimportantes, qui devaient être pourle duc une preuve incontestable deses droits à devenir le gendre deM. de Sallandrera.

Venture relut cette lettre deux fois desuite.

– Ah çà ! se dit-il, nous ne sortironsdonc jamais de cette lutte éternelle

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entre Baccarat et sir Williams ou sonhéritier Rocambole ?

Et, en effet, les noms deM. de Château-Mailly et de lacomtesse Artoff étaient pour Ventureun indice incontestable queRocambole se mêlait de nouveau àleur destinée d’une façonquelconque.

– Qu’est-ce que tu lis donc là ?demanda la veuve Fipart.

– Je lis une lettre de femme,répondit-il, une femme qui m’aime…

– Ah ! murmura la chiffonnière, vousêtes donc toujours gâté par le beausexe, monsieur Jonathas ?

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– Toujours.

Et Venture souffla la chandelle et fitmine de vouloir dormir. Mais il neferma pas l’œil de la nuit. Loin de là,il demeura la tête dans ses mains,absorbé dans une méditationprofonde.

Quand le jour vint, et que la veuveFipart s’éveilla, elle l’aperçut assissur la botte de paille, les yeux rivésau sol, le sourcil froncé. Un légerbruit, que fit la vieille en seretournant sur son grabat, lui fitlever la tête. Il vit la veuve Fipartéveillée, et il la regarda fixement.

– Dis donc, la vieille, fit-il enfin, est-

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ce que réellement tu en veux àRocambole ?

– Oh ! le gredin !…

– Te vengerais-tu de lui ?

– Je voudrais lui manger le cœur…

Venture redevint soucieux.

– C’est que, dit-il, je connais ça,moi… Tu as un faible pour lui, et… tupourrais bien canner une fois encore,pour peu qu’il t’appelât mamanFipart, la bonne maman Fipart, lamaman Fipart à son petitRocambole…

– Oh ! il n’y a pas de danger !

– Vrai ?

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– Sur la tête de mon pauvre Nicolo[2]

, que le bandit a fait guillotiner !

– Eh bien ! dit Venture, je te jure parle boulanger, notre patron à tous, queRocambole en verra de cruelles.

L’œil de la vieille étincela d’une vivejoie.

– Mais, continua Venture, il fautpour cela que tu m’obéisses…

– Je ferai ce que tu voudras.

– Et que tu déménages d’ici…

– Et mes bibelots ! je ne peux pasdéménager sans payer lepropriétaire.

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– C’est juste ; mais tu peux laissertes bibelots.

– Ah ! mais non.

– Vieille bête !… exclama Venture,pour un lit, une chaise et deux tablesqui valent bien cent sous en gros eten détail, tu t’imagines que nousallons faire les frais d’undéménagement ?

– Dame !…

Venture haussa les épaules. Puis ilfouilla dans sa poche et en retiratrois louis qui tombèrent sur latable.

– De l’or ! s’écria la vieille

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émerveillée ; tu as de l’or !…

– Parbleu.

– Mais tu disais, hier soir…

– Hier n’est pas aujourd’hui. Hier,j’avais des raisons… je voulaissavoir si tu aimais toujoursRocambole.

– De l’or ! de l’or ! répétait la vieille.Avec ça, on va loin, quand on veut.

Et la veuve Fipart, qui, depuis troisjours, gardait le lit, se leva ingambeet pleine de vigueur.

– Tu comprends, poursuivit Venture,qu’il est nécessaire queM. de Rocambole, qui te croit dans

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l’autre monde, ne soit pas désabuséde sitôt ; sans cela…

– Oh ! il serait capable dem’assassiner.

– J’en ai peur.

Venture parut réfléchir encore.

– Cache cet or, dit-il enfin, et prendscette pièce de quarante sous.

– Pour quoi faire ?

– Tu vas aller chercher un litre devin, du pain et de la charcuterie. Jecrève de faim.

– Moi aussi, dit la veuve Fipart, qui,décidément, n’était plus malade.

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Et la vieille s’attifa d’un bonnet sale,d’un vieux châle à carreaux, prit uncabas graisseux, chaussa ses sabotset sortit lestement.

Alors Venture tint, comme on dit,conseil avec lui-même.

– Evidemment, se dit-il, puisqueRocambole payait si cher cette lettreque je suis allé chercher en Espagne,c’est qu’il avait un puissant intérêt àce que le duc de Sallandrera ne lareçût pas. Or, que dit cette lettre ?Madame la comtesse Artoff, c’est-à-dire notre bonne amie madameBaccarat, veut marier M. de Château-Mailly avec mademoiselle deSallandrera, qui ne veut pas, soit

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qu’elle obéisse à sa propre volonté,soit qu’elle agisse par ordre de sonpère. Mais Baccarat espère que larésistance de M. de Sallandreras’évanouira lorsqu’il apprendra quele duc de Château-Mailly est de safamille. Très bien ; mais puisqueRocambole a voulu intercepter cettelettre, c’est qu’il ne veut pas que cemariage se fasse. Or, pourquoi ne leveut-il pas ?

Cette question qu’il s’adressaitarrêta un moment le perspicaceVenture, et lui remit en mémoire unefoule de choses.

– Du temps des Valets de cœur,reprit-il, le drôle était déjà un lion,

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un quasi vrai vicomte ; il avait deschevaux, il tournait la tête auxfemmes… Qui sait s’il n’a point faitpeau neuve et si, redevenu comte oumarquis, il ne songe pas lui-même àépouser mademoiselle Conception ?Ce serait fort, mais cela nem’étonnerait pas.

On le voit, Venture avait deviné biendes choses déjà, grâce à cette lettretombée entre ses mains. Le bandit sereprit à songer.

La veuve Fipart revint. Elle posa surla table un pain, du saucisson, unlitre de vin et deux verres.

Venture s’attabla, réfléchissant

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toujours.

– Dis donc, la vieille, demanda-t-iltout à coup, est-ce que réellement ilavait l’air bien ?

– Qui ?

– Rocambole.

– Il était mis comme un prince ; ilavait des diamants pour boutons demanchettes et un solitaire au doigt.

– Fichtre, quel chic !

– Il descendait le boulevard desInvalides, à pied, il est vrai ; mais jeme souviens maintenant que, moi quivenais du quai, j’avais passé toutprès d’un superbe coupé à deux

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chevaux, qui stationnait à l’entrée duboulevard.

– Très bien, murmura Venture, quinota cette circonstance dans samémoire.

Et il se coupa du saucisson et se mità manger, mais ce fut du bout desdents. Venture n’avait ni faim ni soif,et il reprit en aparté son monologue :

– Partons d’un principe, ou plutôtadmettons un point de départ etsupposons que Rocambole, qui aintérêt à empêcher le mariage deM. de Château-Mailly, songe lui-même à épouser Conception. Ceci estune chose que je vérifierai plus tard,

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commençons par le supposer. Ceciadmis, il est naturel que le drôle aitvoulu intercepter la lettre deBaccarat, mais cette lettre nesignifiera plus rien le jour où lespièces qui établissent l’origine deM. de Château-Mailly arriveront.Donc, à moins que Rocambole ignoreleur existence, il doit avoir pris sesmesures pour les supprimer. De toutcela, il résulte que la lutte estengagée entre Baccarat etRocambole, et que je puis choisir.Servirai-je ce dernier ? Me remettrai-je au service de Baccarat ?

Cette option difficile préoccupaencore Venture pendant quelques

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secondes.

– Ma foi ! se dit-il, le plus simple estde tout placer dans la balance et desavoir ce qui pèse le plus, deRocambole ou de Baccarat.Commençons par le premier. Sij’adresse, après l’avoir recachetéeconvenablement, la lettre en questionà Rocambole, et qu’il ne s’aperçoivepoint que je l’ai ouverte, peut-êtrem’enverra-t-il cinq mille francs. S’ils’en aperçoit, il ne m’enverra rien dutout, et j’aurai de la chance si, à lapremière occasion, je ne reçois pointun coup de couteau quelque part… Sienfin je puis parvenir à le trouver età le faire chanter, il paiera mal…

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Décidément, le plateau Rocambolen’est pas très lourd. Voyons leplateau Baccarat. Il est presqueprobable que la comtesse Artoff nesait pas le premier mot de laprésence de Rocambole à Paris, etque ce dernier a imaginé quelquejolie combinaison contre elle. Si jevais à la comtesse, et que je la mettesur ses gardes, elle est capable de medonner cent mille francs, peut-êtreplus.

Ces derniers mots achevèrent defixer l’irrésolution de Venture.

– Le plateau Baccarat est infinimentplus lourd, se dit-il. Enlevez ! c’estpesé.

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Et Venture acheva son repas. Puis ildit à la veuve Fipart :

– Pas plus tard que ce soir, je vasvenir te chercher pour te mettre àl’ombre.

– Hein ? fit la chiffonnière.

– C’est-à-dire te logerconvenablement et t’établir à Passyou à Chaillot, ou bien encore auxThermes, dans de la perse et dunoyer première qualité.

– J’aimerais mieux de l’arcajou,répondit-elle, devenue avide toutd’un coup.

– Ambitieuse ! fit Venture.

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Et il embrassa l’horrible vieille etsortit.

Le quartier de Clignancourt, où leschiffonniers s’étaient agglomérésdepuis quelques années, était bâtipresque au milieu des champs.

Venture gagna la grande route deSaint-Ouen et rentra dans Paris parles Batignolles et la barrière Clichy.Il était assez proprement vêtu, etcomme il avait rasé ses favoris et sabarbe et coupé ses cheveux, ilespérait que Rocambole, si le hasardle jetait sur sa route, ne lereconnaîtrait pas au premier coupd’œil.

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Venture descendit la rued’Amsterdam, passa devant lechemin de fer de l’Ouest et s’en allatout droit rue de la Pépinière, àl’hôtel Artoff.

Le suisse fumait sur le pas de lapetite porte, les persiennes de tousles étages étaient fermées.

– Monsieur le comte est-il visible ?demanda Venture.

– Monsieur le comte est absent,répondit le suisse, qui toisa levisiteur.

– Absent de Paris ?

– Oui.

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– Alors je verrai madame lacomtesse.

– Madame est partie avec Monsieur.

– Diable ! murmura Venture, quecette réponse désappointait fort, est-ce vrai ce que vous me dites là ?

– Très vrai.

– Cependant, j’ai reçu une lettre demadame, il y a sept jours.

– Madame est partie depuis quatre.

– Quand reviendra-t-elle ?

– Ah ! dame ! lorsque monsieur lecomte sera rétabli.

– Il est donc… malade ?

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– Il est fou.

– Fou ! exclama Venture.

Le suisse crut sentir une intonationde douleur dans ce mot que levisiteur répéta et lui dit :

– Vous connaissiez donc le comte ?

– Il a été mon bienfaiteur, et j’avaispeut-être un important service à luirendre.

– Vous ?

– Peut-être.

Ces mots intriguèrent le suisse ; il fitentrer Venture dans sa loge, et ilvoulut le questionner. Mais Venturedemeura sur le qui-vive, et comme le

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suisse était bavard, ce fut lui quiparla.

Au bout d’un quart d’heure, Venturefut au courant de ce drame étrangequi s’était déroulé à l’hôtel Artoff.

C’est-à-dire qu’il apprit en quelquesminutes les calomnies qui avaientcouru dans Paris sur la comtesse, lafolie du comte perdant la tête aumoment où il allait mettre l’épée à lamain, et les protestationsd’innocence de la malheureuseBaccarat.

Le suisse termina par cettepéroraison d’un mauvais serviteur :

– On dira tout ce qu’on voudra, mais

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il est bien certain que si madame lacomtesse n’avait pas fait des siennes,on ne le dirait pas.

Venture avait écouté tout cela avecune stupeur profonde.

Il quitta l’hôtel Artoff, en proie à unesorte d’étourdissement, mais aumilieu de cet étourdissement il eutencore assez de présence d’espritpour établir un rapprochement entreles calomnies dont on accusaitBaccarat et la suppression de lalettre au duc de Sallandrera.

– Il y a du Rocambole là-dessous, sedit-il.

On le voit, Venture réunissait et

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rattachait un à un tous les fils del’intrigue.

– Ma foi ! pensa-t-il, puisqueBaccarat est à moitié folle et sonmari tout à fait toqué, c’est àM. de Château-Mailly qu’il faut queje m’adresse… et c’est chez lui que jevais !

Mais comme il faisait quelques pasdans la direction de la placeBeauvau, Venture eut sans doute uneinspiration, car il s’arrêta tout net.

– Bah ! dit-il, j’ai toujours travaillépour les autres, si je travaillais pourmoi ? Le duc est capable dem’écouter et de me donner ensuite

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pour prix de mes révélations unemisère, un ou deux billets de millefrancs, par exemple… Allons donc !Tiens ! ajouta-t-il, je crois qu’il mevient du génie, et j’ai envie, moiaussi, de me mettre de la partie. Quisait ? Je serai peut-être en passe devendre la main de mademoiselleConception à M. de Château-Mailly.

Et Venture, au lieu de continuer sonchemin, entra dans un café quifaisait le coin de la rue de laPépinière et du faubourg Saint-Honoré. Avait-il besoin de réfléchirencore ? On aurait pu le penser, si,après avoir demandé un verre debière, il n’eût dit au garçon :

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– Donnez-moi l’Almanach des vingt-cinq mille adresses.

« Je veux savoir où demeure M. leduc de Sallandrera, pensa-t-il.

Le garçon apporta l’énorme volume,et Venture, après avoir patiemmentcherché, trouva cette indication :

M. le duc de Sallandrera, Grandd’Espagne, rue de Babylone, 108.

– 108, se dit-il, le numéro 108 doitfaire le coin de la rue et du boulevarddes Invalides. Parbleu ! voilà quis’emmanche comme un poignarddans sa gaine…

« Maman Fipart a rencontré, à deux

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heures du matin, Rocambole sur leboulevard des Invalides. Le drôlevenait de l’hôtel Sallandrera… mais…

C e mais était gros d’hypothèses etreplongea Venture dans sesméditations.

– Un homme qui a des diamants à sachemise et un solitaire à son doigt,continua-t-il in petto, ne va pas àpied, et il est incontestable que lecoupé qu’a vu maman Fipart luiappartenait. Or, si Rocambole sortaitde l’hôtel Sallandrera, pourquoi savoiture l’attendait-elle si loin sur lequai ? Evidemment, il en sortaitincognito et par une petite porte.Donc Rocambole est l’amant de

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mademoiselle Conception et jecomprends tout, maintenant.

Venture avait trouvé ou croyait avoirtrouvé le nœud gordien de l’intrigue,mais le trouver n’était pas l’uniquedifficulté, il fallait le trancher.

Le bandit continua à part lui et avecbeaucoup de raison :

– Baccarat était plus forte queRocambole, et sir Williams lui-même, à preuve la perte douloureuseque celui-ci a faite de sa langue, dansla dernière campagne : mais il paraîtque Rocambole a fait des progrèspuisqu’il vient, à son tour, de roulerBaccarat. Or, s’il a roulé Baccarat, le

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duc de Château-Mailly ne doit pas luipeser grand-chose, d’autant plus queces honnêtes gens ne sont jamaisforts et ne veulent jamais croire aumal, par cette raison stupide qu’ilssont, eux, incapables de le faire. Si jevais raconter tout cela àM. de Château-Mailly, ou il ne mecroira pas, ou il voudra faire sesaffaires lui-même. Il sera battu àplate couture, et j’aurai monrèglement de compte avecRocambole. Ceci ne fait pas monaffaire. Je veux servir le duc sansqu’il le sache. Il paiera après. Ledifficile est de m’introduire chez lui.

Venture, tout en réfléchissant ainsi,

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prit un journal et feignit de lire ;mais tout à coup il tressaillit et sonregard distrait fut attiré par uneannonce conçue en ces termes :

On demande un cocher anglaispouvant dresser des chevaux de sanget conduire un carrosse à grandesguides. S’adresser à l’hôtel deChâteau-Mailly, place Beauvau.

– Mais je parle l’anglais comme JohnBull lui-même, pensa Venture, et j’aiété cocher pendant dix ans ! Je veuxentrer aujourd’hui même au servicede M. le duc, et ce n’est passeulement son carrosse de gala que jelui mènerai à grandes guides, c’est savoiture de noces !

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Rocambole avait-il donc enfin trouvéun adversaire sérieux, et allait-ilsuccomber dans la lutte ?

q

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Chapitre 6

Deux jours après sonentrevue avec M. le ducde Sallandrera, le jeuneduc de Château-Maillyvit entrer Zampa chez luivers dix heures du matin

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– l’heure ordinaire, du reste, où sonvalet de chambre venait l’habiller.

Zampa avait, comme l’avant-veille,un air mystérieux qui étonna quelquepeu M. de Château-Mailly.

Avec la familiarité d’un valet élevéaux fonctions intimes de confident,Zampa ferma la porte et fit au duc unpetit signe d’intelligence.

– Qu’est-ce ? demanda le duc.

Pour toute réponse, Zampa tira de sapoche une lettre qu’il tendit à sonmaître.

Le duc jeta les yeux sur l’enveloppe.Mais l’enveloppe était blanche et ne

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portait aucune adresse.

– C’est pour monsieur, dit Zampa.

Le duc brisa le cachet.

Mais soudain il tressaillit et un flotde sang lui monta du cœur au visage.Il venait de déplier une petite feuillede papier d’où s’échappait unparfum discret et que couvrait unejolie écriture allongée, qu’il reconnutsur-le-champ. Pourtant cette lettre neportait aucune signature. Maisl’écriture était bien semblable à celledu billet que le duc avait reçu il yavait environ un mois, billet qui luirecommandait Zampa, le fidèleserviteur. Donc cette lettre était de

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Conception.

– Qui t’a remis ce billet ? demanda leduc avec une insurmontable émotion.

– Le nègre.

– Quel nègre ?

– Celui de mademoiselle Conception.

Et Zampa se retira en s’inclinant.

Le duc se mit à lire. La lettre étaitcourte et ainsi conçue :

« De grands obstacles séparentsouvent ceux qui s’aiment. Mais avecde la persévérance et du courage onarrive parfois à en triompher.

« Mon père paraît attendre avec

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impatience ces lettres qui prouventque vous êtes de notre sang, mais ceslettres arrivées, toutes les difficultésne seront point aplanies. Un secretque je ne puis vous révéler encore,que, seul, mon mari saura un jour,m’impose un rôle singulier. Mon pèren’attend que la production des deuxpièces pour vous accorder ma main,mais mon père ne sait pas que je suisliée par un serment et que je dois,jusqu’à la dernière heure, manifesterune sorte de répulsion pour vous…pour vous, mon Dieu ! que j’aime ensecret et depuis longtemps.

« Vous avez demandé ma main etmon père m’a consultée.

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« – J’obéirai, ai-je répondu avecsoumission et tristesse, alors quemon cœur éclatait de joie.

« Pourquoi cette hypocrisie ? Hélas !je viens de vous le dire, un sermentme lie, et je n’en serai relevée que lejour où vous m’aurez conduite àl’autel. D’ici là, il faut que je figure ledésespoir, quand mon âme s’ouvre àl’espérance ; que je ne lève point lesyeux sur vous quand vous viendrez,que je dise même à mon père que jevous hais…

« O mon Dieu ! Peut-être même, unjour, vous demanderai-je uneentrevue seule à seul. Vous viendrezet nous serons seuls en apparence,

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mais il y aura autour de nous desyeux et des oreilles, des yeux quisuivront le jeu de nos physionomies,des oreilles qui ne perdront pas unmot de notre conversation.

« C’est alors que je vous supplieraide renoncer à ma main, alléguant queje ne vous aime pas, que j’en aime unautre… que me forcer à devenir votrefemme, c’est faire le malheur de mavie…

« Ne vous effrayez pas. Rien de toutcela ne sera sincère. Accueillez messupplications en souriant, etpersistez !…

« Qui sait même ? j’irai peut-être

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jusqu’à vous dire que vous avezimaginé avec la comtesse Artoff cettehistoire de mystérieuse généalogie,que les pièces que vous attendez ouque vous avez produites déjà sontfausses. Souriez et répondez d’unefaçon évasive. Ne vous indignez pas,contentez-vous de dire :

« – Mon Dieu, mademoiselle, je vousaime, et si vos suppositions étaientvraies, je serais, à la rigueur,excusable. L’amour que j’ai pourvous justifie tout.

« Surtout, oh ! je vous le demande àgenoux ! pas un mot qui puisse faireallusion à ce billet, que je voussupplie de brûler.

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« Ne cherchez point à deviner, àsonder ce mystère. Vous ne lepourriez pas, et dites-voussimplement que je vous aime… »

Le billet, nous l’avons dit, ne portaitaucune signature ; mais chacune deces lignes disait suffisamment qu’ilétait de Conception et adressé àM. de Château-Mailly.

– Etrange ! murmura le duc.

Il lut et relut ce billet, essaya decomprendre et ne comprit pas.

Mais son cœur tressaillit de joie ;Conception l’aimait. Le ducapprocha le billet d’une bougie,allumée dans le but de cacheter des

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lettres, et il le brûla, fidèle en celaaux ordres de mademoiselle deSallandrera.

Puis il sonna.

Zampa revint, et, cette fois, il portaitune seconde lettre sur un plateau.

Mais le duc n’y fit point attentiond’abord et il dit à Zampa :

– Est-ce que tu as eu connaissancejamais que mademoiselle deSallandrera ait été recherchée enmariage par un autre que don José ?

Evidemment pour M. Château-Mailly,si ce mystère dont parlaitConception avait quelque chance

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d’être expliqué, il ne pouvait l’êtreque par l’admission d’un troisièmeprétendant exerçant une influencequelconque directement ouindirectement.

Zampa avait sa leçon faite, sansdoute, car il répondit sans hésiter :

– Madame la duchesse ne partage pasles idées de M. le duc.

– A propos de quoi ?

– A propos de la race et de latransmission perpétuelle du nom.

– Ah ! tu crois ?

– Elle n’aimait pas don José.

– En vérité !

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– Pas plus qu’elle n’aime monsieur leduc.

– C’est-à-dire qu’elle protège ensecret, sans doute, un troisièmeprétendant à la main de sa fille ?

– Précisément.

– Et ce prétendant ?

– Ah ! dit Zampa, je ne sais pas sonnom, et je ne l’ai jamais vu. Tout ceque je sais, c’est qu’il est riche, plusriche que monsieur le duc, jeune,beau, de vieille race et ducpareillement.

M. de Château-Mailly fronça lesourcil.

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Zampa continua :

– Il y a bien des mystères dans legrand monde, et si madame laduchesse protège en secret ceprétendant inconnu, c’est qu’elle asans doute de bonnes raisons pourcela.

– Voyons ! dit le duc, parle si tusais ; je n’hésite pas, moi, àrécompenser dignement un bonserviteur.

– Ah ! dit Zampa avec un geste defierté, monsieur le duc m’humilie !

– En quoi ?

– En ce que monsieur le duc

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s’imagine que j’obéis à la voix del’intérêt. Je ne suis entré au servicede monsieur le duc que pour obéir àmademoiselle Conception.

– Très bien, dit le duc, je te fais mesexcuses. Parle, maintenant.

– La duchesse de Sallandrera estirlandaise, reprit le valet de chambre.

– Je sais cela.

– La duchesse avait une sœur.

– Je le sais aussi : c’était la marquiseO’Brian, morte sans enfants, il y adix ans.

– Monsieur le duc se trompe demoitié. La marquise avait un fils

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dont la naissance ne pouvait êtreauthentiquement constatée et à quion a dressé un état civil deconvention.

– Et c’est ce fils ?…

– Peut-être… C’est tout ce que jepuis dire à monsieur le duc.

M. de Château-Mailly conclut de cesdemi-explications de Zampa que levalet était lié par un sermentquelconque vis-à-vis de Conception,comme celle-ci l’était vis-à-vis de samère sans doute.

– Je crois comprendre, pensa-t-il ;Conception m’aime, seulement elleveut paraître céder à l’impérieuse

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volonté de son père en m’épousant.

Et le duc, satisfait de cetteexplication qu’il se donnait à lui-même, et qui, du reste, devenaitplausible du moment où elle prenaitpour base les paroles nébuleuses deZampa, le duc prit sur le plateau laseconde lettre que le valet luiapportait.

Cette lettre était frappée de plusieurstimbres allemands et russes, et le ducreconnut à l’instant l’écriture duvieux colonel de Château-Mailly.

Il l’ouvrit avec empressement et lut :

« Odessa…

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« Mon cher cousin,

« J’ai écrit, il y a quelques jours, àmadame la comtesse Artoff, pour luiaccuser réception de sa lettre, et luiannoncer l’arrivée de son courrier.

« Je vous écris maintenant à vouspour vous aviser du départ de cemême courrier. Il est parti avant-hiermatin, après trois jours de repos, etil vous porte ces deux pièces,auxquelles vous attachez un si grandprix. Peut-être même sera-t-il à Parisavant ma lettre, et n’aurez-vous à merépondre que pour m’annoncer sonarrivée. »

Suivaient quelques compliments

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affectueux et quelques banalités.

– Parbleu ! pensa le duc, je vaisenvoyer cette lettre àM. de Sallandrera, Cela lui feraprendre patience.

Et il mit la lettre du colonel sousenveloppe, avec les quelques lignessuivantes :

« Monsieur le duc,

« Vous verrez d’après la lettre ci-jointe que les pièces que j’attendsavec impatience ne peuvent tarder denous arriver ; ce soir peut-être, peut-être dans une heure, me sera-t-ilpermis de vous prouver que je suisSallandrera comme vous, et que j’ai

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quelque titre à devenir votre fils.

« Hommages empressés etrespectueux,

« Duc DE CHATEAU-MAILLY. »

– Monte à cheval, et porte cette lettreà l’hôtel Sallandrera, dit le duc.

– Dois-je rapporter la réponse ?

– S’il y en a une.

Zampa sortit, mais il revint uneseconde après :

– Monsieur le duc, dit-il, a demandéun cocher depuis deux ou trois joursdéjà ?

– Sans doute, puisque John s’en va.

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– Il y a là, dans l’antichambre, unhomme qui se dit anglais et cocher,et qui voudrait se présenter devantmonsieur.

– Fais entrer.

Zampa se plaça sur le seuil et dit :

– Entrez, mon brave homme.

Il laissa le cocher pénétrer chez leduc, et courut porter sa lettre.

Or, ce cocher que Zampa, l’âmedamnée de Rocambole, introduisaitainsi sans défiance n’était autre quemaître Venture, arrivé de la veille, etqui se présentait à l’hôtel Château-Mailly deux heures à peine après

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avoir lu, à la quatrième page d’unjournal, l’annonce faite par le duc.Mais ces deux heures avaient suffipour métamorphoser complètementVenture et lui donner la tournured’un fils d’Albion. On eût dit que ledrôle venait pour la première fois depasser la Manche, tant il était anglaisdes pieds à la tête par la tournure, lecostume et le baragouin.

Il salua le duc avec la dignitéparticulière aux gens de saprofession – profession qui, enAngleterre, est considérée commeaffranchie de toute domesticité – et illui tendit un volumineux paquet decertificats de bonne conduite

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délivrés par les différents maîtresqu’il avait servis, et accompagnésd’un passeport visé par l’ambassadefrançaise à Londres, au nomd’Elward-John Crampt, âgé decinquante-sept ans. Le duc futsatisfait de la tournure et de la bonnemine du prétendu cocher.

– Quel est votre dernier maître ? luidemanda-t-il.

– Lord H…, du Lancastre’shire[3] ,répondit Venture.

– Je vais vous prendre à l’essai,ajouta M. de Château-Mailly, et si jesuis content de vous, vous fixerezvos appointements.

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– Oh ! dit le faux Anglais avec desinflexions de voix qu’on eût jurésortir d’un vrai gosier britannique,moâ entrer chez milord, parce quemilord avé les plus beaux chevaux deParis. Artiste, moâ !

Le duc sonna. Un valet de piedaccourut.

Le cocher arriva peu après.

– John, lui dit le duc, vous n’attendezpour me quitter, puisque vousretournez en Angleterre, que lemoment où j’aurai pu vousremplacer. Voilà votre successeur.Mettez-le au courant de mes chevauxet de mes habitudes, après, vous

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serez libre.

Les deux Anglais, le vrai et le faux, seregardèrent. Mais Venture était sibien transformé que John nesoupçonna pas un seul instant qu’ilavait devant lui un Anglais decontrebande.

– Allez, dit le duc.

Et comme changer de costume n’étaitpas même un léger accident dans lavie de M. de Château-Mailly, livréalors à des préoccupations bienautrement graves, les deux cocherspartis, le duc se mit à arpenter sachambre à coucher de long en large,songeant à la fois à l’arrivée

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prochaine du courrier, à la lettreétrange de Conception et sedemandant si M. de Sallandreran’allait pas le prier d’aller le voir lejour même.

Aller à l’hôtel de Sallandrera, n’était-ce pas pour lui déjà le bonheur ?

Pour tromper son impatience, le ducpassa une veste de chambre etdescendit pour faire une visite à sesécuries.

Il y trouva son ancien et son nouveaucocher. Le premier installait lesecond avec la solennité de rigueur ;il lui présentait les palefreniers, luimontrait les chevaux, le mettait au

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courant des prédilections et deshabitudes du maître.

Venture paraissait prendre un intérêtextrême à chaque détail, même leplus minime ; il s’était fait une bonnephysionomie à la fois naïve et fine,intelligente et honnête.

M. de Château-Mailly le vit entrerdans chaque stalle, vérifier leschevaux en profond connaisseur,approuver parfois les observationsde l’ancien cocher, parfois lesdiscuter, et il demeura convaincu, aubout d’un quart d’heure d’examen,que Venture était des pieds à la têteun de ces hommes de cheval commel’Angleterre seule en possède dans

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les classes inférieures.

En effet, le sportsman français a sansdoute toutes les connaissancespratiques et théoriques que possèdele sportsman anglais, mais le cocher,le palefrenier britannique ont uneinstruction bien autrement solide, enhippiatrique et en équitation, que lesFrançais de la même classe.

– Décidément, pensa le duc, je croisque cet homme sera une excellenteacquisition.

Et comme le duc parlait fortcouramment l’anglais, il liaconversation avec Venture.

Venture fit des prodiges et confirma

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en quelques minutes la bonneopinion que le duc avait de lui.

Quelques minutes auparavant, John,le cocher qui partait, avait dit à sonsuccesseur : – M. le duc aimebeaucoup les chevaux et il s’yintéresse en véritable artiste.

– Tant mieux, avait répondu Venture.

– Souvent, le matin, vous le verrezdescendre, vous adresser la parole,causer avec vous une heure entière,comme s’il était un simple écuyer demanège.

– Voici qui cadre avec mes plans,pensa Venture, et ce ne sera peut-êtrepas toujours de chevaux que je lui

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parlerai…

Or, c’était peu après queM. de Château-Mailly, comme s’il eûtvoulu confirmer l’assertion de John,était arrivé aux écuries et avaitadressé la parole à Venture. Ilscausaient depuis dix minutes lorsquele pas d’un cheval se fit entendredans la cour.

Soudain, la physionomie du ducs’altéra. Il devint pâle et ne putmaîtriser une subite émotion. C’étaitZampa qui revenait de l’hôtelSallandrera, et le duc, de pâle qu’ilétait, devint pourpre en voyant levalet mettre pied à terre.

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Zampa avait une lettre à la main.

– Oh ! oh ! pensa Venture, quil’observait du coin de l’œil, voici desnouvelles de l’intrigue Rocambole etCie. Attention !

Et le nouveau cocher se retirarespectueusement à l’écart, tandisque M. de Château-Mailly, dontl’émotion allait croissant, brisait lecachet de la lettre :

« Mon cher duc [disaitM. de Sallandrera], voulez-vous venirce soir nous faire l’honneur de dîneravec nous ? Nous serons seuls – enfamille – puisque décidément lecolonel de Château-Mailly, votre

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cousin, persiste à soutenir nos liensde parenté. Nous avons à causerlonguement, pour le cas plus queprobable, à présent, où nous aurionsles deux pièces dont on vousannonce le départ d’Odessa.

« A vous,

« DUC DE SALLANDRERA. »

Le duc de Château-Mailly quittabrusquement ses écuries et remontas’enfermer dans son cabinet pour ymaîtriser son émotion et sa joie.

Maintenant, avant d’aller plus loin,disons ce qui s’était passé la veille,afin d’expliquer la lettre quiparaissait venir de mademoiselle de

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Sallandrera, et que Zampa avaitcommentée d’une façon plus bizarreencore.

q

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Chapitre 7

Le lendemain de sadeuxième entrevue avecmademoiselle Conceptionde Sallandrera, entrevuedans laquelle le fauxmarquis de Chamery

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s’était indigné d’abord contre le duc,puis contre Zampa, et avait fini parhocher la tête et prétendre que le ducétait calomnié, qu’il était incapabled’ourdir une si odieuse machination– entrevue enfin qu’il avait terminéeen proposant de se retirer –, lelendemain, disons-nous, Rocamboleétait assis sur le pied du lit de sirWilliams.

– Mon bon oncle, disait-il, j’avoueque tu es réellement un homme degénie.

L’aveugle se prit à sourire.

– Mais d’un génie obscur…

L’aveugle fit un mouvement.

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– Depuis un mois, tu me fais agircomme une véritable marionnette.J’exécute ce que tu ordonnes, je disce que tu me souffles, et, je l’avoue àma honte, je ne comprendsabsolument rien à tout cela.

Sir Williams sourit de nouveau, pritson ardoise et écrivit : – Puisque tesaffaires n’en vont pas plus mal, dequoi te plains-tu ?

– C’est juste.

– Don José est mort, les deux piècessont en notre pouvoir ; jusqu’àprésent tout va bien.

– Mais, mon oncle, pourrais-tu medire pourquoi tu m’as dicté cette

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lettre que je dois écrire comme si ellevenait de Conception, et queM. de Château-Mailly recevra demainmatin à son petit lever ?

Rocambole parlait de cette lettre que,le lendemain, en effet, Zampa remit àson maître, et qui plongea celui-cidans une si grande stupéfaction ;stupéfaction qui, on l’a vu déjà,diminua sensiblement par lesexplications mensongères du valet dechambre.

Sir Williams écrivit :

– Le duc de Château-Maillyproduisant les deux pièces quiétablissent sa mystérieuse origine

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était pour M. de Sallandrera ungendre irrésistible. Mais le duc deChâteau-Mailly arrivant à prouverque ces pièces ont été volées ouperdues, et corroborant ses assertionsde l’attestation fort honorable de sonparent, est encore un gendre assezsérieux pour qu’il soit nécessaire decompter avec lui. Il a cinq ou six centmille livres de rente, et, ne fût-il pasSallandrera, le duc renonçant àtrouver un homme de son nom seraitencore très flatté de son alliance.

– Tiens ! c’est fort juste encore, cela.

– Or, poursuivit l’ardoise de sirWilliams , pour nous débarrassercomplètement de M. de Château-

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Mailly, il est donc nécessaire de leperdre tout à fait dans l’esprit du ducde Sallandrera, et surtout demademoiselle Conception.

– Fameux ! mon oncle.

– C’est pour cela que je t’ai fait écrirecette phrase dans cette lettre où tuimites si bien l’écriture allongée etmenue de Conception : « Peut-êtremême un jour vous demanderai-je parlettre une entrevue, seule à seul. Vousviendrez, et si nous sommes seuls enapparence, il y aura, en réalité, desyeux et des oreilles qui nous épieront,etc. Qui sait, même ? j’irai peut-êtrejusqu’à vous dire que vous avezimaginé avec la comtesse Artoff cette

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histoire de mystérieuse etinvraisemblable généalogie, que lespièces que vous attendez ou que vousaurez produites déjà sont fausses…Souriez, répondez d’une façonévasive… »

– Bon ! dit Rocambole, je mesouviens, mais je ne comprends pasencore.

– Eh bien ! dit sir Williams, ce soir,puisque tu retournes chez Conception,je te ferai ta leçon, et tu comprendras.

– Quel homme ! murmuraRocambole, il garde toujours sondernier mot.

– Celui qui le dit d’avance est un

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niais et compromet l’avenir, répliquale crayon de sir Williams.

Puis, après un moment de réflexion,il écrivit encore :

– Tu n’as pas encore fait de visiteofficielle à M. le duc de Sallandrera,depuis son retour ?

– Non, mon oncle.

– C’est aujourd’hui jeudi, son jour deréception d’autrefois, il faut y aller.

– Pourquoi ?

– D’abord parce qu’il est bon qu’il net’oublie pas.

– Et ensuite ?…

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– Tu vas voir.

– Bon ! nous rentrons dansl’intrigue.

– Tout à fait. Conception ne t’a-t-ellepas dit que son père avait le projet des’étourdir de la douleur que lui acausée la mort de son cher don Joséen se jetant dans les affairesindustrielles ?

– Oui, certes.

– Et qu’il était sur le point d’acquérirles hauts-fourneaux et les minières deL…, en Franche-Comté ?

– Précisément. Son notaire luiconseille cette acquisition.

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– Ton beau-frère, le vicomte Fabiend’Asmolles, ne possède-t-il pas, à deuxlieues de ces mines, une propriété ?

– Oui, le château du Haut-Pas.

– Et ne veut-il pas le vendre ?

– C’est encore vrai.

– Eh bien ! dit sir Williams, fais-toi lenégociateur de cette affaire, etpropose à M. de Sallandrera de l’allervisiter avec Fabien la semaineprochaine.

– Tu tiens donc à ce que le ducachète le Haut-Pas ?

– Non, je tiens à ce qu’il quitte Parispendant huit jours.

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– Pourquoi ?

– Tu le sauras plus tard.

– Mon oncle, murmura Rocambole,tu es décidément mystérieux et muetcomme le destin.

– Et comme lui je suis aveugle, écrivitsir Williams en souriant, car il étaiten assez belle humeur ce jour-là pourrailler ses propres infirmités.

Rocambole causa quelques minutesencore avec son horrible conseiller etdescendit chez Fabien.

– Mon ami, lui dit-il, veux-tu faire àla fois une bonne action et une bonneaffaire ?… La bonne action me

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concerne… La bonne affaire est pourtoi.

– Voyons, tu m’intrigues.

– J’ai toujours ouï dire, continuaRocambole, que le meilleur moyen deséduire les hommes est de lesprendre d’abord par leur propreintérêt.

– Ah ! fi ! dit Fabien.

– Donc, laisse-moi commencer parl’affaire. Tu veux vendre le Haut-Pas ?

– Si je peux ; c’est une propriété quime ruine en réparations et ne merapporte rien.

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– Combien l’estimes-tu ?

– Deux cent mille francs.

– Si je t’en trouvais deux centcinquante mille ?…

– Ah çà ! dit le vicomte en regardantattentivement Rocambole, est-ce quetu te fais courtier de bande noire ?

– Nullement.

– As-tu acheté un office de notaire ?

– Pas davantage.

– Alors, explique-toi.

– Tout à l’heure. Laisse-moimaintenant te parler de la bonneaction que tu peux accomplir vis-à-

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vis de moi.

– Parle, infortuné, dit Fabien enriant.

– Je t’ai longtemps caché mes petitesambitions et les secrets de moncœur…

– C’est vrai.

– Mais comme tu as fini par lesdeviner, autant vaut s’en ouvrirfranchement avec toi.

– C’est-à-dire que tu vas me parler demademoiselle de Sallandrera ?

– Précisément.

– Eh bien ! où en es-tu ?

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– Je crois qu’elle m’aime… fitRocambole avec une fatuité pleine demodestie.

– Peste !

– Et si une bonne occasion d’être enrelations suivies d’affaires avec leduc se présentait, peut-être que…

– Est-ce que tu voudrais lui vendremon castel du Haut-Pas ?

– Tu devines.

– Quelle drôle d’idée !

– Nullement. Le duc veut acheter lesminières et les usines de L…

– Ah ! c’est différent.

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– Et si tu veux me charger de lanégociation…

– Très volontiers, dit le vicomte.Mais, ajouta-t-il en riant, ne viens-tupas de m’en offrir, pour le compte duduc, deux cent cinquante millefrancs, alors que mes prétentions nes’élèvent qu’à deux cent mille ?

– Tu aurais pu me refuser.

– Mais enfin, en gendre futur deM. de Sallandrera, tu ne me paraispas songer beaucoup à tes propresintérêts.

– Oh ! dit Rocambole avec le laisser-aller d’un véritable grand seigneur, jen’y regarde pas de si près avec mes

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amis.

Le vicomte se prit à rire.

– Adieu, ajouta Rocambole, je vais dece pas chez le duc, muni de tes pleinspouvoirs.

– Bonne chance ! souhaita Fabien.

Nous ne suivrons point Rocambolechez M. de Sallandrera ; mais nousallons le retrouver à douze heures dedistance, c’est-à-dire vers minuit,dans l’atelier de mademoiselleConception où il venait d’êtreintroduit, comme à l’ordinaire, par lenégrillon ; et nous allons savoir, parsa conversation avec la jeune fille, lerésultat de son entrevue avec le duc.

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Conception avait attendu l’heure durendez-vous, en proie à une anxiétédifficile à peindre.

Rocambole, en entrant, lui prit lamain et sentit que cette maintremblait. Le faux marquis, inspirésans doute par les sages conseils desir Williams, s’était fait le visagesolennel et triste d’un homme qui apris une héroïque et douloureuserésolution. Il avait à la main un petitpaquet. Ce paquet n’était autre queles lettres de la jeune fille.

Il s’assit auprès d’elle et lui dit : –Vous dépeindre ce que j’ai souffertde tortures sans nom, mademoiselle,depuis vingt-quatre heures, est chose

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impossible, mais je me sens ducourage, et notre dernière…entrevue…

– La dernière ! s’écria Conception,que dites-vous donc, mon Dieu ?

Un triste sourire, le sourire del’homme résigné à mourir, vint auxlèvres de Rocambole.

– Mademoiselle, dit-il, de notreconversation va dépendre la portéede ce mot.

– Mais que dites-vous donc ?expliquez-vous ! fit-elle avecvéhémence.

– Conception, reprit-il, toujours

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grave et triste, nous sommes àl’heure, je crois, où il nous convientd’envisager les choses froidement…

– Froidement ! oh ! quel mot !…

– Ecoutez-moi, Conception, etpermettez-moi de récapitulerbrièvement le passé.

Elle fit un signe d’assentiment.

– Quand vous m’avez appelé,poursuivit-il, lorsque vous m’avezfait l’honneur de vous confier à moiet de me demander ma protection,vous étiez sur le point de tomber aupouvoir d’un misérable dont vous nepouviez, hélas ! révéler l’infamiesans briser le cœur du duc votre

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père…

– Vous avez été généreux et bon,murmura la jeune fille avec âme, etvous m’avez sauvée…

– J’ai osé me substituer à laProvidence vengeresse et, au lieu deme punir, Dieu a été pour moi.

Rocambole prononça ces derniersmots avec la solennité du juge.

Il poursuivit : – J’ai frappé don Joséparce que don José était unmisérable, parce qu’il étaitimpossible que don José fût jamaisvotre époux. Mais à présent,Conception, votre situation n’estplus la même, et vous devez, avant

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tout, une complète obéissance àvotre père.

– Mon Dieu ! fit Conception avecdouleur.

– Le duc de Sallandrera a raison,continua Rocambole, de vouloirperpétuer sa race ; c’est une grandeet noble pensée qui a longtemps étél’inspiration vivifiante, la croyancesacrée de l’aristocratie. Si réellementM. le duc de Château-Mailly est lefils mystérieux des Sallandrera d’unautre âge, il faut l’épouser,mademoiselle, il faut obéir à votrepère. Et c’est en prévision, hélas !…acheva Rocambole avec une émotiondu meilleur effet, que je vous ai

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rapporté vos lettres.

– Gardez-les, dit Conception.Dussiez-vous les brûler, je ne lesreprendrai pas !

– Je les brûlerai le jour où vous serezduchesse de Château-Mailly-Sallandrera.

– Mais cet homme a menti, cethomme ment ! s’écria Conception.

– Qu’en savez-vous ?

– Ne vous ai-je pas dit hier…

– Oui… des propos de valet.

– Oh ! cet homme était sincère…

Rocambole parut réfléchir un

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moment.

– Eh bien ! dit-il, si le duc a menti,nous le verrons bien…

– Comment ?

– Il ne pourra produire les lettres quiattestent cette prétendue origine.

– Et s’il se procure des piècesfausses, s’il fait fabriquer deprétendus vieux parchemins ?

– Oh ! infamie !…

Et comme Conception se taisait,Rocambole parut obéir à uneinspiration soudaine et il lui prit lamain.

– Ecoutez, dit-il, m’aimez-vous ?

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– Oh ! pouvez-vous le demander ?

– Avez-vous foi en moi ?

– Oui.

– Si je vous donne un conseil, lesuivrez-vous ?

– Oui, parlez, j’obéirai.

– Ah ! dit Rocambole, c’est qu’il fautque vous ayez du courage…

– J’en aurai.

– Que vous osiez tenir tête unmoment au duc votre père…

– Je l’oserai.

– Eh bien ! demain, allez voir votre

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père, et dites-lui ceci : « Le duc deChâteau-Mailly ment comme unimposteur, et je veux vous en donnerla preuve. » Votre père se récriera.Alors, insistez et obtenez de lui qu’ilvous permette d’entretenir quelquesminutes, seule à seul, le duc deChâteau-Mailly.

Rocambole, en prononçant cesderniers mots, se leva et alla ouvrirune porte vitrée donnant dans uncabinet de toilette, lequelcommuniquait avec un corridor.

Puis il revint auprès de Conceptionétonnée.

– Tenez, dit-il, le duc de Château-

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Mailly viendra ici, vous le ferezasseoir là, à cette place où j’étais, etvous obtiendrez que votre père secache dans ce cabinet, d’où il pourratout entendre et ne pas perdre unseul instant de vue la physionomie deM. de Château-Mailly.

– Et alors ?…

– Alors, adressez-vous au duccomme à un galant homme, dites-luique vous ne l’aimez pas, que vous nepouvez l’aimer, que votre cœur nevous appartient plus ; et puis allezplus loin encore, et dites-lui :« Tenez, monsieur le duc, je saisvotre amour depuis longtemps et jevous crois capable de tout pour

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obtenir ma main… Eh bien ! soyezfranc avec moi, avouez que cettehistoire d’origine mystérieuse est del’invention de la comtesse Artoff. »

– Oh !… interrompit Conception,oserai-je donc jamais ?

– Il faut oser, mademoiselle. Peut-être le duc niera-t-il effrontément,mais il se troublera biencertainement assez pour que votrepère sente le doute pénétrer en lui.

– Ah ! s’écria Conception, vous avezlà une inspiration du ciel.

– L’inspiration de l’homme qui aime,murmura Rocambole. Et vous oserez,n’est-ce pas ?

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– Je vous le jure.

– Quand ?

– Demain. J’écrirai au duc aprèsavoir vu mon père.

Les deux amants causèrent quelquesminutes encore, puis Rocamboleajouta : – Vous savez que j’ai vuvotre père aujourd’hui. Je lui ai parlédu Haut-Pas, un château quiappartient au vicomte d’Asmolles,mon beau-frère, et que ce dernierveut vendre.

– Mon père nous en a parlé à dîner ;il a même l’intention d’aller levisiter.

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– Eh bien ! tâchez d’être du voyage.

– Pourquoi ?

– Je ne sais ; mais il me semble quece serait heureux pour nous. J’ai despressentiments.

– J’en serai, dit Conception, je vousle promets.

Une heure après, M. le marquis deChamery rentrait fort paisiblementchez lui, et, le lendemain, il setrouvait rue de Surène, affublé de saperruque blonde et de sa polonaise àbrandebourgs, pour y attendreZampa.

Zampa arriva, porteur de la lettre de

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M. de Château-Mailly au duc deSallandrera.

Rocambole la décacheta, en pritconnaissance, la recacheta ensuite, etdit au valet : – Tu me rapporteras laréponse.

Zampa alla, et revint une heureaprès, porteur de l’invitation à dînerde M. de Sallandrera au duc deChâteau-Mailly.

– Parfait, murmura Rocambole.

Et il écrivit le billet suivant :

« Je vous ai écrit il y a quelquesheures, mon ami, pour vous prévenirdu rôle étrange que j’attends de votre

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dévouement.

« Les événements marchent et seprécipitent, et voici que c’est pour cesoir. Vous recevrez bientôt un billetofficiel de moi, billet froid en quatrelignes et dans lequel je ne vous diraipas, comme ici, que je vous aime…Mais ne vous alarmez pas etobéissez-moi, il le faut !

« L’avenir en dépend !

« Surtout, à une question directe,touchant les lettres que vousattendez de Russie, répondez d’unefaçon évasive.

« Un jour vous saurez pourquoi jevous impose cette condition plus que

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bizarre.

« A vous toujours et partout. »

Et Rocambole plia le billet, le fermaavec un simple pain à cacheter et leremit à Zampa.

– Allons, décidément, se dit-il, toutmarche assez bien jusqu’à présent, etsir Williams est un homme dequelque imagination, il faut enconvenir, Conception m’aime, lespapiers sont en ma possession, leduc va se couler dans l’esprit dubeau-père. Tout marche ! Une seulechose m’inquiète…

Rocambole fronça le sourcil etajouta :

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– Je suis allé trois fois à la posterestante, rien ! Venture n’est-il pasencore de retour, ou bien le drôleaurait-il décacheté la lettre ? Si celaétait, je ne répondrais plus de rien, etdécidément il faudrait convenir quesir Williams est né sous une sinistreétoile, et qu’au dernier moment unepierre d’achoppement quelconquevient toujours changer le triompheen défaite.

Et Rocambole sentit l’inquiétude legagner de plus en plus.

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Chapitre 8

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Quelques minutes après le départde Zampa de l’hôtel de Sallandrera,le duc, qui avait lu fort attentivementla lettre du colonel de Château-Mailly à son parent, vit entrerConception dans son cabinet.

La jeune fille était un peu pâle, maissa démarche était assurée, et sonregard s’arrêta sans hésitation sur levisage du duc.

– Bonjour, mon enfant, lui dit ce

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dernier. Vous venez à propos. J’allaisvous faire demander.

– Vous désiriez me voir, mon père ?

– Oui.

– Moi aussi, dit Conception.

– Mon Dieu ! fit le duc, comme vousavez l’air solennel, mademoiselle !

– C’est que j’attache une grandeimportance à l’entrevue que jesouhaite avoir avec vous, réponditConception.

– Ah !… fit le duc en souriant, maisc’est tout à fait le ton d’unambassadeur.

Conception s’assit.

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– Mais auparavant, mon père, dit-elle, seriez-vous assez bon pourm’apprendre dans quel but vousdésiriez me voir ?

– Oui, certes.

– Je vous écoute, mon père.

– Conception, mon enfant, reprit leduc, je veux vous parler de votremariage.

Conception tressaillit ; mais ellerépliqua sans hésiter :

– Moi aussi, mon père.

– Je voulais vous dire, continua leduc, que j’avais prié à dîner M. le ducde Château-Mailly.

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– Je venais précisément vous prier dele faire, mon père.

Le duc parut étonné.

Conception reprit :

– Je vous aime plus que tout aumonde, mon père, et j’aurai toujoursune grande soumission à votrevolonté.

Elle prononça ces mots avec uneémotion qui fit tressaillir le duc.

– Mon Dieu ! fit-il, que voulez-vousdonc dire, mon enfant ?

– Mon père, continua la jeuneEspagnole, vous êtes un vrai hidalgo,et la pensée de transmettre votre

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nom et vos armes à un homme ayantle droit de les porter est trop noblepour que j’ose vous présenter desobservations. Mais si M. de Château-Mailly ne vous prouve pas sonorigine…

– Il me la prouvera, dit le duc ; voyezcette lettre, ma fille.

Il tendit à Conception la lettre queM. de Château-Mailly avait reçue, lematin même, de son parent lecolonel.

Conception la lut et la renditfroidement à son père.

– Ceci est clair, dit le duc.

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– Mon père, reprit Conception, siM. de Château-Mailly est réellementde la race des Sallandrera, si lespapiers qu’il produira à l’appui sontréellement authentiques…

– Mais, interrompit le duc, vousparaissez en douter ?

– Oui, mon père.

– Vous êtes folle…

– Peut-être…

– Et à moins que le duc ne le soitpareillement…

– Mon père, dit Conception avec unevéhémence subite, le duc de Château-Mailly est un imposteur !

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Le duc recula abasourdi.

– Je ne sais si je suis folle, mais ceque je sais, c’est que la comtesseArtoff, cette femme perdue, aurepentir de laquelle tout le mondeavait cru, a imaginé avecM. de Château-Mailly cette histoirede papiers.

– Ah ! par exemple ! s’écriaM. de Sallandrera, une pareilleinfamie…

– Peut-être pourrai-je vous endonner la preuve.

– Vous, ma fille ?

– Moi, mon père. Je ne sais si

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M. de Château-Mailly produira lesdeux pièces dont il parle, et qui, il mesemble, se font attendre bienlongtemps, mais j’ai la convictionqu’elles sont fausses…

Et Conception prononça ces motsavec un accent de persuasion quiémut fort le duc.

– Mon père, poursuivit-elle, vous mevoyez à vos pieds, implorantjustice…

Et Conception se mit à genoux. Maisle duc la releva aussitôt.

– Parle, mon enfant, lui dit-il avec unélan de tendresse, ne suis-je pas tonpère, ton père qui t’aime ?

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– Eh bien, dit Conception, il est unsecret que je ne puis vous révéler, carce secret n’est pas à moi, mais jevous supplie de croire à mesparoles : le duc de Château-Maillyest un ambitieux et un imposteur !

– Mais, s’écria le duc, tu le hais donc,cet homme que je te destinais pourépoux ?

– Oui, si ce que je crois est vrai ; non,si j’ai été trompée. Et dans ce cas,murmura Conception, je serai safemme, si vous le désirez, mon père.

Les paroles de la jeune fillebouleversaient complètement lamanière de voir de M. de Sallandrera.

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Il avait bien été un moment ébranlédans ses convictions par le récit de labaronne de Saint-Maxence, lerapprochement établi entre la non-réception de la lettre que la comtesseArtoff lui avait adressée et ladestruction, par le feu, du mémoireque le colonel de Château-Maillyavait envoyé à son parent. Mais lalettre de ce dernier arrivée le matin,lettre portant le timbre d’Odessa etceux des différents bureaux de posteoù elle avait séjourné dans son longparcours, était venue raffermirtoutes ses croyances.

– Prenez garde, ma fille, dit-il enfin.Songez que M. le duc de Château-

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Mailly a la réputation d’un galanthomme.

– Les réputations sont parfoismenteuses, mon père, réponditConception.

L’accent de la jeune fille était siferme, si convaincu, queM. de Sallandrera finit par s’écrier :

– Mais prouvez-moi donc ce quevous avancez, mademoiselle.

– J’espère vous le prouver.

– Comment ?

– Vous connaissez mon atelier depeinture ?

– Oui.

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– Vous savez qu’il existe, à côté, uncabinet dont la porte est masquéepar une tapisserie des Gobelins ?

– Parfaitement.

– Ce cabinet correspond avec uncouloir qui rejoint l’escalier.

– Je le sais ; où voulez-vous envenir ?

– Mon père, dit gravementConception, un homme peut mentireffrontément à un homme comme leduc vous a menti, mais il n’a point lamême assurance en présence d’unefemme, quand cette femme est cellequ’il aime ou prétend aimer.

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– Le duc vous aime, mon enfant.

– Soit, je veux le croire.

– Et vous devez bien penser que safortune personnelle le met à l’abri…

– Mon père, interrompit Conception,vous ne refuserez pas à votre enfantde vous prêter au seul moyen qu’elleait peut-être de vous prouver cequ’elle avance ?

– Soit, expliquez-vous.

– Il faut que vous invitiez le duc àvenir ici.

– C’est fait, il dîne avec nous.

– Aujourd’hui ?

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– Aujourd’hui même.

– C’est bien, dit Conception. Après ledîner, j’inviterai le duc à venir voirmes tableaux, je le ferai monter dansmon atelier. Alors…

Conception s’arrêta.

– Alors ? fit le duc.

– Vous, mon père, vous monterezl’escalier dérobé, vous entrerez dansle cabinet et vous vous y cacherez.

– Ah ! ma fille, c’est là un subterfugeindigne de gens comme nous !

– En ce cas, mon père, réponditfroidement Conception, je retire toutce que j’ai avancé. M. de Château-

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Mailly est un galant homme et je suisprête à l’épouser.

Il y avait une telle amertumerailleuse, un tel désespoir dans lesparoles de Conception, queM. de Sallandrera en fut ému.

– Soit, dit-il, je ferai ce que vousvoudrez.

– Oh ! ce n’est pas tout, mon père.

– Voyons, fit le duc, dominé malgrélui par l’insistance de la jeune fille.

– Il me faut votre parole, mon père,votre parole de Sallandrera que, quoique je dise ou fasse, siextraordinaires, si extravagantes que

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puissent vous paraître mes actions etmes paroles, vous serez muet etimmobile.

– Je vous le jure, mon enfant.

Conception prit la main du duc et laporta respectueusement à ses lèvres.

– Vous êtes noble et bon ! murmura-t-elle, et votre enfant vous aimecomme les anges aiment Dieu !

Conception s’approcha alors dubureau de M. de Sallandrera, etécrivit le billet suivant :

« Monsieur le duc,

« Mon père me dit que je dois être etque je serai votre femme. Je ne puis

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que m’incliner devant sa volontépaternelle ; mais auparavant merefuserez-vous une heured’entretien ?

« Je ne le pense pas.

« Vous dînez à l’hôtel ce soir. Aprèsle dîner serez-vous assez bon pourmonter dans mon atelier ?

« Je vous le demande avec instance,je descends jusqu’à la prière.

« Votre servante,

« CONCEPTION DESALLANDRERA. »

Cette lettre écrite, la jeune fille lamontra à son père ; puis elle la

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donna à porter par un valet de pied.

Revenons à M. de Château-Mailly,que nous avons vu quitterbrusquement ses écuries pourmonter s’enfermer chez lui et cacherla joie que lui faisait éprouverl’invitation de M. de Sallandrera.

Il y était à peine depuis cinq minutesque Zampa entra.

Le duc se retourna brusquement verslui.

– Ah çà ! lui dit-il, tu montes doncdes chevaux fourbus ?

– Je ne comprends pas la question demonsieur le duc.

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– Je veux dire que tu passes un tempsinfini à aller d’ici à l’hôtel deSallandrera et à en revenir. Il y avaitplus d’une heure que tu étais partiquand tu es revenu.

– Dame ! répondit Zampa, monsieurle duc m’excusera.

– Pourquoi ?

– Parce que, dit le Portugais,mademoiselle Conception m’a faitappeler.

Le duc rougit comme un écolier :

– Et… tu l’as vue ?

– Sans doute.

– Elle t’a… parlé de moi ?

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– Naturellement.

Et Zampa, regardant le duc avec unsourire mystérieux et plein definesse, ajouta :

– Monsieur le duc se moque de moien me faisant une semblablequestion, car il sait bien que ce n’estpas pour me parler ni d’elle ni de moique mademoiselle Conception m’afait venir.

– C’est juste, murmura le duc, dont lecœur battait violemment.

Zampa venait de prendre l’attitudesérieuse et digne d’un ambassadeur.

– Et… que t’a-t-elle dit ? demanda

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M. de Château-Mailly.

Pour toute réponse, Zampa tira unelettre de sa poche et la lui présenta.

Cette lettre, signée simplement d’unC., émanait de la plume deRocambole, l’habile faussaire.

Le duc crut reconnaître l’écriture dela jeune fille. Il brisa le cachet et lut :

« Les événements marchent avecrapidité. Cette entrevue que je doisavoir avec vous, et dont je vousparlais, il faut qu’elle ait lieu ce soir.Il le faut absolument, mon ami. Vousvenez dîner à l’hôtel. En sortant detable, je vous prierai de monter dansmon atelier.

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« O vous que j’aime et dont je seraifière de porter le nom, relisez, jevous en supplie, ma première lettre,pesez-en bien toutes lesrecommandations, et, quelquepénible que soit le rôle que la fatalitéme force à vous imposer, je vous ledemande à genoux, ayez le couragede le jouer jusqu’au bout. Notrebonheur à venir en dépend d’unemanière absolue peut-être.

« P.-S. – Peut-être vous écrirai-jetout à l’heure un petit billet bien secet bien officiel.

« C… »

Cette lettre rendit le comte tout

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rêveur.

– Je ferai ce qu’elle veut, se dit-il ;mais que peut signifier tout cela ?

Comme le duc avait encore plusieursheures devant lui avant de pouvoir seprésenter à l’hôtel de Sallandrera, ildemanda un cheval de selle et gagnales Champs-Elysées.

Il fit le tour du Bois et revint par larue de la Pépinière, où il descendit àl’hôtel Artoff.

M. de Château-Mailly avait le vagueespoir que le courrier d’Odessapouvait être arrivé. Il s’en informaauprès du suisse, mais le suissen’avait vu personne encore.

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– C’est réellement extraordinaire,pensa le duc en s’en allant, qu’uneestafette mette trois jours de plusqu’une lettre venue par la poste.Serait-il donc arrivé malheur à cecourrier ?

Cette pensée donna le frisson àM. de Château-Mailly ; mais uneréflexion fort sensée qui lui vint lerassura.

– En admettant pareille chose, se dit-il, les dépêches qu’il porte n’ayant devaleur pour personne autre que moi,elles ne seraient jamais perdues. Onles retrouverait, et c’est l’essentiel.

Le duc rentra chez lui vers quatre

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heures environ. Deux heuresseulement le séparaient encore del’instant où il verrait Conception.

Zampa attendait son maître dans lecabinet de toilette.

– Faut-il habiller monsieur le duc ?

– Sans doute.

– C’est que, dit le valet, il est venuune nouvelle lettre de l’hôtel deSallandrera.

Le duc crut à un contrordre, à uneindisposition subite de madame oude mademoiselle de Sallandrera, et cefut en tremblant qu’il prit sur unetable la lettre que Zampa lui

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indiquait du doigt.

Mais il respira sur-le-champ enreconnaissant l’écriture deConception.

Cette fois, c’était elle qui lui écrivait,et cette lettre que le duc ouvritn’était autre que celle qu’elle avaittracée sur le bureau de son père, etque Rocambole avait prévue sansdoute, puisque l’autre missive signéed’un C annonçait un petit billet biensec et bien officiel.

Le duc ne chercha point à commenterchaque mot de cette dernière épître,comme il le faisait des autres.Evidemment, celle-là avait été écrite

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sous les yeux de quelqu’un, et nepouvait donc avoir rien qued’officiel. Mais une réflexion frappale duc :

– Sous les yeux de qui Conceptionavait-elle écrit cette lettre ?

Ce ne pouvait être, il le pensa dumoins, devant M. de Sallandrera.Devant qui donc ?

– Sans doute, se dit-il, les personnesou la personne qui exercent sur elleune pression si extraordinaire, uneinfluence si étrange.

Comme s’il eût deviné les pensées deson maître, Zampa se permit de dire,quand il eut vu M. de Château-Mailly

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serrer le dernier billet de Conceptiondans un tiroir :

– Je suis persuadé que mademoiselleConception donne un rendez-vous àMonsieur.

En toute circonstance, le duc eûttoisé son valet et n’eût pas daigné luirépondre. Mais Zampa avait étéélevé au rôle de confident, c’était parZampa que le duc avait des nouvellesde celle qu’il aimait.

Zampa, en un mot, était presque letrait d’union qui le reliaitmystérieusement à la jeuneEspagnole. Aussi M. de Château-Mailly se contenta-t-il de le regarder

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et de lui dire sans irritation et sanscolère :

– Ah ! tu crois ?

– Dame ! fit Zampa, clignant de l’œil,mademoiselle de Sallandrera abesoin de voir Monsieur, de setrouver en tête à tête avec lui.

Le duc tressaillit.

– Tu sais cela ? dit-il.

– Oui, Monsieur.

Et Zampa prit l’attitude mystérieused’un homme qui sait bien autre choseencore.

– Seulement, ajouta-t-il, si Monsieurle duc voulait me permettre…

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– Quoi ?…

– De lui donner un conseil.

– Voyons ?

– Monsieur le duc et mademoiselleConception se trouveront seulsprobablement ce soir ; maisMonsieur le duc doit savoir, pour sagouverne, que les murs ont parfoisdes yeux et des oreilles.

– Ah ! dit le duc.

Et il regarda attentivement lePortugais.

– Voyons, lui dit-il, tu en sais plusque tu en dis, je parie.

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– C’est bien possible, réponditZampa.

– Alors, que sais-tu ?

– Pendant que j’étais chezmademoiselle Conception, ce matin,la duchesse est entrée…

– Sa mère ?

– Précisément. La duchesse n’a pasfait attention à moi ; mais elle a dit àsa fille, tout bas, en espagnol :

« – Il faut que ce soit pour ce soir. Ille faut !

– Et, demanda le duc, qu’a répondumademoiselle de Sallandrera ?

– Elle a pâli et rougi tour à tour ;

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mais elle a baissé le front et arépondu :

« – Soit, je lui écrirai.

– Est-ce tout ?

– Non, Monsieur. La duchesse aprononcé votre nom ; comme elleparlait très bas, je n’ai entendu queces mots :

« – Oh ! je le hais !

– Etait-ce donc de moi qu’elleparlait ? demanda le duc.

– Sans doute.

– Mais pourquoi ?… comment peut-elle me haïr ?

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– Tiens ! dit Zampa, c’est facile àcomprendre, vous gênez son protégé.

– C’est juste, murmuraM. de Château-Mailly, devenu toutrêveur.

Zampa achevait de l’habiller commecinq heures sonnaient.

– Demande mon carrosse, lui dit leduc.

A six heures moins quelquesminutes, M. le duc de Château-Maillyse présentait à l’hôtel Sallandrera.

– Madame la duchesse attendmonsieur le duc au salon, lui dit lelaquais, qui le précéda pour

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l’introduire.

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Chapitre 9

Les paroles du laquaisinvitant M. de Château-Mailly à se rendre ausalon où la duchessel’attendait ne laissèrentpas que d’émouvoir un

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peu le duc. A ses yeux, madame deSallandrera était un ennemi secret,l’agent actif d’un rival et l’obstacle leplus sérieux à son mariage avecConception. Or, précisément, laduchesse était seule quandM. de Château-Mailly entra. Madamede Sallandrera accueillit le jeunehomme avec un sourire bienveillantet doux.

– Monsieur le duc, lui dit-elle enl’invitant à s’asseoir,M. de Sallandrera n’est point encorerentré, et vous seriez aimable del’excuser.

Le duc s’inclina, un peu surpris del’inflexion de voix affectueuse, du

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regard ami de madame deSallandrera.

– Les femmes sont d’autant plusfortes, pensa-t-il, qu’elles saventdissimuler à merveille le secret deleur âme. Celle-là me hait, et elle mereçoit comme un ami.

Puis il dit tout haut :

– La journée a été superbeaujourd’hui, et bien certainementM. le duc est sorti en phaéton. Il varevenir du Bois, sans doute…

– Oh ! dit la duchesse en riant, vousvous trompez, monsieur, mon mariest de son âge ; il aime beaucoup leschevaux, mais il ne conduit plus.

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C’est un goût un peu trop jeune pourlui.

M. de Château-Mailly se contenta desourire.

La duchesse ajouta :

– M. de Sallandrera est sorti pouraffaires. Il est allé chez le vicomted’Asmolles.

– Je le connais, dit le duc.

– M. de Sallandrera, poursuivit laduchesse, a pris l’Espagne enhorreur, depuis le double malheurqui nous a frappés.

Bien que ce malheur fût une descauses premières de ce bonheur

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probable qu’attendait M. de Château-Mailly, le duc sut trouver quelquesmots de condoléance fortconvenables et qui trahissaient sonâme généreuse.

Madame de Sallandrera poursuivit :

– Le duc a l’intention de se fixer enFrance pour quelques années aumoins.

M. de Château-Mailly tressaillitd’aise.

– On lui a parlé il y a deux jours desusines de P…, et il est en marchépour les acquérir.

– Mais, dit M. de Château-Mailly,

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est-ce que les usines appartiennent àd’Asmolles ?

– Non, mais M. d’Asmolles veut, àson tour, vendre un château qu’ilpossède à une faible distance de cesusines, et qu’on nomme le Haut-Pas.

– Ah ! très bien.

– Il paraît que c’est une fort joliepropriété, dans une situationpittoresque, assez près des usinespour que le duc s’y puisse rendretous les jours en voiture, assez loinpour que je ne sois pas importunéepar le bruit des martinets, les sonsaigus et criards des machines, et lafumée des cheminées.

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– Ainsi M. de Sallandrera, dit lejeune duc, va acheter le Haut-Pas ?

– C’est probable… J’aime lacampagne, j’ai promis à mon marique j’y vivrais volontiers six moisd’été… toutefois, ajouta la duchesseen souriant et regardant le duc d’unefaçon qui le fit rougir, lorsque mafille sera mariée.

– Oh ! les femmes ! pensa le duc ;celle-ci a l’air de m’offrir sa fille, etelle est mon adversaire secret etacharné.

Le bruit d’un carrosse qui se fitentendre dans la cour de l’hôtel mitfin à la conversation de madame de

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Sallandrera et de son gendre futur.

Du canapé sur lequel elle était assise,la duchesse voyait fort bien tout cequi se passait dans la cour.

– Voici M. de Sallandrera, dit-elle.

En effet, deux minutes après, le ducentra.

M. de Sallandrera salua le duc deChâteau-Mailly et il allait sans doutelui tendre la main, lorsque la portequi venait de se refermer sur luis’ouvrit de nouveau et livra passageà Conception. Sans doute la vue desa fille lui remit en mémoire leurconversation du matin et lui inspiraune pensée de défiance.

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– Bonjour, monsieur le duc, dit-ilsimplement.

L’entrée de Conception bouleversatrop bien M. de Château-Mailly pourlui permettre de remarquer cetteréticence. A la vue de la jeune fille, ilse troubla et rougit.

Conception entra, froide, réservée.Elle leva à peine les yeux sur le duc,et il ne fallait rien moins que laconviction profonde où il était quel’avant-dernière lettre reçue par luiémanait d’elle, pour qu’il pûtsupposer un moment que Conceptionl’aimait. La jeune Espagnole avaitmême sur les lèvres un demi-souriredédaigneux qui eût fort déconcerté

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un homme moins aveuglé queM. de Château-Mailly. Mais ildemeura persuadé que la présence dela duchesse était la seule cause de cemasque de froideur.

– Eh bien ! dit M. de Sallandrera aujeune duc, tandis que Conceptionembrassait sa mère, avez-vous desnouvelles d’Odessa ?

– Pas encore, monsieur le duc, et jecommence à craindre que moncourrier ne se soit trouvé malade enroute.

– Cela peut arriver, dit le duc, quijeta un regard scrutateur sur levisage de M. de Château-Mailly.

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Celui-ci rougit en ce moment, carConception venait, au mot d’Odessa,de lever les yeux sur lui.

Tout semblait ainsi servir les plansténébreux de Rocambole, car cetterougeur, qui provenait du regard deConception, fut attribuée à une autrecause par M. de Sallandrera.

– Il se trouble, pensa l’hidalgo. Mafille aurait-elle donc raison et le ducserait-il un imposteur ?

– Madame la duchesse est servie !annonça un laquais qui ouvrit à deuxbattants la porte du salon.

Le jeune duc, qui était loin de sedouter alors de la réflexion

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désobligeante que M. de Sallandreravenait de faire sur lui, se leva etoffrit la main à la duchesse pourpasser dans la salle à manger.

Conception prit le bras deM. de Sallandrera :

– Mon père, lui dit-elle à voix basseet en espagnol, j’ai votre parole.

– Oui, mon enfant.

– Oh ! répéta-t-elle avec âme et d’unaccent si convaincu que le duc entressaillit, je vous assure qu’il ment !

– C’est ce que nous saurons bientôt,murmura le duc de Sallandrera.

L’invitation en petit comité faite à

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M. de Château-Mailly était tropsignificative pour qu’il fût besoin,pendant le dîner, de traiter cesquestions délicates qui remplissentles pourparlers qui précèdent unmariage. On avait prié le duc à dînercomme on prie un fiancé. C’était undîner de famille dans la pluscomplète acception du terme.

Le duc de Château-Mailly compritqu’aucun mot ayant trait directementà son mariage avec Conception nepouvait être échangé avant l’arrivéedu courrier d’Odessa, siimpatiemment attendu, et laconversation ne sortit point deslimites banales. Il fut question des

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usines de P…, de voyages ensuite,puis de l’Espagne, et enfin on causapeinture.

Conception ne leva point une seulefois les yeux sur M. de Château-Mailly ; mais en sortant de table, ellelui dit : – Monsieur le duc, vousaimez la peinture ; je le présume,d’après ce que vous disiez tout àl’heure…

Et comme sa voix tremblaitlégèrement, le duc crut devoir allerau-devant et se hâta de dire :

– Beaucoup, mademoiselle, et jeserais bien heureux si j’étais admis àvisiter les merveilles de votre atelier,

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et surtout celles qui sont sorties devotre pinceau.

– Eh bien ! monsieur, réponditConception, de plus en plus émue, sivous voulez m’offrir votre bras, jesuis prête à vous satisfaire. Monpère a l’invariable coutume d’allerfumer des cigarettes après le dîner, etnous allons le laisser à sa chèrehabitude.

Le duc de Sallandrera fit un signed’assentiment, et M. de Château-Mailly offrit aussitôt sa main à lajeune fille.

Conception prit cette main, seretourna vers le duc d’une façon

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significative et sortit du salon pourconduire M. de Château-Mailly.

L’atelier, on s’en souvient, était situéau second étage de l’hôtel, quiappartenait tout entier etexclusivement à Conception. Lajeune fille l’avait meublé, décoré à safantaisie, avec un bon goûtréellement artistique.

– Je vais d’abord vous montrer, dit-elle au duc, deux beaux Zurbaran quej’ai dans mon boudoir. Nouspasserons ensuite dans l’atelier.

– Je suis à vos ordres, répondit leduc, qui était loin de présumer queConception agissait ainsi et le faisait

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commencer par son boudoir à laseule fin de laisser àM. de Sallandrera le temps de secacher dans le cabinet de toilette.

Le négrillon de la jeune fille lesprécédait.

Soudain l’atelier se trouva illuminécomme en plein jour, car plusieursglaces de Venise placées dans lesencoignures et des pendeloques decristal attenant aux bobèches ducandélabre multipliaient à l’infinicette vive clarté.

Le duc pensa que cette illuminationavait un but mystérieux, et qu’elleavait été exigée, moins pour qu’il pût

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voir à son aise les tableaux querenfermait l’atelier que pour que lejeu de sa physionomie et de celle deConception ne pût échapper à cesregards inconnus qui allaient lesépier tous deux.

Conception fit asseoir le jeune ducauprès d’elle. Ils étaient précisémentplacés près du candélabre, et levisage de M. de Château-Mailly setrouva complètement éclairé.

En même temps la jeune fille jeta à ladérobée un regard vers la porte ducabinet de toilette. Mais si rapidequ’eût été ce regard, il n’échappapoint au duc et confirma pour lui lavérité des confidences que

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renfermait le billet reçu par lui lematin même.

Conception était fort pâle, trèsémue ; mais l’amour qu’elle avaitpour celui que tout Paris croyait êtrele marquis de Chamery lui donnaitdu courage, et ce fut d’une voix àpeine tremblante qu’elle dit àChâteau-Mailly :

– Vous avez reçu mon petit billettout à l’heure, je présume, monsieurle duc ?

– Oui, mademoiselle.

Et M. de Château-Mailly, non moinsému que la jeune fille, s’inclinaprofondément.

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– En ce cas, reprit Conception, je suisdispensée du préambule, monsieur leduc, et vous devez comprendre que cen’est point sans raisons que je vousai prié de venir voir mes tableaux.

– Certes, non.

Conception s’assit à trois pas du ducet reprit :

– Monsieur le duc, vous êtes, je lecrois, un galant homme.

– Du moins, fit le duc en souriant, jejouis de cette réputation,mademoiselle.

– C’est donc au duc de Château-Mailly, à un vrai gentilhomme, que je

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vais m’adresser.

Le duc s’inclina.

Conception poursuivit :

– Monsieur le duc, vous avezdemandé ma main à mon père, n’est-ce pas ?

– Mon cœur a dicté cette démarche.

– Soit ; mais ne pensez-vous pas,monsieur, que vous auriez pu, avantde faire cette démarche tout à faitofficielle, me consulter un peu ?

Et Conception le regarda avec uneétrange fixité.

M. de Château-Mailly se méprit ausens de ce regard, qui signifia pour

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lui : « On me dicte mes paroles,répondez en conséquence. » Aussirépliqua-t-il :

– J’avoue mon tort, mademoiselle, etje suis prêt à le réparer.

– Monsieur le duc, est-il bien vraique vous m’aimez ? demandaConception avec une émotioncontenue.

– Sur l’honneur ! mademoiselle.

– Et… si je ne… vous aimais pas,moi ?

– J’aurais l’espoir de trouver un jourle chemin qui mène à votre cœur.

Conception fit un léger mouvement

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d’épaule, puis de dédain.

– Monsieur le duc, reprit-elle, vousavez demandé ma main à mon père,et mon père est sur le point de vousl’accorder. La volonté de mon pèreest inflexible, ce qu’il veut, je dois levouloir… et cependant…

Elle parut hésiter.

– Parlez, mademoiselle, insista leduc.

– Cependant, acheva Conception, jene vous aime pas, moi, et c’est parcequ’il m’est impossible… de vousaimer… parce que mon cœur, hélas !ne m’appartient plus…

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Le duc, qui avait présente à l’espritchaque phrase de la lettre signéed’un C, demeura impassible.

– Ce que vous me dites là, murmura-t-il, ne m’étonne pas, mademoiselle.

Conception tressaillit.

– Mais, acheva le duc, je vous aime,moi, et je m’efforcerai de méritervotre amour.

– On n’aime point deux hommes à lafois, monsieur le duc.

– Mais on peut oublier.

– Je ne le crois pas.

Le duc était fort calme, croyant obéirde point en point aux prescriptions

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secrètes de la jeune Espagnole. Cecalme exaspéra Conception.

– Mais, monsieur, dit-elle avecvivacité, on n’épouse pas, quand onest un galant homme, une jeune fillequi… ne vous aime pas.

Le duc sourit et se tut.

– Qui aime… ailleurs.

– Hélas ! je le vois bien.

– Qui ne pourra donc jamais vousaimer, acheva Conception avecfermeté.

– Ah ! mademoiselle, l’avenir cachebien des mystères. Qui sait ?

Un dédain superbe arqua les lèvres

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de Conception.

– Tenez, monsieur le duc, fit-elle,faut-il vous avouer la vérité toutentière ?

– Je vous écoute, mademoiselle.

– Il est à Paris un homme qui m’aimeet que j’aime, un homme à qui j’aijuré de demeurer fidèle de cœur etd’âme, si la volonté inflexible de monpère me condamnait à accepter lamain d’un autre…

– Mademoiselle, répondit le duc, àqui cette comédie répugnait, et quicependant jouait son rôle enconscience, tout cela est beaucoupmoins grave à mes yeux que vous ne

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pensez, et j’ai la conviction siprofonde que je vous rendrai la plusheureuse des femmes un jour, que jene m’inquiète nullement de ceserment de jeune fille étourdie dontvous me parlez.

– Oh ! monsieur, murmuraConception, voilà qui est indigned’un gentilhomme.

– Mademoiselle…

– Tenez, reprit-elle, laissez-moiessayer de vous convaincre, de vousfléchir, et pardonnez-moi quelquesmots un peu vifs…

– Je les comprends, mademoiselle ;mais que voulez-vous ? moi aussi j’ai

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le cœur pris, moi aussi j’aimeéperdument…

Conception le regardait toujoursavec dédain.

Le duc garda un moment le silence,mais il était évidemment embarrasséet souffrait… Ce rôle qu’il jouait lemettait au supplice.

– Ainsi, reprit Conception, vous êtessans pitié…

– C’est-à-dire que je vous aime…

– Et vous… persistez ?

– Si monsieur le duc, votre père, mefait l’honneur de m’accorder votremain, toutefois…

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– Ah ! murmura Conception, qui mit,un moment, son mouchoir sur sesyeux, voilà qui est infâme, monsieurle duc.

M. de Château-Mailly était tellementpersuadé que chaque parole deConception était dictée par unevolonté autre que la sienne, qu’il nes’affligea ni ne se blessa de cesderniers mots. Il se contenta desourire.

– L’avenir me justifiera, murmura-t-il.

Un moment Conception s’étaitabandonnée à son émotion, mais ellesongea à son père, qui, sans doute,

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entendait du fond de sa cachette etne perdait aucun mouvement dephysionomie du duc, et le courage luirevint.

– Eh bien ! dit-elle, puisqu’il en estainsi, puisque je suis fatalementcondamnée à m’appeler un jour laduchesse de Château-Mailly, aumoins serez-vous franc avec moi ?

– Oh ! certes, dit le duc.

Conception ne put s’empêcher dejeter un nouveau coup d’œil sur laporte entrouverte du cabinet detoilette. Le duc surprit encore cecoup d’œil.

– Monsieur le duc, reprit la jeune

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fille, je crois que vous m’aimez.

– Oh ! fit le duc en mettant la mainsur son cœur.

– Votre amour excuse donc à mesyeux tout ce que votre conduitesemble avoir d’étrange.

– Etrange est peut-être le mot,balbutia M. de Château-Mailly.

– Eh bien ! convenez que cet amourdont vous parlez, que vous…éprouvez… vous a poussé jusqu’àimaginer une abominablesupercherie, jusqu’à inventer unehistoire de papiers… de généalogie…de mystérieuse origine…

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Au moment où Conceptionprononçait ces derniers mots, il sefit, dans le cabinet de toilette, lebruit d’un meuble qu’on heurtelégèrement.

A ce bruit, le duc vit Conceptionpâlir.

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Chapitre10

Le léger bruit qui s’étaitfait dans le cabinet detoilette fut instantané etcessa sur-le-champ. Leduc avait entendu ce bruit,qui confirmait pour lui

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cette phrase de la prétendue lettre deConception : « Des yeux et desoreilles nous épieront, etc., etc. » Ildevenait évident pour M. de Château-Mailly qu’il y avait quelqu’un decaché dans le cabinet de toilette.Mais il ne parut point s’enapercevoir, non plus que de la pâleurde Conception, à laquelle ilrépondit :

– Mon Dieu ! mademoiselle, vous mepermettrez de garder le silence surcette question. Et quand même celaserait…

Fidèle aux prescriptions de la lettrereçue le matin, le duc parut hésiter.

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– Achevez donc, monsieur, ditConception, achevez, de grâce !

– Eh bien ! dit le duc, qui sesouvenait parfaitement des phrasessoulignées dans la lettre, ce ne serait,après tout, qu’une preuve d’amour.

– Comment ! s’écria Conception,vous osez convenir que cettehistoire…

– Je ne conviens de rien,mademoiselle.

– Inventée par vous et la comtesseArtoff, continua Conceptionindignée…

– Ah ! permettez, interrompit le duc.

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– Monsieur, dit froidementConception, me feriez-vous bien unserment ?

– Cela dépend.

– Me jureriez-vous, sur votrehonneur de gentilhomme, que vousavez la conviction, la certitude quevous êtes bien de la race desSallandrera ?

Le duc, esclave des prétenduesrecommandations de la jeune fille,parut hésiter encore et réponditenfin :

– Je ne puis faire ce serment.

Alors Conception se leva avec

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dignité, comme une reine à qui on aosé mentir.

– C’est bien, monsieur, dit-elle, celame suffit amplement.

Et puis elle lui montra la porte dudoigt et lui dit avec chaleur :

– Monsieur, je ne suis point encorevotre femme, et je suis ici chez moi.Sortez, sortez sur-le-champ.

Le duc eut un éblouissement ; mais,toujours persuadé que Conceptionjouait un rôle comme lui, il se levasans mot dire, salua profondément etse dirigea vers la porte. Mais, arrivélà, il se retourna :

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– Adieu, mademoiselle, dit-il, malgrévos rigueurs, je vous aime, et, Dieuaidant, vous serez ma femme.

Et il sortit.

Dans l’antichambre, M. de Château-Mailly trouva le nègre deConception. Le moricaud prit unflambeau pour l’éclairer et passadevant lui. Redescendu au premierétage, le duc allait se diriger vers lesalon, où il croyait devoir rejoindrele duc et la duchesse ; mais, sur leseuil de l’antichambre, il trouva unlaquais qui lui dit :

– Madame la duchesse est souffrante.Elle s’est retirée chez elle.

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– C’est bien. Conduisez-moi aufumoir du duc.

– Monsieur le duc est sorti depuisvingt minutes, dit le laquais.

– Sorti ?

– Oui, monsieur.

– C’est bizarre…

– On est venu le chercher en toutehâte pour aller chez un Espagnol, legénéral C…, qui est très malade.

Ce motif parut tellement plausible àM. de Château-Mailly qu’il n’insistapas et demanda ses gens.

– Le carrosse de M. le duc deChâteau-Mailly ! cria le laquais.

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Et il conduisit respectueusement leduc jusqu’au bas de l’escalier.

Pendant ce temps, Conceptioncourait à la porte du cabinet detoilette et l’ouvrait toute grande.M. de Sallandrera, pâle comme lamort, en sortit.

– Eh bien ! mon père, dit Conception,avez-vous entendu ?

– Tout.

– Avez-vous vu sa figure ?

– Oui.

– Croyez-vous encore ?

– Non.

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– Voilà, continua la jeune fille,l’homme que vous voulez me faireépouser. Un imposteur !

Le duc ne répondit pas d’abord etdemeura immobile et les yeuxbaissés, comme s’il eût été privé desentiment. Puis, tout à coup, undouloureux soupir sortit de sapoitrine, et il se frappa le front,murmurant avec accablement : –Tout est donc fini, mon Dieu ! et lesSallandrera sont donc éteints pourjamais…

Conception ne répondit pas. Ellevenait de comprendre que son pèrerenonçait à lui faire épouserM. de Château-Mailly.

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– O ma race ! ma grande et noblerace ! murmura le duc d’une voixbrisée, je suis donc votre dernierrejeton !

Et pour la seconde fois don Paëz ducde Sallandrera cacha sa tête dans sesmains, et sa fille vit jaillir une larmeau travers de ses doigts.

Alors Conception se jeta à son cou,l’entoura de ses bras, le couvrit decaresses et lui dit :

– Mon père… mon bon, monexcellent père. Je vous aime…

Et il y eut un moment d’expansionentre le père et la fille, momentpendant lequel Conception faillit

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laisser échapper le secret tout entierde son âme. Mais une voix intérieure,celle de la prudence, étouffa sa voix,elle garda le silence surM. de Chamery.

Cependant M. de Sallandrera lui dit :

– Il y a décidément, mon enfant, unesorte de fatalité qui semble renversertous mes projets de mariage pour toi.Jusqu’à présent, dominé par unegrande et noble pensée de voir secontinuer notre race, j’ai voulu tourà tour t’unir à don Pedro, à don Joséd’abord, au duc de Château-Mailly endernier lieu. Don José et don Pedrosont morts tous deux ; le duc deChâteau-Mailly est un misérable

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indigne de toi. Désormais, monenfant, je te laisse libre de prendrel’époux qui te conviendra. Je suispersuadé d’avance que tu choisirasun noble et un grand cœur.

Au moment où le duc prononçait cesmots, qui entrouvrirent le ciel auxyeux de Conception, on entendit legalop d’un cheval qui vint s’éteindredans la cour de l’hôtel.

Bientôt le négrillon de Conceptionapparut.

– Qu’est-ce ? lui demanda le duc.

– C’est le valet de chambre deM. de Château-Mailly qui apporteune lettre.

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En même temps Zampa se montraderrière lui.

Au visage bouleversé du duc, auregard de gratitude que lui jetaConception, le Portugais comprit quela comédie avait été jouée et avaitparfaitement réussi.

Zampa salua profondément le duc etlui tendit sa lettre.

Le duc sourit dédaigneusement.Cependant il ouvrit la lettre et la lut.

– Ah ! ah ! dit-il enfin, le duc se croittellement avancé qu’il prépare déjàla rétractation à l’endroit des titresimaginaires qu’il attend.

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Il passa la lettre à Conception, qui lalut et haussa les épaules.

Alors le duc s’assit devant une table,écrivit quelques lignes, les remit àZampa, et lui dit :

– Zampa, mon ami, tu devrais rentrerà mon service, tu n’es pas bien chezle duc de Château-Mailly.

– Monsieur le duc n’a qu’à parler,répondit le Portugais, il sait bien queje suis à lui corps et âme, commej’étais à don José.

Et Zampa salua, se retira, emportantla réponse de M. de Sallandrera, et ilse dit en redescendant l’escalier :

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– L’article de la Gazette desTribunaux fait décidément un four.

Or, pour expliquer les dernièresparoles de Zampa, le terme d’argotdramatique dont il s’était servi et sabrusque arrivée à l’hôtel Sallandrera,il faut nous reporter en arrière d’uneheure environ, et nous rendre àl’hôtel de Château-Mailly. Tandis quele duc dînait chez son futur beau-père, et montait ensuite dans l’atelierde Conception, Zampa, les jambescroisées, une cigarette aux lèvres,était fort mollement étendu dans lefauteuil dont se servaitM. de Château-Mailly, dans cettepièce qui était à la fois pour le duc

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un cabinet de travail et un fumoir.

– Quand on pense, se disait-il enriant, qu’à l’heure qu’il est monpauvre maître est en train de coulerpour toujours son affaire de mariage,et qu’il va me revenir persuadé quemademoiselle Conception l’adore ! Aquoi tiennent les choses, pourtant ?

On gratta doucement à la porte :

– Qui est là ? demanda Zampa, biencertain que, dans tous les cas, cen’était pas son maître.

– C’est moi, dit une voix d’enfant.

– Qui toi ?

– Casse-Cou, répondit la voix.

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– Entre ! dit Zampa sans rien perdrede la nonchalance orientale de sonattitude.

La porte s’ouvrit, et l’être vivant quirépondait à ce nom bizarre de Casse-Cou entra.

C’était un groom haut de trois piedset demi que le duc affectionnait poursa hardiesse sans pareille, et à qui ilavait donné, précisément à cause decela, ce surnom pittoresque deCasse-Cou. Casse-Cou montait leschevaux réputés indomptables et lesréduisait promptement, Casse-Couavait une foule de qualités hippiquesqui lui avaient valu l’estime de sonmaître.

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Zampa, qui, en sa qualité de valet dechambre, était un grand personnageparmi les gens du duc, avait prisCasse-Cou sous sa protection etl’avait spécialement attaché à sapersonne.

– Que veux-tu, drôle ? fit Zampa d’unton de Turcaret en belle humeur.

– Je suis fâché de vous déranger,monsieur Zampa, mais il y a en bas,dans la cour, un homme qui veutvous parler.

– A moi ?

– A vous.

– Comment est-il, cet homme ?

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– Assez mal mis.

– Vieux, jeune ?

– Entre les deux.

– Complète ton signalement.

– Il a la figure rouge et les cheveuxjaunes.

– Diable ! pensa Zampa, c’estl’homme à la polonaise.

Et il dit vivement à Casse-Cou :

– Fais-le monter !

– Ici ?

– Parbleu !

Casse-Cou s’en alla en courant et

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revint, une minute après, suivi deRocambole lui-même, de Rocambolevêtu de sa polonaise à brandebourgset coiffé de sa perruque d’un blondjaunâtre. On sait que Zampa n’avaitjamais vu le marquis de Chamerysous un autre déguisement.

Rocambole fit un signe imperceptibleau Portugais.

– Va-t-en, dit celui-ci à Casse-Cou,monsieur est un de mes cousins quivient me voir pour affaires defamille.

Lorsque Casse-Cou fut parti et que laporte eut été prudemment fermée parZampa, ce dernier perdit aussitôt son

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attitude protectrice.

En présence de l’homme à lapolonaise, le Portugais redevintrampant et soumis comme toujours.

– Il paraît, dit Rocamboleironiquement, que tu jouais au rôlede duc lorsque je suis entré. Tu teprélassais dans ce fauteuil comme unhomme affligé de quelques centainesde mille de rente.

– Heu ! heu ! fit modestement Zampa,si votre protection ne me fait pasdéfaut, on les aura peut-être un jour.

Rocambole s’assit et tira un journalde sa poche.

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– Qu’est-ce que cela ? demanda lePortugais.

– C’est la Gazette des Tribunaux.

Zampa regarda curieusementRocambole.

– Il paraît, dit celui-ci, qu’il estarrivé malheur à ce courrier que lacomtesse Artoff avait envoyé àOdessa.

– Bah ! il est mort ?

– Mon Dieu ! oui.

– Et c’est dans la Gazette desTribunaux ?

– Oui. Ton maître va rentrer,j’imagine ?

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– Je l’attends.

– Eh bien ! quand il sera venu, tu luimontreras ce journal.

– Très bien ! dit Zampa.

– Maintenant, continua Rocambole,donne-moi quelques renseignementssur les écuries du duc.

– Volontiers. Le duc a trentechevaux.

– Comment se compose lepersonnel ?

– Un piqueur, un cocher, huitpalefreniers, deux grooms.

– Quel est celui qui dirige, du

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piqueur ou du cocher ?

– Le piqueur achète ou fait réformerles chevaux.

– Et le cocher…

– Le cocher renvoie ou arrête lespalefreniers.

– Sans l’assentiment du duc ?

– Presque toujours.

– Très bien. Comment es-tu avec lecocher, mon maître ?

– Je ne suis encore ni bien ni mal.

– Comment cela ?

– C’est un nouveau. Il est entré cematin.

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– Comment est-il ?

– C’est un Anglais pur sang. Un grosrougeaud, assez bon enfant à l’œil.

– Et les palefreniers ?

– Il y en a un qui est tout à fait à madévotion.

– Très bien ; tu vas t’arranger pourqu’il se fasse renvoyer.

– Diable !… Je ne sais pas si cela luiira.

– Que gagne-t-il ?

– Douze cents francs.

– Tu lui donneras dix louis, et tu luipromettras de le faire rentrer dans

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huit jours.

– Tiens ! dit Zampa, comme cela ilest probable qu’il consentira.

– S’il refuse les dix louis, tudoubleras cette somme.

– Après ?

– Après, tu vas t’arranger pour qu’unjeune garçon que je protège et qui senomme John le remplace.

– C’est bien, je ferai de mon mieux.

Rocambole se leva.

– Maintenant, acheva-t-il, tuexamineras la physionomie de tonmaître quand il rentrera et ensuitelorsqu’il aura lu la Gazette des

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Tribunaux.

– Et… après ?

– Après tu viendras rue de Surène,demain matin, me rendre compte dece qui s’est passé.

Zampa reconduisit Rocambole avecforce salutations respectueuses.

Puis il vint se rasseoir forttranquillement dans le fauteuil, etconfectionna une nouvelle cigarette.

Quelques minutes après, le bruit dela porte cochère s’ouvrant à deuxbattants vint à retentir, et Zampaentendit le carrosse du duc quiroulait jusqu’au perron.

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– Oh ! oh ! pensa-t-il, on dînelestement à l’hôtel Sallandrera.

Et il alla au-devant de son maître.M. de Château-Mailly s’avança levisage un peu triste et l’airpréoccupé. Tout ce qui venait de sepasser à l’hôtel Sallandrera l’avaitlégèrement ému.

Quand il entra dans son fumoir,Zampa avait à la main la Gazette desTribunaux.

– Qu’est-ce que cela ? demanda leduc.

Le Portugais parut embarrassé.

– Ca, dit-il, c’est un journal que j’ai

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acheté pour monsieur.

– Pourquoi ?

– Ah ! dit Zampa, c’est une histoiretout entière.

– Voyons, fit le duc en se jetant dansun fauteuil.

– Je suis sorti tout à l’heure, repritZampa, et je suis entré dans un café,sur le boulevard. La Gazette desTribunaux m’est tombée sous lamain. Je l’ai parcourue, et tout àcoup mes regards ont été attiréspar… un article.

– Sur quoi ?

– Sur un assassinat qui a eu lieu

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entre Melun et Paris, dans la forêt deSénart.

– Que peut me faire cet assassinat ?

– Ah ! dame ! répondit Zampa, il m’asemblé que la victime ressemblaitprécisément au courrier qu’attendmonsieur le duc.

Le duc tressaillit des pieds à la tête,et s’empara du journal que Zampa luitendait.

q

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Chapitre11

L’article de la Gazettedes Tribunaux était conçuen ces termes :

« Un événement, surlequel semble planer leplus profond mystère,

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occupe en ce moment l’attention dela justice.

« Il y a quelques jours, une petitevoiture, dite tapissière, attelée d’uncheval vigoureux, s’arrêta à la ported’un cabaret de Lieusaint, sur laroute de Melun à Paris.

« Un homme de trente à trente-cinqans, vêtu d’une blouse et portant unegrande barbe rouge, en descendit etse fit servir à souper.

« Peu après, un courrier en livréejaune et bleu arriva à son tour etdemanda un cheval de poste.L’aubergiste n’en avait pas.

« Le conducteur de la tapissière, qui

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d’abord avait manifesté l’intentionde coucher à Lieusaint, offrit alorsau courrier de le conduire à Paris,moyennant une somme de dix francs.Le courrier accepta ; on remit lecheval à la tapissière, et, bien que lanuit fût très noire, on partit.

« Que s’est-il passé durant le trajet ?C’est ce que personne n’a pu dire.Mais la même nuit, vers quatre oucinq heures, la tapissière est arrivéeà la barrière de Charenton, et s’estarrêtée à la porte d’une auberge oùdescendent ordinairement lesrouliers. L’homme à la barbe rougeétait seul. Il a remis son cheval augarçon d’écurie, et a prétexté

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quelques mots qu’il avait à dire aufrère de sa femme, lequel, disait-il,était employé à l’octroi.

« A partir de ce moment, on ne l’aplus revu.

« Le garçon d’écurie, las d’attendre,était allé se coucher ; quand il s’estrelevé, vers dix heures du matin, lecheval était encore à l’écurie et latapissière sous la remise. La journées’est écoulée, puis la nuit suivante,personne n’est venu réclamerl’attelage.

« La tapissière n’avait aucune plaqueet ne renfermait aucun objet qui pûtdonner la moindre indication sur son

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propriétaire. Seulement, et comme onse disposait à envoyer cheval etvoiture à la fourrière, l’aubergiste deLieusaint, ayant affaire à Paris, estvenu loger chez son confrère de labarrière de Charenton. Il aparfaitement reconnu le cheval et latapissière, et le signalement qu’il adonné de leur conducteur s’esttrouvé semblable à celui que donnaitle garçon d’écurie.

« Les employés de l’octroi,interrogés, se sont parfaitementsouvenus d’avoir vu passer le mêmehomme vers quatre ou cinq heures dumatin. Il était à pied, enveloppé dansun gros caban gris.

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« Ce caban, le cabaretier de Lieusaintprétend l’avoir vu sur les épaules ducourrier. Qu’est devenu ce dernier ?Voilà ce qu’on ne sait pas et ce qu’ilest important de savoir. Tout faitprésumer, cependant, que leconducteur de la tapissière l’aassassiné.

« Mais ce qui déroute un peu lesconjectures, c’est que le courrier aformellement annoncé, dansl’auberge de Lieusaint, qu’il revenaità Paris à peu près dépourvu d’argentet ne possédait plus que douzefrancs.

« On se demande quel autre motifque l’appât du vol aurait pu pousser

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l’homme à la tapissière à assassinerle malheureux courrier.

« P.-S. – Au moment où nousmettons sous presse, de nouveauxdétails nous parviennent :

« Depuis deux jours, l’autoritéjudiciaire faisait des recherches dansla forêt de Sénart.

« Hier soir, nous écrit en hâte notrecorrespondant, on a découvert dansun four à chaux un cadavrecomplètement nu et que certainsindices permettront peut-être dereconnaître. Ce cadavre a été jetédans le four à chaux sur la figure etle ventre, de telle façon que le visage,

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l’abdomen, les mains et la pointe despieds sont entièrement calcinés ;mais le dos et toute la partiepostérieure du corps sont garnisencore de leur chair. On a découvertà l’épaule gauche, et presque à lanaissance du cou, un troutriangulaire semblable à celui quefait une épée de combat, ou bienencore un poignard.

« Un homme de l’art, appelé à fairel’autopsie du cadavre, a constaté quela mort pouvait remonter à quatre oucinq jours, qu’elle avait été lerésultat d’un crime, et que ce crimeavait été commis à l’aide d’unpoignard.

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« Cette dernière circonstance achèved’assombrir le mystère qui plane surcette affaire. Comment admettre, si lecrime n’a point été prémédité, quel’homme à la tapissière eût sur lui unstylet, arme assez rare chez des gensde sa condition.

« La jambe droite porte un tatouagefait avec de la poudre brûlée.

« Ce tatouage va bien certainementpermettre de constater l’identité ducadavre, qui ne pourrait être quecelui du courrier, si l’absencecomplète de vêtements et cetteblessure triangulaire n’achevaient dedonner un caractère étrange à cetassassinat.

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« Malgré les recherches les plusminutieuses, on n’a pu découvrir lesvêtements du courrier.

« Espérons que cet horrible mystèrene tardera point à s’éclaircir, et quele coupable n’échappera pas pluslongtemps aux actives recherches dela justice.

« P.-S. – Le cadavre a été rapporté àLieusaint, où il demeurera exposépendant quelques jours. »

Quand M. de Château-Mailly eutterminé cette lecture, il demeura unmoment immobile, inerte et commepétrifié.

Zampa l’observa à la dérobée :

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– Monsieur le duc m’excusera, dit-ilenfin, mais j’ai cru devoir luimontrer…

– C’est bien, interrompitbrusquement le duc.

Et il s’assit devant une table etécrivit au duc de Sallandrera le billetque voici :

« Monsieur le duc,

« Il y a je ne sais quelle fatalité quisemble peser sur ces malheureuxpapiers d’Odessa que m’envoie monparent le colonel de Château-Mailly.

« En rentrant chez moi, j’apprendsqu’un courrier a été assassiné dans

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la forêt de Sénart, à peu de distancede Lieusaint.

« Je tremble que ce ne soit le mien, etje pars pour Lieusaint, malgrél’heure avancée de la nuit.

« Quoi qu’il arrive, ou soit arrivé,j’espère retrouver les papiers et vousles porter à mon retour, demainmatin, car je vais et je viens sansm’arrêter.

« Votre respectueux,

« DUC DE CHATEAU-MAILLY. »

Cette lettre écrite, le duc dit àZampa :

– Tu vas courir à l’hôtel Sallandrera.

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– Bien, fit Zampa d’un signe de tête.Attendrai-je la réponse ?

– Il n’y en a pas. D’ailleurs, quand tureviendras, je serai parti.

Et le duc ajouta :

– Envoie-moi le cocher endescendant.

Zampa prit la lettre et se dit :

– Je ne sais pas si l’homme à lapolonaise a prévu ce voyage de M. leduc, mais il est bien certain que cetarticle de la Gazette des Tribunaux aproduit quelque effet. D’ailleurs, iln’y a aucun inconvénient à ce queM. le duc aille faire une promenade à

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Lieusaint : le temps est doux.

Et Zampa entra dans les écuries oùmaître Venture donnait les derniersordres et se disposait à aller secoucher bientôt.

– Monsieur le cocher, lui dit lePortugais, montez donc sur-le-champchez M. le duc. Il veut vous parler.

Venture tressaillit, mais il conservason sang-froid et son flegme toutbritannique.

– Aôh ! répondit-il, tout de souite.

Zampa enfourcha un cheval et courutà l’hôtel Sallandrera ; le nouveaucocher monta chez le duc. Ce dernier

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tenait encore à la main la Gazette desTribunaux, et il était bouleversé.

– Williams, lui dit le duc, vous allezfaire atteler mes deux trotteursirlandais au phaéton, et vousprendrez votre pelisse fourrée, carles nuits sont fraîches.

Le cocher s’inclina, mais il eut letemps de lire le titre du journal quetenait le duc.

– Hum ! pensa-t-il, il y a duRocambole là-dessous.

Et il sortit et redescendit aux écuries,laissant le duc qui changeait decostume et remplaçait son habit noirpar une redingote à jupe très courte,

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vêtement usité pour monter envoiture découverte.

Venture entra dans les écuries,donna l’ordre de panser les deuxchevaux et de les garnir ; puis ils’esquiva et sortit de l’hôtel par unepetite porte qui donnait sur la rue dela Ville-l’Evêque.

Il avait remarqué, au milieu de cetterue, une baraque de marchande dejournaux.

– Donnez-moi la Gazette desTribunaux, dit-il en bon français eten plaçant dix sous sur la tablette dela vieille qui se livrait à ce commerce.

– Voici la dernière, lui fut-il

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répondu.

Venture prit le journal et s’en allasans attendre sa monnaie. Il rentradans les écuries, s’appuya contre unpilier qui supportait une lanterne, etse mit à parcourir forttranquillement le journal. Mais toutà coup son attention fut attirée parl’article dont la lecture avait sifortement ému le duc de Château-Mailly.

– Parbleu ! se dit-il, nous y voilà, etc’est, je crois, le second acte du petitdrame dont j’ai joué le premier. J’aiassassiné Murillo pour avoir la lettrede la comtesse Artoff, on a assassinéle courrier pour intercepter les

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papiers qui venaient d’Odessa.

Venture entendit la voix du duc qui,dans la cour, disait : – Est-ce prêt ?Où est le cocher ?

Il se hâta de cacher le journal dans sapoche, endossa sa livrée garnie defourrures, et se montra aux regardsdu duc.

Les chevaux étaient au phaéton.

Le duc fit placer une paire depistolets au garde-crotte, monta lepremier et prit les rênes.

– Montez près de moi, dit-il aucocher, qui s’apprêtait à prendreplace sur le siège de derrière.

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Le suisse ouvrit les deux battants dela porte, et le phaéton s’élança dansla rue. Mais au lieu de gagner leboulevard et de prendre la route deMelun, le duc remonta le faubourgSaint-Honoré jusqu’à l’église Saint-Philippe-du-Roule, tourna à droite etprit la rue de la Pépinière. Il venaitd’obéir à une soudaine inspiration,qui dérouta quelque peu d’abord lescalculs de probabilité de maîtreVenture, lequel se demandaitcomment le faubourg Saint-Honorépouvait conduire à Lieusaint.

Mais le duc arrêta ses chevauxdevant l’hôtel Artoff.

– Sonnez ! dit-il en anglais au cocher.

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Venture sauta à bas du phaéton, ettira la chaînette de la petite porte.

Cette porte s’ouvrit.

– Entrez chez le suisse, continua leduc, et dites-lui qu’il vienne meparler.

Le suisse, qui n’était point couchéencore, car dix heures venaient àpeine de sonner, sortit avecempressement de sa loge, au nomsonore que lui jeta Venture.

Disons, en passant, qu’il ne reconnutpoint, sous sa perruque et sa livrée,le personnage qui s’était présentédéjà à l’hôtel et avait demandé si lecomte Artoff était à Paris.

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Le duc dit au suisse qui s’approcha,sa casquette à la main : –Connaissez-vous le courrier que lacomtesse Artoff a envoyé en Russie ?

– Oui, répondit le suisse, maiscomme j’ai eu l’honneur, ce matin, dele faire observer à monsieur le duc, lecourrier n’est pas de retour.

– Je le sais.

Le suisse regarda le duc.

– Le connaissez-vous beaucoup ?répéta celui-ci.

– Mais… oui…

– Depuis longtemps ?

– Depuis dix ans au moins ! C’est

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moi qui l’ai fait entrer chez monsieurle comte.

– Très bien. L’avez-vous vu nu ?

Le suisse fut très étonné de cettequestion, mais il répondit : – Nousavons servi ensemble. Il était matelotà bord d’un navire où je me trouvais,moi, en qualité d’adjudantd’infanterie de marine.

– A merveille ! savez-vous s’il avaitdes tatouages ?

– Oui, à la jambe droite.

– Qu’était-ce que ce tatouage ?

– Un homme nu jusqu’à la ceinture,chargeant un canon.

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– Est-ce tout ?

– Non, au-dessous, on voyait uncœur percé d’une épée.

– C’est bien, dit le duc ; merci.

Et il fit signe à Venture, qui remontaprès de lui, et, rendant la main à seschevaux, le duc lança son rapideattelage dans la direction de la rueSaint-Lazare.

– Maintenant, je comprends,murmura Venture, qui se souvint destatouages mentionnés par la Gazettedes Tribunaux.

Arrivé devant le chemin de fer del’Ouest, le duc tourna à droite et

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descendit au boulevard par les ruesdu Havre et de la Ferme-des-Mathurins.

Puis, comme à cette heure tardive lenombre des voitures est bien moinsgrand que durant le jour, et qued’ailleurs M. de Château-Mailly étaitexcellent cocher, il laissa prendre àses deux trotteurs une allure sirapide qu’en moins de vingt minutesle phaéton atteignit la barrière deCharenton.

Alors M. de Château-Mailly tira samontre :

– Il est onze heures, se dit-il.Lieusaint est à huit lieues d’ici. C’est

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un trajet de deux heures, car il a pluet les routes sont bourbeuses.

Venture gardait un silence toutdiplomatique, et, en cocher bienappris, il ne se serait certainementpas permis d’adresser la parole à sonmaître.

Le duc, fortement préoccupé, courutpendant près d’une heure sur lavieille route de Melun sans paraîtres’apercevoir qu’il avait uncompagnon. Mais enfin, comme lanuit était fort noire et que le sol de laroute, inégal et détrempé, l’obligeait,pour éviter de trop fréquents cahots,à une attention des plus grandes, leduc lui dit brusquement :

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– Tenez, prenez ma place etconduisez.

Il se mit à gauche et passa les rênes àson cocher.

Celui-ci rassembla ses chevaux, leurrendit ensuite la main, et le phaétoncontinua sa route avec une vitessenouvelle et sans égale.

A minuit, il atteignait Montgeron ; àune heure moins quelques minutes, ilentrait dans Lieusaint.

Une lumière filtrant à travers lescontrevents d’une maison située àpeu près au milieu du pays et sur lagauche servit de phare au duc.C’était précisément l’auberge où

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nous avons vu, quelques joursauparavant, descendresuccessivement l’homme à la barberouge et le courrier, et de laquelle ilsétaient partis tous deux dans latapissière du premier.

Au bruit de la voiture, la porte del’auberge s’ouvrit et l’hôtelier semontra.

– Nous sommes à Lieusaint, n’est-cepas, mon brave homme ? demanda leduc.

– Oui, monsieur.

M. de Château-Mailly descendit,tandis que Venture baragouinait unfrançais très original et demandait si

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on avait une écurie et de l’avoine.

Puis le duc entra dans l’auberge ets’assit devant le feu, tandis quel’hôtelier aidait le cocher à dételer.Quand il revint, le duc lui dit :

– Il s’est passé un grave événementici, ces jours derniers.

– Il s’est commis un assassinat,monsieur.

– Sur la personne de qui ?

– On ne sait pas, vu que le cadavreest défiguré. Mais moi, j’ai toujourseu dans l’idée que c’était le courrierqui a passé par ici.

– Ah ! dit le duc, vous l’avez vu, ce

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courrier ?

– Oui, c’est d’ici qu’il est parti.

– Comment était-il ?

– Grand, bel homme, très fort.

– D’où venait-il ?

– Il a dit qu’il venait de Russie.

– C’est bien cela, murmura le duc. Etoù est le cadavre ?

– On l’a exposé… mais personnen’est encore venu le reconnaître.

– Où est-il exposé ?

– Dans un grenier à foin, sur la route,au bout du pays.

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– Pouvez-vous m’y conduire ?

– Oui, monsieur.

Et l’hôte ajouta :

– Est-ce que monsieur connaissait lecourrier ?

– C’est moi qui l’avais envoyé enRussie.

Le duc prononça ces mots avec unesorte d’accablement douloureux.

L’aubergiste prit une lanterne etl’alluma.

En ce moment, Venture, qui en avaitfini avec ses chevaux, entra dans lacuisine de l’auberge.

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– Venez avec moi, lui dit le duc.

L’aubergiste passa le premier, le ducet son cocher le suivirent.

Tous deux traversèrent Lieusaintdans toute sa longueur et arrivèrentà la porte d’une grange à fourrageisolée des habitations, et de laquelles’échappait la clarté projetée par unelanterne allumée à l’intérieur.

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Chapitre12

On avait couché lecadavre sur le dos. Lesbras, la poitrine,l’abdomen, qui s’étaienttrouvés exposés àl’action corrosive de la

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chaux, étaient fortement brûlés.Quant au visage, il étaitcomplètement méconnaissable.

Le grenier à foin, converti en morgueprovisoire, était gardé par ungendarme.

L’aubergiste, qui conduisait le duc etson cocher, se chargea d’apprendre àce fonctionnaire de l’ordre public laqualité du personnage auquel ilservait d’introducteur, et l’intérêtqu’il avait à examiner le cadavre. Lenom du duc de Château-Mailly, quiavait été le principal actionnaire deschasses de la forêt de Sénart, fittomber le chapeau du gendarme.

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Venture suivait le duc d’un airindifférent, et personne au monde nese fût douté, à voir sa physionomieplacide, qu’il attachait une véritableimportance à cette confrontation.

Le jeune duc maîtrisa sa répulsion etse pencha pour examiner, à la lueurde la lanterne que l’aubergiste tenaità la main, la jambe droite, surlaquelle se trouvaient les tatouages.Soudain il recula et laissa échapperun cri. Ainsi que l’avait affirmé lesuisse du comte Artoff, lemalheureux courrier avait bien, surla jambe droite, un dessinreprésentant un homme nu jusqu’à laceinture, chargeant un canon, et au-

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dessous un cœur percé d’une épée.Le doute n’était donc plus possible,et le cadavre n’était autre que celuidu courrier. Or, on l’avait trouvé nu,et il devenait évident que le crimeavait eu le vol pour mobile.

Les deux pièces si importantes pourle duc, puisque, dans sa pensée, ellesdevaient être la cheville ouvrière deson union avec mademoiselle deSallandrera, avaient-elles étédétruites ou simplement volées ?

Telle fut la question queM. de Château-Mailly s’adressa toutd’abord.

Mais Venture ne lui donna pas le

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temps de se lamenter et de faire lemoindre commentaire à propos desdeux lettres. Il venait de souleversans répugnance aucune le cadavre,et, s’armant de la lanterne del’aubergiste, il examinait avecattention le trou, triangulaire du ferqui avait dû donner la mort.

Après une seconde d’examen, il lâchale cadavre, qui retomba sur sacouche de paille, et se tournant versle duc, il lui dit en anglais :

– Je reconnais la blessure, et je saisavec quelle arme elle a été faite.

Ces mots firent tressaillir le duc, quiprobablement allait le questionner

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avec cette vivacité qui provient desgrandes émotions.

Le prétendu cocher anglais leprévint.

– Silence ! lui dit-il tout bas. Pas unmot devant ces gens-là.

– Cet homme est bien le courrier, ditle duc au gendarme et à l’aubergiste.Je viens de le reconnaître à cesmarques.

Et il indiquait les tatouages.

– On peut donc, ajouta-t-il, le faireensevelir dès le point du jour.

– Ah ! reprit le gendarme, ceci estl’affaire du juge de paix et du

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lieutenant. Moi, je n’y puis rien.

Le duc et Venture sortirent.

Ni l’aubergiste ni le gendarmen’avaient compris un mot desparoles échangées entre le duc deChâteau-Mailly et son cocher. Lapantomime de Venture avait mêmeéchappé à leur observation.

Hors du grenier à foin, et lorsqu’ilsse trouvèrent dans l’unique rueformée à Lieusaint par les maisonsbâties à gauche et à droite de lagrande route, Venture se rapprochaassez familièrement du duc.

L’aubergiste marchait à trois pas enavant pour éclairer la route.

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– Monsieur le duc, dit Venture,toujours en anglais, faites votredéclaration, tandis que je vais attelermes chevaux.

Le duc, un peu surpris de ce langageplus que familier, regarda soncocher.

Venture soutint le regard et ajouta :

– Monsieur le duc peut me congédier,car je ne suis que son cocher, maiss’il voulait oublier un moment monhumble profession, et me laisser monfranc-parler, peut-être ne s’enrepentirait-il pas.

– C’est bien, dit le duc, parlez.

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– Oh ! pas ici, répondit Venture.

– Pourquoi ?

– Parce que c’est trop long.

Le duc, dont la surprise allaitcroissant, regarda une seconde foisson cocher.

Ce dernier demeura impassible et secontenta de dire, toujours à voixbasse :

– J’ai reconnu l’assassin à la formede la blessure, et monsieur le ducverra si je me trompe. Mais je suppliemonsieur le duc d’attendre que noussoyons en route.

– Soit, dit le duc.

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M. de Château-Mailly rentra àl’auberge et demanda une plume etde l’encre. Puis il écrivit au juge depaix, déclarant qu’il avait reconnu lecadavre comme étant celui d’uncourrier à lui, ajoutant que l’assassinavait dû détruire ou voler unportefeuille renfermant une lettreassez volumineuse adresséed’Odessa à Paris par M. de Château-Mailly, colonel retraité et sujet russe,à M. le duc de Château-Mailly, placeBeauvau.

Le duc se mettait en outre à ladisposition de l’autorité pour de plusamples renseignements.

Pendant qu’il écrivait, le faux

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Anglais faisait atteler ses chevaux auphaéton.

Dix minutes plus tard, le duc mettaitdeux louis dans la main del’aubergiste et remontait en voiture.

A peine le duc eut-il dépassé ladernière maison de Lieusaint, queVenture, qui était assis à sa gaucheet tenait ses bras croisés en parfaitcocher qui laisse conduire sonmaître, lui dit :

– Monsieur le duc devrait me rendrele fouet et les guides.

Cette phrase fut articulée en bonfrançais au moment même où lefringant attelage entrait dans la

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forêt, et elle acheva d’étonner le duc,à qui jusque-là le cocher avait paruêtre un Anglais pur sang.

Avant que le duc pût, par un motquelconque, formuler sonétonnement, Venture ajouta :

– Ce que je vais dire à monsieur leduc est de nature à lui donner desdistractions, et comme la lune vientde nous fausser compagnie et quenous n’avons pour nous diriger quela seule lumière de nos lanternes, lesdistractions peuvent être fâcheusespar une nuit sombre, sur une routemal entretenue.

– Mais… voulut objecter le duc, au

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comble de la stupeur.

– Monsieur le duc, répliquafroidement Venture en lui prenant lesguides des mains, vos chevaux onttrop de sang pour être conduits parun cocher ému.

– Emu, moi ?

– Vous le serez tout à l’heure.

– Mais… pourquoi ?

– Tenez, reprit Venture, vous devezvoir que je parle français comme unvéritable Parisien que je suis.

A ces derniers mots le duc jeta un cri.

– Oh ! ne craignez rien, monsieur leduc, bien que nous soyons en pleine

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forêt de Sénart, laissez-moi vousaffirmer que je n’ai pas l’intention devous assassiner, encore moins cellede vous voler, et permettez-moid’établir à vos yeux, sinon monidentité, au moins pourquoi je suisentré chez vous, ce matin même, avecla qualité de cocher anglais.

La surprise du duc ne lui permit pasd’articuler un seul mot.

Venture continua :

– Tenez, monsieur le duc, bien quevous ne m’ayez absolument rien ditet que je ne sois que depuis quinzeheures à votre service, je sais lamoitié de vos affaires.

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– Vous ! put enfin crier le duc.

– Vous êtes amoureux demademoiselle Conception deSallandrera…

– Plaît-il ? fit M. de Château-Maillyavec hauteur.

Mais Venture ne se déconcerta pointet reprit fort tranquillement :

– Faites attention, monsieur le duc,que nous sommes sur une routedéserte, qu’il est trois heures dumatin et que personne ne peut vousentendre causant familièrement avecvotre cocher. Si je me permets devous parler ainsi, c’est que j’ai peut-être une connaissance exacte de

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votre situation et le moyen de voustirer d’embarras.

– Voyons ? dit le duc, fasciné malgrélui par l’accent de Venture.

Celui-ci continua :

– Supposez un moment que je ne suispas votre cocher, et causonslibrement.

– Parlez, je vous écoute.

– Vous êtes amoureux demademoiselle de Sallandrera,poursuivit Venture.

– C’est vrai.

– L’année dernière, la comtesseArtoff, une brave dame qui se

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nommait Baccarat, jadis…

Le duc tressaillit.

– Quoi ! dit-il, vous savez…

– Bah ! je sais bien autre choseencore ! La comtesse Artoff, dis-je, ademandé sa main pour vous.

– C’est encore vrai.

– Il est vrai aussi qu’on vous arefusé. Mais, depuis, la comtesseArtoff a fait la connaissance d’unmonsieur de Château-Mailly, russe,votre parent. Ce dernier lui a racontéune histoire, que je ne sais pas trèsbien, mais qui établit que vous êtesdu sang des Sallandrera.

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– Mais comment pouvez-vous savoircela ? interrogea le duc, dont lastupéfaction n’avait plus de limites.

– Par une lettre que la comtesse aadressée au duc de Sallandreralorsqu’il était en Espagne.

– Vous avez lu cette lettre ?

– Oui.

– Mais le duc ne l’a point reçue.

– C’est précisément à cause de celaque je l’ai lue.

– Mais où ? dans quelles mains ?

Venture allongea un coup de fouet aucheval de gauche, qui venait debroncher, et il répondit :

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– J’ai cette lettre dans ma poche.

– Vous ! fit le duc.

– Moi-même.

– Mais qui donc êtes-vous ?

– Un homme qui va vous sauver d’ungrand danger, c’est probable.

– Je rêve !… murmuraM. de Château-Mailly, étourdi,confondu.

Venture ajouta :

– Monsieur le duc, il y a des gens quevous ne connaissez pas qui ontintérêt à ce que vous n’épousiez pasmademoiselle de Sallandrera.

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– Cela doit être, pensa le duc, qui sesouvint des fausses lettres deConception et des demi-révélationsde Zampa touchant ce rivalimaginaire protégé par la duchesse.

– Oh ! dit Venture, ces gens-là, vousne les connaissez pas, vous nepouvez pas les connaître.

– Vous les connaissez donc, vous ?

– Peut-être.

– Et quels sont-ils ?

– Pardon, monsieur le duc, je vous ledirai plus tard. Qu’il vous suffise desavoir que ce sont eux qui ontintercepté la lettre de la comtesse

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Artoff au duc de Sallandrera et faitassassiner votre courrier, non pointpour lui voler une misérable somme,mais pour lui enlever ces deux piècesqu’il vous apportait.

– Vous savez donc qui sont cesmisérables ?

– Parbleu !

– Et vous êtes entré chez moi ?

– Pour les démasquer, monsieur leduc.

– Mais, s’écria M. de Château-Mailly,quel intérêt avez-vous donc à cela,vous ne me connaissez pas, moi !

– Pardon !

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– Vous me connaissez ?

– J’ai beaucoup connu un de vosamis, un Anglais que vous avezsouvent vu, du vivant de monsieur leduc votre oncle.

Le duc tressaillit.

– On le nommait sir Arthur Collins,ajouta tranquillement Venture.

Quelques gouttes de sueur perlèrentau front du jeune duc. Il se souvinttout à coup de madame FernandRocher et du rôle odieux que cetAnglais problématique, nommé sirArthur Collins, avait voulu lui fairejouer auprès d’elle.

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– Monsieur le duc, poursuivitVenture, vous me dispenserez, pouraujourd’hui, de plus amplesrenseignements sur ma propreindividualité. Ce n’est pasnécessaire, ce serait même nuisible àvos intérêts. Qu’il vous suffise desavoir que j’avais été chargé, par lesgens qui veulent à tout prix vousempêcher d’épouser mademoiselle deSallandrera, d’intercepter la lettre dela comtesse Artoff.

– Ah ! c’est vous…

– Moi-même.

– Et cette lettre interceptée ?

– Je l’ai ouverte.

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– Très bien.

– Une fois au courant de la situation,j’ai passé du camp ennemi dans levôtre.

– Mais… dans quel but ?

– Oh ! mon Dieu ! répondit Venture,je ne vous le cacherai pas pluslongtemps, dans le but de faire mafortune.

Un sourire dédaigneux glissa sur leslèvres du jeune duc.

Venture ne vit point ce sourire, car lanuit était trop noire, mais il ledevina.

– Mon Dieu !… dit-il, chacun a sa

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profession. Je suis, moi, dans lesaffaires ténébreuses.

– Allez, dit le duc, expliquez-vous…

– Sans moi, reprit Venture, monsieurle duc sera roulé de main de maîtresans qu’il sache jamais par qui, et iln’épousera jamais Conception.

– Et… avec vous ?

– Si monsieur le duc suit mesconseils, s’il me donne ses pleinspouvoirs, les deux pièces volées seretrouveront, et le mariage aura lieu.

– Vous me le promettez ?

– Parbleu ! je n’entreprends que lesaffaires sûres.

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– Voyons ! quelle somme vous faut-il ?

– Un instant ! dit Venture, avant deparler argent, il me faut une autrepromesse de monsieur le duc.

– Parlez…

– Je continuerai à être le cocher demonsieur le duc et âme qui vive nesaura ce qui vient de se passer entrenous ?

– Soit.

– Monsieur le duc m’en donne-t-il saparole ?

– Je vous la donne.

– Très bien. En outre, monsieur le

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duc fera ce que je lui conseillerai ?

– Oui.

– Et surtout, il ne me questionnerapas sur ma manière d’agir ?

– Non.

– Alors, dit Venture, nous pouvonsparler argent.

– Voyons ! combien voulez-vous ?

– Heu ! heu ! murmura le cocher,voici que j’ai tout à l’heurecinquante-six ans, et je n’aime pas letravail. Pour jouir d’une vieillesseoisive, j’ai toujours ambitionnévingt-cinq mille livres de rente.

– C’est-à-dire cinq cent mille francs.

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– Mon Dieu, oui ! Mais, se hâtad’ajouter Venture, si cela paraît cher,à première vue, monsieur le duc mepermettra de lui faire observer que jene lui demande rien d’avance.

– Comment l’entendez-vous ?

– Le soir de son mariage avecmademoiselle de Sallandrera,monsieur le duc me constitueravingt-cinq mille livres de rente. Pasavant.

– Soit, dit le duc, si vous meretrouvez les papiers volés.

– On les retrouvera.

– Et si vous arrivez à démasquer mes

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ennemis et à les réduire àl’impuissance.

– Oh ! pour cela, dit Venture,monsieur le duc peut s’en fier à moi.

– Que ferez-vous ?

Venture parut réfléchir un moment,puis il reprit :

– Si monsieur le duc me croit, s’ilveut que nous arrivions à bien, il melaissera faire à ma guise et nem’interrogera jamais.

– Comme vous voudrez, dit le duc ;seulement une question ?

– Parlez, monsieur le duc.

– Vous faudra-t-il bien longtemps

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pour retrouver les papiers ?

– Voilà ce que je ne puis dire àmonsieur le duc. Cela dépendra.

– Mais… encore ?

– Peut-être huit jours, peut-être plus,peut-être moins.

Et Venture garda le silence etallongea un coup de fouet à seschevaux. M. de Château-Mailly, toutrêveur, n’osa plus le questionner.

Le phaéton traversa en vingtminutes, car les chevaux allaient untrain d’enfer, la forêt de Sénart,atteignit Montgeron, descenditVilleneuve-Saint-Georges, et un

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quart d’heure après roula sur le pontde Charenton.

Le jour commençait à naître et sespremières clartés glissaient sur lesméandres infinis de la Marne.

– Tenez, dit Venture à M. de Château-Mailly, l’une des personnes quiveulent à tout prix empêcher votremariage avec mademoiselle deSallandrera a été jetée à l’eau, danscette même rivière, il y a cinq ans.Elle était cousue dans un sac.

– Et elle ne s’est point noyée ?

– Mais non. C’était un jeune homme

de vingt-quatre ans[4] ; il a eu laprésence d’esprit et l’énergie de

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fendre le sac avec son couteau, d’ensortir et d’aller, nageant entre deuxeaux, s’accrocher à une touffe desaules à cent mètres plus bas. Vousvoyez, acheva Venture, que des genscomme cela sont des adversairesassez sérieux pour qu’on réfléchissedeux fois, comme je l’ai fait, avant desonger à engager la partie avec eux.

Et, ces paroles prononcées, Ventureretomba dans son mutisme etrefouetta ses chevaux. Peu après, lephaéton arrivait à la barrière etentrait dans Paris.

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Chapitre13

Lorsque le rapideattelage entra dans la courde l’hôtel, tout dormaitencore chezM. de Château-Mailly.

Le duc ne voulut point que

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le suisse agitât la sonnette quicorrespondait à l’intérieur pourmettre ses gens sur pied. Il secontenta de demander si son valet dechambre était rentré la veille. Lesuisse lui répondit affirmativement.

Venture entortilla ses rênes aprèsson fouet, qu’il mit à l’étui ; mais,avant de sauter à terre, il se pencha àl’oreille de son maître :

– Méfiez-vous de tout le monde chezvous, lui dit-il.

– Même de mon valet de chambre ?

– Surtout de lui, sa figure ne merevient pas.

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– Bien, dit le duc, dont l’esprit futimpressionné par un rapide soupçon.

Il gagna sa chambre à coucher et yentra sur la pointe du pied, dansl’intention de se mettre au lit sanséveiller Zampa. Le duc avait besoind’être seul et de réfléchir aux demi-révélations de son prétendu cocher.Mais comme les premiers rayons dujour éclairaient déjà la chambre, sonregard fut attiré par une lettre placéeostensiblement sur la tablette develours de la cheminée et adossée àla pendule.

Le duc tressaillit en reconnaissant lelarge cachet de cire noire aux armesde Sallandrera.

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Cette lettre, Zampa l’avait rapportéesans doute en réponse du billet écrità la hâte par M. de Château-Mailly.

Le duc en brisa le cachet, toutfrémissant ; mais soudain, et tandisqu’il lisait, son regard se troubla, ilpâlit, chancela, et la lettre luiéchappa des mains.

M. le duc de Sallandrera écrivait àM. de Château-Mailly :

« Monsieur le duc,

« Un voyage imprévu nous estimposé, à ma famille et à moi, et desévénements qu’il ne m’est pas permisde mentionner nous contraignent, laduchesse et moi, en quittant Paris

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pour quelques jours, à renoncer auxprojets d’alliance ébauchés entrenous.

« Je vous serai reconnaissant de nepoint insister davantage et vous prie,monsieur le duc, de croire à messentiments distingués.

« DUC DE SALLANDRERA. »

Ce congé était net, formel,excessivement poli, et M. de Château-Mailly crut que le ciel allaits’écrouler sur sa tête. Cependant, ilne jeta pas un cri, il ne tomba point àla renverse, car une pensée d’espoirvenait de traverser son cerveau aussipromptement que le coup de foudre

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qui venait de le frapper… Cet espoir,c’était Venture.

Les hommes qui redoutent le plus lessituations extrêmes sont,évidemment, ceux qui, le momentterrible arrivé, se redressent avec leplus d’énergie. Le duc qui, uneseconde auparavant, avait faillitomber à la renverse, reconquitpresque instantanément son calme etsa présence d’esprit. Il ramassa lalettre et l’enveloppe, les mit dans sapoche, ressortit de sa chambre sur lapointe du pied, car Zampa couchaitdans un cabinet voisin, et gagna unescalier de service qui descendait auxécuries.

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Maître Venture avait repris sonaccent anglais et gourmandaitd’importance un palefreniermaladroit qui bouchonnait assezgauchement les deux chevaux quivenaient d’être dételés et placés dansleurs stalles.

Le duc s’approcha.

Comme il était fort pâle, en dépit desa démarche assurée, Venture devinasur-le-champ que son maître venaitd’apprendre une mauvaise nouvelle.

Le duc lui fit un signe, et Venturecomprenant ce signe s’éloigna de lastalle des chevaux et monta le pavéde l’écurie, après avoir dit toutefois

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au palefrenier :

– Maître Jean, vous ne savez pasvotre métier et vous me pansez deschevaux de race comme des rosses defiacre. Vous pouvez chercher uneplace : je vous renvoie. Vous serezremplacé demain.

– Comme vous voudrez, l’Anglais !répondit insolemment le palefrenier.

Il n’avait point aperçu le duc.

Celui-ci entra dans la stalle d’unepetite jument de selle qu’ilaffectionnait. Venture l’y suivit.Alors le duc tira la lettre de sa pocheet la lui tendit. Venture la prit sansmot dire, la lut, puis il examina

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attentivement le cachet etl’enveloppe.

Le duc haussait la tête par-dessus lepanneau de la stalle mobile sur lacorde, pour voir si le palefrenier neprenait pas garde à eux.

Mais le palefrenier continuait à laverles jambes de ses chevaux, lesentortillait dans leurs flanelles etjurait comme un païen.

– Monsieur le duc, dit tout basVenture, ceci est un congé en bonnesformes, mais ne vous lamentez point,et ne vous tenez pas pour battu. Onen rappellera, comme disent lescondamnés.

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– Mais, murmura M. Château-Mailly,c’est inouï… Et qu’a-t-on pu dire auduc, que lui a-t-on persuadé ?

– Ils ont fait leur métier, commenous ferons le nôtre.

Venture parlait avec une assurancequi remit quelque espoir au cœur dujeune duc.

Le faux cocher examinait toujoursavec une scrupuleuse attention lecachet de l’enveloppe.

– Monsieur le duc, dit-il enfin, quivous a apporté cette lettre ?

– Ce doit être mon valet de chambre.

– Zampa ?

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– Oui. Il a dû la rapporter hier soiraprès notre départ.

– Eh bien ! dit froidement Venture, sicela est ainsi, votre valet de chambrevous trahit.

– Lui !… Zampa ?

– Mais oui, dit Venture.

– Comment ! à quoi pouvez-vous lesavoir ?

– Tenez, répliqua le cocher, examinezbien le cachet.

– Eh bien ! fit le duc.

– Ne trouvez-vous pas l’empreinte unpeu effacée ?

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– En effet…

– Voici d’où cela vient ; cetteempreinte, telle que vous la voyez là,n’a point été obtenue avec le cachetdu duc.

– Avec quoi donc ?

– Avec un moule en cire molle, prissur la première empreinte. La lettre aété décachetée et recachetée. Oh !c’est fait habilement, ajouta Venture,et il faut être du métier pour s’enapercevoir.

– Ainsi cet homme me trompe ?

– Ce n’est point douteux, monsieur leduc.

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– Mais… pour qui ? au profit de qui ?

– Hé ! mon Dieu, le sais-je ?… Trèsprobablement au profit de cesennemis mystérieux qui interceptentles lettres de la comtesse Artoff,volent celles que vous apportent lescourriers, car…

Ici Venture s’arrêta comme s’il eûtété frappé d’une inspirationsoudaine.

Le duc le regarda et n’osa troubler saméditation.

– Car, reprit le faux cocher, il estprobable que vos ennemis n’auraientpas su que la comtesse écrivait auduc, non plus que vous attendiez un

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courrier d’Odessa… si quelqu’un devotre entourage, qui pénètre chezvous à toute heure, ne les en eûtavertis.

– C’est juste, dit le duc.

Et tout à coup il se souvint dumanuscrit brûlé dans le coffret, troisjours auparavant, quand il couraitchez le duc, et il ne douta plus queZampa n’eût mis à dessein le feudans le fumoir.

– Je vais chasser ce misérable ! dit-ilavec un mouvement de fureurconcentrée.

– Gardez-vous-en bien ! fit Venture.

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– Pourquoi ?

– Mais parce que cet homme peutvous être utile.

– Un traître !…

Le faux cocher se prit à sourire.

– Monsieur le duc, dit-il, a toute lanaïveté d’un honnête homme ; si,comme moi, il avait vécu dans lemonde des coquins, il saurait le partiqu’on peut tirer d’un ennemi cachéqui se croit à l’abri.

– Faites ce que vous voudrez,murmura M. de Château-Mailly.

– Pardon, dit Venture tout bas, c’estmonsieur le duc qui va faire ce que je

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lui dirai.

– Soit. Parlez…

– Monsieur le duc va remonter danssa chambre et se mettre au lit.

– Bien, après ?

– Quand son valet entrera chez lui,monsieur le duc donnera toutes lesmarques d’un désespoir violent.

– Ensuite ?

– Ensuite rien. Je me charge deZampa.

– Et je n’écrirai pas àM. de Sallandrera ?

– Non.

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– Mais il part…

– Eh bien, il partira.

– Je commence à ne pluscomprendre.

– C’est inutile, dit Venture avecl’impertinence d’un homme devenunécessaire. J’ai mon idée, etd’ailleurs monsieur le duc sait bienque j’ai quelque intérêt à ce qu’ilépouse mademoiselle de Sallandrera.

– C’est juste, dit le duc, quicommençait à avoir une foi aveugleen cet auxiliaire qui s’était manifestéà lui d’une manière si inattendue.

Et il quitta Venture, résolu à suivre

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ses conseils. Quelques minutes aprèsqu’il eut quitté l’écurie, Zampa yentra. Venture venait d’en sortirégalement pour aller tranquillementse coucher.

Zampa ne trouva auprès des chevauxque le palefrenier ; il s’en approchaavec une sorte de mystère et clignade l’œil en le regardant.

– Eh bien ? lui dit-il.

– Eh bien ! répondit le palefrenier.J’ai mon compte.

– Le cocher t’a congédié ?

– Net, monsieur Zampa.

– Très bien. Je parlerai pour toi à

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M. le duc et tu rentreras dans huitjours. Voilà tes dix louis.

Et Zampa mit en effet dix pièces devingt francs dans la main dupalefrenier. Celui-ci empochal’argent, tortilla ensuite son fouetdans sa main gauche et finit parregarder Zampa.

– Ah çà ! lui dit-il, pourquoi diablem’avez-vous promis dix louis si jeme faisais congédier par le nouveaucocher ?

– Mais, dit Zampa, c’est que je veuxdonner ta place à un de mes parentsque je protège.

– Ah !…

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– Voilà la raison, l’ami.

– Mais si votre cousin prend maplace, vous ne me la rendrez pas danshuit jours ?

– Pardon.

– Et comment cela ?

– Dans huit jours, de palefrenier monparent sera passé cocher, et j’auraifait congédier l’Anglais.

Le palefrenier salua Zampa commeun profond politique, et se contentade cette explication.

Zampa murmura à part lui :

– Le nouveau palefrenier entrerademain. Cet Anglais est un niais, il

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fera ce que je voudrai.

A peu près à l’heure où M. le duc deChâteau-Mailly, de retour deLieusaint, décachetait cette terriblelettre de congé que Zampa avaitrapportée la veille à onze heures dusoir de l’hôtel de Sallandrera, le fauxmarquis de Chamery se trouvait chezsir Williams.

L’aveugle était encore au lit, maiséveillé, adossé à une pile de coussinset son ardoise sur ses genoux.

Rocambole était assis auprès de lui,les jambes croisées, un puros auxlèvres, dans l’attitude nonchalanted’un homme à qui la fortune a donné

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un rendez-vous sérieux et quil’attend avec la conviction qu’elle vavenir. Le disciple racontait à sonmaître sa dernière entrevue avecConception, entrevue qui avait suivide deux heures cette scène assezdramatique qui s’était déroulée entrel’Espagnole et le jeune duc, enprésence de M. de Sallandrera, cachédans le cabinet de toilette.

– Ainsi, écrivit l’aveugle sur sonardoise, le duc est complètementcoulé ?

– Complètement, témoin cette lettreque M. de Sallandrera lui a écritehier soir.

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– Et Conception est persuadée que sonpère la conduira en Franche-Comté ?

– Dame ! le duc vient d’écrire àFabien, mon très honoré et niaisbeau-frère, le mot que voici :

« Mon cher vicomte,

« Dans notre entrevue d’hier, jen’osais vous préciser au juste,prévoyant, hélas ! de graves soucisde famille, l’époque où je pourraisvous accompagner en Franche-Comtépour y visiter votre maison du Haut-Pas dont le prix, fort raisonnable, dureste, et la situation pittoresque meséduisent ; mais un dénouementaussi imprévu que douloureux pour

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moi à ces soucis auxquels je faisaisallusion me rend ma liberté. Je suisdonc à vos ordres, et si la comtessed’Asmolles était du voyage, mafemme et ma fille en seraient ravies.

« Bien et toujours à vous,

« DUC DE SALLANDRERA. »

– Eh bien ! dit Rocambole, que t’ensemble ?

Sir Williams écrivit :

– As-tu vu Fabien ?

– Je le quitte.

– Que t’a-t-il dit ?

– Il est prêt à partir demain, ainsi

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que Blanche. Ils sont trop dans mesintérêts pour qu’il en soit autrement.

– Fabien a-t-il écrit au duc ?

– Oui.

– Verras-tu Conception ?

– Ce soir.

Sir Williams demeura pensif unmoment et Rocambole respecta sarêverie.

L’aveugle reprit :

– Nous n’avons toujours pas denouvelles de Venture ?

– Aucune, et cela m’inquiète…

– Moi aussi, écrivit l’aveugle.

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Et, après une seconde pause et unenouvelle rêverie, il écrivit :

– Le drôle nous a trahis une fois déjà,il pourrait bien nous trahir encore.

– J’en ai peur…

– Heureusement, il lui sera difficiled’avoir la clef de l’énigme, Baccaratest partie.

– C’est vrai.

– Cependant, et à tout hasard, il fauten finir avec le duc.

Rocambole tressaillit.

– Ah ! parbleu ! dit-il, je présume quetu vas me dire, mon oncle, quel estton plan en ne voulant pas que

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j’accompagne tout d’abord Fabien etle duc de Sallandrera, et que j’entre,dès demain, en qualité de palefrenier,chez M. de Château-Mailly.

– Non, fit l’aveugle d’un signe detête.

– Pourquoi ?

– Parce que tu es toujours pour moiun jeune étourdi, et qu’il ne faut teconfier un plan qu’à l’heure même del’exécution.

– Merci de la confiance !

Et Rocambole se dressa et regardasir Williams, qui continuait àgriffonner sur son ardoise et traçait

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cette phrase :

– Pour aujourd’hui, tu peux te reposersur tes lauriers, et vivre en parfaitgentilhomme, qui n’a d’autre soucique celui de dépenser convenablementses revenus. Descends chez ta sœur, etdemande-lui à déjeuner.

– Bon ; après ?

– Après, va te promener.

– Et puis ?

– Tu iras faire un mistigri à toncercle.

– Mon oncle, dit Rocambole, je croisque tu te moques de moi.

– Oui, fit la tête railleuse de sir

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Williams en s’inclinant de haut enbas.

Cependant il ajouta avec son crayon :

– Après ton dîner, et avant d’allerfaire tes adieux à Conception, tumonteras ici et je t’expliqueraipourquoi le duc de Château-Mailly abesoin d’un palefrenier. Bonsoir !

– Bonsoir, mon oncle.

Rocambole se leva, serra la main deson hideux mentor et descendit chezla vicomtesse d’Asmolles.

C’était l’heure du déjeuner.

– Mon cher ami, lui dit Fabien en semettant à table, pourrait-on te faire

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une simple question ?

– Sans doute.

– Tu as tenu à ce que je vendisse leHaut-Pas à M. de Sallandrera ?

– Certainement.

– Tu tiens également à ce que nouspartions dès demain pour en faire leshonneurs au duc ?

– Comme tu le dis.

– Tu y tiens surtout parce quemademoiselle Conception sera duvoyage ?

– Naturellement.

– Alors, pourquoi ne veux-tu pas en

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être, toi ?

– C’est une erreur.

– Comment ! tu pars avec nous ?

– Pas le moins du monde ; je vousrejoindrai.

– C’est singulier.

– Mais non. Pendant les quatre oucinq jours que je serai séparé devous, vous aurez le temps de parlerde moi.

La vicomtesse se mit à sourire ; elleétait femme, elle avait compris.

– Mon frère, dit-elle, est undiplomate, il nous nomme sesambassadeurs.

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Rocambole suivit à la lettre leprogramme de sir Williams.

Il monta à cheval une heure, fit unepartie à son club, dîna en famille etassista à la clôture des caisses devoyage de sa sœur ; puis il montachez l’aveugle.

– Eh bien ! mon oncle, dit-il, vas-tume dire pourquoi je dois entrercomme palefrenier chezM. de Château-Mailly ?

Sir Williams écrivit sur son ardoise :

– Sais-tu ce que c’est que le charbon ?

– Le charbon ? fit Rocambole, maisc’est une maladie mortelle chez les

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races bovine et chevaline.

– Et chez les hommes, ajouta sirWilliams, dont les traits hideuxs’illuminèrent d’un cruel sourire.

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Chapitre14

Ce soir-là, vers onzeheures environ, unchiffonnier, la hotte audos et sa lanterne à lamain, parcouraitlentement le boulevard

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des Invalides, et s’adressait lemonologue suivant :

– On ne se figure pas, dans le monde,comme il est utile pour des gensdistingués comme moi d’allersouvent au spectacle. Le théâtre estplein d’enseignements. Si je n’avaispas vu autrefois M. FrédérickLemaître dans son rôle duChiffonnier, bien certainement jen’aurais pas aussi bien composé monpetit costume de circonstance. Jesuis l’artiste en guenilles le plusaccompli en ce moment.

Et le chiffonnier jeta un coup d’œiladmirateur sur l’ensemble dehaillons qui le couvrait.

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Puis il continua :

– Evidemment, quand un voleur veutêtre en sûreté, il n’a qu’à se cacherdans un corps de garde ou dans lamaison du commissaire de police. Onira le chercher partout, excepté là.Or, mon ami Rocambole avaitrencontré la veuve Fipart sous lesapparences d’une commerçante enchiffons, je puis me risquer sous cetravestissement sans le moindredanger.

A ce monologue, on a reconnuVenture.

Le drôle avait eu raison, en rappelantle célèbre mélodrame du Chiffonnier

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et le costume étourdissant de

Frédérick dans cette pièce[5] . Il avaitcopié si merveilleusement le célèbrecomédien, qu’on eût juré voir en luiun chiffonnier modèle, et, biencertainement, sous cette défroque, ilne ressemblait pas plus au nouveaucocher de M. le duc de Château-Mailly que le cocher ne ressemblait àM. Jonathas, l’hôte du garni de laplace Belhomme, à Montmartre.

Le chiffonnier remonta le boulevardjusqu’à l’angle de la rue de Babylone,s’assit sur un banc, tira de sa pocheune pipe, la bourra, et, après l’avoirallumée, poursuivit son monologue.

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– Voyons, se dit-il, je crois qu’il estbon d’analyser les faits etd’envisager froidement les choses.Commençons. Il y a une assez joliepartie de cartes engagée, dont l’enjeuest mademoiselle Conception deSallandrera, l’héritière d’unegrandesse espagnole et de quelquesmillions. Quels sont les joueurs ?M. de Château-Mailly et Rocambole.Mais, continua Venture, qui étaitserré en logique, Rocambole joue-t-ilpour son compte ou pour celuid’autrui ? Telle est la question. Dansle premier cas, comment se nomme-t-il, dans quelle peau est-il entré ?Voilà ce que je ne sais pas et ce qu’il

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faut absolument que je sache. Dansle second, à quel adversaire sérieuxavons-nous affaire ? Depuis vingt-quatre heures je prends mesrenseignements et ne devineabsolument rien. On ne connaîtaucun prétendant à la main demademoiselle Conception, aucunprétendant sérieux, bien entendu…Cependant la maman Fipart a vuRocambole sur ce boulevard, àminuit. D’où sortait-il ? Foi deVenture, dussé-je passer huit nuitsconsécutives ici, je verrai bien si onentre ou si on sort de l’hôtelSallandrera par la petite porte.

Et Venture se prit à arpenter le

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boulevard, tantôt en remontant ets’éloignant du quai, tantôtdescendant vers la rivière, mais neperdant pas de vue les jardins del’hôtel Sallandrera.

Vers minuit, il entendit un pas rapidequi venait du quai.

En même temps, il vit un domestiqueen livrée noisette, qui remontait leboulevard en sifflant un refrainpopulaire aux barrières. Le laquaispassa près de lui, sifflant toujours,doubla le pas et entra dans la rue deBabylone ; mais presque aussitôt ilen ressortit, rasa le mur du jardin, etdisparut comme une apparitionfantastique.

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La petite porte s’était ouverte etrefermée sur lui.

– Oh ! oh ! dit Venture, serait-cedonc Rocambole lui-même ? Danstous les cas, mademoiselleConception me paraît légère derecevoir son amant à pareille heure,et dans un semblable costume. (Et ilcontinua sa promenade, ajoutant :)Or, si ce n’est point Rocambole lui-même, peut-être est-ce un de sesgens, à moins toutefois que ce ne soitsimplement un domestique de l’hôtel.

Ces trois hypothèses étaientégalement admissibles.

Une heure s’écoula, personne ne

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ressortit.

Venture commençait à perdrepatience.

– Ah ! ma foi ! se dit-il, j’y passeraila nuit s’il le faut.

Et il éteignit sa lanterne et se couchaau bord du ruisseau, en travers de lapetite porte, comme un homme ivre,mais l’oreille collée contre terre, defaçon à percevoir distinctement lesmoindres bruits. Quelques secondesaprès, il crut entendre des pas quirésonnaient sur le sol du jardin.

Il ferma les yeux et laissa échapperun ronflement sonore de sa poitrine.La porte s’ouvrit presque aussitôt.

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Venture ouvrit un œil, et comme lanuit n’était pas très noire, il put voirdeux silhouettes s’encadrer dans laporte. L’une était celle dudomestique, l’autre celle du négrillonde Conception.

Le domestique allongea sa main verscelle du nègre et dit :

– Voilà pour vous.

Venture entendit en même temps queces paroles un bruit métallique, celuide l’or qui se heurte.

Le négrillon répondit en saluant avecrespect :

– Merci, monsieur le marquis.

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La porte se referma et le domestique,en mettant le pied sur le boulevard,heurta Venture et fit un faux pas.

– Ivrogne ! dit-il en continuant sonchemin.

– Corbleu ! murmura le fauxchiffonnier en se redressant à demi,comme un homme brutalementarraché à son sommeil, tu n’as paspris cette fois, mon bonhomme, lapeine de me dissimuler ta voix, etc’est bien la même qui m’a donnémes instructions la nuit où je suisparti pour l’Espagne. Ah ! tu esdomestique et tu entres à minuitpassé par les petites portes, et ont’appelle monsieur le marquis.

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Peste !

Venture se releva, remit sa hotte surson dos, reprit sa lanterne et laralluma.

Rocambole, car c’était lui, continuason chemin vers le quai. MaisVenture avait de bonnes jambes et ille suivit à cinquante pas de distance.Le faux domestique gagna le quai,arriva au pont de la Concorde, letraversa ainsi que la place de ce nom,et se dirigea vers la rue Royale. AlorsVenture marcha un peu plus vite depeur de le perdre de vue.

Arrivé au faubourg Saint-Honoré, ledomestique alla prendre la rue de la

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Madeleine et ensuite la rue deSurène. Le chiffonnier s’étaitinsensiblement rapproché de lui, et iln’en était plus qu’à une trentaine depas lorsqu’une porte s’ouvrit devantle domestique et se referma sur lui.

– Bon ! dit Venture, je sais où tudemeures, à moins toutefois que tun’ailles là que pour y changer decostume, monsieur le marquis, etceci, je vais bien le savoir.

De nouveau Venture éteignit salanterne et alla s’installer dans unesorte de renfoncement formé entredeux maisons. Il s’assit sur uneborne et attendit. Il était alors prèsde deux heures du matin.

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Le faux chiffonnier avait attaché sonregard sur la façade de la maison.

– Si tu demeures sur le devant,s’était-il dit, je verrai bien talumière.

Et, en effet, environ trois minutesaprès que la porte se fut fermée surRocambole, les croisées de l’entresols’éclairèrent discrètement ; puis ilsembla à Venture qu’une lumièreallait et venait derrière les doublesrideaux de lampas.

Les croisées demeurèrent éclairéesenviron une heure, puis la lumières’éteignit. Venture attendaittoujours, à son poste d’observation.

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– Ou tu demeures là, pensait lebandit, ou tu n’y viens que pourchanger de costume. Dans le premiercas, tu vas te mettre au lit ; dans lesecond, tu ne tarderas pas à sortir.Attendons encore…

Mais Venture attendit vainement, caril ne savait pas que la maison avaitdeux portes et que c’était à laseconde, celle par laquelleRocambole n’entrait jamais et sortaittoujours, que le coupé du marquisattendait. Aussi, les yeux fixés sur lapremière, il ne fit nulle attention à laseconde, qui s’ouvrit et donnapassage à un homme enveloppé d’unmanteau.

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Cet homme monta dans le coupé, fitun signe au cocher, et la voitures’éloigna.

Venture attendait toujours et uneheure encore s’écoula.

– Allons ! se dit-il, je sais maintenantà quoi m’en tenir. C’est bien ici queM. le marquis a son domicile légal etpolitique. Nous verrons, demain soir,à mettre la main sur ces fameuxpapiers que, bien certainement, il n’apu brûler. Rocambole n’est pashomme à anéantir des chiffons quivalent mieux que de l’or en barre.

Et le faux chiffonnier s’éloigna forttranquillement.

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Le lendemain, sur les huit heures dumatin, un commissionnaire seprésenta rue de Surène. Cecommissionnaire, c’était toujoursVenture. Venture, affublé d’une vestebleue, d’une casquette qui luicouvrait le front et de laquelles’échappaient des cheveux roux quel’homme à la polonaise eût enviés.

Il avait une lettre à la main, et ilentra dans la loge du concierge d’unair lourd et niais particulier auxAuvergnats ou aux Savoyardsfraîchement débarqués sur le bitumeparisien.

– Monsieur le marquis ? demanda-t-il.

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Le concierge, qui lisait gravementson journal, afin de se tenir aucourant de la politique, releva la tête,toisa le commissionnaire et lui dit :

– Monsieur le marquis ! quelmarquis ?

– Ah ! dit naïvement le valet public,je ne sais pas son nom. C’est unepetite dame qui vient de me remettrecette lettre au coin de la rue de laMadeleine en me disant que voussaviez bien.

– Il n’y a pas de marquis dans lamaison.

Cette réponse fit reculer Ventured’un pas.

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– Mais c’est un jeune homme, ungrand mince, blond, qui demeure àl’entresol !

– Sur la rue ou sur la cour ?

– Sur la rue.

– C’est M. Frédéric, je ne lui connaispas d’autre nom ; il n’est pasmarquis, répliqua le concierge, quisans doute avait une consignerigoureuse.

Venture ouvrit une grande bouche,laissa voir un sourire bête et dit :

– Oh ! c’est pour sûr histoired’enjôler la petite dame qu’il se serafait marquis.

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– C’est possible, dit le concierge.

– Eh bien ! il y est, ce monsieur ?…

– Non.

– Comment ! il est sorti ?

– Parti en voyage pour huit jours.

– Depuis quand ?

– Depuis une heure.

Venture salua et se retira, mais nonsans avoir toisé le portier pouressayer de deviner s’il était sincèredans sa réponse.

En même temps, il jeta un regardrapide dans la cour et tressaillit. Lacour lui parut plus large et plus

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profonde que la maison. Il sortit, etaperçut la seconde porte ouverte.C’en fut assez pour lui, il devinatout.

– Je suis un niais et un maladroit, sedit-il, et j’ai été refait cette nuit. Monmarquis est entré par une porte etsorti par l’autre. C’est lui que j’ai vumonter dans le coupé… Oh ! oh !acheva Venture, maître Rocamboleme paraît à son affaire, il va la nuit àl’hôtel Sallandrera, et il a un coupé àdeux chevaux…

Le prétendu commissionnaire s’enalla comme il était venu, négligeantde laisser la lettre, si toutefois onpeut donner ce nom à une enveloppe

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sans adresse renfermant une feuillede papier blanc. Puis il gagna laMadeleine, tourna dans la rueTronchet, et se dirigea vers la rue dela Pépinière, passage du Soleil. Lepassage du Soleil renferme trois ouquatre hôtels garnis de bas étage oùlogent des ouvriers, descommissionnaires et même quelquesemployés des magasins denouveautés des environs.

Venture entra dans l’un de cesétablissements, prit une clefaccrochée à un clou dans la loge d’unportier raccommodeur d’habits, etgrimpa à un sixième étage, où ilpénétra dans un petit cabinet garni

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d’une table, de deux chaises et d’unemalle assez volumineuse.

– On ne croirait jamais, se dit-il, enjetant un regard dédaigneux à cetriste ameublement, que c’est ici lelogis d’un homme qui a vingt etquelques mille francs d’économies etqui est menacé d’un prochainhéritage de vingt-cinq mille livres derente.

Ce disant, Venture se déshabilla despieds à la tête, ouvrit sa malle et enretira une redingote bleue, unpantalon noir et un gilet decachemire rouge. Le tout était un peufané, mais lorsque Venture l’eutrevêtu, il eut tout de suite

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l’apparence et la tournure d’un bravecommerçant assez bien dans sesaffaires et qui court la place de Parispour acheter des marchandises.

La maison du passage du Soleil étaitconstruite comme plusieurs vieillesmaisons de Paris, c’est-à-dire qu’elleavait deux escaliers qui serejoignaient aux étages supérieurs etn’en formaient plus qu’un seul. L’unde ces escaliers, celui par lequelVenture était monté, prenaitnaissance dans le passage ; l’autre,qui commençait au cinquième étage,descendait rue de la Pépinière.

Ce fut dans ce dernier que lecommissionnaire, transformé en

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épicier, s’engagea. Il traversa la ruede la Pépinière, prit celle d’Anjou-Saint-Honoré, et arrêta d’un gesteune de ces voitures de remise dont lecocher a reçu le sobriquet demaraudeur.

– Voilà, bourgeois, dit l’automédonlibre, en ouvrant la portière avecempressement. Où faut-il vousconduire ?

– Au Gros-Caillou.

– Quelle rue ?

– Rue de l’Eglise, 5, à côté de l’Ecolemilitaire ; il y a un pourboire…

– Connu ! dit le cocher qui monta sur

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son siège et fouetta sa rosse.

Une grande demi-heure après,Venture atteignit la rue de l’Eglise etdescendit de voiture devant lamaison qui portait le numéro 5.Cette maison, élevée de deux étages,avait un aspect très honnête, et unconcierge bottier en vieux montra,par son carreau entrouvert, une facerougeaude et un large nez surmontéde besicles d’argent.

– Eh bien ! l’ami, dit Venture,comment vous entendez-vous avecmaman ?

– Une bien digne femme, môssieu,répondit le portier en saluant jusqu’à

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terre. Mon épouse, qui lui fait sonménage et ses petites provisions, ditque c’est un agneau pour la douceur.

Venture regarda le portier ensouriant et cligna légèrement del’œil.

– Pauvre chère femme ! murmura-t-il, elle a assez travaillé comme çapour avoir le droit de se reposer.Nous étions huit enfants, moi quivous parle ; elle nous a tous élevés.

– Ca se peut bien, dit le portier.

– Cependant, continua Venture, j’aipeur que de ne plus rien faire finissepar l’ennuyer…

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– Ca se peut bien encore, môssieu.

– Les gens qui ont toujours bûché,voyez-vous, ça aime le travail commed’autres aiment le plaisir.

– Ah ! dame !…

– Et si je pouvais lui trouver unepetite besogne bien douce, quelquechose comme un fonds d’hôtel garni,par exemple !

– Tiens !… dit le portier, justementcelui-ci est à vendre…

– Bah ! fit Venture, qui avait déjàlorgné une affiche placée à la porte.

– La propriétaire, continua leportier, veut se retirer, et elle cherche

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à se débarrasser de son fonds…

– Est-ce cher ?

– C’est pour rien ; huit mille francs.

– Combien de numéros ?

– Seize.

– Et le bail ?

– Encore six ans. Quinze cents francsde loyer. Bonne clientèle ; rien quedes femmes de sous-officiers. Jamaisune chambre libre.

– Eh bien ! dit Venture, je vais voirmaman ; en descendant, nouspourrions bien causer de ça.

Et Venture monta au premier étage

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de l’hôtel et frappa à une porte situéeà droite du palier.

– Entrez !… la clef est sur la porte,cria de l’intérieur une voix cassée.

Venture tourna la clef et se trouvasur le seuil d’une jolie chambremeublée, accompagnée d’une petitecuisine. Les meubles étaient ennoyer, les rideaux en damas bleu. Uncanapé et quatre fauteuilsgarnissaient les murs.

Assise sur le canapé, il y avait unevieille femme vêtue de noir des piedsà la tête comme une artisane deprovince qui est à son aise. Elle avaitune tabatière en argent, des lunettes

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sur le nez et elle lisait un journal. Oneût dit la plus honnête vieille femmedu monde.

– Tonnerre ! maman, s’écria Ventureravi, tu ressembles à une damepatronnesse. Tu as un airvéritablement distingué. Et quand onsonge que je t’ai donnée ici pourmadame veuve Brisedoux, native deBayeux en Normandie, anciennemarchande de légumes et mère demôssieu Honoré Brisedoux,négociant épicier de la place deParis…

Et après cette tirade pompeuse,maître Venture ferma la porte ets’assit auprès de la veuve Fipart, qui,

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on le voit, avait subi une notablemétamorphose.

q

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Chapitre15

Comment la veuveFipart, que nous avonslaissée à Clignancourt,dans un taudis, couvertede haillons et sans autresmoyens d’existence que

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sa hotte et son crochet, se trouvait-elle rue de l’Eglise, et dans lecostume où nous la voyons ? C’est ceque nous allons expliquer en peu demots.

Du moment où il eut décacheté lalettre de la comtesse Artoff au duc deSallandrera, et se trouva, grâce auxquelques renseignements que laveuve Fipart lui donna, sur la pistede la vaste intrigue ourdie parRocambole, Venture comprit lanécessité absolue où il étaitd’éloigner de Clignancourt, et, pourainsi dire, de confisquer l’horriblevieille à son profit. En effet, ilpouvait se faire que Rocambole la

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retrouvât, qu’il la forçât à lui avoueroù il était, lui, Venture.

D’un autre côté, la haine que celle-cimanifestait pour son fils d’adoptionétait chose précieuse dans lescirconstances présentes, et Ventureavait compris tout de suite que s’ilétait obligé d’établir, à un momentdonné, l’identité de son adversaire,ne fût-ce qu’aux yeux deM. de Château-Mailly, la veuve Fipartlui serait d’un secours puissant,sinon indispensable. Aussi, dès laveille, jour de son installation enqualité de cocher chezM. de Château-Mailly, Venture avait-il songé au Gros-Caillou comme

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étant peut-être le seul quartier deParis où Rocambole ne songeraitpoint à venir chercher maman Fipart,si, toutefois, il ne demeurait pointpersuadé de sa mort. Aussitôt, ils’était mis en mesure d’y trouver unlogement convenable pour lachiffonnière et, au bout d’une heurede recherches, il avait jeté sondévolu sur une chambre meublée dela rue de l’Eglise, laissée vacante lematin même par un maître tailleur derégiment qui était parti avec sonbataillon. Venture s’était donné pourun brave épicier, vieux garçon quiattendait sa mère, laquelle devaitarriver de province.

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– Elle restera avec moi, avait-il dit, etje lui rendrai la vie douce pour sesvieux jours, mais comme le logementque je lui fais préparer au-dessus dema boutique n’est pas encorearrangé, je vais la loger en garni pourquelques jours.

Il avait terminé en payant unequinzaine d’avance ; puis il avaitdonné dix francs de denier à Dieu auportier, promis quinze francs à safemme pour faire le ménage ; ensuite,il était bravement allé à Clignancourtemportant sous son bras unedéfroque achetée chez la premièremarchande à la toilette qu’il avaittrouvée sur son chemin. Deux jours

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après, précédée d’une grosse malle,la veuve Fipart émerveillée avait prispossession de cette chambre meubléequi pour elle était un véritablepalais.

– Eh bien ! maman, lui dit Venture ens’asseyant auprès d’elle, commentsupportez-vous l’existenceaujourd’hui ?

– Je crois que j’ai bu un coup detrop, répondit la vieille.

– Hein ? répondit Venture, est-ce quetu vas continuer à te livrer à laboisson, la fée aux guenilles ?

– Plus souvent, j’ai seulement pas buun simple poisson d’eau-de-vie, vu

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que tu m’avais recommandé de merespecter, j’ai pris mon café commeune marquise, voilà tout.

– Alors, quéque tu veux dire par toncoup de trop ?

– Je veux dire que tout ce quim’arrive ressemble à ce que je rêvequand je suis en gaieté.

– Ah ! bon, je comprends… Tu croisrêver…

– Là ! vous y êtes…

– Eh bien ! dit Venture, ce sera bienautre chose encore tout à l’heure.

– Est-ce que vous allez me faire desrentes ?

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– C’est bien possible.

La veuve Fipart écarquilla ses petitsyeux rouges.

– Ah ! maman, reprit Venture avecbonhomie, tu ne sais pas ce qui tepend au bout du nez.

– C’est-y un héritage ?

– A peu près.

Et comme la veuve Fipart ne trouvaitni un mot ni un geste pour peindre sastupéfaction, Venture ajouta : –Comment trouves-tu le quartier ?

– Charmant. Il est plein demilitaires… J’aime les militaires,moi.

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– Et cette maison, la veux-tu ?

– Ah ! s’écria la vieille d’une voixtremblante d’émotion, est-ce quevous voulez que je me périsse dejoie ?

– Ecoute donc, poursuivit Venture, lefonds de l’hôtel est à vendre, je vaisl’acheter, tu le géreras.

– Jour de Dieu ! je deviens folle…

– Et si dans quelque temps je suiscontent de toi, je te passe tout en tonnom.

Ces derniers mots, au lieu de mettrele comble au bonheur de la veuveFipart, produisirent sur elle un effet

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tout opposé. La veuve de l’infortunéNicolo était une femme de tête et ellecomprit sur-le-champ que si Ventureétait homme à donner beaucoup,c’est qu’il avait plus encore àdemander. Elle releva ses besicles surson front, posa son journal, ouvrit saboîte d’argent, y prit une pincée detabac qu’elle aspira lentement et ditavec calme :

– Voyons, il paraît que nous avonsbesoin de maman Fipart.

– Parbleu.

– Eh bien ! causons un peu.

– Soit, causons.

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– Tu me donnes le fonds de l’hôtel, turenouvelles le bail pour quinze ans…

– Diable ! fit Venture, comme nous yallons, la petite mère.

– Attends donc… Et tu mets tout enmon nom, n’est-ce pas ?

– C’est dit.

– Bon. Maintenant, voyons ce que jedois faire pour gagner tout cela. Si tues ladre, on réfléchira.

– Je vas t’expliquer la chose.

– J’écoute.

– Tu te souviens de feu Nicolo ?

– Hélas ! murmura la vieille, qui mit

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sur ses yeux son mouchoir àcarreaux saupoudré de tabac.

– J’ai ouï dire, continua Venture, quele pauvre diable s’est réfugié àl’abbaye de Monte-à-Regret (estmonté sur l’échafaud).

– Hélas ! on l’a fauché (guillotiné). Etpourtant, soupira la veuve Fipart, ilétait innocent.

– Je le sais.

– Mais c’est la faute de cette petitecanaille de Rocambole, qui m’aentortillée, en me prouvant quemossieu Nicolo avait eu des torts…Une femme jalouse, voyez-vous, c’estcapable de tout.

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– Et puis, observa Venture, on tedonne dix mille francs.

– Tiens ! je n’y pensais plus…

– Oh ! c’est un détail, après tout.

– Bon ! fit la veuve Fipart, maispourquoi me parles-tu de Nicolo ?Est-ce qu’il faudrait à présentinnocenter sa mémoire ?

– C’est inutile. Mais il peut arriverque j’aie besoin de ton chiffon rouge(la langue).

– Contre qui ?

– Contre Rocambole.

– Oh ! le petit poison ! murmura laveuve Fipart avec colère, en voilà un

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que je ferais faucher volontiers.

– C’est ce que j’allais te proposer,puisque tu veux finir tes jours entenant un hôtel garni, fréquenté pardes militaires.

– Ca va. Mène-moi chez le juged’instruction. Est-ce qu’il est arrêté ?

– Pas encore…

– Ah !

– Mais je suis sur la piste.

– Eh bien ! quand tu voudras, tu n’asqu’à me faire signe. On mènera lachose rondement.

– Et le lendemain de la fauchaison,l’hôtel sera en ton nom.

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Et sur cette conclusion peurassurante pour Rocambole et quieût certainement causé quelqueinquiétude à M. le marquis deChamery, Venture se leva, souhaita lebonjour à la vieille et ajouta : – Apropos, tu sais que je me suis faitcocher ?

– Cocher, toi ?

– Oui, mais c’est dans une bonnemaison, et à la seule fin de faireraccourcir un peu Rocambole.

– Le fait est, murmura la vieille avecun horrible sourire, qu’il est un peugrand… Il a poussé comme untournesol, mon nourrisson.

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– Et les enfants précoces ne viventpas, acheva le bandit.

Venture quitta maman Fipart, ettrouva la propriétaire de l’hôtel garnidans la loge du concierge. Il débattitle prix de l’hôtel, gagna un rabais decinq cents francs, et, séance tenante,passa un acte sous seing privé. Celafait, il remonta dans sa voiture deremise.

– Où va le bourgeois ? demanda denouveau le cocher.

– Rue de la Pépinière, réponditVenture.

Arrivé là, celui-ci grimpa de nouveauà son sixième étage, et reprit dans

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cette malle volumineuse, quirenfermait ses vingt mille francs, salivrée de cocher, sa perruquepoudrée et son chapeau galonnéd’or.

Un quart d’heure après il redescenditet se dirigea vers la place Beauvau.

Quand il arriva à l’hôtel de Château-Mailly, le duc était dans les écuries,assistant au pansage.

– Ah ! vous voilà, dit-il en anglais aucocher, je viens d’empiéter sur vosattributions.

Venture regarda le duc. Celui-cicontinua :

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– Hier, vous avez congédié unpalefrenier ?

– Oui, monsieur le duc.

– Ce matin, j’en ai pris un à monservice.

– Ah ! fit Venture avec insouciance.

– Il doit entrer ce soir, continua leduc. Le pauvre garçon m’a paru assezmisérable ; il connaissait lepalefrenier congédié, il est venus’offrir. Quand je suis descendu, jel’ai trouvé dans la cour, il vousattendait, je l’ai engagé.

– Monsieur le duc est maître chez lui,répondit le cocher avec respect.

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Tout en répondant au duc, Ventures’adressa le petit monologuesuivant : – Les gens honnêtes et naïfscomme mon noble maître necomprennent jamais certaineschoses. Le duc va m’accabler dequestions. Si j’ai le malheur de luirépondre, si je le mets au courant demes démarches de cette nuit, d’abordil est capable de vouloir aller lui-même rue de Surène ; ensuite… Ahdiable ! mais il n’y a pas d’ensuite dutout, attendu que si je lui raconte quej’ai vu un homme sortir à minuit del’hôtel Sallandrera, il ne voudra plusde mademoiselle Conception à aucunprix. Je vais lui battre la campagne,

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c’est le plus simple.

Mais le duc savait que Venture avaitpassé la nuit dehors, et il désiraitardemment savoir ce qui s’étaitpassé.

Il y avait, à l’extrémité de l’écurie, uncheval arabe que M. de Château-Mailly montait souvent et qu’ilaffectionnait d’une façon touteparticulière. Jamais le jeune duc nevenait voir ses chevaux sans visiterIbrahim, caresser sa croupe lustrée,et lui donner un mot d’amitié. Lespalefreniers étaient habitués à cetteprédilection ; aussi pas un d’entreeux ne s’étonna de le voir se dirigervers la stalle d’Ibrahim.

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Venture le suivit.

Alors le duc regarda son cocher.

– Eh bien ? dit-il.

– Ca marche, répondit Venture.

– Quoi ?

– J’ai des renseignements.

– Sur mes ennemis ?

– Sur votre rival.

M. de Château-Mailly tressaillit.

– Mais, continua Venture,monseigneur m’a promis de se fier àmoi.

– Sans doute.

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– Et de ne point m’interroger.

– Soit, dit le duc.

Venture reprit tout haut :

– Est-ce que le palefrenier engagé parmonsieur le duc est anglais ?

– Ma foi, répondit M. de Château-Mailly, je le crois bon teint, celui-là.Tenez, précisément le voilà quiarrive.

Et le duc montra à Venture lenouveau palefrenier, qui, en effet,entrait dans les écuries. Cepalefrenier paraissait être un hommede vingt-cinq à trente ans, il avait lescheveux d’un rouge carotte, le visage

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couleur de brique. Et les cochers ducélèbre loueur de la rue Basse, dontnous avons parlé dans le cours de cerécit, l’eussent reconnu biencertainement. C’était John, le mêmeJohn qui avait donné mille francs aucocher du fiacre vert chargé deconduire chaque nuit don José àAsnières, à la seule fin de prendreune fois sa place… Ou plutôt c’étaitRocambole… Rocambole, l’hommeaux déguisements multiples, et simerveilleusement métamorphosé,cette fois, que Venture lui jeta unregard des plus indifférents.

Il est juste aussi d’avouer que siRocambole avait fait peau neuve des

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pieds à la tête et ne ressemblait enaucune façon ni au vicomte deCambolh, ni au marquis don Inigo delos Montes, Venture avait subi, luiaussi, une sensible transformation. Ilavait coupé ses favoris, taillés encôtelettes, et rasé ses cheveux, quiétaient noirs semés de quelquesfilets d’argent. Puis, à la place despremiers, il s’était appliqué, avec lesavoir-faire d’un acteur, une paire defavoris rouges. Une perruquepoudrée lui cachait une partie dufront ; en outre, son visage étaitcoloré et vermeil comme une trognede vrai John Bull. Grâce à un corsetlacé à outrance, Venture avait

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dissimulé un bon tiers de sonembonpoint. Enfin sa superbe livréebleu de ciel à revers cerise, qui luitombait sur les talons, achevait defaire disparaître en lui tout vestigede l’homme primitif.

Venture n’avait pas reconnuRocambole, Rocambole ne reconnutpas Venture.

Au reste, il leur arriva à l’un et àl’autre ce qui arrive souvent pour desadversaires qui vont croiser le fer.Chacun d’eux est beaucoup pluspréoccupé du soin de défendre sapropre vie que de prendre celle deson antagoniste.

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Venture jouait si bien son rôled’Anglais que, persuadé qu’il setrouvait en présence d’un Anglaisvéritable, il s’appliquait bien plus àprononcer méthodiquement chaquemot, à rendre chacun de ses gestesavec un naturel parfait, qu’àexaminer attentivement soninterlocuteur. La même penséedomina complètement Rocambole.

– Où avez-vous travaillé ? demandale cocher.

– A Londres.

– Chez qui ?

– Chez Lord W…

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– Et puis ?

– Chez le marquis de L…

– Et… à Paris ?

– Chez le duc de R…

– Combien voulez-vous gagner ?

– Ce que vous voudrez, dithumblement le palefrenier.

– C’est bien, on verra.

Venture étendit sa main vers unestalle qui renfermait le cheval le plusdifficile et le plus fougueux desécuries.

– Pansez-moi cet animal, dit-il.

John s’empara du cheval, l’amena

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auprès de la pompe, prit un baquet,une éponge et des brosses et se mit àtravailler comme un homme qui a étéélevé dans les chevaux et a toujoursvécu avec eux.

Le cheval frémissait, hennissait,piétinait, s’impatientait, levait lepied… John le calmait d’un mot, d’uncoup de plat de la main appuyéed’aplomb sur l’encolure ou le garrot.

– Cet homme sait son métier,monsieur le duc peut le prendre, ditVenture, qui s’éloigna de quelquespas avec M. de Château-Mailly.

– Enfoncé, l’Anglais ! murmura enmême temps Rocambole.

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Et tout en continuant le pansage ducheval, il regarda le cocher qui sedirigeait vers la cour en causant àmi-voix avec M. de Château-Mailly.

Mais tout à coup, il tressaillit.

– C’est drôle ! se dit-il… Est-ce quece cocher britannique aurait essayédu bagne français ? Il me semblequ’il traîne légèrement la jambedroite… On dirait un cheval de retour

(forçat libéré[6] ).

q

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Chapitre16

Avant de savoir queldevait être le fruit del’observation deRocambole, racontons cequi était advenu à notrehéros pendant la nuit

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précédente.

Après son dîner, M. le marquis deChamery était monté, on s’ensouvient, chez sir Williams.L’aveugle lui avait adressé à brûle-pourpoint cette question : – Sais-tuce que c’est que le charbon ?

– Parbleu ! avait réponduRocambole, c’est une maladieincurable qui se manifesteordinairement chez les races bovineet chevaline.

– Et dont meurent les hommes, avaitajouté sir Williams.

Rocambole reprit :

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– Pourquoi me fais-tu cette question,mon oncle ?

– Tu vas voir…

Et l’aveugle écrivit :

– Tu vas prendre une épingle sur lapelote de ton cabinet de toilette…

– Bien.

– Tu l’enfermeras dans une boîte bienhermétiquement close.

– Très bien.

– Puis, demain matin, au point dujour, tu iras te promener du côté deMontfaucon.

– Après ?

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– Tu trouveras bien certainement à lavoirie un cheval mort du charbon.

– A quoi le reconnaîtrai-je ?

Sir Williams haussa les épaules etl’ardoise répondit :

– Les équarrisseurs qui avoisinent lavoirie dépècent tous les chevaux,même ceux qui ont été morveux, maisils se gardent bien de toucher à ceuxqui ont succombé au charbon.

– Ceci est un renseignement.

– Si tu trouves un cheval respecté parl’équarrisseur, tu peux te risquer.

– A quoi ?

– Tu visiteras soigneusement tes

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mains et t’assureras qu’elles n’ontaucune écorchure.

– Et puis ?

– Et puis tu enfonceras ton épingledans le corps du cheval, tu l’ylaisseras séjourner quelques secondes,et ensuite tu la replaceras dans saboîte.

– Hum ! murmura Rocambole, jecrois que je comprends.

– Pas du tout.

– Que ferai-je donc de l’épingle ?

– Tu entreras demain chezM. de Château-Mailly.

– Faut-il le piquer avec ?…

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Sir Williams haussa les épaules pourla seconde fois et écrivit :

– Quand tu seras chez le duc depuisune heure, tu sauras quel est soncheval favori.

– Parbleu !

– Alors tu prendras l’épingle et tu lepiqueras légèrement sous le ventre.

– Pourquoi le cheval et non lemaître ?…

– Parce que, écrivit sir Williams, j’aimon idée… et qu’elle est bonne…

– C’est bien, dit Rocambole, jecommence à m’y habituer. Tu me faisagir comme un automate ; mais je te

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pardonnerai si j’épouse Conception.

– A moins que je ne meure, tul’épouseras.

– Est-ce tout ce que tu as à me dire ?

Sir Williams hocha affirmativementla tête.

Rocambole tira sa montre.

– Sais-tu, lui dit-il, que c’est assezdangereux de s’en aller en plein jourà Montfaucon ? Si j’y allais ce soir…il n’est que dix heures, je ne vaisjamais chez Conception avantminuit ; j’ai bien le temps.

– Comme tu voudras.

Le faux marquis laissa sir Williams,

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demanda son coupé et se fit conduirerue de Surène. Là il prit, commel’avait recommandé sir Williams, unepetite boîte en carton qui avaitrenfermé une bague, puis une grosseépingle en cuivre sur sa pelote. Aprèsquoi, il se déshabilla et revêtit uncostume complet de laquais. Pendantqu’il accomplissait ce déguisementsous lequel il devait se présenterchez Conception, Rocambole se livraà une fructueuse méditation sur lesmoyens d’aller à Montfaucon et d’enrevenir avec le germe du terrible mal.

– Bon ! se dit-il, le prétexte estfameux.

Il ressortit de la maison de la rue de

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Surène par l’entrée opposée où ilavait laissé son coupé, si bien queses gens purent croire qu’il y étaittoujours. Puis il gagna le faubourgSaint-Honoré, accosta un cabrioletde remise, dit au cocher sans aucunpréambule :

– Savez-vous où est Montfaucon ?

– Oui, répondit le cocher, c’est là quemon pauvre gris est allé finir sesjours.

– Qu’est-ce que votre gris ?

– Un fameux cheval, allez, qui s’estcassé la jambe montoir il y a unequinzaine, sur le macadam, un jourde pluie.

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– Et on l’a abattu à Montfaucon ?

– Précisément. Vous allez àMontfaucon ?

– Oui.

– Tiens ! fit le cocher, la drôled’idée…

– Oh ! dit Rocambole en montantdans le cabriolet, elle est bonne monidée, vous allez voir.

Le cocher avait examiné son homme,et, vu le costume, il demeurapersuadé qu’il avait affaire à undomestique de grande maison.

– Je vais vous la conter, mon idée,reprit Rocambole, tandis que le

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cocher poussait son cheval, et sivous me menez un joli train, je neregarderai pas au pourboire.

– Voyons, dit le cocher, qui fitclaquer son fouet.

– Il faut vous dire, continua leprétendu laquais, que moi aussi, jesuis cocher.

– Avec cette différence que jeconduis une rosse et vous deschevaux de sang.

– Justement ; je suis chez le baron deCollimon, vous savez, avenueVictoria.

Le cocher ne savait pas du tout,

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attendu que Rocambole inventait cebaron-là ; mais il réponditnéanmoins :

– Ah ! oui, un vieux… décoré… quiconduit un phaéton, avec deschevaux gris ?

– Précisément. Vous avez dû me voiravec lui.

– C’est possible.

– Eh bien ! reprit Rocambole, c’estpour un de ces chevaux gris que jevais à Montfaucon.

– Est-ce qu’il est mort ?

– Avant-hier matin, Petit-Gris, c’estson nom, se trouve malade et portant

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bas, juste comme je descendais àl’écurie. Il avait mal tiré sa paille ; ilrebutait sur l’avoine. On envoiechercher le vétérinaire. Levétérinaire est un malin qui brocantesur les chevaux. Depuis pas mal detemps, il avait envie de Petit-Gris etil conseillait toujours à M. le baronde s’en défaire. Un jour, le chevals’était donné un effort de jarret ; lelendemain il avait bronché et s’étaittressailli un nerf. Dix fois M. lebaron a voulu le vendre pour unmorceau de pain ; mais moi j’étais là,et je disais : « Si M. le baron vendPetit-Gris, il peut fermer ses écuries,jamais il n’en retrouvera un pareil. »

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– C’était un malin, le vétérinaire,observa le cocher.

– Or, continua Rocambole, on luimène le cheval pour qu’il le soigne.Hier le groom y va, le vétérinairerépond : « Petit-Gris est trèsmalade. » Ce matin, le vétérinaireécrit :

« Monsieur le baron,

« Petit-Gris est mort cette nuit ducharbon. Je me hâte de le fairetransporter à Montfaucon pour nepas empoisonner nos écuries. »

– Farceur ! va, dit le cocher.

– Vous pensez bien, l’ami, dit

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Rocambole, que c’est une bellecouleur, ça. Un cheval ne meurt pasdu charbon sans qu’on s’en soitaperçu. M. le baron a cru levétérinaire, mais moi je suis moinsbon nègre, et je vais faire un tour àMontfaucon. Si j’y trouve monpauvre Petit-Gris, je ne dirai rien…mais s’il n’y est pas… gare là-dessous ! C’est que le vétérinaireaurait fait filer le cheval quelquepart…

– Fameuse idée cela ! dit le cocher ;mais il n’y a pas mal de chevauxmorts à Montfaucon, et on a oubliéd’y allumer le gaz, dans ce cimetièredes bêtes, où les rosses de fiacre sont

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les égales des étalons de pur sang.

– Vous me prêterez une des lanternesdu cabriolet, et vous m’attendrez surle pont, répliqua Rocambole.

Au moment où Rocambole achevaitson mensonge hippique, le cabrioletavait atteint la barrière. Une demi-heure après il courait hors deBelleville et arrivait à l’entrée de cepetit pont en vieilles planches, jetésur ce ravin sans eau et d’aspectdésolé, d’où les gibets de la féodalitéont disparu pour faire place à ce quele cocher de remise appelait lecimetière des bêtes.

La voie carrossable s’arrêtait là.

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Rocambole mit pied à terre et pritdans sa douille une des lanternes dela voiture. Puis il se hasarda dans unsentier qui descendait au fond duvallon, et s’aventura bravement aumilieu de la légion de rats quicommençait son nocturne festin.

Il se promena pendant quelque tempsau milieu des ossements et desdépouilles dédaignées parl’équarrisseur ; puis tout à coup ils’arrêta devant un cadavre de chevalencore recouvert de sa peau. Les ratsn’en approchaient point. Rocamboleen vit quelques-uns tournés sur ledos et parfaitement immobiles. Ceux-là avaient payé leur hardiesse de leur

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vie, et étaient morts pour avoir osétoucher à l’animal atteint par lecharbon.

– Voilà, si je ne me trompe, pensaRocambole, un cheval qui se trouvedans les conditions que je cherche.

Il se retourna pour juger de ladistance qui le séparait du cabrioletde régie ; il l’évaluaapproximativement à plus de troiscents mètres.

– S’il voit ce que je fais, murmuraRocambole en pensant au cocher,c’est qu’il a de fameux yeux.

Et il planta l’épingle dans le ventredu cheval mort et l’y laissa quelques

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instants. Puis il la retira, et il laplaça soigneusement dans la petiteboîte qu’il avait apportée. Il avait eusoin, préalablement, d’examiner sesmains, doigt par doigt et phalangepar phalange. Ses mains étaientvierges de toute écorchure. Il revintvers le cocher et lui dit :

– Je n’ai pas de chance.

– Comment cela ?

– Petit-Gris est mort. Il est là-bas, jel’ai bien reconnu.

Et Rocambole joua l’afflictionsincère d’un homme qui a fini paraimer son cheval et le pleure commeun ami.

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Il remonta dans le cabriolet et revintà Paris. A onze heures trois quarts,Rocambole laissait son cabriolet surla place de la Concorde, donnait dixfrancs au cocher, se dirigeait vers leboulevard des Invalides et entraitdans les jardins de l’hôtelSallandrera, sans prendre garde auchiffonnier placé en sentinelle àquelque distance, et qui, on s’ensouvient, n’était autre que maîtreVenture.

Conception attendait le marquis deChamery, comme de coutume, dansson atelier.

Le bonheur avait mis au front de lajeune fille comme une auréole. Son

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regard rayonnait. M. de Sallandrerane lui avait-il pas dit que, désormais,il la laissait libre de se choisir unépoux ? Et ce choix, dont à présentelle était maîtresse, n’était-il pas faitau fond de son cœur depuislongtemps ?

Cependant, lorsque Rocambole se futassis auprès d’elle, tenant ses deuxpetites mains dans la sienne, elle luidit d’un ton boudeur :

– Savez-vous que je suis fort triste,aujourd’hui ?

– Triste ?

– Et jalouse, fit-elle en rougissant.

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– Tenez, pardonnez-moi, dit-elle avecune émotion subite, je suis folle sansdoute, mais enfin…

– Vous m’effrayez…

– Je ne comprends pas, dit-elle,pourquoi, tandis que je pars, quenous partons, mon père, ma mère,votre sœur, son mari et moi pouraller en Franche-Comté, vous restezà Paris, vous.

– Et c’est pour cela que vous êtesjalouse ? fit Rocambole en souriant.

– Oui.

Et Conception ajouta tout bas :

– Vous êtes donc retenu à Paris par

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un devoir bien impérieux ?

Rocambole porta à ses lèvres la mainde la jeune fille.

– Ecoutez, dit-il, souriant toujours ;savez-vous bien, Conception, quevous n’êtes pas raisonnable ?

– Moi ?

– Sans doute. Comment, vous necomprenez pas que c’est moi quivends le Haut-Pas à votre père ?

– C’est juste.

– Et que je n’ai aucune raisonsérieuse à mettre en avant pour êtredu voyage.

– Mais… moi…

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– Enfant ! murmura le faux marquis,ne faut-il pas que votre père ignoretout ce qui s’est passé entre nous…jusqu’au jour… ?

– Mais enfin, dit vivementConception, je ne puis pourtant pasdire à mon père : « J’aime le marquisde Chamery et je veux l’épouser. »

– Certainement, non ; mais voyezcombien je suis plus diplomate quevous…

Elle le regarda. Il poursuivit, lesourire aux lèvres :

– Vous partez demain, n’est-ce pas ?

– Demain matin. La chaise de poste

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de mon père doit attendre à huitheures précises, à la barrière, celle devotre sœur.

– Très bien. Durant le trajet, qui serade deux jours, ma sœur, qui m’aimebeaucoup et à qui j’ai fait mesconfidences, parlera souvent etbeaucoup de moi.

– Vous avez raison, murmuraConception.

– Et, acheva Rocambole, commevotre père tient essentiellement à lanaissance…

– Oh ! interrompit vivementConception, vous êtes d’excellentenoblesse, mon ami.

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– Sans doute ; mais enfin, par letemps d’usurpation de titres quicourt, je ne suis pas fâché qu’onpuisse le constater.

« Fabien prouvera àM. de Sallandrera que les Chamery,quoique peu riches, sont de trèsvieille roche. Un de mes ancêtres acommandé les Marches comtoises,au quatorzième siècle. Notre titre demarquis date de là.

On le voit, Rocambole s’était si bienincarné dans la peau du vrai marquisde Chamery, qu’il avait fini parcroire à ses ancêtres.

– De telle façon, continua-t-il, que

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lorsque j’arriverai, votre père seradéjà parfaitement fixé sur le pointimportant.

Puis il garda un moment le silence,et, comme s’il eût obéi à une voixintérieure, il ajouta tout à coup :

– Tenez, il me vient à l’esprit unpressentiment étrange…

– Ah ! fit Conception, inquiète.

– J’ai remarqué maintes fois quechaque événement avait comme sarépétition dans un avenir proche oulointain. La première fois que je vousai vue, n’ai-je pas eu le bonheur…

– Vous m’avez sauvé la vie, mon ami,

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dit Conception avec vivacité.

– Eh bien ! quelque chose me dit quelà-bas j’aurai l’occasion de rendre lemême service à votre père et àquelqu’un des siens.

– Ah ! vous m’effrayez.

Rocambole se mit à sourire.

– Bah ! dit-il, si le danger est évité,qu’importe de l’avoir couru.

Et les deux amants s’abandonnèrentpendant quelque temps encore à unecharmante causerie, pleine de rêvesd’avenir, de projets, d’espérances.

Puis vint le moment des adieux,moment plein d’émotion, pendant

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lequel ils se renouvelèrent tous leursserments.

Enfin Rocambole prit congé aprèsavoir mis un baiser au front deConception, et il s’en alla, reconduitpar le négrillon.

Ce fut au moment où il mettait unlouis dans la main du moricaud etfranchissait le seuil de la petite portedes jardins que son pied heurta lechiffonnier couché dans le ruisseau.

– Ivrogne ! dit le marquis déguisé enlaquais.

Ainsi qu’on l’a déjà vu, Rocambolerentra rue de Surène par la porteopposée à celle où attendait sa

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voiture, ce qui devait causer l’erreurgrossière où tomba Venture, leprétendu chiffonnier, le prétenducocher de M. le duc de Château-Mailly.

Rocambole ne passa que quelquesminutes dans son entresol, le tempsd’y reprendre ses vêtementsordinaires ; et ensuite il redescendit,sortit, on s’en souvient, par l’autreporte, et se jeta dans son coupé.

– A l’hôtel ! dit-il.

Le cocher, qui dormait sur son siègeet qui croyait que son maître n’avaitpas bougé de la maison depuis sixheures du soir, s’éveilla en sursaut et

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poussa ses chevaux.

– Il n’y a que Venture qui m’inquiète,pensa Rocambole, car tout le restemarche à merveille.

Cependant le faux marquis était loinde se douter, en parlant ainsi, queVenture l’avait suivi pas à pas depuisminuit, et l’eût certainementaccompagné jusqu’à son hôtel si lesdeux portes de la maison de la rue deSurène ne lui eussent fait faire fausseroute.

Le coupé traversa la place Louis-XV,le pont, et s’engagea sur le quai.

Mais là, un événement insignifiant enapparence, et qui cependant devait

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avoir sa gravité pour le fauxmarquis, vint attirer son attention.

La nuit était assez noire, il tombaitun brouillard froid et pénétrant. Lequai était désert et silencieux.

Tout à coup, le marquis entendit descris de détresse, puis des voixconfuses, cris et voix qui semblaientmonter du milieu de la Seine.Aussitôt il ordonna au cocherd’arrêter, et il se prit à écouterattentivement.

q

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Chapitre17

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Peut-être s’étonnera-t-on, àpremière vue, qu’un bandit de latrempe de Rocambole, quiassassinait un homme comme onboit un verre de kirsch, fût le moinsdu monde intéressé par des cris dedétresse et ne poursuivît pas forttranquillement son chemin.

Cependant, en réfléchissant àl’existence aventureuse des hommescomme lui, on comprendra que tous

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ceux qui vivent en rébellionperpétuelle avec la société ontéternellement l’œil et l’oreille auguet, et que chaque événement quiparaît mettre en jeu une existencequelconque, fût-ce celle d’uninconnu, attire sur-le-champ leurattention.

Ces cris « Au secours ! » qu’il venaitd’entendre éveillaient en Rocamboleplusieurs souvenirs de sa propre vie,à commencer par la mort deGuignon, à Bougival, et à finir parson aventure à lui, Rocambole, desflots de la Marne dans lesquels onl’avait jeté du haut d’une fenêtre,enfermé dans un sac.

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– Au secours ! criait une voixaffaiblie. Au secours !

Cette voix était celle d’une femme.

Soudain Rocambole songea à mamanFipart, dont le cadavre, il le croyaitfermement, se trouvait en ce momentarrêté aux filets de Saint-Cloud. Enmême temps, il entendit le bruit deplusieurs avirons battant le flotbourbeux et d’autres voix quicriaient :

– Allons ! la petite dame, courage !Attendez… on y va.

Le faux marquis sauta hors de savoiture, courut au parapet du quai, etse pencha dessus pour essayer de

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voir.

La nuit, nous l’avons dit, était assezsombre ; mais cette circonstancen’empêcha pas Rocambole dedistinguer un point noir qui sedébattait à la surface de la rivière ;puis, à quelque distance en aval, unemasse beaucoup plus volumineusequi remontait péniblement lecourant.

Le point noir était celui ou celle quise noyait. La masse volumineuse, unbachot qui arrivait à son aide.

– Ma parole d’honneur ! murmura lefaux marquis, il me manque unemédaille de sauvetage, et comme

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nous sommes dans une saison où unbain froid n’a pas d’inconvénients, jevais m’offrir cette petite distinctionhonorifique.

Cela dit, Rocambole, qui se trouvaitprécisément sur la première marched’un des petits escaliers quiconduisent au chemin de halage, ledescendit rapidement, arriva au bordde l’eau, se dépouilla lestement deses habits et se jeta à la nage, faisantcette autre réflexion :

– Il faut toujours se garder quelquespoires pour la soif. Une bonne actionpar-ci, par-là pour attendrir lescurieux (juges) ; si jamais je suisdémarquisé et envoyé en cour

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d’assises, M. l’avocat général metiendra compte de ma médaille…

Rocambole était excellent nageur, ill’avait prouvé maintes fois. De plus,il avait, en ce moment, un avantagetrès grand sur le bachot qui, commelui, accourait à force d’avirons poursauver l’infortunée.

Rocambole s’était jeté à la nage au-dessus du noyé, ce qui faisait quepour arriver jusqu’à lui il n’avaitqu’à se laisser aller à l’impulsion ducourant ; tandis que le bachot étaitobligé de remonter, et on sait qu’encet endroit la Seine est très rapide.Or, en nageant vigoureusement,Rocambole couronna ses réflexions

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préliminaires par cette conclusionagréable :

– Je suis persuadé que mon futurbeau-père, M. le duc de Sallandrera,sera charmé en lisant aux faits diversdes grands journaux un petit articleainsi rédigé :

« La nuit dernière, entre deux et troisheures du matin, M. le marquis deChamery, rentrant chez lui, passaitsur le quai Voltaire, lorsque sonattention fut éveillée par des cris dedétresse partis du milieu de l’eau.

« Sortir de sa voiture, se déshabiller,se jeter ensuite à la nage et sauver,au péril de sa vie, un infortuné qui se

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noyait, était pour le dignegentilhomme l’affaire de quelquesminutes. M. le marquis de Chameryest, on s’en souvient, ce jeune officierde marine qui, après avoir servid’une façon brillante dans la marineanglo-indienne, revenait l’annéedernière en France à bord du brick laMouette, qui fit naufrage à quelqueslieues du Havre. Le marquis seuléchappa au désastre. »

Comme il achevait de rédigermentalement son petit article, le fauxmarquis atteignit le noyé, ou plutôtla noyée, car c’était une femme quis’était jetée du haut du pont Royal,et que ses jupons avaient soutenue à

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fleur d’eau jusque-là.

Il évita d’abord son étreinte, lapoussa rudement, puis, la saisissantpar la taille de façon qu’elle ne pûtgêner ses mouvements, il continua ànager et l’entraîna avec lui à larencontre du bachot.

Quelques minutes après, M. lemarquis Albert-Honoré-Frédéric deChamery se trouvait, avec la femmequ’il venait d’arracher à la mort, surla barque, au milieu de quatre de cesmariniers que l’argot parisien asurnommés ravageurs, et qui fontmétier de butiner les épavesqu’emporte le fleuve nuit et jour.

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Les ravageurs avaient allumé unelanterne. A sa clarté ils purentexaminer tour à tour la femme et sonsauveur.

La femme était jeune, jolie, et la robede soie qu’elle portait disait assezqu’un désespoir d’amour et non lamisère l’avait poussée à se donner lamort. Il était arrivé pour elle ce quiadvient à beaucoup de ceux quicherchent un refuge dans la mort : lefroid de l’eau l’avait saisie, et elles’était reprise avec ardeur etdésespoir à cette vie qui lui était àcharge une minute auparavant.

Le marquis avait conservé sonpantalon et sa chemise. Un pantalon

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de casimir noir, une chemise debatiste d’Ecosse fermée aux poignetset au cou par de gros diamants. C’enétait assez pour que, en dehors de lablancheur de ses mains, les mariniersreconnussent en lui un bourgeois.

– C’est égal, s’écria l’un d’eux en luisecouant rudement la main, tandisque ses compagnons prodiguaientleurs soins à la jeune femme, vousêtes un crâne patron, et il n’y a pasbeaucoup de bourgeois qui auraientpris un bain comme vous.

– Je n’ai fait que mon devoir,répondit modestement Rocambole.

– Eh bien ! dit le marinier, si vous

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appelez ça votre devoir, c’est quevous êtes un brave homme tout demême.

Rocambole se prit à sourire.

– Et probablement que vous n’enfaites pas votre état, de sauver lesgens qui se noient ?

– Pas tout à fait.

– C’est pas comme nous. Voici unesemaine que nous repêchons desnoyés toutes les nuits.

Rocambole tressaillit.

– Samedi dernier, continua leravageur, en aval du pont de Passy…

Rocambole eut un frisson.

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– Nous avons amarré une vieillefemme…

– Morte ?

– Oh ! mais non, dit le marinier. Ilparaît qu’elle avait voulu se périr ;mais une fois dans l’eau elle aréfléchi.

– Et c’était en aval du pont dePassy ?

– A trois cents mètres, peut-être.

– Samedi ?

– Dans la nuit de samedi à dimanche,dit le marinier qui ne s’aperçut pasque Rocambole avait plusieurs foischangé de couleur pendant ce récit.

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– Diable ! pensait le faux marquis,est-ce que j’aurais mal étranglémaman Fipart ?… Une vieille femme,en aval du pont de Passy, samedidernier, entre deux et trois heures dumatin… mais c’est bien cela.Tonnerre et sang !…

Et il prit un air indifférent et dit touthaut :

– C’est peut-être la misère…

– Elle nous a bâti une histoire dont jene me souviens plus, répondit lemarinier. Seulement nous avons faitune collecte entre nous, et nous luiavons donné quelques sous pourqu’elle pût prendre une voiture et

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retourner chez elle…

– Ah ! dit Rocambole, qui n’avaitplus une goutte de sang dans lesveines, elle demeurait loin, sansdoute.

– A Clignancourt, qu’elle nous a dit.

Rocambole devint livide. Mais lalanterne du bachot jetait une lueurtrop insuffisante pour qu’on pût s’enapercevoir.

– Mes amis, dit le faux marquis aprèsun silence, abordez, je vous prie.Nous allons faire transporter cettejeune femme chez elle, et j’irairetrouver mes habits.

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Les mariniers abordèrent.

Le faux marquis mit deux louis dansla main de l’un d’eux et lui dit :

– Aidez-moi à transporter cettedame.

En même temps il sautait à terre,allait reprendre ses habits, lesendossait rapidement et revenaitensuite pour se charger de la jeunefemme, qui se trouvait dans un étatde faiblesse extrême.

– Où demeurez-vous, madame ? luidemanda-t-il.

– Rue de Provence, monsieur,répondit-elle d’une voix faible.

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– Mon cocher va vous reconduire, ditle faux marquis.

Et il la fit monter dans sa voiture,ajoutant :

– Si vous avez besoin de moi,madame, n’hésitez pas à me le fairesavoir ; je suis le marquis deChamery, et j’habite rue de Verneuil.

– Ah ! diantre ! murmurèrent lesravageurs, pour un marquis, il n’estpas fier, le bourgeois, et ça vousquitte sa voiture pour tomber à l’eaucomme un matelot fini.

Rocambole dit à son cocher :

– Je rentrerai à pied, reconduisez

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madame.

La jeune femme se confondit enremerciements exprimés bien pluspar le regard que par la voix. Lecoupé partit, les ravageursredescendirent sur la berge etregagnèrent leur bachot, etRocambole demeura seul sur le quaiplongé en une profonde rêverie.

– J’ai mal étranglé maman Fipart,pensait-il, je suis un niais…

Et il rentra rue de Verneuil.

A l’exception du suisse et du valet dechambre du marquis, tout dormaitdans l’hôtel. Le marquis gagna sachambre à coucher et se fit

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déshabiller au plus vite. Il étaitglacé.

Mais au lieu de se mettre ensuite aulit, il passa une robe de chambre etmonta chez sir Williams, qui dormaitprofondément.

Mais Rocambole ne respecta point cesommeil. Il alluma le flambeau qui setrouvait sur la table de nuit et secouaensuite rudement sir Williams, qui fitun soubresaut sur son lit, roula sesyeux éteints avec une sorted’étonnement et laissa jaillir de sagorge des sons caverneux etinintelligibles.

– Allons, mon oncle, dit Rocambole

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avec vivacité, éveille-toi, monbonhomme, car ça presse, et j’ai unfier besoin de ta sorbonne.

Ces paroles achevèrent d’arracher sirWilliams à ses rêves et le ramenèrentau sentiment de la réalité.

Il eut bientôt retrouvé son sang-froidlumineux et sa présence d’espritordinaire. Et il fit un geste quisignifiait :

– Voyons ! de quoi s’agit-il ?

– Maman Fipart n’est pas morte, ditbrutalement Rocambole.

Ces mots firent bondir sir Williams.

– Or, continua Rocambole,

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comprends-tu ? elle me reconnaît,elle ; j’ai beau changer de peau, jesuis toujours son petit Rocambole.

– Oui, fit sir Williams d’un signe detête.

Et il étendit la main, et sa pantomimesignifia qu’il désirait son ardoise.

Rocambole la lui donna ; puis il luiraconta dans tous ses détails sarécente aventure des bords de laSeine et ce qu’il avait appris par lesravageurs.

– Or, dit-il, en terminant, nousn’avons toujours pas de nouvelles deVenture.

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L’aveugle fronça le sourcil.

– Si Venture et maman Fipart serevoient, je pourrais bien être unhomme perdu.

Ce sentiment du danger qui dominaiten ce moment Rocambole gagna sirWilliams lui-même ; mais l’aveuglene perdit point la tête et il écrivit :

– Oui, mais ce n’est pas d’elle qu’ils’agit. As-tu été à Montfaucon ?

– Oui.

– Bien, fit sir Williams d’un signe detête.

– Je te trouve superbe, murmuraRocambole ; tu ne t’émeus pas

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davantage ?

– Non, répondit la tête de sirWilliams.

– Mais puisque maman Fipart estencore de ce monde…

L’aveugle écrivit : – Clignancourtn’est pas très grand, tu trouveras lamère Fipart quand tu voudras.

– La trouver ?

– Et, continua la terrible ardoise,puisque tu l’as mal étranglée unepremière fois, tu tâcheras d’être moinsmaladroit, tu l’étrangleras mieux.

– Tiens, dit Rocambole, le conseil estbon, et je vais le suivre ; je vais à

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Clignancourt à l’instant même.

– Non, pas maintenant.

– Pourquoi ?

– Parce qu’il vaut mieux remettrecette promenade à la nuit prochaine.

– Ah ! tu crois ?

– Aujourd’hui, nous avons mieux àfaire.

– C’est juste.

– Tu as l’épingle ?

– Je te l’ai dit.

– Tu l’as bien enfoncée dans uncheval mort du charbon ?

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– Ah ! j’en suis sûr.

– Eh bien ! tu peux aller dormirquelques heures, et tu te présenterasensuite chez M. de Château-Maillycomme palefrenier.

– Mais maman…

Sir Williams haussa les épaules et nedaigna point répondre.

– Il a son idée, pensa Rocambole, quin’insista pas.

On sait maintenant ce qui étaitarrivé.

Quelques heures plus tard, John, lepalefrenier, présenté par lepalefrenier renvoyé à M. de Château-

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Mailly, était retenu par ce dernier etentrait en fonctions au moment oùVenture passait l’inspection desécuries, affublé de sa magnifiqueperruque de cocher anglais.

Rocambole ne reconnut pointVenture dans le cocher. Venture nereconnut point Rocambole dans Johnle palefrenier. Mais tandis que celui-ci pansait son cheval, il avait vu lecocher s’éloigner et avait, on s’ensouvient encore, remarqué que cedernier tirait la jambe comme unforçat libéré.

– Il faudra que j’éclaircisse cela, dit-il.

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Et comme le cocher continuait às’éloigner et qu’il n’y avait plus quelui dans l’écurie, il ramena le chevalqu’il pansait dans la stalle.

Puis, il s’approcha du cheval arabeque le duc affectionnait :

– C’est réellement dommage, pensa-t-il, de tuer une bête pareille. Lemarquis de Chamery en donneraitbien deux mille écus.

Et Rocambole prit la queue du chevalde façon à l’empêcher de ruer ; puisil le piqua sous le ventre avecl’épingle empoisonnée, ainsi quel’avait ordonné sir Williams.

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Chapitre18

Adix heures du soir, lemême jour, Venturerôdait rue de Surène et ilvint se poster en face dela maison dans laquelle ilavait vu entrer

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Rocambole la nuit précédente.

Le prétendu cocher avait dépouillésa livrée ; il était redevenu Venturedes pieds à la tête ; c’est-à-dire qu’ilavait fait disparaître la teinterougeâtre de son visage, ôté saperruque blonde et ses favoris roux,et remplacé son costume de cocherpar ses habits de ville ordinaires, quilui donnaient l’air d’un épicier à sonaise. Venture avait, en outre, untrousseau de clefs dans sa poche, etavec elles cet outil indispensable auxgens qui font métier de crocheter desportes et qu’on nomme un rossignol.Puis, comme dans les expéditions dugenre de celle qu’il méditait Venture

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ne pouvait songer décemment àappeler les agents de police à sonaide, en cas de malheur, et à se placersous leur protection, il s’était munipareillement d’une paire de pistoletsd i t s coups-de-poing et d’un jolicouteau catalan soigneusementaffilé. Ce couteau, Venture l’avaitacheté pour dix réaux à la femme ducontrebandier qui tenait une aubergesur la route de Bayonne en Espagne.

La rue de Surène est généralementfort déserte, à partir de neuf ou dixheures du soir. Venture se promenalongtemps de long en large, rêvant aumoyen de s’introduire dans lamaison où il soupçonnait Rocambole

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d’avoir élu domicile, et ne letrouvant pas :

– Puisque M. le marquis, comme onl’appelle, se dit-il, est parti ce matin,je vais avoir le champ libre chez luiet je pourrai fouiller tout à mon aiseles tiroirs, les coins et les recoins,jusqu’à ce que j’aie trouvé lesfameuses lettres. Le plus difficile estd’entrer. Si je sonne et que je vienneà passer devant le concierge, il peutm’arrêter au passage et me demanderoù je vais. Attendons.

Et Venture se promena plus d’uneheure encore, les yeux attachés surles croisées de l’entresol, derrière lespersiennes desquelles on

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n’apercevait aucune lumière.

Enfin Venture entendit rouler unevoiture, qui vint s’arrêter devantl’une des deux portes.

Comme il était sur le trottoir, il n’eutque deux pas à faire et il se trouvasur le seuil au moment où un valet depied descendait de son siège etsonnait. La porte s’ouvrit.

Le valet de pied entra, criant :

– La porte, s’il vous plaît ?

Et Venture entra derrière lui, tandisque le concierge accourait pourouvrir les deux battants, de façon àlaisser entrer la voiture, qui était

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celle d’un locataire de la maison.

– Pardon, avait dit Venture, enpassant devant le valet.

Le concierge crut que cet hommeentrait avec le valet de pied, et ne luiaccorda dès lors aucune attention.

Venture ne pressa point le pas et sedirigea fort tranquillement versl’escalier de maître du premier corpsde logis, faisant cette réflexion :

– A n’en pas douter, mon hommedemeure à l’entresol, attendu que lanuit dernière les croisées del’entresol se sont éclairées aussitôtqu’il a été rentré. Or, j’ai vu la mêmelumière se promener de croisée en

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croisée sur toute la façade : donc sonappartement doit occuper toute lasuperficie de l’entresol, et, parconséquent, je ne trouverai qu’uneporte.

Venture ne se trompait pas. Chaqueétage de la maison avait une porteunique, à deux vantaux, sur sonpalier.

Arrivé devant la première, c’est-à-dire celle de l’entresol, le bandits’appuya sur la rampe et attendit. Ilcraignait que le personnage querenfermait la voiture ne demeurâtdans cet escalier.

Venture se trompait. Le locataire qui

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rentrait était un vieux magistrat.M. de N… occupait le premier étagedu corps de logis situé au fond de lacour.

Après un quart d’heure d’attente,Venture, qui avait conservél’immobilité la plus complète,s’approcha du bec de gaz quiéclairait l’entresol et l’éteignit.

Puis il se glissa vers la porte, cherchaà tâtons, avec le doigt, le trou de laserrure, y introduisit son rossignol,et avec cette habileté merveilleusedes voleurs de Londres, encompagnie desquels il avait jadistravaillé, il crocheta le pêne et ouvritsans faire le moindre bruit. Alors il

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entra dans l’appartement, referma laporte sur lui et demeura quelquesinstants encore immobile et retenantson haleine, dans la plus complèteobscurité. Mais après quelquehésitation, et comme le plus profondsilence régnait autour de lui, Ventures’enhardit, tira de sa poche desallumettes et un rat-de-cave, seprocura une lumière douteuse, et, àl’aide de cette lumière, examina lelieu où il se trouvait. Il était dansune antichambre assez vaste,aboutissant à la fois à un couloir qui,sans doute, conduisait à la cuisine, età plusieurs portes recouvertes dedraperies en reps oriental.

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– Quel chic ! murmura Venture.

Et il se dirigea bravement vers l’unede ces portes, mit la main sur lebouton de cristal et pénétra dans lasalle à manger.

Rocambole avait trèsconfortablement meublé l’entresol dela rue de Surène, à une époque où iln’avait point encore retrouvé sirWilliams, ni songé à épousermademoiselle de Sallandrera. Iln’avait assigné à ce logis qu’unedestination mystérieuse.

Un événement en avait décidéautrement, mais le mobilier étaitdemeuré le même.

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L’appartement se composait d’unesalle à manger, d’un grand salon,d’une petite chambre à coucher, d’unfumoir et d’un vaste cabinet detoilette. Tout cela était frais, coquet,heureux, tendu d’étoffes moelleusesà tons chauds, orné de tableaux d’uncertain prix, encombré d’objets d’art,de chinoiseries, de potiches et detous ces riens ruineux quicharmeront éternellement lesfemmes.

Venture s’arrêta dans le salon, selaissa tomber sur le canapé, commes’il était chez lui, et se donna letemps de réfléchir un moment.

– Quand on a un pareil appartement

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et qu’on s’est fait marquis, se dit-il,on a au moins un valet de chambre,sinon un groom et une cuisinière.M. le marquis est absent, mais sesgens sont à Paris, et s’ils sont sortis,ce qui est probable, vu que jen’entends pas le moindre bruit, ilsfiniront par rentrer. Hâtons-nousdonc de prendre nos mesures et depasser une inspection du bazar.

Venture, en filou de profession, quise rend, par un seul coup d’œil, uncompte exact de la disposition d’unappartement, jugea que la chambre àcoucher devait être à gauche, puisquela salle à manger était à droite dusalon. Il se dirigea donc vers cette

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pièce, et là, comme son rat-de-cavecommençait à lui brûler les doigts, ilalluma une bougie qui se trouvait surla table de nuit. Puis il continua savisite.

La chambre à coucher, tout envelours bleu, ne contenait aucunmeuble, aucune étagère qui pût fairesupposer à un œil exercé que ce fûtdans cette pièce que les fameuxpapiers avaient été cachés. Mais aufond de la chambre à coucher,Venture aperçut une autre porte.Cette porte donnait dans le fumoir.Là, il y avait une bibliothèque, un

meuble de Boule[7] soigneusementfermé et, sur ce meuble, un coffret de

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bois de santal, garni de troisfermoirs d’acier. Ce coffret attiral’attention de Venture.

– Ce pourrait bien être là-dedans,pensa-t-il. Dans tous les cas, jedonnerais bien ma tête à couper queles papiers se trouvent dans cettepièce. On y va voir…

La tournée que Venture venait defaire n’était que préparatoire. C’étaitcomme une reconnaissance du pays.Il ne s’arrêta pas plus dans le fumoirque dans la chambre à coucher, maisil gagna le couloir qui faisait le tourde l’appartement. Ce couloir leconduisit à la cuisine.

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– Le marquis ne mange pas chez lui,se dit Venture, la batterie estcouverte de vert-de-gris. Donc, il n’ya pas de cuisinière.

Auprès de la cuisine se trouvait laporte qui donnait sur l’escalier deservice ; puis, à côté de cette porte,un cabinet noir réservé sans doute àun domestique. Mais le lit n’était pasfait, le parquet, la petite table, le potà l’eau, la cuvette étaient couverts depoussière.

– Le valet ne couche pas ici, se ditVenture. Par conséquent on peuttravailler à son aise. Allons-ygaiement !

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Il revint alors dans le fumoir, plaçale bougeoir sur la cheminée, fermasoigneusement les doubles rideauxdes croisées, afin que la lumière nepût être aperçue du dehors.

Après quoi il s’assit dans un fauteuilet il se dit : – Quand on veut trouverun trésor et qu’on soupçonne en êtretout près, avant de se mettre à lechercher il faut se dire : « Si jepossédais ce même trésor, et que jevoulusse le cacher, où le mettrais-je ? » Donc, je suppose un momentque je suis Rocambole, qu’aprèsavoir assassiné le courrier et volé lespapiers je suis venu ici, et que, lespapiers à la main, je me suis assis là,

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dans ce fauteuil, en me demandant :« Où diable pourrai-je donc bien les

mettre pour qu’on ne les trouve pas[8]

? »

Et Venture regarda tour à tour lacheminée, les tableaux, les angles duplafond, la bibliothèque et le meublede Boule.

– Evidemment, se dit-il, Rocambolen’est pas homme à avoir enfermécela dans un tiroir, à côté dequelques actions de chemin de fer oud’un titre de rente, pas plus qu’iln’est homme à les avoir brûlés. Onne brûle pas ces choses-là…

Le coffret qui d’abord avait attiré

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son attention fut bientôt dédaignépar l’esprit investigateur du bandit.

– Ce n’est pas là, pensa-t-il ; attenduque si une descente de justice avaitlieu ici, le coffret serait ouvert toutd’abord…

Et ses regards se reportèrent sur labibliothèque :

– Le moyen est usé, se dit-il, mais il ya bien des gens encore qui cachentdes billets de mille francs dans unlivre. Qui sait ?

Venture secoua l’un après l’autretous les livres contenus dans labibliothèque, en ayant soin,toutefois, de les replacer dans le

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même ordre. Aucun papier ne s’enéchappa. Venture referma labibliothèque, et passa au meuble deBoule. Le meuble était fermé. Maisc’était là une difficulté tout à faitinsignifiante pour notre héros. Il pritson trousseau, examina la serrure ety adapta sur-le-champ une petite clefà trèfle. La clef entra, tourna, lemeuble s’ouvrit.

Mais le meuble ne contenait que desobjets d’une tout autre nature quecelle que cherchait le bandit. Iltrouva une bourse, un portefeuillerenfermant quelques lettresadressées à M. Frédéric, des tassesde vieux sèvres et du Japon, et

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quelques objets insignifiants.Seulement, parmi ces derniers, il y eneut un qui attira son attention. Ce futun poignard… Ce poignard, à manchede nacre et à gaine de chagrin, avaitune lame triangulaire, qui rappelasoudain à Venture la blessure demême forme qu’il avait vue àl’épaule du malheureux courrier.

En même temps, et en examinant deplus près cette arme, il se frappa lefront et se dit : – Bon ! je le connais,ce charmant jouet : il a servi à sirWilliams pour tuer Fanny. Je l’airamassé dans la chambre de madameMalassis une demi-heure aprèsl’assassinat.

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Et Venture, qui n’avait touché ni à labourse ni au portefeuille, mit lepoignard dans sa poche.

– Il figurera comme pièce àconviction sur la table du présidentdes assises quand on jugeraRocambole, pensa-t-il.

Puis il ferma le meuble de Boule etvint se replacer dans le fauteuil.

– Cherchons ailleurs, se dit le bandit.

Et il se prit à réfléchir.

– Il est bien certain, pensa-t-il, queRocambole n’a point descellé leparquet, ou creusé les murs, oudéfait des sièges pour y cacher ses

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papiers. Si cela était, ma besogne neserait pas commode. Ah ! il y a destableaux : qui sait si, entre la toile etle cadre…

Sans doute Venture allait complétersa pensée, mais il entendit soudainun léger bruit, le bruit d’une clétournant dans la serrure. Et soudainaussi le bandit souffla la bougie,écrasa la mèche avec les doigts etcourut se cacher, son poignard à lamain, dans l’embrasure de l’une descroisées, derrière les lourds rideauxde reps.

En même temps des pas retentirentdans le corridor qui tournait autourde l’appartement, et ces pas

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s’approchèrent, pénétrèrent dans lesalon et s’arrêtèrent dans la chambreà coucher. Etait-ce un domestique ?Etait-ce Rocambole lui-même ?

Cette dernière hypothèse était peuprobable, puisque, le matin, sonconcierge avait dit à Venture queM. Frédéric était parti pour unvoyage de huit jours.

Venture n’en demeura pas moinsimmobile, retenant son haleine etserrant le manche de son poignard. Ilétait décidé à se défendre et même àtuer l’importun qui le troublait ainsidans ses recherches, si cet importunvenait à le découvrir ; mais il avaitpris, en même temps, la résolution de

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se tenir tranquille jusqu’à la dernièreextrémité. Les pas allèrent et vinrentpendant environ dix minutes dans lachambre à coucher, et Ventureentendit même ouvrir une porte qu’iln’avait sans doute pas remarquée, etqui était celle d’un cabinet de toilettedans lequel Rocambole serrait sesnombreux travestissements.

De l’endroit où il était blotti, il étaittout à fait impossible à Venture devoir dans la chambre à coucher, et,par conséquent, de savoir quel étaitle personnage à qui il avait affaire.Mais bientôt les pas serapprochèrent de lui, et un rayon declarté vint se briser sur la glace du

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fumoir.

Un homme entra. Cet homme étaitélégamment et simplement vêtu, etVenture le regarda avec une certainecuriosité. C’était et ce n’était pasRocambole. C’est-à-dire qu’en cemoment notre héros, car c’était lui,était si bien redevenu marquis deChamery, qu’il était méconnaissablepour Venture, qui ne se souvenaitexactement que de Rocambole. Lamère Fipart seule aurait pureconnaître à de légers signes, àd’imperceptibles lignes de saphysionomie, son fils d’adoption.

Mais s’il ne reconnut pas en luiRocambole, non plus qu’il ne l’avait

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reconnu dans John le palefrenier, enrevanche Venture se dit : – J’ai déjàvu ce monsieur quelque part. Et il y ade cela quinze jours, dans lefaubourg Saint-Honoré… un jour depluie… il m’a demandé du feu.

Ce souvenir fut pour Venture cetteétincelle qui met le feu à une traînéede poudre et fait sauter un baril.

– Corbleu ! pensa-t-il, c’est ce jour-làmême que j’ai trouvé une lettresignée sir Williams, que j’ai trouvésur les buttes, par une nuit noire,maître Rocambole, qui m’a fait partirpour l’Espagne, et qui m’a dit : « Tume reconnais à la voix, mais biencertainement tu ne me reconnaîtrais

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pas autrement. Je me suis fait uneautre tête… »

Et Venture ajouta :

– Si c’était lui !

A cette dernière réflexion, Venturetira de sa poche l’un de ses pistolets,appuya son doigt sous la détente demanière à étouffer le bruit de la noixet l’arma lentement.

Le marquis de Chamery allait etvenait par le fumoir, cherchant unobjet quelconque et ne le trouvantpas.

Il prit un cigare sur la cheminée etl’alluma. Puis il s’approcha de la

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bibliothèque :

– Je ne serais pas fâché, murmura-t-il à mi-voix, de relire un peu la lettrede monseigneur l’évêque deSaragosse.

Cette voix, que Rocambole n’avaitpas pris la peine de modifier par unelégère accentuation anglaise, fittressaillir Venture.

– C’est lui, se dit-il, c’est bien lui. Sice n’est pas sa figure ; c’est sa voix…

Et Venture, froid et calme comme lesont les bandits d’une certainetrempe, éleva son pistolet, et, àtravers la solution de continuité desrideaux, il ajusta Rocambole entre

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les deux yeux.

q

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Chapitre19

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Cependant, une seconde, puis deuxs’écoulèrent.

Le doigt de Venture n’appuya pointsur la détente et le coup ne partitpas. Une réflexion terrible, rapidecomme l’éclair, venait de traverser lecerveau du bandit.

– Si je le tue, se dit-il, on accourra aubruit de l’arme à feu, je serai pris, etcomme la loi n’admet pas qu’on sefasse justice soi-même, on m’enverra

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a u pré (bagne), sinon à l’échafaud ;pas de bêtise. D’ailleurs, pensa enmême temps Venture, tuerRocambole n’avancera point monaffaire. Il me faut les papiers, et jevois qu’il va m’indiquer où ils setrouvent.

En effet, le marquis de Chamery, quise croyait parfaitement seul, ouvritla bibliothèque et y prit un grosvolume.

Venture le suivait des yeux et neperdait aucun de ses mouvements.

– J’ai pourtant secoué ce livre-là, sedit ce dernier. Rien ne s’en estéchappé.

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Rocambole prit le volume ets’approcha de la cheminée surlaquelle il avait placé son flambeau.Il ouvrit ensuite l’in-folio à unecertaine page et parut lireattentivement. Un sourire vint alorsà ses lèvres.

– Ma parole d’honneur ! murmura-t-il, je pourrais bien faire cadeau de cevolume à M. de Château-Mailly qu’iln’y verrait que du feu.

Et Rocambole replaça l’in-folio dansson rayon, ferma la bibliothèque etsortit du fumoir sans avoir mêmesongé à s’approcher de la croisée,dans l’embrasure de laquelle Venturese tenait toujours immobile et

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retenant sa respiration. Un instantaprès, le prétendu cocher deM. de Château-Mailly entendit lespas du marquis s’éloigner, traverserle salon et gagner l’antichambre.

Puis une porte s’ouvrit et se referma.C’était la porte de l’appartement quidonnait sur l’escalier du maître.

Selon son invariable habitude,Rocambole avait pénétré chez lui parl’escalier de service et il en était sortipar le grand escalier, sans se douterqu’il laissait dans son fumoir sonplus cruel ennemi.

Venture l’entendant sortir s’étaitretourné et, écartant un peu les

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petits rideaux, il plongea un regardcurieux à travers les persiennes. Lebruit de la grande porte, s’ouvrant etse refermant, lui annonça queRocambole était hors de la maison. Ille vit en effet, à la clarté du réverbèrevoisin, traverser la rue et gagner letrottoir opposé, puis s’en aller forttranquillement dans la direction dela Madeleine et disparaître au coin dela rue de ce nom.

– Maintenant, se dit-il, nous allonsun peu voir, mon petit.

Venture tira des allumettes de sapoche et ralluma le bougeoir.

Il avait parfaitement remarqué le

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volume qu’avait ouvert Rocambole.Ce volume était, du reste, par sesdimensions, assez facile à distinguerdes autres. Il s’en empara et vint seplacer, comme Rocambole, au coin dela cheminée, à laquelle il s’accoudapour examiner le volume tout à sonaise. C’était un livre espagnol, unebelle édition du dix-huitième siècle,reliée en chagrin.

Le titre noir et rouge portait :

Histoire du chevalier Don Quichottede la Manche, etc.

Venture savait l’espagnol et lut fortcouramment la première page de laprose de Cervantes. Puis de nouveau

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il secoua le volume. Mais aucun pli,aucune lettre ne s’en échappa.

– Il aura collé le tout avec des painsà cacheter, pensa-t-il.

Et, feuillet par feuillet, il tournalentement les pages du livre jusqu’àla dernière.

– Par exemple ! se dit-il, celle-là esttrop forte… je ne vois rien.

Et il recommença par la dernière ;mais, vers le milieu, il tressaillit touta coup.

– Oh ! oh ! qu’est-ce que cela ?murmura-t-il.

Son doigt venait, en effet, de sentir

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une feuille un peu plus épaisse queles autres, et il reconnut aussitôt quecette épaisseur provenait de laréunion de deux pages simerveilleusement collées l’une àl’autre qu’il fallait une grandedélicatesse de toucher pour s’enapercevoir.

– Tiens ! dit-il, décidément il est fort,le drôle, il est très fort.

Et Venture examina encore, palpa,repalpa et finit par conclure :

– Evidemment, la lettre de l’évêquede Saragosse est là, entre ces deuxpages ; mais celle de feu le duc deSallandrera, aïeul de celui-ci, n’y est

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pas. Continuons !

Et il tourna quelques feuillets encore.

– Bon ! la voilà, dit-il.

Il venait en effet de trouver deuxautres pages collées. Venture eutd’abord la pensée de décollerbrutalement les deux pages.

Une réflexion l’arrêta : – Soyonscalme, se dit-il : Rocambole doitvisiter quelquefois son cher volume,et si nous gâchons la besogne, ils’apercevra demain de lasoustraction. Or, moi, je ne veux pasfaire les choses à demi et je veuxprendre mon homme au piège. Cen’est pas seulement les lettres qu’il

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me faut, c’est encore la tête de cecher ami, attendu que si je le laissede ce monde, je ne pourrai pas jouirpaisiblement des vingt-cinq millelivres de rente que je vais me faire,grâce à mon intelligence.

Et Venture examina les deux pagesréunies, avec une attention plusscrupuleuse encore.

– Oh ! dit-il, la chose a été bien faite.

Il passa le bout de sa langue sur lesbords.

– C’est de la colle de pâte, et celatient comme un pain à cacheter. Maisnous avons su jadis décacheter leslettres, et nous allons utiliser nos

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connaissances.

Venture s’en alla dans la chambre àcoucher, où il avait remarqué, enpassant, une veilleuse en bronze. Laveilleuse était pleine d’eau ; un godetà esprit-de-vin était placé endessous. Venture rapporta laveilleuse, alluma le godet, qui étaitplein, et l’eau ne tarda point à entreren ébullition. Alors il plaça levolume au-dessus, et le laissa exposéà l’action de la vapeur. Quelquesminutes suffirent. Les deux pagess’imprégnèrent de vapeur, la colle sefondit peu à peu, et les deux pages sedétachèrent l’une de l’autre par uncoin. Venture prit sur le bureau de

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Rocambole un couteau d’ivoire, etacheva de les séparer. Un papierjauni, aplati, couvert d’une grosseécriture noire, dont la formeirrégulière accusait le dix-huitièmesiècle, apparut aux yeux de Venture.

C’était la lettre de l’évêque deSaragosse, lettre contresignée par levalet qui avait assisté à lasubstitution de l’enfant. Venturedécolla les deux autres pages à l’aidedu même procédé et fut bientôt enpossession d’une seconde lettre.

Celle-là était signée :

« Votre père,

« DUC DE SALLANDRERA. »

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Venture mit les deux lettres dans sapoche. Puis il prit sur le bureau deRocambole deux feuilles de papierblanc de même dimension et demême épaisseur que les lettres et lesmit à la place. Après quoi, comme lacolle était fraîche encore, il réunit lespages du livre avec une habiletéégale à celle qu’avait déployéeRocambole dans cette délicateopération. Puis il replaça le volumedans la bibliothèque, reporta laveilleuse dans la chambre à coucher,ralluma son rat-de-cave et souffla lebougeoir.

Ces précautions prises, il sortit del’appartement comme il y était entré,

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et gagna l’escalier, qu’il redescendit,cette fois, d’un pas leste, assuré, lepas d’un homme qui n’a aucunepeccadille sur la conscience.

Il était alors plus de minuit : leconcierge était couché.

– Le cordon, s’il vous plaît ! criaVenture en frappant aux carreaux dela loge.

Le concierge ne s’éveilla qu’à moitiéet tira le cordon sans avoir songé àdemander qui sortait.

Venture s’empressa de gagner la rue.

– Ouf ! murmura-t-il, voilà une petiteexpédition qui n’a pas été sans

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périls.

Une heure plus tard environ, lecocher de M. le duc de Château-Mailly rentrait à l’hôtel, affublé denouveau de sa perruque blonde et deses favoris roux.

– Ce n’est pas la peine, pensa-t-il, deréveiller M. le duc. Il vaut mieuxattendre demain matin pour luidonner ces papiers. D’autant mieuxqu’il faut songer maintenant às’emparer de Rocambole, et ce n’estpas chose facile.

Venture allait monter chez lui et secoucher, mais il vit de la lumière etentendit parler dans les écuries.

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Cette circonstance inaccoutuméeéveilla sa curiosité, et au lieu degagner sa chambre qui se trouvaitdans les combles de l’hôtel, commecelles des autres domestiques, ilentra dans les écuries. Deuxpalefreniers et le piqueur étaientgroupés auprès de la stalled’Ibrahim, le cheval arabe. Le pauvreanimal était couché sur sa litière,avait les barres bordées d’une écumesanglante, et paraissait en proie à devives souffrances…

– Qu’a donc ce cheval ? demandaVenture, qui s’approcha et reprit sonaccentuation anglaise.

– Je ne sais pas, dit le piqueur. Il se

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tord comme cela depuis cinq heuresdu soir… On est allé chez levétérinaire par ordre de M. le duc,qui est venu plusieurs fois voir soncher Ibrahim. Le vétérinaire n’étaitpas chez lui.

Venture se pencha sur le cheval,l’examina, tressaillit.

– Mais, s’écria-t-il tout à coup, cecheval a le charbon… C’est un chevalperdu et bon à abattre !

Avant d’aller plus loin, il estnécessaire de nous reporter à cemoment où, le jour précédent,Rocambole, prenant possession deses fonctions de palefrenier, s’était

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aperçu que le nouveau cocher deM. de Château-Mailly traînait lajambe droite comme un forçat libéréou en rupture de ban.

Cette remarque rendit Rocamboletout pensif.

– Il faudra que j’examine davantagecet homme-là, se dit-il. Ma paroled’honneur, s’il était un peu plusgros… Mais non… ce n’est paspossible… Venture a un ventreénorme…

Cependant, et bien qu’il se fût arrêtélà de ses réflexions, Rocambole n’endemeura pas moins soucieux.Venture s’était si bien grimé que son

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adversaire hésitait à le reconnaître.Mais pourquoi un Anglais, unvéritable Anglais, avait-il ladémarche d’un homme qui a passéquelque dix ans dans les bagnes deFrance ?

– Bah ! se dit enfin Rocambole, j’aimal vu… Le cocher marche mal, etvoilà tout… D’ailleurs, Venture estbeaucoup plus gros, et je crois qu’ilest moins grand. C’est égal, je ne leperdrai pas de vue. En attendant,occupons-nous de nos affaires.

Rocambole avait piqué le cheval avecl’épingle empoisonnée. Le chevalavait éprouvé une légère douleur etrépondu par un coup de pied, que

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Rocambole avait esquivé en se jetantlestement de côté. Le faux palefrenieravait soigneusement renfermél’épingle dans sa boîte et s’étaitéloigné de la stalle d’Ibrahim.Rocambole avait, pour exécuterl’ordre de sir Williams, saisi l’instantfavorable, car une minute après lepiqueur et un autre palefrenierentrèrent dans l’écurie. Rocambolese remit à panser son cheval de l’airle plus indifférent du monde.

Un quart d’heure après, Zampaarriva.

– Sellez Ibrahim, dit-il, M. le duc vasortir.

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Rocambole passa dans la sellerie, yprit la selle et la bride d’Ibrahim, etla harnacha lestement.

– Toujours le boulanger (le hasard)pour nous ! se dit-il. La petite courseque l’arabe va faire hâter de dixheures le développement du mal.Bonne affaire !

En même temps, le groom Casse-Cousellait lui-même un autre cheval pouraccompagner son maître au Bois.

M. de Château-Mailly, qui étaitremonté chez lui, descendit bientôtaprès et enfourcha Ibrahim, aprèsavoir dit à Zampa :

– Je rentrerai vers midi pour

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m’habiller. J’ai des visites à faireaujourd’hui. Tu feras atteler lecarrosse pour deux heures.

Zampa s’inclina, et le duc partit suivide Casse-Cou.

Rocambole, qui pansait un troisièmecheval, avait entendu tout ce quevenait de dire le duc.

Le cocher n’avait pas reparu. Sansdoute, maître Venture avait demandéau duc la permission de sortir.

Toujours est-il que le piqueur et lespalefreniers se trouvaient seuls auxécuries.

Maître Zampa, lui, se promenait dans

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la cour, et comme la valetaille prenddes libertés quand les maîtres sontabsents, il s’était mis à fumer unecigarette qu’il avait roulée dans sesdoigts avec la dextérité particulièreaux Espagnols et à leurs voisins lesPortugais.

Alors Rocambole se glissa sans bruithors des écuries et s’approcha de lui.

Zampa prit l’attitude hautaine d’unvalet de chambre de bonne roche vis-à-vis d’un humble palefrenier. Maisdans cette attitude, Rocambolesurprit quelques signes mystérieuxempreints du plus profond respect etqui voulaient dire sans nul doute :« Je sais bien que vous êtes mon

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maître, que je dépends entièrementde vous et que vous pourriez merenvoyer à l’échafaud si cela vousconvenait. »

– Très bien, dit Rocambole ensouriant. Tu as l’insolence de posequi convient à ton rôle de valet deconfiance.

– J’attends vos ordres, murmura toutbas le Portugais.

– Ils sont fort simples. Tu vasd’abord répondre à mes questions.

– J’écoute.

– Où ton maître se tient-ilhabituellement ?

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– Dans son fumoir, dont il a fait uncabinet de travail.

– C’est toujours là qu’il va d’aborden rentrant ?

– Toujours.

– Et qu’il s’habille et qu’il sedéshabille ?

– Oui, car son cabinet de toilette està côté.

– Très bien.

Et comme Zampa ne paraissait pointcomprendre :

– Je voudrais, ajouta Rocambole, quetu me conduisisses dans le fumoir.

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– Venez, dit Zampa.

Il fit passer Rocambole dans le petitescalier qui descendait desappartements du duc aux écuries.

– Est-ce que, dit Rocambole, enentrant et désignant du doigt unfauteuil à la Voltaire, c’est là ques’asseoit le duc quand il veut écrire ?

– Toujours.

– Très bien ! Tiens-toi sur le carré, etfais attention que personne ne viennenous déranger.

A midi, M. le duc de Château-Maillyrentra de sa promenade et se fitservir à déjeuner. Puis il passa dans

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la pièce qui lui servait de cabinet detravail et y dépouilla sacorrespondance, que Zampa luiapporta sur un vaste plat d’argent.

Parmi les lettres que le duc reçut, ilen était une qui venait de son notaireet à laquelle il lui fallait répondresur-le-champ.

Le duc s’assit dans son voltaire,devant sa table, et écrivit sa lettre.Puis il dit à Zampa :

– Habille-moi ! je vais sortir.

Et le duc, pour se lever, appuya sesdeux mains sur les bras du voltaire.

Mais soudain il poussa un cri de

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douleur.

– Maître Zampa, dit-il avec colère,vous êtes un maladroit de piquer lesépingles dans les bras de monfauteuil au lieu de les enfoncer dansla pelote.

Et le duc montra à Zampa, qui parutconsterné de sa bévue, sa maingauche à la naissance de laquelleperlait une petite goutte de sang.

q

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Chapitre20

Nous avons suivi Venturedans son expéditionnocturne, rue de Surène,et nous avons vucomment il s’empara despapiers à la possession

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desquels M. le duc de Château-Maillyattachait une si grande importance.

Il est maintenant nécessaire de nousattacher aux pas de Rocambole pourexpliquer ce qu’il était venu faire ruede Surène, à minuit, sans se douterque Venture l’épiait derrière unrideau. On s’en souvient, c’était versmidi que M. de Château-Mailly étaitrentré à l’hôtel après deux ou troisheures de galop dans le bois deBoulogne et les Champs-Elysées. Cefut Rocambole, c’est-à-dire John lepalefrenier, qui reçut le cheval arabe,que cette promenade avaitlégèrement échauffé. Il le pansa,l’étrilla, lui lava les jambes et le

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regarda sous le ventre. Un point noirvenait de s’y former à la place de lapiqûre, et lorsque Rocambole y passasa brosse de chiendent, le nobleanimal, qui déjà commençait àsouffrir des premières atteintes dumal, lui lança une terrible ruade quele palefrenier improvisé esquiva avecsa légèreté ordinaire.

Tandis qu’il se livrait à cetteopération, Zampa descendit auxécuries. Rocambole lui jeta un regardinterrogateur qu’il promena ensuiteautour de lui.

Mais Zampa, qui avait fort biensurpris ce regard, ne s’approchacependant point de Rocambole, mais

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bien du groom Casse-Cou, qui, àtrois stalles de distance, pansait lui-même le cheval qu’il venait demonter.

– Petit drôle ! lui dit Zampa, jet’allongerai les oreilles de telle façonqu’elles ressembleront à celles d’uncaniche.

– Pourquoi cela, monsieur Zampa ?demanda le groom avec effronterie.

– Parce que tu as failli me fairechasser.

– Moi ?

– Toi-même.

– Ah ! par exemple ! murmura le

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groom interdit, et qu’ai-je fait ?

– Te souviens-tu qu’hier soir, tandisque M. le duc était absent et que jelisais ses journaux, tu es venu medemander je ne sais plus quoi, et quej’ai bien voulu t’admettre dans monintimité ?

– Je m’en souviens très bien,monsieur Zampa.

– Te souviens-tu d’avoir pris unepelote sur la cheminée ?

– Moi ? non…

– Je m’en souviens, moi. Tu t’esamusé à prendre des épingles, à lespiquer et à les repiquer, au bord, sur

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la tablette de la cheminée… puis…

– Mais, interrompit Casse-Cou, je merappelle avoir touché à la pelote, eneffet, tandis que vous me contiezl’histoire des bohémiens d’Espagne ;mais je ne me souviens pas d’avoirpris des épingles…

– C’est ce qui est arrivé cependant.Tu as, sans le vouloir, enfoncé desépingles dans le fauteuil de M. le duc.

– Ah ! dit Casse-Cou, c’est drôle toutde même, cela !

– Et, acheva Zampa, M. le duc vientde se piquer jusqu’au sang.

Rocambole écoutait, haletant.

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– Et, dit Casse-Cou, il s’est fâché ?

– Il m’a traité de butor.

Casse-Cou fit la grimace et n’osa direun seul mot.

– A l’avenir, acheva Zampa, je tecasserai les reins si tu recommences.

Et le Portugais, qui savait fort bienque Rocambole avait entendu, s’enalla de ce pas majestueux et solennelqui sentait le valet de chambreconfident du maître.

Rocambole ne voulait pas savoirautre chose. Il s’esquiva forttranquillement des écuries, sortit del’hôtel comme s’il allait faire une

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simple course dans le voisinage, etgagna au plus vite la rue de Surène,où il avait hâte de redevenir lemarquis de Chamery.

– Je n’ai réellement plus rien à faireà l’hôtel de Château-Mailly, se dit-il,Zampa me tiendra au courant.

Une heure après, le marquis rentraitchez lui, rue de Verneuil.

Le vicomte et la vicomtessed’Asmolles étaient partis le matinmême en chaise de poste pour laFranche-Comté, et ils avaient trouvéà la barrière du Trône la berline devoyage de M. le duc de Sallandrera. Ilne restait donc à l’hôtel de Chamery

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que le prétendu matelot du marquis,c’est-à-dire sir Williams. Rocambolemonta chez lui sur-le-champ.L’aveugle attendait son retour avecune vive impatience. Il reconnut lebruit de ses pas dans l’escalier, etquand son cher élève entra, le visagedu mutilé exprima une sorted’anxiété qui disait combien ils’intéressait à tout ce qui concernaitl’être dans lequel il s’était incarnépar la pensée.

– Eh bien ? fit-il en levant la têted’une certaine façon interrogative.

– Ca marche, répondit Rocambole.

– Tu as piqué le cheval ? écrivit

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l’aveugle sur son ardoise.

– Et l’homme, répondit Rocambole.

Sir Williams se prit à sourire, et sonvisage approbateur combla de joieson disciple.

– Maintenant, dit ce dernier, quefaut-il faire ?

– Trouver la Fipart.

– Ah !

– Et savoir ce qu’est devenu Venture.

– Ceci est plus difficile.

Sir Williams écrivit :

– Quand on a été cocher, palefrenier,que sais-je ? on peut endosser une

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blouse… et aller flâner àClignancourt… Là, on recherche laveuve Fipart.

– C’est pour cela qu’on y va,j’imagine.

– Oui. On la trouve, attendu que leschiffonniers ne sortent que la nuit.

– Et… alors…

– Dame ! écrivit sir Williams, à taplace, je la prendrais par la douceur.Elle a toujours eu un faible pour toi…et elle peut nous être utile…

– Quelle drôle d’idée !

– On ne sait pas !…

– Mais comment veux-tu que le

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marquis de Chamery s’expose à êtrereconnu par la veuve Fipart, anciennecabaretière à Bougival, ancienneportière à Ménilmontant ?

Sir Williams haussa les épaules ;puis il écrivit cette réponsediplomatique :

– On n’étrangle point, on empoisonne.

– Bon ! je comprends.

Le sourire de sir Williams reparut.

– Et, dit Rocambole, ce mincerésultat obtenu, que fera-t-onensuite ?

– On se débarrassera de Zampa.

– Comment ?

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– Je ne sais pas encore, mais ontrouvera…

– Et… après ?

– Après, on partira pour la Franche-Comté avec son vieux matelot WalterBright, et on n’en reviendra quel’époux de Conception.

– Tu crois ?

Sir Williams écrivit cette phrase, quiaurait dû frapper vivement l’esprit deson élève :

– Tant que je serai près de toi, tantque je vivrai, tu réussiras. Le jour oùje ne serai plus là, tout s’écrouleracomme un château de cartes.

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Mais Rocambole ne prêta pas à cesparoles une bien grande attention, etdit à sir Williams :

– Faut-il aller sur-le-champ àClignancourt ?

– Quelle heure est-il ?

– Trois heures.

– C’est trop tôt. Les chiffonnierssortent à la nuit. Pourvu que tu tetrouves à Clignancourt vers septheures, cela suffit. En attendant, tupeux faire ce que tu voudras.

– Zampa doit venir rue de Surène.

– Quand ?

– Vers six heures.

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L’aveugle inclina la tête en signed’adhésion, et Rocambole le quitta.Le marquis alla passer une heure àson club, perdit vingt-cinq louis auwhist, retourna rue de Surène verscinq heures et demie, redevintl’homme à la polonaise et alla ouvrirà Zampa qui, à six heures précises,sonnait à la porte.

– Eh bien ? fit-il.

– Le cheval est très malade. M. Leduc a été averti il y a cinq minutes.

– Est-il descendu aux écuries ?

– Sur-le-champ.

– A-t-il touché le cheval ?

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– Il l’a caressé à plusieurs reprises.

– Avec quelle main ?

– Avec celle qui a été piquée parl’épingle.

– Bravo !

– Avez-vous quelque chose à medire ?

– Non.

– Reviendrai-je ?

– Demain, pour m’apprendre ce qu’ily aura de nouveau et comment le duca passé la nuit.

Zampa s’inclina.

– A-t-on demandé après moi à

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l’écurie ? demanda Rocambole.

– Pas encore, le cocher n’est pasrentré.

– Et le piqueur ?

– Pas davantage.

Rocambole congédia Zampa ; puis ilfit subir une notable métamorphoseà sa personne et sortit de la maisonde la rue de Surène par l’escalier deservice. Le brillant marquis deChamery était devenu un véritableParisien des barrières, un habituédes marchands de vin de la banlieue.Casquette inclinée sur l’oreille,blouse blanche tachée de vin,souliers éculés, pantalon noir

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luisant, cravate en corde sur du lingedouteux, brûle-gueule aux lèvres.Ainsi accoutré, Rocambole résumaitce type bien connu sous le nom degouapeur, c’est-à-dire un ouvriersans état, un travailleur qui ne faitrien, un vaurien qui passe sa vie àculotter des pipes et à boire du vinbleu à un sou le canon.

Rocambole se dirigea forttranquillement vers la barrière deClichy par la rue Tronchet et la rued’Amsterdam. Puis il gagna leshauteurs de Montmartre, toujours àpied, toujours fumant sa courte pipeet fredonnant un refrain d’estaminet.Il passa devant le célèbre Moulin de

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la Galette, et descendit àClignancourt, où une agglomérationde chiffonniers et de ferrailleursavaient établi leur domicile.

Il ne lui fut pas difficile de trouversur-le-champ l’espèce de cité forméede masures et de constructions envieux matériaux cimentés à l’argileoù vivait et grouillait pêle-mêle cettepopulation de nocturnes industriels.

Comme il en franchissait le seuil, unjeune chiffonnier en sortait sa hotteau dos.

– Hé ! camarade, lui dit Rocambole,es-tu bon zigue ? Je paye un canon…

– Ca va, dit le chiffonnier, qui avait

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quatorze ou quinze ans.

Rocambole l’entraîna dans unhorrible bouchon situé à l’entrée dela cité, et sur le comptoir duquel ondébitait sans relâche de l’esprit-de-vin et de l’eau-de-vie de pomme deterre.

– Qu’est-ce qu’il y a pour ton service,camaro ? demanda le chiffonnier.

– Tu dois connaître ma tante, toi ?

– Le mont-de-piété ?

– Mais non, farceur !… ma tante, mavraie tante, la propre sœur de feu mamère.

– Est-ce qu’elle est dans la partie ?

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– Mais oui. Elle chiffonne…

– Et elle demeure ici ?

– Je ne sais pas ; peut-être bien queoui…

– Comment qu’on l’appelle ?

– Madame Fipart.

– Maman Fipart ? la veuve Fipart ?

– Tu la connais ?

– Pardienne ! elle demeure là-bas…tiens, à cette porte rouge comme unbras de guillotine. Mais je ne sais passi elle y est… Je ne l’ai pas vueaujourd’hui…

– Sais-tu si elle a de quoi ? demanda

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Rocambole en clignant de l’œil.

– Le commerce ne va pas.

– Ah ! je t’en fiche ! tantan Fipart atoujours de l’os (de l’argent), va. Ellea une paillasse, c’est sûr, et del’argent dedans.

– C’est-y que tu veux qu’elle t’endonne ? demanda le chiffonnier.

– Tiens ! dit naïvement Rocambole,c’est-y pas la vraie sœur de ma vraiemère ? J’aime pas le travail, moi,j’suis faignant !…

Et il jeta deux sous sur le comptoirdu marchand de vin pour payer lesdeux verres de trois-six qu’ils

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venaient d’absorber.

Puis il ajouta en donnant unepoignée de main au chiffonnier :

– Au revoir ! camarade.

Rocambole se dirigea vers la porteque lui avait indiquée le chiffonnier.

C’était bien celle du taudis où, à sonretour d’Espagne, Venture avaitretrouvé maman Fipart. Mais le filsadoptif de la veuve cognainutilement, la porte ne s’ouvrit pas.Une femme qui passait lui dit :

– Maman n’y est pas.

Maman était l’adjectif que tous lesgens de la connaissance de la veuve

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Fipart plaçaient invariablementdevant son nom.

– Et où donc qu’elle est, la tante ?demanda Rocambole.

– Tiens ! c’est votre tante ?

– Un peu…

– Eh bien ! elle n’y est pas.

– Où est-elle ?

– Ah ! dame ! on ne sait pas ; maiselle est partie hier avec un hommequi paraissait avoir de quoi.

– Hein !

– Et qui lui a apporté une robe et dessouliers, et un bonnet ; et que,

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lorsqu’elle a eu tout cela, elleressemblait à une duchesse.

Rocambole tressaillit.

– Comment était-il donc, cethomme ?

– Un gros, déjà vieux, un peu chauve.Il avait une redingote noire ; il étaitcossu comme un habitué du marchéde Poissy.

– C’est mon oncle ! dit Rocambole.

Et le faux marquis de Chamery, quivenait de tressaillir à ce signalement,ajouta mentalement : – Ce portraitressemble furieusement à maîtreVenture.

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La chiffonnière, qui était loquace,poursuivit :

– Il est venu en voiture, ma foi ! àpreuve que j’ai reconnu le cocher…

– Tiens ! vous connaissez le cocher ?

– Oui ; c’est un maraudeur.

– Où a-t-il sa remise ?

– A Montmartre, impasse Cauchois.

– Et mon oncle…

– Tiens ! c’est donc votre oncle ?

– Oui. Il s’était fâché avec ma tante,rapport qu’elle avait été légère…mais vu qu’elle est vieille, faut croireque le danger étant passé, il aura

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voulu faire la paix…

La chiffonnière se mit à rire.

– Eh bien ! dit-elle, il l’a emmenéechez lui probablement, vu qu’il l’ahabillée des pieds à la tête…

– Et vous ne l’avez pas revue ?

– Non.

– Merci, ma petite dame, ditRocambole en saluant.

Et il s’en alla, se disant :

– Le cocher demeure impasseCauchois, à Montmartre… Je sauraibien par lui où il a mené mamanFipart.

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Le faux marquis de Chamery quittala cité des chiffonniers, retourna àMontmartre, longea le boulevardextérieur et alla jusqu’à la Villette.

Une foule de marchands fripiersétalent du matin au soir des habitsd’occasion sur le trottoir duboulevard extérieur, en cet endroit.En homme prudent, Rocambole avaitcompris qu’il ne pouvait essayer decorrompre le cocher dans le piètrecostume où il était. Comme lesfripiers de la Villette ne s’inquiètentque médiocrement de la moralité deleurs clients, Rocambole putéchanger pour la modeste somme devingt francs, et sans qu’il lui fût fait

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la moindre question sur laprovenance de cet argent, sa blouse,son pantalon usé et sa casquettecontre un pantalon bleu à lahussarde, une redingote qu’ilboutonna militairement, et unchapeau de soie retapé. Enfin ilremplaça ses souliers éculés par desbottes à hauts talons.

Ainsi vêtu, Rocambole se trouvaavoir un faux air d’agent de police encostume bourgeois, et il retourna àMontmartre.

Précisément au moment où il mettaitle pied sur le seuil de l’impasseCauchois, un coupé de remise yrentrait avec un cheval efflanqué.

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– Voilà, bourgeois ! cria le cocher,qui crut voir une pratique dansRocambole. Le temps de changer decheval, et je suis à vous.

Mais Rocambole alla droit à lui et luidit sévèrement :

– Descendez donc de votre siège etvenez répondre aux questions qu’ona à vous faire.

– Hum ! murmura le cocher, quiregarda le pantalon bleu et laredingote boutonnée… Est-ce que cebourgeois demeurerait rue deJérusalem ?

Et il descendit de son siège, etaborda Rocambole en mettant le

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chapeau à la main.

– Vous êtes cocher de remise ?demanda celui-ci toujours bref etsévère.

– Oui, monsieur.

– Maraudeur, comme on dit.

– C’est cela.

– Vous demeurez dans l’impasse ?

– Oui.

– Y êtes-vous le seul de votreprofession ?

– Oui, monsieur.

– C’est bien, dit Rocambole.

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Et il ajouta :

– Alors c’est bien à vous que j’aiaffaire. Vous êtes allé hier àClignancourt ?

– C’est vrai.

– Vous y avez conduit un hommeentre deux âges, gros, un peu chauve,les favoris noirs…

– C’est parfaitement vrai.

– A la cité des chiffonniers ?

– Encore exact.

– Et vous en êtes reparti avec lui etune femme, une vieille, vêtue denoir ?

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– Oui, monsieur l’a…

– Chut ! dit Rocambole. Contentez-vous de répondre à mes questions.Où avez-vous conduit ces deuxpersonnes ?

– Au Gros-Caillou.

– Quelle rue ?

– Rue de l’Eglise.

– Ah !… pensa Rocambole, je tiensmes deux bandits, et cette foismaman Fipart ne sera pas étrangléede travers.

q

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Chapitre21

Le cocher était tellementpersuadé qu’il avaitaffaire à un hôte de la ruede Jérusalem qu’il avaitrépondu laconiquement etsans hésiter aux questions

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que venait de lui poser Rocambole.

Celui-ci continua :

– Ah ! vous les avez conduits rue del’Eglise ?

– Oui.

– A quel numéro ?

– Au numéro 12.

– Et ils y sont restés ?

– Oui ; c’est là qu’on a descendu lamalle.

– Avez-vous entendu quelque chose ?

– Le gros homme a dit au concierge :« Voilà ma mère, la veuve Brisedoux,qui arrive de Normandie. »

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– C’est bien, dit Rocambole.

Il savait désormais tout ce qu’ilvoulait savoir. Et il ajouta enregardant le cocher :

– On verra si vous avez dit la vérité.

Muni des renseignements que lecocher venait de lui donner,Rocambole quitta Montmartre et s’enalla, dans ses habits d’occasion,prendre l’omnibus à la barrièreBlanche, changea d’équipage à laMadeleine et prit celui qui conduit auGros-Caillou. Il mit pied à terre auxenvirons de l’Ecole militaire.

Il était alors complètement nuit et legaz ne remplaçait, dans ce quartier

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désert, que très imparfaitement lesoleil. La rue de l’Eglise, il y aquelques années seulement, était àpeine bâtie. On y voyait des terrainsvagues, clos de planches, desmaisons en construction, d’autresencore inhabitées. Celle qui portait lenuméro 12 avait trois étages. Onlisait en grosses lettres sur la porteet sur un écriteau jaune :

Chambres et cabinets garnis à louer.

Rocambole n’hésita pas une minute.Il sonna. La porte s’ouvrit ; leconcierge passa sa tête ornée debesicles à travers le carreau de saloge et dit :

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– Qui demandez-vous ?

– Pardon, répondit humblementRocambole, c’est bien ici le numéro12 ?

– Oui.

– Alors, c’est ici que m’envoie monpatron. Il se nomme Brisedoux, ditRocambole à tout hasard.

– Ah ! très bien, dit le concierge,nous avons sa mère dans la maison.

– C’est bien cela ! mon patronm’envoie…

– Pour voir sa mère ?

– Oui, j’ai une petite commission àlui faire.

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– Très bien ! je vais vous conduire.

– Ne vous dérangez pas, c’est pointla peine ; où est-ce donc ?

– Au premier, chambre n° 2.

– Très bien. Merci.

Et le concierge sortit de sa loge pouréclairer un homme qui venait chez laveuve Brisedoux, une femme quidans huit jours allait prendrepossession de l’hôtel.

Rocambole monta lestement, trouvale numéro 2 et frappa.

– Entrez ! dit une voix à l’intérieur,la clef est sur la porte.

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– Merci ! répéta Rocambole enadressant au concierge un profondsalut, le salut d’un garçon épicier quisait vivre et a du monde.

Le concierge redescendit.

Alors Rocambole tourna lestement laclef dans la serrure, la retira, etferma la porte sur lui.

La veuve Fipart était au lit. Depuisqu’elle était rentière, la digne vieillepensait que la distinction vraie c’estle repos, et que se coucher tôt, selever tard constituait la suprêmeélégance. Elle était donc au lit, bienqu’il ne fût que huit heures, et elleavait soufflé sa bougie. Ce qui fit que

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Rocambole se trouva, en entrant,dans une obscurité profonde.

– Qui est là ? dit la vieille.

– Madame Brisedoux ? demandal’élève de sir Williams, qui contrefitparfaitement sa voix.

– C’est moi ; que voulez-vous ?

– Je viens de la part de votre fils,M. Brisedoux.

– Ah ! dit la vieille.

– Je suis son commis.

– Farceur ! il a donc un commis ?

– Mais oui… c’est moi…

– Et vous venez de sa part ?

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– Oui, madame.

– C’est drôle, dit la vieille, il mesemble que je connais votre voix.Mais il sort d’ici, mon fils, voilà uneheure…

– Ah ! murmura Rocambole, à partlui. (Et il dit tout haut :) Je le saisbien. C’est pour ça qu’il m’envoie.

– Attendez donc, dit la veuve Fiparttout à fait sans défiance, je vaisallumer ma lampe.

Et elle prit une allumette et la frottacontre le mur. Mais Rocambole, quiavait refermé la porte, souffla surl’allumette, qui s’éteignit avant quela veuve Fipart eût pu voir à qui elle

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avait affaire, et soudain ses deuxmains s’arrondirent autour du cou dela vieille, et, sans dissimuler sa voixdavantage, il lui dit :

– Maman, c’est moi… c’estRocambole, qui t’a mal étranglée…Tais-toi, ne crie pas, je ne te ferai pasde mal…

La veuve, saisie de terreur, ne trouvani un cri ni un mot.

Rocambole poursuivit d’une voixcâline :

– J’ai eu des remords, maman, et j’aiété bien content quand j’ai apprisque t’en avais réchappé… Maman,chère maman Fipart à son petit

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Rocambole chéri, ne fais pas debruit, je ne te veux pas de mal…Nous allons causer… tu verras…Rocambole sera gentil…

– Grâce ! murmura la vieille à mi-voix, ne me tue pas !

– Que t’es bête ! dit Rocambole,toujours mielleux et caressant,puisque je te dis que non… et lapreuve, c’est que je vas allumer tabougie.

Et comme Rocambole avait vu, à larapide lueur de l’allumette qu’ils’était hâté de souffler, le bougeoiret la table de nuit, il en prit uneseconde et la frotta sur le parquet,

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d’une main, tandis que l’autre étaittoujours appuyée sur le cou de laveuve Fipart.

Puis il ralluma la bougie.

Alors l’ancienne cabaretière deBougival et son fils d’adoption seregardèrent un moment silencieux.

L’effroi se peignait sur le visage demaman Fipart ; Rocambole, aucontraire, avait aux lèvres une fleurde sourire mélangée d’une pointe deraillerie, mais de railleriebienveillante.

– Pauvre maman ! dit-il.

Et il plaça un pistolet tout armé sur

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la table de nuit.

– Maman, reprit-il, tu vois ce joujou,hein ? Eh bien, si tu es sage, si tuveux causer avec le petit Rocamboleà maman, on ne s’en servira pas.Mais si tu faisais des bêtises, si tucriais, si tu appelais au secours…avant qu’on fût venu…

Les dents de la veuve Fipartclaquaient de terreur.

Rocambole prit le ton le pluscaressant et poursuivit :

– Tu sais bien que je t’aime, maman,que j’ai toujours aimé maman Fipart,l’épouse à papa Nicolo ; mais queveux-tu ! j’étais un peu gris l’autre

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jour… et puis tu avais crié… et puiscomme je suis marquis…

– T’es marquis ! murmura la veuveFipart avec une subite admiration etsans plus se préoccuper du pistoletarmé.

– Un peu, maman…

– Et tu laisses ta mère à l’abandon…

– Ah ! ne m’en parle pas, ditRocambole, j’en ai pleuré et j’enpleure encore, quand j’y songe.

Et Rocambole passa la main sur sesyeux.

Ce geste eut le don d’émouvoir laveuve Fipart.

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– Ainsi tu as du regret ? dit-elle.

– Du remords, maman.

– Et tu as pleuré ?

– Comme une Madeleine, fitRocambole, qui sut imprimer à savoix un cachet de véritable émotion.

Cette émotion gagna l’horriblevieille. Cette femme, qui avaitéternellement vécu dans le sang et levol, cette créature infâme et souilléequi avait pillé, assassiné, envoyél’homme qui vivait avec elle àl’échafaud, avait eu au fond du cœurune seule affection, Rocambole.

Elle avait fini par aimer cet

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audacieux bandit, qu’elle avait élevé,conduit pas à pas dans la carrière ducrime. Elle avait juré à Venturequ’elle était prête à dénoncerRocambole, à le vendre au dab de lacigogne, comme disent les voleurspour désigner le procureur général ;et, maintenant, voici que, sur lesimple mot de repentir prononcé parson enfant d’adoption, elle se sentaitdésarmée, elle s’attendrissait.

Rocambole vit les larmes lui veniraux yeux.

– Ah ! maman, maman… murmura-t-il, ne pleure donc pas, vieille bête !…puisque le petit Rocambole esttoujours le môme chéri à maman

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Fipart…

Et le fringant marquis de Chamery nedédaigna point de passer ses deuxbras autour du cou de la vieille et del’embrasser fort tendrement.Désormais la réconciliation étaitopérée, la paix était conclue.

Alors Rocambole désarma lepistolet, le mit tranquillement danssa poche, puis il s’assit sur le pied dulit de maman Fipart, et lui dit :

– Vrai, tu me pardonnes ?

– C’te bêtise !

– Tu ne m’en veux plus ?

– Je t’aime !…

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La vieille prononça ce verbe aveceffusion.

– Alors, causons, dit Rocambole.

– Ainsi, tu es marquis ?

– Parbleu !

– Et riche ?

– Millionnaire.

– Et tu aimes toujours maman ?

– A mort !

– Méchant petit drôle ! fit-elle aveceffusion et caressant la joue dumarquis de sa main osseuse etridée… Quand on pense que tu asvoulu…

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– Tais-toi, maman ! j’avais perdu laboule.

– Mais tu ne recommenceras pas ?

– Jamais.

– Tu seras bon pour moi ?

– Je te ferai des rentes…

– Ah ! bien alors, dit la veuve Fipart,je vas tout te dire.

– Tiens ! dit Rocambole, je devine.

– Hein ?

– Tu vas me parler de Venture.

– Oh ! le gredin ! dit la vieille, quandon songe qu’il sort d’ici… et qu’ilm’a fait promettre… Oh !… mais, tu

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sais, je n’étais pas contente de toi…j’étais fâchée, quoi !…

– Dame, observa Rocambole, le faitest que j’avais… été léger…

– C’est le mot, dit la Fipart.

– Et il t’a fait jurer… ?

– De tout dire au dab…

– Bon !… dit Rocambole, on lerepincera. Voyons, maman, qu’est-cequ’il t’a promis ?

– Il a acheté cet hôtel.

– La maison ?

– Non, le fonds.

– Et… il te l’a donné ?

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– Non, mais je le gérerai dans huitjours.

– Le cuistre !

– Seulement… Ah ! ma foi, tant pis,je vas tout te dire…

– Dis, maman.

– J’étais vexée après toi…

– Va toujours !

– Il m’a dit que le lendemain… de…

– Bon ! je comprends… de mafauchaison, n’est-ce pas ?

– C’est ça…

– Et bien ! le lendemain…

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– Il me passerait tout en mon nom.

– Et bien ! maman, dit froidementRocambole, Venture est un butor.

– Tu crois ?

– Parbleu !… et moi je vais te donnertout de suite une maison avec lefonds, quelque chose qui vautsoixante mille francs et en rapportesept.

La Fipart ouvrit de grands yeux.

– Seulement, tu vas tout me conter.

– Tout, mon petit.

En effet, la veuve Fipart, qui s’étaitfranchement réconciliée avecRocambole, lui raconta de point en

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point tout ce que nous savons, c’est-à-dire comment elle avait vu Venturearriver chez elle, un soir, il y avaittrois jours ; comment elle lui avait vudécacheter et lire une lettre ; puispartir de chez elle le lendemain,revenir ensuite la chercher, l’installerau Gros-Caillou et lui dire enfin :

– Je crois que je tiens Rocambole.

La mère Fipart ne savait pas au justequels moyens Venture employaitpour découvrir Rocambole, nicomment il pouvait être sur sestraces ; mais ce dernier le comprit ensongeant que, bien certainement, lebandit avait décacheté la lettre de lacomtesse Artoff au duc de

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Sallandrera, et un dernier mot del’ancienne cabaretière fut un trait delumière pour lui.

– Il m’a dit qu’il était cocher,maintenant, dans une grande maison,et pour les besoins de la chose,acheva-t-elle.

– Parbleu ! se dit Rocambole, cecocher du duc qui tire la droite, c’estlui ; j’aurais dû le reconnaître… Ehbien ! maman, dit-il alors, tu peuxfaire tes paquets.

– Tu m’emmènes ?

– Pas ce soir, mais demain.

– Où cela ?

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– Dans ta maison, ta vraie maison, tuauras l’acte en main.

– Vrai ?

– Parole d’honneur ! foi de petitRocambole à maman chérie.

– Mais… Venture…

– Eh bien ! s’il vient, tu ne lui diraspas que tu m’as vu.

– Compris !

– Et tu parleras toujours de me faireraccourcir…

– Pauvre chéri !… murmura la vieilleles larmes aux yeux.

– Adieu, maman, bonsoir…

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Et Rocambole jeta un chiffon depapier sur le lit.

– Tiens ! dit-il, voilà pour tontabac…

Ce chiffon était un billet de cinqcents francs.

Rocambole embrassa maman Fipartet s’en alla comme il était venu,saluant très bas le concierge de lamaison et continuant son rôle decommis épicier.

Minuit sonnait comme il tournait larue de l’Eglise.

Rocambole alla à pied jusqu’à laplace de la Concorde, la traversa et

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gagna la rue de Surène, sans sedouter qu’en ce moment mêmeVenture était chez lui, se livrant àune minutieuse perquisition pourretrouver les papiers auxquels M. leduc de Château-Mailly attachait un sigrand prix. Ce fut sans le moindresoupçon qu’il pénétra chez lui parl’escalier de service et la porte quidonnait dans le corridor près de lacuisine. Il entra avec la mêmesécurité dans sa chambre, passadans son cabinet de toilette. Ilchangea de costume, puis alla dans lefumoir.

Là, en prenant l’histoire de donQuichotte et s’assurant qu’elle était

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toujours dépositaire des fameuseslettres, il ne soupçonna pasdavantage que Venture, cachéderrière un rideau, l’ajustait et quesa vie tenait à un cheveu, pas plusqu’il ne soupçonna qu’il venait, enprenant le volume de Cervantes,d’indiquer au bandit où se trouvaientles fameuses lettres, objet de sesactives recherches.

Il sortit donc fort tranquille de chezlui et reprit le chemin de la rue deVerneuil, sans doute pour allerdemander conseil à sir Williams.Mais une circonstance imprévue, ouplutôt le résultat d’uneinconséquence de sa part, le força à

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rebrousser chemin. Préoccupé qu’ilétait des révélations de la veuveFipart, Rocambole n’avait changé decostume qu’à moitié, et il avait gardéle gilet d’occasion que lui avaitvendu le fripier de la Villette. Il s’enaperçut en cherchant sa montre, qu’ilne trouva pas. Or, rentrer à son hôtelavec ce vêtement d’origine douteuseétait pour M. le marquis de Chameryse compromettre assez gravementaux yeux de son valet de chambre. Ilrebroussa donc chemin, revint rue deSurène et y changea de gilet.

Mais au moment où il allait sortir denouveau, sa bougie s’éteignit, ce quile força à passer dans le fumoir pour

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y prendre des allumettes. Là, il cruts’apercevoir que son bougeoir avaitchangé de place. Il avait fort bienremarqué qu’il était, une demi-heureauparavant, sur la cheminée, et il leretrouvait sur la table.

Venture, en s’en allant, n’avait paspris garde à cette circonstance, ils’était contenté de souffler lebougeoir, en le laissant sur la tableoù il l’avait placé pour se livrer plusfacilement à l’opération dudécollement et du recollement despages du volume.

En même temps, Rocambole aperçutquelques gouttes d’eau sur sa table.

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Cette eau, qui s’était échappée de labouilloire en ébullition, était tièdeencore. Rocambole courut dans sachambre à coucher, mit la main sursa veilleuse et la trouva chaude.

– On est venu ici ! s’écria-t-il.

Et il tira son pistolet de sa poche etl’arma précipitamment.

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Chapitre22

Rocambole était, avanttout, un homme prudent,et s’il avait armé sonpistolet, c’était afin den’être pas pris audépourvu, dans le cas où

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celui ou ceux qui s’étaient introduitsdans son appartement s’ytrouveraient encore. Ce fut donc unflambeau d’une main, un pistoletarmé de l’autre, qu’il commença uneminutieuse inspection de son logis,fouillant chaque pièce dans ses coinset recoins, regardant sous lesmeubles, dans l’embrasure descroisées et jusque dans les placards.

Mais Venture n’était plus là, etl’appartement était vide.

Alors Rocambole revint dans lefumoir.

– Evidemment, se dit-il, il n’y apersonne ici ; quelqu’un, cependant,

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y est venu… Qu’est-il venu y faire ?Est-ce un voleur ? est-ce Venture ?

Rocambole leva les yeux vers labibliothèque et y vit le volume quicontenait, une heure auparavantencore, les deux pièces que Ventureportait sans doute, en ce moment, àM. de Château-Mailly. Toutparaissait être en ordre dans labibliothèque, et on ne semblait pasavoir touché à l’Histoire de DonQuichotte de la Manche.

Rocambole alla droit au meuble deBoule et l’ouvrit. Il éprouva entournant la clef cette légèrerésistance qui indique à une mainexercée qu’une autre clef que la clef

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ordinaire a été placée dans laserrure.

– On a crocheté le bahut, pensa-t-il.

Et il se hâta de le visiter.

Venture, on s’en souvient, avaittrouvé dans le bahut une boursecontenant quelques louis, unpoignard qu’il avait reconnu et misdans sa poche, un portefeuillerenfermant des lettres adressées àM. Frédéric et plusieurs autres objetssans valeur.

Venture n’avait touché qu’aupoignard, et il avait laissé tout lereste, même la bourse, ce quiconstituait pour lui un acte de

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véritable abnégation. Mais ladisparition du poignard frappaRocambole, en même temps que laprésence de la bourse.

– Oh ! oh ! se dit-il, ce n’est pas unvoleur ordinaire qui est entré ici…

Et il abandonna le bahut pourretourner dans sa chambre àcoucher.

– On a fait chauffer de l’eau,poursuivit-il en mettant la main surla veilleuse. Pour quoi faire ?

Cette question qu’il s’adressait jetainstantanément une terrible lueurdans son esprit.

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– L’eau bouillante, se dit-il, est unmoyen de décacheter les lettresfermées par un pain à cacheter, etpar le même procédé on peutdécoller deux feuilles de papierréunies ensemble avec de la colle depâte.

Rocambole ouvrit précipitamment sabibliothèque et s’empara du volumed e Don Quichotte, saisi qu’il étaitd’un funeste pressentiment.

Si habilement que Venture eûtaccompli sa besogne, il n’avait puempêcher quelques gouttes de lacolle de suinter à travers le papier.Les gouttes refigées peu après setrahirent sur-le-champ. Rocambole,

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en feuilletant le volume, trouva deuxfeuilles collées à une troisième etremarqua en même temps quelqueséclaboussures d’eau sur le vélin.

– Je suis volé ! s’écria-t-il.

Et il s’arma d’un couteau à papier,décolla les deux feuilles et trouva lecarré de papier blanc à la place de lalettre de l’évêque espagnol.

– Oh ! murmura-t-il, Venture seul estcapable d’avoir fait le coup. Etmaintenant, plus de doute, Venture etle cocher qui tire la droite ne fontqu’un.

Un moment, l’élève de sir Williamsperdit la tête et songea à courir après

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Venture, sans même changer decostume. Mais la réflexion revintaussitôt, et pour la première foispeut-être depuis qu’il avait trouvéson digne maître, Rocambole nesongea point à l’aller consulter.

– Au fait, se dit-il, il est deux heuresdu matin, il y a des chances pour quele duc soit couché…

« Cette veilleuse encore chaude, cettecolle encore malléable me sont unindice certain que Venture sortd’ici… peut-être même y était-il toutà l’heure quand je suis venu… Donc,si le duc a les lettres, c’est que lebandit n’a pas perdu de temps… etpuis le duc est peut-être couché, et

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Venture aura voulu réfléchir… Jecours à l’hôtel de la place Beauvau.

Et Rocambole retourna dans soncabinet de toilette et y changea decostume. Dix minutes lui suffirentpour redevenir le palefrenier Johndes pieds à la tête.

– Puisque je n’ai pas reconnuVenture, se dit-il, il est probable qu’ilne me reconnaîtra pas davantage.

Et Rocambole mit prudemment sespistolets dans la poche de sa vested’écurie, quitta son appartement etgagna la place Beauvau.

L’hôtel de Château-Mailly avait unepetite porte pour les domestiques et

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les gens de service qui allaient etvenaient souvent à toutes les heuresde la nuit. Cette porte, au lieu desonnette, avait un simple marteau, etc’était un valet d’écurie qui de son liten tirait le cordon.

Rocambole frappa, la porte s’ouvrit.

Dans la journée, après avoir piqué lecheval arabe avec l’épingleempoisonnée, Rocambole avaitquitté les écuries sous le prétexted’aller chercher ses effets et seshardes chez un marchand de chevauxde la rue des Ecluses-Saint-Martin,où, disait-il, il avait travailléquelques jours.

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– Je ne rentrerai que ce soir, avait-ildit à un autre palefrenier, en le priantde faire son service.

Or, Rocambole, qui était parti avecl’intention de ne plus revenir, s’était,on le voit, et sans y penser, ménagéun prétexte plausible pour rentrer àl’hôtel.

Les palefreniers couchaient auxécuries, dans des cadres placés au-dessus des stalles des chevaux. Cefut donc vers cet endroit que,d’abord, John le palefrenier sedirigea. Comme Venture, il avait vude la lumière ; comme lui, il entenditdes voix et du bruit.

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– Il paraît, se dit-il, que le pauvreIbrahim commence à se trouver mal àson aise.

Il entra et reconnut que sonhypothèse était fondée, car lepiqueur, un palefrenier et le cocherétaient sur pied.

Tous trois entouraient la stalle ducheval malade, et Venture l’examinaitavec une scrupuleuse attention.

Rocambole s’approcha sans bruit, etnul ne s’aperçut d’abord de saprésence.

Venture causait dans un adorablebaragouin d’outre-Manche avec lepiqueur – baragouin que nous nous

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contenterons de traduire. Le piqueurlui racontait les diverses phases del’indisposition du cheval.

Venture venait d’étendre la main versun point noir que la noble bête avaitsous le ventre, à l’endroit où elleavait été piquée, et qui avaitdéterminé presque sur-le-champ uneenflure qui semblait s’étendre à vued’œil.

– C’est le charbon, répétait Venture.

– Le charbon ? disait le piqueur ;mais comment a-t-il pu le gagner ?Tous nos chevaux sont sains etIbrahim n’était pas sorti depuis troisjours.

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Venture fronçait le sourcil etparaissait fort soucieux.

– Etes-vous sûr de vos palefreniers ?… demanda-t-il enfin.

– Très sûr, excepté du nouveau, celuiqui est sorti…

– Ah ! le gredin, murmura le piqueur,il est capable d’avoir voulu se vengerde ce qu’on le congédiait. Mais,ajouta le piqueur, on ne peut donnerque ce qu’on a. Si le palefrenier avaitdonné le charbon au cheval, c’estqu’il l’aurait eu lui-même.

– C’est juste, murmura Venture, à quicet argument parut sans réplique.

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– Et, reprit-il, M. le duc est venu voirle cheval ?

– Deux fois dans la soirée.

– Et il l’a touché ?

– Il lui a plusieurs fois essuyé lesbarres avec son mouchoir.

Venture tressaillit.

– Du reste, poursuivit le piqueur,dans les premiers moments du mal,Ibrahim était inabordable, à ce pointqu’il ruait et essayait de mordre. Iln’y a que monsieur qui ait pul’approcher.

– Il ne l’a pas mordu, au moins !s’écria le cocher.

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– Au contraire, il l’a léché plusieursfois.

Rocambole, qui écoutait et voyaitpar-dessus l’épaule du piqueur etque personne n’avait encore aperçu,vit quelques gouttes de sueur perlerau front de Venture. Cette fois, ill’avait bien reconnu, et le baragouinanglo-français du faux cocher luiavait permis de distinguer certainesintonations de sa véritable voix.

Comme le cheval, qui continuait à setordre sur la litière, occupaitexclusivement l’attention de ces troispersonnes, Rocambole puts’éloigner, comme il était entré, surla pointe du pied, et il alla se blottir

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à l’autre extrémité de l’écurie dansun cadre vide.

– Puisque Venture a demandé si M. leduc avait vu le cheval, pensaRocambole, c’est que lui, Venture,n’a pas vu le duc depuis qu’il a mespapiers en sa possession.

En ce moment, Zampa entra dansl’écurie et alla droit à la stalled’Ibrahim.

– Comment va le cheval ? demanda-t-il au piqueur.

Venture leva la tête et attacha sur levalet de chambre un regard froid etscrutateur. Mais Zampa soutint ceregard et demeura impassible.

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– Vous voyez, dit le piqueur.

– Il sera mort au point du jour,ajouta le palefrenier.

– M. le duc est capable d’en faire unemaladie.

– Est-ce que le duc est couché ?demanda Venture naïvement.

– Monsieur est malade.

Venture tressaillit de nouveau.

– Il a la fièvre, ajouta Zampa,toujours indifférent et calme.

Et, comme le cocher continuait àl’observer, le Portugais ajouta : – Cen’est pas extraordinaire, du reste ; ilparaît que M. le duc est amoureux, et

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qu’il a du malheur dans ses amours.

Le piqueur et le palefrenier se prirentà rire.

Seul le faux cocher demeuraimpassible.

Cependant, après un moment desilence, il dit à Zampa :

– Est-ce le duc qui vous a envoyésavoir des nouvelles du cheval ?

– Oui.

– Peut-on le voir ?

– Qui, le duc ?

– Oui, fit Venture d’un signe de tête.Je pourrais lui expliquer au juste

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quelle est la maladie du cheval.

Et le cocher fit un signe impérieux aupiqueur et au palefrenier pour lesengager à se taire.

Zampa répondit :

– M. le duc est couché. Mais je vaislui dire que vous voulez le voir.

Pendant ce bref colloque, Rocamboles’était traîné hors de son cadre et ils’était dirigé vers la cour enrampant.

Zampa sortit, fit trois pas dans lacour pour gagner le petit escalier, et,comme il faisait clair de lune, reculastupéfait en voyant John le

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palefrenier se dresser devant lui.

– Silence ! dit ce dernier à voix basse.

Il le prit par le bras et l’entraîna dansla coquille de l’escalier.

– Vous ! dit Zampa.

– Oui, dit rapidement Rocambole, etfais attention à ce que je vais te dire,car si tu exécutes mes ordres detravers tout est perdu.

– Tout ? fit Zampa avec étonnement.

– Tu ne seras jamais intendant desbiens de Sallandrera, achevaRocambole.

– Que s’est-il donc passé ? demandale Portugais.

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– Il s’est passé que si le nouveaucocher voit le duc, tout est perdu.

– C’est bon, dit Zampa, il ne le verrapas. Je vais revenir lui dire que M. leduc est trop malade pour le recevoir.

– Comment est-il, le duc ?

– Il a la fièvre.

– Est-ce tout ?

– Son bras est enflé.

– A-t-il demandé un médecin ?

– Pas encore.

– Très bien.

Rocambole parut réfléchir un

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moment.

– La chambre de ton maître, dit-il,est précédée par trois pièces ?

– Oui.

– Une antichambre, un salon et unfumoir ?

– Précisément.

– Le salon a des portières doubles àtoutes les portes ?

– Oui.

– Et il est assez difficile d’entendrece qu’on y dit du fond de la chambreà coucher ?

– Il faudrait qu’on parlât très fort.

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– Très bien. Monte chez le duc, dis-lui que le cheval va mieux, beaucoupmieux, et ne lui parle pas du cocher.

– Ah !…

– Conduis-moi au salon en mêmetemps.

– Venez, dit Zampa.

Rocambole gravit l’escalier sur lespas du Portugais, et arriva aupremier étage de l’hôtel, étage où unseul domestique couchait.

Ce domestique, on le devine, c’étaitZampa, le valet de chambre. Cedernier fit prendre un corridor àRocambole et ouvrit le salon.

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Comme l’avait fort bien ditRocambole, chaque porte du salonavait des doubles portières en étoffelourde et propre à assourdir tous lesbruits.

Un épais tapis en couvrait le sol.

Rocambole se plaça derrière la ported’entrée, et dit alors à Zampa :

– Maintenant, descends à l’écurie, etdis au cocher de monter.

– Chez le duc ?

– Oui.

– Mais, tout à l’heure…

– Attends donc, butor ; tu vas le fairepasser par le grand escalier et tu le

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précéderas un flambeau à la main.

– Après ?

– Tu le feras entrer ici.

– Bon !

– Et au moment où il franchira leseuil de la porte, tu éteindras tabougie et tu lui prendras les deuxbras… tiens, là… comme je fais.

Et Rocambole, passant derrièreZampa, lui saisit les deux bras et leslui ramena derrière le dos.

– Comprends-tu ? lui dit-il.

– Très bien.

– Bien entendu que tu les lui

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tiendras.

– Parbleu ! Et après ?

– Après, dit Rocambole, le reste meregarde. Va vite.

Rocambole se plaça derrière la porteet Zampa descendit.

Venture attendait le Portugais avecune certaine anxiété.

– Si le duc ne veut pas me recevoir,se disait-il, j’entrerai de force… Ilfaut absolument que je le voie… il lefaut !…

Zampa arriva.

– Venez, dit-il, M. le duc vous attend.

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Le cocher ne connaissait pas encoreassez bien les aîtres de l’hôtel pours’étonner que le valet de chambre luifît prendre le grand escalier au lieudu petit, qui conduisait plusdirectement à l’appartement du duc.

Il suivit donc Zampa sans défiance etle laissa passer le premier dansl’escalier. Celui-ci avait laissé laporte de l’antichambre ouvertetandis que celle du salon étaitfermée. Arrivé là, Zampa posa sonflambeau sur une table, puis il ouvritla porte du salon, derrière laquelleRocambole se tenait immobile.

– Entrez, dit-il à Venture ens’effaçant à demi, et marchez sur la

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pointe du pied. Monsieur le duc a unefièvre de cheval, c’est le cas de ledire ; et il m’a déjà averti que le bruitle fatiguait horriblement.

Venture, toujours sans défiance,posa le pied sur la moquette du tapis.Mais au moment où il franchissait leseuil de la porte, le flambeaus’éteignit ; Zampa lui prit vivementles deux bras. Et en même temps, etavant qu’il eût pu crier, Venturesentit qu’on lui appuyait une mainsur la bouche, et un poignard sur lagorge. Puis une voix qu’il reconnut,cette fois, lui disait tout bas d’un tonde menace :

– Je suis Rocambole, mon

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bonhomme, et si tu cries, je te tue !…

q

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Chapitre23

Il est rare que les assassins,ceux qui ont déployé le plus deférocité dans l’accomplissementde leurs crimes, ne soient point,par là même, sujets à des accès delâcheté sans pareille. Venture

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avait assassiné froidement lemalheureux Murillo, le vieux soldatespagnol à la jambe de bois ; vingtfois, peut-être, cet homme avaittrempé ses mains dans le sang, et oneût pu le croire doué de quelqueprésence d’esprit, à l’heure dudanger. Eh bien ! en entendant vibrerà son oreille la voix de Rocambole,en sentant la pointe de son stylet quecelui-ci lui appuyait sur la poitrine,Venture perdit la tête et ne put quebalbutier ces mots :

– Grâce ! ne me tuez pas…

– Silence !… dit Rocambole. (Et sepenchant sur Zampa :) Tiens-le bien !dit-il.

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La main dont Rocambole avaitcouvert la bouche de Venture se livrasur toute la personne du bandit à uneminutieuse investigation tandis quel’autre lui tenait toujours le poignardsur la gorge.

– Un bandit comme toi, monbonhomme, dit tout bas le fauxmarquis de Chamery, doit avoir desarmes sur lui. Voyons, que je tefouille !…

Et il fouilla, en effet, son anciencomplice avec la dextérité quedéploie un sbire napolitain àretourner en un clin d’œil toutes lespoches d’un lazzarone.

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– Bon ! dit-il, voici un poignard…

Et, bien qu’ils fussent plongés dansl’obscurité la plus profonde,Rocambole avait une si merveilleusefinesse de toucher, qu’il reconnutsur-le-champ cette arme auxincrustations et à la forme dumanche.

– Tiens ! dit-il, je crois que celam’appartient… Tu l’as volé chez moi,il y a une heure.

Venture, qui tremblait déjà bien fort,se sentit perdu. Evidemment,puisqu’il indiquait le moment où lepoignard lui avait été volé,Rocambole était rentré chez lui. Or,

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pour qu’il l’eût poursuivi et rejoint sipromptement, il fallait qu’il se fûtaperçu de la disparition des papiers.

Rocambole continuait à le fouiller.

– Bon ! voilà une paire de pistolets…,poursuivit-il en les faisant passer dela poche de Venture dans la sienne.

Le prétendu cocher songea qu’uneheure auparavant il avait tenuRocambole au bout de ces mêmespistolets, et il ne put s’empêcher depenser qu’il avait été le plus sot deshommes.

– Ah ! acheva Rocambole, il y aencore un couteau.

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Et il s’empara du couteau.

– Voilà pour les armes, acheva-t-il ;maintenant que te voilà dépourvud’instruments, mon pauvre vieux,nous allons pouvoir causer.

– Grâce !… ne me tuez pas !…murmura de nouveau Venture d’unevoix suppliante et qui avait peine àse faire jour à travers ses dents quiclaquaient de terreur.

Rocambole était un homme deprécaution. Tandis que Zampa étaitdescendu pour avertir Venture que leduc l’attendait, l’élève de sirWilliams s’était emparé des torsadesde soie qui formaient les embrasses

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des rideaux. Une fois possesseur desarmes qu’il venait d’enlever àVenture, Rocambole passa un de sespoignards à Zampa.

– Lâche-lui un bras, dit-il, et appuie-lui ce jouet entre les deux épaules.S’il bouge, ne te gêne pas, tu peuxentrer jusqu’au manche.

– Très bien, répondît Zampa.

Alors Rocambole mit son poignardaux dents, afin d’avoir l’usage de sesdeux mains ; puis il prit une desembrasses et lia solidement les piedsde Venture au-dessous de la cheville.

– Comme cela, dit-il, tu aurasquelque peine à t’échapper.

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Puis, avec une autre de ces cordesimprovisées, il lui attacha non moinsfortement les deux poignets derrièrele dos.

– Tu comprends, dit en ricanantl’élève de sir Williams, que nousn’avons pas besoin de lumière, nousautres. Des gens qui ont servi sousles ordres du capitaine sont habituésà travailler la nuit.

Et Rocambole s’empara du mouchoirde Venture et le bâillonna, pourcouronner son ouvrage.

– Je crois qu’à présent, dit-il àZampa, notre homme n’est pas trèsdangereux.

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– Qu’allons-nous en faire ?

– Ah ! voilà la difficulté. Es-tu biensûr qu’on ne nous dérangera pointici ?

– Très sûr. Tout le monde est couchéet M. le duc est trop loin pourpouvoir nous entendre.

– Eh bien ! alors, réponditRocambole, rallume ta bougie.

Zampa tira des allumettes de sapoche, en frotta une sur le mur etl’approcha du flambeau éteint.

Bien qu’à demi mort de terreur,Venture devait éprouver un derniersaisissement. Dans cet homme qui

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avait la voix de Rocambole, il venaitde reconnaître John le palefrenier, etson visage bouleversé exprima alorsune stupeur indicible.

– Hé ! hé ! dit l’élève de sir Williams,qui devina sur-le-champ quellepensée avait traversé le cerveau dubandit, conviens, mon bonhomme,qu’on sait se grimer, hein ?

Les cheveux de Venture sehérissaient, son front était inondé desueur, ses dents claquaient. Ainsibâillonné, ainsi garrotté, il étaitréduit à l’impuissance la plusabsolue, et sa vie était au pouvoir deRocambole.

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Ce dernier fit un signe à Zampa.

Zampa plaça le flambeau sur lacheminée. Puis il poussa Venture, quitomba à la renverse sur un canapéplacé derrière lui.

– A présent, dit Rocambole auPortugais, ferme-moi bien toutes lesportes, et puis va voir où en est lafièvre de ton maître.

Zampa obéit et se retira avec unesoumission servile qui acheva deprouver à Venture la toute-puissancede Rocambole.

Celui-ci s’approcha alors du canapésur lequel le bandit était étendu detout son long.

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– Prévenu, lui dit-il en riant etparodiant un juge, je ne dois pasvous dissimuler que votre situationest des plus graves et que vous avezencouru la peine de mort : primopour crime de rébellion et d’abus deconfiance envers notre honorablemaître, sir Williams ; secundo envolant chez un M. Frédéric, quidemeure rue de Surène, deux lettresde quelque importance.

Rocambole riait, Venture roulaitautour de lui des yeux égarés.

– Avant de vous mettre dans lapossibilité de répondre à mesquestions, poursuivit Rocamboleavec une solennité des plus

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comiques, il faut que je vous metteau courant de la situation. M. le ducde Château-Mailly, qui sans doutevous a promis un joli denier enéchange de ces lettres qui vont vouscoûter la vie, c’est probable, n’auraitguère le temps d’en faire usage,attendu qu’il sera mort du charbond’ici à quelques heures. Donc, ce quevous avez de mieux à faire, c’est deme rendre ces lettres à l’instantmême.

Les dernières paroles de Rocambolefirent briller un rayon d’espoir dansles yeux de Venture. Il crutcomprendre que Rocambole allait luivendre sa vie au prix des deux lettres.

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Et, en effet, le faux palefrenierdénoua le mouchoir qui bâillonnaitVenture et lui dit en anglais :

– Tu vas voir que ce que tu as encorede mieux à faire c’est de faire tasoumission.

Et il jouait négligemment avec sonpoignard en parlant ainsi.

– Ta soumission et des aveuxcomplets, ajouta-t-il.

Venture était trop ému pourrépondre.

– Car, reprit l’élève de sir Williams,il faut que tu saches bien comment jesuis ici. L’homme que tu viens de

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voir, Zampa, est mon esclave,attendu que je puis l’envoyer àl’échafaud. De plus, il ne connaît queM. Frédéric, comme toi, dit à touthasard Rocambole, en attachant unregard scrutateur sur Venture.

Rocambole n’était pas très persuadéque Venture ne fût déjà au courantde son marquisat.

Il continua :

– Si tu fais le méchant, si tu cries, situ appelles au secours, si enfin tu neme rends pas sur-le-champ les lettresque tu m’as volées il y a une heure,rue de Surène, je vais te refroidir,d’un coup de mon stylet, et je me

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sauve. Pas plus Zampa que le portierde la rue de Surène ne savent qui jesuis.

– Tu es marquis ! dit Venture, quiretrouva quelque audace.

Rocambole leva son poignard :

– Ah ! dit-il, tu veux donc mourir ?(Et il ajouta :) Vite ! achève… dismon nom, le nom que je porte…marquis de quoi ?… ou tu es mort !

Venture crut lire son arrêt dans leregard étincelant de Rocambole :

– Grâce ! balbutia-t-il, grâce ! Je saisbien que tu es marquis, mais je nesais pas ton nom.

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Rocambole respira, et puis il se mit àrire.

– Voyons, lui dit-il, conviens que tues un imbécile. Je viens de te faireavouer tout ce que je voulais savoir.Or, puisque tu ne sais pas le nom queje porte, tu sais encore moins où jedemeure, et par conséquent tum’appartiens d’autant mieux… Je tetuerai quand bon me semblera.

– Que voulez-vous de moi ? demandale faux cocher, que ses terreursreprenaient.

– Les papiers !

– Ils sont dans la doublure de mongilet.

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Rocambole, qui se tenait toujoursprêt à frapper, pour le cas oùVenture oserait appeler à son aide,déboutonna de sa main gauche lalivrée du prétendu cocher, ouvrit legilet, palpa et sentit quelque chose deraide qui criait sous ses doigts.C’étaient les deux lettres volées parVenture. Rocambole s’en empara etles regarda l’une après l’autre, tandisque Venture suivait tous sesmouvements d’un œil hagard.

– Tiens ! dit l’élève de sir Williams,veux-tu une preuve que le duc deChâteau-Mailly, pour qui seul cespapiers ont une valeur sérieuse, a lecharbon et en mourra ?

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Rocambole s’approcha de la bougieet brûla les deux lettres que Ventureregarda se consumer lentement.

– Maintenant, acheva Rocambole, iln’y a plus aucune raison, monbonhomme, pour que tu ne me fassespas des aveux complets.

– Me ferez-vous grâce ?

– C’est selon…

– Et ne me laisserez-vous pas dans lamisère ? ajouta Venture, quicommençait à espérer et se reprenaità la vie.

– Parle toujours, nous verrons…

– Mais que voulez-vous donc savoir ?

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– D’abord ce que tu as fait enEspagne…

– J’ai tué le maître de poste et j’aivolé la lettre.

– Après ?

– Je suis revenu à Paris et j’aidécacheté la lettre.

– Je comprends, dit Rocambole, etalors tu as pensé que M. de Château-Mailly serait plus généreux que moi.

– Dame ! fit naïvement Venture.

– Comment as-tu su que j’étaismarquis ?

Venture parut hésiter.

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– Mon bonhomme, lui ditRocambole, tu es un niais depremière catégorie. Tu n’as qu’unmoyen de sauver ta peau, c’est detout dire, et voilà que tu fais tabouche en cœur…

Rocambole s’exprimait avec le sang-froid d’un homme capable de selivrer aux dernières extrémités, etVenture comprit que ce qu’il avait demieux à faire était de tout avouer. Ilraconta alors qu’il était allé chez laveuve Fipart.

– Et tu ne l’as pas trouvée,j’imagine ? dit Rocambole, qui eutune inspiration soudaine et infernale.

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– C’est ce qui vous trompe, réponditVenture.

– Allons donc ! elle est morte…

– Elle se porte comme toi et moi.

Rocambole jeta une exclamation desurprise si bien jouée que Ventures’y laissa prendre.

Et alors ce dernier raconta l’histoirede maman Fipart et de sonmiraculeux sauvetage ; puis lesindices qu’elle lui avait fournis surlui, Rocambole, indices au moyendesquels il avait consulté l’Almanachdes vingt-cinq mille adresses. Unefois entré dans la voie des aveux,Venture n’omit plus aucun détail, et,

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au bout de dix minutes, Rocambolesut, heure par heure, tout ce queVenture avait fait depuis quatrejours.

– Eh bien ! dit l’élève de sirWilliams, je crois que tu n’as plusqu’une chose à faire.

– Laquelle ?

– Te rallier à moi. Quand on n’estpas assez fort pour être général, ilfaut redevenir soldat.

– Hélas !

– Tu sens bien qu’entre nous,j’aurais agi comme toi. Il vauttoujours mieux travailler pour son

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compte et tu avais fait un assez jolirêve. Vingt-cinq mille francs derentes, peste !

Venture soupira.

– Mais, continua Rocambole,maintenant que te voilà réveillé, monvieux, et que tu as été battu à platescoutures, prends ton parti en brave,et suis-moi…

– Est-ce que vous pouvez m’utiliser ?demanda humblement Venture.

– Si je ne le pouvais pas, je te tueraissur-le-champ. Il faut se débarrasserd’un homme comme toi ou s’enservir. Or, tu as de la chance.

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– Vous avez donc besoin de moi ?

– Parbleu !

– C’est bien, dit Venture. Etmaintenant, je vous le promets, cesera à la vie et à la mort.

Rocambole remit son poignard entreses dents ; puis il débarrassa le fauxcocher de ses liens.

– Viens avec moi, lui dit-il.

– Où me conduisez-vous ?

– Rue de Surène.

Venture avait vu brûler les deuxlettres, Venture savait maintenantque M. de Château-Mailly avait lecharbon. La cause du duc était

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perdue, il n’avait donc plus à prendred’autre parti que celui de Rocambole,et le faux marquis de Chamery nepouvait désormais rien craindre delui.

Ils quittèrent le salon, descendirentdans la cour et sortirent de l’hôtelpar la petite porte. Puis ils reprirentle chemin de la rue de Surène, etquelques minutes après Rocamboleintroduisit Venture dansl’appartement de M. Frédéric et le fitentrer dans le fumoir.

– Avec un peu moins d’étourderie, tute sauvais, lui dit-il en riant. Si tun’avais pas laissé le bougeoir sur latable, je ne me serais aperçu de rien.

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Venture se reprit à soupirer.

– Mais, se hâta d’ajouter Rocambole,rassure-toi, le duc avait déjà lecharbon. Il l’avait dès hier matin,deux heures après son cheval.

Et Rocambole avança poliment unsiège à Venture et lui dit : –« Assieds-toi là, devant cette table, etprends une plume.

– Pour quoi faire ?

– Pour écrire.

– Quoi ?

– Ce que je vais te dicter.

Et comme Venture paraissait de plusen plus étonné :

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– Tu dis donc que maman Fipart estfurieuse contre moi ?

– Elle est féroce…

– Elle t’a promis de tout dire ?

– Tout absolument.

– Eh bien ! écris.

Et Rocambole dicta :

« Chère maman,

« L’affaire de notre cousinRocambole m’empêche d’aller te voiraujourd’hui ; mais je te prie de venir,toujours pour cette même affaire, cesoir, sans faute, à ton anciendomicile de Clignancourt.

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« Tu peux te coucher dans ton lit.Seulement, laisse ta clef sur la porte.

« J’arriverai entre minuit et deuxheures du matin.

« Ton fils,

« JOSEPH BRISEDOUX, épicier. »

Venture écrivit. Mais il ne puts’empêcher de regarder Rocamboleavec une surprise croissante.

– Cela t’étonne, hein ?

– Dame ! pourquoi la faire venir àClignancourt ?

– Parce que j’ai mon idée, réponditRocambole. (Et il ajouta :) Il y a unechose qui t’étonnera bien plus

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encore, mon bonhomme, c’est que jevais te garrotter de nouveau et tebâillonner.

– Hein ? fit Venture avec effroi.

– Et tu resteras ici mon prisonnierjusqu’à ce soir.

Et comme Venture semblait vouloirprotester, Rocambole fit briller lalame de son poignard à la bougie.

– Est-ce que nous allons déjà nousbrouiller ? demanda-t-il avec ironie.

q

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Chapitre24

Vers neuf heures dumatin, le lendemain, sirWilliams, qui avait peudormi durant la nuit,entendit le pas deRocambole résonner dans

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la pièce qui précédait sa chambre àcoucher. Le faux marquis deChamery entra et vint s’asseoir sur lepied du lit de son digne professeur.

– Mon oncle, lui dit-il, lorsque j’ai eule bonheur de te retrouver, il y aquelques mois, sous les oripeauxd’un sauvage, je te fis, si tu t’ensouviens, un petit discours fortsensé.

Ce début de Rocambole intrigua sifort sir Williams, que le visage del’aveugle exprima la plus grandesurprise.

– Si tu te rappelles, mon oncle,poursuivit Rocambole, je te prouvai

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clair comme le jour que, malgré tongénie – car tu as du génie, mon vieux–, tu avais toujours fait fausseroute…

– C’est vrai, fit sir Williams d’unsigne de tête approbateur.

– Et que toutes tes bellescombinaisons n’avaient abouti qu’àte faire couper la langue et crever lesyeux par Baccarat, puis tatouer parles sauvages de l’Australie.

– C’est encore vrai, exprima le visagede sir Williams.

– Or, si tu as bonne mémoire, je teprouverai sur-le-champ quelle étaitla cause unique de tous tes malheurs.

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Ici, sans doute, les souvenirs de sirWilliams furent infidèles, car il parutde plus en plus surpris.

– Cela provenait, poursuivitRocambole, de ce que tu avais lu laCuisinière bourgeoise, et que tu étaisimbu de ce préjugé que, pour faire uncivet de lièvre, il faut un lièvre.

Probablement ces derniers mots deRocambole achevèrent de piquer auvif sir Williams, car il prit sonardoise et écrivit cette phrase queterminait un point d’interrogation :

– Me feras-tu enfin, drôle, le plaisir det’expliquer, et cesseras-tu det’exprimer par sentences comme

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Sancho Pença[9] ?

– Les proverbes sont la sagesse desnations, murmura Rocambole d’unair railleur. (Puis il ajouta :) Ehbien ! oui, mon pauvre vieux, jesoutiens mon dire. Si tu n’avais paslu la Cuisinière bourgeoise, au lieu dete nommer aujourd’hui Walter Brightle mutilé, tu serais le vicomteAndréa, l’heureux époux de madamela comtesse Jeanne de Kergaz, veuveen premières noces de ton noblefrère Armand.

Sir Williams eut un geste de colère etd’impatience.

Rocambole poursuivit :

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– Pour faire le mal, tu as pris descoquins, au lieu de confier tesaffaires à d’honnêtes gens. C’estpour cela que tu es l’aveugle WalterBright et que je suis, moi, le brillantmarquis de Chamery.

La colère et l’impatience de sirWilliams semblèrent s’accroître.

– Eh bien ! reprit Rocambole, cetterude leçon ne t’a pas corrigé, et tu esretombé dans ton système vicieux, etil a tenu à un fil, cette nuit, que jen’épousasse jamais Conception etque j’allasse déshonorer au bagne lenoble et vieux nom des Chamery, mesancêtres.

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Ces dernières paroles firenttressaillir sir Williams, qui écrivit :

– Que me chantes-tu là et qu’est-ildonc arrivé ?

– Tu te souviens de Venture ?

– Oui, fit l’aveugle. Est-ce que tu l’asvu ?

– J’ai vu bien autre chose, comme tuvas en juger, ricana le faux marquis.

Et il raconta de point en point à sirWilliams tout ce qui s’était passé,tout ce que Venture avait fait et queldanger ils avaient couru.

Sir Williams écoutait en frissonnant,et Rocambole aperçut quelques

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gouttes de sueur qui perlaient à sonfront.

– Or, acheva-t-il, suppose unmoment que Venture nous eûtdevancés de vingt-quatre heures,qu’il eût trouvé les deux lettres unjour plus tôt avant que le duc n’eût lecharbon, avant que Conception nefût partie, étions-nous frais, hein ?

Sir Williams se mordait les lèvresjusqu’au sang.

Rocambole termina son récit par lamanière dont il s’était emparé deVenture et l’avait conduit rue deSurène.

– Et tu l’y as laissé ?… demanda sir

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Williams.

– Pieds et poings liés, et unmouchoir dans la bouche.

Sir Williams se prit à rire.

– Tu comprends, poursuivitRocambole, que je ne voulais paspermettre à un gaillard de cettetrempe de courir Paris en libertéjusqu’à ce soir.

– Et qu’en veux-tu faire ce soir ?

– Ah ! voilà, dit Rocambole, ce quiest encore à l’état obscur dans monesprit, et j’ai pensé que tu medonnerais le moyen de combiner.

– Combiner quoi ?

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– Dame ! fit Rocambole, il me semblequ’il serait bon de nous débarrasserde lui une fois pour toutes.

– Oui, répondit sir Williams d’unsigne de tête.

– Et j’ai eu l’idée de ne pas luisouffler un mot de mon entrevueavec cette bonne maman Fipart.

– Très bien.

– J’ai eu l’air de lui laisser entendreque, puisque maman Fipart voulaitm’envoyer à l’échafaud, je voulais,moi, lui ménager un tour de mafaçon.

– Et ce tour ? demanda sir Williams.

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– Ah dame ! répondit le faux marquisde Chamery, j’ai pensé que tu letrouverais, toi.

Sir Williams parut réfléchir.

– Connais-tu le logement que la veuveFipart avait à Clignancourt ?

– J’en ai vu la porte.

– Mais tu n’es pas entré ?

– Non.

– Si ce logement est pourvu d’unecave, ce qui est probable, car tous leschiffonniers ont une cave pour leursguenilles…

– Eh bien ? fit Rocambole.

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– J’ai ton affaire, écrivit sir Williams.

– C’est-à-dire le moyen de medébarrasser de Venture ?

– Précisément.

Rocambole se gratta le front.

– Dis donc, mon oncle, murmura-t-il,sais-tu que je suis dans une positionembarrassante vis-à-vis de Zampa ?Il veut être absolument l’intendantde celui qui épousera Conception.

Sir Williams haussa les épaules.

– Est-ce que tu ne trouverais pasmoyen de faire coup double ?

Sir Williams hocha affirmativementla tête.

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– Et puis, continua Rocambole, hiersoir, dans un premier momentd’effusion, bien pardonnable aprèstout puisqu’elle m’a élevé, j’aipromis à maman Fipart de lui donnerune maison… Ca m’embête !

Le mauvais sourire de l’aveuglereparut dans toute sa hideuseexpression. Puis sir Williamsécrivit : – Je m’aperçois des progrèsque tu as faits. Tu commences àdevenir un homme raisonnable etsage.

– Ah ! tu trouves ?

– Et, continua l’aveugle, j’espère bien,d’ici à ce soir, avoir imaginé un joli

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petit drame à trois personnages. Maispour que la pièce marche bien, il mefaut une connaissance exacte duthéâtre sur lequel elle doit êtrereprésentée. Ecoute-moi bien…

– J’écoute, mon oncle.

– Tu vas aller chez maman Fipart, ruede l’Eglise, au Gros-Caillou.

– Très bien.

– Tu la conduiras à Clignancourt ettu l’y laisseras.

– Diable !… et si elle a dessoupçons…

– Mets-lui vingt-cinq louis dans lamain ; ou plutôt non… ramène-la de

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Clignancourt, de façon que toute lapopulation des chiffonniers vous voiepartir.

– Et puis ?

– Et puis, selon la disposition deslieux, on verra.

– Mais, dit Rocambole, que dirai-je àmaman Fipart pour la conduire àClignancourt ?

– Tu lui as promis une maison, n’est-ce pas ?

– A cinq étages, s’il vous plaît.

– Promettre n’est pas tenir.

– N’importe ! j’ai promis…

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– Eh bien ! prends les Petites-Affiches… Tu auras du malheur si tune vois pas quelque maison à vendredu côté de Montmartre. Vous irezvisiter la maison. Tu mettras l’eau àla bouche de maman Fipart et tu luidiras alors : « Je veux bien te donnerla maison, maman, mais j’y mets unecondition : tu vas m’aider à périrVenture. » Alors, tu la questionneras.Si elle n’a pas de cave à Clignancourt,il est inutile d’y aller.

– Que ferai-je alors ?

– Tu reviendras me trouver et nousverrons.

– Est-ce tout ce que tu as à me dire ?

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– Mon Dieu, oui. Cependant, tâched’avoir des nouvelles de l’hôtel deChâteau-Mailly.

– C’est facile, Zampa viendra rue deSurène à dix heures. J’y cours, ajoutaRocambole.

Et le faux marquis de Chamery quittasir Williams et courut, en effet, ruede Surène, où il redevint l’homme àla polonaise et aux cheveux jaunes.

Zampa arriva bientôt. Rocambole lereçut dans la salle à manger, de façonque l’infortuné Venture, qu’il avaitenfermé dans le cabinet de toilette,pièce située à l’autre extrémité del’appartement, ne pût rien entendre

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de leur conversation.

– Eh bien ? fit Rocambole.

– Le cheval vient de mourir.

– Ah !… et le duc ?

– Le duc a la fièvre et uncommencement de délire.

– Bravo !

– Au point du jour, il avait le brastellement enflé, qu’il a envoyéchercher son médecin.

– Et le médecin est venu ?

– Sur-le-champ.

– Qu’a-t-il dit alors ?

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– D’abord, il a été fort étonné et aparu ne pas comprendre le mal duduc ; mais en ce moment, levétérinaire est entré et a dit :« Monsieur le duc, votre cheval estbon à abattre, il a le charbon. » Cesparoles ont été pour le docteur untrait de lumière. Il a demandéquelques renseignements et il aappris que le duc s’était piqué, lematin précédent, avec une épingle, etque, ensuite, il avait visité plusieursfois son cheval et l’avait caressé àdifférentes reprises.

– Le duc a-t-il entendu cela ?

– Non, c’est moi qui ai donné lesdétails au docteur.

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– Et qu’a-t-il dit, le docteur ?

– Il a envoyé chercher sur-le-champdeux de ses collègues, les docteursR… et B…

– Peste !… murmura Rocambole,deux lumières de la science !

– Les trois docteurs sont entrés enconsultation.

– En connais-tu le résultat ?

– Non ; mais on a mandé en toutehâte l’oncle maternel du duc, M. lecuré de l’église Saint-L…, et sa sœur,la marquise de Rotry, ses seulsparents. La marquise et le curé sontaccourus ; mais lorsqu’ils sont

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arrivés, M. le duc avait déjà le délire.Les médecins ont parlé de lui couperle bras.

– Flambé ! murmura Rocambole.

– Vous n’avez rien à m’ordonner ?

– Rien, si ce n’est de revenir ici cesoir.

– A quelle heure ?

– A huit heures précises.

Zampa s’en alla, et Rocamboleretourna dans le cabinet de toilette.Venture était couché sur le dos, lespieds et les poings liés.

– As-tu faim, mon vieux ? lui ditl’élève de sir Williams.

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– Oui, fit Venture d’un signe de tête.

– Eh bien ! je vais te donner un verrede malaga et un biscuit. C’est tout ceque je possède ici. Mais rassure-toi,ta captivité finira ce soir, et demainje te donnerai cinquante mille balleset un passeport pour l’Amérique.

– Vrai ? fit Venture, dont l’œilétincela.

– Oui, si tu me débarrasses demaman Fipart.

– Oh ! la vieille coquine ! je luitordrai le cou un peu proprement,soyez tranquille.

Pendant qu’ils échangeaient ces

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quelques mots, Rocambole avaitdélié les mains de Venture, à qui ilavait précédemment ôté son bâillon,et ce dernier s’était mis sur son séantet trempait des biscuits dans unverre de vin que venait de lui verserson gardien.

– Est-ce fini ? dit Rocambole.

– Dame ! je ne bouderais pas devantune côtelette ou une tranche de

roastbeef[10] .

– Je le crois ; mais je n’ai point letemps de te l’aller chercher. Allons,donne tes mains…

– Comment ! vous allez encorem’attacher ?

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– Parbleu !

– Mais je ne veux pas m’échapper, ditVenture, je préfère les cinquantemille balles…

– Je le crois. Cependant…

– Vous vous défiez de moi, hein ?

– Presque pas ; mais enfin, je vaistoujours te bâillonner.

– Encore !… oh ! non, par grâce, ditVenture, ça m’étouffe…

– Ce n’est pas que je craigne qu’ont’entende crier, mon bonhomme, carcette pièce où nous sommes est bienfermée par de bonnes portesrembourrées qui ne laissent

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échapper aucun son ; mais tu seraishomme à essayer de couper tes liensavec tes dents… Allons, sois gentil !

Et Rocambole garrotta et bâillonnade nouveau Venture. Ensuite, ils’habilla modestement, comme unouvrier endimanché, et quitta la ruede Surène après avoir mis toutefoisdans sa poche la clef du cabinet detoilette dans lequel se trouvaitVenture.

Le faux marquis de Chamery prit unfiacre dans le faubourg Saint-Honoré, un vrai fiacre à deux petitesrosses bretonnes, avec un cocher ivreet malpropre, et tout en ayant un airhonnête et candide, il se fit conduire

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au Gros-Caillou.

Maman Fipart, attablée près de sonfeu, sa boîte d’argent placée à côtéd’elle, prenait son café au laitlorsque son fils d’adoption entra.Rocambole lui sauta au cou, etl’horrible vieille reçut son accoladeavec une effusion toute maternelle.

Rocambole tira un papier de sapoche.

– Tiens, dit-il, voilà les Petites-Affiches. Il y est question d’unemaison à Montmartre, à vendre àl’amiable : quatre-vingt millefrancs… Ca te va-t-il ?

– Juste ciel ! exclama la vieille, est-ce

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que tu veux te moquer de ta mère,amour de drôle ?

– Tu te trompes, maman, ditRocambole, et je ne me moquenullement de toi. Seulement, tucomprends, si je te donne unemaison, c’est pour que tu soisreconnaissante.

– Oh ! jusqu’à la mort.

– Et que tu fasses quelque chosepour ton petit Rocambole.

– On fera tout ce que tu voudras.

– Tu ne tiens pas à Venture, hein ?

– Oh ! le gredin, le misérable !… quivoulait faire raccourcir mon enfant

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chéri !

– Alors, tu ne vois aucuninconvénient à lui jouer un mauvaistour ?

– T’es bête ! fit maman Fipart. Faut-il le faire cuire dans l’huile ?

– On verra… En attendant, mets tonchapeau et ton châle puisque tu es àprésent une femme comme il faut, etviens avec moi.

– Voir la maison ?

– Pardienne !

– Et puis… après ?

– Après, nous parlerons de Venture.

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Or, comme Rocambole avait unfiacre à la porte, dix minutes après,le faux marquis et la vieille étaient enroute pour Montmartre. Une heureplus tard, ils avaient visité lamaison, et Rocambole disait auconcierge :

– Nous reviendrons demain matin etil est probable que nous feronsl’affaire.

Alors, maman Fipart dit à son filsd’adoption :

– Où allons-nous donc, maintenant ?

– A ton ancien bazar deClignancourt.

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– Pourquoi ?

– Pour voir comment il est.

– Est-ce que tu voudrais m’y loger denouveau ?

– Farceuse ! dit Rocambole en jetantun regard affectueux à la vieille, tevoilà propriétaire d’une maison à six

étages[11] .

– Qu’est-ce que tu veux donc quenous allions faire à Clignancourt ?

– C’est à cause de Venture.

Et Rocambole ajouta :

– Il y a une cave chez toi, n’est-cepas ?

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– Et une belle encore !

– Eh bien ! allons la visiter.

– Quelle drôle d’idée !

– Bah ! fit Rocambole, tu verras cesoir si elle est drôle, mon idée…

Et ils se mirent en route.

q

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Chapitre25

Pour comprendre lesévénements qui doiventsuivre le voyage de mamanFipart et de Rocambole àClignancourt, il est peut-être nécessaire d’avoir des

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notions particulières sur les mœursdes chiffonniers.

Le chiffonnier est un être à part dansla civilisation parisienne. Le soir, dèssept heures en hiver, dès neuf heuresen été, il se met au travail et part, lahotte sur le dos, sa lanterne à la maingauche et son crochet de la maindroite. Au point du jour, on le trouvechez le marchand de vin desbarrières, buvant du trois-six et del’eau-de-vie de pomme de terre. Ilrentre chez lui fatigué, souvent ivre,et il se jette sur son grabat aprèsavoir pris quelque nourriture.

A Clignancourt, la cité deschiffonniers, ainsi qu’on l’appelait,

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offrait un aspect animé le soir, à lanuit tombante, et le matin au pointdu jour, aux heures du départ et de larentrée. De huit ou neuf heures dumatin à six heures ou sept heures dusoir, la cité ressemblait assez à unerue de Naples en plein été. Elle étaitdéserte, en apparence du moins. Apart quelques femmes assises auseuil des portes, quelques enfants seroulant dans la poussière, toutdormait pendant le jour. Le soir,passé dix heures, tout le monde étaitparti, sauf quelques femmes encoreet quelques enfants en bas âge ; et sirWilliams devait être au courant deces habitudes lorsqu’il avait songé à

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Clignancourt pour y renvoyer mamanFipart et Rocambole, dans le but d’ydresser une minutieuse topographiedes lieux.

L’ancienne cabaretière de Bougivaldescendit de son fiacre à deuxchevaux au milieu de la cité, avec ladignité d’une reine longtemps exiléequi rentre dans l’exercice de sasouveraineté.

Rocambole lui donnait la main etl’appelait « ma tante ».

Comme c’était un mardi matin, lacité était moins déserte que decoutume. Quelques négociants enchiffons, qui avaient fait le lundi,

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fumaient leur pipe sur le pas de leurporte. Le jeune industriel à qui, laveille, Rocambole avait payé unpoisson d’eau-de-vie, se trouvaitprécisément sur le seuil de la portedu marchand de vin.

– Tiens ! dit-il en reconnaissantRocambole, il paraît que t’as faitfortune depuis hier, camaro ?

– C’est ma tante qui m’a recalé,répondit tout bas Rocambole ; chut !

– Elle avait donc de l’argent, lavieille ? dit une femme qui avaitentendu.

– Non, dit une seconde, qui arriva ence moment, mais elle avait un mari ;

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le mari, faut le croire, est à son aise…

– Ah ! oui, ce vieux qui est venu il y atrois jours.

Rocambole et maman Fipartcontinuèrent leur chemin, lapremière saluant avec une raideurprotectrice ses anciens égaux.

La conversation continua parmi leschiffonniers. La femme à quiRocambole avait demandé desrenseignements sur la vieille affirmapéremptoirement que madame Fipartétait une femme comme il faut, maislégère, et dont le mari, après avoirlongtemps manqué de philosophie,avait fini par rougir de la situation

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précaire et misérable où se trouvaitson épouse.

Une autre se souvint parfaitementd’avoir vu Venture, trois joursauparavant, mis comme unpropriétaire.

Le gamin à qui Rocambole avait payéà boire ajouta en clignant de l’œil :

– Vous ne savez pas le fin mot.

– Tu le sais donc, toi ?

– Pardienne !

– T’es donc malin, toi ?

– On le dit.

– Et comment est-il le fin mot ?

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– Voilà la chose, les petites mères :ce jeune homme qui donne le bras àmaman Fipart, c’est son neveu, lepropre fils de la défunte sœur de lavieille.

– Ah ! dit-on à la ronde.

– Mais, continua le gamin, la vieilleest une sournoise et elle avait unepaillasse.

– As-tu fini ? fit-on avec incrédulité.

– Le mari a su ça, et il a fait la paixavec sa femme par l’entremise de sonneveu, qui est un malin…

Tandis que cette version du jeunechiffonnier rencontrait quelques

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incrédules, Rocambole et mamanFipart entraient dans le logis.

L’ancienne demeure de maman Fipartétait fort délabrée ; mais le regard deRocambole fut attiré sur-le-champpar une trappe mobile qui recouvraitl’entrée d’une cave. Il prit l’anneaude fer enchâssé au milieu et soulevala trappe.

– Tiens ! dit-il en apercevant unesorte d’abîme dont l’obscurité nepermettait pas de mesurer laprofondeur, il n’y a donc pasd’escalier à ta cave ?

– Non, mon petit.

– Comment y descend-on ?

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– Avec une échelle.

Et maman Fipart indiqua du doigtune échelle dressée contre le mur,derrière son lit.

– Faut que je voie ça, dit Rocambole.

Il alla fermer la porte et tira unméchant rideau qui pendait devantl’unique croisée du taudis, afind’intercepter les regards des curieux,si toutefois il y en avait au-dehors.Puis il prit l’échelle et la plongeadans le trou noir.

– Allume-moi ta lanterne, dit-il, jevais aller voir ta cave.

– C’est une drôle d’idée, répéta

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maman Fipart.

– Soit, mais je veux voir.

Et Rocambole, armé de la lanterne,descendit dans le caveau.

Le caveau avait dix pieds deprofondeur environ ; il avait deuxmètres carrés et un soupirail qui ylaissait pénétrer, au rez du sol desmaisons, un peu d’air. Il y faisait unfroid glacial et on y respirait uneatmosphère humide. Un monceau dechiffons, d’étoffes et de papiers étaitrangé dans un coin. Dans le coinopposé se trouvait un grand tonneauvide et défoncé.

Rocambole posa sa lanterne sur le

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tonneau et examina la caveattentivement.

– Ma foi, se dit-il, je ne sais trop ceque sir Williams veut faire de cettecave, mais je présume qu’il s’ypassera une scène qui fera quelquebruit ; or, comme il faut avoir pourprincipe de ne jamais initier le publicà ses affaires, je vais boucher lesoupirail et le bruit n’arrivera pointau-dehors ; de cette façon, tout sepassera en famille.

Il roula le tonneau au-dessous dusoupirail pour s’en faire unmarchepied convenable, puis il pritune brassée de chiffons et les tassavigoureusement à l’entrée du trou, de

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façon à en faire une sorte debourrelet qui interceptât tout bruitau passage, ce bruit fût-il des cris derage et de détresse.

– Qu’est-ce que tu fais donc là-bas ?demandait maman Fipart.

– Je fouille dans les chiffons pourvoir si tu n’as pas un magot,répondit-il en riant.

Le soupirail hermétiquement fermé,Rocambole allait remonter lorsqu’ilfut frappé de l’humiditéextraordinaire des murs et remarquamême comme un léger filet d’eau quisuintait à travers les pierresdisjointes.

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– Maman, cria-t-il, descends donc unpeu, ça me paraît drôle, ça.

– Quoi donc, fit maman Fipart, quis’aventura sur l’échelle à moitiépourrie, et descendit dans le caveau.

– Qu’est-ce que cette eau ?

– Ca, dit maman Fipart, ça vient d’untuyau de conduite en zinc qui passedans le mur.

– Et où va-t-il, ce tuyau ?

– Il alimente la fontaine qui est aumilieu de la cité. Quelquefois, il y ade légères filtrations. L’annéedernière, le propriétaire l’a faitréparer plusieurs fois.

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– A quel endroit du mur penses-tuqu’il soit ?

– Tout en haut de la voûte.

Et maman Fipart étendit la maindans la direction de la trappe.

– Ma parole d’honneur ! murmuraRocambole, je ne sais pas quelle estl’idée de sir Williams, mais il m’envient une fameuse, à moi…

Et il reprit tout haut :

– Tu n’as pas une bêche en haut ?

– Non.

– Un marteau et un ciseau à froid,alors ?

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– Non, mais j’ai une espèce de tringlede la grosseur du bras, pointue par lebout.

– Va la chercher.

Maman Fipart remonta et jeta, uninstant après, une sorte de levier enfer, comme ceux dont se servent lesouvriers paveurs et terrassiers. L’ex-chiffonnière l’avait trouvé dans larue, quelques jours auparavant, enrentrant chez elle un matin, et elles’était dit :

– Il y a bien là huit livres de fer, et lefer, ça se vend. Emportons-le.

L’arrivée de Venture et la subiteopulence de maman Fipart avaient

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empêché de négocier cette valeur malacquise.

Rocambole remonta sur le tonneau,s’arma du levier et l’introduisit entredeux pierres mal jointes. Puis ilexerça habilement une peséevigoureuse, et l’une des deux pierresse détacha de la voûte et tomba surle sol. Alors, l’élève de sir Williams,à qui, décidément, tout réussissait,aperçut un tuyau en zinc de lagrosseur du bras : il avait descellé lapierre à l’endroit même où il avaitremarqué une légère filtration, il eneut bientôt découvert la causepremière. Il existait dans le tuyau untrou de la grosseur d’une épingle, et

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par ce trou il s’échappait un mincefilet d’eau.

Rocambole laissa sa lanterne sur letonneau et remonta dans le taudis demaman Fipart.

Maman Fipart avait sous son lit unecaisse dans laquelle se trouvaientdivers objets provenant de ses vols ;parmi eux, Rocambole trouva cetoutil qu’on nomme une tarière, sortede grosse vrille qui fait un trou de ladimension d’un goulot de bouteille,environ. Rocambole s’en empara,redescendit dans la cave, se hissa denouveau sur le tonneau et plaça lapointe de sa tarière sur le tuyau enzinc. Au bout d’un moment, le trou,

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qui avait la dimension d’un troud’aiguille, fut large à y passer ledoigt ; il s’en échappa un jet d’eausemblable à celui d’un robinet debains.

Alors, Rocambole tira sa montre.

– A dix heures du soir, dit-il, il yaura quatre pieds d’eau dans la cave,à minuit, il y en aura six, au point dujour, la cave sera pleine.

Et il replaça la pierre, de façon àétouffer le bruit de l’eau qui, encoulant, se dispersa entre les fentesde la voûte.

Puis il remonta et dit à mamanFipart :

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– Allons-nous-en, maintenant.

– Qu’est-ce que tu as donc fait, là-bas ?

– J’ai préparé un bain.

– Pour qui ?

– Pour Venture.

Maman Fipart eut un léger frisson,car elle se souvint de ce bain forcéque lui avait fait prendre Rocambolequelques jours auparavant. Aussi cene fut point sans une certainevolupté qu’elle rouvrit la porte deson taudis et remonta dans le fiacrequi stationnait à l’entrée de la cité.

Le jeune chiffonnier était toujours

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chez le marchand de vin.

– Est-ce que tu ne paies rien ? dit-il àRocambole.

– Parbleu si, répondit le marquis. Etil lui dit à l’oreille, tandis qu’on leurservait de l’eau-de-vie :

– Je t’avais bien dit que ma tanteavait un magot.

– Vrai, elle en avait un ?

– Dans sa cave. Nous venons del’effaroucher.

Rocambole employait une expressionbien connue dans le monde desvoleurs pour dire que le trésor avaitété déterré.

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– Je n’ai pas de chance, murmuranaïvement le gamin ; j’aurais dû m’endouter et faire le coup la nuitdernière.

– Farceur ! dit Rocambole, qui payaet remonta dans le fiacre.

– Où allons-nous maintenant ? dit lavieille.

– Tu vas au Gros-Caillou.

– Et toi ?

– Moi, je te conduis jusqu’à laMadeleine : j’ai affaire par là.

Le fiacre partit au trot de ses deuxrosses.

Quand il eut atteint la rue Tronchet,

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Rocambole descendit.

– Maintenant, dit-il à maman Fipart,écoute bien. Ce soir, à neuf heures, tut’en retourneras à pied àClignancourt.

– Encore !

– Et tu m’attendras. Seulement, tâchequ’on ne te voie pas entrer.

– Et puis ?

– Je te dirai alors ce que nous feronsde Venture.

– Mais si je le vois avant ?

– Tu ne le verras pas.

– Il m’a pourtant dit hier…

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– Ca ne fait rien. Il ne viendra pas.Adieu. A ce soir.

Et Rocambole s’en alla et gagna larue de Surène, où il fit un bout detoilette pour rentrer chez lui.

– Eh bien ! mon oncle, dit le fauxmarquis de Chamery à sir Williams,maman Fipart a une cave, une bellecave dont on peut faire unebaignoire.

Sir Williams tressaillit.

Alors Rocambole lui fit uneminutieuse description des lieux, etajouta :

– Je ne sais pas quelle est ton idée,

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mais je crois que la mienne n’est pasprécisément mauvaise.

L’aveugle écrivit sur son ardoise :

– Ton idée a cela d’heureux qu’elle secombine parfaitement avec la mienne.

– Ah ! tu trouves ?

– Et, puisque tu as songé à faireprendre un bain à Venture, je vais tedonner le moyen d’en finir égalementavec Zampa et maman Fipart.

– Tu es un amour d’oncle, murmuraRocambole avec admiration.

Sir Williams reprit son crayon etécrivit rapidement.

Penché sur son épaule, Rocambole

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lisait à mesure qu’il écrivait.

L’aveugle développa son planténébreux et termina par ces deuxmots :

– Comprends-tu ?

– Parfaitement.

Alors sir Williams passa sa manchesur l’ardoise et effaça tout.

A six heures précises, Rocamboleétait de retour rue de Surène, et, sousla perruque blonde de l’homme à lapolonaise, il donnait audience àZampa.

– Comment va le duc ? demanda-t-il.

– Très mal, répondit le valet. On a

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jugé l’amputation du brasnécessaire. L’avis des médecins estpartagé, du reste. L’un prétend qu’iln’y a plus d’espoir, les deux autresespèrent encore.

– Quel est celui qui n’espère plus ?

– Le docteur B…

– Ah !… pensa Rocambole, il est rareque celui-là se trompe. Ce pauvre duces t flambé ! Aussi, pourquoi diablevoulait-il épouser Conception ?

Et Rocambole dit au Portugais :

– Maître Zampa, le personnagemystérieux qui veut épouser

Mlle de Sallandrera, et dont je suis

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moi-même l’humble serviteur, m’achargé de vous dire qu’il étaitcontent de vous. Aussi, vous serezintendant…

– Dites-vous vrai ? s’écria lePortugais.

– Le lendemain du mariage, vousserez installé. Mais, en attendant, etpour vous encourager, je suis chargéde vous remettre ces trois billets de

mille francs, à titre d’épingles[12] .

Rocambole ne put résister au plaisirde faire un mot.

– Ce sont des épingles, pour uneépingle bien placée, dit-il en faisantallusion à celle qui avait déchiré la

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main de M. de Château-Mailly. Puis ilajouta :

– On attend de vous un dernierservice.

– Je suis prêt. Que faut-il faire ?

– Oh ! fit négligemment Rocambole,on vous chargera ce soir de régler uncompte avec ce prétendu cocher qui afailli tout gâter.

– Faut-il l’expédier ?

– Justement.

– Où et quand ?

– Trouvez-vous dans trois heures,c’est-à-dire à neuf heures précises,dans le chemin de ronde de la

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barrière Blanche. J’y serai et je vousconduirai où il faut aller.

– C’est bien, dit Zampa, j’y serai.

– Et prenez votre meilleur couteaucatalan, acheva Rocambole.

q

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Chapitre26

Ahuit heures précises,maman Fipart, fidèle auxrecommandations deRocambole, descenditd’un fiacre dans lachaussée de

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Clignancourt, au-delà du Château-Rouge. Là, elle paya, renvoya soncocher et se dirigea à pied et àtravers champs vers la cité deschiffonniers.

La nuit était fort noire et, comme lacité manquait de réverbères,l’ancienne cabaretière gagna sonavant-dernier domicile sansrencontrer aucun de ses compagnonsd’industrie.

Rocambole lui avait enjointd’attendre chez elle et de ne pointallumer de chandelle. Elle se jeta surle grabat qui lui avait longtempsservi de lit, et y demeura immobile etsongeuse en attendant Rocambole.

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Chose assez bizarre ! maman Fipart,qui avait été une première foisétranglée par son fils adoptif, n’avaitpas éprouvé la moindre défiance envenant à Clignancourt. Elle ne s’étaitpas dit une seule fois que peut-être lemarquis de fraîche date lui tendaitun nouveau piège pour sedébarrasser d’elle tout de bon. Encela, maman Fipart était pleined’illusions et de croyances. Ellecroyait non seulement à l’affectionde son fils chéri, mais encore à lamaison à cinq étages qu’elle avaitvisitée avec lui dans la journée. Lamort tragique du pauvre Nicolo, lebain forcé qu’elle avait pris sous le

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pont de Passy, les cinq années demisère profonde qui venaient des’écouler pour elle, tandis que sonfils adoptif vivait à Londres engentleman et à Paris en marquis, rienne l’avait désillusionnée, rien n’avaitpu ébranler sa foi robuste. Ce futdonc en rêvant à sa future propriétéque maman Fipart attendit. Lamaison à cinq étages atteignitbientôt, dans son imagination, lesproportions d’un château enEspagne ; elle se vit à la tête detrente ou quarante mille livres derente.

– J’aurai une voiture, se dit-elle, etj’irai dans la société bourgeoise. On

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m’appellera Mme Fipart. Je me feraibaronne, s’il y a moyen.

Et puis, comme la mort de Nicolo lesaltimbanque avait toujours laisséun vide dans le cœur de mamanFipart, la vieille ajouta mentalement :

– Je trouverai peut-être à me marier.Ca s’est vu… J’épouserai un employéretraité, ou un jeune homme sansfortune et dont je ferai le bonheur.

Tandis que maman Fipart se mettaiten tête l’idée de faire le bonheur d’unjeune homme, et qu’elles’abandonnait à ce nouveau rêve, onfrappa doucement à la porte.

Maman Fipart alla jusqu’au seuil et

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demanda tout bas :

– Qui est là ? Est-ce toi ?

– C’est moi. Ouvre.

La veuve Fipart ouvrit et Rocambolefranchit le seuil du taudis.

Mais il n’était pas seul. Un autrepersonnage l’accompagnait : c’étaitZampa.

– Maman, dit Rocambole, je t’amèneun monsieur qui désire causer avecVenture.

– Ah ! ah ! fit la vieille en ricanant.

Rocambole ferma la porte. Puis il dità Zampa :

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– Maintenant, je vais te mettre aucourant de la besogne qui te reste àfaire pour devenir intendant de lafortune des Sallandrera… Et, ajouta-t-il en riant, te libérer à tout jamaisde la garrotte.

Ce mot de garrotte arrachaittoujours un léger frisson à Zampa,et, quand on le prononçait devant lui,il se sentait capable de tout pouréchapper au supplice de ce nom. Enle menaçant de la garrotte, onpouvait amener Zampa à assassinervingt personnes pour une, à mettre lefeu aux quatre coins d’une ville. Trèsprobablement, Rocambole avaitcompté sur ce mot pour stimuler le

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zèle de Zampa.

– Avant de nous procurer de lalumière, dit le faux marquis, je vaisvous dire ce dont il s’agit.

– Il s’agit de Venture, parbleu ! ditmaman Fipart.

– Ah ! murmura Zampa, le cocher senomme Venture ?

– Oui ; et bien que ce nom ne soit niglorieux ni très populaire, je puist’affirmer que si nous laissons enpaix celui qui le porte, tu ne serasjamais intendant, et tu finiras tesjours avec un joli collier de ferautour du cou.

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Cette image du supplice capitalpratiqué en Espagne donna undernier frisson à Zampa.

– Je suis prêt à le larder dans tousles sens avec mon couteau catalan,dit-il.

– Parfait. Tu seras récompensé duzèle que tu montres.

Et Rocambole dit à maman Fipart,qui ne comprenait rien encore auplan qu’il avait conçu :

– Allume ta lanterne, maman. Il n’y apersonne dans la cour. Tous leschiffonniers sont partis, et noussommes les maîtres du terrain.

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La vieille obéit, alluma une lanterne,et Zampa put, à sa clarté, inspecter letaudis.

Alors Rocambole souleva la trappede la cave, et alla prendre l’échelle,que maman Fipart avait replacéederrière son lit.

Zampa le regardait faire avec unétonnement profond. MaisRocambole n’y prit garde. Il plongeal’échelle dans la cave et l’assujettit.Puis il s’aventura sur le premieréchelon et descendit, sa lanterne à lamain, laissant Zampa et mamanFipart plongés dans l’obscurité.

La cave était déjà à moitié pleine

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d’eau.

– Hé ! hé ! dit Rocambole, quidemeura sur l’échelon qui se trouvaità fleur d’eau, je crois qu’il y a là sixpieds de liquide. C’est assez pournoyer, un homme.

Puis il tourna les yeux vers cetendroit de la voûte qui livraitpassage à la fuite d’eau. Le liquides’extravasait si bien entre les pierres,qu’il fallait le savoir pour remarquerl’endroit où il s’échappait du tuyaucrevé.

– Zampa ne s’imaginera jamais,pensa Rocambole, que son bain seremplit au fur et à mesure. L’eau

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monte silencieusement et petit àpetit.

Le faux marquis compta les degrésde l’échelle. Il y en avait quinze àpartir de la trappe. Six plongeaientdans l’eau, le septième était dehors.

C’était sur celui-là que Rocamboles’était accroupi ; ce fut de là qu’iljeta un dernier regard à la cave avantde remonter.

Les murs fermés en voûte n’offraientaucune aspérité après laquelle il fûtpossible de se cramponner.

Rocambole se dit :

– Un homme qui se noie n’appelle

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pas longtemps au secours. Enadmettant que ceux-ci viennent àcrier, ils auront du mal à se faireentendre, car le soupirail est bienbouché, et ils seront bientôt morts…

Le faux marquis remonta, sortit lecorps hors de la trappe, posa salanterne sur le plancher et demeurales pieds sur l’échelle. Alors, ilregarda Zampa.

– Tu le vois, dit-il, il y a là une cave,et je vais t’expliquer ce qu’il fautfaire.

– J’écoute, dit le Portugais.

– Tu vas prendre le chemin que j’aipris et descendre dans cette cave.

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– Bien.

– Elle est pleine d’eau…

– Hein ? fit maman Fipart.

– Je dis qu’elle est pleine d’eau,répéta Rocambole d’un ton quiimposa silence à maman Fipart. Lesdernières pluies en ont fait un puits.

– Est-ce qu’on peut se noyerdedans ? demanda Zampa.

– Oui et non.

– Comment cela ?

– Je veux dire que vous serez deux ày descendre : toi et lui.

– Bon !

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– Le cocher se noiera.

– Et moi ?

– Toi, tu deviendras intendant.

– Je ne comprends pas bien,murmura Zampa.

– Eh bien ! répondit Rocambole, jevais m’expliquer.

Et il remonta tout à fait et s’assit surle bord de la trappe, tandis quemaman Fipart et Zampa regardaienttoujours l’échelle et ne devinaientpas ce qu’il voulait en faire.

– Ecoute bien, continua-t-il. Tu voiscette échelle et cette trappe ?

– Parbleu ! oui, je les vois.

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– La trappe est placée entre le lit demaman Fipart et la porte d’entrée.On soufflera la chandelle et onlaissera la trappe ouverte.

– Ah ! je comprends ceci, dit Zampa ;il entrera et tombera dans la cave.

– Précisément.

– Mais, moi…

– Le drôle est un rude nageur. Ilserait capable, poursuivitRocambole, de se soutenir à lasurface de l’eau pendant plusieursheures, et d’appeler au secours d’unevoix si puissante, qu’elle passerait àtravers les voûtes de la cave.

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– Ah ! diable !

– Il faut donc l’aider un peu à senoyer.

– Eh bien ! on l’aidera… maiscomment ?

– Voici ce que je vais encoret’expliquer : tu vois cette échelle ;comme toutes les échelles, je l’aiplacée sur un plan incliné, vertical.

– C’est plus facile pour descendre.

– Le bout qui sort de la trappe est ducôté de la porte, le bout opposéplonge dans l’eau, dans la directiondu lit de maman Fipart.

– C’est vrai, eh bien ?

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– Tu vas prendre le chemin que j’aipris et tu t’arrêteras sur le dernieréchelon qui touche l’eau. Tu tecramponneras solidement, car je vaisfaire subir un mouvement à l’échelle.

– Pourquoi ?

– Pour ramener au bord opposé lebout tombant au bord de la trappequi fait face à la porte. De telle façon,ajouta Rocambole, que le cocher, enentrant, puisse tomber dans la cavesans rencontrer aucun obstacle.

– Je comprends.

– C’est déjà quelque chose.

– Voyons le reste. Que ferai-je sur

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l’échelle ?

– Quand un homme tombe à l’eau,reprit Rocambole, il pousse d’abordun cri, puis il se met à nager etcherche aussitôt un point d’appui.Venture se mettra donc à nager,trouvera à tâtons l’échelle et s’ycramponnera. Alors, tu le larderas àton aise.

– Je comprends parfaitement àprésent. Et lorsqu’il sera mort…

– Dame ! quand tu n’entendras plusrien, tu appelleras ; on ouvrira latrappe et tu remonteras.

– C’est bien, dit Zampa, je vois que jeserai intendant.

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– Cela vaut mieux que la garrotte.

Ce dernier encouragement fit mettreà Zampa un pied leste et hardi surl’échelle.

– Je te préviens, dit Rocambole,notre homme est loin d’ici, et neviendra pas avant une heure.

– Ca ne fait rien, dit Zampa,j’attendrai.

Puis il se risqua dans le gouffre,descendant les échelons, et cria :

– Je me tiens, vous pouvez aller…

Rocambole prit le bout de l’échelle etle ramena au bord opposé ; puis illaissa la trappe ouverte, entraîna

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maman Fipart vers le lit et lui dit :

– Maintenant, attendons, et pas debruit…

– Ah çà ! souffla maman Fipart, tu esdonc sûr que Venture viendra ?

– Parbleu !

– Comment cela ?

– Je lui ai promis cinquante millefrancs.

– Quand cela ?

– Il y a deux heures, en lui donnant laliberté.

– Tu le tenais donc ?

– Enfermé et garrotté chez moi.

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– Depuis quand ?

– Depuis la nuit dernière ; mais, ditRocambole, je te conterai tout celaune autre fois.

– Que croit-il donc venir faire ici ?

– Il vient pour t’assassiner !

– Moi !… fit la vieille, qui ne putréprimer un léger frisson.

– Dame !… tu sais bien que Ventureest un traître, et que, pour del’argent, il fait tout ce qu’on veut.

– Oh ! le brigand !

– Venture t’avait promis un bel hôtelsi tu me faisais mourir ; je lui aipromis, moi, cinquante mille francs

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s’il te tuait… Le piège est bon, ilréussira.

– Fameux ! murmura maman Fipart.

– Seulement, comme il fallaitl’occuper pendant deux heures, àpartir du moment où je l’ai lâché,afin que j’eusse le temps de venirfaire ici nos petits préparatifs, ehbien !… je lui ai conté une histoire, jelui ai dit que j’avais besoin, pour cesoir même, d’une clef que notreancien, tu sais, le serrurier dufaubourg, devait avoir.

– Et tu l’y as envoyé ?

Pendant que je venais ici.

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– Mais, observa maman Fipart, quiavait quelque défiance dans l’esprit,comment se fait-il que Venturevienne dans cette maison pourm’assassiner, quand il m’a laissée auGros-Caillou ?

– Tiens, dit Rocambole, qui tira unpapier de sa poche, lis plutôt, mavieille.

Et il lui tendit le billet qu’il avaitdicté à Venture, billet par lequel ilenjoignait à la veuve Fipart de serendre, la nuit suivante, àClignancourt, de s’y coucher dansson lit, d’éteindre la lumière aprèsavoir laissé la clé sur la porte, etd’attendre…

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– Tu comprends, dit Rocambole, queje ne lui ai pas dit que je t’avaisretrouvée.

– Ah ! c’est différent.

Rocambole éteignit alors sa lanterne,et le taudis rentra dans l’obscurité laplus profonde. Quelques minutess’écoulèrent au milieu d’un silencecomplet. Zampa attendait,cramponné à son échelle ;Rocambole et maman Fipartretenaient leur haleine et attendaientaussi, sans faire aucun mouvement.

Tout à coup, un léger bruit se fit au-dehors. Rocambole, qui avait l’oreillefine, reconnut tout de suite un pas

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prudent, et qu’on s’efforçaitd’assourdir. Puis la serrure rendit unléger son, et Rocambole et mamanFipart comprirent qu’on mettait lamain sur la clé restée en dehors.

C’était maître Venture, dontl’existence était assez extraordinairedepuis vingt-quatre heures, quiarrivait pour exécuter les prétendusordres de Rocambole. Venture, on lesait, avait passé la journée entièrepieds et poings liés, couché sur ledos, et n’avait été délivré parRocambole que vers sept heures etdemie environ. Ce dernier lui avaitdit alors :

– Tu te souviens du serrurier ?

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– Oui, certes, avait réponduVenture ; il est toujours établi dansle faubourg Saint-Antoine.

– Eh bien ! tu vas venir avec moi. Jevais d’abord te payer à souper.

– C’est pas malheureux. Je meurs defaim.

– Nous ferons, en mangeant, nospetites conditions touchant mamanFipart.

– Soit.

– Et quand tu auras soupé, tu iraschez le serrurier.

– Pour quoi faire ?

– Pour lui demander une clé de roi de

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trèfle.

Rocambole désignait, par ce mot, unecertaine fausse clé dont la bande devoleurs anglais à laquelle sirWilliams et Venture avaientappartenu autrefois se servait avecun très grand succès. Rocambole, quiavait endossé la pelure et repris leteint rougeaud de John le palefrenier,avait alors emmené Venture dans cemême restaurant de la rue Neuve-des-Mathurins, où mangeaient lescochers des loueurs environnants, etil lui avait fait servir à souper.

– Il faut avoir des forces, lui avait-ildit, quand il s’agit de refroidirmaman Fipart.

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– Bah ! dit Venture, je lui tordrai lecou comme à un poulet.

A huit heures, Rocambole le mit dansune voiture en lui disant :

– Va-t’en d’abord chercher la clé. Tume retrouveras demain matin.

– Où ?

– Rue de Surène et, si maman atourné de l’œil, tu auras ton argent.

Venture s’en alla au faubourg Saint-Antoine tandis que Rocambole sehâtait de rejoindre Zampa, quil’attendait dans le chemin de rondede la barrière Blanche.

Le serrurier lui remit pour dix louis –

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ce qui était un prix fait – la clé, dontRocambole n’avait nul besoin, etVenture remonta dans son cabrioletde remise, qu’il laissa une heureaprès dans la chaussée Clignancourt.

Comme maman Fipart, il se dirigea àpied vers la cité des chiffonniers, et,arrivé là, se glissa sans bruit devantla porte.

C’était lui qui venait de mettre lamain sur la clé. Il ouvrit et fit un pasen avant.

– Es-tu là, la vieille ? dit-il tout bas.

– Oui, répondit à voix basse la veuveFipart.

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Venture retira la clé et ferma laporte. Puis il tira son couteaucatalan de sa poche, l’ouvrit ets’avança dans les ténèbres,répétant :

– Où es-tu ?

– Ici, dit encore maman Fipart.

Venture fit trois pas, puis unquatrième, posa son pied dans levide et tomba dans la cave en jetantun cri…

Alors Rocambole alla relever latrappe et la ferma.

Puis il se coucha dessus pourécouter.

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Chapitre27

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Rocambole, l’oreille collée auxfentes de la trappe, entendit d’abordd’horribles blasphèmes, puis leclapotement de l’eau que Venture,qui nageait au milieu de cette nuitnoire, battait à la fois de ses pieds etde ses mains. Le brigand jurait etcriait ; mais ses cris et sesblasphèmes, assourdis par le peu desonorité des voûtes de la cave,montaient si faiblement jusqu’à

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Rocambole, que celui-ci jugea tout desuite qu’il était impossible qu’ilsfussent entendus du dehors. Venturecria, jura et nagea pendant environdix minutes, puis le bruit cessa uninstant.

– Tiens ! dit Rocambole, il vient detrouver l’échelle et il s’y cramponne.

Mais, presque aussitôt, un cri plusterrible, plus strident que les autres,se fit entendre, et, en même temps,comme la chute d’un corps quiretombe lourdement à l’eau après enêtre un moment sorti.

Puis… plus rien !

– Zampa l’a tué raide, pensa l’élève

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de sir Williams. Il aura trouvé le bonendroit. Allons ! un de moins…

Et Rocambole écouta encore ; mais leplus profond silence régnait àprésent dans la cave.

Maman Fipart avait quitté songrabat et s’était traînée jusqu’à latrappe.

– Eh bien ? demanda-t-elle.

– Je crois qu’il est mort.

– Tu crois ?

– Je n’entends plus rien.

En effet, quelques minutess’écoulèrent encore, puis une voixmonta des profondeurs de la cave.

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C’était la voix de Zampa.

– Il a son compte ! Laissez-moiremonter, disait le Portugais.

– Allume ta lanterne, maman, ditRocambole.

La vieille tira ses allumettes de sapoche, les frotta sur le carreau et seprocura à l’instant de la lumière.

Alors Rocambole souleva la trappe,qui était fort lourde, du reste.

– Viens donc voir, maman, dit-il.

Il mit un pied sur l’échelle, se penchaet tendit la lanterne à Zampa.Soudain, la cave se trouva éclairée,et, grâce à cette clarté, Rocambole et

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maman Fipart purent voir le corpsinanimé de Venture qui flottait surl’eau rougie de son sang.

– Ah ! le brigand ! murmura denouveau maman Fipart, quand jepense qu’il voulait te faireraccourcir !

– Peuh !… répondit Rocambole, cen’est pas pour cela que je l’ai envoyéad patres, maman.

– Et pourquoi donc, mon chéri ?

– Mais, dame !… parce qu’il était aucourant de mes affaires, ce qui megênait.

Maman Fipart frissonna.

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Elle se trouvait à genoux sur le bordde la trappe, et, comme si elle eût euun pressentiment, elle voulut serelever. Mais Rocambole, plus lesteet plus prompt, lui posa les deuxmains sur les épaules et la maintint àgenoux.

– Regarde donc ton ami, maman, dit-il. Il est bien mort, hein ?

– Je le crois.

Maman Fipart prononça ces motsavec un léger tremblement et voulutde nouveau se relever.

– Mais reste donc là que je te parle,fit Rocambole d’une voix câline.

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Et il ramena ses deux mains desépaules au cou ridé de la vieille. Puisil continua :

– Faut avouer que tu as eu de lachance tout de même, l’autre jour,d’être repêchée comme ça, hein ?

Et Rocambole arrondit ses deuxmains autour du cou de mamanFipart et en fit un étau.

– Aïe ! cria la vieille, qu’est-ce que tufais ?

– Tais-toi donc, laisse-moi rire…

– Mais… tu… m’étrangles !…

– Parbleu ! répondit le bandit d’unton cynique, et je te garantis bien

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qu’il n’y a pas dans ta cave lemoindre ravageur pour te repêchercette fois…

Et Rocambole serra le cou de lavieille, qui ne put même jeter un cri,et il cria à Zampa :

– Tiens ! sauce-la-moi proprement etqu’elle boive un bon coup d’eaudouce, elle qui aimait tant l’eau-de-vie…

Puis il précipita maman Fipart dansla cave.

Cette fois la vieille était bienétranglée, et le froid de l’eau ne la fitpoint revenir.

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– C’est une habitude à prendre,murmura Rocambole, qui regardafroidement le corps de sa mèreadoptive qui flottait à côté ducadavre de Venture.

Zampa, accroupi sur son échelle,tenait toujours la lanterne.

– Eh bien ! voilà qui est fait, lui ditRocambole. Vous pouvez remonter, àprésent, monsieur l’intendant.

Zampa eut un frisson de joie et ilcommença son ascension, soncouteau aux dents, s’aidant d’unemain pour rencontrer les degrés del’échelle, tenant la lanterne del’autre. Bientôt son corps sortit à

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moitié de la trappe, et, pourremonter plus vite, il posa salanterne sur le bord et se prit àl’échelle des deux mains.

Rocambole était derrière lui, et, en cemoment, Zampa, tout occupé de nepoint se laisser choir et de poser sesdeux pieds solidement sur le seuil dutaudis de feu maman Fipart ; en cemoment, disons-nous, Zampaentendit l’élève de sir Williams quilui disait d’une voix railleuse :

– Ah çà ! mais vous êtes donc tousbêtes ?

Et soudain, il reçut un coup depoignard dans le dos, entre les deux

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épaules, jeta un cri, cessa de secramponner à l’échelle, et tombadans le gouffre qui déjà avaitenglouti deux cadavres.

Alors Rocambole retira l’échelle etlaissa retomber la trappe.

– Je ne sais si tu es mort, murmura-t-il, mais dans tous les cas, si tu nepéris pas de mon coup de poignard,tu auras le temps de te noyer.L’échelle n’est plus là pour t’aider àsortir.

Rocambole prononça cette oraisonfunèbre sans trop d’émotion, soufflasa lanterne et se dirigea vers la portequ’il ouvrit avec précaution.

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La nuit était noire ; il tombait unléger brouillard bien froid et bienpénétrant, et la cité des chiffonniersétait déserte. Rocambole put ensortir sans rencontrer personne.

– Ce petit drame ne manque nid’intérêt ni de terrible ! murmura-t-ilen s’en allant, et je vais faire rire sirWilliams jusqu’aux larmes en luiracontant l’histoire de ces troisimbéciles : Venture qui se croyaitnécessaire ; maman Fipart quicroyait à ma pitié filiale ; Zampa, quis’était figuré qu’il me seraitagréable, lorsque je serais l’époux deConception, d’avoir pour intendantun drôle comme lui. Fi donc !

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Le faux marquis de Chamery regagnaParis à pied, et alla changer decostume rue de Surène. Ses gensl’attendaient à la porte. Redevenul’homme élégant qui faisait courir,l’imposteur remonta dans sa voitureet dit au cocher :

– Touche à l’hôtel !

Mais, en passant près de laMadeleine, il leva les yeux vers soncercle, et jugea, à la clarté qui brillaitderrière les rideaux des croisées dugrand salon, que la réunion devaitêtre nombreuse.

Il ordonna au cocher d’arrêter et mitpied à terre :

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– J’ai assez travaillé comme celadepuis deux ou trois jours, se dit-il,et je ne vois aucun inconvénient à medistraire un peu. Allons jouer aubaccara.

Le misérable, qui venait decommettre un triple assassinat,gravit l’escalier du cercle enfredonnant un air d’opéra et entradans le grand salon de jeu, le visageinsouciant et calme et un sourire auxlèvres, comme un honnête sportsmanqui n’a jamais éprouvé de plusviolent chagrin que la perte d’un pariaux courses de La Marche. Mais unechose l’étonna tout d’abord et le fitarrêter sur le seuil.

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Une vingtaine de membres du cercleentouraient la table du chemin de fer,et cependant on ne jouait pas… Lespontes avaient leur or devant eux, lebanquier tenait les cartes et ne lesbattait point. On causait autour de latable, et les visages soucieux etattristés des convives frappèrent lefaux marquis.

– Tiens ! voilà Chamery, dit-on en levoyant entrer.

Rocambole se fit un front impassibleet s’approcha de la table de jeu ensouriant.

– Est-ce que vous manquez d’argent,messieurs, dit-il, ou bien le banquier

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a-t-il une de ces veines qu’on n’osebraver ?

Mais un des joueurs répondit :

– Ce n’est point cela, marquis, nousavons tous de l’argent, et le banquiern’a pas de chance.

– Alors, pourquoi ne jouez-vouspas ?

– Parce que nous venons d’apprendreune nouvelle terrible…

– Plaît-il ?

– Et qui nous a foudroyés.

– De quoi s’agit-il donc ?

– Vous connaissez Château-Mailly ?

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– Le duc ? Oui.

– Eh bien ! il est mort.

– Vous plaisantez !

– Nullement.

– Ah çà ! dit le faux marquis aveccalme, à moins qu’il n’ait eu uneapoplexie ou qu’il n’ait été tué enduel…

– Ni l’un ni l’autre, il est mort.

– Mais… de quoi ?

– Du charbon.

– Du charbon ? une maladie decheval ?

– Précisément.

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– Mais c’est impossible !… absurde !…

– C’est vrai.

Le faux marquis haussa les épaules.

– On ne meurt du charbon, dit-il, quelorsqu’on est palefrenier ouéquarrisseur.

– Vous vous trompez…

– Et le duc n’était ni l’un ni l’autre.

– Oui, mais il avait un cheval qu’ilaimait, un cheval arabe.

– Ibrahim ?

– Justement.

– Eh bien ?

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– Ibrahim a été pris du charbon. Leduc, qui s’était fait, hier matin, unelégère piqûre à la main, a eul’imprudence de caresser sonmalheureux cheval…

– Et il est mort ?

– Comme vous le dites.

– Mais quand ?

– Ce soir, il y a deux ou trois heures.

Et l’on raconta à Rocambole ce quiétait arrivé, et ce qu’il savait mieuxque personne.

Le faux marquis de Chamery écoutaattentivement en donnant lesmarques de la plus vive émotion ; il

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vanta le caractère chevaleresque deM. de Château-Mailly, déplora devoir un si beau nom s’éteindre, unefortune presque princière passer àdes collatéraux éloignés. EnfinRocambole s’éleva si bien à lahauteur de son rôle que le vraimarquis de Chamery n’eût pas faitmieux. Puis il s’esquiva, remonta envoiture et rentra chez lui. Là, unesurprise agréable attendait lebandit : c’était une lettre arrivéedans la soirée.

Cette lettre était de Conception et necontenait que quelques lignes.

La jeune Espagnole disait :

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« Mon ami,

« J’ai le cœur ivre de joie ! Hâtez-vous d’accourir, venez au château duHaut-Pas… vous pourriez bien enramener la marquise de Chamery. »

– Oh ! oh ! s’interrompit Rocambole,est-ce que décidément ma futureaurait travaillé de son côté aussibien que moi du mien ?

Et Rocambole continua à lire :

« Vous aviez fait vos confidences àvotre sœur, mon ami.

« Ceci, après m’avoir embarrassée unpeu, d’abord, je vous l’avoue, car jen’ai pu m’empêcher de rougir ; ceci,

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dis-je, a bien avancé nos chèrespetites affaires.

« La vicomtesse a, pardonnez-moi lemot un peu vulgaire, littéralementensorcelé mon père. Ce matin, ils ontfait une longue promenade ensembledans le parc, tandis queM. d’Asmolles conduisait en tilburyma mère qui voulait voir une cascadesituée à deux lieues du château.

« J’étais de ce petit voyage.

« Quand nous sommes revenus, monpère était tout songeur, mais sanstristesse. Que lui a dit lavicomtesse ? Je l’ignore. Mais,pendant le déjeuner, mon père a

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parlé de vous ; il a paru écouter avecplaisir le récit de vos exploits dansl’Inde anglaise ; ensuite il a faitplusieurs questions sur la famille desChamery, sur son ancienneté, sur sesalliances… Mais quand il a apprisqu’un de vos ancêtres, le premierbaron de Chamery, avait assisté à laseconde croisade, et avait été faitcomte par Philippe-Auguste, il n’a pus’empêcher de dire :

« – Mais voilà de la belle et vieilleroche !

« Ces paroles me sont allées au cœur.Ah ! mon ami, je n’ai jamais été siheureuse…

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« – Pourquoi le marquis ne vous a-t-il point accompagné ? a-t-il demandéà M. d’Asmolles.

« – Mon Dieu ! lui a répondu celui-ci,parce qu’il avait à régler quelquesaffaires relatives à notre succession.

« Mon père a dit encore :

« – Mais il a, je crois, une assez bellefortune.

« – Oh ! a répondu négligemment levicomte, il a de quoi vivrehonorablement : soixante-quinzemille livres de rentes.

« – En terres ?

« – Oui, monsieur le duc.

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« – Mais, a dit mon père, cela fait aumoins trois millions.

« – A peu près…

« Mon père est redevenu songeur eton a parlé d’autre chose.

« Moi, après le déjeuner, je suisvenue m’enfermer dans ma chambre,d’où je vous écris tout cela.

« Venez, mon ami, venez vite…

« CONCEPTION. »

– Hé ! hé ! murmura Rocambolequand il eut achevé sa lecture, jecrois que ma brune fiancée a raison.Elle pourrait bien revenir du Haut-Pas marquise de Chamery… Allons

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consulter mon oncle !

Et il monta chez sir Williams.

L’ex-baronnet s’était si bien incarnépar la pensée dans son élève, qu’ilressentait toutes les joies, toutes lespeines qu’éprouvait Rocambole.

L’aveugle s’était mis au lit de bonneheure, mais il n’avait pas fermé l’œilde la nuit. Il suivait par la pensée etpas à pas son cher élève dans cetteaventureuse expédition où le jeunebandit allait se débarrasser à la foisde sa mère adoptive et de ses deuxcomplices. Aussi le pas deRocambole retentissant sur leparquet de sa chambre le fit-il

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tressaillir profondément.

Rocambole fredonnait. Cette bonnehumeur dérida le front plissé de sirWilliams, et le visage tout entier del’aveugle traduisit énergiquementcette interrogation :

– Eh bien ?

– Eh bien ! dit Rocambole, l’affaireest faite. Ils sont flambés.

Sir Williams ferma la main, puis ilreleva trois doigts, ce qui voulaitdire :

– Quoi ! tous trois ?…

– Tous trois, mon oncle.

Et Rocambole raconta la sanglante

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épopée qui venait de se dérouler àClignancourt.

Sir Williams souriait avec bonhomie,comme s’il eût écouté le récit deThéramène ou un morceau delittérature choisi.

– Mais, poursuivit Rocambole, j’aiencore deux choses à t’apprendre.

– Voyons ? exprima l’aveugle par unclignement de ses yeux éteints.

– Château-Mailly est mort ce soir.

– Très bien ! fit sir Williams d’unsigne de tête.

– Puis voici une lettre de Conception.

Et Rocambole lut à mi-voix la lettre

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qu’il venait de recevoir.

– Maintenant, dit-il, que faut-il faire,mon oncle ?

L’aveugle demanda son ardoise etécrivit : – Faire tes malles, demanderdes chevaux et partir au point dujour.

– Déjà ?

– Il ne faut pas que tu aies apprisavant ton départ la mort du duc.

– Tiens ! c’est assez prudent.

– Ensuite, écrivit sir Williams, je suisdu voyage.

– Toi ?

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– Parbleu ! il faut bien que je signe àton contrat de mariage.

– C’est un honneur pour moi, ditRocambole en ricanant.

– Et puis, écrivit encore l’ex-baronnet, j’ai le pressentiment que sije n’étais pas là, tu ne te marieraispas.

– Tu crois ?

– Mon bon ami, ajouta sir Williamsen soulignant chaque mot, rappelle-toi bien ceci, et tâche de le graver enlettres de feu dans ta mémoire, je suisle génie qui préside à ta bonne étoile.Le jour où je ne serai plus là, cetteétoile s’éteindra !

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Tandis que les événements que nousvenons de raconter se déroulaient àParis, un autre événement avait lieuà Nice, qui devait exercer uneinfluence directe et capitale sur ledénouement de cette histoire. C’étaitpour Nice, on s’en souvient, que lacomtesse Artoff était partie,emmenant avec elle son malheureuxépoux frappé de folie. Elle avait louélà, hors de la ville, une jolie petitemaison située au bord de la mer,cette mer bleue comme le ciel qu’ellereflète.

Un médecin de Paris, le docteur B…,avait accompagné le noble malade etlui prodiguait ses soins. D’après le

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système curatif du docteur B…, lecomte devait voir le moins de mondepossible et demeurer presquetoujours en tête à tête avec safemme.

Du reste, pendant le voyage, l’état ducomte, sans subir aucuneamélioration, s’était cependantmodifié. Il était devenu plus calme,et son caractère facile et douxsemblait avoir repris le dessus. Maisil persistait à se croire Roland deClayet et non le comte Artoff. Puis ilavait fini par se persuader que lecomte avait répudié sa femme, et quela comtesse, éprise de lui, avaitconsenti à le suivre.

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Le docteur B… habitait la maison dubord de la mer, il voyait son maladeà toute heure, et, chaque jour, il seconfirmait, hélas ! dans cette tristeopinion que le comte était atteintd’une folie incurable. Cependant, il yavait en ce moment, à Nice, beaucoupd’étrangers, et, parmi eux, un officierde marine anglais qu’une graveblessure avait contraint de venirimplorer l’influence salutaire dudoux climat d’Italie.

Cet officier, qui avait longtempsservi dans l’Inde, avait rencontréplusieurs fois, depuis leur arrivée àNice, le comte et la comtesse Artoff.

La comtesse donnait souvent le bras

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au pauvre fou et se promenait aveclui au bord de la mer.

Le bord de la mer était également lapromenade favorite de l’officierblessé.

On avait fini par échanger des saluts,et un matin la comtesse fut trèssurprise de recevoir une lettre danslaquelle sir Edward, c’était le nom dumarin, demandait à venir luiprésenter ses respectueuxhommages. Cette demande ne laissapas que d’étonner beaucoup lacomtesse, qui d’abord eut la penséede refuser ; mais bientôt elle réfléchitqu’il s’agissait peut-être de quelqueaffaire importante, et elle se décida à

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répondre à l’étranger qu’elleconsentait à lui accorder l’entretienqu’il sollicitait.

Le docteur était sorti pour une partiede pêche ; le comte était encore aulit. La comtesse se trouvait donctoute seule quand le marin seprésenta chez elle. Elle l’introduisitdans un petit salon du rez-de-chaussée, s’assit et lui indiqua unsiège.

– Madame la comtesse, dit sirEdward, peut-être excuserez-vous mahardiesse quand vous saurez qu’ellea pris sa source dans un intérêtmystérieux, dans une sympathiesoudaine que m’ont inspirés votre

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malheur et la folie de votre époux.

– Je vous remercie mille fois,monsieur, dit la comtesse, quis’inclina et laissa errer sur ses lèvresun sourire triste.

– Madame, poursuivit le marin, uneville de bains de mer est toujoursplus ou moins un foyer perpétueld’anecdotes, de médisances,d’histoires altérées ou amplifiées.Chaque nouveau venu s’y trouvebiographié dès le lendemain de sonarrivée.

– Ah ! dit la comtesse, et j’ai eu sansdoute ma biographie ?

– Oui, madame ; on s’est entretenu

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de vous dans les cercles ; vous y avezeu d’ardents défenseurs en mêmetemps que des détracteurs.

– Oh ! fit Baccarat avec tristesse,l’opinion du monde m’est bienindifférente aujourd’hui, je vousjure.

– La folie du comte, reprit le marin, aété surtout l’objet d’une foule decommentaires. Un jeune secrétaire del’ambassade, qui est arrivé hier deParis, nous a rapporté des détailsétranges… Il nous a dit… Pardon,madame, interrompit sir Edward, jevoudrais que vous pussiez lire dansmon cœur et dans mon esprit. Vous yverriez que le plus profond respect et

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le plus ardent désir de vous êtes utiledictent seuls mes paroles.

– Parlez, monsieur, dit la comtesse,qui ne savait encore où son visiteuren voulait venir.

– M. Gaston de Lantil, l’attachéd’ambassade…

– Gaston de Lantil ? exclama lacomtesse, mais il connaît beaucoupmon mari, ils étaient liés…

– Aussi, madame, poursuivit sirEdward, vous devez penser avecquelle respectueuse réserve il s’estexprimé sur vous et sur le malheur…

– Monsieur, dit la comtesse

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simplement en levant sur soninterlocuteur un regard limpide etpur comme son âme, quoi qu’il encoûte à une femme comme moi d’êtreobligée de se défendre, permettez-moi un seul mot : j’ai été calomniéepar un misérable ou par un fou.

– Je n’en ai jamais douté un seulinstant, madame, répondit sirEdward ; mais laissez-moi vousparler de l’état de votre époux.

Baccarat tressaillit et regarda sirEdward.

– M. Gaston de Lantil, poursuivit lemarin, nous a dit une chose qui nousa paru étrange.

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– Qu’est-ce donc, monsieur ?

– Il nous a dit que la folie du comteArtoff, votre époux, s’était déclaréesubitement.

– Oui, monsieur.

– Sur le terrain, et au moment où ilallait croiser le fer.

– C’est parfaitement vrai.

– Que cette folie avait surtoutconsisté à lui faire croire qu’il était,lui, l’adversaire, tandis que cedernier était lui-même le comteArtoff.

– Hélas ! monsieur, il le croit encore.

– Madame, murmura sir Edward,

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cette circonstance est d’autant plusétrange que votre mari se trouvait àParis.

– Que voulez-vous dire ? fitBaccarat, surprise de cette remarque.

– La folie qui s’est manifestée chez lecomte n’est point ordinaire.

– Le comte m’aimait, monsieur, et,convaincu de… mon…

– Arrêtez, madame, interrompit sirEdward, vous vous trompez.

– Croyez-vous, monsieur ?

– La folie instantanée et si bizarre ducomte pourrait être attribuée à unetout autre cause.

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– Que dites-vous ? s’écria lacomtesse.

– A un empoisonnement.

– Oh ! fit Baccarat stupéfaite.

Sir Edward poursuivit :

– J’ai servi dans l’Inde ; j’ai passéenviron un an à Java, et j’y ai pu voirles prodigieux effets d’une foliequ’on procure par un poison végétalqui croît dans cette île.

– Mais… monsieur…

– Les effets de ce poison semanifestent rapidement, et un signetrès caractéristique de soninoculation, c’est la tendance qu’a

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tout de suite l’empoisonné à perdresa propre individualité pour revêtircelle d’un autre !

– Mais ce que vous me dites là,s’écria la comtesse, est d’autant plusextraordinaire, monsieur, que monmari n’est jamais allé dans l’Inde.

– Je le sais.

– Qu’à Paris il ne connaît personnequi puisse y avoir séjourné.

– Madame, dit gravement sir Edward,les gens qui ont pu vous calomniersont, à mes yeux, capables de toutesles infamies, y compris celled’empoisonner le comte.

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– Mais alors, monsieur, s’écriaBaccarat frissonnante, si cela était,si mon mari était… empoisonné…peut-être n’y aurait-il plus aucunremède ?…

– Ah ! dit sir Edward, j’étais à Parisle mois dernier, et j’y ai rencontré unhomme qui s’est acquis, il y aquelques années, à Calcutta et àChandernagor, une réputationmerveilleuse.

– Et qui guérit la folie ?

– Surtout celle qui y a été contractée,soit sous l’influence des latitudestropicales, soit à l’aide de toxiquesrecueillis sous ces latitudes.

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– Oh ! parlez, monsieur, dit lacomtesse avec animation, quel est cethomme ?

– C’est un mulâtre, un médecin néaux Antilles et qu’on nomme ledocteur Samuel Albot. Si j’osais vousdonner un conseil, dit sir Edward, ceserait de le consulter. Pourquoi nel’appelleriez-vous pas auprès ducomte ?

– Non, non, s’écria Baccarat, le fairevenir serait trop long ; j’aime mieuxaller à Paris.

– Cela vaut mieux encore, dit sirEdward.

– Monsieur, murmura la comtesse

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Artoff en prenant les mains del’officier anglais, si le dévouementsans bornes d’une pauvre femmecalomniée pouvait payer l’intérêtque vous voulez bien me témoigner,oh ! je vous en supplie, ajouta-t-elleavec des larmes dans la voix, nerepoussez pas celui que je vous offre.

– Madame, dit sir Edward, partezpour Paris, consultez Samuel Albot,n’hésitez pas à lui confier le comte.S’il est un homme au monde quipuisse le guérir, assurément, c’estlui !

Et l’officier baisa respectueusementla main de Baccarat, ajoutant :

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– Me permettez-vous un dernierconseil ?

– Je vous le demande en grâce.

– Les médecins sont jaloux de leurart, ils croient quelquefois trop eneux-mêmes et pas assez en la sciencedes autres. Prenez un prétexte pourretourner à Paris.

– Je vous comprends, dit lacomtesse. Le docteur B… ne saurapoint que j’ai consulté le docteurSamuel.

Sir Edward salua une dernière fois etse retira.

Le lendemain, le comte et la comtesse

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Artoff quittaient Nice en chaise deposte. Pour aller plus vite, lacomtesse semait l’or sur sa route.Trois jours après, elle arriva à Parispar le chemin de fer de Lyon. Elleavait quitté sa chaise de poste danscette dernière ville.

Tandis que la comtesse Artoff et sonmari se dirigeaient rapidement versParis, l’auteur involontaire de tousleurs malheurs, M. Roland de Clayet,se disposait à partir pour la Franche-Comté, où son oncle, le chevalier deClayet, venait de mourir subitement.Cet événement était arrivé, du reste,en temps assez opportun pour lejeune fat, à qui le séjour de Paris

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était devenu assez désagréabledepuis son duel avec le comte Artoff.

Roland avait beaucoup compté sur lapopularité éphémère qu’allait luiacquérir l’affaire scandaleuse dont ilavait été le héros. Mais Rolands’était trompé. Sa popularité avaitpris un caractère odieux du jour oùon avait appris la folie du comteArtoff. Dans le monde même où ilvivait, une réaction rapide s’étaitopérée, et, à part deux ou trois niaisde la force du jeune M. Octave, tousses amis n’avaient point tardé à luirompre froidement en visière. Oncomprenait bien jusqu’à un certainpoint que Roland eût poursuivi la

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comtesse Artoff de son amour, maison ne comprenait pas qu’il eûtmanqué de loyauté et de chevalerieau point de se vanter publiquementde sa bonne fortune. Le comte Artoffétait aimé et estimé. Roland devaitêtre, dès lors, méprisé et haï.Quelques salons honorables luifurent fermés ; quelques sportsmenqu’il rencontrait journellement àMadrid ou aux Champs-Elysées nes’étaient nullement gênés pour luifaire de ces impertinences publiquesqui font monter le rouge au visage,sans toutefois motiver uneprovocation. Au bout de quinzejours, Roland se demanda s’il se

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battrait avec la moitié de Paris ous’il ferait un voyage. Ce dernier partiétait beaucoup plus sensé et surtoutbeaucoup plus pratiquable que lepremier. Roland se demandait doncoù il irait, quand son oncle mourut àpoint pour le tirer d’embarras.

Le jour même où cette nouvellefunèbre lui arriva, M. de Clayet fitfaire ses malles à son nouveau valetde chambre. L’ancien, c’est-à-direcelui que lui avait donné le fauxmarquis de Chamery, avait disparu lelendemain du jour où le comte Artoffétait devenu fou ; et, afin de motiversuffisamment son éclipse, il étaitparti en volant une centaine de louis

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et quelques bijoux à son maître, letout, d’après les conseils deRocambole.

Or, Roland de Clayet, décidé àquitter Paris le soir même, Roland,disons-nous, ne voulut point partirsans aller serrer la main au jeuneM. Octave, le seul ami qui lui fûtresté fidèle. Il monta donc en voiturevers midi et ordonna à son cocher dele conduire rue de l’Oratoire.

Le coupé de notre héros, parti de larue de Provence, longea lesboulevards et prit la rue Royale. Al’entrée du faubourg Saint-Honoré, ilfut arrêté par un embarras devoitures et Roland mit la tête à la

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portière pour se rendre compte dumotif qui entravait ainsi sa marche.L’embarras de voitures avait pourcause première un conflit qui venaitd’avoir lieu entre un omnibus et unfiacre. Le fiacre avait accrochél’omnibus, et les roues des deuxvoitures étaient si bien engrenéesl’une dans l’autre, que les voyageursétaient descendus. Une femme, quiétait la propriétaire provisoire dufiacre, et qui manifestait une trèsvive émotion, se trouvait au milieud’un groupe de curieux.

A la vue de cette femme, qui étaitvêtue fort élégamment, du reste,M. Roland de Clayet ne put réprimer

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un cri de surprise. C’était lacomtesse Artoff ! Ou plutôt c’étaitcette femme qui ressemblait siparfaitement à Baccarat que Rolandl’avait prise constamment pour elle.

La jeune femme, au cri poussé parRoland, tourna la tête et le reconnut.Roland salua.

Elle lui envoya un sourire et mit deuxdoigts sur sa bouche comme pour luirecommander le silence.

– Bon ! pensa Roland, c’est unecomédienne habile. Son indignationn’était que jouée ; son départ, s’il aeu lieu, a été suivi d’un promptretour, et elle m’aime encore !

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Sans doute le jeune fat allait mettrepied à terre et offrir, en pleine rue,ses hommages et ses services à laprétendue comtesse, mais il n’en eutpas le temps.

La jeune femme arrêta un coupé videqui passait dans la rue Royale,s’élança dedans, et dit au cocherassez haut pour que Rolandl’entendît :

– Rue de la Pompe, 53, à Passy !

– Parbleu ! murmura Roland, je laretrouverai maintenant. Je sais lenuméro de la maison où j’ai eu uneentrevue avec elle…

Et comme les voitures

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recommençaient à circuler, soncoupé se remit en marche et ledéposa dix minutes après rue del’Oratoire.

Quelques secondes plus tard, le jeuneM. Octave était au courant de larencontre.

– Que faut-il faire, selon toi ?demanda Roland.

– Partir.

– Pour la Franche-Comté ?

– Oui.

– Sans la revoir ?

– Parbleu ! elle n’a crié son adresseau cocher que pour que tu

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l’entendisses. Elle t’attendra ce soir,demain, et après-demain elle t’écrira.

– Tiens, fit le fat, c’est bien possible !

– Elle t’a souri, donc elle t’aimetoujours.

– Je le crois, murmura Roland avecune modestie ridicule.

Et il suivit le conseil, car le soir, àhuit heures, il montait dans unwagon de première classe du cheminde fer de Lyon.

Mais à la première station, c’est-à-dire à Villeneuve-Saint-Georges,l’express qui quittait Paris croisacelui qui s’y rendait.

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Les deux trains s’arrêtèrent quelquessecondes, et le regard distrait deRoland plongea dans un coupé decelui qui venait de Lyon. Et, commele matin à l’entrée du faubourgSaint-Honoré, le jeune hommepoussa un cri. Il venait d’apercevoirdans ce coupé le comte Artoff etBaccarat… Baccarat, qu’il croyait ruede la Pompe, à Passy, qu’il avait vuele matin en toilette de ville, et qu’ilretrouvait le soir en costume devoyage, venant de Lyon.

– Ah çà, dit-il, est-ce que, comme lecomte Artoff, je vais devenir fou ?

Et il ouvrit vivement la portière deson wagon et il s’élança sur la voie.

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Mais déjà le train qui se dirigeait surParis s’était remis en route.

q

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Chapitre28

Allons, monsieur, envoiture ! vite, on part !cria le chef de gare àRoland.

Mais Roland répondit, enproie à une vive

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émotion :

– Je ne pars pas.

– Plaît-il ? fit l’employé.

– Je retourne à Paris, dit le jeunehomme avec fermeté.

Le conducteur du train avisa lechauffeur, un coup de sifflet se fitentendre ; le convoi partit, laissantRoland de Clayet en présence du chefde gare et des facteurs assez étonnés.

– Monsieur, dit Roland au chef degare, je veux retourner à Paris.

– C’est facile, monsieur, voici untrain omnibus qui vient deMontereau.

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Et l’employé étendait la main versl’horizon, où montait la fumée d’unelocomotive.

Le train arriva ; Roland y prit placeet revint sur Paris tandis que sesbagages allaient à Dijon. Le trainentra en gare une demi-heure aprèsl’express.

Roland courut à la salle où ondélivre les bagages, dans l’espoir d’ytrouver encore cette femmeextraordinaire qui lui paraissaitavoir le don d’ubiquité. Mais cettesalle était déserte, tous les voyageursde l’express étaient partis. AlorsRoland eut une idée. Il s’adressa à unfacteur et lui demanda où il pourrait

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trouver le chef du train direct quivenait d’arriver.

– Le voilà, tenez, répondit le facteuren désignant un jeune homme enuniforme qui fumait forttranquillement en causant avec unchef de gare.

Roland alla vers lui et le salua.

– Monsieur, lui demanda-t-il, venez-vous de Lyon avec le train qui estarrivé ce soir ?

– Oui, monsieur, il y a quaranteminutes, par l’express parti ce matinde Lyon.

– Avez-vous remarqué, dans un

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coupé, une jeune dame blonde, fortbelle, entre deux messieurs ?

– Parfaitement, monsieur.

– Savez-vous son nom ?

– C’est la comtesse Artoff, quirevient de Nice avec son mari et sonmédecin.

– Monsieur, dit Roland avecémotion, je vois un ruban rouge àvotre boutonnière et je vous crois unhomme d’honneur.

– J’ai la prétention de l’être,monsieur, fit le chef de train, fortsurpris de cet exorde.

– Eh bien ! monsieur, reprit le jeune

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homme, au nom des plus gravesintérêts, j’ose dire les plus sacrés,dites-moi, sur l’honneur, si lacomtesse Artoff est partie ce matinde Lyon.

– Je vous le jure, monsieur, je lui aimoi-même donné la main pourmonter en wagon.

Roland oublia de remercier et mêmede saluer le chef de train, et il sortitde la gare comme un fous’échapperait de Charenton. Il se jetadans la première voiture de placequ’il trouva, et dit au cocher :

– Trois louis pour ta course et crèveton cheval s’il le faut, mais conduis-

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moi à Passy, ventre à terre.

– Quelle rue ? fit le cocher, suffoquépar la promesse des trois louis.

– Rue de la Pompe, 53.

Le cocher fit des merveilles, rossason cheval à tour de bras et arriva àPassy en moins d’une heure.

Pendant le trajet, l’émotion deM. Roland de Clayet fut telle, qu’il setrouva dans l’impossibilité de lierdeux pensées et fut dominé par uneidée fixe : retrouver la femme qu’ilavait vue le matin et la mettre enprésence de celle qu’il venaitd’apercevoir dans le train de Lyon.

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La maison de la rue de la Pompe quiportait le numéro 53 était situéeentre cour et jardin, on s’en souvient.Roland descendit de voiture et sonnaviolemment à la porte. Une fenêtres’ouvrit, une voix de femmedemanda, inquiète :

– Qui est là ?

– Ouvrez ! dit Roland avec uneimpatience hautaine.

Et il sonna de nouveau.

Il était alors près de minuit. Onhésita un moment ; mais commeRoland sonnait toujours, on sedécida à ouvrir. Le cordon fut tiré del’intérieur de la maison et la grille

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s’entrebâilla.

Roland pénétra dans la cour etreconnut sur-le-champ l’endroit oùon lui ôtait son bandeau quand ilarrivait. Une femme de chambre, lamême que Rebecca avait à sonservice lorsque Roland était aiméd’elle, accourut à demi vêtue,reconnut le jeune homme et lui dit :

– Madame n’y est pas !

– Si elle n’y est pas, je l’attendrai.

– Elle ne rentrera pas.

– Ma petite, dit froidement Roland,choisis : ou m’introduire sur-le-champ auprès de ta maîtresse et

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gagner dix louis, ou bien me suivrechez le commissaire de police qui tefera subir un léger interrogatoire.

La soubrette eut peur.

– Ma foi ! dit-elle, Madame mechassera peut-être, mais je merecommande à la bonté de monsieur.Venez, je vais vous introduire.

Roland suivit la femme de chambre.

Celle-ci le conduisit au premierétage, lui fit traverser le salon etl’introduisit dans ce même boudoirbleu et blanc où la fausse comtesseArtoff l’avait reçu si souvent.Rebecca, en peignoir de velours,dormait sur un canapé et n’avait

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point été réveillée par le bruit de lasonnette agitée à tour de bras parRoland.

– Madame a le sommeil dur, dit toutbas la soubrette.

– Laisse-moi, répondit Roland.

Et, d’un geste impérieux, il lacongédia.

La soubrette sortie, M. de Clayetappuya la main sur l’épaule de lajeune femme, qui s’éveilla en sursautet laissa échapper un geste desurprise et presque d’effroi à la vuede son nocturne visiteur.

– Vous ! dit-elle.

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– Moi, répondit froidement Roland.

Rebecca bondit et se trouva sur sespieds.

– Comment ! dit-elle en fronçant lesourcil, vous osez venir ici ?

– Sans doute.

– Sans ma permission ?

– Ma chère belle, répliqua Rolandd’un ton dégagé, vous avez eu lafaiblesse, ce matin, de me donnervotre adresse.

– Moi ?

– Mais sans doute. Vous avez criéassez fort pour que je l’entendisse,au cocher de votre voiture : « A

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Passy, 53, rue de la Pompe. »

– Eh bien ! fit Rebecca avec cynisme,c’est fort gentil à vous d’être venu ;et puisque vous êtes là, asseyez-vous, mon petit.

Ce ton trivial achevait de confondreRoland.

– Madame la comtesse Artoff, dit-il,pourriez-vous me donner desnouvelles de votre mari ?

– Il est toujours fou.

– Ah !…

– Et je l’ai envoyé à Nice.

– Doit-il y rester longtemps ?

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– Dame ! fit Rebecca à tout hasard,ça dépend de son médecin.

– Eh bien ! dit Roland, il paraît queson médecin a décidé que le séjourde Nice ne lui valait rien.

– Bah !

– Et il est revenu ce soir.

– Qui ? mon mari ?

– Non… le comte Artoff ; et il étaitaccompagné de sa femme, la vraiecomtesse Artoff, acheva froidementM. de Clayet.

Si audacieuse que fût Rebecca, elle neput se maîtriser complètement etchangea de couleur, devenant rouge

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et pâle tour à tour.

Alors Roland la regarda fixement.

– Ma petite, lui dit-il, l’heure desmystifications et des plaisanteriesest passée. Tu n’es pas la comtesseArtoff ; mais comme je ne sais pasqui tu es, il faut me le dire.

Sans doute que le regard de Rolandfut terrible en ce moment, carRebecca eut un léger frisson etessaya de se soustraire à l’étreintedu jeune homme.

– Allons, parle, dit-il d’un ton demenace.

Le naturel hardi, moqueur et cynique

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de l’ancienne étudiante reprit ledessus.

Elle partit d’un éclat de rire, regardaRoland à son tour et employa unequalification non moins triviale querépandue dans un certain monde etqui sert à désigner un imbécile, outout au moins une dupe.

– Serin, va ! dit-elle, riant toujours.

Ce mot fut pour Roland un vrai coupde tonnerre et lui fit comprendre àl’instant quel rôle odieux et ridiculeil avait joué et combien il avait dûêtre bafoué par ses mystificateursinconnus.

Il eut un accès de rage.

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– Misérable !… s’écria-t-il hors delui, tu vas me dire ton vrai nom ou jete tue !

Et ses deux mains enlacèrent le coublanc et frêle de la jeune femme.

– Je me nomme Rebecca ! répondit-elle un peu émue, mais sans rienperdre de sa présence d’esprit.

– Qui es-tu ?

– Une fille de Paris.

– Qui t’a poussée à me mystifier, àjouer le rôle de comtesse, à m’écriresous son nom, enfin ?

– Un homme que je ne connais pas.

– Tu mens !

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– Non… je vous jure…

– Eh bien ! dit Roland, si cela estainsi, tant pis pour toi, car je vais tetuer…

Et il lui serra le cou.

– Grâce ! balbutia-t-elle, je diraitout… Mais, je vous le jure, je ne saispas son nom. Il m’a rencontrée unsoir, il m’a emmenée dans une rue etdans une maison qui m’étaientinconnues ; puis, le lendemain, il m’alogée ici et m’a dit : « Tu te nommesdésormais la comtesse Artoff. »

– Eh bien ! s’écria Roland, tu luidiras tout cela.

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– A qui ?

– A la comtesse Artoff.

La jeune femme eut le frisson.

– Non, non ! dit-elle, jamais.

Mais comme elle prononçait cettedénégation, l’œil de Roland se fixasur la tablette de la cheminée. A côtéde la pendule était un couteau, unjoli couteau à fruit, dont la lame étaitpointue et le manche en vermeil. Lejeune homme s’en saisit et l’appuyasur la poitrine de Rebecca.

– Ma petite, lui dit-il, tu vas veniravec moi.

– Où ? fit-elle avec effroi.

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– A Paris…

– Mais vous êtes fou… à cette heure !…

– Sur-le-champ, et prends garde ! Surma parole d’honneur, je suis hommeà te tuer…

Le regard qui jaillit des yeux deRoland était de nature à épouvanterla jeune femme.

– Je ferai ce que vous voudrez,murmura-t-elle en tremblant.

– Viens, en ce cas.

Un châle traînait sur un siège ;Roland le jeta sur les épaules deRebecca, et, gardant toujours son

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couteau à la main, il la prit par lebras et la força à sortir du boudoir.

Roland n’avait point renvoyé savoiture. Le cocher, qui était loin dese douter qu’une scène assezdramatique se déroulait dans lamaison où Roland venait d’entrer,s’était allongé sur son siège et s’étaitfort paisiblement endormi.

La soubrette était très émue, etquand elle vit passer sa maîtressetoute tremblante au bras de Rolandpâle de colère, elle ne put quebalbutier :

– Madame rentrera-t-elle cette nuit ?

– C’est probable, dit Roland, qui fit

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traverser la petite cour à Rebecca,éveilla le cocher et lui dit :

– Rue de la Pépinière, à l’hôtelArtoff. Un louis de plus si tu vasrondement.

Il fit monter la jeune femme et s’assitauprès d’elle.

La perspective de se trouver enprésence de celle dont elle avaitporté le nom et joué le rôleépouvantait plus Rebecca que lesmenaces de Roland, pour lequel elleavait un souverain mépris. Maiscomme Roland était le plus fort en cemoment, elle devait le suivre bon grémal gré.

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– Ma foi, lui dit-elle, tandis que lecoupé se mettait en route, tant pispour mon protecteur ; voici quinzejours que je ne l’ai vu. Il m’a peut-être oubliée.

– De quel protecteur parles-tu ?demanda Roland.

– Eh bien ! du monsieur.

– Quel monsieur ?

– Celui qui m’a logée ici pour y jouerle rôle de comtesse.

– Ah ! tu ne l’as pas vu depuis quinzejours ?

– Non. Il m’a laissé trois billets demille francs pour mon mois. Le terme

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est payé. Je ne me suis pas tropinquiétée d’abord, parce qu’il m’a ditqu’il avait un petit voyage à faire ;mais il pourrait bien se faire que jefusse lâchée d’un cran, comme il dit.

– Et comment était-il, ce protecteur ?

– Assez grand, mince, avec de petitesmoustaches blondes.

– Quel âge pouvait-il avoir ?

– Dans les vingt-huit ans.

– Et tu ne sais pas comment ils’appelle ?

– Non.

– Où il demeure ?

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– Pas davantage. Je n’ai pureconnaître la rue où il m’avaitconduite ce soir-là. Seulement çadevait être aux environs de laMadeleine.

Alors, pressée par Roland, Rebeccaconta petit à petit l’histoire entièrede cette comédie odieuse et terribledont elle avait été le principalinstrument, elle n’omit aucun détail,aucune lettre reçue ou écrite.Seulement elle ne pouvait parvenir àdéfinir Rocambole d’une manièreassez complète pour que Roland lereconnût. D’ailleurs, Roland auraitaccusé tout Paris avant desoupçonner le marquis de Chamery,

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beau-frère de M. d’Asmolles, quiavait été son meilleur ami.

Le coupé de remise arriva rue de laPépinière.

Pour éviter les exclamations desurprise des valets à la vue deRebecca, Roland lui fit baisser sonvoile et sonna ensuite à la petiteporte de l’hôtel.

Le suisse, au lieu de tirer le cordondu fond de sa loge, vint ouvrir lui-même, fort étonné d’une visite àpareille heure, et demeura interdit àla vue d’un homme et d’une femmeinconnus.

– Mon ami, dit Roland, madame la

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comtesse est arrivée ce soir ?

– Oui, monsieur.

– Est-elle couchée ?

– Non, monsieur, elle est sortie.

– A deux heures du matin ?

– Oui, monsieur.

– C’est bien. Laissez-moi entrer, jel’attendrai.

Roland avait aperçu de la lumièreaux diverses croisées du premierétage de l’hôtel. De plus, il voyait desvalets aller et venir par la cour.

– Germain ! cria le suisse à l’und’eux.

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Germain s’approcha.

– J’ai besoin de voir la comtesseArtoff, dit Roland ; il s’agit pour elleet pour moi des plus graves intérêts,et puisqu’elle est sortie, dussé-jel’attendre dans la rue…

– Ma foi, monsieur, dit le valet,madame la comtesse n’a pointdéfendu sa porte, et bien qu’il soitdeux heures du matin, je vais vousintroduire au salon.

Le ton impérieux et ému tout à lafois de M. de Clayet en avait imposéau valet. Il conduisit Roland au salondu rez-de-chaussée de l’hôtel et l’yinstalla. Rebecca avait toujours son

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voile baissé.

Quelques minutes après, on entenditle roulement d’une voiture et le bruitde la porte cochère dont on ouvraitles deux battants. C’était la comtessequi rentrait.

D’où venait-elle donc à cette heure ?

q

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Chapitre29

Que s’était-il doncpassé pour que lacomtesse, arrivée chezelle à neuf heures dusoir, eût été obligée deressortir sur-le-champ et

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de prolonger son absence si avantdans la nuit ?

C’est ce que nous allons raconter enpeu de mots. Un piqueur, parti deNice quelques heures avant elle,avait pu devancer la chaise de postede la comtesse d’une demi-journée,gagner Lyon et y prendre un train quiarriverait à Paris vers midi. AussiBaccarat avait-elle trouvé à la gareses gens, sa voiture, et pu se rendredirectement rue de la Pépinière,laissant un domestique à la garepour y réclamer ses bagages.

Par ordre de la comtesse, le piqueurs’était rendu boulevardBeaumarchais chez Léon Rolland,

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porteur d’un petit billet écrit à lahâte, et dont voici la teneur :

« Ma chère Cerise,

« Je n’ai que quelques minutes pourte dire beaucoup de choses.

« Je pars dans six heures pour Paris.Pourquoi ? Parce qu’on m’affirmeque Paris renferme un homme quiseul, peut-être, pourra guérir moncher Stanislas.

« Or, comprends-tu, ma Ceriseaimée, qu’il est un homme qu’onaime comme j’aime mon mari, pourlequel on donnerait sa vie toutentière avec le regret de n’en avoirqu’une à donner ; qu’à propos de cet

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homme on vienne vous dire qu’il fautpartir sur-le-champ, aller à Paris et ychercher sa guérison, et quelorsqu’on vous a dit tout cela, quevous vous êtes mise en route, que leschevaux ne vont pas assez vite, quevous accusez de lenteur lalocomotive qui siffle et marche, etque, en arrivant, vous soyez obligéede prendre un biais pour aller à ceremède qu’on vous indique, d’avoirrecours à un prétexte, à une rusepour obtenir une consultation decelui qui guérit, parce qu’on ne veutpas froisser l’orgueil de celui qui neguérit pas ?

« Eh bien ! cela est cependant, mon

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enfant. Le médecin que j’ai emmené,pleine de foi en sa science, confianteen ses lumières, revient à Paris avecnous ; et comme il n’a qu’un malade,il ne le quitte pas plus que l’ombre nequitte le corps. J’ai inventé je ne saisquelle histoire pour qu’il ne prît pasombrage de ce départ si brusqueauquel on ne songeait pas hier.

« Oh ! les médecins !… il y en a quipréféreraient tuer leur malade que levoir guérir par un autre. C’est pourcela, ma chère petite sœur, que jet’écris, afin que tu m’aides à tromperla défiance d’Esculape. Tu vasm’envoyer un billet de deux lignes ettu me diras que tu ne peux te rendre

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au chemin de fer. Tu es dans ton lit,souffrante et hors d’état de te lever.Tu comprends, n’est-ce pas ?

« En attendant, tu te feras conduirerue du Faubourg-Saint-Honoré, chezun docteur mulâtre du nom deSamuel Albot, et tu le supplieras denous attendre ce soir chez lui entreneuf et onze heures.

« Adieu, embrasse ton chérubin surses boucles blondes, mets ma maindans celle de Léon, et aime-moitoujours.

« LOUISE. »

La comtesse, en arrivant chez elle,avait trouvé cette courte réponse :

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« Chère sœur,

« Mon médecin et mon mari medéfendent de me lever et pourtant jesuis si impatiente de te voir, que moncœur m’affirme que malgré la fatiguedu voyage tu n’attendras pointdemain pour venir m’embrasser.

« A toi,

« CERISE ROLLAND. »

Baccarat montra cette lettre aumédecin du comte.

– Docteur, lui dit-elle, tâchezd’obtenir de votre malade qu’il semette au lit.

– Ce sera difficile, murmura le

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docteur, car il persiste plus quejamais à se croire Roland de Clayet,et prétend que votre hardiesse estsans bornes de l’amener ainsi sous letoit conjugal.

La comtesse soupira.

– Heureusement, ajouta le docteur, ilest exténué de fatigue, et le sommeilen aura bientôt raison.

Baccarat sortit sans prendre le tempsde quitter ses habits de voyage, et sefit conduire boulevardBeaumarchais.

Madame Rolland l’attendait touthabillée.

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Les deux sœurs s’embrassèrent aveceffusion, et Léon Rolland dit aussitôtà la comtesse :

– J’ai vu le docteur mulâtre.

– Ah ! fit Baccarat avec anxiété. Ehbien ?

– Eh bien ! il vous attend.

– Allons ! dit vivement la comtesse,allons vite !

Les deux jeunes femmes montèrenten voiture, et le cocher de lacomtesse rendit la main à seschevaux, qui partirent rapidescomme l’éclair et arrivèrent en moinsd’un quart d’heure dans la cour de ce

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vieil hôtel dont le mulâtre occupait lerez-de-chaussée et le jardin.

Le docteur Samuel avait été mis enquelques mots, par Cerise, aucourant du but que se proposaitBaccarat en venant le voir.

D’ailleurs, la folie du comte Artoffavait fait tant de bruit à Paris depuisquinze jours, que le mulâtre en avaitouï parler.

En apprenant que la comtessedésirait le consulter, il avaitcontremandé sur-le-champ deuxvisites qu’il avait à faire dans lasoirée, et il était demeuré chez luipour attendre cette femme célèbre à

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tant de titres et qu’il n’avait jamaisvue, lui, l’homme de science quin’allait jamais dans le monde quepour y exercer sa profession. Lesdeux jeunes femmes furentintroduites dans cette grande pièceencombrée de livres et de tables dontle docteur avait fait son cabinet detravail.

Le mulâtre se leva au moment où laporte s’ouvrit, et vint à leurrencontre.

– Monsieur, dit la comtesse enprenant le siège que lui avançait ledocteur, je viens à vous comme ceuxqui ont longtemps erré dans l’ombreviennent à la lumière.

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– Madame, répondit le docteur d’unevoix simple et grave, dépourvue detout charlatanisme, vous venez meparler de votre mari, je le devine.

– Hélas ! oui, monsieur.

– Ceux qui affirment l’infaillibilitéde la science, poursuivit le docteur,sont des fous ou des imposteurs. Jene vous dirai donc point, madame :Amenez-moi le comte Artoff et il seraguéri ; mais je vous dirai : J’ai opérédes cures étranges, merveilleusesquelquefois, des cures jugéesimpossibles. Je me suis occupé,pendant vingt ans, des moyens decombattre la folie ; j’ai lutté, j’aicombattu avec acharnement sans

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doute, mais j’ai souvent, presquetoujours, triomphé.

– Ah ! monsieur, s’écria Baccarat,guérissez mon mari, et mareconnaissance sera sans bornes.

– Madame, reprit le mulâtre, je nepuis rien vous promettre avantd’avoir vu le comte et d’avoir eu desrenseignements bien exacts sur lafaçon dont la folie s’est déclaréechez lui.

– Elle a été instantanée.

– Et en quoi consiste-t-elle ?

– Le comte s’imagine qu’il est lui-même l’homme avec qui il devait se

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battre.

Le mulâtre fronça le sourcil, mais ilattendit que Baccarat complétât sesrévélations. La comtesse entra alorsdans les plus minutieux détails,détails que nous connaissons, et finitpar prononcer le nom de sir Edward,le marin anglais, ajoutant quel’opinion de ce dernier était que lecomte avait dû subir unempoisonnement.

Ce mot fit tressaillir le mulâtre.

– Madame la comtesse, dit-il, la folies’obtient par deux empoisonnementsdistincts. L’un qui provient del’absorption d’une certaine quantité

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de belladone, mais cette folie n’a riende grave…

– Ah ! fit Baccarat avec vivacité, monmari est fou depuis bientôt un mois.

– L’autre folie parl’empoisonnement, madame,poursuivit le docteur, est due à unpoison végétal bien connu à Java…

– Et… qu’on nomme… ? fit lacomtesse avec anxiété.

– Le dutroa, dit le docteur.

– Oh ! je crois que c’est le mot donts’est servi sir Edward.

– Mais, poursuivit le mulâtre, votremari n’est jamais allé dans l’Inde ?

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– Jamais, monsieur.

– Il ne connaît personne qui enrevienne ?

– Personne.

– D’ailleurs, un empoisonnement parl e dutroa est l’affaire de quelquesheures. Pour admettre une pareillechose et croire à l’opinion de sirEdward, il faudrait supposer que lecomte a été empoisonné dans la nuitqui a précédé le duel.

– C’est vrai.

– Et sans doute le comte a passé lanuit chez vous, chez lui ?

– Hélas ! non, monsieur, murmura la

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comtesse, mon mari a passé la nuit jene sais où, probablement chezM. de Château-Mailly.

– Le duc de Château-Mailly ?

– Je le crois. Il était son témoin. Leduc pourra nous dire…

– Mais madame, dit le docteur, le ducest mort depuis hier soir.

Ces mots firent bondir la comtesseArtoff sur son siège et furent pourelle un coup de foudre.

– Mort ! le duc ! s’écria-t-elle, le ducde Château-Mailly est mort ?

– Oui, madame.

– Mais, c’est impossible ! on ne

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meurt pas à trente ans, quand on estplein de vie et de jeunesse…

Le docteur Samuel ne répondit pas,mais il prit un journal et le tendit àBaccarat. Celle-ci l’ouvrit et lut enfrissonnant l’article nécrologiquesuivant :

« Hier, à neuf heures et demie dusoir, M. le duc de Château-Mailly àqui, dans la matinée, on avait déjàfait l’amputation du bras, a rendu ledernier soupir. Le mal avait fait derapides progrès en quelques heures,et, vers midi, les trois médecinsappelés auprès de lui ont perdu toutespoir. Le duc est mort en proie à devives souffrances et son agonie a

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duré près de huit heures. Il était âgéde trente ans. Avec lui s’éteint un desbeaux noms de la noblessefrançaise. »

La comtesse froissa le journal, etdemanda d’une voix pleine delarmes :

– Mais de quoi donc est-il mort, monDieu ?

– Du charbon, qu’il s’était inoculé ensoignant et caressant un cheval qu’ilaimait beaucoup, et qui était atteintde ce terrible mal.

Pendant quelques minutes, lacomtesse Artoff demeura commeanéantie. Mais le docteur la rappela à

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elle en lui parlant de son mari.

– Je crois, madame, lui dit-il, pourrevenir à la folie du comte, qu’elledoit avoir, malgré certains indices etles symptômes qui ont frappé sirEdward, une toute autre cause quecelle qu’il lui assigne.

– Ah ! vous croyez !… fit la comtesseencore tout émue.

– Le poison dont vous a parlé sirEdward n’existe qu’à Java ; s’il enest quelques échantillons en Europe,ils sont très rares, et ne se trouventque chez les gens d’étude commemoi.

– Ah ! dit la comtesse, vous… en

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avez, vous ?

– J’en ai rapporté la valeur de troisonces, dit le mulâtre, et je suisconvaincu que moi seul à Paris…

Le docteur prit Baccarat par la mainet conduisit les deux jeunes femmesprès du casier vitré qui renfermaitses poisons, végétaux et minéraux.Puis il mit le doigt sur un des casiers,et indiqua la poudre rouge.

– Qui sait, monsieur ? fit Baccaratagitée d’un pressentiment, qui sait sion ne vous aurait point voléquelques grains de cette poudre !

– Madame, se récria le docteur, ceciest tout à fait impossible, deux

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hommes pénètrent seuls ici : undomestique en qui j’ai touteconfiance, et moi. Quand je sors, jeferme cette table à double tour, et jen’y manque jamais…

Tout en parlant, le mulâtre attachaitun regard attentif sur le godet quicontenait la poudre rouge.

– Qui sait ? monsieur, fit encore lacomtesse, qui rapprochait dans sonesprit plusieurs circonstances, tellesque l’obstination de Roland deClayet à prétendre qu’elle l’avaitaimé, et cette folie du comte Artoff,qui s’était déclarée juste à l’heure oùune dernière explication aurait pufaire jaillir, peut-être, la lumière

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entre ces deux hommes.

– Mon Dieu ! madame, reprit ledocteur, ce que vous me dites là, bienque matériellement impossible, estcependant très facile à vérifier.

Le docteur alla prendre un registrequi se trouvait dans un des rayons desa bibliothèque.

– Voici un livre, dit-il, sur lequel j’aiinscrit le nom, le nombre et laquantité exacte de tous les poisonsque vous voyez là. Cette quantitén’aurait pu être altérée qu’ensubissant une altération de poids.

Il feuilleta le livre, l’ouvrit à unepage qui portait le numéro 45, et lut :

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« Dutroa, poudre extraite de la racinebroyée d’une plante javanaise decouleur rouge. Elle est renferméedans le godet qui porte le numéro 45.

« Le poids du godet est d’unhectogramme, le poids de la poudre,de soixante-seize grammes, onzedécigrammes. »

Le docteur prit alors le godet et leplaça avec son contenu dans l’un desplateaux d’une petite balance ; puis ilplaça dans l’autre plateau un poidséquivalent à celui qui était indiquépar le registre. Mais il ne put retenirune exclamation de surprise etd’effroi. Le plateau qui supportait legodet ne s’abaissa point, et pour

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établir l’équilibre, le docteur, dont lamain tremblait d’émotion, fut obligéde diminuer le poids du plateauopposé jusqu’à concurrence de seizegrammes neuf décigrammes.

– J’ai été volé, s’écria-t-il.

Et il devint si pâle que son teintbistré acquit un moment lablancheur d’un visage européen ; etpendant quelques secondes, ces troispersonnages se regardèrent muets,étonnés… et comme si la foudre fûttombée au milieu d’eux.

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Chapitre30

Le mulâtre demeuracomme atterré pendant unmoment. On l’avait volé !Mais quand ? maiscomment ? Son valet leservait depuis vingt ans.

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Pouvait-il l’accuser ?

Jamais il ne sortait de son cabinet detravail sans fermer à double tour lecasier renfermant les poisons ; et laserrure de ce casier était un chef-d’œuvre du plus célèbre desfabricants. Il était impossible de laforcer.

Or, pour qu’on eût pu voler de lapoudre de dutroa au docteur, ilfallait que la clé eût été oubliéeaprès la serrure du casier, que ledocteur fût sorti, que la porte ducabinet de travail fût demeuréeouverte, et que quelqu’un eût pu s’yintroduire.

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La réunion de ces trois circonstancesparaissait impossible à SamuelAlbot ; il regarda donc la comtesseavec une sorte de stupeur etd’égarement. Puis, au lieu de luiadresser la parole, il sonnaviolemment.

Son valet de chambre parut. C’étaitun homme de près de soixante ans,de race anglo-indienne, qui avaitdeux fois sauvé la vie à son maître,une fois en tuant un tigre qui allaitbondir sur le docteur égaré dans lesjungles, à la recherche de ses plantesmédicinales ; une autre fois, enl’emportant sur ses épaules, frappéd’un coup de soleil.

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Le docteur croyait à la fidélité de sonvalet comme il croyait à la lumièredu jour ou à une loi mathématique.

Cependant il étendit la main vers lecasier et dit avec sévérité :

– Jung, vous savez ce que contientcette table, n’est-ce pas ?

– Oui, maître, des poudres quidonnent la mort.

– Eh bien ! dit le docteur, on m’a voléquelques grains de l’une de cespoudres, et on a causé un malheur.

– C’est impossible ! s’écria leserviteur avec un accent si vrai, sinaïf qu’il devenait tout à fait évident

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que cet homme était innocent dularcin.

Le docteur se tourna vers Baccarat :

– Vous voyez, madame, fit-il.

– Oh ! dit spontanément la comtesse,qui retrouva enfin l’usage de laparole, je n’accuse point cet homme,monsieur.

Alors le mulâtre regarda Jung et luidit avec bonté :

– Voyons, Jung, mon ami, rappellebien tes souvenirs.

– Je suis prêt, maître.

– Personne n’est entré ici en monabsence, depuis un mois, environ ?

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– Personne.

– Tu ne t’es jamais aperçu quej’eusse oublié mes clefs après cettetable ?

– Jamais.

– En es-tu bien sûr ?

L’Indien fit un signe ; ce signevoulait dire clairement :

– Je donnerais volontiers ma tête àcouper.

Le docteur reprit :

– N’ai-je reçu personne ici desuspect ? et n’aurais-je point laisséseul… ?

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Samuel Albot prononçait ces motssous l’influence d’un souvenir vagueet lointain.

Mais cette interrogation fit jeter uncri à son valet de chambre.

– Maître, dit-il vivement, maître, jeme souviens…

– De quoi ? fit le docteur anxieux.

– Un homme est venu ici… Cethomme y est resté.

– Avec moi ?

– Oui, et sans vous, tandis que vouscouriez pour le domestique renversépar une voiture.

– Ah ! dit le docteur, en effet, il y a

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quinze ou dix-huit jours, j’avais iciun visiteur. Je causais. Tout à coup,la porte s’ouvre, et deux hommesentrent en demandant un médecin.

– Et… ces deux hommes ? interrogeala comtesse avec angoisse.

– Je les suivis, laissant ici l’espace dequelques minutes la personne quiétait avec moi. Je trouvai dans la rueun homme évanoui… Cet hommeavait été renversé… mais il n’étaitpas blessé, il n’avait pas même decontusions. Je rejoignis mon visiteur.Evidemment, j’avais laissé le casierouvert.

– Et… ce visiteur ?

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– Oh ! mais non, c’est impossible !s’écria le docteur. C’est un parfaitgentilhomme, un homme d’honneur,le marquis de Chamery.

– Chamery ! exclama la comtesseavec une sorte d’égarement ; maisc’est le beau-frère du vicomted’Asmolles !

– Précisément.

– Ce jeune et brillant officier qui aservi dans la marine anglaise ?

– Lui-même, madame.

– Ah ! monsieur, dit Baccarat, portezvos soupçons sur le monde entier,mais détournez-les de lui.

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– Vous avez raison, madame. Etcependant, murmura le mulâtre, à quile souvenir de la conversation avecRocambole revenait peu à peu,cependant…

– Eh bien ?

– Eh bien ! je me rappelle que lemarquis et moi, au moment où on estvenu réclamer le secours de mascience pour l’homme évanoui, nouscausions précisément de ce poisonvégétal recueilli à Java, et quioccasionne la folie. Je me souviensmême que le marquis, après m’avoirfait mille questions sur les effets dece poison et le temps qu’il faut pouragir, a fini par me témoigner le désir

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de le voir.

– Et vous le lui avez montré ?

– Du doigt, dans le casier.

– Mais tout cela est un rêve affreux,absurde, impossible ! monsieur…murmura la comtesse Artoff éperdue.

– Madame, répondit gravement ledocteur, rien n’est impossible, et sij’en crois à présent mes soupçons…

– Eh bien ? achevez, monsieur.

– Si on m’a volé de cette poudre,c’est le marquis ; si on a empoisonnéle comte… c’est le marquis !

Le docteur prononça ces mots avecun accent de conviction qui donna le

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frisson à Baccarat.

– Du reste, madame, ajouta ledocteur, si réellement votre mari estfou de la folie que nous croyons…

– Oh ! interrompit vivementBaccarat, dites-moi que vous leguérirez !

– Je le guérirai, madame, je vous lejure, répondit solennellement ledocteur.

Et comme elle jetait un cri de joie etjoignait les mains pour remercierDieu, le docteur ajouta :

– Madame la comtesse, rentrez chezvous et ayez foi en la Providence,

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d’abord, et ensuite en cette sciencequ’elle a daigné me permettred’acquérir pour soulager messemblables. Demain, à midi, j’aurail’honneur de me présenter chezvous ; je verrai le comte, j’examineraison état. Et puis, si réellement il y aun grand coupable à punir, Dieunous aidera, madame.

– Adieu, monsieur, à demain !murmura la comtesse, qui sortittoute bouleversée et monta envoiture avec sa sœur, en se disant : –Non, cela n’est pas possible !… Jeconnais le vicomte d’Asmolles ; c’estun grand cœur, une âmechevaleresque, et tous ceux qui

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tiennent à lui par les liens du sangdoivent être de même. Un Chameryne saurait être un empoisonneur !

– Oh ! murmura Cerise à son tour,tout cela est infernal ! On dirait legénie ténébreux de sir Williams.

Ce nom fit tressaillir la comtesse etlui donna le frisson.

Mais bientôt un sourire vint à seslèvres :

– Tu es folle, dit-elle, sir Williams estmort et, dans tous les cas, il estréduit à une impuissance éternelle.

– Boulevard Beaumarchais ! dit lacomtesse au valet qui replia le

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marchepied garni de moquette.

La comtesse reconduisit sa sœurchez elle et rentra enfin à l’hôtel de larue de la Pépinière.

– Comment ! dit-elle en descendantde voiture, et apercevant le salon durez-de-chaussée éclairé, le comten’est pas couché ?

– M. le comte est au lit depuis dixheures, répondit un valet.

– Alors, c’est le docteur…

– Non, c’est un monsieur et unedame qui ont tellement insisté pourvoir madame la comtesse cette nuitmême…

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– Leurs noms ? demanda Baccarat,au comble de l’étonnement.

– Je ne les sais pas. Cependant, il mesemble avoir déjà vu le monsieur àl’hôtel.

– Et… la femme ?

– Elle a un voile épais sur le visage.Mais elle est grande comme lacomtesse et elle a l’air jeune.

Baccarat n’écouta point la fin de cesignalement. Elle monta d’un pasrapide les marches du perron,traversa le vaste vestibule et entradans le salon où Rebecca et Rolandde Clayet attendaient.

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Au bruit de la porte qui s’ouvrait,Rebecca, qui avait rejeté son voile, seleva, et les deux jeunes femmes setrouvèrent face à face. La comtessejeta un cri et recula comme pétrifiée,tant elle croyait se voir elle-même.Mais, en ce moment, Roland, qu’ellen’avait point aperçu, fit un pas et semit humblement à genoux devantelle.

Et à la vue de cette femme qui luiressemblait si parfaitement qu’elleaurait pu croire qu’elle avait uneglace devant elle, et de cet hommequi s’agenouillait et demandaitgrâce, la comtesse comprit tout.

– Relevez-vous, monsieur, dit-elle à

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Roland sans dédain, relevez-vous, jedevine tout à présent.

Mais Roland demeura à genoux.Alors la comtesse mesura Rebeccad’un regard superbe.

– Qui donc êtes-vous, fit-elle, vousqui avez osé me voler mon visage, mataille, mon geste, ma voix et jusqu’àmon nom ? qui donc êtes-vous ?

La courtisane supporta le regardétincelant de Baccarat, et, seredressant à son tour, opposant auregard indigné de son ennemie unregard insolent et sans pudeur :

– Ah ! dit-elle, vous voulez savoir quije suis, madame ?

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– Oui, certes, dit la comtesse avechauteur.

– Eh bien ! dit Rebecca, je suis la fillede votre père, on me nomme Rebecca.

– Ma sœur ! exclama Baccarat, dontle courroux tomba.

Elle prononça ce mot avec tant d’âmeet un accent de pitié si profonde, quel’âme bronzée de la courtisane en futémue.

– Ma sœur ! répéta-t-elle avec unélan de compassion, et dominée toutà coup par un souvenir de sapremière enfance. Ah ! je merappelle, à présent… vous devez êtrema sœur… Oui, oui, je me souviens

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qu’un jour mon père me tenait par lamain et traversait avec moi la placede la Bastille. J’avais trois ou quatreans, peut-être ; une femme tenantcomme lui un enfant par la main, unepetite fille blonde comme moil’approcha… Je ne sais pas ce qu’elledit à mon père, je ne compris pasbien, mais elle pleurait, et mon pèrela repoussa.

– C’était ma mère ! dit Rebecca, dontla voix s’altéra, et cet enfant, c’étaitmoi… Et depuis ce jour-là, voyez-vous, madame, poursuivit l’étudianteen baissant les yeux, moi, l’enfant del’amour, l’enfant de l’abandon, lamalheureuse élevée dans l’ombre,

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reniée par tous, même par Dieu, jeme souviens toujours de vous avoirvue passer, vous, l’enfant du soleil etde la lumière. Et depuis ce jour,madame, je vous vouai une haineprofonde, féroce, une haine qui m’aportée à vous faire tant de mal… unehaine que je croyais inextinguible…et que… je sens s’évanouir pour faireplace au repentir, depuis que vousm’avez appelée « ma sœur ! »

En prononçant ces derniers mots,Rebecca avait des larmes dans lavoix. Et comme Roland, elles’agenouilla devant la comtesseArtoff et lui baisa les mains.

Le noble cœur de Baccarat se sentit

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touché. La pécheresse repentie etréhabilitée tendit la main à lapécheresse repentante et lui dit :

– Relève-toi, ma sœur, je tepardonne…

Et puis elle se tourna vers Roland :

– Monsieur, lui dit-elle, vous êtestrop jeune pour être méchant, etévidemment vous avez été trompé.

– Oh ! croyez-le, madame, s’écriaRoland avec l’accent d’un cœurhonnête et bourrelé de remords ; etcroyez aussi que j’aurai le courage deréparer le mal que j’ai fait.

– Monsieur, dit Baccarat, le mal que

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vous m’avez fait à moi, et que je vouspardonne de grand cœur, n’est rienauprès de celui que vous avez, ouplutôt qu’on vous a fait faire àl’homme généreux et bon qui m’adonné son nom et que j’aimejusqu’au fanatisme. Ce mal,monsieur, il faut le réparer ; il fautm’aider à retrouver l’auteur de cetteodieuse machination dont vous etmoi avons été les victimes.

Roland dit alors à Rebecca :

– Vous que j’ai retrouvée et que j’aiamenée ici en employant la menace,vous allez dire la vérité, n’est-cepas ?

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– Je dirai tout, répondit Rebecca.

Et elle recommença pour la comtesseArtoff ce récit qu’elle avait déjà faità Roland.

En l’écoutant, Baccarat étaitredevenue cette femme des anciensjours, à l’esprit investigateur et mûri,au cœur fort. Elle ne laissa passeraucun détail de cette étrangemystification, elle se fit raconter lesmoindres circonstances.

– Mais, dit-elle enfin à Roland, quicorroborait parfois le récit deRebecca d’un fait que cette dernièreignorait, vous aviez un valet dechambre du nom de Baptiste ?

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– Oui, madame.

– Ce valet de chambre prétendait êtreau mieux avec ma femme de chambre,à moi, comtesse Artoff ?

– Il le disait.

– Les billets qu’il vous apportait…

– Il les tenait d’elle, disait-il.

– Eh bien ! dit Baccarat, où est-il, cevalet, qui évidemment était lecomplice de vos mystificateurs ?

– Il s’est sauvé en me volant.

– Quand ?

– Le jour même où j’ai dû me battreavec le comte.

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– Cela devait être. L’aviez-vousdepuis longtemps à votre service ?

– Depuis quinze jours.

– Comment y était-il entré ?

– C’est un de mes amis qui me l’avaitdonné, le marquis de Chamery.

– Chamery ! s’écria Baccarat, quiéprouva comme une commotionélectrique. (Et elle se dit tout bas :)Mais quel est donc cet homme, et quelui ai-je donc fait, moi ?…

Et puis elle prit vivement la main deRoland :

– Monsieur, lui dit-elle, vous êtesjeune, vous êtes léger, étourdi, mais

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vous devez être homme d’honneur,vous devez savoir tenir un serment.

– Quel qu’il soit, celui que vousexigerez de moi, madame, je letiendrai !

– Eh bien ! reprit Baccarat, jurez-moique vous m’obéirez aveuglément.

– Je le jure sur la tombe de mespères.

– Que rien de ce que vous venez deme dire, rien de ce que nous avonsdit ne sortira de votre bouche.

– Mais il faut bien que je vousréhabilite, madame, s’écria Roland,chez qui le vieux sang chevaleresque

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de ses pères parlait enfin, il faut queje dise au monde entier…

– Rien, dit gravement Baccarat. Lemonde ne doit pas savoir que j’ai étédéshonorée à tort, que j’ai étécalomniée, qu’une femme meressemblait si étrangement que vousl’avez prise pour moi… Ma sœurpartira demain, elle quittera Parisvoilée, cachée au fond d’une chaisede poste. Il ne faut pas qu’on la voie.

Et comme Roland et la juivedemeuraient stupéfaits, la comtesseArtoff ajouta avec une gravité pleinede tristesse :

– L’heure de ma réhabilitation n’est

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point venue encore… PLUS TARD !…

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Chapitre31

Le lendemain matin, ledocteur Samuel Albots’étant levé vers septheures du matin, selon seshabitudes laborieuses, fitle tour de son grand jardin

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et, en rentrant, rompit la bande d’unjournal judiciaire auquel il étaitabonné, et qui venait d’arriver.

Tout aussitôt son attention futarrêtée par un assez long article, quiportait ce titre bizarre :

Un drame à Clignancourt

Cet article commençait ainsi :

« Depuis quelque temps, les crimesmystérieux, et qui déroutent les plusminutieuses investigations de lajustice, semblent se multiplier.

« Il y a quelques semaines, nousracontions l’assassinat d’uncourrier, assassinat commis en

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pleine forêt de Sénart, entre Melun etParis, et enveloppé de circonstancesétranges que l’autorité judiciaire n’apu parvenir encore à expliquer.Aujourd’hui, c’est un événement plusextraordinaire encore, et sur lequelplane le plus profond mystère, quenous avons à enregistrer.

« Il y a à Clignancourt, derrière lesbuttes Montmartre, uneagglomération de huttes, de cabanes,de constructions grossières élevéesavec de vieux matériaux, qu’onnomme la cité des chiffonniers, etqui n’est peuplée, du reste, que pardes gens exerçant cette modeste etparfois douteuse industrie.

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« Une fontaine jaillit au milieu de lacité. Le tuyau de conduite de cettefontaine passe dans la voûte d’unecave à laquelle il communiquaitd’ordinaire une très grandehumidité.

« Hier matin, les habitants de la citéfurent très surpris de voir d’abordque la fontaine ne coulait plus,ensuite qu’un large filet d’eaupassait sous la porte d’un logementabandonné deux jours plus tôt parune chiffonnière qui était alléedemeurer dans un autre quartier.Evidemment, le tuyau de conduite dela fontaine avait crevé et inondé lacave qui se trouvait au-dessous.

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« On enfonça la porte du logement, etles premiers qui entrèrent reculèrentépouvantés.

« La trappe qui servait d’entrée à lacave était soulevée et livrait passageà l’eau qui débordait et coulait,mélangée d’une teinte rougeâtre qu’ilétait facile de reconnaître pour dusang.

« A l’orifice de la trappe on voyait untonneau vide que l’eau avait soulevéet qui, maintenu à la surface, avaitfini par arriver jusqu’au pointcentral de la voûte, car la cave étaitronde. Ce point central par où l’eaus’échappait, c’était la trappe elle-même.

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« Il en était arrivé du tonneau ce quiadvient d’un bouchon immergé dansune bouteille placée sous un robinet.A mesure que la cave s’emplissait, letonneau était monté.

« Ceci n’avait donc rien de bienextraordinaire et ne fut point lacause de l’épouvante qui s’emparades personnes qui pénétrèrent dansle taudis.

« Accroupi au bord de la trappe, lespieds dans l’eau, la tête appuyéedans ses deux mains, ils virent unhomme ensanglanté roulant des yeuxhagards autour de lui. Ses vêtementsétaient imbibés d’eau, un filet desang lui coulait lentement du haut de

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l’épaule gauche, et c’était la vue dece sang qui avait arraché un cri defrayeur aux premiers quil’aperçurent. Les cheveux de cethomme, complètement noirs sur lesommet de la tête, étaient blancscomme neige sur les tempes.

« On est allé à lui, on l’a forcé à selever, et on a voulu lui adresserquelques questions. Mais il arépondu par un éclat de rire et unrefrain portugais.

« En même temps qu’on s’empressaitautour de lui et qu’on arrêtait, aumoyen d’un bandage, le sang quicoulait de sa blessure, un chiffonniers’est avisé de retirer le tonneau qui

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masquait l’orifice de la cave. Maistout aussitôt il a jeté un cri et reculévivement.

« Un cadavre venait de monter à lasurface de l’eau. Ce cadavre étaitcelui d’une femme. Cette femme, onl’a reconnue sur-le-champ, c’étaitl’ancienne locataire du taudis,connue, à Clignancourt, sous ladénomination familière de mamanFipart.

« A la place de ce cadavre qu’on aretiré comme on venait de retirer letonneau, on en a vu paraître alors unsecond. C’était le corps d’un hommede cinquante ans environ, assez gros,au teint coloré et qu’on a

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pareillement reconnu pour êtrel’individu qui était venu deux joursauparavant chercher la femme Fiparten la faisant passer pour sa mère.

« Sur-le-champ, et tandis qu’onprenait les mesures nécessaires pourarrêter les progrès de l’inondation,l’autorité a été avertie.

« Un commissaire de police est arrivésur les lieux accompagné d’unmédecin.

« Le médecin a constaté que l’hommedont le regard annonçait la folie, etdont les cheveux étaient blancs surles tempes, devait avoir les mêmescheveux entièrement noirs quelques

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heures auparavant ; qu’il avait dûsoutenir une lutte terrible contre lamort ; que par l’état de sesvêtements il était facile de voir qu’ilavait dû être précipité dans la caveaprès avoir reçu un coup depoignard, sans gravité du reste, etque c’était en se cramponnant autonneau pour se maintenir à lasurface et ne se point noyer qu’ilavait dû, la cave débordant enfin, ensortir et soulever, par un effortsuprême, la trappe qui, sans doute,était baissée.

« L’homme de l’art a ensuite reconnuque la femme, qui n’avait aucuneblessure, avait péri par strangulation

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et n’avait dû être jetée que mortedans la cave.

« Enfin le second cadavre avait sousle sein gauche une large blessure quia dû occasionner instantanément lamort, et qui paraît avoir été faiteavec la lame d’un couteau, tandis quecelle que l’homme encore vivantporte à l’épaule est triangulaire.

« Evidemment, un quatrièmepersonnage a figuré dans ce drame,dont on ne s’explique ni lespéripéties terribles ni le dénouement.

« Comment ces deux personnes,qu’on avait vues quitter la cité deschiffonniers pour n’y plus rentrer,

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sont-elles revenues pour y trouver lamort ? C’est ce qu’on ne sait pasjusqu’à présent.

« Quel est cet homme qui a survécu ?… Mystère !

« Seulement on s’est souvenu que,dans le courant de la journéeprécédente, l’infortunée mamanFipart était venue à Clignancourt, encompagnie d’un jeune homme devingt-sept à vingt-huit ans, portantde petites moustaches blondes et sedonnant comme son neveu. Cedernier serait-il l’auteur de ce doubleassassinat ?

« Enfin, on a reconnu que le tuyau de

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conduite avait été crevé au moyend’une tarière.

« La cave ayant été vidée à l’aided’une pompe, on en a retiré uncouteau catalan qui a été reconnupour être l’arme qui avait donné lamort au gros homme.

« Mais quant à ce poignardtriangulaire dont l’épaule du fouporte l’empreinte, on n’a pu leretrouver.

« Ce dernier a été pansé par ledocteur, puis conduit provisoirementà l’hospice Lariboisière, où il sera denouveau examiné par les hommes del’art. On espère calmer son accès

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d’aliénation mentale et avoir par luila clef de ce ténébreux et sanglantmystère.

« Quant aux deux cadavres, ils ontété envoyés à la morgue.

« On vient de constater l’identité dufou, grâce à un hasard étrange. Aumoment où il est entré dans la sallede l’hospice où on lui préparait unlit, un malade s’est écrié :

« – Tiens ! c’est Zampa !

« – Qu’est-ce que Zampa ? lui a-t-ondemandé aussitôt, tandis que le fouparlait et chantait en langueportugaise.

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« – C’est le valet de chambre de M. leduc.

« – Quel duc ?

« – Le duc de Château-Mailly.

« Le malade est un palefrenier qui estsorti la semaine dernière de chez cetinfortuné duc de Château-Mailly,dont nous avons annoncé la fintragique, et il a positivement reconnule fou pour être le valet de chambredu défunt.

« La justice poursuit sesinvestigations. »

La lecture de cet article devaitimpressionner le docteur Samuel

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Albot, et cela à deux points de vue.D’abord, il y était question d’unhomme arrivant à la folie par laterreur, et le docteur était friand,qu’on nous passe le mot, de certainscas exceptionnels d’aliénationmentale tels que celui-là. Ensuite, lenom de M. de Château-Mailly, mêlétout à coup à ce récit, devait acheverd’éveiller sa curiosité. Comment, eneffet, le valet de chambre du ducavait-il pu se trouver à Clignancourt,mêlé à un mystérieux assassinat, etcela au moment même, sans doute,où s’accomplissaient les funéraillesde son maître ?

Le docteur consulta sa montre :

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– Il est neuf heures, se dit-il, lacomtesse Artoff m’attend à midi ; j’aidonc trois heures devant moi et j’aile temps d’aller étudier ce nouveaucas de folie.

Le mulâtre appela son valet dechambre et demanda sa voiture. Unquart d’heure après, il prenait laroute de la morgue. Il voulait y voirles cadavres de maman Fipart et deVenture.

Le docteur s’adressa au gardien de lamorgue, déclina sa qualité demédecin, et fut admis en dedans duvitrage, de façon qu’il lui fût possiblede bien examiner les deux cadavres.

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Celui de maman Fipart, qui attira lepremier son attention, portait au coul’empreinte des doigts de Rocambole.Le docteur examina cette empreinte,et ne put s’empêcher de tressaillir.

– Cette femme, pensa-t-il, a étéévidemment étranglée par un hommequi a vécu à New York ou àPhiladelphie ; elle est étranglée àl’américaine… Un assassin vulgaire,acheva le docteur, n’aurait pointappuyé savamment son pouce gauchesous la pomme d’Adam.

Puis il passa à Venture.

Le coup de couteau avait été donnéd’une main ferme, de haut en bas, et

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il avait profondément pénétré dansla région du cœur.

– L’identité de celui-là vient d’êtreconstatée, dit le gardien, quiaccompagnait Samuel Albot.

– Ah ! et quand cela ?

– Ce matin même.

– Quel est cet homme ?

– Il a été reconnu par un détenu deMazas, qui a fait trois ans de Poissyavec lui. C’est un ancien forçat ditVenture, dit Jonathas, dit JosephBrisedoux. Il a été, il y a cinq ans, enqualité de valet de chambre, auservice d’une dame qui était la

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maîtresse d’un grand seigneur, unvieux qui est mort… Ma foi ! ledétenu qu’on a amené ici de Mazas,ce matin, a dit son nom et celui de ladame. J’oublie le nom, mais je saisqu’il avait son hôtel place Beauvau etque la dame demeurait rue de laPépinière.

– Place Beauvau ? fit le docteursurpris.

– Oui, monsieur.

– Ne serait-ce pas le duc de Château-Mailly ?

– Oui, c’est bien ce nom-là, réponditle gardien.

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– Voici, pensa Samuel Albot, unsingulier rapprochement. Cet hommeétait le valet de chambre de lamaîtresse du vieux duc, lequel alaissé sa fortune à son neveu, endépit des espérances de la première,et l’autre, celui qui est fou et dont lescheveux ont blanchi, a été le valet dechambre du jeune duc, lequel vient demourir pareillement.

Le docteur mulâtre quitta la morguetout pensif et se fit conduire àl’hospice Lariboisière.

Le fou avait été transféré dans unepetite salle où il était seul et sous lasurveillance de deux infirmiers. Ce nefut qu’après s’être nommé au

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directeur de l’hospice et avoirtémoigné son désir d’étudier la foliedu malade que Samuel Albot putarriver jusqu’à lui.

Le Portugais riait et chantait sansrelâche, mais il ne parlait pas, ou, s’ilprononçait quelques mots, c’étaittoujours en langue portugaise.

Le docteur l’enveloppa de son regardclair et sûr, et, soudain, il laissaéchapper un cri de surprise. Il venaitde reconnaître Zampa.

Or, Zampa, on s’en souvient, était cemême domestique en livrée quis’était fait renverser un jour, dans lefaubourg Saint-Honoré, par un

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timon de voiture, et cela à la porte dudocteur, tandis que ce dernier causaitavec le marquis de Chamery.

Le vol de la poudre de dutroa nepouvait plus laisser subsister undoute dans l’esprit du docteur.Evidemment, si le marquis deChamery était l’auteur du vol, Zampaavait été son complice.

Le docteur examina fortattentivement le fou et finit par direà l’interne qui l’avait accompagné :

– La folie de cet homme n’a rien degrave, elle n’est que momentanée, etje me chargerais bien de le guérir,moi.

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Puis il quitta l’hospice comme ilavait quitté la morgue une heure plustôt et se fit conduire rue de laPépinière.

Midi sonnait comme la voiture dudocteur entrait dans la cour del’hôtel Artoff. Baccarat avait eu soind’éloigner le médecin du comte, quise trouvait absent de l’hôtel lorsquele mulâtre y arriva ; Baccarataccourut à la rencontre du docteur,lui prit la main et le conduisit dans lejardin.

– Venez, dit-elle, mon mari est là.

Le comte, assis sur un banc deverdure, fumait en traçant sur le

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sable, du bout de sa canne, un Bmajuscule qu’il effaçait etrecommençait sans relâche.

Les fous feraient éternellement lamême chose s’ils n’étaient détournésde temps à autre de l’occupationqu’ils ont choisie.

Le docteur mulâtre jeta sur lui unseul coup d’œil et demeuraconvaincu que la folie du comten’avait d’autre cause qu’unempoisonnement par la poudrejavanaise.

Baccarat le regardait et semblait sesuspendre par avance aux lèvres dusavant.

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– Madame la comtesse, dit enfinSamuel Albot, je guérirai votreépoux. Mais auparavant, laissez-moivous faire une question.

– Parlez, monsieur.

– Le comte et vous, étiez-vous trèsliés avec le duc de Château-Mailly ?

– Oui, monsieur.

Samuel Albot tira un journal de sapoche et le tendit à Baccarat. C’étaitla feuille judiciaire qu’il avait lue lematin.

Baccarat lut à son tour, et manifestaune vive surprise à ce nom de mamanFipart, qui lui rappelait de si

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terribles souvenirs ; mais sa surprisefit place à de la stupeur lorsqu’ellearriva à ce post-scriptum annonçantque l’homme blessé avait étéreconnu pour le valet de chambre del’infortuné duc de Château-Mailly.

Et lorsque enfin le docteur lui eutdit :

– L’homme assassiné se nommeVenture, et le fou est ce mêmelaquais qui feignit unévanouissement à ma porte le jouroù on m’a volé la poudre rouge…

Alors la comtesse eut un frisson, etun nom glissa sur ses lèvres : « SirWilliams ! »

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Chapitre32

Le comte Artoffcontinuait à tracer son Bmajuscule sur le sable etne paraissait point s’êtreaperçu de la présence dumulâtre.

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Ce dernier s’était éloigné dequelques pas, sur un signe de lacomtesse qui l’avait suivi.

L’émotion éprouvée par Baccaratfut, du reste, de courte durée.

La femme forte retrouva bientôt toutson sang-froid, toute sa présenced’esprit, et se mit aussitôt à lahauteur de la situation tendue etbizarre à la fois que les événementslui faisaient.

– Docteur, dit-elle au mulâtre, tout ceque vous me dites, tout ce quej’apprends, tout ce que nousdécouvrons ensemble est de ladernière étrangeté.

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– Je suis de votre avis, madame.

– Nous ressemblons à des voyageursperdus en un désert, au milieu deprofondes ténèbres ; et cependant, ilfaut à tout prix que la lumièrejaillisse.

– Il le faut, répéta Samuel Albot.

– Hier, poursuivit la comtesse, quientraîna le mulâtre sur un banc deverdure et l’invita à s’asseoir auprèsd’elle, hier, nous avons constaté,vous et moi, que vous aviez été volé.

– En effet, et le vol est manifeste.

– Ensuite, consultant vos souvenirs,interrogeant votre domestique, vous

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m’avez affirmé que, s’il y avait uncoupable, c’était à coup sûr lemarquis de Chamery ?

– Ce ne peut être que lui, car je mesouviens à présent de la ténacitéavec laquelle il m’interrogeait sur leseffets de ma poudre javanaise.

– Enfin, ajouta Baccarat, vous venezaujourd’hui et vous constatez àpremière vue que la folie de monmari n’a pas d’autre cause que l’effetde cette poudre.

– Le contraire m’étonnerait,madame.

– Alors, et avant d’en arriver à desrapprochements, laissez-moi vous

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dire ce qui m’est arrivé hier.

– En me quittant ?

– Oui, monsieur.

Le docteur regarda la comtesse avecun certain étonnement. Baccaratétait fort calme et sa voix netrahissait pas la moindre émotion.

– Docteur, reprit-elle, j’ai eu, hélas !une trop grande célébrité, et Paristout entier me connaît !…

– Madame, interrompit le docteur,Paris ne se souvient que de vosvertus.

– A l’heure qu’il est, monsieur, dit lacomtesse, Paris me calomnie et me

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croit coupable.

– Paris se trompe.

Baccarat, d’un geste, imposa silenceau docteur.

– Ecoutez, dit-elle, un homme plusléger que coupable s’est vantéd’avoir été aimé de moi…

– Un lâche !

– Non, une dupe.

– Que dites-vous ? fit le docteursurpris.

– Hier, en vous quittant, poursuivitla comtesse, j’ai trouvé chez moideux personnes, un homme et unefemme. L’homme était celui que vous

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traitiez de lâche, la femme meressemblait comme la goutte d’eauressemble à la goutte d’eau.

– Est-ce possible ?

– Cette femme, qui a mon visage, mataille, mon son de voix, avaitconsenti à jouer mon rôle.

Et Baccarat raconta au docteur sonentrevue avec M. Roland de Clayet etRebecca, et lui répéta textuellementleur récit à tous deux.

– Vous voyez bien, docteur, fit-elleen terminant, que M. de Clayet estune dupe et non un lâche, et que s’il ya un misérable dans toute cetteaffaire, c’est cet inconnu qui est allé

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chercher Rebecca, et en a faitl’instrument de ses abominablesprojets.

– Madame, dit le docteur, qui avaitécouté fort attentivement le récit deBaccarat, cette femme a été conduited’abord par l’inconnu dans un petitappartement qui paraissait être lesien ?

– Oui, monsieur.

– Et elle ne sait point dans quellerue ?

– Non, mais elle prétend que cedevait être dans le quartier de laMadeleine.

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– Rue de Surène, peut-être… Lemarquis de Chamery y avait un pied-à-terre.

– Que dites-vous, monsieur ?

– Une sorte de petite maison où ilrecevait. Vous devinez qui ?

– Et où il était connu sous son nom ?

– Je ne crois pas. Il se nommait làM. Frédéric.

– Et vous y êtes allé ?

– Plusieurs fois.

– Mais c’est donc votre ami ?

– Non, pas précisément, mais je suisson médecin et j’ai soigné un homme

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qu’il affectionne beaucoup, unmatelot anglais qui a été tatoué parles sauvages.

A ces derniers mots, Baccarattressaillit de nouveau.

– Un matelot ! dit-elle, un hommetatoué…

– Oui, madame.

Et le docteur, avec cette vivacitéd’imagination et de souvenir quicaractérise l’homme issu de la raceblanche mélangée à la race noire,dépeignit alors si exactement lesauvage australien O’Penny, leprétendu matelot au visagehideusement brûlé et tatoué, à qui on

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avait coupé la langue et crevé lesyeux, que Baccarat jeta un cri :

– C’est sir Williams ! dit-elle.

– Sir Williams ?… fit le docteurétonné, qu’est-ce que sir Williams ?

– Ah ! docteur, répondit Baccarat,vous dire ce que c’est que sirWilliams, ce serait vous raconter unelongue histoire, l’histoire de mesmalheurs, l’histoire de mon repentiret de ma conversion, celle de ma vietout entière, pour ainsi dire.

Et comme la surprise du docteurallait croissant, la comtesse ajouta :

– Qu’il vous suffise de savoir,

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docteur, que sir Williams est un deces monstres dont le génie sembleêtre la plus parfaite incarnation dumal, un de ces monstres qui ontcommencé la vie par le parricide et laterminent sur l’échafaud. Ce ne sontpoint les sauvages qui ont mutilé etrendu muet sir Williams, acheva lacomtesse d’une voix railleuse.

– Et qui donc, alors, madame ?

– C’est moi !

Baccarat prononça ces mots avec uncalme qui donna le frisson aumulâtre.

– Vous, vous ? s’écria-t-il.

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– Docteur, reprit-elle, plus tard voussaurez tout. Mais, aujourd’hui,cherchons la lumière, car noussommes enveloppés de ténèbres.

– Je crois rêver, murmura le docteur.

Baccarat poursuivit :

– Sir Williams est né vicomte, il a étéassassin, voleur, chef de bandits.L’un de ceux qui lui obéissaient jadisse nommait Venture. Un autre démonfemelle avait nom : la veuve Fipart.

Le docteur ne put retenir uneexclamation.

– Tenez, docteur, continua Baccarat,j’ai lutté pendant quatre années jour

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et nuit, corps à corps, astuce contreastuce, avec ce génie infernal, et j’aifini par le vaincre. Cette lutte, cecombat terrible m’ont donné uneclairvoyance extraordinaire, etl’habitude de reconstituer pièce àpièce la vérité mise en lambeaux,plongée dans l’obscurité la plusprofonde. Avec sir Williams, il fallaitprofiter d’un indice insignifiant,surprendre un regard, analyser unsourire.

– Mais cet homme était donc undémon ?

– Oui, docteur. Il n’avait d’humainque l’apparence. Eh bien ! si leportrait que vous venez de me faire

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de ce matelot ne m’abuse point, sil’homme aveugle et mutilé que lemarquis de Chamery confia à voslumières est bien réellement sirWilliams, je vais tout comprendre àl’instant. Le marquis de Chamery aété l’instrument de la vengeance desir Williams. Il a perdu monhonneur, il a tué moralement monépoux. Seulement, ajouta Baccarat,comment admettre que le marquis deChamery, un gentilhomme, unofficier, un homme dont les états deservice sont une longuenomenclature de hauts faits et degrandes actions, ait pu devenirl’instrument d’un misérable comme

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sir Williams ?

– Qui sait s’il n’a point été sa dupe ?fit le mulâtre.

– Ah ! docteur, dit vivement lacomtesse, un honnête homme a beauêtre dupé, il ne se fait pasempoisonneur.

– Vous avez raison, madame.

– Donc, continua Baccarat, enpartant toujours de cette doublehypothèse que le matelot anglaisn’est autre que sir Williams, que levoleur de la poudre javanaise estbien le marquis de Chamery, il nousfaut rechercher quel intérêtparticulier pouvait avoir ce dernier à

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se faire mon ennemi mortel… Làcommencent les ténèbres, docteur…

– Mystère ! murmura le mulâtre.

Mais soudain un éclair traversa lecerveau de Baccarat et elle se frappale front.

– Docteur, dit-elle, vous avez vul’homme qui a survécu à ce drameinexplicable, que relate votre journal,ce drame qui a coûté la vie à cethomme qu’on nommait Venture et àcette vieille femme appelée mamanFipart ?

– Je l’ai vu, madame.

– Et, vous en êtes bien sûr, c’est bien

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le même valet qui se fit renverser parune voiture le jour où le poison vousfut volé ?

– C’est bien lui, madame.

– Eh bien ! dit Baccarat, c’est ici, jecrois, que sommeille l’étincelle d’oùjaillira la lumière.

– Vous croyez ?

– Cet homme qui, à n’en plus douter,était le complice de votre voleur, aété reconnu pour le valet de chambrede l’infortuné duc de Château-Mailly ?

– Du moins, le palefrenier malade l’aconstaté.

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– Très bien ! Le duc est mort il y adeux jours, n’est-ce pas ?

– Du charbon, qu’il s’est inoculé encaressant son cheval favori.

– Docteur, dit Baccarat, le duc estmort assassiné, empoisonné plutôtpar la même main qui a frappé lecomte Artoff et m’a frappée moi-même.

Le docteur fit un soubresaut.

– Ecoutez, poursuivit Baccarat, je nesais pas encore quel lien mystérieuxil peut exister entre sir Williams, lemarquis de Chamery et le valet dechambre de M. de Château-Mailly ;mais voici ce que je sais. Ecoutez

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bien.

– J’écoute, madame.

– Si cet homme dont vous parlez, etqui a survécu au massacre accomplià Clignancourt, est portugais, s’il senomme Zampa, il a déjà été le valetde chambre de don José d’Alvar.

– Cet Espagnol qui a été assassinépar sa maîtresse, il y a deux mois, aubal du général C… ?

– Précisément. Or, don José était lefiancé de sa cousine, doñaConception, la fille du duc deSallandrera.

– Je l’ai ouï dire, madame.

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– Pourquoi ce Zampa, poursuivitBaccarat, est-il entré, son maîtremort, au service de M. de Château-Mailly, je ne sais encore ; mais voiciune coïncidence bizarre. Don Joséétait fiancé à mademoiselle deSallandrera ; le duc de Château-Mailly aimait cette mêmeConception, il l’avait demandée enmariage, et au moment où j’ai quittéParis, il attendait de Russie despapiers importants qui devaient luiassurer le consentement du duc deSallandrera.

– Ah ! madame, s’écria le docteureffrayé, savez-vous que nous allonsremonter bien haut pour trouver des

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coupables ?

– Ecoutez, docteur, reprit Baccarat,nous sommes toujours dans lesténèbres, et savez-vous où est lalumière ?

– J’écoute, madame.

– Elle est dans la raison perdue decet homme qui se nomme Zampa.Pensez-vous qu’on puisse le guérir ?

– Je le crois.

– Promptement ?

– Peut-être.

– Car, songez-y, docteur, si lematelot mutilé et sir Williams nefont qu’un, si le marquis de Chamery

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est son instrument, si la mort du ducde Château-Mailly est non point lerésultat d’une fatalité terrible, maisd’un crime, les minutes valent desheures.

– Pourquoi, madame ?

– Parce que le génie de sir Williamsne s’arrête ni au déshonneur d’unefemme, ni à un assassinat.

– Madame, dit gravement le docteur,vous avez une haute position dans lemonde, beaucoup d’amis influents.Vous devez pouvoir beaucoup.

– Peut-être… dit Baccarat.

– Eh bien ! obtenez de l’autorité

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judiciaire, dans les mains de qui setrouve Zampa, qu’il me soit confié.

– Et vous le guérirez ?

– Je tâcherai, du moins. Je ferail’essai sur lui d’un remède violent etterrible dont j’ai déjà fait usage sousles tropiques, un remède qui tue ouqui guérit. Si le fou résiste autraitement que je lui ferai subir, ilsera guéri dans trois jours, il aurarecouvré toute sa raison.

– Venez avec moi, dit la comtesse,qui fit quitter le jardin au docteur etle conduisit dans son boudoir.

Là, elle se plaça devant une table, etécrivit la lettre suivante :

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« Monsieur le comte,

« Vous ne croyez pas à mon infamie,vous, ma bonne Cerise me l’a dit, carvous êtes un grand et noble cœur ; etje n’hésite point à m’adresser à vous.

« J’ai été la victime d’uneabominable intrigue qui se rattache àd’autres crimes encore inconnus etque j’espère dévoiler bientôt.

« Mais pour me réhabiliter dansl’opinion, pour arriver à faire jaillirla lumière, il faut que vous m’aidiez,il faut que vous mettiez votre crédit àma disposition.

« Je vous adresse le docteur SamuelAlbot. Ne le questionnez pas, il ne

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pourrait vous répondre ; maisobtenez ce qu’il vous demandera.

« Votre servante,

« Comtesse ARTOFF. »

La lettre que Baccarat mit sousenveloppe et cacheta portait cettesuscription :

A monsieur le comte Armand deKergaz.

– Docteur, dit alors Baccarat,permettez-moi d’exiger de vous votreparole d’honneur que rien de ce quenous savons, ou plutôt de ce quenous supposons, ne sortira de votrebouche.

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– Je vous la donne, madame,répondit Samuel Albot.

– Maintenant, prenez cette lettre,montez en voiture et rendez-vous rueCulture-Sainte-Catherine. J’enverraichez vous, ce soir, pour connaître lerésultat de votre démarche.

– Je vole, madame, dit le docteur, quiprit la lettre, baisa la main de lacomtesse, monta en voiture et se fitconduire chez le comte de Kergaz.

Trois heures après, la comtesseArtoff reçut du docteur mulâtre lebillet suivant :

« Madame la comtesse,

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« M. de Kergaz m’a accompagné lui-même chez le juge d’instruction à quil’affaire ténébreuse de Clignancourtest confiée.

« Ce magistrat, sur l’assurance que jelui ai donnée de tenir Zampa à ladisposition de la justice, n’a pointhésité à signer un ordre de mise enliberté provisoire. Le fou m’a étéconfié.

« Je suis allé le prendre moi-même àl’hospice Lariboisière ; il est chezmoi maintenant, et, dès ce soir, jevais le soumettre à mon traitement.

« Sa constitution robuste me donnel’espoir qu’il résistera à cette terrible

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épreuve.

« Votre humble serviteur,

« DR SAMUEL ALBOT. »

– Ah ! murmura la comtesse aprèsavoir lu cette lettre, si mes soupçonssont fondés, sir Williams, siréellement tu es revenu des terresaustrales guidé par le démon de lavengeance, tu me retrouveraspréparée à une nouvelle lutte, et cettefois je ne te ferai pas grâce de la vie.

Baccarat se trompait, ce n’était pasde sa main que devait mourir sirWilliams.

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Chapitre33

Trois jours aprèsl’installation de Zampa lefou chez le docteurSamuel Albot, la comtesseArtoff descendit de savoiture, à huit heures du

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soir, dans la cour de l’hôtel habitépar le médecin mulâtre.

Jung, le fidèle valet du docteur, vintlui-même ouvrir la portière du coupéet aider la jeune femme à descendre.

– M. Samuel attend madame lacomtesse, lui dit-il.

Et il précéda Baccarat et l’introduisitdans la chambre des poisons, cettevaste pièce où la comtesse avait déjàpénétré une première fois. La salleétait à demi plongée dansl’obscurité, car une seule bougieplacée sur une table, à peu près aumilieu, ne parvenait point àl’éclairer, tant elle était vaste.

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La comtesse, en entrant, aperçutd’abord le docteur qui causait avecRoland de Clayet.

Roland s’était rendu chez lui surl’invitation de la comtesse.

Puis elle vit un homme couché etimmobile sur un divan. C’étaitZampa.

Comme le docteur et Rolandcausaient à voix basse, Baccarat enconclut que Zampa dormait.

Le docteur vint à sa rencontre, lasalua, lui avança un siège et posa undoigt sur ses lèvres.

– Parlons bas, dit-il.

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– Est-ce qu’il dort ?

– Oui, et à son réveil il aura recouvréla raison.

– En êtes-vous sûr ?

– Je le crois.

La comtesse s’approcha de Zampasur la pointe du pied et s’aperçutalors qu’il avait un bandeau sur lesyeux.

– Le traitement auquel je l’ai soumis,dit le docteur, exige que le malade àqui il est appliqué soit plongé dansune obscurité complète pendantquelque temps. Le bandeau qui luicouvre les yeux et le front renferme

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une compresse imbibée des sucsd’une plante que j’ai rapportée del’Inde. C’est là mon remède.

– Est-ce qu’il dort depuis troisjours ? demanda la comtesse.

– A peu près. C’est-à-dire qu’il estsous le joug d’une sorte de torpeurmorale et physique, torpeur quidisparaîtra aussitôt que je lui auraienlevé ce bandeau.

– Mais il a parlé, je suppose ?

– Pas depuis qu’il a le bandeau.

– Et vous êtes sûr qu’en le lui ôtant…

– Il aura recouvré la raison ? oui,madame.

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– Docteur, dit Roland de Clayet,permettez-moi de vous dire que cecitient du prodige.

– Monsieur, répondit le docteur, jene suis pas né médecin, et la scienceest souvent le résultat del’expérience, bien mieux que celui del’étude.

« Il y a dix ans, aux Indes, enparcourant une de ces vastes forêtsqui renferment à la fois des arbresdont l’ombre est mortelle, desplantes qui tuent ou qui guérissent,que peuplent les bêtes fauves et les

taugs[13] étrangleurs, je tombai aumilieu d’une tribu de ces Indiens

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fanatiques, et un moment je me crusperdu, car ils ne parlaient de rienmoins que de m’immoler sur latombe du dieu Sivah. Mais l’un d’euxme sauva la vie. Ce taug avait habitéCalcutta l’année précédente et avaitété frappé d’un coup de sang en pleinmidi dans une rue où je passais en cemoment-là. J’étais descendu de monpalanquin, j’avais saigné le taug etl’avais ainsi arraché à la mort.

« – C’est un savant ! s’écria-t-il enme reconnaissant et me voyant aupouvoir de ses coreligionnaires.

« Comme il était un haut dignitairedans le culte mystérieux desétrangleurs, ma vie lui fut accordée ;

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mais son pouvoir n’alla pointcependant jusqu’à obtenir la grâced’un malheureux cipaye quim’accompagnait. Bien que de raceindigène, le cipaye fut condamné àmourir par ce fait seul qu’il étaitsoldat au service des Anglais.

« Je fus invité, moi, à assister à sonexécution. Refuser était impossible,et force me fut de suivre cesfanatiques.

« Le lieu de l’exécution se trouvait àsix lieues de là, dans les montagnes.On me fit monter à cheval, et lemalheureux cipaye, les mains liéesderrière le dos, la corde au cou, lespieds nus, dut ouvrir la marche.

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« Dès le départ, le condamné se prità chanceler, et on fut obligé de lesoutenir. Pendant le trajet, il fallutplusieurs fois le frapper pour le fairemarcher. Enfin, en approchant dulieu de son supplice, sa terreur de lamort devint telle qu’elle déterminachez lui un accès subit de folie qui setraduisit instantanément par un éclatde rire et des chants, absolumentcomme chez Zampa.

« Parmi leurs nombreusessuperstitions, les taugs étrangleursen ont une assez bizarre. Ils netueront jamais un homme en état defolie. Quand ceux avec qui je metrouvais s’aperçurent que le cipaye

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avait perdu la raison, ilssuspendirent les apprêts de sonsupplice.

« Alors l’un d’eux, un vieillard,s’approcha de moi et me dit :

« – Tu es un savant, toi, et Sivah aversé dans ton âme une étincelle desa propre lumière, mais je gage qu’ilne t’a point enseigné les moyens derendre l’esprit à ceux qui l’ontperdu ?

« – Et ce moyen dont tu parles,répondis-je, le connais-tu ?

« – Je le connais.

« Alors le vieux taug fit quelques pas

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dans la forêt et y cueillit une petiteplante d’un vert pâle dont la tigeétait hérissée d’épines.

« Je le regardais faire avec unecertaine curiosité.

« Il plaça les feuilles de la plante surune pierre, puis avec le manche deson poignard, qui avait à peu près laforme d’un pilon de pharmacien, il semit à l’écraser. Lorsque les feuilleseurent été suffisamment broyées, etne présentèrent plus aux regardsqu’une sorte de pâte juteuse, le vieuxtaug dénoua le foulard blanc qu’ilavait autour de la tête, le plia endeux et y plaça la feuille broyée entredeux doubles. Après quoi, il fit un

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signe qui fut compris par les taugs.

« Trois d’entre eux s’emparèrent ducipaye, le terrassèrent, lui lièrent lespieds et les mains, et alors le vieuxtaug s’approcha et lui appliqua sur lefront le foulard, qu’il nouasolidement derrière la tête.

« Le cipaye jeta un cri de douleur, sedébattit un moment comme s’il eûtété en proie à des convulsions ; puis,peu à peu, ses mouvements devinrentmoins brusques, il se renversa sur ledos et garda bientôt une complèteimmobilité.

« Je crus qu’il était mort ; mais je netardai point à reconnaître qu’il avait

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été pris d’une léthargie subite.

« – Eh bien ! me dit le taug, tu vasvoir ; dans trois jours il aura toute saraison.

« A partir de ce moment, les taugsplantèrent leur tente, c’est-à-direqu’ils s’installèrent en cet endroitsous les grands arbres de la forêt, etils se livrèrent à des chants, desprières et des danses dont il mefallut prendre ma part.

« Pendant trois jours, le cipayedonna à peine signe de vie. Letroisième jour arrivé, le vieux tauglui enleva son bandeau.

« Alors le cipaye ouvrit les yeux et

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promena autour de lui un regard fortcalme, dans lequel je ne distinguaiplus le moindre signe d’aliénationmentale.

« – Parle-lui, me dit le taug, il terépondra.

« J’adressai la parole au cipaye, je luidemandai ce qu’il avait éprouvé, etses réponses furent nettes, calmes,sensées. Le malheureux n’était plusfou et, dès lors, il était bon àimmoler.

« – Eh bien ! me dit le taug, sur taparole d’homme, je t’adjure de dire lavérité : est-il fou ?

« – Non, répondis-je avec conviction,

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et sans me douter cependant que jeprononçais son arrêt de mort.

« A peine avais-je parlé que le taugfit un signe, et, à ce signe, un jeunehomme de dix-huit ans lança avec ladextérité d’un gaucho des pampas lacorde à nœud coulant que chaqueétrangleur porte à sa ceinture. Lacorde s’enroula autour du cou dupauvre cipaye, et le malheureux futétranglé en dix secondes.

« Quant à moi, acheva le docteurSamuel, les taugs me rendirent laliberté, me donnèrent un cheval fraiset me renvoyèrent avec une corde àma ceinture. Cette corde devait êtreune sauvegarde pour le cas où je

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rencontrerais d’autres étrangleurs.

« Mais, avant de partir, j’avais cueilliquelques plantes semblables à celledont le taug avait broyé les feuilleset je les emportai, me promettantbien de renouveler leur expérience.Dans l’Inde, la folie est assezfréquente ; un coup de soleil suffitpour l’occasionner. De retour àCalcutta, je n’eus plus de trêve que jen’eusse trouvé un fou, et huit joursaprès mon retour j’expérimentai monremède sur une femme du peuple.Mais la femme était de complexiondélicate et elle mourut au bout dequelques heures.

« Quelque temps après, un taug fut

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fait prisonnier par les troupesanglaises et condamné à mourir.

« Si on eût étranglé le taug, il fût alléau supplice en souriant ; mais ildevait être attaché à la bouche d’uncanon, et les Indiens qui meurent dece supplice terrible sont persuadésqu’ils n’entreront jamais dans leparadis, parce qu’il leur seraimpossible de retrouver et de réunirleurs membres dispersés, le dieuBramah n’admettant dans sonparadis que des hommes complets.

« Le matin de l’exécution, j’allaitrouver le commandant militaire etlui fis part de mon aventure chez lestaugs, dont je connaissais la

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répugnance pour ce genre de mort.

« Le commandant me promit que lecondamné demeurerait attachéenviron une heure avant qu’on mît lefeu à la pièce. Je comptais sur lesangoisses terribles qu’éprouverait lemalheureux pour déterminer la folie,et c’était avec quelque raison.

« L’heure de l’exécution arrivée, onattacha l’Indien à la bouche ducanon, les mains liées, les piedsenchaînés. Je me tenais à quelquespas de distance. Bientôt je vis lecondamné, qui avait été jusque-làd’une pâleur livide et poussait descris affreux, devenir rouge et cesserde crier. Son œil morne et vitreux

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s’alluma, le rire vint à ses lèvres, et ilse prit à chanter.

« Alors l’officier qui commandaitl’exécution, et qui avait reçu desinstructions secrètes, ordonna que lecondamné fût détaché, et on me leremit aussitôt. Je le fis conduire chezmoi et le soumis à mon traitement.Trois jours après, il était guéri, etj’obtenais sa grâce du gouverneurgénéral des Indes.

– Et, demanda la comtesse Artoffquand le docteur eut terminé sonrécit, avez-vous recommencéplusieurs fois votre expérience ?

– Huit ou dix fois, madame.

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– Avez-vous toujours réussi ?

– Quand le malade ne succombaitpoint en quelques heures à laviolence du topique et que la folieprovenait d’une vive terreur, ilrecouvrait la raison.

– Ainsi, vous ne pourriez appliquervotre remède à mon mari ?

– Je ne l’oserais pas.

– Mais vous le guérirez, cependant ?

– Oh ! soyez tranquille, madame, jevous le promets.

Alors le docteur Samuel s’approchadu divan sur lequel Zampa étaitétendu et conservait une immobilité

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léthargique. Il le souleva, le secoua etdénoua le bandeau.

Zampa poussa un soupir, passa lamain sur son front encore imbibé dessucs de la compresse, ouvrit les yeuxet promena un regard étonné autourde lui.

Sur un signe du docteur, Baccarat etRoland s’étaient retirés à l’autreextrémité de la salle, de telle façonque, s’il les apercevait, Zampa nepouvait du moins les reconnaître.Quelques minutes s’écoulèrentpendant lesquelles le Portugaischercha à rassembler ses souvenirs,essaya de reconnaître le lieu où ilétait, et garda un silence plein

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d’étonnement.

– Où diable suis-je donc ? murmura-t-il enfin dans sa langue maternelle.

Le docteur parlait le portugais.

– Zampa, répondit-il, vous êtes chezun médecin qui vous a guéri de lafolie.

– J’ai donc été fou ?

– Pendant cinq jours.

– Tiens ! dit le valet, qui promena unnouveau regard autour de lui, je nesuis donc plus dans l’eau ?

Le docteur se tourna vers lacomtesse et lui dit tout bas : – Vousvoyez, il se rattache déjà à ses

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dernières impressions. (Et Samuelreprit tout haut, s’adressant àZampa :) On vous a trouvé, il y aquatre jours, à Clignancourt, dansune maison dont la cave était pleined’eau… On a retiré de cette cave deuxcadavres…

– Ah !… s’écria Zampa en sefrappant le front, je me souviensmaintenant, c’est l’homme à lapolonaise qui m’a assassiné et rejetédans la cave au moment où j’ensortais avec ma lanterne et moncouteau que je tenais aux dents.

Le docteur eut une inspiration.

– C’était avec ce couteau, dit-il, que

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vous aviez assassiné Venture ?

Zampa pâlit et frissonna.

– Vous savez cela ? fit-il avec effroi.

– Je sais tout.

– Et moi aussi, dit une voix derrièrele docteur.

Le docteur Samuel Albot s’effaça, etBaccarat entra dans le cercle delumière projeté par la bougie placéesur la table voisine.

– La comtesse ! murmura Zampa, quiétait allé deux fois à l’hôtel Artoffporter les lettres de M. de Château-Mailly.

Baccarat attacha sur lui un regard

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sévère.

– Zampa, dit-elle, vous avezassassiné Venture, vous avezempoisonné le duc de Château-Mailly.

– Vous savez cela ? vous savez cela ?répéta le Portugais, qui manifestasoudain une terreur très vive.

– Oui, dit Baccarat.

– Oh ! le duc, ce n’est pas moi, ditZampa, c’est lui.

– Qui, lui ?

– C’est lui qui a placé l’épingleempoisonnée dans le fauteuil.

Baccarat tressaillit et jeta un regard

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à Samuel Albot.

Ce regard signifiait : « Eh bien ! quevous disais-je donc ? »

– Ah ! ce n’est pas vous, reprit-elle,c’est lui ?…

– Oui, madame.

– Mais, quel est-il, lui ?

– C’est l’homme à la polonaise.

– Qu’est-ce que l’homme à lapolonaise ?

– Je ne sais pas.

– Zampa, dit sévèrement le docteur,vous venez d’avouer devant moi,devant madame et monsieur, et le

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docteur indiquait Roland du doigt,que vous aviez assassiné Venture.Cet aveu nous suffit pour vousenvoyer à l’échafaud.

Ce mot acheva d’anéantir lePortugais. Il tomba à genoux, joignitles mains et balbutia le mot :« Grâce ! »

– Si vous voulez qu’on vous fassegrâce et qu’on ne vous livre point àla justice, dit alors Baccarat, il fautnous dire la vérité. Quel est cethomme qui a empoisonné le duc etqui vous a précipité dans la cavepleine d’eau ?

– C’est l’homme à la polonaise.

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– Mais il a un autre nom ?

– Ah !… dit Zampa, je me souviens,la vieille femme qu’il a étrangléel’appelait son fils, son petitRocambole.

Baccarat jeta un cri, et le nom de sirWilliams revint de nouveau sur seslèvres.

q

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Chapitre34

Le nom de Rocambole, quevenait de prononcerZampa, jetait sur-le-champ, pour la comtesse,une vive lumière sur lesévénements dont la cité

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des chiffonniers, à Clignancourt,venait d’être le théâtre. Rocambole,il était facile pour elle de le deviner,avait cru prudent de se débarrasser àla fois de maman Fipart, de Ventureet de Zampa, tous trois sescomplices.

Baccarat se tourna vers le docteur etRoland de Clayet et leur dit :

– Laissez-moi interroger cet homme,car le nom qu’il vient de prononcerme met sur la voie de scélérats que jecroyais à jamais disparus.

Le docteur et Roland se regardaientétonnés, et semblaient se demanderce que pouvait être cet assassin

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mystérieux qu’on appelaitRocambole.

– Zampa, dit la comtesse auPortugais, vous êtes dans les mainsde la justice. Elle vous a confié audocteur, mais elle n’a point renoncéà son recours contre vous.

Zampa frissonna.

– Le docteur doit vous remettre enses mains, poursuivit la comtesse,aussitôt que vous serez guéri, et…vous l’êtes.

Zampa voulut parler, sans doutepour implorer sa grâce, maisBaccarat lui imposa silence d’ungeste.

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– Ecoutez bien ce que je vais vousdire, poursuivit-elle. Vous venezd’avouer que vous aviez assassinéVenture. Le témoignage du docteur etcelui de monsieur suffiront pourvous envoyer à l’échafaud.

– Grâce !… madame, balbutia lePortugais, dont les dents claquaientd’effroi.

– Votre grâce, continua la comtesse,nous pouvons l’obtenir, le docteur etmoi… Cela dépend de vous.

– Que faut-il faire ? demanda Zampa,qui continuait à manifester une viveterreur.

– Il faut tout dire.

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– Oh ! je dirai tout, madame… maissi l’échafaud ne me prend pas, ceseront eux qui me tueront.

– Qui, eux ?

– L’homme à la polonaise et sonmaître.

– Quel est ce maître ?

– Je ne sais pas.

– Zampa, dit sévèrement la comtesse,prenez garde, la moindre réticencepeut vous perdre.

– Madame, murmura le Portugais, jevais vous dire tout ce que je sais,tout ce qu’on m’a fait faire en memenaçant de la garrotte que j’avais

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méritée en Espagne.

– Voyons ?… fit Baccarat, qui ne putse tromper à la sincérité d’accent dubandit.

Alors Zampa, un peu plus calmedepuis qu’on lui avait promis sagrâce, désireux de se venger deRocambole d’une part, et redoutantdu reste autant la guillotine que lagarrotte, Zampa n’hésita plus àraconter dans leurs moindres détailsà la comtesse et à ses deuxcompagnons, stupéfaits, sesrelations avec l’homme à lapolonaise, parfois transformé enJohn le palefrenier, commençant parles événements qui avaient amené

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l’assassinat de don José et finissantpar ceux qui avaient déterminél’empoisonnement du jeune duc deChâteau-Mailly.

La comtesse ne l’interrompit point etl’écouta jusqu’au bout.

Seulement le mulâtre poussa un cride surprise lorsque Zampa eutprononcé le nom de la rue de Surène.

– Chut ! fit Baccarat, qui posa undoigt sur ses lèvres.

Quand Zampa eut terminé son récit,la comtesse se tourna vers Roland.

– Monsieur de Clayet, lui dit-elle, jeconnais beaucoup M. d’Asmolles.

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– C’est un esprit droit et un grandcœur, dit Roland.

– Que pense-t-il de son beau-frère ?

– Du marquis de Chamery ?

– Oui.

– Il l’aime et l’estime au plus hautdegré.

– Ceci est bizarre ! murmura lacomtesse.

Et elle dit à Zampa :

– Connaissez-vous le marquis deChamery ?

– Oui, je l’ai vu chez M. le duc deSallandrera une fois, et ensuite au

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convoi de don José.

– Vous ne l’aviez jamais vu ?

– Non, dit Zampa avec conviction.

Ces derniers mots éteignirent pour lacomtesse l’étincelle de clarté que lerécit du valet de chambre avait jetéeau milieu des ténèbres de ce vastedrame.

– Docteur, dit-elle à Samuel Albot,appelez votre domestique et faitesreconduire cet homme dans lachambre qu’il occupera chez vous.

Le docteur sonna, Jung parut.

– Emmène cet homme au premierétage, dit-il, dans la chambre qui lui

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est destinée.

– Allez, Zampa, dit la comtesse avecbonté ; il vous sera tenu compte devos révélations.

Lorsque Zampa fut sorti, Baccaratdemeura pensive un moment.

– Monsieur de Clayet, dit-elle enfin,vous êtes jeune, et vous vous êtesacquis, hélas ! une bien terribleréputation d’étourderie.

– Ah ! madame, murmura Roland, jepaie mes fautes trop cher pour n’êtrepoint corrigé à tout jamais.

– Je le crois, j’en ai la conviction,monsieur, et c’est pour cela que je

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n’hésite pas à vous initier à tous lesténébreux mystères que je vaistâcher de débrouiller, et sur lesquels,je l’espère, vous garderez le plusprofond secret.

– Je vous le jure, madame.

– Docteur, poursuivit la comtesse,tous les événements dont nous avonseu connaissance, à savoir le rôle jouépar cette femme, que M. de Clayet aprise pour moi, l’empoisonnement demon mari, l’assassinat de don José etcelui de M. de Château-Mailly, tousces événements, dis-je, tendaient àun but unique : débarrasser

Mlle de Sallandrera de deux

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prétendants à sa main au profit d’untroisième.

– Ceci est incontestable, madame.

– Or, poursuivit la comtesse, quel estce troisième prétendant ? Je chercheet n’ose trouver. Je vois d’une partun misérable du nom de Rocambolese servant de Zampa, un autrebandit, assassinant, empoisonnant,ne reculant devant aucune extrémité.Comment supposer que cet hommeagit pour son propre compte ?Comment admettre qu’il a pu rêverun jour de devenir l’époux de la filled’un Grand d’Espagne ?

– C’est assez difficile, en effet.

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– Je sais bien que c’est un banditplein d’audace, mais il est bien plusprobable qu’il agit pour le compted’un autre.

– Qui sait ? fit le docteur.

– D’un autre côté, poursuivitBaccarat, trois faits rattachentforcément, fatalement à cettemystérieuse affaire un des noms lesplus honorables de la noblessefrançaise. D’abord, le marquis deChamery a donné un valet dechambre à M. de Clayet ; ce valet ajoué un rôle important dans latrahison dont j’ai été victime.Ensuite, le marquis de Chamery est leseul, dites-vous, qui ait pu voler le

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poison qu’on vous a soustrait, etZampa affirme que, en effet, il a reçude l’homme à la polonaise l’ordre dese faire renverser à votre porte parun timon de voiture. Enfin, l’endroitoù Zampa allait recevoir lesinstructions est ce mêmeappartement de la rue de Surène, 26,à l’entresol, où M. de Chamery sefaisait appeler M. Frédéric.

– Je n’ai pu me tromper, à ladescription faite par Zampa, dit ledocteur.

– C’est donc au profit du marquisinspiré par sir Williams que tous cescrimes se sont commis, reprit lacomtesse.

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– Mais, s’écria Roland, tout ce quevous me dites là, madame, tout ceque j’entends me confond. Lemarquis de Chamery passe pour uncœur loyal et chevaleresque, il a lesplus beaux états de service qu’onpuisse imaginer, il est brave commeun lion, il s’est battu avec le baron deChameroy. Tout Paris l’aime etl’estime, sa sœur l’adore…

– C’est là, en effet, murmura lacomtesse, c’est contre ce rempartd’honorabilité que viennent se brisertoutes mes hypothèses.

– Tout cela est incompréhensible, ditle docteur.

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– Enfin, acheva Baccarat, faut-ildonc supposer aussi que

Mlle de Sallandrera, une jeune fillechaste et pure, a trempé dansl’assassinat de don José, dansl’empoisonnement de M. de Château-Mailly ? Mystère que tout cela,horrible mystère !… Oh ! tenez,s’écria la comtesse Artoff, il mepasse par l’esprit une lueur étrange,infernale, une de ces idées quihérissent les cheveux et donnent lefrisson.

– Quelle est donc cette idée,madame ?

– Oh ! avant que je ne parle, voyez-

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vous, il me faut votre parole à tousdeux, un serment solennel, sacré,inviolable, que vous serez muetscomme la tombe…

Roland et le docteur levèrent la main,impressionnés qu’ils étaient par lavoix altérée et le front pâle de lacomtesse.

– Nous serons muets, dirent-ils tousdeux, nous le jurons !…

– Eh bien !… dit la comtesse,écoutez-moi donc alors. Aucommencement de la Restauration,quand cette fraction de la noblessefrançaise que les victoires del’Empire n’avaient point ralliée au

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drapeau national remettait enfin lepied sur le sol français après vingt-cinq années d’exil, un homme parutqui se fit appeler d’un nom bienconnu dans le nobiliaire de France,qui se fit reconnaître par toute unefamille, par de vieux amis, par ungouvernement même. Cet homme,porteur d’actes authentiques, quiétablissaient son identité, la têtemeublée de souvenirs qui nepouvaient laisser aucun doute surses relations passées et ses amitiés,revenait de l’émigration, et le roi lefit colonel. Un jour, à l’issue d’unerevue, tandis que le brillant officierse rendait à l’état-major, un homme

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en haillons l’aborda et lui dit àl’oreille :

« – Tu n’es pas le comte de Sainte-H…, tu es C…, le forçat, mon anciencompagnon de chaîne.

« Le colonel s’indigna, cravacha lemendiant et le fit arrêter.

« Mais le forçat soutint sonaccusation, la justice s’en saisit et,quelques mois après, la courd’assises renvoyait au bagne le fauxgentilhomme qui avait assassiné levéritable et s’était emparé de ses

papiers[14] .

– Ah ! madame, s’écria Roland, quedites-vous donc là, et comment

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pouvez-vous croire… ?

– Mon Dieu ! fit la comtesse, jen’affirme rien et je donnerais tout aumonde pour me tromper. Mais enfin,il faut que je voie cet homme… il lefaut !… Oh ! si Rocambole et lui nefaisaient qu’un, je le reconnaîtraissur-le-champ !

– Je vous ferai observer cependant,dit Roland, que vous avez déjà vu lemarquis de Chamery.

– C’est vrai ; un soir, chez moi…Vous y étiez.

– J’y étais.

– Mais je ne l’ai point remarqué.

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– Et ne croyez-vous point, cependant,que sa voix, à défaut du visage,puisse se modifier à ce point ?

– Oh ! je ne sais plus… je ne saisrien…, murmura la comtesse, mais jeveux le voir.

– Eh bien ! dit Roland, vous le verrezdemain.

– Où ?

– Chez moi. Je l’engagerai àdéjeuner. Vous serez cachée… Vouspourrez le voir et l’entendre.

– Ceci est impossible, dit le docteur.

– Pourquoi ?

– Parce que le marquis n’est pas à

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Paris.

– Et où est-il ?

– Je ne sais ; mais Jung, mondomestique, est allé aujourd’hui àl’hôtel de la rue de Verneuil, et on luia dit que le marquis était parti.

– Quand ?

– Il y a trois jours.

– Seul ?

– Non, avec le matelot aveugle, dansune chaise de poste.

– Sir Williams ! répéta tout bas lacomtesse avec une conviction tenaceet indiscutable.

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Comme il était fort tard, la comtesseArtoff ne pouvait songer à prendre lesoir même des renseignements sur lebut du voyage entrepris par M. lemarquis de Chamery.

– Docteur, dit-elle, M. de Clayet etmoi nous allons vous quitter. Je vousattends demain matin pour monmalheureux malade.

– Madame, répondit le docteur, dèsdemain je vais soumettre le comte àun traitement infaillible pour la foliedont il est frappé.

Baccarat, en quittant M. de Clayet,lui dit : – Demain, j’aurai lesrenseignements que je veux avoir, et

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peut-être aurai-je besoin de vous.

– Je suis à vos ordres, madame,répondit-il en saluant avec respect.

Le lendemain, en effet, Roland reçut,avant midi, un billet de la comtesse.Ce billet n’avait qu’une ligne :« Venez sur-le-champ, je vous prie. »

Roland courut à l’hôtel Artoff.

Une chaise de poste tout attelée étaitdans la cour, prête à partir.

Cette circonstance étonna Roland ;mais sa surprise fut au comble quandil eut été introduit dans le boudoiroù la comtesse l’attendait avecSamuel Albot.

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Baccarat avait dépouillé lesvêtements de son sexe pour revêtirun costume masculin.

Ainsi métamorphosée, elleressemblait à un jeune homme dedix-huit à vingt ans.

– Monsieur de Clayet, dit-elle, vousalliez en Franche-Comté quand vousm’avez rencontrée ?

– Oui, madame.

– Eh bien ! venez, ma chaise de posteest en bas, nous partirons.

– Pour la Franche-Comté ?

– Oui.

– Mais… où allons-nous ?

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– Dans le château de feu votre oncle,qui est situé, m’avez-vous dit, à troislieues de celui de M. d’Asmolles.

– En effet, madame. Mais…

– Mais, dit Baccarat, M. d’Asmolles,le duc de Sallandrera et sa fille s’ytrouvent… et le marquis est parti, il ya quatre jours à présent, pour lerejoindre. Comprenez-vous,maintenant ?

– Je comprends et je suis prêt à voussuivre, madame.

Une heure après, la comtesse Artoff,laissant son cher malade aux mainsdu docteur Albot, courait en

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compagnie de Roland de Clayet surla route de Besançon. Mais lacomtesse arriverait bien tard, sansdoute, car Rocambole et sir Williamsavaient sur elle une avance de quatrejours et bien des événementss’étaient accomplis déjà au châteaudu Haut-Pas, où nous allons noustransporter et précéder Baccarat.

q

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Chapitre35

Le château du Haut-Pasétait situé au fond d’unegorge du Jura.

Le voyageur qui s’yrendait, parvenu ausommet d’une montagne

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jusqu’au point culminant de laquellele vallon et le manoir demeuraientinvisibles, apercevait tout à coup unpaysage saisissant et pittoresque. Ilavait sous les pieds une valléeenvironnée de collines et au centre delaquelle se trouvait un villageéparpillé sur les deux bords d’untorrent. Les collines étaient boiséesde sapins au feuillage sombre.

Au-dessus du village, et commesuspendu au flanc de l’une descollines, se dressait le château duHaut-Pas. C’était un vieil édificecommencé au temps des dernièrescroisades, continué sous les premiers

Valois, terminé sous François Ier et

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enfin restauré vers le milieu du règnede Louis XIV. On n’y avait plustouché, extérieurement du moins,depuis cette époque ; aussi les mursétaient grisâtres, et le lichen s’étaitétabli au flanc des vieilles tours,dont la flèche ardoisée imprimait aumanoir un aspect des pluschevaleresques. La façade suddonnait sur des jardins enamphithéâtre qui descendaient pargradins jusqu’au bord de la petiterivière. Du côté du nord, aucontraire, le rocher qui formait sapremière assise était à pic, et, descroisées ogivales, le regard plongeaitsur un ravin profond, aride, d’aspect

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désolé et complètement dépourvu devégétation.

Ce ravin avait un nom bizarre ; on lenommait le Ravin des Morts. Ce nomprenait sa source dans une légendenébuleuse. Au Moyen Age, le châteauavait soutenu un siège contre lesSuisses, sous le commandement d’unbaron d’Asmolles. La garnison, prisepar la famine, avait préféré la mort àune reddition honteuse, et les deuxcents hommes qui la composaients’étaient précipités du haut des tourset de la plate-forme dans le ravin.

La route qui, de Lons-le-Saunier, laville la plus proche, conduisait aumanoir, traversait le village après

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avoir serpenté en rampes brusquesau flanc de la colline qui formaitl’horizon vers le sud, passait letorrent sur un pont, tournait sur lagauche des jardins et s’élevait enzigzag vers l’ancien pont-levis jetésur des fossés sans eau.

On pénétrait dans le manoir, au-delàdu pont-levis, par une vaste courd’honneur aux quatre angles delaquelle se trouvaient quatre statueséquestres en pierre. C’étaient lesquatre premiers barons du nomd’Asmolles.

A l’intérieur, le château étaitconfortablement meublé et décoré.Le père de Fabien l’avait habité

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durant la période tout entière del’Empire, et si un pénible souvenir nes’y fût rattaché pour lui, biencertainement le vicomte n’eût pointsongé à vendre cette propriété defamille. Mais sa mère y était mortefolle, et depuis cette époque Fabienavait pris en haine le Haut-Pas.

Il y venait pour la première foisdepuis dix ans, lorsqu’il y arriva avecsa jeune femme, le duc, la duchessede Sallandrera et Conception ; et, aumoment où nous les retrouvons, cespersonnages étaient installés aumanoir depuis six ou huit joursenviron.

Pendant cette courte période, la vie

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qu’on avait menée au château avaitété assez agitée.

Chaque jour le duc de Sallandrera,tantôt conduit par un domestique,tantôt accompagné par Fabien lui-même, s’était rendu aux usines deSaint-P…, qu’il avait définitivementacquises, et qui se trouvaient del’autre côté de la montagne.

La jeune vicomtesse d’Asmolles etses deux hôtesses faisaient delongues promenades à pied ou envoiture dans les environs. Blanche etConception s’étaient bien vite liées,on le devine. Blanche était, ou dumoins croyait être, la sœur de cetimposteur qui se faisait appeler le

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marquis de Chamery, et cetimposteur, Conception l’aimait…C’en était assez pour que la jeunefille et la jeune femme fussent toutaussitôt liées.

Or, un soir, vers quatre ou cinqheures, quatre jours après celui oùConception avait clandestinementécrit à Rocambole, cette dernière etBlanche de Chamery, se tenant par lebras, descendaient un joli sentier enpente qui s’en allait, en déroulant sescontours, jusqu’à la petite rivièreombragée de saules.

– Ma chère vicomtesse, disaitConception, vous êtes bienmystérieuse avec moi.

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– Bah ! fit Blanche en riant.

– Vous me dites depuis quatre jours,en appuyant un doigt sur vos lèvres :« Chut ! qui sait ? espéreztoujours… »

– Et je le répète, dit Mme d’Asmolles.

– Mais vous ne me dites pas sur quoivous fondez cette espérance.

Blanche se prit à sourire.

– Mon père, poursuivit Conception,ne me dit absolument rien, lui, et jelui trouve un air tout à faitmystérieux.

– Comme à moi ?

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– Comme à vous.

– Ecoutez, ma chère Conception,reprit la vicomtesse, je ne veux pasgarder le silence avec vous pluslongtemps, et je vais vous direpourquoi je vous engage à espérer.Le duc, votre père, est bon, il vousaime jusqu’à l’idolâtrie, et depuisqu’il a vu se briser et s’évanouir sesplus chères espérances, il a pris, m’a-t-il dit, la résolution de vous laisserentièrement maîtresse du choix d’unépoux.

– Vrai ? vous le croyez ?

– Je le crois.

– Mais enfin, que vous a dit mon

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père ?

– Ah ! dit la vicomtesse, puisquevous voulez absolument le savoir, jevais prendre les choses d’un peuhaut.

– Soit.

– Vous vous souvenez du jour oùvous êtes sortie en voiture avecFabien et madame votre mère ?…

– Vous laissant seule avec monpère ?…

– Précisément.

– Mon Dieu ! lui avez-vous donc toutdit ?

– A peu près.

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– Mais… comment ?

– Oh ! de la façon la plus naturelle,poursuivit la vicomtesse. Le ducs’étonnait que le marquis, mon frère,après avoir entamé la négociationrelative à la vente du Haut-Pas, n’eûtpoint été du voyage. Je n’ai pum’empêcher de rougir un peu à cettequestion. Mon trouble a étonné votrepère. Il m’en a demandé la cause.Alors je lui ai avoué que notre cherAlbert avait au cœur un amour nonmoins grand que désespéré, et quecet amour lui défendait de venir ici.

« – Comment !… m’a-t-il dit, seméprenant d’abord, la femme qu’il

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aime et dont, dites-vous, il est àjamais séparé, habite les environs ?

« – Non, ai-je répondu bravement,mais elle y est depuis trois jours.

« Ma chère Conception, ajouta lavicomtesse, je puis vous l’avouermaintenant, lorsque j’eus fait ceténorme aveu, la peur me prit, et,pendant la seconde qui précéda laréponse de votre père, seconde quidura un siècle pour moi, je me sentisun horrible battement de cœur. Il mesembla que votre père allaits’indigner et me dire fort nettementqu’il trouvait le marquis de Chamerybien audacieux d’avoir osé lever lesyeux sur une Sallandrera.

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– Eh bien ? fit Conception avecanxiété.

– Eh bien ! le duc ne put retenir uneexclamation de surprise, mais elle futdépourvue de toute irritation.

« – Comment ! dit-il ; êtes-vous biensûre de cela, vicomtesse ?

« – Hélas ! monsieur le duc, je suis sasœur, et le rôle de sœur est celuid’une confidente.

« – C’est juste.

« – Et c’est parce que je sais tout ceque mon pauvre frère aurait souffertici…

« – Souffert ! pourquoi ?

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« – Monsieur le duc, repris-je, monfrère a vécu toute sa jeunesse sousles tropiques ; il a dû à l’influenced’un soleil brûlant le développement,un peu excessif peut-être, d’uneimagination ardente déjà. Depuis lejour où, pour la première fois, il a vuvotre fille…

« – Il lui a sauvé la vie, ce jour-là, merépondit le duc.

« – Depuis ce jour, continuai-je, ils’est pris à l’aimer si passionnément,que cet amour, je le crains, hélas !empoisonnera toute sa vie. Car, mehâtai-je d’ajouter, mon frère ne s’estjamais fait d’illusions ; il sait que lesSallandrera sont de noblesse plus

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ancienne et plus illustre.

« – Plus illustre, peut-être, me ditvotre père, mais plus ancienne, je nesais, à en croire votre mari,vicomtesse.

« – Ensuite, poursuivis-je, mon frèrea une fortune modeste, et la dot demademoiselle de Sallandrera est unedot tout à fait princière.

« – Croyez bien, chère vicomtesse,reprit poliment votre père, que mafille n’est aussi riche que pour avoirle droit de choisir un époux qui lesoit moins.

« Et comme je paraissais étonnée :

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« – Madame, continua le duc avectristesse, j’ai songé trois fois àmarier ma fille, à lui donner unépoux de mon choix ; trois fois laProvidence est venue se jeter autravers de mes projets et anéantirmes plus chères espérances… J’aipris il y a quelques jours unerésolution sérieuse, inébranlable.

« – Et, dis-je, cette résolution… ?

« – C’est de laisser Conceptionentièrement maîtresse de sa main.

« – Ainsi, murmurai-je toutetremblante, si mademoiselle deSallandrera aimait mon frère…

« – Elle serait marquise de Chamery

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dans un mois, avant même.

« Je ne pus retenir un cri de joie.

« – Mais, ma chère vicomtesse, medit-il, Conception est triste,soucieuse depuis longtemps, et jecrains bien que ce ne soit pas votrefrère qui…

« – Monsieur le duc, dis-je alors avecune certaine vivacité, si je vousaffirmais le contraire ?

« – Comment ? que dites-vous ?

« – Eh ! mon Dieu ! les femmes sontclairvoyantes, monsieur le duc, et sipeu souvent que mademoiselle deSallandrera et mon frère se soient

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rencontrés, elle a lu dans ses yeuxqu’elle était aimée.

« – Mais, cependant…

« – Tenez, monsieur le duc, ajoutai-je, voulez-vous tenter uneexpérience ?

« – Laquelle ?

« – Ce soir, à dîner, mettez laconversation sur le compte de monfrère, prononcez son nom le premier,et regardez votre fille.

« – Soit, me dit-il.

« Et puis, comme s’il eût craint des’être trop avancé, il détournabrusquement la conversation et me

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parla d’autre chose.

« Le soir, en effet, votre père parlatout à coup du marquis, et mes yeux,comme les siens, se tournèrent versvous à la dérobée. Vous étiezdevenue toute rouge d’abord ; puis, àmesure que Fabien, à qui j’avais eu letemps de dire quelques mots,établissait notre généalogie et citaitles hauts faits de quelques-uns denos aïeux, et tandis que le ducparaissait écouter avec attention etcomplaisance, votre regard brillait dejoie.

– C’est vrai, murmura Conception,rougissant de nouveau.

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La comtesse reprit :

– Après le dîner, votre père m’offritle bras pour aller au salon, et il medit tout bas :

« – Je crois, madame, que vous aviezraison…

« – Ah !

« – Et que vous pourriez bienconsoler un peu le marquis et luiécrire qu’il a tort de s’interdirel’entrée de la Franche-Comté.

– Et, interrompit Conception, vousavez écrit ?…

Mme d’Asmolles laissa glisser sur seslèvres un sourire charmant et plein

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d’une moquerie ingénue :

– A quoi bon, lui dit-elle, puisquevous m’aviez devancée ?…

Conception se jeta dans les bras de

Mme d’Asmolles, et les deux jeunesfemmes murmurèrent tout bas le motde sœur.

Or, ce jour-là, le vicomte d’Asmolleset le duc de Sallandrera – on touchaitalors aux premiers jours del’automne – avaient quitté le châteaude bonne heure pour une partie dechasse. Les bois qui environnaient leHaut-Pas étaient fort giboyeux. Leretentissement lointain d’une fanfaresonnée à pleins poumons vint

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interrompre la causerie de lavicomtesse et de Conception.

– Voici votre père et Fabien quireviennent, dit Blanche de Chamery àla jeune Espagnole.

En effet, le regard des deux femmes,s’étant levé vers l’horizon du nord,fut bientôt fixé par un groupe dechiens conduits en laisse etaccompagnés par deux cavaliers.Chevaux et chiens descendaient de lamontagne par un joli sentier enzigzag qui se déroulait et s’allongeaitsous les sapins.

La vicomtesse et Conceptionfranchirent la clôture du parc par une

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brèche pratiquée dans la haie,prirent le chemin qui longeait larivière, traversèrent le petit coursd’eau sur un pont en bois, et allèrentà la rencontre des chasseurs.

Quelques minutes après, ilss’abordèrent.

M. le duc de Sallandrera, qui avaitune fort belle mine à cheval,paraissait ravi.

– Mesdames, dit le vicomte enmettant pied à terre et indiquant dudoigt un chevreuil attaché à l’arçonde la selle du duc, vous pouvez offrirvos félicitations à M. de Sallandrera,il a été le héros de la journée.

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– Et, dit joyeusement le duc, j’espèrebien être encore le héros de demain.

– Demain ? fit Conception, qui allaprésenter son front au vieillard, vouschasserez encore demain ?

– Je l’espère bien, répondit le duc,qui embrassa la jeune fille et baisa lamain de la vicomtesse.

– Mais, dit Fabien, notre chasse dedemain ne ressemblera nullement àcelle-ci.

– Comment cela ?

– Aujourd’hui nous avons couru unchevreuil.

– Et demain ?

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– Demain, nous attaquons un ours.

– Un ours ! s’écrièrent les deuxfemmes un peu effrayées.

– Oui, continua le duc avec unenthousiasme tout méridional, unours, mesdames. Un braconnier quenous avons rencontré a connaissancede ce roi des forêts alpestres, et ilnous conduira, dès le point du jour, àl’endroit où il s’est réfugié.

– Mais, observa Blanche de Chameryd’une voix tremblante, c’est unechasse fort dangereuse.

– Oui et non, répliqua le vicomte ensouriant. Il passa le bras de safemme sous le sien et lui murmura à

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l’oreille :

– Est-ce qu’il y a le moindre dangerpossible pour celui qui vous aime,chère Blanche ?

Tous quatre reprenaient le chemin duchâteau quand un bruit de grelots etde claquements de fouet se fitentendre et éveilla leur attention.Une chaise de poste descendait augrand trot de ses trois chevaux lapente rapide de la route qui vient deLons-le-Saunier.

– Ah ! dit Blanche de Chamery, sic’était mon frère !

– Qui serait-ce autre que lui ?répondit Fabien. Nous n’attendons

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personne, il me semble.

– C’est vrai.

Le duc de Sallandrera avait regardéConception du coin de l’œil. La jeunefille était pâle et paraissait en proie àune vive émotion.

– O mon cher petit frère ! dit lavicomtesse avec une joie d’enfant.

Et les hôtes du Haut-Pasrebroussèrent chemin et allèrent à larencontre de la chaise de poste, quiles atteignit au bout de quelquesminutes.

Rocambole, plus marquis deChamery que jamais, enveloppé

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d’une pelisse de voyage, coiffé d’unecasquette ronde, mais très élégant endépit de ce négligé, s’élança hors dela berline et sauta au cou du vicomteet ensuite de sa sœur, avec autantd’élan et d’affection qu’aurait pu enmanifester le vrai marquis deChamery. Puis il salua le duc,regarda Conception, et sut pâlircomme elle. Enfin, il montra sirWilliams impassible et muet au fondde la berline, et dit à M. d’Asmolles :

– J’ai amené mon pauvre vieuxmatelot ; je n’ai pas eu le courage dele laisser tout seul dans notre vieilhôtel.

– Tu as fort bien fait, dit Fabien.

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– Marquis, dit alors le duc deSallandrera, vous êtes des nôtresdemain ?

– Sans doute, monsieur le duc. Quefait-on demain ?

– On chasse l’ours.

– Bravo ! s’écria gaiementRocambole.

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Chapitre36

Le lendemain de sonarrivée au manoir duHaut-Pas, le faux marquisde Chamery entra, à sixheures du matin, dans lachambre de sir Williams.

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Rocambole avait endossé un habit dechasse gros bleu, il portait uneculotte blanche, des bottes àl’écuyère, et avait un couteau dechasse à la ceinture.

– Mon oncle, dit-il à sir Williams, ilfaut que je te fasse, avant de partir,une petite description des lieux où tute trouves. Tu habites une bellechambre octogone ménagée dans unetour, au deuxième étage du château –la tour du nord, s’il vous plaît ! –absolument comme dans lesromans… L’ameublement est simple,mais confortable, et tu as dû trouverun bon lit.

– Oui, fit l’aveugle d’un signe.

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– Bien que tu ne sois pas trèsséduisant, poursuivit Rocamboled’un ton moitié affectueux, moitiérailleur, j’ai obtenu que tu mangeraisà table. Les belles mains de lavicomtesse ma sœur te verseront àboire, et tu entendras à ton aise lavoix de Conception, cette voix qui t’acharmé hier. Hein ! qu’en dis-tu ?

L’aveugle eut un sourirereconnaissant, étendit la main et pritcelle de Rocambole, qu’il serra. SirWilliams le bandit, le monstre, avaitfini par aimer Rocambole comme unfils dont il était fier.

– Allons ! pas de bêtises ! dit celui-ci,nous n’avons pas le temps de faire

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du sentiment, mon vieux, il fautparler sérieusement et songer à nosaffaires.

L’aveugle hocha la tête de haut enbas.

Rocambole reprit :

– Ma sœur est toujours persuadéeque tu ne comprends pas le françaiset n’entends que la languematernelle. Eh bien ! en mon absence,tu auras l’oreille fine, hein ?

– Oui, fit sir Williams d’un signe.

– Et tu écouteras ce que les femmesdisent de moi.

– Oui, oui.

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– Blanche m’a déjà dit, hier soir, quetout marchait à ravir, que le duc neme refuserait pas la main de sa fille.Mais je ne serais pas fâché de savoirce que pense la duchesse, et puis jebrusquerais volontiers les choses.

– C’est prudent, fit de la tête sirWilliams, dont les pantomimesétaient toujours comprises parRocambole.

– Ton valet de chambre ne te quitterapas, du reste, continua le fauxmarquis, et tu peux aller tepromener, à son bras, dans le parc.C’est dommage ! ajouta-t-ilméchamment, que tu n’aies plus tesyeux, car tu perds de bien beaux

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panoramas. Les environs du châteausont une petite Suisse.

L’aveugle sourit sans tropd’amertume, et Rocambole lui dit ens’en allant :

– Ta chambre ouvre sur la plate-forme par une porte-fenêtre.Cependant je ne te conseille pas de terisquer sur cette terrasse féodale. Leparapet est très bas, et si tu enheurtais la base avec le pied enmarchant un peu vite, tu pourraisbien porter le reste du corps en avantet perdre l’équilibre. Ne sors par làqu’appuyé sur ton domestique.

L’aveugle hocha la tête.

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– Adieu, à ce soir, dit Rocambole.

Et le faux marquis descendit à lasalle à manger, où la halte matinalevenait d’être servie.

Mme d’Asmolles et Conceptionavaient voulu se lever pour assisterau départ des chasseurs.

Lorsque Rocambole entra dans lasalle à manger, Conception s’ytrouvait déjà, et ils purent échangerun regard ; puis, au moment oùM. de Sallandrera et Fabiensortaient, ils se pressèrent vivementla main et se dirent quelques mots àvoix basse.

– Tenez, Conception, murmura

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Rocambole, qui était l’homme auxinspirations soudaines, voussouvenez-vous que je vous ai dit unsoir que j’étais né sous une étoileheureuse ?

– Oui, dit la jeune fille en souriant.

– Et que j’avais le pressentimentqu’après vous avoir arrachée à lamort j’aurais peut-être quelque jourle bonheur de sauver votre père dequelque danger ?

– Oui, en effet, dit-elle, je mesouviens.

– Eh bien ! depuis hier, cepressentiment me poursuit.

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– Mon Dieu ! fit-elle avec effroi.

– Ne craignez rien, dit-il, ne vous ai-je pas dit que mon étoile étaitheureuse…

– Allons ! marquis, cria au-dehors lavoix du comte.

– Adieu, à ce soir, murmura tout basRocambole qui osa effleurer de seslèvres le front de Conception.

– A ce soir, répéta-t-elle.

Ils échangèrent un dernier regardrempli d’amour. Puis le marquis pritson fusil de chasse, le mit enbandoulière et s’élança dans la cour.

Le duc de Sallandrera et Fabien

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étaient déjà à cheval.

Le duc avait la fière mine d’unhidalgo du temps de Philippe II. Ilétait superbe, monté sur un petitcheval limousin plein de feu, le cor àl’épaule, le couteau de chasse à laceinture, le fusil à l’arçon de sa selle.

Rocambole salua une dernière fois lavicomtesse et Conception, qui étaientvenues s’accouder au balustre duperron, et mit lestement le pied àl’étrier.

Trois hommes à pied devaientaccompagner les chasseurs.

Les deux premiers étaient despiqueurs qui tenaient couplés huit

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énormes chiens mâtins, à l’œilsanglant, au poil hérissé, des chiensallemands qui ne chassentabsolument que l’ours. Le troisièmeétait ce braconnier qui avait indiquéle repaire de l’ours.

En hiver, les animaux de cette espècedescendent des hautes montagnes etse montrent assez fréquemment dansles vallées du Jura. Mais en été, aumois de septembre, quand lespremières neiges ne sont pointtombées encore, la présence d’unours est fort rare dans ces contrées.C’était donc pour M. d’Asmolles et leduc de Sallandrera une véritablebonne fortune que leur apportait le

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braconnier.

Ce dernier était vêtu comme lespaysans du Jura, portait un vieuxfusil à deux coups sur l’épaule, unepoire à poudre et une gourde pleinede genièvre au cou.

– Où est ton ours ? demanda levicomte.

– A deux lieues d’ici, dans les rochesdu Ravin-Noir.

– Belle situation ! dit Fabien.

– Les chiens auront du mal à ledéloger, poursuivit le braconnier.

– Allons toujours, nous verrons.

Fabien donna le signal du départ, et

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les chasseurs sortirent de la cour duchâteau.

Rocambole ferma la marche.

– Ma parole d’honneur ! se dit-il, jecommence à ressembler à cesmenteurs qui finissent par croireleurs propres mensonges. J’ai si bienrépété à Conception que j’avais despressentiments que maintenant j’enai… Foi de Rocambole ! ce serait bienamusant si j’allais tirer ce futurbeau-père des griffes de l’ours.

Et Rocambole passa la main sousson habit et y caressa le manchenacré de ce joli poignard dont Zampaportait la cicatrice sur l’épaule.

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– Ce serait curieux, pensa-t-il, quecet outil mignon servît à tuer desours, après avoir refroidi deshommes.

Et le bandit se prit à rire dans samoustache, tandis que son chevalprenait un grand trot allongé.

Le Ravin-Noir, ainsi que l’avaitappelé le braconnier, se trouvait àune heure de trot du Haut-Pas pourles cavaliers qui suivaient un cheminfrayé, et à la même distance, commetemps, pour les piétons quis’engageaient à travers les bois et lesbroussailles dans un sentier à peineindiqué.

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A cent mètres du château, enremontant le cours de la petiterivière, les chasseurs se séparèrenten deux groupes. L’un, celui descavaliers, suivit le chemin battu.L’autre, composé du braconnier, desdeux piqueurs et des chiens, prit lesentier.

Le rendez-vous était à la Pierre-Plate.

Pour bien comprendre l’événementdramatique qui devait terminer cettejournée de chasse et dont Rocamboleavait eu un vague pressentiment ensautant en selle, une courtedescription topographique estabsolument nécessaire.

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Le Ravin-Noir était ce que l’onappelle dans les pays de montagneune vallée supérieure, c’est-à-dire unvallon creusé entre deux collinesassez élevées et se trouvant par sonniveau bien au-dessus des plainesavoisinantes. Le Ravin-Noir prenaitson nom d’une forêt de sapins quis’élevait au flanc des collines quil’enserraient. Il avait une lieue delongueur. Large d’abord d’un quartde lieue, il allait en se rétrécissantpeu à peu et finissait à son extrémitépar un étroit cul-de-sac, formé parun groupe de roches nues etcaverneuses.

Une source s’échappait du bas de ces

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rochers et formait un ruisseau quidevenait un véritable torrent à lafonte des neiges. Ce ruisseau, à sanaissance, était encaissé par desrochers d’une certaine élévation,tout à fait à pic, et si rapprochés queles montagnards avaient jeté entravers le tronc d’un sapin, en guisede pont. Ce pont, si étroit et si peusolide, servait quelquefois auxbûcherons qui descendaient de lamontagne, s’y aventuraient etpassaient de l’autre côté, où setrouvait un chemin qui reliait uneferme, située au-delà des roches, à unpetit village qui s’élevait dans laplaine, au confluent du ruisseau et de

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la petite rivière qui baignait les mursdu Haut-Pas.

Au-dessus de la source, les rocherss’ouvraient tout à coup comme unebouche monstrueuse.

Il y avait là une grotte fraîche,humide, emplie de stalactites et quis’allongeait et se rétrécissait enboyau, jusqu’au-delà des rochers,qu’elle traversait de part en partpour aboutir à un deuxième vallon,un peu plus élevé de niveau que lepremier, et qui était aussi nu, aussidépouillé que l’autre était boisé. Or,c’était cette grotte que l’oursvoyageur avait choisie pour son gîteprovisoire.

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Couché une partie de la journée sousles humides parois, il en sortaitquand la chaleur tombait pour allermanger des nèfles dans les boisvoisins ou détruire des essaimsformés dans les troncs d’arbres. Lebraconnier l’avait surpris se livrant àcette dernière occupation, et commel’ours, surtout quand il n’est pointaffamé, n’attaque pas l’homme, ilavait vu celui-ci prendre la fuite,gagner le Ravin-Noir et disparaîtredans la grotte.

Dès lors, le montagnard, quiconnaissait à merveille les mœursdes animaux de cette espèce, avaitété parfaitement fixé sur le repaire

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de celui-là.

La Pierre-Plate, lieu de rendez-vousque la cavalerie et l’infanterie de lapetite expédition s’étaient assigné,était le couronnement de cet amas derochers qui surgissaient comme unemuraille gigantesque au milieu duRavin-Noir et le fermaientcomplètement.

Le sentier pris par les piqueurssuivait le ravin, conduisait jusqu’auxroches, s’élevait ensuite par depetites rampes au flanc droit de lacolline, passait à dix mètres del’ouverture de la grotte et montaitjusqu’au couronnement, qui pouvaitavoir là une surface plane de cent

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mètres carrés.

Les cavaliers, au contraire, devaientarriver à la Pierre-Plate par unchemin qui tournait la montagne ensens inverse, était accessible auxchevaux et même carrossable pourune voiture de chasse, malgré saraideur.

Au moment où les chasseurss’étaient séparés sous les murs duHaut-Pas, un petit conciliabule avaitété tenu entre le vicomte Fabiend’Asmolles, qui connaissaitparfaitement les lieux, et lebraconnier.

Le duc de Sallandrera n’avait

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entendu et compris que fortvaguement, et quand il demanda àFabien comment on allait procéder,celui-ci répondit :

– Monsieur le duc, je ne pourrai vousle faire comprendre que lorsque nousserons au rendez-vous.

Une heure après, en effet, les troiscavaliers, qui avaient causé commecauseront éternellement leschasseurs, débouchaient par untaillis de sapins, et le duc etRocambole se trouvaient vivementimpressionnés par la majestésauvage du panorama déroulé devanteux.

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A gauche, les roches sur lesquellesils se trouvaient et au borddesquelles ils avaient l’audace depousser leurs chevaux, fermaiententièrement le Ravin-Noir, ainsiqu’une haute muraille à pic.

A droite, elles s’abaissaientgraduellement par un plan inclinéjusques au vallon supérieur,dépourvu de toute espèce devégétation pendant environ unedemi-heure.

– Tout cela est d’un aspect grandioseet sauvage, dit le duc ; mais je necomprends pas encore où est l’ourset comment nous le chasserons.

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Le vicomte étendit sa cravache versle Ravin-Noir.

– Regardez bien, dit-il. Vous voyez cesentier qui borde le torrent, à peuprès à sec en ce moment, et enremonte le cours ?

– Oui, certes.

– Vous voyez ce tronc de sapin…

– Qui forme le pont ?

– Précisément.

– C’est sur ce pont que vonts’aventurer nos piqueurs et noschiens, et vous verrez que, malgré laprofondeur du précipice, ils ypasseront sans hésitation.

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– Diable ! fit le duc, ils auront le piedsûr, en ce cas.

– Or, poursuivit le vicomte, tenez, lesvoilà à l’extrémité du sentier, là-bas,remontant le ravin. Quand ils serontarrivés au tronc de sapin, lebraconnier passera le premier, puisun piqueur le suivra. Tous deuxretrouveront de l’autre côté du ravince petit sentier, cet escalier plutôt,pratiqué dans les anfractuosités duroc, et monteront ainsi jusqu’à nous.

– Mais les chiens ? dit le duc, qui necomprenait pas encore.

– Ah ! dit Fabien, c’est juste… J’aioublié de vous expliquer que les

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rochers sur lesquels nous sommessont creux et traversés d’un bout àl’autre par un souterrain fort largede ce côté-ci et dont l’entrée est àquelques pieds de distance du troncde sapin et du sentier.

– Et l’ours est dans cette grotte ?

– Il doit y être. Le soleil est déjàhaut, il fait chaud, le drôle a déjeunéce matin dans les bois, et il fait sasieste sans doute.

Le duc et Rocambole écoutaientFabien et regardaient attentivement.

– Quand le braconnier et le premierpiqueur seront ici, poursuivitM. d’Asmolles, le second découplera

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ses chiens. Les chiens entreront dansla grotte, et au premier coup devoix…

– L’ours sortira ?

– Oui, mais par l’issue opposée.

Le vicomte se tourna alors vers ladroite.

– Voyez-vous ce second ravin ? dit-il,eh bien ! là-bas, dans cette touffe debroussailles, au ras du sol, se trouvela seconde issue. C’est par là que leschiens s’élanceront un à un, serallieront en un clin d’œil et lechasseront à pleine gorge pendantune heure ou deux jusqu’à ce que,fidèle aux habitudes de tout animal

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de chasse, maître Martin, après avoirtourné la montagne, gagné les bois etla plaine qui s’étendent derrière,revienne là-bas, sur notre gauche, àl’entrée du Ravin-Noir, et par cesentier que termine un tronc desapin, métamorphosé en pont,revienne, comme on dit, au lancer.

– Mais… nous ?

– Nous, dit Fabien, nous allonssuivre la chasse à cheval, tandis quel’un des piqueurs et le braconnierdemeureront ici sur ces rochers. Sil’un de nous n’a point serré l’animald’assez près pour lui camper uneballe au défaut de l’épaule, lebraconnier ou mon piqueur s’en

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chargeront avant qu’il ne soit rentrédans sa grotte.

– Bravo ! dit le duc ; mais dussé-jecrever mon cheval, je suivrai lachasse et j’étendrai maître Martinraide mort avant qu’il n’ait posé salarge patte sur le tronc de sapin.

– Pardon, dit Rocambole, je trouve ceplan fort joli, mais j’y veux unemodification.

– Laquelle ?

– Je donnerai mon cheval aubraconnier ou au piqueur.

– Et toi ?

– Moi, dit froidement Rocambole, qui

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voulait absolument s’acquérir uneréputation d’intrépidité aux yeux deM. de Sallandrera, je vais, quand labête sera sur pied, descendre par cesentier peu commode et m’asseoir auseuil de la grotte. Si M. le duc ou toilaissez l’ours s’échapper, il auraaffaire à moi…

– Comme on voit bien, dit le vicomteen souriant, que tu as fait la chasseau tigre dans l’Inde !…

– J’ai mon idée, murmuraRocambole.

En ce moment, le braconnier et lepiqueur s’aventuraient dans lesentier taillé dans le roc.

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En même temps, le second piqueurdécouplait deux de ses chiens, et lepremier qui, après avoir passé sur lepont de sapin, atteignait l’orifice dela grotte, donnait aussitôt unvigoureux coup de voix.

– Martin est chez lui, dit le vicomteen riant.

q

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Chapitre37

Avant même que lepremier aboiement deschiens n’eût retenti, lefaux marquis deChamery avait sauté àbas de son cheval, tandis

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que M. de Sallandrera et le vicomtepoussaient les leurs et s’élançaientau grand trot sur la pente rapide quidescendait dans le Ravin-Noir.

Sur un signe de lui, le piqueur, quivenait d’atteindre le couronnementdu chemin, enfourcha le cheval dumarquis et suivit son maître et leduc.

Le braconnier et Rocamboledemeurèrent seuls un moment ; car lesecond piqueur ne s’était, à son tour,aventuré dans le sentier et n’avaitcommencé son ascension que lorsquele dernier chien eut disparu dans lesprofondeurs de la grotte.

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Alors le faux marquis arma les deuxcoups du fusil suisse, à canonssuperposés, qu’il avait sur l’épaule,et il tourna ses regards vers le fonddu ravin, dans lequel les troiscavaliers arrivaient en ce moment.

Le spectacle qui s’offrit alors à sesregards fut assez bizarre.

D’abord, il entendit un bruit étrangeet caverneux sous ses pieds ; c’étaitla voix enrouée des mâtins se brisantet se répercutant à la fois sur lesparois de la grotte et allants’affaiblissant à mesure que lavaillante meute s’enfonçait dans lesprofondeurs du souterrain.

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Puis tout à coup, à l’opposé, vers lenord, et du milieu de cette touffe debroussailles rabougries qu’avaitindiquées Fabien du bout de sacravache, le marquis vit surgir tout àcoup, ainsi qu’une taupe gigantesquesurgirait du milieu d’une prairie, unemasse noirâtre qui bondit d’abord,s’arrêta, se dressa tout debout, puiss’arrondit en boule l’espace d’uneminute, et enfin s’élança devant elleavec une agilité que ses formesépaisses étaient loin de laissersupposer.

C’était l’ours.

A la place même où il venait de semontrer tout à coup, le marquis vit

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apparaître successivement les huitchiens, qui, comme lui, s’arrêtèrentun moment, semblèrent hésiter, puisse réunirent et s’élancèrent côte àcôte sur la voie, et cela si près les unsdes autres qu’on les eût couverts aupassage avec un manteau.

Le duc de Sallandrera, Fabien et lepiqueur, qui se trouvaient alors à unecentaine de mètres en arrière,piquèrent des deux et suivirent lachasse.

L’ours galopait comme un pur-sanganglais, et il avait pris sur les chiensune avance considérable.

Le faux marquis demeura debout,

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l’arme au bras, à la cime des rochers,pendant dix minutes environ ; puis,quand il eut vu la chasse, selon laprédiction de Fabien, tourner lamontagne à l’extrémité du vallon etdisparaître, il demanda aubraconnier :

– Ne peut-il pas se faire que la bêtefasse un crochet et revienne sur elle-même ? qu’au lieu de retournergagner l’extrémité opposée duvallon, là-bas, afin de rentrer dans lagrotte par le tronc de sapin, ellen’essaie d’y revenir par le cheminqu’elle vient de suivre ?

– Cela m’étonnerait, dit lebraconnier… mais enfin c’est

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possible.

– Eh bien ! dit Rocambole, allez doncvous poster là-bas, vous qui êtes unbon tireur.

– Où cela, monsieur ?

– A dix mètres des broussailles. Sil’ours revient par là, vous luicamperez une balle.

– Et moi ? demanda le piqueur.

– Toi, mon garçon, dit le marquis, tuvas demeurer ici en vedette.

– Mais où monsieur le marquis va-t-il donc se mettre ?

– Oh ! moi, répondit Rocambole enriant, j’ai mon idée.

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Et le faux marquis, plaçant son fusilsur l’épaule gauche, s’aventura dansl’étroit sentier taillé dans le roc, et ledescendit avec la hardiesse d’unmontagnard jusqu’à l’entrée de lagrotte. Là, il s’assit forttranquillement sur le tronc de sapinqui servait de pont et reliait lesrochers au chemin pratiqué del’autre côté du torrent. Puis il plaçason fusil à côté de lui, ainsi que cejoli poignard qui avait déjà pratiquéquelques boutonnières ; et là, lesjambes croisées, comme s’il eût éténonchalamment assis devantTortoni, un soir de printemps, àl’heure où passent, en jouant de la

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prunelle, des sylphides un peudouteuses, il s’adressa le petitdiscours suivant :

– Rocambole, mon ami, il ne fautpoint vous dissimuler un seul instantque, de quelque part que lui viennel’assistance surnaturelle, du ciel oude l’enfer, l’homme doit cependants’aider un peu lui-même. Or, s’il estvrai que le diable, votre protecteur,vous traite comme son cousin et sesoit un peu mêlé de votre jeu enbiseautant vos cartes à son idée, iln’en est pas moins vrai non plus quevous devez, quand même, jouersérieusement votre petite partie. Ilest à peu près certain que vous

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épouserez Mlle de Sallandrera, et quevous mourrez sur le tard dans unepeau confortable de Grandd’Espagne pas mal de foismillionnaire ; mais enfin, comme lavie ressemble à une partie d’écarté,que même quand on a tous les atoutsdans la main on peut cependant avoirun moment d’absence et écarter leroi ; qu’enfin il suffit d’un point pourperdre, et que ce point pourrait, dansvotre partie, s’appeler la comtesseArtoff, il est toujours bon debrusquer les choses, comme dit sirWilliams. Baccarat serait femme àtenir le jeu du marquis de Chamery,mais elle n’osera pas faire banco au

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gendre de M. de Sallandrera.

On le voit, Rocambole raisonnaitserré. Il poursuivit, après avoir rouléune cigarette entre ses doigts,habitude qu’il prenait en vue de sagrandesse future :

– Or, je connais Fabien. Fabien estavant tout un homme poli ; si bonque soit son cheval, il aura soin delaisser le duc le distancer et serrer lachasse de près. Le piqueur aura reçule même ordre. Le duc, malgré sessoixante-huit ans, est très boncavalier, et il est enthousiaste commetout Méridional ; mais, comme toutMéridional aussi, il manque de sang-froid. Il tirera mal la bête, la blessera

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assez grièvement pour la mettre enfureur, pas assez pour qu’elledemeure hors de combat, et j’auraidu malheur si je ne retire pas monbeau-père sain et sauf, ou tout auplus un peu meurtri des griffes del’ours.

Ce monologue que Rocambole s’étaitdébité à lui-même fort sérieusementprouvait, une fois de plus, laconfiance aveugle que ce bandit avaiten son étoile.

Habitué depuis son retour en Franceà triompher, le drôle avait fini par sepersuader que la Providence semêlait de ses affaires à ce point delui envoyer tout ce qu’il désirait et de

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faire naître tout exprès pour lui lacirconstance sur laquelle il comptait.Or, cette fois encore, l’événementsemblait vouloir lui donner raison.

Le faux marquis roulait sa sixièmecigarette, quand la voix des chiens,qu’il n’entendait plus depuislongtemps, vint frapper son oreille etle fit se dresser tout debout en mêmetemps qu’il saisissait son fusil.

A l’extrémité du ravin, vers le sud,un point noir venait d’apparaître quibondissait avec une effrayanteagilité.

C’était l’ours.

L’ours avait exécuté de point en

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point les manœuvres indiquées parFabien. Il avait tourné la montagne,tenu la plaine un moment, puis ils’était élancé résolument dans leravin, dédaignant de s’enfoncer dansle bois de sapins et suivant forttranquillement le sentier quiaboutissait au tronc d’arbre.

Les chiens suivaient à petitedistance ; derrière les chiens, uncavalier galopait ventre à terre.

Rocambole reconnut sur-le-champ leduc de Sallandrera.

L’hidalgo devait ensanglanter sanspitié les flancs de sa monture, carRocambole, immobile à son poste

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d’observation, put remarquer bientôtqu’il gagnait du terrain sur l’animalet sur les chiens.

A trois cents mètres du pont desapin, le duc avait distancé leschiens ; à cinquante mètres, il ne setrouva plus qu’à vingt pas de l’ours.

Alors le bouillant vieillard passa labride à son bras, épaula sa carabineet fit feu.

Soudain, l’ours fit un bond énorme,s’arrêta court ensuite, et, se dressantsur ses pattes, montra au chasseur lepelage gris de son ventre.

Le duc avait manqué l’animal de sonpremier coup de feu, et il avait toutes

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les peines du monde à calmer et àréduire son cheval, qui frissonnaitentre ses jambes.

Cependant il épaula une secondefois, une seconde fois le coup partit,la balle siffla, et l’ours roula dans lapoussière en poussant de rauqueshurlements.

Mais ces hurlements achevèrentd’épouvanter le cheval, que les deuxcoups de feu avaient si violemmentému.

La noble bête se cabra, volta sur elle-même, devint sourde à la voix,indocile à l’éperon.

En même temps l’ours, qui n’était

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que blessé, se relevait et fondait surle cheval, qu’il frappait au poitraild’un coup de sa terrible griffe, et lecheval tombait à la renverse,engageant sous lui son cavalier.

Deux minutes s’écoulèrent, quifurent une éternité pour M. le duc deSallandrera.

Si brave que fût l’Espagnol, il n’enéprouva pas moins une terribleémotion en sentant la chaude haleinede la bête fauve, qui s’acharnaitd’abord sur le cheval et allait ensuitel’étouffer dans ses larges pattes ou lebroyer à coups de griffes.

Mais soudain un troisième coup de

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feu retentit, et l’ours, frappé une foisencore, abandonna sa premièrevictime pour faire face à son nouveladversaire.

Dans les mouvements convulsifsqu’il avait eus sous les coups degriffes de l’ours, le cheval, qui s’étaitcassé la jambe montoir de derrièreen tombant à la renverse, avait finipar dégager son cavalier, que,pendant un moment, il avait à moitiéétouffé de son poids. Le duc s’étaitredressé alors et, lâchant son fusil, ilavait cherché son couteau de chasseà sa ceinture.

Mais le couteau de chasse étaitinutile, et l’ours avait fait volte-face.

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Voici ce qui venait d’arriver.

Au moment où Rocambole avait vu leduc faire feu, l’ours tomber enhurlant et le cheval se cabrer, commeil était trop loin pour compter sur larectitude de son coup de fusil, ilavait abandonné son poste et s’étaitélancé vers le pont de sapin.

Puis, comme au moment où il allait yposer le pied l’ours renversait lecheval, le bandit comprit que c’enétait fait du duc s’il hésitait uneseconde, et il fit feu à son tour.

Mais il y avait près de cinquantemètres de distance entre l’arme et lebut, et le faux marquis ne fut pas

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plus heureux que le duc.

L’ours, blessé pour la seconde fois,se releva plus furieux et se retournavers lui.

Seulement Rocambole crut avoir letemps de traverser le torrent sur letronc d’arbre, d’arriver ainsi surl’autre rive, et de tirer l’ours à sixpas.

Rocambole se trompait.

Le tronc d’arbre tremblait sous sespieds, et cette légère oscillation leforça à marcher prudemment etlentement, si bien que l’ours avaitatteint l’extrémité opposée de cepont d’un pied de large, que le

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marquis se trouvait encore au milieu.

Alors le duc de Sallandrera, qui avaitramassé son fusil et se hâtait de lerecharger, fut témoin d’un grandioseet terrible spectacle.

Un spectacle qui dura deux secondeset qui fut un poème tout entier.

Au moment où l’ours s’engageait,marchant tout debout, sur le troncd’arbre, Rocambole s’arrêtait etfaisait feu de son deuxième coup.

En même temps l’horrible bêteoscillait, chancelait, s’arrêtaitl’espace d’un éclair et poussait unnouveau hurlement ; mais elle netombait pas et se remettait en

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marche, allant à la rencontre del’imprudent qui n’avait plus le tempsde reculer et de fuir.

Il est probable que Rocambolen’avait point compté sur cettedernière péripétie du drame qu’ilavait osé rêver.

Mais un bandit de cette trempe avaitvu la mort de près si souvent, qu’iln’était pas homme à perdre la tête.

Le marquis jeta son fusil, prit sonpoignard qu’il avait aux dents, etattendit l’ours de pied ferme.

Pendant une seconde encore, le ducfrissonnant vit l’homme et l’animal,enlacés en une horrible étreinte, se

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balancer sur le tronc d’arbre au-dessus d’un précipice de vingt piedsde profondeur, puis il entendit undernier hurlement suivi d’un cri detriomphe, et il vit cette massecompacte de l’homme et de l’animalse détacher en deux tout à coup.

L’ours, frappé au cœur par lepoignard de son adversaire, avaitdistendu ses membres énormes, et ilvenait de tomber avec fracas dans letorrent, tandis que Rocamboledemeurait debout sur le fragilethéâtre de son triomphe.

Rocambole avait lutté corps à corpsavec un ours, l’avait poignardé, enétait quitte pour deux ou trois coups

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de griffe, sans aucune gravité, et il setrouvait avoir sauvé la vie du duc deSallandrera.

Le faux marquis, après une minuted’immobilité qui lui permit de seremettre de son émotion, acheva detraverser le torrent et tomba dans lesbras de M. de Sallandrera, quil’appela : « Mon fils ! »

L’hidalgo, tout bouleversé, et d’unevoix à peine intelligible, murmura enentraînant Rocambole loin duprécipice :

– Ah ! tenez, mon enfant, mettez-vous à genoux et remerciez Dieu, quivient d’exaucer mon vœu…

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– Et quel vœu avez-vous donc fait,monsieur le duc ?

– Quel vœu ? dit le duc, dontl’émotion était au comble ; tenez, là,il y a deux minutes, quand le monstrevous tenait enlacé, j’ai demandévotre vie à Dieu, lui jurant que vousseriez mon fils.

– Votre… fils ?…

– Oui, dit le duc avec âme… je saistout ; vous aimez ma fille, et ellevous aime.

Rocambole jeta un cri de joie, et lebandit, demeuré calme après avoiréchappé à la mort, pensa qu’il seraitde fort bon goût de s’évanouir.

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Le duc le soutint dans ses bras etcrut que le malheureux jeune hommeétait blessé.

Quand le faux marquis de Chameryjugea convenable de rouvrir les yeux,le vicomte d’Asmolles et le duc,entourés de leurs serviteurs, tenaientchacun une de ses mains et luifaisaient respirer des sels.

On l’avait déshabillé, on avaitconstaté que les terribles étreintes dela bête fauve n’avaient produit chezlui aucune lésion grave.

Au moment où il feignait de revenir àlui, le duc de Sallandrera disait àFabien :

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– Mon cher vicomte, jusqu’à présentles prétendus que j’ai présentés àConception ont si mal fini, que lapeur me prend pour notre chermarquis.

– Quelle folie ! monsieur le duc.

– Tenez, poursuivitM. de Sallandrera, laissez-moi obéirà ma première inspiration. Puisque lemarquis, à qui je dois certainementla vie, doit devenir mon fils,abrégeons les préliminaires. Vousêtes maire de votre commune ?

– Oui, dit Fabien.

– Eh bien ! c’est demain dimanche.Vous ferez afficher le mariage du

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marquis de Chamery ; le curépubliera les bans après le prône ; lesoir, le notaire du village dressera lecontrat, et le mariage se fera lundi.

– J’ai bien bonne envie dem’évanouir une seconde fois, pensaRocambole.

q

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Chapitre38

Le lendemain, en effet,qui était un dimanche, lecuré du petit villagegroupé sur les deux bordsde la rivière, sous les mursdu Haut-Pas, publiait le

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prochain mariage de M. le marquisFrédéric-Albert-Honoré de Chamery,ancien officier de la marine anglo-

indienne, avec Mlle Conception deSallandrera.

Dès le matin, la même publicationavait été affichée à la porte de lamairie du même village.

Le notaire du bourg voisin, Me

Gaucher, invité à déjeuner par levicomte, s’enferma vers midi avecM. de Sallandrera et passa deuxheures en conférence avec lui.

A quatre heures précises, le grandsalon du vieux manoir présentait unaspect des plus solennels.

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Au milieu de cette vaste pièce onavait dressé une table.

Devant cette table, sur laquelle il yavait du papier, une plume et del’encre, le tabellion du village étaitmajestueusement assis, étalant dansun fauteuil à clous dorés unabdomen important que recouvrait legilet blanc des jours de cérémonie.

Autour de lui se trouvaient assis levicomte Fabien d’Asmolles etBlanche de Chamery sa femme, le ducet la duchesse de Sallandrera, etenfin sir Williams l’aveugle, qui,sous le pseudonyme du matelotWalter Bright, à qui l’ex-officier demarine devait la vie, avait voulu

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embellir de sa présence cette petitefête de famille.

Sir Williams était superbe de tenue,d’immobilité et de dignité.

Vêtu d’une longue redingote marron,la tête coiffée d’un bonnet de soienoire, il s’était carré dans un fauteuilà trois pas du tabellion, et sonvisage, horrible à voir, exprimait unebéatitude si parfaite, que cetteexpression de félicité atténuait samonstrueuse laideur.

A quelque distance, Rocambole etConception, assis l’un près del’autre, se tenaient les mains etcausaient à voix basse.

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Le notaire écrivait.

– Monsieur, dit enfin le duc, quandce dernier eut terminé sa besogne,voulez-vous nous lire le contrat ?

Le notaire se leva, et fit la lecture ducontrat de mariage de M. de Chamery

épousant Mlle de Sallandrera.

Ce contrat, dont on nous permettrade résumer les clauses, attribuait à

Mlle de Sallandrera deux millions dedot, constatait la fortune dumarquis, laquelle s’élevait àsoixante-quinze mille livres de renteen fonds de terre, disait que lemarquis de Chamery demanderait augarde des Sceaux de France et à la

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chancellerie espagnole le droit dejoindre à son nom celui deSallandrera, ajoutait que le ducsolliciterait de Sa Majesté la reinel’autorisation de transmettre à songendre son titre de duc et sagrandesse, et se terminait enfin parune donation au dernier vivant, entreles époux, de tous leurs biens.

Fabien, qui représentait Rocambole,et M. de Sallandrera discutèrentquelques points sur lesquels, dureste, ils furent bientôt d’accord, etpendant ce temps Rocambole, quiavait fini par prendre son rôle ausérieux, jura à Conception de larendre la plus heureuse des femmes.

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Quand cette lecture fut terminée,tout le monde signa.

Le matelot Walter Bright, c’est-à-dire sir Williams, à qui Rocamboleappuya la main sur le papier, fut ledernier à apposer sa signature.L’émotion de ce bandit en ruine, quiavait fini par aimer son élève commeune seconde incarnation de lui-même, fut telle, en ce moment, quecette main qui avait si fermementtenu le poignard trembla en prenantla plume, et, dans ses yeux éteints,on vit briller deux grosses larmes.

– Pauvre vieux !… pensa Rocambole,tu es assez naïf pour te figurer quec’est toi qui épouses Conception.

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Et il prit l’aveugle par le bras et lereconduisit à son fauteuil, luipressant les mains avec une sorted’effusion.

Or, le soir de cette journée, qui avaitsi dignement couronné l’œuvrepatiente et tortueuse de Rocambole,le ciel, qui avait été couvert depuis lematin, prit une teinte plombée,s’arrondit en une coupole sombre et,dès la tombée de la nuit, cettecoupole se trouva déchirée sanscesse, pour se reformer aussitôt, parde nombreux éclairs.

A dix heures du soir, l’air s’alourditétrangement, un vent brûlant s’élevaet, vers minuit, quelques coups de

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tonnerre suivirent ces éclairs.

C’était l’orage qui commençait, un deces orages comme on en voit dans lespays de montagnes et qui deviennentde véritables tourmentes.

Or, au château du Haut-Pas, Fabienet sa femme, le duc, la duchesse etConception s’étaient partagé lepremier étage.

Quand le faux marquis et sirWilliams étaient arrivés, force leuravait été de se loger au second.Chaque croisée de l’étage supérieurdonnait sur la plate-forme.

Celles de l’appartement occupé parl’aveugle étaient des portes-fenêtres,

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et, par elles, on y avait accès deplain-pied.

Or, le marquis avait voulu coucherdans une pièce voisine de celle queson cher matelot occupait.

Depuis deux jours qu’ils étaient auchâteau, les deux bandits sepromenaient le soir, après que tout lemonde s’était retiré, bras dessus,bras dessous sur la terrasse féodale,Rocambole parlant de ses affaires,sir Williams l’écoutant avec lacomplaisance d’un maître indulgent.

Ce soir-là, cependant, sir Williamsétait rentré chez lui de bonne heureet Rocambole l’avait imité.

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A minuit, si tout le monde nedormait pas dans le château, dumoins tout le monde était au lit.

Seul, le faux marquis de Chamery sepromenait à grands pas dans sachambre, les bras croisés, le frontincliné, sombre et préoccupé commeun homme qui soutient une lutte aveclui-même.

Parfois il s’arrêtait, fronçant lesourcil, baissant les yeux, prenantson front à deux mains.

Parfois il reprenait sa marche inégaleet saccadée, sous l’influence de sespensées tumultueuses.

Parfois encore, il s’approchait de la

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croisée, collait sa face pâle auxcarreaux et contemplait la voûtenoire du ciel que sillonnait de minuteen minute un éclair.

Qu’avait donc Rocambole pour êtreagité ainsi ?

Son contrat de mariage n’était-ilpoint signé ? Le lendemain, à pareilleheure, ne serait-il point l’époux deConception ? Etait-il donc survenuquelque événement depuis lasignature du contrat qui pût retarderla réalisation des vœux du fauxmarquis ?

Rien de tout cela.

Rocambole était en proie à une vive

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agitation, parce qu’en cet instant ilavait à prendre une résolutionterrible, résolution que commandaitson intérêt et que combattait soncœur, si toutefois on peut dire que lescélérat eût du cœur, sans profanerce mot. Mais enfin depuis une heuredeux voix parlaient tour à tour en lui.

L’une, qu’inspirait l’égoïsme terrible,l’égoïsme féroce du bandit qui veutanéantir les preuves de son crime.

L’autre, qui jetait dans son âme etdans son esprit comme un remords,comme un instinct de pitié et peut-être de reconnaissance.

Mais toute lutte a une fin.

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L’une de ces voix intérieuress’éteignit par degrés, tandis quel’autre s’élevait plus impérieuse.

– Allons ! murmura le faux marquis,qui releva son front pâle, il fautabsolument en finir. Je serai Grandd’Espagne au premier jour, et, pourla terre entière, il faut que le marquisde Chamery, l’époux de Conception,soit le plus galant homme qui sepuisse voir.

Alors Rocambole, qui depuis silongtemps hésitait, n’hésita plus. Ilboutonna sa redingote jusqu’aumenton, enfonça sur ses yeux lebonnet grec qu’il portait, ouvrit uneporte et pénétra chez sir Williams.

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L’aveugle était dans son lit, mais ilne dormait pas, et, dressé sur sonséant, il paraissait rêverprofondément à quelqu’une de cescombinaisons mystérieuses, commeil en osait concevoir si souvent.

L’orage grondait au-dehors.

La pluie ne tombait point encore ;mais les coups de tonnerre sesuccédaient rapidement, et un ventdes plus violents faisait tourner lesgirouettes du vieux manoir.

– Tiens ! dit Rocambole en posantson flambeau sur la table de nuit del’aveugle, tu ne dors pas, toi nonplus ? L’orage te fatigue, hein ?

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– Oui, fit sir Williams d’un signe detête.

– Moi, je me suis mis au lit d’abord,puis je me suis relevé. J’étouffais.

– Moi aussi, fit l’aveugle d’un signe.

– Et puis, mon oncle, continuaRocambole, comment diable veux-tuque je dorme ? Est-ce qu’on dort laveille de son mariage ?

Un sourire bonhomme, indulgent,presque naïf, glissa sur les lèvres desir Williams.

– Tiens, dit Rocambole, puisque tun’as pas plus que moi envie dedormir, je vais te passer ta robe de

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chambre, te donner tes pantoufles, etnous irons fumer des cigares sur laterrasse. Il fera toujours moinschaud au-dehors qu’au-dedans.

– Soit, fit l’aveugle d’un signe.

– D’abord, je veux te parler de chosessérieuses… de mes projets pourl’avenir.

L’aveugle eut un hideux sourire, quisemblait dire :

– Est-ce que tu voudrais devenir toutà fait vertueux, par hasard ?

– Justement, répondit le bandit, quidevina la pensée de sir Williams. Etil lui fit passer sa robe de chambre,

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son pantalon à pieds et sespantoufles, puis il lui donna uncigare et le prit par le bras.

– Viens, mon bonhomme, lui dit-ild’un ton à demi railleur, nous allonsnous promener sur la plate-formed’un manoir gothique, lequel nousappartient désormais, puisque le ducl’a acheté et que je suis le gendre duduc, et, pour faire de la couleurlocale, nous allons, si tu le veux,deviser de faits de guerre et d’amour.

En parlant ainsi, Rocambole ouvrit laporte-fenêtre.

– Marche sans crainte, dit-il, le solest de plain-pied.

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Et, comme l’aveugle passait sur laterrasse, Rocambole, qui étaittoujours fort pâle et qui éprouvaitpeut-être un battement de cœurterrible, souffla alors la bougielaissée sur la table de nuit.

Puis il vint reprendre le bras del’aveugle et le fit asseoir sur leparapet de la terrasse, qui n’avaitguère que deux pieds de hauteur.

– Mon oncle, dit-il alors, essayant dedonner à sa voix une inflexionmoqueuse et insouciante, sais-tu quej’ai fait un assez beau rêve ?

– Mais oui, fit l’aveugle, que sonélève vit sourire à la lueur d’un

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éclair.

– Je suis né je ne sais où, poursuivitRocambole, sur un grabatprobablement ; mon père a étéguillotiné, j’ai été garçon de cabaret,voleur, assassin, que sais-je ?

Sir Williams hochait la tête d’unpetit air approbateur qui semblaitdire :

– Mais oui, mon cher enfant, oui, vousavez été tout cela… mauvais sujet,vaurien charmant.

– Avec deux pages de ma vie onm’enverrait filer du cordage à Toulonpour le reste de ma vie ; avec deuxpages de plus on pourrait me mettre

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en relation avec M. de Samson, le

régisseur de Mme la Guillotine. Maistu comprends bien que ces quatrepages de l’histoire de Rocambole,poursuivit l’élève, tandis que lemaître riait de la façon dont il avaitanobli et qualifié le bourreau, lemarquis de Chamery-Sallandrera segardera bien de les fournir…

– Parbleu ! sembla dire le muet sirWilliams.

– Ah ! tu m’as donné une assez belleidée, mon oncle, poursuivitRocambole, faisant allusion audrame de la cave de Clignancourt. Jeme suis débarrassé de trois

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personnes qui me gênaient fort auxentournures, Zampa, Venture etmaman Fipart. Je ne vois plus quetoi, mon vieux, qui saches en cemonde que le marquis de Chamerys’est appelé Rocambole.

Un second éclair montra au bandit levisage de son maître.

Sir Williams souriait d’un air naïfqui voulait dire à coup sûr :

– Tu sais que moi je ne te trahiraijamais… que je me suis incarné entoi… que je t’aime comme monenfant…

Et ce sourire arracha un mouvementnerveux du faciès à Rocambole,

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comme s’il eût éprouvé unmouvement d’hésitation.

– Oh ! quelle nuit ! quelle tempête !dit-il tout à coup, tandis que letonnerre ébranlait les collinesvoisines. Le vent fait un bruitinfernal, mon oncle. C’est leboulanger qui nous envoie soncadeau de noces.

– Bravo ! sembla dire sir Williams enlui frappant sur l’épaule.

– Nous sommes ici dans l’aile norddu château, une aile inhabitée, et ony assassinerait un homme à coups decouteau que personne ne s’endouterait ; mais eussions-nous sous

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les pieds les appartements habités, levent et l’orage sont assez violentspour étouffer les cris.

Et comme l’aveugle n’avait pas sonardoise pour répondre et ne pouvaitqu’écouter, Rocambole, qui étaitobligé de faire tous les frais de laconversation, poursuivit d’un tonléger :

– C’est singulier, mon oncle, commeil vient un moment dans la vie oùceux qui comme nous ont été légersse prennent à aimer la vertu !

« Oh la vertu ! mon bonhomme, c’estbeau, c’est grand, c’est nécessairepour un homme qui, comme moi,

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avait mal commencé.

« Je veux être vertueux, vois-tu, jeveux que Conception soit la plusheureuse des femmes, que le mondeentier me respecte, que les pauvresme bénissent… Je ferai du bien, jeserai généreux, magnifique…Grandesse oblige !

Sir Williams ne put s’empêcher defrapper ses deux mains l’une contrel’autre en signe d’approbation,tandis qu’un sourire moqueurarquait ses lèvres minces.

– Ma parole d’honneur ! poursuivitRocambole, il y a des moments où jesuis très convaincu d’une chose,

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c’est que je suis né marquis deChamery, que je n’ai jamais étéRocambole, que je n’ai jamais connucette abominable canaille qui senommait sir Williams.

Rocambole riait en parlant ainsi, etl’aveugle ne se fâcha point del’épithète, bien qu’elle fût un peuvive.

Le bandit continua :

– J’ai fait, je crois, une bonne affairele jour où je t’ai retrouvé, coiffé detes plumes de perroquet et vêtu d’unpagne de sauvage. Tu m’as donnéd’assez bons conseils et nous avonsassez bien mené la triple affaire don

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José, Artoff et Chamery.

Sir Williams inclinait la tête etsouriait avec complaisance.

– Car on ne peut le nier, repritRocambole, tu as une fièreimagination et de la suite dans lesidées. Mais tu as aussi deux grandsdéfauts. Le premier consiste à haïr cemalheureux comte de Kergaz, tonfrère, et, si je n’y mettais ordre, tuserais capable, au premier jour, devouloir embarquer dans une nouvelleaffaire ténébreuse un galant homme,le marquis de Chamery, un hommequi veut vivre tranquille, la têtehaute, au grand soleil, comme ilconvient à ceux qui ont toujours

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pratiqué la vertu.

Et Rocambole s’interrompit unmoment pour rire à son aise.

– Ensuite, continua-t-il, tu manquesde moralité, tu as toujours eu desprincipes déplorables et tu m’en asinculqué un qui est bien dangereuxpour toi, en me disant que lorsquedeux hommes ont été complices l’unde l’autre, le plus fort des deux estcelui qui se débarrasse de l’autre.

A ces derniers mots, l’aveugle fit unmouvement, voulut se lever etéprouva une vague inquiétude.

– Imbécile ! dit Rocambole, laisse-moi donc rire.

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Et il continua.

– Tiens, je vais te conter une légende,pour varier un peu ma conversation,puisque je suis obligé de faire lesdemandes et les réponses. Noussommes sur la plate-forme de la tourdu nord, comme dans les romans, etnous sommes assis sur un parapetd’où se précipitèrent deux centshommes. Le ravin qui s’étend en bas,à cent mètres de profondeur, esthérissé de rochers, et je te prie decroire que celui qui ferait le sautpérilleux pourrait se démettre pasmal de choses en tombant.

Sir Williams fronça de nouveau lesourcil et voulut se lever.

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Mais Rocambole lui dit :

– Laissez-moi donc finir, mon oncle.

Et le bandit jeta ses bras autour ducou de sir Williams, y arrondit sesmains ensuite comme il avait faitpour étouffer maman Fipart, mais ilne serra pas.

– Tu ne te figures pas, dit-il alors,changeant tout à fait de ton, tu ne tefigures pas, mon bonhomme, la peineque j’éprouve à me séparer de toi, ets’il n’y avait pas une nécessitéabsolue pour le marquis de Chameryde n’avoir jamais connu ce bandit desir Williams…

Cette fois, sir Williams comprit enfin

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le projet de Rocambole, et il sedégagea brusquement de sonétreinte, se leva et voulut fuir.

Mais Rocambole, qui avait unmoment lâché prise, s’empara de luide nouveau, le saisit, l’enlaça despieds et des mains en murmurant :

– Oh ! cette fois, c’est fini, bien fini,mon bonhomme, et comme tu n’aspas de langue, les hurlements que tupousseras n’éveilleront personne ; levent et le tonnerre les domineront…

Et Rocambole, qui avait pour lui lavigueur, la jeunesse et l’avantage d’yvoir, terrassa sir Williams, quis’était cependant débattu avec une

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rare énergie ; puis il le saisit à lagorge pour étouffer les sonsinarticulés qu’il laissait échapper, etle coucha tout de son long sur leparapet, où il le tint un momentimmobile.

– Vois-tu, mon bonhomme, dit-ilalors avec une raillerie infernale,voici comment on expliquera tamort ; tu as eu trop chaud, tu t’eslevé à tâtons, tu as ouvert ta fenêtre,marché au hasard, et, heurtant leparapet du pied, tu as porté le corpsen avant et perdu l’équilibre.

« Hein ! comprends-tu ?

Et le scélérat ajouta :

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– Oh ! sois tranquille, je te donneraiquelques larmes, et après tonenterrement j’épouserai Conception.

En prononçant ces derniers mots,Rocambole poussa sir Williams dansle vide.

Un cri, un hurlement plutôt, montadu fond de l’abîme puis Rocamboleentendit un bruit sourd, celui de lachute du corps de son maître sebrisant sur les rochers.

Mais en ce moment aussi un coup detonnerre se fit entendre qui ébranlale château jusque dans ses vieillesassises, un éclair brilla qui illuminala terre et le ciel, éclairant le Ravin

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des Morts, où l’œil épouvanté dubandit aperçut le cadavre pantelantde sir Williams, et soudain cesparoles prophétiques de l’aveugle :Je suis le génie qui préside à ta bonneétoile, et le jour où je ne serai plus là,ta bonne étoile s’éteindra… cesparoles flamboyèrent tout à coupdans le souvenir du misérable, et iltomba à genoux, murmurant :

– J’AI PEUR !… OH ! J’AI PEUR [15] !…

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[1] Les travaux d’Haussmann ontcommencé depuis 1853.

[2] Le compagnon de maman Fipart,envoyé à la guillotine sur un fauxtémoignage de Rocambole(L’Héritage mystérieux).

[3] Sic.

[4] En fait vingt si l’on se fie à lachronologie de L’Héritagemystérieux. Sur les variations del’âge de Rocambole, voir Préface.

[5] Le Chiffonnier de Paris, créé parFélix Pyat pour Lemaître en 1847.Pièce socialisante où l’on a vouluvoir les prémisses de 1848.

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[6] Comme Vautrin ou Valjean.

[7] Sic.

[8] Dans La Lettre volée de Poe(traduit par Baudelaire, paru en 1855dans Le Pays où Ponson écritnotamment en 1854 et 1857), Dupin,le héros détective, qui prône leprincipe d’identification, retrouvepar cette méthode le document cachéaux investigations de la police.Ponson s’inspirera encore de la« méthode d’induction » de Poe pourdeux autres textes. (Voir Préface.)

[9] Sic.

[10] Sic. L’anglomanie de Ponsonlaisse souvent à désirer.

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[11] Elle en a cinq, quelques pagesplus haut.

[12] Au sens vieilli de« gratifications pécuniaires ».

[13] Sic. Les Thugs (ou Thags) sont àla mode depuis Le Juif errant,d’Eugène Sue.

[14] Authentique. Pierre Coignards’était fait passer pour le comte deSainte-Hélène.

[15] L’édition Charlieu et Huillery de1863, établie d’après la publicationen feuilleton, se clôt sur ceparagraphe supplémentaire : « En cemoment, sans doute, l’audacieuxbandit avait le pressentiment du

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châtiment terrible qui l’attendait –châtiment qui doit être ledénouement de cette trop longuehistoire, et que nous allons raconteren quelques pages. »

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Gabriel Cabos

Fontes :David Rakowski's

Manfred KleinDan Sayers

Justus Erich Walbaum - Khunrath

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