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L’anneau de fer du passé _________ Ponson du Terrail

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L'anneau de fer du passé

L’anneau de fer du passé

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Ponson du Terrail

BeQ

Ponson du Terrail

L’anneau de fer du passé

La Bibliothèque électronique du Québec

Collection À tous les vents

Volume 1172 : version 1.0

Du même auteur, à la Bibliothèque :

L’héritage mystérieux

Le club des Valets-de-Cœur

Les exploits de Rocambole

La baronne trépassée

Le Castel du Diable

Le piqueur Sonne-Toujours

L’anneau de fer du passé

Édition de référence :

Paris, E. Dentu, libraire-éditeur, 1865.

I

L’anneau de fer du passé

Tout s’enchaîne dans la vie :

La jeunesse qui en est le point de départ, a sur elle une despotique influence, et les actions du premier âge servent de guide inflexible aux âges suivants.

L’avenir se modifie, subit mille métamorphoses ; qu’importe ! Il arrive toujours une heure où l’anneau de fer du passé se fait sentir d’une manière inexorable.

Le but de notre livre est dans ces quelques mots, et nous avons tenu à prouver une vérité terrible : c’est que les jours éteints exercent une domination fatale sur les jours à venir.

En politique, c’est l’histoire des peuples ;

En philosophie, l’histoire des hommes ;

En morale et en amour, l’histoire des femmes.

Un soir d’avril de l’année 1843, une berline de voyage roulait en plein pays nivernais, en amont de la Nièvre.

La capote était rejetée en arrière, les glaces baissées, et la berline ne renfermait pour tout voyageur qu’une jeune femme de vingt-six à vingt-huit ans, brune, petite, rose, potelée, et vêtue avec ce laisser aller de bon goût, cette exquise simplicité, qui trahit la Parisienne en province.

La journée avait été belle, le soir était délicieux.

Ce n’était point encore l’été, ce n’était pas même le printemps, mais ce n’était plus l’hiver : on eût dit un jour de transition, une heure intermédiaire entre le dernier frisson de mars et la première moiteur de mai.

Quelques bourgeons commençaient à poindre parmi les jeunes pousses des arbres et les haies déjà vertes, les ruisseaux avaient brisé leur carapace de glaçons et coulaient sous l’herbe naissante et drue en reprenant ce refrain vague et murmurant que la première gelée de l’âpre bise de décembre avaient subitement éteint, ainsi qu’au cri sinistre du vautour qui plane, la fauvette du buisson, berçant ses oisillons de ses notes perlées, se tait et demeure immobile et tremblante. Une gaze bleuâtre léchait déjà les contours des coteaux lointains ; le ciel avait perdu ce ton gris et terne de l’hiver, pour revêtir sa robe d’azur, et sourire aux rayons d’or du soleil ; – le couchant, prêt à recevoir le dernier soupir de l’astre-roi, avait revêtu de belles teintes de pourpre irisées d’opale, et la monotone et pieuse chanson de la nuit qui était proche élevait de la terre au firmament le premier accord de ce concert immense que les champs donnent à Dieu chaque soir avant de s’endormir, par les mille voix de la brise des arbres, des laboureurs et des troupeaux.

Et la berline courait au travers d’un ravissant paysage, mosaïque infinie et coquette, de vallons, de prairies, de petits bois, de chaumières et de villages rustiques, tout cela festonné par le ruban argenté de la Nièvre coulant entre deux rives de peupliers, de saules pleureurs et d’aunes, ces arbres, dont la brise a su faire de mélodieux instruments en frissonnant dans leur feuillage.

La jeune femme qui parcourait ce pays semblait en admirer les beautés, en aspirer les parfums avec une volupté mélancolique. Elle se penchait, curieuse, quand, passant devant une ferme du bord de la route, la berline attirait l’attention naïve et pleine d’étonnement des femmes filant sur le seuil, des enfants charbonnés et les cheveux en broussaille, jouant avec d’énormes chiens de garde dans la poussière du grand chemin, et de ces mêmes chiens, si doux avec les enfants, se jetant en hurlant de colère après les roues de la chaise de poste.

Puis, sa curiosité satisfaite, elle se rejetait au fond de sa berline, et se laissant aller à cette rêverie vague qui assaille le voyageur, si peu qu’il ait la tête et le cœur poétiques.

Parfois, cependant, un pli imperceptible se formait au milieu de son front mat et blanc et rapprochait ses sourcils noirs arqués comme ceux d’une odalisque de Circassie, imprimant à cette rêverie un cachet de tristesse. Mais, presque aussitôt, la voyageuse secouait les boucles brunes de sa luxuriante chevelure, et le pli du front s’effaçait.

Au moment où le soleil éteignait son dernier rayon sur l’aile des nuages floconneux épars dans le ciel, la berline atteignit une maison isolée sur la gauche de la route.

Cette maison était blanchie à la chaux ; ses fenêtres, soigneusement vitrées, son toit de briques rouges attestaient de sa supériorité sociale sur les pauvres chaumières argilées et couvertes de paille qui, depuis Nevers, avaient si fort émerveillé la Parisienne. Une branche de houx était suspendue au-dessus de la porte, et au-dessous de la branche on lisait ces mots tracés avec une orthographe bizarre, dont nous respectons volontiers les allures capricieuses :

Au relé de la poste,

Malicorne loge à pié et à cheval, ser à boire et à mangé.

C’était, comme on le disait fort intelligiblement l’enseigne du sieur Malicorne, le relai de la poste.

La berline, en s’arrêtant, fit accourir l’hôtelier, sa femme, ses enfants et ses garçons de ferme et d’écurie, comme une population curieuse qui attend le moindre événement avec une impatiente avidité.

L’hôte s’avança, son bonnet de laine à la main, et dans un affreux jargon morvandiau et nivernais, qu’il avait la prétention de croire du français le plus pur, il demanda à la voyageuse si elle désirait dîner.

La voyageuse sembla réfléchir :

– Y a-t-il bien loin encore d’ici à Nogaret-sur-Nièvre ? demanda-t-elle.

– Six lieues de pays, répondit l’hôtelier.

– Qu’on peut faire ?

– En cinq heures, madame ; il y a pas mal de montées, et la Nièvre, ayant débordé la semaine dernière, les chemins sont fangeux.

– Quelle heure est-il, maintenant ?

– Approchant six heures, madame.

La voyageuse parut se consulter, et murmura à part elle :

– Six et cinq font onze. Mon mari m’a dit qu’on se couchait de bonne heure au château ; je trouverai tout le monde endormi... et puis, pour la première fois, arrivant inconnue... et...

Elle jugea convenable sans doute de ne pas achever sa phrase, car, s’interrompant brusquement :

– Pouvez-vous me donner une chambre pour la nuit ?

– Oui, madame.

– C’est bien ! je reste. Vous me ferez éveiller de bonne heure demain. Je veux partir au point du jour.

La parisienne voyageuse descendit de voiture, s’enveloppa avec une coquetterie frileuse dans sa palatine, entra dans la cuisine de l’auberge et alla s’asseoir sous le manteau de l’âtre, approchant ses petits pieds de la flamme de fagots qui pétillait et jetait un joyeux reflet sur les murs enfumés.

On lui prépara un assez mauvais souper que par compensation, sans doute, l’hôte se promit de lui faire payer fort cher, et sur sa demande, on la servit dans sa chambre. Cette chambre, la plus belle de l’auberge, était un affreux taudis assez sale, mal meublé, avec un carreau rouge, vierge de la cire et des rideaux jadis blancs, devenus couleur feuille-morte.

– Dieu ! fit la voyageuse avec un sentiment de dégoût et de répulsion, j’aurais préféré mille fois une de ces chaumières si riantes dans leur pauvreté, à cette auberge qui vise à une prétention ridicule et étale une parodie boiteuse du luxe des villes : Que c’est laid !

En attendant qu’on lui apportât le traditionnel poulet brûlé des hôtelleries de grande route, elle s’approcha de la croisée et s’y accouda. La croisée donnait sur une prairie que bornait un rideau de peupliers au couchant ; derrière le rideau coulait la Nièvre.

Les marmitons et le cuisinier de l’hôtellerie étaient lents, sans doute, dans leurs préparatifs culinaires, car en attendant son souper, la belle voyageuse eut le temps de reprendre peu à peu sa rêverie du voyage, en contemplant le paysage qui commençait à s’assombrir, et suivant dans le ciel les gradations successives du crépuscule :

– Mon Dieu ! fit-elle, s’abandonnant tout entière à cette rêverie, que la vie est bizarre et semée de péripéties inattendues ! Que de choses depuis un an ! Comme mon existence est changée ! comme à ma misère a succédé l’opulence, à ma douleur le calme et la paix !

Pauvre fille du pavé parisien, n’ayant dans le passé que des larmes, dans l’avenir que de noirs soucis, j’ai vu soudain l’avenir s’éclaircir, se métamorphoser... me sourire... Oh ! béni soit l’homme qui m’a tendu la main, le cœur généreux et bon qui m’a donné son nom et son amour. Je veux être honnête et pure désormais. Je veux...

Un souvenir poignant assaillit sans doute l’esprit de la jeune femme, car son front se plissa aussitôt, une rougeur insolite que suivit une pâleur mortelle, monta à ses joues, et elle murmura un nom, un nom aimé et fatal sans doute, un nom qui avait le pouvoir de remuer violemment la cendre du passé et de lui arracher un déchirant écho : Armand !

– Oh ! continua-t-elle d’une voix qui tremblait, je veux l’oublier à toujours, je veux ensevelir son image et son nom dans mon cœur. Je l’ai bien aimé, je l’ai trop aimé, l’ingrat ! je lui ai sacrifié mon repos de jeune fille, mon âme de vierge et l’honneur de ma pauvreté : il m’a rendu en échange, larmes et insomnies, remords et tortures ; je veux l’oublier !

Je le veux, car désormais il y a un abîme pour moi entre le passé et l’avenir, car un homme est venu à moi et m’a élevée jusqu’à lui, car cet homme est loyal et bon, car il m’a tout donné, nom, honneur et fortune, tout ce que je n’avais pas, tout ce que j’avais perdu...

À ces mots, une rougeur nouvelle empourpra le charmant visage de la jeune femme.

Cette femme était madame Anaïs Roland, mariée depuis quinze jours à M. Francis de Flars, député de la Nièvre, et qui, en attendant que son mari, retenu encore à Paris par son mandat représentatif, vint la rejoindre, se rendait dans sa nouvelle famille qu’elle ne connaissait point encore.

Tandis que madame de Flars rêvait ainsi, l’hôte entra :

– Madame, dit-il, vous m’excuserez de ma hardiesse, mais je viens vous demander une grâce à genoux.

– Que voulez-vous ? demanda-t-elle avec douceur.

– Il passe si rarement des voyageurs, que nous sommes souvent à court de provision ; nous sommes dans ce cas aujourd’hui.

– Mon souper sera exigu, n’est-ce pas ? fit-elle en riant.

– Oh ! dit l’hôte avec orgueil, madame sera contente... Ce n’est pas cela.

– Qu’est-ce donc alors ?

– Nous avons tout employé, pour le souper de madame, et voilà qu’il nous arrive un voyageur.

– Et vous n’avez rien à lui servir ?

– Justement. C’est un monsieur distingué, comme il faut ; si madame était bonne...

– Eh bien ?

– Et qu’elle voulût l’admettre à sa table ?

La jeune femme fronça imperceptiblement le sourcil.

– Mon Dieu ! fit-elle après un instant de réflexion et prenant en pitié l’embarras et l’humilité de son hôte, je le veux bien.

L’hôte poussa un cri de joie et redescendit quatre à quatre. Deux minutes après, la porte se rouvrit, et le convive de madame de Flars entra.

C’était un homme d’environ trente-cinq ans, beau de visage, grand, admirablement bâti, vêtu avec une élégante simplicité et indiquant, par sa tournure distinguée et léonine, ce type à peu près éteint aujourd’hui, de ces jeunes hommes oisifs et spirituels, endettés, débauchés, titrés et de grandes manières, qui, sous le règne de Louis-Philippe, foulaient l’asphalte du boulevard de Gand, dînaient au Café Anglais, couraient au bois le matin, et s’appelait la jeunesse dorée. Il était fort brun de visage, portait ses cheveux longs et crêpés, sa barbe en collier et ses ongles longs.

Il avait une cravache à la main et fouettait négligemment la tige de ses bottes à l’écuyère. Il était venu à cheval.

Madame de Flars, qui s’était de nouveau accoudée à la fenêtre, se retourna au bruit, envisagea l’étranger, et soudain poussa un cri, chancela et pâlit :

– Armand ! murmura-t-elle éperdue.

– Anaïs ! exclama le jeune homme avec une surprise vraie ou admirablement feinte.

Madame de Flars, muette, pâle, frissonnante, s’appuya au mur pour ne pas tomber, et attacha sur celui qu’elle venait de reconnaître un étrange regard rempli d’amour, de reproches et de terreur. Cet homme avait nom Armand, marquis de Lestang, et nous l’appellerons désormais le marquis.

Le marquis demeura un instant muet et immobile comme elle ; puis, semblant prendre une décision spontanée il alla vers la porte, la ferma, et revenant vers madame de Flars, épouvantée de cet acte, il se mit à genoux devant elle et lui dit :

– Anaïs, je suis un grand coupable, et c’est à peine si j’ose, si j’ai la hardiesse d’implorer de vous la grâce de m’écouter.

Madame de Flars tremblait de tous ses membres et ne répondit pas :

– Votre silence, continua le marquis, me dit assez combien j’ai été misérable et lâche envers vous, combien j’ai été coupable et abject en vous abandonnant. Mais réjouissez-vous, Anaïs, car mes tortures vous ont vengée d’avance. J’ai bien souffert, j’ai été malheureux depuis une année, plus qu’aucune langue humaine ne le pourrait dire... j’ai promené mes remords de ville en ville et de contrée en contrée, pareil à ces parricides qui portent de climat en climat, éternellement et sans repos, un remords de feu au cœur et une tache de sang au font. Je vous abandonnai pour un caprice ; le martyre fut mon châtiment. Un jour enfin, brisé, torturé, ne pouvant plus supporter mes remords, je pris la route de Paris, résolu à vous demander mon pardon et à mourir ensuite. À Paris, je ne vous ai plus trouvée, on m’a dit que vous étiez marié ; et alors le désespoir m’a pris, la jalousie a étreint mon cœur et ma tête, et j’ai failli me tuer. Mais j’ai voulu vous voir une dernière fois, et j’ai couru sur vos traces ; le hasard s’est chargé du reste...

Madame de Flars chancelait toujours, pâle, oppressée, mourante.

– Je vous pardonne, murmura-t-elle enfin ; partez, monsieur...

Une larme jaillit de l’œil enflammé du marquis qui se releva lentement :

– Merci, madame, dit-il ; maintenant je puis mourir...

Si sceptique, si blasée que puisse être une femme, il est rare qu’elle demeure indifférente et sourde à cette menace de suicide qui est l’ultimatum des amants et que pas un n’exécute d’ordinaire.

Ces dernières paroles du marquis produisirent une sensation terrible sur madame de Flars ; et comme il faisait un pas vers la porte, elle s’élança vers lui, le prit par le bras et lui dit hors d’elle-même :

– Restez, je ne veux pas...

– Laissez-moi mourir, puisque vous m’avez pardonné !

– Je veux que vous viviez...

– Et moi je n’en ai pas le courage.

– Soyez homme !

– Que vous importe ma vie ou ma mort ?

– Que m’importe ! que m’importe ! fit-elle avec une impatience fébrile, mais...

Elle s’arrêta frissonnante.

– Oh ! si vous m’aimiez encore ? fit-il en étouffant un sanglot.

Madame de Flars recula frissonnante.

– Je ne m’appartiens plus, fit-elle, j’ai des devoirs à remplir, je veux être honnête, je veux... parlez, parlez, monsieur...

– Vous le voyez bien qu’il faut que je meure !

Et il s’éloigna d’un pas encore.

– Mon Dieu ! murmura la jeune femme brisée, vous n’aurez donc pas pitié de moi ? Vous ne viendrez donc pas à mon aide ?

– Vivre et ne plus vous voir, vivre et renoncer à vous ! s’écria le marquis avec exaltation ; mais vous savez bien que c’est impossible !

– Mais, monsieur, exclama la jeune femme d’une voix navrée, monsieur, n’avez-vous point assez torturé ma vie ! ne vous suffit-il point de ma jeunesse flétrie ? n’avez-vous pas assez de mes larmes de jeune fille, du lit de mort de ma pauvre mère, de ma misère passée et de mes cuisants remords ? Dites, ne m’avez-vous pas brisée assez ? et voulez-vous que je vous sacrifie l’honneur de l’homme qui m’a tendu la main, qui ignore ma faute, qui m’aime...

– Oh ! fit le marquis avec délire, je le sais bien qu’il vous aime, et je ne sais quel ange a veillé sur lui, car j’ai failli le tuer.

– Le tuer, monsieur ?

Et à son tour, madame de Flars se mit à genoux, se traîna au pied de cet homme, le bourreau de sa vie, et demanda grâce en se tordant les mains.

– Oui, fit-il avec une fureur croissante, je le tuerai, s’il me faut renoncer à vous pour toujours... je le tuerai avant de rejeter mon âme et ma vie aux ténèbres du néant.

– Vous ne le tuerez pas et vous ne mourrez point ! s’écria la pauvre femme.

II

La lutte

À une dizaine de lieues de Nevers, en amont de la Nièvre, se trouve un coquet village du nom de Nogaret, dans une vallée plus coquette encore.

Ce village est à la fois au bord de l’eau et sur une hauteur ; l’eau, en revanche, est encaissée par deux chaînes de collines du plus pittoresque aspect.

À droite, elles sont boisées, rocheuses, d’un ton noirâtre, qui tranche à ravir sur le bleu cendré du ciel ; à gauche, les rochers sont gris, de forme bizarre ; ils enferment çà et là, dans un pli de leur manteau, une poignée de terre sablonneuse où la vigne pousse à merveille et sans échalas.

Entre les deux chaînes de coteaux une petite plaine verte, fleurie, lèche les deux berges de la rivière.

Au milieu de cette plaine et au nord-est du village, un grand massif de marronniers séculaires, clôturé d’un vieux mur, que le lichen et le lierre d’Islande tapissent de leur vert réseau ; au bout de ce massif et faisant face à l’allée principale, un petit château de structure féodale, un bijou de style avec pignons et tourelles qui, vu de loin, conserve un air de grandeur et de mâle fierté en parfaite harmonie avec le paysage mélancolique et grave d’alentour.

Quand on s’engage sous les grands arbres du parc, le castel apparaît comme une ruine austère du passé, restée debout pour blâmer le présent.

L’imagination y trouve un libre champ ; on se figure volontiers que, derrière la porte en chêne massif, solidement ferrée, ouvrant sur le perron, juste en face de l’avenue, un pesant homme d’armes fait retentir les dalles de ses chaussures éperonnées ; on peuple volontiers cette demeure grise et vermoulue, de preux d’un autre âge et de châtelaines prêtes à enfourcher un blanc et docile palefroi pour suivre au galop une chasse au faucon.

Mais l’illusion dure peu :

À cent pas du château, la voûte de marronniers s’élargit brusquement ; plus de lapins traversant comme l’éclair le sable des allées, la nature cède ses droits au génie moderne.

À gauche du château s’élève un bâtiment carré, écrasé, que surmonte une cheminée pyramidale en briques rouges. De cette cheminée sort bouillonnante une fumée noire, du bâtiment s’élève un bruit sourd et cadencé, qui étonne avant qu’on s’en soit rendu compte. C’est le bruit d’un martinet ou forge à eau que la Nièvre alimente au moyen d’un canal ouvert à une lieue plus haut.

Une lueur rougeâtre jaillit, par instants, des mille fenêtres carrées de la forge, se projetant sur la façade grise du château et les massifs verts-sombres des marronniers.

À ces mêmes fenêtres apparaissent également, par intervalles, des figures noircies, flamboyantes, jetant sur ce bizarre assemblage d’un vieux château et d’une usine, un reflet infernal.

On dirait que la demeure des chevaliers est tombée, par quelque pacte infâme et mystérieux, au pouvoir de Satan, le roi des ténèbres.

Alors cette réflexion fantastique aidant, le manoir reprend aux yeux des visiteurs l’auréole prestigieuse effacée un moment par le voisinage du bâtiment écrasé et crépi, auréole qui ne s’efface qu’au moment où l’on acquiert la certitude qu’on n’a sous les yeux qu’une de ces mille usines, source intarissable de prospérité pour le Nivernais moderne.

Ce château est le théâtre du drame que nous allons raconter.

Un soir du mois de juin 1844, c’est-à-dire quatorze mois après le passage de madame Anaïs de Flars dans l’auberge du sieur Malicorne, et sa rencontre avec le marquis de Lestang, cette même madame de Flars était seule, assise à une fenêtre du second étage du château, d’où elle pouvait dominer au loin la campagne et la route de Nevers qui serpentait parallèlement à la rivière.

Madame de Flars n’était plus cette jeune femme potelée et rose, la lèvre mélancolique et l’œil calme encore, que nous avons entrevue au fond de sa berline de voyage. Le pli de sa lèvre était devenu amer, son front se ridait sous le burin d’une pensée ardente ou d’un remords continu, nous ne savons lequel des deux ; elle était pâle, et son geste avait acquis une certaine brusquerie saccadée, trahissant une lutte perpétuelle des passions dans son cœur.

Madame de Flars froissait dans sa main le billet suivant :

« Dans ma volumineuse correspondance à Francis, je glisse un mot pour vous, mon cher ange et ma chère cousine. Peut-être serai-je obligé de repartir pour l’Allemagne, et alors mon absence durera une année. J’écrirai à Francis ultérieurement, et je lui donnerai, si je pars, un prétexte plausible. Peut-être ne partirai-je pas. Alors jeudi prochain, 25 juin, dans l’après-midi, j’arriverai à Nogaret.

» Armand. »

Suivaient des protestations d’amour qu’il est inutile de rapporter.

Madame de Flars avait cent fois déjà lu et relu ce billet, et à sa pâleur, à l’excitation fébrile que trahissaient ses belles mains froissant le billet, il était aisé de comprendre qu’une lutte morale avait lieu chez elle.

L’amour combattait dans son âme la raison et le devoir.

L’amour disait : Le départ, c’est l’absence d’une année, un an composé de trois cent soixante-cinq siècles ; c’est le désespoir de l’attente, l’attente du désespoir, la jalousie furieuse, les tristesses abattues, les navrantes angoisses, la pâleur subite au reçu d’une simple lettre, les larmes brûlantes de l’insomnie... Il ne faut pas, je ne veux pas qu’il parte ! j’en mourrais...

Et alors elle se penchait à la fenêtre et interrogeait avec cette indicible expression d’anxiété de l’attente, le feston blanc de la route silencieuse et déserte à l’horizon.

Puis venaient l’honneur et la raison qui disaient à leur tour :

– Tu avais presque oublié cet homme, tu voulais vivre honnête et calme, au sein de la famille que t’avait donnée un homme de cœur : cet autre est venu se jeter sur ton chemin ; il a parlé de désespoir et tu l’as cru ; il a parlé de suicide, et tu l’as cru encore ; il s’est cramponné à ta vie qu’il avait brisée une fois déjà, et de nouveau tu lui as livré ta vie... tu lui as ouvert ta maison, à l’aide d’un titre mensonger de parent, et alors il t’a imposé ses volontés et ses caprices ; tu es devenue son instrument passif, tu as bouleversé à son gré les mœurs, les usages de cette famille qui t’accueillait ; tu l’as fait rompre avec des amitiés de trente années, parler en maître à des serviteurs auxquels elle ne parlait qu’en amie ; tu as souffert mille tortures dans l’isolement de ton âme, dans le silence de ton cœur ; tu as menti à tout le monde, pour ne lui point mentir à lui ; tu as grimacé un perpétuel sourire, quand la honte rougissait involontairement ton front, quand le remords veillait à ton chevet ; te suivait pas à pas et côte à côte. N’est-ce point assez mentir, assez souffrir, assez accumuler de haines autour de toi ? Et ton amour ne commence-t-il point à être las ? Auras-tu la force, si le hasard ne s’en mêle, de briser jamais cette chaîne mystérieuse, cette chaîne d’airain qui te lie à cet homme ; et s’il part, si un an s’écoule, n’est-ce point ta délivrance ? N’auras-tu point le temps de l’oublier ?.

Et comme elle avait écouté l’amour, elle écoutait maintenant la raison, l’honneur et interrogeait l’horizon, frémissante et craignant de voir apparaître la chaise de poste du marquis.

Pendant ce temps encore, l’horizon s’assombrissait, le ciel se voilait de nuages noirs et gigantesques, des flancs déchirés desquels devaient bientôt jaillir les lueurs de la foudre et les cataractes de la tempête. Un brouillard opaque s’étendait sur la Nièvre et montait peu à peu sur la route, alors l’amour reprenait le dessus et disait :

– Mon Dieu ! mon Dieu ! s’il est en chemin par un temps pareil ? Mon Dieu ! ayez pitié de lui.

Et comme les femmes demeurent religieuses au milieu de leurs plus grands écarts, elle se mettait à genoux et priait pour lui.

L’obscurité augmentait toujours.

Soudain un coup de tonnerre retentit ; la voûte du ciel vomit un éclair, et à la lueur de cet éclair, madame de Flars aperçut au loin sur la route une chaise de poste arrivant au galop de quatre chevaux écumants auxquels les premières voix de l’orage et le rugissement de la foudre semblaient donner des ailes.

Alors l’honneur et la raison, ainsi que ces gladiateurs antiques qui frappaient leur dernier coup d’épée en poussant leur dernier soupir, l’honneur et la raison élevèrent une dernière fois - la voix et crièrent à son âme timorée :

– Ta honte et ta chaîne te vont reprendre... Malheur !

Et madame de Flars épouvantée, se rejeta en arrière, frissonnante, éperdue ; puis, comme si elle eût éprouvé le besoin de chercher une égide contre le terrible ennemi qui revenait à la charge, elle songea à cette famille qui l’avait accueillie et qu’elle avait dédaigné, elle s’enfuit du lieu où elle était et descendit au salon où les hôtes de Nogaret se réunissaient d’ordinaire avant l’heure du souper.

III

Le salon

C’était une vaste pièce au premier étage, qu’on nommait la grand-salle, et dont l’ameublement et les décorations avaient conservé un noble parfum d’antiquité.

Un haute cheminée armoriée, à large manteau, faisait face à la porte et servait de trumeau entre deux fenêtres ogivales, garnies de rideaux de soie antique.

De vieux fauteuils en chêne sculpté, un grand bahut de la même époque, une tapisserie sur les murs, d’une étoffe pareille à celle des rideaux, au milieu d’une table oblongue à pieds torses, une galerie de portraits de famille, c’était tout.

Tout, si nous mentionnons en outre ces meubles funestes, confectionnés pour le supplice éternel des oreilles humaines : un piano à queue qui jurait et se mettait mal à l’aise parmi ce sévère ameublement du passé.

À l’angle droit de la cheminée où, malgré la saison, flambait un feu colossal, un grand vieillard borgne se tenait droit et roide dans son fauteuil de cuir à clous d’or.

À ses pieds dormait un grand lévrier écossais, au poil fauve, moucheté de blanc.

Devant lui, à l’angle opposé de la cheminée, un autre vieillard, aux yeux flamboyants, était accroupi sur un escabeau..

Le vieillard borgne était vêtu d’une grande redingote marron, boutonnée militairement. Il avait de longues moustaches blanches, une chevelure épaisse de même couleur et taillée en brosse.

Son visage osseux, sévère, énergiquement caractérisé, imposait.

C’était le maître de la maison et le fondateur de l’usine.

Monsieur de Flars était, en 1789, le dernier rejeton d’une bonne maison de gentilshommes, plus braves que riches, qui dépensaient leurs maigres revenus, et s’endettaient annuellement pour conserver leur grade presque héréditaire de lieutenant aux mousquetaires rouges.

Quand vint l’orage révolutionnaire, monsieur de Flars fit bravement son devoir de soldat et tira l’épée partout où l’épée de la noblesse sortit du fourreau. Mais le roi mort, il eut honte de ceux qui allèrent, en haine du nouvel ordre de choses, offrir leurs services à l’Autriche ou à la Russie. Il s’enrôla sous les drapeaux de la République, servit l’Empire, perdit l’œil gauche à Waterloo, et revint déposer dans le vieux manoir de ses pères, son sabre et ses épaulettes de colonel de cavalerie.

Mais le manoir tombait en ruines, le pays environnant était plongé dans une misère profonde, et pour tout le monde, l’avenir s’offrait sous de sombres couleurs.

M. de Flars avait, en Allemagne, étudié le mécanisme des hauts fourneaux et des forges ; il se prit à penser qu’il pourrait utiliser les eaux de la Nièvre et les forêts environnantes dont on ne retirait presque aucun profit.

Actif et intelligent, pressentant le règne prochain de l’industrie, monsieur de Flars, marquis de Nogaret-sur-Nièvre, prit sans hésiter un marteau de forgeron et fit construire une usine.

Il appela à lui tous les pauvres bûcherons du pays, leur offrit du pain et du travail, et, au bout de quinze ans, il avait remboursé ses créanciers, fait sa fortune et amené dans la contrée une aisance générale.

Malheureusement, quelques années avant l’époque où commence notre récit, deux événements successifs vinrent le frapper.

Madame de Flars, une noble et sainte femme, chérie et vénérée de toute cette population de forgerons, était morte presque subitement : peu après le maître de forges lui-même avait été atteint d’une paralysie qui lui avait enlevé l’usage de la parole. Il était muet.

L’autre vieillard était un de ces serviteurs d’autrefois qui naissaient et mouraient de père en fils, dans la même maison, ne touchaient point de gages, s’asseyaient au bas bout de la table du maître, et disaient « nos enfants » en parlant des siens.

Jacques Nicou avaient quatre-vingts ans, il était sourd comme son maître était muet. Cependant, tous deux se comprenaient.

Le géant, car c’en était un, et robuste encore malgré son âge, était le valet de chambre de son maître. De sa voix de stentor qu’il n’entendait jamais, il interrogeait ce dernier, dont l’œil unique, qui n’avait rien perdu de son intelligence, répondait à ses questions.

Et c’était chose merveilleuse et touchante de voir ces deux hommes, l’un muet, l’autre sourd, avoir ensemble de longues conversations par signes, et s’isoler tous deux, lorsque Carmen n’était pas là.

– Qu’était-ce que Carmen ?

– Mademoiselle Carmen de Flars était une belle et sérieuse jeune fille, l’ange gardien de ces deux existences, celui de la contrée tout entière. Elle se plaçait entre eux, leur prenait les mains, leur prodiguait d’ineffables sourires, de suaves regards et comprenait leur muet langage.

Carmen n’était point au salon au moment où madame de Flars y descendit. Son mari s’y trouvait seul avec les vieillards.

M. Francis de Flars, alors assis près de la table oblongue et lisant un journal, pouvait avoir trente-deux ans.

Il résumait le type de l’honnête homme pur, intelligent. Sa physionomie était épaisse, son œil bleu un peu terne, ses cheveux d’un blond fade. Il prenait du ventre avant l’âge, et ses traits, assez réguliers du reste, commençaient à s’empâter disgracieusement.

Francis avait succédé à son père dans la gestion de l’usine, lorsque celui-ci perdit la voix.

Cinq ans avant notre récit, porté à la députation par les populations de son arrondissement et acceptant loyalement son mandat, il était parti pour Paris, laissant à un maître-ouvrier et à son père le soin de ses affaires.

À Paris il avait épousé, un peu à la légère, disait-on, madame de Flars.

Madame de Flars avait sur son mari, l’empire de l’amour.

À son arrivée à Nogaret, elle avait été mal accueillie par les domestiques et les forgerons qui la regardaient comme une étrangère ; quelques innocentes réformes qui lui attirèrent la haine générale, l’influence fatale du marquis, homme irascible et marchant sans relâche vers un but ténébreux, l’avait poussée à des actes impoliliques. De vieux serviteurs furent chassés, monsieur de Flars, le père, relégué au second plan, ne fut plus consulté.

Peu à peu, toujours par les perfides insinuations du marquis, le vieillard avait été dépouillé de ses attributions, sous prétexte que cela le fatiguait, on ne lui permettait plus de vérifier les écritures et de se mêler aux travaux de la forge.

À l’heure où nous sommes arrivés, il ne quittait plus son fauteuil, et, graduellement envahi par la goutte, passait ses journées au coin du feu, avec Jacques Nicou et Love, le lévrier écossais.

Madame de Flars alla s’asseoir toute tremblante auprès de son mari, puis comme elle avait le cœur trop serré pour oser parler, elle prit sa broderie restée sur la table et baissa les yeux.

Dix minutes après la porte s’ouvrit et on annonça :

– Monsieur le marquis de Lestang.

À ce nom, le vieillard fronça le sourcil, et son œil unique se chargea d’une expression de colère contenue, difficile à peindre.

Francis tourna vivement sa face épanouie vers le seuil, et tendit la main au voyageur.

Quand à madame de Flars, la pauvre femme se prit à trembler plus fort, et ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle faillit s’évanouir, la lutte de l’amour et de la raison devenait horrible.

Le voyageur serra cordialement la main de Francis et lui dit :

– J’ai fait d’excellentes affaires, Flars, nous en causerons.

Il s’inclina devant madame de Flars.

– Toujours belle et gracieuse, madame, dit-il.

Puis il alla auprès du vieux maître de forges :

– Bonjour, monsieur le marquis, fit-il avec une politesse obséquieuse.

Le vieillard répondit par une inclinaison de tête ; son œil, qui avait repris sa froide sérénité, sembla remercier.

Mais, en revanche, le lévrier, qui s’était éveillé au bruit de la porte, reconnaissant le nouveau venu, se prit à grogner sourdement, tandis que les yeux de Jacques Nicou étincelaient dans l’ombre comme deux lames d’acier heurtées par un rayon de lumière.

Le marquis prit un fauteuil, et il se disposait à s’asseoir entre Francis et madame de Flars, quand une vieille femme osseuse, du nom de Jannon, et la cuisinière du château, annonça du seuil :

– Madame est servie...

La salle à manger du château se trouvait au rez-de-chaussée, et la table n’y supportait pas moins de quarante ou cinquante couverts. M. de Flars avait conservé l’usage féodal ; les serviteurs et les forgerons célibataires mangeaient à la table du vieux colonel.

Quand les maîtres descendirent, les forgerons, les domestiques étaient assis, et se levèrent avec respect.

Alors on s’aperçut qu’une place demeurait vide... celle de Carmen.

En même temps l’orage redoubla de violence, la pluie heurta les vitres, et tous s’écrièrent en même temps :

– Où est Carmen ?

Le vieillard muet et le vieillard sourd se regardèrent avec une éloquente inquiétude, et comme s’ils n’eussent attendu que ce regard, les forgerons et les serviteurs se levèrent.

– Allez, leur dit Francis, courez à sa rencontre dans toutes les directions.

Mais au moment où tout le monde se précipitait vers la porte, le galop d’un cheval résonna dans l’avenue, et peu après, la jeune fille parut sur le seuil, sa cravache à la main.

Elle était fort pâle et toute ruisselante ; sa pâleur redoubla quand elle aperçut le marquis.

– Encore cet homme ! murmura-t-elle tout bas. Puis elle rassura tout le monde, mit son émotion sur le compte de l’orage, baisa son père au front et s’assit près de lui.

La sérénité revint alors sur tous les visages, il n’y eut guère que Jacques Nicou qui scruta de ses yeux flamboyants, la pâleur de sa jeune maîtresse, et Love, le lévrier écossais, qui plaça sa tête sur les genoux de Carmen, et grogna douloureusement tandis que ses yeux sanglants semblaient vouloir dévorer le marquis.

IV

Le trou de Satan

À une lieue au sud du château de Nogaret, la ligne boisée des coteaux allait se rétrécissant peu à peu et se hérissant de roches tourmentées, et de précipices qui finissaient par surplomber la rivière.

À un certain endroit, il y avait solution de continuité : les rochers se trouvaient coupés en deux par une crevasse profonde, et la route était obligée d’aller faire un long détour pour joindre un pont hardi jeté sur le torrent qui passait au travers avant de tomber dans la rivière.

Cette crevasse, qui s’élargissait de haut en bas, comme un entonnoir renversé, n’avait guère à l’orifice que douze pieds de diamètre, si bien qu’à la rigueur un cheval lancé au triple galop pouvait le franchir, s’il avait le jarret nerveux.

Mais si téméraire que puisse être cheval et cavalier, de mémoire d’homme, aucun n’avait tenté le saut et bravé le fracas menaçant et vertigineux du torrent qui bouillonnait en bas.

De plus, et c’était la meilleure raison peut-être, il y avait une sanglante et mystérieuse tradition dans le pays sur l’origine du trou de Satan. Ainsi nommait-on la crevasse. Cette tradition suffisait à glacer d’épouvante les plus hardis.

Entre la crevasse et le château se trouvait le village de Nogaret. Au-delà, à un quart de lieue environ, on apercevait une petite maison blanche, coquette, suspendue comme un nid d’hirondelles, au flanc des rochers.

Ce n’était point une ferme, encore moins une maison de plaisance ou une somptueuse villa des champs ; mais quelque chose d’intermédiaire qui eût été fort bien placée à trois lieues de Paris, sur les coteaux de Bougival ou de Rueil.

Un seul étage, des volets verts, un petit jardin en amphithéâtre, de beaux espaliers grimpant aux fenêtres, et une simple porte, presque sans serrure, attestant éloquemment que, de Nogaret à Nevers, la vallée ne comptait pas un voleur.

Malgré son apparence aisée, sa position pittoresque, cette maison était inhabitée d’ordinaire.

Les fenêtres étaient toujours closes, la porte fermée : on l’eut volontiers crue abandonnée, sans le soin extrême avec lequel les allées du jardin étaient ratissées, les espaliers et les arbres taillés, la haie de clôture entretenue. En outre, un colombier surgissait au milieu des toits d’ardoise, et des beaux pigeons pattus en sortaient à toute heure pour raser, de leur vol majestueux et tranquille, la pointe des rochers et la lisière des sapins.

Tous les deux jours, un paysan venait, ouvrait portes et fenêtres pour aérer, secouait la poussière des meubles, donnait un coup d’œil au jardin, refermait tout ensuite et s’en allait.

Au lieu d’emporter la clef, il la glissait sous l’une des trois marches qui formaient le perron.

Quelquefois une belle jeune fille, montant un cheval blanc, arrivait du côté de Nogaret, prenait la clef, visitait la maison d’un bout à l’autre et y passait même parfois de longues heures.

Puis sautant de nouveau sur son bel étalon limousin, qui broutait à la porte une touffe d’herbe, elle reprenait son chemin au galop, effleurant, l’insoucieuse, les précipices menaçants qui festonnaient le bord de la Nièvre.

Or, ce jour-là, une heure environ avant l’arrivée du marquis au château, la même jeune fille se montra au bout du sentier qui, venant du village, rejoignait la route que nous avons décrite.

Au couchant, l’horizon était envahi de larges et sombres nuages dont la teinte plombée voilait le soleil. Un brouillard blanc couvrait la Nièvre et s’allongeait des roches boisées aux roches chargées de vignes, effleurant l’une et l’autre rive et semblant les unir par un pont gigantesque. Le ton gris des roches et le ton blafard des brumes se fondaient même si bien, qu’à certains points de l’horizon il était impossible de reconnaître distinctement l’étroite route qui bordait le talus.

En second lieu, malgré l’époque avancée de l’été, la nuit commençait à venir, et, tout intrépide qu’elle pût être, la pauvre fille hésita quelques secondes ; mais sa terreur fut courte, et un coup de cravache lança le cheval en avant.

Le cheval était de cette race généreuse, quoique un peu massive, qui broute les pâturages du Nivernais et du Limousin ; il bondit sous le fouet, et arracha aux cailloux de la route une gerbe d’étincelles.

La distance de Nogaret à la maison blanche était d’une demi-lieue ; mais on l’apercevait aisément encore, malgré les brumes qui, de la rivière, montaient au flanc des coteaux, déchirant leur gaze blanche aux aspérités et aux brusques contours des rochers.

L’étonnement de l’amazone fut grand, lorsqu’elle vit au-dessus, un mince filet de fumée bleue s’élever en spirale indécise et trancher sur le gris terne du brouillard et le gris cendré du ciel, encore dégagé dans cette direction.

– Du feu dans la maison du pauvre Antoine, murmura-t-elle étonnée.

Alors, au lieu de rebrousser chemin, elle piqua son cheval pour arriver plus vite.

Que voulait dire cette fumée ?

Malheureusement, quelque hâte qu’elle eût d’arriver, le chemin devenait de plus en plus étroit et raboteux ; le précipice s’escarpait, et, dans le lointain, entre elle et la maison blanche, grondait le trou de Satan.

Elle fut donc obligée de ralentir sa course, et bien lui en prit, car le brouillard montait, montait toujours, et bientôt noire écuyère, abandonnant les rênes, se fia à l’instinct admirable du cheval pour reconnaître la route et ne point rouler dans la Nièvre.

Elle avait compté sans l’orage.

Le dernier lambeau d’azur disparut, le ciel n’offrit plus qu’une immense coupole de cuivre sans une fissure, d’une effrayante uniformité de ton.

Une vague terreur envahit le cœur de la belle amazone, une fois encore elle fut sur le point de tourner bride.

– Mais cette fumée ?

Cette fumée qui tournoyait et montait tremblotante, naguère, au-dessus de la maison blanche, cette fumée inusitée, cette fumée apparue tout à coup et annonçant peut-être un retour.

L’amazone n’hésita plus, et laissa l’étalon limousin poursuivre sa marche à travers l’obscurité croissante.

Soudain la voûte cuivrée s’entrouvrit, une lueur fulgurante en sortit, éclaira une seconde la vallée tout entière et déchira le brouillard ; puis un fracas semblable à une décharge de mousqueterie mêlée à un roulement de tambours, ébranla la terre et le ciel.

Le cheval se cabra, épouvanté, la crinière roidie ; puis, comme si un invisible fouet d’airain, une lanière de feu eussent meurtri ses flancs et lacéré sa croupe, il s’élança en avant, les oreilles pointées, les naseaux ardents, le corps agité d’un frémissement convulsif, entraîné par un indomptable effroi.

L’amazone poussa un cri terrible, un indicible cri d’angoisse qui domina, de sa note aiguë, le rugissement sourd de la rivière et du torrent, et, se cramponnant désespérée, à la crinière de l’étalon, elle se laissa emporter, comme Mazeppa, à travers les ténèbres qui enveloppaient ce chaos de rochers, de gouffres et de précipices.

V

L’officier de spahis

Quelques heures auparavant encore, car nous nous apercevons que nous avons pris notre récit au rebours, et que nous eussions fort bien pu commencer par ce chapitre, quelques heures auparavant, disons-nous, un homme de vingt-huit à trente ans, au front bronzé par le soleil du midi, enveloppé d’un burnous blanc, à travers les plis duquel étincelaient les broderies d’un uniforme, descendit de la voiture publique qui faisait un service de traverse, passait à une lieue au sud du trou de Satan, débouchant d’une gorge qui scindait la vallée et franchissait la Nièvre sur un pont en fil de fer.

En homme qui connaît le pays, il prit sans hésiter le petit chemin conduisant à Nogaret, et s’éleva graduellement au-dessus de la rivière, jusqu’à la hauteur de la maison blanche.

Que ce fut illusion ou préoccupation, quand il n’eût plus que cent pas à faire pour l’atteindre, il voulut courir, comme si des bras allaient s’ouvrir et le recevoir ; mais il demeura cloué au sol par une émotion poignante et son brun visage blanchit sous une pâleur fébrile.

Se maîtrisant néanmoins, il reprit sa marche lentement et le front baissé.

Arrivé à la porte, il s’arrêta de nouveau, considéra cette façade close, cette porte fermée, ce jardin désert... puis à cette douloureuse préoccupation succéda une sorte d’étonnement à la vue des pigeons roucoulant sur le toit et des plates-bandes du jardin, soigneusement cultivées.

– Qui donc habite ici ? se demanda-t-il avec une sorte d’inquiétude.

Et il heurta à la porte. Nul ne répondit.

Alors se souvenant d’une coutume d’autrefois, il chercha sous la pierre, trouva la clef et la mit dans la serrure.

Mais là il s’arrêta encore et posa la main sur sa poitrine oppressée.

– Allons, cœur de femme, murmura-t-il d’une voix qui tremblait, allons.

Il ouvrit et entra dans le vestibule.

Sur ce vestibule, meublé de quelques chaises et d’une table, ouvraient deux portes, les clefs étaient dessus.

Il alla à celle de droite, puis recula brusquement.

– Non, dit-il, je n’ai pas encore assez de courage.

Et il se dirigea vers l’autre, l’ouvrit et pénétra dans un petit salon simplement meublé.

Deux grandes jardinières, pleines de fleurs nouvelles, garnissaient l’embrasure des fenêtres qu’il ouvrit, chaises et bahuts étaient fraîchement époussetés, un feu tout bâti dans l’âtre, attendait l’étincelle première.

– Il y a donc une fée ici ? s’écria le soldat.

La fée ne se montra point.

Le jeune homme prit une allumette sur le tablier de marbre et la jeta tout enflammée à la poignée de bruyère placée sous le gros bois, il s’assit ensuite, approcha ses jambes engourdies par l’humidité du brouillard, des bûches qui pétillaient, et il demeura une heure la tête dans ses mains, rêvant avec tristesse.

Au bout de ce temps il parut faire un violent effort moral sur lui-même, sortit du salon et retourna à la porte voisine.

Là encore il s’arrêta, détourna la tête et gravit l’escalier en coquille conduisant à l’unique étage de la petite maison.

Il visita rapidement deux pièces contiguës, puis une troisième où pendaient encore au chevet d’un lit, un fusil de chasse, une carnassière et un portrait de jeune homme, une tête mutine et rieuse de seize ans, avec de longs cheveux châtains, encadrant un blanc visage aux lèvres roses et à l’œil bleu.

Alors, comme s’il eût eu besoin de graduer tous ses souvenirs, il redescendit, mit une troisième fois la main sur cette clef qu’il n’avait osé tourner, et entra résolument.

C’était une toute petite chambre, avec une couronne d’immortelles sur la courtine blanche du lit et de vieux rideaux de serge verte.

Au chevet étaient suspendus un sabre, une épaulette d’or et un casque de cuirassier.

Le jeune homme s’agenouilla, baisa l’oreiller, le sabre, l’épaulette, toutes ces reliques, et murmura d’une voix brisée :

– Pauvre père !

Deux grosses larmes longtemps contenues roulèrent sur sa rude et brune face de soldat. Il pleura le brave et loyal Africain, lui qui avait oublié comment on pleure, pendant dix années de guerre, de soif et d’énervantes fatigues.

Puis, cette première douleur calmée, un nom, un nom de femme effleura ses lèvres... mais ce nom fut prononcé si bas, qu’à deux pas nul ne l’eût entendu.

Le capitaine, car c’était bel et bien un capitaine de spahis, quitta la chambre de son père et retourna au salon.

– Mais qui donc, se demanda-t-il encore, prend soin ainsi de la maison de mon père ?

Quelle main de fée ou de femme a placé là ces belles fleurs ?

Et ce nom qui avait déjà glissé sur ses lèvres y revint.

Mais il secoua tristement la tête.

– Non, dit-il, M. de Flars avait chassé mon père, son bon, son vieil ami... sa fille ne vient donc pas sous le toit de celui que son père a expulsé.

Carmen, murmura-t-il alors, vous, mon rêve d’enfant, vous, mon espoir de jeune homme, quel abîme il y a maintenant entre nous !

Et comme s’il eût voulu chasser un monde de souvenirs, il reprit son burnous, se leva, sortit et ferma la porte, se disant :

– Allons à Nogaret ; là, j’aurai le mot de l’énigme.

Arrivé au dehors, le capitaine s’aperçut que le brouillard avait augmenté d’intensité et que le ciel allait crever en cataractes. Mais il connaissait trop bien le chemin pour avoir seulement la pensée qu’il pouvait faire un faux pas et rouler dans la Nièvre.

Il cheminait donc rapidement au milieu des brumes opaques, et il était à peine à quelques mètres de la crevasse de Satan, quand ce cri terrible qu’avait poussé la jeune amazone, perçant les ténèbres et dominant le bruit du gouffre, arriva jusqu’à lui, le frappant de cette terreur poignante qui envahit les plus braves lorsqu’ils devinent le péril des autres.

Presque en même temps un second éclair, plus fulgurant que le premier, lui montra à cent pas, ce cheval blanc emportant une forme noire, et se précipitant tête baissée à une mort certaine.

Une exclamation non moins stridente que celle qu’il venait d’entendre, lui échappa, il s’élança d’un bond sur la lèvre béante du gouffre et cria :

– Arrêtez ! Arrêtez !

Mais le cheval affolé poursuivit son vol, et le capitaine, fasciné, ferma involontairement les yeux.

Le cheval, lancé à fond de train, devina le gouffre ; mais il était trop tard ; et, ne pouvant maîtriser son élan et tourner l’abîme, il le franchit.

Malheureusement, les pieds de devant atteignirent seuls le bord opposé, tandis que les autres frappaient le vide.

C’en était fait, amazone et cheval roulaient et se broyaient au fond de la crevasse, si deux mains de fer étreignant en même temps la bride et la crinière, n’eussent retenu, suspendu au-dessus du torrent, l’étalon dont les sabots se cramponnaient inutilement au roc lisse et glissant.

Tous deux se balancèrent une seconde sur le vide, puis une force surhumaine les enleva et les rejeta l’un et l’autre, à deux pas de la crevasse qui avait failli les engloutir.

L’amazone était évanouie, mais ses mains crispées n’avaient point lâché la crinière.

Le capitaine chancela un moment, à son tour, à demi-brisé par l’effort herculéen qu’il venait de faire ; mais c’était un homme pétri d’airain et d’acier, et il se redressa d’un jet.

Alors, malgré l’obscurité, il put se convaincre, en touchant ses vêtements, du sexe de la victime qu’il venait d’arracher à la mort, et, la maintenant sur le cheval qui tremblait de tous ses membres, saisit la bride et reprit le chemin de la maison.

Vingt minutes après, ce rude soldat, cet homme de bronze, poussait un cri de douleur et de joie, et se laissait tomber défaillant au bord du lit sur lequel il avait déposé la femme évanouie.

Car dans cette femme qu’il examinait à la lueur d’une bougie, dans cette femme aux cheveux blond cendré, au large front blanc un peu sévère, à la taille de vierge, il avait reconnu Carmen.

Carmen qu’il n’avait pas vue depuis douze, ans, Carmen laissée enfant ; et qu’il retrouvait une belle jeune fille.

C’étaient bien les mêmes traits, le même visage. L’enfant était devenue femme, mais la femme ressemblait à l’enfant.

L’évanouissement de mademoiselle de Flars fut court. Quand elle rouvrit les yeux elle vit devant elle une tête de soldat, brune, caractérisée, ombragée d’une forêt de cheveux noirs et de moustaches de même nuance.

Cette tête, penchée sur elle, la considérait avec une joie naïve.

Comme lui, elle devina l’enfant sous le masque de l’homme, et, nature naïve, confiante, pudiquement passionnée, elle se jeta au cou du capitaine, s’écriant avec une joie impossible à rendre :

– Victor ! Victor ! c’est toi.

– Oui, Carmen, répondit-il en s’agenouillant et prenant ses mains effilées et blanches, c’est moi.

– Mon Dieu ! fit-elle avec une joie enfantine, je le sentais bien, là, tout à l’heure, cette fumée.

Elle mit la main sur son front.

– Mais continua-t-elle, que s’est-il donc passé ? ce gouffre... ce cheval...

– Carmen, Dieu a permis que je fusse-là pour vous sauver.

Il raconta brièvement, simplement, sans emphase aucune, ce qu’il avait fait. Et elle l’écouta, le considérant avec un naïf orgueil, et tous deux, les mains dans les mains, aussitôt se prirent à causer de leur enfance, se rappelant mille riens charmants, parlant d’amour sans le vouloir, oubliant que de longs jours s’étaient écoulés, et qu’ils n’avaient plus onze et seize ans.

Cependant Carmen s’en souvint la première, se leva toute rougissante, et dégageant ses mains de celles du capitaine, elle alla s’asseoir à l’autre extrémité du salon.

Cette simple action rappela ce dernier à lui-même. Son front s’assombrit, et il dit à Carmen :

– Pardonnez-moi, mademoiselle, cette familiarité avec laquelle j’ai osé vous parler. J’ai oublié un moment, et l’abîme qui nous sépare aujourd’hui, et les années évanouies. Que voulez-vous ? il fut un temps où nous courions ensemble sous les marronniers de Nogaret, dans les prés qui bordent la Nièvre, un temps où nous nous tutoyions, où nous étions deux enfants.

Pendant dix années, je vous ai aimée de cet amour naïf, virginal, enfantin, qui succède à l’amitié, en Afrique, sous le ciel brûlant du désert, à l’école, sous les ombrages de Saint-Cyr, partout votre image m’a suivi, entourée d’une auréole et me souriant comme l’étoile polaire sourit au marin. Pendant des années, mademoiselle, une phrase de mon vieux père est demeurée gravée dans mon souvenir. C’était le jour où je partis pour l’école militaire ; je pleurais à chaudes larmes, car je vous quittais, mon père vit mes larmes, et me dit :

– Écoute, mon fils, sois officier, attrape, au milieu d’une grêle de balles, un petit bout de ruban, dam ! si la petite te veut, il faudra bien que le colonel le la donne. Je ne suis qu’un pauvre ouvrier, et il est mon patron ; mais bast ! j’étais sous-lieutenant, et un officier en vaut un autre. Mais, continua le capitaine d’une voix sourde, mon père se trompait, car le vôtre l’a chassé.

– Non, s’écria vivement Carmen, non, monsieur Victor ce n’est pas lui.

– Et qui donc, alors ? fit le jeune homme en secouant la tête, qui donc a le droit de chasser un homme qui mange le pain des Flars, si ce n’est Flars lui-même ?

Carmen étouffa un soupir.

– Victor, dit-elle, mon père n’est plus qu’un vieillard infirme ; il est devenu muet à la suite d’une paralysie ; et, depuis que sa voix ne retentit plus, le colonel de Flars, le rude forgeron, n’est plus le maître.

– Mais qui donc alors ? est-ce votre frère ? est-ce celui que j’ai retiré un jour de la Nièvre où il se noyait, est-ce lui qui a chassé mon père ?

Il y avait une sourde exaspération dans la voix de ce fils qui demandait compte du trépas de son père, mort de douleur.

– Mon frère n’est plus le maître, lui aussi, reprit Carmen, mon frère est marié.

– Ah ! fit Victor, je commence à comprendre.

– Mon frère est une bonne et loyale nature, mais il s’est fait l’esclave de sa femme.

– Et... c’est... sa femme... ?

– Non, mais elle a introduit un parent à elle, à la forge. Mon frère s’est livré à lui avec une aveugle confiance, et lui a abandonné la haute main sur tout.

– Et c’est lui, n’est-ce pas ? Oh ! dites-moi son nom, puisque ce n’est pas un Flars, je pourrai me venger.

– Écoutez-moi, Victor, dit Carmen, votre père est mort entouré de mes soins et de ceux de Jacques Nicou. Rien ne lui a manqué durant sa maladie, j’ai reçu son dernier soupir. Vous voulez venger votre père, Victor ; vous en avez le droit, et je n’ai pas celui de vous en empêcher ; mais me refuserez-vous d’attendre ?

– Attendre, et pourquoi ?

– M. de Lestang, c’est son nom, va souvent à Paris, attendez donc qu’il ne soit plus sous le toit de mon père pour lui demander compte de la mort du vôtre.

– Soit, fit Victor résigné.

– Victor, continua la jeune fille, savez-vous que la vengeance est un crime ?

– Carmen, dit le capitaine avec une explosion de douleur, croyez-vous que l’on pardonne, quand on ne retrouve qu’une tombe. J’avais deux amours, mon père et vous. Cet homme les a brisés tous deux.

Carmen se tut un moment, puis, se levant avec vivacité :

– Il est tard, dit-elle, il faut que je rentre ; mon père m’attend.

– Votre père vous attend, vous, Carmen, mais moi que nul n’attend... moi.

Il n’acheva pas, un regard de Carmen lui ferma la bouche.

– Victor, dit-elle, je vous aime.

– Oh ! fit-il, sera-ce possible, maintenant ?

– Attendez.

Elle glissa comme une ombre devant le capitaine, qui n’osa la presser sur son cœur.

L’orage avait dissipé le brouillard et remontait vers le nord, bien que la pluie continuât à tomber ; mais Victor n’en accompagna pas moins Carmen, la couvrant de son burnous, et il ne la quitta qu’à la grille du parc.

– Viendrez-vous au château ? dit-elle en lui abandonnant sa main, qu’il effleura d’un baiser.

– Non, dit-il ; car si je voyais cet homme, je le tuerais. Mais vous, Carmen, vous reverrai-je ?

– Oui, demain, je vous enverrai Jacques Nicou.

Voilà pourquoi mademoiselle de Flars était si pâle et arrivait si tard.

VI

Masques et visages

C’était un tableau digne du pinceau d’un maître, que cette longue table, environnée de quarante convives si dissemblables entre eux.

Au bas bout se tenaient les ouvriers de la forge, qui n’avaient pas de famille au village, et, par conséquent, mangeaient et couchaient au château.

Leurs noires figures tranchaient avec les visages hâlés des bouviers placés un peu plus haut.

Puis entre eux et les maîtres, qui occupaient le haut bout, ce qu’on nommait les serviteurs, c’est-à-dire le père Jean qui était concierge au château, la vieille Jeannon, la cuisinière, Jérôme le cocher, Prudence, la femme de chambre de madame de Flars.

Enfin, les maîtres eux-mêmes.

Le vieux Flars au milieu, ayant sa fille à sa droite et son fils à sa gauche, en face madame de Flars ayant à sa droite le marquis, Jacques Nicou à sa gauche.

Jacques Nicou était au-dessus des autres serviteurs, attendu que, sous l’Empire, il était maréchal-des-logis-chef dans le 12e cuirassiers et chevalier de la Légion-d’Honneur.

Parmi les forgerons, au reste, il y en avait bien quatre ou cinq anciens soldats et décorés.

Cet ensemble ne manquait nullement de caractère, surtout si l’on prenait garde à ces deux femmes, belles de beautés différentes, placées au milieu de ces rudes et sévères visages, comme des fleurs parmi des buissons.

Un seul type peut-être manquait de cachet et faisait tache : celui du marquis, mis avec une recherche féminine, la lèvre impertinente, et contrastant, dans toute sa tournure, avec la tenue sévère du vieux Flars et le sans-gêne campagnard de Francis.

Carmen s’était donc placée à côté de son frère, gardant une réserve silencieuse, lorsque Francis lui demanda d’où elle venait :

Cette question l’embarrassa ; mais comme elle ne savait pas mentir, elle répondit :

– De la maison du pauvre Antoine.

– Tiens, dit Francis, il paraît que le petit Victor est devenu officier en Afrique ?

Cette observation demeura sans réponse.

Madame de Flars et le marquis, qui avaient chassé le père, étaient là, et des trois personnes qui, seules, eussent le droit de demander des nouvelles du fils, l’une était sourde, l’autre muette, et la troisième savait parfaitement ce que Francis semblait annoncer.

Seulement, parmi les forgerons et les serviteurs, courut comme un frisson de plaisir, et la vieille Jeannon grommela entre ses dents :

– S’il pouvait revenir, le gars.

En même temps, l’œil unique du vieillard s’illuminait d’un rayon de joie.

Le repas fut silencieux, et les maîtres, selon l’usage, se retirèrent des premiers.

Francis donna la main à sa sœur, Jacques Nicou son bras au vieillard, le marquis et madame de Flars fermèrent la marche.

Madame de Flars était émue encore, mais il y avait une sorte d’âcre volupté dans son regard, et le remords, une fois encore, s’en allait au souffle de l’amour.

– Ce soir, n’est-ce pas ? murmura-t-il tout bas.

Elle hésita une minute, une minute encore le remords essaya de lutter, mais il était toujours vaincu depuis si longtemps.

Le marquis la conduisit à sa place auprès de la table à ouvrage, puis s’approcha négligemment de Carmen.

Carmen le reçut avec une dignité froide et polie.

– Monsieur, lui dit-elle à mi-voix, il faut que je vous parle.

– Quand cela, mademoiselle ?

– Demain après déjeuner vous m’offrirez votre bras pour un tour de parc.

Le marquis s’inclina à demi, et lorsqu’il releva la tête, il rencontra l’œil de madame de Flars qui était fixé sur eux et brillait d’une flamme sombre.

Il s’approcha d’elle aussitôt.

– Vous êtes jalouse de votre ombre, lui souffla-t-il à l’oreille.

– Eh bien ! Flars, continua-t-il s’adressant à Francis, qui feuilletait une brochure politique ne prenant nulle garde au manège du marquis. Voulez-vous que nous causions de notre affaire.

– Je le veux bien, répondit bruyamment l’honnête député, jetant un regard satisfait et plein de bonheur à sa femme qui avait repris son ouvrage.

– Je vous dirai donc, poursuivit le marquis, que j’ai trouvé un excellent placement pour les cent mille francs de bénéfice que nous avons réalisés cette année.

– Oh ! fit béatement Francis.

– Mon Dieu ! oui, reprit-il avec calme, je vous ai fait actionnaire d’une ligne de chemin de fer.

– Laquelle ?

– Tours à Nantes. Notre capital peut doubler en cinq ans. Voici vos titres.

Le marquis ouvrit un portefeuille et voulut en tirer une liasse de papiers.

– Gardez, dit Francis, vous mettrez cela dans la caisse et vous le porterez en compte au grand livre.

M. de Lestang remit le tout dans son portefeuille et dit négligemment :

– Comme il vous plaira.

Pendant ce temps, Carmen s’était assise entre son père et Jacques Nicou, leur souriant à tous deux et serrant leur main ridée, tandis que Love frottait langoureusement sa tête sur ses genoux.

Cette jeune fille au milieu de ces deux vieillards, cette femme les yeux baissés sur une broderie, ces deux hommes causant gravement d’affaires, tout cela, à première vue, avait un aspect calme, uniforme, patriarcal. Et cependant dans ce même salon, parmi ces mêmes personnages, sous cette apparente tranquillité, couvaient avant de bouillonner et d’éclater, les germes d’un drame lugubre.

Déjà dans chaque poitrine, au fond de chaque cœur, commençait à sourdre le premier élément, à briller la première étincelle d’une passion qu’un choc pouvait grandir et convertir en lave embrasée.

La lutte continuait chez madame de Flars entre la raison, l’honneur et l’amour, l’amour commençait à triompher.

Cette colère qui nait de l’impuissance à se débarrasser des gens qui leur semblent nuisibles, colère naturelle et fréquente chez les vieillards, agitait sourdement le vieux Flars et Jacques Nicou.

Peut-être même sous la robuste poitrine de ce dernier, il y avait un cœur endolori ; peut-être un souvenir poignant, une de ces grandes douleurs qui tuent l’esprit, quand, le corps est vivace encore, avait-il brisé la vieillesse de cet homme sourd qui ne parlait jamais, tant il avait l’habitude de comprendre son maître sur un seul regard.

Et Carmen ! Les émotions diverses de la soirée, quelque secret fatal que peut-être elle avait surpris, n’était-ce point là un formel démenti à son calme apparent.

Puis encore, cet homme aux manières doucereuses, à l’air riant, aux lèvres amincies, cet homme qui s’inclinait très bas devant tous, alors qu’il était pour ainsi dire le véritable maître ; cet homme qui gérait avec omnipotence une usine de deux cents ouvriers, devant qui on tremblait involontairement, n’avait-il pas quelque but ténébreux.

Il n’y avait guère que Francis de Flars, l’homme honnête et confiant, l’aveugle et passionné mari, dont le visage fut en harmonie avec la pensée.

Le marquis était la tête qui pense, Francis le bras qui agit. L’un dirigeait, l’autre exécutait.

Ainsi, pendant les absences fréquentes du premier, lequel allait à Paris faire des placements de fer et de fonte, négocier les valeurs, s’entendre avec le haut commerce, Francis surveillait les opérations de détail et travaillait parfois comme un simple ouvrier.

Par exemple, les hauts-fourneaux fonctionnant la nuit, Francis se rendait à dix heures du soir et ne rentrait qu’à cinq heures du matin.

C’était une habitude tellement invariable chez lui, qu’il eût fallu un événement véritable pour lui faire quitter son poste avant l’heure indiquée.

Le marquis, au contraire, ne paraissait que rarement à l’usine, mais il y avait placé un homme qui possédait sa confiance et ses instructions.

Cet homme était le successeur du vieil Antoine.

Disons un mot de l’expulsion de ce dernier.

Le marquis était un homme souple, adroit, insinuant, il possédait à un haut degré l’art d’acquérir une influence indiscutable et non raisonnée sur les esprits faibles. Il avait un empire absolu sur madame de Flars, il domina bientôt complètement Francis.

Francis reconnut sa supériorité intellectuelle, se livra à lui corps et âme et lui abandonna une partie de la gestion de l’usine.

Épouvanté d’abord des projets hardis et des innovations de ce dernier, il fut obligé de s’incliner devant les résultats, la prospérité de l’usine livra au marquis les derniers arcanes de la confiance de Francis. Le marquis demanda alors une omnipotence absolue et la direction générale. Francis accorda l’une et l’autre.

Habitué à l’autorité paternelle du vieux Flars et de son fils, les forgerons regimbèrent sous la férule de monsieur de Lestang.

Monsieur de Lestang en chassa douze et les remplaça par des ouvriers étrangers.

Cet exemple de sévérité produisit un salutaire effet de terreur : les plus mutins courbèrent le front et rongèrent leur frein.

Seul le vieil Antoine se montra roide et droit. Il était sous-gérant, chargé de la comptabilité générale ; il était moins le subordonné que l’égal et l’ami des Flars ; il ne voulut pas s’incliner trop bas devant un homme qui à ses yeux, n’était pas le vrai maître.

D’ailleurs sa rude probité, sa brusque franchise, gênaient sans doute le marquis, car il chercha un prétexte, trouva ses comptes mal tenus, et le congédia.

Francis eut la faiblesse de ratifier son renvoi.

Le vieil Antoine se retira, l’âme navrée dans sa petite maison, où il mourut de douleur quelques mois après, malgré la sollicitude du colonel, qui le força à accepter une pension, et les soins de Carmen, qui fût admirable de dévouement filial pour cet homme qui devait être presque son père.

VII

Le Trou de Satan

Retournons maintenant à la salle à manger, où les forgerons et les serviteurs demeuraient toujours après le départ des maîtres.

La vieille Jeannon en sa qualité de sexagénaire, et par conséquent de plus instruite des choses du temps passé, tenait le dez de la conversation.

– Il n’empêche, disait-elle que voilà de retour ce marquis que Satan confonde ! M’est avis que le guignon de Flars revient.

– Tais-toi, vieille, dit le père Jean, désignant d’un regard oblique les forgerons introduits par le marquis.

– Bah ! bah ! on peut me chasser, mais on ne me liera point la langue, vieux gars. Je dis ce que je dis : quand la Parisienne et son cousin sont entrés ici, le malheur est entré de même.

– Pour çà, allait dire un forgeron, c’est vrai...

Mais la peur ferma prudemment sa bouche.

– Jésus Dieu ! s’écria Jeannon, vous êtes tous des lâches ! mes gars. Parce que ce damné marquis a ensorcelé notre monsieur Francis, et que la Parisienne gouverne sous le toit de Flars, vous êtes tous muets.

– Il est de fait, dit timidement le père Jean que, depuis deux ans tantôt, il est arrivé bien des travers par ici. Le père Antoine est mort, la garcette de Jacques Nicou s’est affolée, puis noyée sans qu’on sache pourquoi.

– Je le sais, moi, murmura Jeannon.

Il y eut un murmure d’interrogation dans la salle ; mais Jeannon se tut et essuya une larme qui roula sur sa joue parcheminée.

– Sans compter mamz’elle Carmen, qu’est triste que ça vous fait écœure... Dans un temps elle sautait et courait par les bois comme un cabri, mais à présent elle parle à peine.

– Quand je vous le dis, reprit Jeannon en frappant de son poing sur la table, que ces Parisiens ont tout bouleversé ici.

– Allons, la vieille, dit un forgeron, retiens un peu ta langue, ou gare.

– Eh ben ! Eh ben ! de quoi ? Si on me chasse, mamz’elle Carmen aura soin de moi.

– Tu ferais mieux de nous conter l’histoire du Trou de Satan.

– Ouais !... Je vous l’ai dite hier.

– Ça ne fait rien, c’est toujours bon.

– Je veux ben, dit Jeannon ; mais ça reviendra à ce que je dis : quand on ouvre sa porte à des étrangers, on perd son âme et son bien.

Et après cette préface épigrammatique, la vieille cuisinière conta, dans son jargon moitié morvandiau, moitié français, l’histoire que nous allons vous traduire à notre manière.

Il faut vous dire qu’au temps où il n’y avait point encore de Parisiens en Nivernais et en Morvan, à la place où est maintenant le Trou de Satan, s’élevait un beau château.

Tours épaisses, crénaux solides, herses de fer, meurtrières, mâchicoulis, rien ne manquait à sa défense.

Un beau parc en faisait le tour ; à dix lieues à la ronde, villages et manoirs environnants étaient ses tributaires.

Or, le châtelain, assez heureux pour avoir un pareil château, se nommait le seigneur Gontran, et, en outre de tous ces biens terrestres, et des cinq cents hommes d’armes qui marchaient sous sa bannière, il possédait encore une femme noble et belle, dont la vertu égalait celle d’une forteresse, et le renom, celui de la ville de Péronne, laquelle est vierge, comme chacun sait.

La châtelaine avait nom Ermengarde.

Tous les barons, tous les comtes du voisinage vainement lui avaient débité fleurette ; la châtelaine, ce qui est fort rare, aimait son mari.

Tous s’étaient retirés marris de leur déconvenue et décidés à se venger sur le mari des dédains de la femme.

Or, tandis que dans l’ombre et le silence ils fomentaient des complots félons, messire Satan, dont Dieu nous préserve, avait juré, de son côté, d’essayer une escarmouche, et il dépêcha à la châtelaine un de ses démons de confiance, nommé Séduction.

Séduction commença par s’installer dans le miroir d’acier d’Ermengarde, et, prenant ses traits à elle, lui avoua qu’elle était beaucoup trop belle pour un mari vieux et laid comme le sien.

La châtelaine sourit, n’en voulut rien croire d’abord, mais se répéta la nuit suivante les paroles du diablotin Séduction, et finit par y ajouter quelque créance.

Mons Séduction passant, du miroir dans le livre d’Heures d’Ermengarde, y déchira une magnifique enluminure représentant la tentation de saint Antoine, et lui substitua une gravure dont nous ne savons au juste le sujet, mais au premier plan de laquelle était un beau cavalier aux armes ciselées, au cimier blanc, qui avait œil noir, moustaches noires, nez d’aigle et lèvres de carmin.

La châtelaine rougissant, ferma le livre, mais comme elle en était au chapitre des aveux, elle convint que la barbe grise et les yeux verdâtres de son mari étaient fort laids auprès du beau chevalier.

Cette confidence mentale la fît rêver toute une autre nuit.

Le troisième jour, le diablotin arracha toutes les pieuses images du livre d’Heures, et les remplaça par d’autres plus profanes, où le beau cavalier figurait de face et de profil.

En même temps il conseilla à un des vassaux du châtelain de se révolter, ce qui fit que messire Gontran partit pour l’aller réduire au devoir et fut absent durant huit jours.

Mais pendant ces huit jours, Satan frappa un grand coup.

Il rappela le diablotin et s’en alla, lui-même, sous les traits du beau chevalier dont la châtelaine rêvait, ne l’ayant vu qu’en peinture, sonna du cor à la herse du manoir, par une soirée froide et sombre et demanda l’hospitalité.

La châtelaine rougit et se troubla en le voyant.

– Noble dame, dit le chevalier, j’arrive de Palestine, j’ai faim, soif et suis las.

– Entrez et soyez ici chez vous, répondit d’une voix émue la vertueuse châtelaine.

Elle l’admit à sa table, lui donna la plus belle chambre du château, et fut probablement si émerveillée de l’esprit et des grandes manières de son hôte, qu’au matin suivant, quand vint l’heure du départ, et que, tout cuirassé et éperonné, il vint fléchir un genou devant elle et baiser sa main, elle lui dit :

– Seigneur chevalier, mon mari ne peut tarder d’arriver, et ce serait un mâle chagrin pour lui de ne point avoir sollicité votre amitié. Restez donc jusqu’à son retour.

Le chevalier resta, et lorsque Gontran revint, il fut enchanté d’avoir un hôte d’aussi grande mine et qui paraissait si vaillant.

Sur ses instances, le chevalier resta huit jours encore ; mais, le huitième écoulé, et comme il allait partir, tandis que la châtelaine, retirée dans son oratoire, fondait en larmes, on vit, dans le lointain un immense tourbillon de poussière, et bientôt une foule innombrable de cavaliers se montra aux alentours du château.

C’était la troupe des amants rebutés d’Ermengarde.

Le seigneur Gontran vit bien, au nombre de ses ennemis, qu’il n’avait plus qu’à préparer une résistance désespérée, et que malgré ses cinq cents hommes d’armes, il serait vaincu.

– Cordieu ! lui dit le chevalier déjà en selle, que donneriez-vous pour repousser ces bandits et devenir leur maître ?

– Ce que je donnerais ? s’écria Gontran furieux : mon âme !

– Tope, dit le chevalier en lui tendant la main ; écris là-dessus, mon maître : « Je donne mon âme au chevalier Natas », et signe.

– Et tu repousseras ces félons ?

– Je demande huit jours et le commandement de tes troupes.

Gontran prit le parchemin, et n’ayant ni plume, ni encre, il s’ouvrit une veine avec son poignard, et de la pointe, traça avec son sang ces deux lignes : « Si le chevalier Natas repousse et taille en pièces mes ennemis, je lui donne mon âme. » Et il signa.

Alors le chevalier mit son doigt sur la veine ouverte et la cicatrisa ; puis sur le front, et le châtelain perdit la mémoire de ce qui venait de se passer.

Le huitième jour, il ne restait aucun vestige de l’armée ennemie, et Gontran suppliait son valeureux hôte de ne le plus quitter.

Peut-être la châtelaine émettait-elle le même vœu.

Or, maître Satan, qui se trouvait bien nourri, bien logé, aimé d’une belle châtelaine, se prit à regarder en pitié son palais infernal, où les sanglots des damnés lui agaçaient horriblement les nerfs.

Et il désira une vie calme et paisible.

Il passa donc près de deux années au castel, partageant son temps entre la chasse et la pêche.

Il ne songeait plus, le pauvre monarque, à tenter et à induire à mal l’espèce humaine.

Ce qui fit que, durant ces deux années, il y eût une quantité surprenante de maris heureux et de femmes vertueuses.

Malheureusement, celui qui, durant ces deux années, avait payé, aux dépens du sien, le bonheur universel, eut le mauvais goût d’être jaloux, et il essaya d’élever la voix.

Le chevalier Natas se prit à rire, tira un parchemin de sa poche et lui dit :

– Lis.

Le châtelain lut et recula, reconnaissant sa signature.

– Maintenant, dit le diable en tournant le parchemin à l’envers, relis.

Le parchemin était transparent, et au travers, Gontran lut : Satan ! et poussa un cri d’effroi.

Natas est l’anagramme de Satan.

– Si tu ne t’étais pas avisé d’être jaloux, fit alors le diable, j’aurais bien pu te laisser vivre cent ans, car ta femme a des yeux superbes, et je me plaisais ici, mais tu me rappelles mon devoir d’ange du mal !... Tant pis pour toi, tu m’appartiens et ta femme aussi, je suppose ; car il est peu présumable que saint Pierre lui ouvre le Paradis. Suivez-moi donc tous deux.

Et soudain il se fit un terrible bruit qui ébranla la terre et le ciel, et le château s’abîma.

Et, à sa place, les habitants de la vallée ne trouvèrent plus le lendemain qu’une affreuse crevasse au fond de laquelle roulait un torrent impétueux, et ils lui donnèrent le nom de Trou de Satan.

VIII

En quittant Carmen, Victor était allé au presbytère de Nogaret, accepter un lit et un souper chez le vieux curé.

Fidèle à sa mission de conciliation, le pasteur avait essayé de calmer ce fils irrité, et il y était parvenu. Victor ne renonçait point encore à sa vengeance, mais il la différait... C’était un pas immense.

Le lendemain, dès le point du jour, il se leva sans bruit, quitta le presbytère et reprit le chemin de sa maison.

Arrivé au Trou de Satan, il eut un frémissement de cette peur rétrospective qui envahit les plus braves après le danger... il se dit qu’une seconde de plus aurait suffi pour qu’il vît la jeune amazone rouler dans le gouffre avec sa monture et broyer son corps délicat aux pointes aiguës des rochers.

Et détournant la tête, il passa rapidement et gagna le pont.

Quand il fut à cent pas de sa maison, il vit une sorte de géant à barbe et cheveux blancs, assis sur les marches du seuil.

Ce géant, il eût peine à le reconnaître, tant ses traits étaient altérés, mais celui-ci vint à lui, posa ses larges mains sur ses épaules et se prit à le dévorer du regard.

Ce regard était une adoration.

Puis un cri de joie sortit de la poitrine du géant, et, touchant du doigt, les épaulettes, il s’écria d’une voix formidable, impossible à noter.

– Capitaine ! il est capitaine !

– Jacques Nicou ! fit à son tour le jeune officier se jetant dans ses bras, mon vieux Jacques !

Il passa la main sur son front, cherchant un souvenir et lui dit :

– Et Follette ?

Mais Jacques désigna son oreille avec la main, et fit signe qu’il était sourd.

Recourant alors aux signes, Victor éleva sa main ouverte à la hauteur de sa ceinture, désignant ainsi un enfant qu’il avait vu et laissé tout petit.

Le vieillard comprit, couvrit son front de ses deux mains, et le capitaine vit une larme jaillir à travers ses doigts énormes, et ruisseler sur sa manche.

Puis il étendit les bras vers la Nièvre, et sa voix stridente répéta.

– Noyée.

Victor l’interrogea de l’œil tristement.

– Je suis sourd, dit le géant, mais je parle. Écoute, Follette avait dix-sept ans quand un vent de malheur souffla par ici. Elle chantait comme les oisillons, courait joyeuse comme une chèvre, et me faisait la vie bien bonne. Un soir elle ne chanta plus, sa gaieté s’en alla et les larmes vinrent en place. Comme elle pleurait toujours et qu’elle passait de longues heures au bord de l’eau, un soir je la pris dans mes bras, là entre ces deux saules, et je lui dis :

– Je veux savoir pourquoi tu pleures ?

– Parce que je suis mère, dit-elle.

– Alors tu comprends, que comme c’était mon sang, cette enfant, que sa honte serait ma honte, et que la honte ne pouvait couvrir mes cheveux blancs, je la soulevais au-dessus de l’eau, et je lui dis :

– Dis-moi le nom de celui qui t’a trompée, ou je te noie !

– Noyez-moi, dit-elle, mais vous ne le saurez pas.

Je n’eus pas le courage de tuer mon enfant, je la reposai à terre... Mais au lieu de pleurer, elle se mit à rire, et ce rire me fit si peur, que je m’enfuis.

Depuis ce jour, Follette ne pleura plus, mais elle courait en riant au bord de l’eau, et disait :

– Je m’appelle Follette, et je suis bien nommée, car je suis folle !

Et elle chantait comme autrefois. Seulement, au lieu de me réjouir, ses chansons me faisaient pleurer.

Un jour elle ne chanta plus... elle s’était noyée !

Et le vieillard montra de nouveau la Nièvre d’un air sombre.

– Mais son séducteur ? fit Victor, oubliant que Jacques était sourd.

Jacques comprit cependant et répondit avec un rire terrible :

– Je le connais, et tu sauras son nom quand je l’aurai tué.

Deux éclairs illuminèrent le regard du géant, une sorte de joie féroce contracta sa large figure ; puis éclairs et joie s’éteignirent, et il dit :

– Notre demoiselle t’attend, mon gars ; viens avec moi.

Tous deux reprirent le chemin de Nogaret, dépassèrent le rivage et arrivèrent au carrefour d’un petit bois qui masquait le parc du château.

– En cet endroit, la route était de plain-pied avec la prairie, un ruisseau causeur la bordait, tout couvert de liserons bleus et de nénuphars. Le soleil levant faisait étinceler aux feuilles des arbres les gouttelettes de rosée ; un murmure de confuse ivresse montait de la terre au ciel ; au flanc des collines commençait à tinter la clochette des troupeaux ; plus loin, le sifflotement sourd de l’usine mêlait sa voix grave à ces mille voix.

Au revers du chemin, sur la mousse humide, Carmen était assise rêveuse.

Et à la voir ainsi avec son vague sourire, ses cheveux dorés et sa robe d’un bleu pâle, on eût dit un wergiss-mein-nicht, qu’une fée capricieuse s’était plu à métamorphoser en femme.

Carmen et Victor foulèrent l’herbe drue, errèrent sous les coulées de frênes et de marronniers, se laissant aller à cette causerie intime et suave de l’amour quand il chemine la tête au vent et les pieds dans le gazon.

La cloche du château sonnant le déjeuner y mit un terme, et Carmen s’esquiva, laissant Victor plus calme et plus raisonnable encore.

Les hôtes et les convives du colonel de Flars, à son entrée dans la salle à manger, remarquèrent sur le visage de la jeune fille de fraîches et charmantes couleurs ayant fait place à sa pâleur habituelle. Car elle était pâle et triste d’ordinaire depuis deux années. Son père infirme et sombre, son frère n’ayant plus pour elle ces petits soins, ces attentions délicates, cette amitié charmante des frères pour leur jeune sœur, avaient plissé imperceptiblement son front.

Ces soins, ces attentions, cette amitié, Francis les avait pour elle avant son mariage.

Quand elle le vit revenir un jour avec une femme, qu’elle fut témoin de cet amour presque insensé, qu’elle put se convaincre que cette femme régnerait sur son frère et dans la maison de son père où jusqu’alors elle avait commandé, la noble jeune fille s’effaça peu à peu sans plaintes, sans regrets, remettant à madame de Flars la direction intérieure de la maison, et s’isolant de tout pour donner tous ses soins à son vieux père, comme elle froissé, comme elle souffrant en silence.

Le marquis arriva ; peu après, Carmen eut tout deviné, tout compris. Que pouvait-elle faire ?

Se taire ?... n’était-ce pas froisser tout ce qu’il y avait en elle de dignité, d’orgueil, de race et de vertu ?

Parler ?... mais parler c’était tuer Francis, l’honnête, le confiant, déshonorer le nom de Flars !

Carmen eut le courage de se taire ; elle feignit de tout ignorer.

Elle avait deviné la domination féroce de cet homme sur cette femme, elle comprit qu’il y avait une victime et un bourreau ; elle plaignit l’une et méprisa l’autre.

L’expulsion d’Antoine la fit le haïr.

D’une politesse glaciale, presque ironique, elle semblait lui dire chaque jour et à toute heure :

– Vous êtes un étranger ; je suis ici chez moi ; d’un mot je puis vous chasser, mais je vous méprise et ne le fais point.

Cependant, comme Carmen, ange de paix avant tout, ne redoutait rien tant qu’un événement qui viendrait troubler le calme apparent du château, comme elle s’attendait à voir ce calme détruit si Victor se jetait au milieu de ses habitants et provoquait le marquis, il sera facile de comprendre avec quelle insistance elle l’avait amené à renoncer à ses projets de vengeance.

Pieuse comme sa mère, Carmen avait foi en la justice de Dieu, et elle espérait que Dieu, veillant sur ceux qu’elle aimait, la rapprocherait de Victor naturellement et sans secousses.

Elle savait que Francis avait déploré, sans oser la blâmer ouvertement, l’expulsion du vieil Antoine ; elle ne connaissait à madame de Flars aucun motif d’aversion pour un homme jeune, plein d’avenir, et dont le grade était une illustration : le marquis seul pouvait être un obstacle à la présentation de Victor au château. Il ne fallait rien moins qu’une pareille considération, pour amener Carmen à lui demander un entretien.

Or, après le déjeuner, comme le temps était fort beau, Francis proposa une promenade en calèche dans les environs.

Le vieux Flars, Jacques Nicou, Francis et sa femme prirent place dans la calèche. Francis conduisait.

Carmen et le marquis montèrent à cheval.

On partit.

Carmen piqua en avant, le marquis la suivit, et elle se trouva plus à l’aise pour la nature de conversation qu’e