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SUR LA PEDAGOGIE DE DURKHEIM 1. - CHAMP PÉDAGOGIQUE ET CHAMP SOCIAL Le point crucial de la pédagogie de Durkheim (1) est sans nul doute la liaison Intime qu'elle établit entre le chemp pédagogique (c'est-à-dire de l'espace opère l'acte pédagogique comme transmission de savoirs) et du champ social dans le Jeu des représentations collectives, des Institutions et de ses bases morphologiques. Le pro- cessus de socialisation des jeunes générations assure la survie sociale : il n'est donc de « social » sans cc péda- gogique » au sens large du terme. Cela signifie inverse- ment qu'il ne saurait être de champ pédagogique pur : toute société Inclut non seulement dans la détermination des savoirs à apprendre. mais aussi dans la définition qu'elle donne des relations entre maître et élèves, une oeuvre de formation à ses valeurs et à ses fins. Le lieu Il y a du pédagogue et d'où parle le pédagogue est celui par sa parole, ses attitudes, ses éventuelles manipula- tions le maitre tient un discours social. Il n'est guère étonnant, partant, que la crise de la société Industrielle s'accompagne d'un désarroi InteUectuel dans le corps enseignant (E.P., 15) : Durkheim observe ce désarroi et découvre que l'école se montre très exac- tement l'espace se réfléchissent en anomie et en désordre « pédagogiques ) "anomie économique et poli- tique, les conflits désintégrateurs. Elle n'est pas loin de lui apparaitre comme un modèle réduit les rapports sociaux et les rapports des individus à la société se médiatisent dans les relations maitre-élèves et dans le rapport au savoir. Mals, cette Intrication du pédagogique et du social n'est pas seulement de fait, elle est de droit. Sur et dans ce modèle réduit qu'est l'école une action est possible et, par elle, une action sur la crise de la société. On peut lire chez Durkheim qu'en opérant sur ce micro-modèle 11 est possible de traiter pour une part les problèmes liés au dépassement de la crise sociale, qu'une nouvelle société scolaire est à créer, ce qui se passe au niveau des attentes des élèves et de l'attitude du maTtre (style d'autorité et modalités de la discipline, manière de vivre le soit constitutif à terme de nouveaux rapports sociaux. En tout état de cause, le champ pédagogique n'est pas le lieu d'une parole seulement « pédagogique ». De la nature sociale de leur discours, les pédagogues ne sont cependant que partiellement conscients. Ce que la sociologie doit leur apporter, c'est précisément qu'ils sachent désormais inscrire consciemment leur désir de pédagogue dans un référent social. Ce référent ne faisant qu'un avec fe savoir constitué par le sociologue, ce dernier devient dès lors - indirectement - un éducateur. De telle sorte que le pédagogue que décrit Durkheim comme étant le pédagogue de demain est celui qui saura vivre, dans son propre désir, le désir pédagogique du sociologue. C'est pourquoi, si un « grand travail de réfection et de réorganisation ) de l'enseignement s'impose, et si même, en dernière analyse, c'est aux enseignants qu'il appartient de prendre en charge ce travail (E.P., 14), cela ne signifie aucunement qu'ils doivent le mener à bien seuls. C'est désormais à des pédagogues formés en contact du savoir sociologique que Durkheim voit revenir la tâche de réorganiser J'enseignement. Lorsque, par le biais d'une génération d'enseignants devenant le lieu d'inscription pédagogique de la conscience sociologique l'école parviendra à advenir par elle-même, elle sera en même temps un point stratégique du passage du change- ment social spontané au changement social voulu. La situation privilégiée du pédagogue dans le cadre de l'action de changement est ainsi directement fonction de sa disponibilité à l'appel du sociologue, nous dirions de 60n empathie avec l'intention éducatrice inscrite au coeur du projet du sociologue. Le privilège du pédagogue qui répond à cet appel est bien alors d'être, non l'instituteur d'une société Institutrice (2), mais l'agent d'une conscience sociologique qui, dans et par l'institution pédagogique, peut désormais apprendre la société à elle-même, et par- '83

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SUR LA PEDAGOGIEDE DURKHEIM

1. - CHAMP PÉDAGOGIQUE ET CHAMP SOCIAL

Le point crucial de la pédagogie de Durkheim (1) estsans nul doute la liaison Intime qu'elle établit entre lechemp pédagogique (c'est-à-dire de l'espace où opèrel'acte pédagogique comme transmission de savoirs) et duchamp social dans le Jeu des représentations collectives,des Institutions et de ses bases morphologiques. Le pro­cessus de socialisation des jeunes générations assurela survie sociale : il n'est donc de « social » sans cc péda­gogique » au sens large du terme. Cela signifie inverse­ment qu'il ne saurait être de champ pédagogique pur :toute société Inclut non seulement dans la déterminationdes savoirs à apprendre. mais aussi dans la définitionqu'elle donne des relations entre maître et élèves, uneœuvre de formation à ses valeurs et à ses fins. Le lieu oùIl y a du pédagogue et d'où parle le pédagogue est celuioù par sa parole, ses attitudes, ses éventuelles manipula­tions le maitre tient un discours social.

Il n'est guère étonnant, partant, que la crise de lasociété Industrielle s'accompagne d'un désarroi InteUectueldans le corps enseignant (E.P., 15) : Durkheim observe

ce désarroi et découvre que l'école se montre très exac­tement l'espace où se réfléchissent en anomie et endésordre « pédagogiques ) "anomie économique et poli­tique, les conflits désintégrateurs. Elle n'est pas loin delui apparaitre comme un modèle réduit où les rapportssociaux et les rapports des individus à la société semédiatisent dans les relations maitre-élèves et dans lerapport au savoir.

Mals, cette Intrication du pédagogique et du socialn'est pas seulement de fait, elle est de droit. Sur et dansce modèle réduit qu'est l'école une action est possibleet, par elle, une action sur la crise de la société. Onpeut lire chez Durkheim qu'en opérant sur ce micro-modèle11 est possible de traiter pour une part les problèmes liésau dépassement de la crise sociale, qu'une nouvellesociété scolaire est à créer, où ce qui se passe au niveaudes attentes des élèves et de l'attitude du maTtre (styled'autorité et modalités de la discipline, manière de vivrele groupe~classe) soit constitutif à terme de nouveauxrapports sociaux.

En tout état de cause, le champ pédagogique n'estpas le lieu d'une parole seulement « pédagogique ». Dela nature sociale de leur discours, les pédagogues nesont cependant que partiellement conscients. Ce que lasociologie doit leur apporter, c'est précisément qu'ilssachent désormais inscrire consciemment leur désir depédagogue dans un référent social. Ce référent ne faisantqu'un avec fe savoir constitué par le sociologue, ce dernierdevient dès lors - indirectement - un éducateur. Detelle sorte que le pédagogue que décrit Durkheim commeétant le pédagogue de demain est celui qui saura vivre,dans son propre désir, le désir pédagogique du sociologue.

C'est pourquoi, si un « grand travail de réfection etde réorganisation ) de l'enseignement s'impose, et simême, en dernière analyse, c'est aux enseignants qu'ilappartient de prendre en charge ce travail (E.P., 14), celane signifie aucunement qu'ils doivent le mener à bienseuls. C'est désormais à des pédagogues formés encontact du savoir sociologique que Durkheim voit revenirla tâche de réorganiser J'enseignement. Lorsque, par lebiais d'une génération d'enseignants devenant le lieud'inscription pédagogique de la conscience sociologiquel'école parviendra à advenir par elle-même, elle sera enmême temps un point stratégique du passage du change­ment social spontané au changement social voulu. Lasituation privilégiée du pédagogue dans le cadre del'action de changement est ainsi directement fonction desa disponibilité à l'appel du sociologue, nous dirions de60n empathie avec l'intention éducatrice inscrite au cœurdu projet du sociologue. Le privilège du pédagogue quirépond à cet appel est bien alors d'être, non l'instituteurd'une société Institutrice (2), mais l'agent d'une consciencesociologique qui, dans et par l'institution pédagogique,peut désormais apprendre la société à elle-même, et par-

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tant lui donner les bases réflexives pour son proprechangement.

C'est dans cette perspective qu'il convient d'inter­préter l'insistance de Durkheim sur la nécessité de chan­gements profonds dans l' ( organisme scolaire ». Certes,une analyse historique et sociologique de l'éducation mon­tre qu'au sein du devenir des sociétés le changementsocial spontané induit une succession de changementsdans le système d'enseignement. C'est ce processus ques'efforce de suivre le cours de 1904-1905 sur L'évolutionpédagogique en France. La prédominance si durable dela culture littéraire dans l'enseignement secondaire tientau fait que jusqu'à la Révolution cet enseignement s'adres­sait aux classes aisées et s'assurait dans la convictiond'une nature humaine abstraite et toujours identique àelle-même. A l'orée de ra Révolution, puis dans la périoderévolutionnaire, les fonctions temporelles prennent uneimportance qu'elles n'avaient point, les intérêts écono~

miques deviennent trop puissants pour que [e pédagoguene puisse s'en préoccuper; les nécessités vitales de lasociété en viennent donc à être prises en compte : lessciences de la nature tendent alors à prendre le pas surle formalisme littéraire, et la pédagogie va chercher « dansles choses » J'instrument de formation intellectuelle. Enparticulier, le rôle joué par Rousseau se situe dans uneévolution de la pédagogie répondant à des causes soc'Ialesdéterminantes (E.P., chap. Viii-X).

Pourtant, si ce type d'analyse était le seur possible,le système d'enseignement (dans ses institutions, ses pra­tiques, ses méthodes et ses idéologies) n'apparaîtrait quel'effet de ce que René Lourau appelle la « demande ) etla ~( commande » sociale. Or, Durkheim souligne deuxpoints fondamentaux à ses yeux, qui contribuent à fairedu système d'enseignement lui-même un Instrument d'ac­tion. Le premier point concerne le fait que toute transfor­mation dans l'école s'accompagne d'effets sur la sociétédans son ensemble. Qu'une éducation, de religieuse, de­vienne (~ rationnelle » (au sens d'un apprentissage del'esprit critique et de l'individualisme intellectuel), elleapporte avec elle un sens différent à la dignité humaine;un progrès de l'éducation morale dans la voie d'une plusgrande rationalité ne peut pas se produire sans que,au même moment, des tendances morales nouvelles nese fassent jour, - par exemple « sans qu'une soif plusgrande de justice ne s'éveille, sans que la consciencepublique ne se sente travaillée par d'obscures aspirations»(E.P., 10-11). Mais c'est au niveau du second point quese joue véritablement la capacité novatrice de l'enseigne­ment. Tant que l'école n'a d'action sur 'le système socialqu'en fonction d'institutions scolaires et de représenta.1ionspédagogiques étroitement déterminées par la structuresociale de fait, elle ne peut que jouer le rôle de courroiede transmission. Or, le système scolaire, tout en étant« organe » de l'organisme social dans son ensemble,

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peut être considéré comme un sous-système possédantaux paliers les moins « cristallisés )' et les plus (( effer­vescents » une marge importante d'autonomie. Il suffitque ['on puisse montrer dans les idéologies pédagogiquesune capacité de développement autonome, d'une part, etque d'autre part, 11 soit possible d'ordonner ce développe~

ment aux données émergentes de la conscience collective,pour que l'école devienne le point de départ de cetteaction de changement qui résulte de l'insertion de la( conscience sociologique ,. dans le devenir social.

Durkheim insiste à diverses reprises sur la capacitéproductrice du système d'enseignement. Il produit des«( idées ») pédagogiques, sous la forme de doctrines, d'idéo­logies, qui obéissent pour une part à des lois de dévelop­pement propres. A l'intérieur du système d'enseignement,de ce que Durhkeim appelle parfois la « machine ", ( if Y ades idées qui la travaillent et qui la sollicitent à changer »)

(E.S., 112). Lorsque les institutions sont mises en questionpar des idéologies pédagogiques nouvelles, ces idéologiesagissent dans le système scolaire exactement de la mêmemanière que les idéologies socialistes par exemple dansle système social globa[ : elles expriment des besoinspropres au système, et se traduisent par des actions dontla finalité est la transformation de ce système. C'estd'ailleurs à ce niveau qu'une sociologie de l'éducation,sous la forme d'une sociologie des systèmes d'enseigne­ment, peut autoriser une évolution plus consciente, confor~

mément au schéma général du changement social voulu.

En tout état de cause, c'est en s'insérant dans lecadre des possibilités offertes par ce développement« autonome ,) des représentations pédagogiques que laconscience sociologique, sous le double aspect de laconscience liée au savoir sociologique apporté par lesociologue au niveau de la société globale, et du savoirqu'il apporte au niveau du système d'éducation, peutêtre facteur d'une action de changement dans le sensd'une évolution conforme aux exigences sociales. De cepoint de vue, l'école n'est pas seulement une micro-sociétéoù se reflète la problématique sociale, mais surtout unlieu d'où peut s'initier le changement qui dérive, pour lapremière fois dans l'histoire, de J'apparition d'une prisede conscience sociologique. Si Durkheim répète que l'édu­cation doit se vouloir perpétuellement dans un état demalléabilité « qui permette ie changement )), se vouloirtenue ( perpétuellement en haleine par la réflexion ))(E.S., 73), c'est bien qu'une fois pénétrés du savoirsociologique, les maitres élaborent des représentationsdont le pouvoir novateur sera déterminant.

***En définissant l'éducation comme l'ensemble des

moyens qui font «( parcourir à l'enfant ») la distance consi~

dérable qui sépare les virtualités indécises de départ dupersonnage socialisé de l'arrivée (E.S., 54), Durkheim ne

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fait qu'appliquer à l'analyse du processus éducatif lesdonnées de la psychologie qu'il avait à sa disposition, etne prétend qu'à une constatation de fait. De même, enest-il lorsqu'il pose que l'enseignement a pour objet dedévelopper chez l'enfant « un certain nombre d'états physi­ques et moraux que réclament de lui et la société politiquedans son ensemble et le milieu spécial auquel il estparticulièrement destiné 1> (E.S., 41) : en situant le champpédagogique comme étant d'abord le champ de trans­mission d'un savoir qui contient les interprétation propresà une société du système axiologique qui la sous-tend,Durkheim ne veut que formuler une constatation empirique.Au-delà de cette constatation, reste à déterminer ce queprécisément le sociologue peut apprendre au pédagoguequant à la signification du savoir qu'il a pour fonctionde transmettre.

1[ ne suffit pas, dans cette perspective, de dire queles contenus de l'enseignement - lettres, sciences ­n'ont de sens qu'en tant que conçus traversés par ununivers de valeurs et de fins. Si cet univers était figé etclos, l'école ne serait incontestablement qU'un lieu dereproduction d'une société institutrice. Mais, précisément,telle n'est pas la pensée de Durkheim. Que la sociétésoit en crise montre assez que les idéaux nouveaux quiémergent contredisent nombre d'institutions existantes etexercent une pression à leur remplacement. Loin d'êtrele pur instrument d'une société institutrice, j'école a dé­sormais pour mission de fournir à la société les baseshumaines d'une société qui s'institue comme sociéténouvelle. Certes, le discours de Durkheim n'est pas sur cepoint dénué d'ambiguïté. On opposera cependant aux pas­sages d'Education et sociologie qui semblent condamnerl'enseignant à jouer un rôle immédiatement assigné parune société dans laquelle l'organisation hiérarchique destâches et de leur rémunération est fixée une fois pourtoutes, les pages de L'éducation morale et de L'évolutionpédagogique en France qui proposent explicitement aupédagogue des choix impliquant la contestation d'unordre, au nom d'un autre ordre émergent.

S'il s'agit, en effet, d'aider les jeunes générations àprendre conscience des idéaux nouveaux de justice socialeet d'inscrire dans les esprits les valeurs individualistes,cela signifie en même temps que l'une des fins assignabledésormais à l'éducation est la constitution d'une conscien­ce critique, faite à la fois de lucidité, de rationalité et decréativité. « Jamais, en aucun cas, une manière déterminéede penser ne doit nous être imposée obligatoirement,fut-ce au nom d'une autorité morale 1> (E,M., 91). Endécidant de faire appel aux « forces actives et inventivesde la conscience ", le pédagogue durkheimien se donneeffectivement comme but de créer une conscience claireet complète des nécessités sociales, sachant éventuelle­ment revendiquer « .avec énergie » une autonomie toujoursplus grande. L'évolution pédagogIque en Franc·e, qui traite

de l'enseignement secondaire, de même que L'éducationmorale, consacrée à l'enseignement primaire, posent l'iden~

tique impératif d'une éducation rationaliste, en laquellej'apprentissage de l'autonomie personnelle est aussi l'ac­ceptation des limitations apportées par l'autonomie del'autre. L'homme nouveau formé par Je pédagogue n'accep­tera de conformisme que rationnellement fondé, decontrainte que légitime. L'esprit de discipline et l'atta­chement au groupe, que Durkheim pose comme desobjectifs immédiats de l'éducation morale dans l'enseigne­ment primaire, sont dialectisés précisément par l'autono­mie de la volonté, et doivent permettre aux hommes decollaborer à la constitution d'un monde marqué parl' « esprit d'association» et le dépassement de l'aliénationdécrite dans les derniers chapitres de De la division dutravail social et des leçons de sociologie.

En effet, l'insistance de Durkheim sur la nécessitéd'inculper à l'enfant, dès l'école primaire, l'esprit dediscipline et le sens dQ l'attachement au groupe, s'enracinedans la thématique du désir et de la règle, de l'anxiété deséparation et de la communialité. En proposant au péda­gogue ces finalités, Durkheim vise autre chose que cequ'une interprétation étroite pourrait en déduire : unesoumission inconditionnelle au pouvoir social représentépar Je pédagogue; il cherche au contraire à mettre enplace les conditions de développement d'une personnalitésusceptible de s'insérer dans le processus évolutif desmutations sociales. Là se situe en tout état de causeson projet, quelques contradictions qu'à l'analyse il puisseprésenter.

Il est intéressant de noter que c'est dans L'éducationmorale, ouvrage de pédagogie, que nous pouvons lire dela manière la plus directe le substrat imaginaire ou fan­tastique de la représentation durkheimienne du rapportde l'homme à sa société: l'interdit - par lequel s'expri­ment la règle et la loi - source de vie; la plénitudede .J'existence obtenue dans le sentiment d'un « unisson l>,

d'une « fusion» par laquelle l'homme vit intensément sesliens à autrui; la médiation des symboles par lesquelsla société s'exprime aux hommes pour que se réalise cetétat de communialité; dans cette symbolique, l'identifi­cation de la société au couple parental dans le premiertemps, à Dieu dans un second temps; la consciencecollective enfin, espace où opère cette symbolique, etoù s'opère partant la synthèse de la règle et de la com­munion. Que ce soit en parlant pédagogie que Durkheims'exprime au plus près de sa fantasmatique montre assezqu'à ses yeux le pédagogue, plus que tout autre acteursociar, est en position de vivre la nécessité de ce res­sourcement permanent qu'est l'adhésion à une « société »,

seule garantie contre l'anxiété de séparation et de mort.Le maître, en apprenant à l'enfant le sens de la règle,

mieux, en la lui révélant, tel Moïse révélant la Loi, c'e5t­à-dire la Loi du Père, ne le fait qu'en tant qu'Investi (au

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double sens institutionnel et psychologique du terme,) dece « pouvoir moral supérieur à lui, dont Il est l'organeet non l'auteur» (EM., 130-132). Mais, il ne s'agit passeulement pour le maUre de représenter ce qui, dansl'ordre du social, est de l'ordre de la Loi du Père, d'un« Dieu jaloux et redouté... qui ne permet pas que sesordres soient transgressés 1). Le maUre durkheimien doitsavoir faire vivre aux enfants ce sentiment d'une société(C puissance amie et protectrice, mère nourricière... divi~

nité secourable» (E.M., 78).

Or, l'important est ici d'une part, que cette véritableInitiation se situe au sein du groupe~classe, commeminiature où s'effectue l'apprentissage de la « vie col­lective », du don au groupe et de la fusion, et, d'autrepart, qu'une fois ce background transférentiel réalisé, cequi se passe dans le groupe devient propédeutique à destransformations sociales.

C'est en faisant vivre une classe que le maître durkhei­mien, à travers les projections réalisées sur lui-même etsur le groupe, met chaque élève en situation de vivre ladialectique de la règle et de l'amour, de l'autorité et dela communion fusionnelle. Aimer la vie de groupe commeon aime la bonne mère nourricière, trouver la « joie » dansla communion, est solidaire de l'acceptation de la règlepaternelle. L'attachement qui naUra chez l'enfant sera leprototype d'un besoin de communion, qui, plus tard,poussera l'homme, sachant que « rien n'est agréablecomme la vie collective », qu'il y a en elle C( quelquechose d'ardent qui échauffe le cœur », et connaissant toutle plaisir qu'il y a à « dire nous )1, à travailler pour quela société trouve cette cohésion qu'il aura expérimentée(E.M., 203-204).

Cependant, cet apprentissage ne signifie pas pourautant allégeance au pouvoir politique ou à l'ordre éco­nomique. SI, un -des moyens pour instaurer une sociétéà la fois démocratique et plus égalitaire passe par laconstitution de groupes intermédiaires susceptibles decontrebalancer le pouvoir de l'Etat, une des conditions enest bien la constitution d'un « esprit d'association »; etcet esprit est susceptible d'être précisément appris dansla vie scolaire. Il s'agit alors d'utiliser des habitudes prisespar l'enfant Cc de manifester en groupes les différentesformes de son activité » pour jeter les bases de réformessociales. Mais Durkheim va plus loin encore. Un individuisolé ne pourrait, à lui seul, modifier l'état social : lathéorie politique a établi que seules des forces collectivespeuvent être opposées à des forces collectives. Il n'estpossible d'agir efficacement sur la société qu'en groupantdes forces individuelles. C'est pourquoi l'action de chan~

gement à laquelle Durkheim convie les hommes pourconstruire une société qui réconcilie individualisme etsocialisme nécessite une conjugaison des efforts, uneconcertation des acteurs sociaux. Or, Durkheim poseexplicitement qu'à 'l'école, au sein du Cc groupe naturel »

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qu'est la classe, 11 est possible d'apprendre commentl'individu isolé ne peut rien contre les maux sociaux,la nécessité « que les efforts particuliers se groupent,se concentrent, s'organisent pour produire quelqueeffet " (E.M., 71). Apprendre à l'école la force dugroupe, le pouvoir de l'être-en-groupe, la jale communiellea donc le sens en même temps d'un apprentissage de lacapacité réformatrice des groupes. Dans cette optique,Durkheim va de toute évidence au~delà d'un projet péda­gogique répondant strictement à une demande sociale desocialisation adaptatrice, ou à une commande de citoyenssimplement préparés aux tâches découpées par la divisiondu travai'l social. Ou plutôt, au-delà de cette demande etde cette commande, l'intégration au champ pédagogiquedu champ de groupe fait qU'exemplaire dans le vécu, legroupe-classe devient porteur des valeurs oubliées et despouvoirs nouveaux.

On saisit ici sur le vif le raisonnement pédagogiquede Durkheim. Dans la mesure où le savoir sociologiquemontre immanente à la société de fait j'intention égalita­riste et justifie cette intention tout en indiquant les voiesde réalisation possible, ce savoir détermine par là mêmeune fin à son action. L'apprentissage à l'école du pouvoirlié au cc groupement des forces » est une fin pédagogique,en raison des requisits fonctionnels d'une société qui doitse transformer dans le sens de ses propres valeurs poursurvivre. Le pédagogue peut et doit être alors l'agent d'unesociété qui par sa médiation saura créer un état de menta­lité incitant les acteurs sociaux à savoir grouper leurs ef­forts, à vouloir un monde dégagé des maux 'les plusgraves.

Durkheim voit nettement que le système scolaire deson époque n'est pas en harmonie avec les « idées )1 etles c( besoins» émergents: il opère la sélection et l'orien­tation des élèves en fonction d'un système d'inégalitéset de division du travail contrainte; il est fait de tellesorte qu'il ne sert pas également ses différents groupesd'usagers. Aussi convient-il de combattre ce qui - enlui - est encore basé sur la distinction des classes oudes castes. Comme le souligne P. de Gaudemar, aux yeuxde Durkheim cC la pédagogie qu'il convient d'instaurer estcelle qui combat, en s'ordonnant à la différenciation desfonctions et aux apprentissages qu'elle réclame, la fonc­tion de cette autre différenciation qui n'ayant pour effetque de consacrer 'les différences entre les conditions etd'assurer les privilèges d'une élite rend à la limite impos­sible la communication que la science a toujours eupour fonction d'établir entre les hommes» (3). C'est dansla référence à la problématique de l'instauration d'unesociété méritocratique, que se situe rapprentissage desforces du groupe. Certes, Durkheim nous paraîtra tropprudent: non seulement il n'a pas su repérer l'impact dumilieu culturel sur l'apparition et le maintien des C( voca­tions )), mals encore l'enseignant est-Il Invité à ne pas

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occasionner chez les élèves des désirs immodérés. 11s'agit avant tout de « faire justrce » des « bornes artifi­cielles l) qui font obstacles aux vocations, tout en sachantqu'une société est hiérarchique par essence (fut-elle socia­liste) et qu'en tout état de cause, la théorie psychologiqueenseigne que les désirs doivent être limités à un momentou à un autre, sous peine de déséquiJibre ou de fièvreanomique. Cependant, cette prudence de Durkheim n'altèrepas l'essentiel, ici, d'un message qui réside moins danstels ou tels préceptes localisés, que dans la conceptiond'un champ pédagogique comme le lieu où le futur citoyenapprend à prendre en compte les forces créatrices dugroupe en 'res expérimentant, apprend à vivre des valeursde groupe qui doivent être reconnues dans la société dedemain.

Il. - CONTENUS DE L'ENSEIGNEMENTET RELATION PEDAGOGIQUE

JI ne suffit point cependant d'alerter le pédagoguesur les fins que désormais il doit poursuivre à travers lesactes pédagogiques de chaque jour, mais il convientencore d'Îndiquer ce que le sociologue doit proposer auniveau de ces actes eux-mêmes. Le pèdagogue vit larelation à ses élèves dans le cadre d'une classe, cetteclasse fait partie elle-même d'un système de groupes etd'institutions qui constitue le système d'enseignement;enfin, le pédagogue représente ou possède un savoir.Quel savoir transmettre et comment le transmettre? Quelsystème d'enseignement autorise la mise en place d'unepédagogie ordonnée aux finalités éducatives?

Il n'est pas question, certes, que le sociologue sesubstitue à l'enseignant pour Initier, à l'intérieur dusystème d'enseignement, le processus de changement quJdevrait permettre de dépasser la crise de l'éducation. Ungroupement de forces actives du corps enseignant doitpermettre aux enseignants eux-mêmes d'engager ce pro~

cessus, en modifiant leurs pratiques et en imposant lesmodifications indispensables (E.P., 14-15). Mais la sociolo­gie de l'éducation, en situant le système d'enseignementdans le champ de la société globale, et en appliquant à cesystème le mode d'analyse du changement applicableà ce champ global, doit aider les maîtres en les rendantconscients des enjeux. Si Durkheim n'a pas exploré autantque nous pourrions le souhaiter la problématique du chan~

gement interne au système d'enseignement, à la « machinescolaire» (il « ne va pas de soi» qu'il y ait des col'lèges,mais aucune autre solution n'est suggérée »J resfe qu'enproposant de substituer aux théories pédagogiques l'énon­cé de réformes Issues d'une prise de conscience sociolo­gique, il a contribué à l'élaboration de modifications im­portantes à son époque dans les domaines des contenusde l'ensejgnement et de la relation pédagogique elle­même.

Les critiques qu'adresse Durkheim aux théories péda­gogiques ont une sévérité qui peut étonner. Tout se passecomme sl, à ses yeux, les théories pédagogiques étaientsusceptibles d'une analyse parallèle à ,l'analyse des doc­trines socialistes, participaient des mêmes vices aux yeuxd'une sociologie de l'éducation qui devrait en devenirdésormais la contre-partie.

Les théories pédagogiques (Durkheim dit aussi les« doctrines» pédagogiques) ne peuvent prendre leur sensque dans la dynamique interne au système scolaire, elle­même en rapport avec la dynamique sociale globale. Ellesappartiennent au palier des représentations collectives,et constituent des idéologies ayant d'une certaine manièreleur vie propre, encore qu'en liaison de causalité récipro­que avec les institutions éducatives proprement dites(<< tout un ensemble d'arrangements définis et stables, deméthodes établies », textes ministériels mais aussi prati­ques, souvent routinières, qui sont certes la vie, mais« fixée et consolidée l>, E.S., 112).

Or, ceux que l'on appelle les grands pédagogues,c'est-à-dire les grands théoriciens de l'enseignement, sontà l'instar des idéologues socialistes, des « consciences »

plus larges, plus sensibles, plus éclairées que les conscien~

ces moyennes, « où les aspirations ambiantes viennent seheurter avec plus de force et de clarté » ; les « théoriespratiques » qu'ils élaborent expriment les (( courantsd'opinion qui travaillent, en matière d'éducation, le milieusocial où elles ont pris naissance l>. Lorsque ces doctrinessont en accord avec J'évolution historique et sociale, ellesparviennent à se traduire en Institutions et en pratiquesnouvelles. Durkheim pose ainsi que l'idéal pédagogique,qui s'élabora au XVIQ siècle à travers les doctrines deRabelais et d'Erasme, était en rupture parfaite avec leformalisme logique de l'époque antérieure; cet idéalnouveau contribua à mettre en cause les institutions liéesà ce formalisme, fut pour une part responsable de leureffritement et de leur remplacement par d'autres jnstitu~

tions qui permirent le règne de la culture classique (E.P.,208-209).

Toutefois res théories pédagogiques ne sauraient êtreque des traductions imparfaites des besoins sociaux: d'oùleurs divergences, voire leur abstraction. Au XVIe sièclepar exemple, Rabelais et Erasme exprimaient chacun descourants relativement antagonistes, - le courant érudit, lasoif encyclopédique de science d'un côté, le courant huma­niste, le sens de la littérature de l'autre. Certes, ditDurkheim, ces courants coexistaient bien dans l' « opi M

nion l' de l'époque; mais les deux types de doctrines quiles exprimaient en déduisaient des conséquences comw

munes également éloignées des exigences profondes Im­manentes au dynamisme éducationnel, à savoir uneconception de l'enfant considéré comme un objet d'artqu'il s'agissait de parer, c'est-à~dire l'enfant d'une aristo­cratie privilégiée. Montaigne na pas eu de peine, en

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suivant la voie ainsi préparée, à meUre en question radi­calement la science et les lettres pour discréditer la péda­gogie même et aboutir à une sorte de « nihilisme péda­gogique l'. Le « vice inhérent à la pensée pédagogiquedu XVI" siècle l' était en fait de concevoir l'éducation uni­quement sous 'la forme d'une éducation aristocratique,directement ou indirectement esthétique (E.P., 252-260).Tout en tenant d'une situation sociale, l'idéal pédagogiqueengendré par le travail idéologique est alors comme déra­ciné du milieu réel qui l'a engendré. C'est que, à l'instardes doctrines socialistes, les doctrines pédagogiques sontnécessairement de biais par rapport à la « réalité ", laréfractent plus qu'elles ne la réfléchissent.

Il s'ensuit une tendance contestataire souvent gra­tuite. Les grands pédagogues ont toujours montré destempéraments « d'outranciers 'l, et leurs systèmes se sontbâtis en prenant trop systématiquement le contrepied despédagogies existantes : d'où des caractéristiques com­munes d'uni latéralité et d'exclusivisme (E.P., 262). Espritsrévolutionnaires, « insurgés contre les usages de leurscontemporains l', - des Montaigne, des Rousseau, voiredes Pestallozzi, font table rase des systèmes d'enseigne­ment existants pour entreprendre des constructions en~

tièrement nouvelles et abstraites, et partant incapablesd'orienter efficacement l'action et de lui en donner lesmoyens.

C'est pourquoi un hiatus a toujours séparé lesdoctrines pédagogiques de la pratique pédagogique. Iln'est pas de cas dans l'histoire où une doctrine pédago­gique soit parvenue à passer tout entière et « sans modi­fications essentielles " dans la pratique : Pestaliozzi està peu près le seul qui ait essayé de pratiquer la méthodeà laquelle il a attaché son nom, et les échecs de sestentatives « montrent assez que cette méthode n'étaitpraticable qu'à condition de se transformer II (EP., 261­261,). Qui confierait une classe à un Rousseau ou à unMontaigne? (E.S., 67-68).

Aux « ardeurs iconoclastes )l des pédagogues doctri~

naires (qui font pendant aux ardeurs révolutionnaires dessocialistes), il s'agit donc de substituer une prise encharge du corps enseignant par lui-même, une fois pénétrédu savoir sociologique. Le changement dans le systèmed'enseignement sera alors le résultat d'une « consciencesociale vraie ", apportée par le sociologue. Si au XVlosiècle, on a pu assister à des changements pédagogiqueschaotiques, s'orientant dans des directions opposées sou­vent aux besoins qui les faisaient naître, c'est que préci~

sément il n'y avait point une conscience suffisante desdésirs sociaux réels en jeu.

Durkheim semble conscient du fait qu'au moment oùil écrit, la sociologie de l'éducation n'est pas encore enétat d'aller au-delà d'une aide apportée au niveau de laconscience des fins qui doivent désormais être poursui-

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vies et au niveau de ces moyens que sont les contenusà t~ansmettre et la nature de la relation pédagogique.Aussi bien on « court des risques 'l à proposer des tr.ans·formations' dans ces domaines au corps enseignant, enraison de l'imperfection du discours sociologique lui­même (ES., 72). Mais il ne s'agit plus du risque propre auxchimères à l'utopie mais d'un risque calculé, où l'inno­vation e~t non pas' création ex nihilo et improvisation,mais réforme possible.

Pour ce qui concerne les savoirs qu'il convient detransmettre désormais, Durkheim s'intéresse moins à cequi doit préparer les élèves à leur future fonction qu'à cequi doit les constituer en un certain type de personnalités,puisque, aussi bien, le problème de la société à divisiondu travail social est d'abord celui du consensus dans lesvaleurs sociétales ultimes. C'est ainsi que la critique dela culture classique et du dilettantisme trouve son abou­tissement, au moment où s'achève le cours sur L'évolutionpédagogique en France, dans une série de propositionssur ce que devraient être désormais un enseignement del'homme et un enseignement de la nature dans J'enseigne­ment secondaire.

L'enseignement de l'homme doit combiner l'apport dela psychologie, de la sociologie et de l'histoire, pourdénoncer le mythe d'une nature humaine universelle,expliciter ce qu'il y a de constant, mais aussi d'irréduc­tiblement divers dans l'humanité, démontrer en définitivesuivant la forte expression de Durkheim qu'il y a en nousd'autres hommes. En révélant en particulier, avec la psy­chologie contemporaine, qu'il existe une vie psychiqueinconsciente, ou encore que la nature humaine estsouple, modifiable selon les conditions de l'existencesociale, un tel enseignement devrait non pas enrichirde connaissances spéculatives, mais donner à l'esprit« toute une attitude mentale ) d'accueil au relatif, auchangement, et détruire toute une série de préjugés.Dans cette perspective, l'enseignement de l'histoire doitsavoir rapprocher l'histoire ancienne de l'histoire natio­nale, dép.asser l'histoire événementielle au profit d'unehistoire marquée par l'esprit sociologique, éviter d'identi­fier le différent au bizarre pour montrer le rapport entreles coutumes les plus étranges à nos yeux et l'étatsocial en leque'l elles s'enracinent. L'enseignement de lalittérature doit être Vivifié de manière identique par lalittérature comparée, par la grammaire comparée et parl'étude des civilisations (EP., 379-382). Ce style d'ensei­gnement ne doit d'ailleurs pas être réservé à l'enseigne­ment secondaire. A la fin de L'éducation morale, qui traitede l'enseignement primaire, l'enseignement historique re­çoit par exemple la double fonction de donner, d'une partà l'enfant le sentiment du devenir social par un contactavec la vie historique de la conscience collective et delui donner d'autre part le sens de la relativité de l' :< espritfrançais » en l'arrachant à un patriotisme clos et chauvin

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qui le conduirait à oublier que cet esprit n'est que notremanière « à nous » de ,( contribuer au bien commun del'humanité » (E.M., 234-239). Il s'agit de construire chezle futur adulte les conditions d'une vision relativiste dumonde, d'une acceptation de la mobilité et de la relativitédes choses humaines et sociales.

L'enseignement de la nature est si l'on peut dired'une urgence plus immédiate encore. Les cours consa­crés à l'enseignement primaire et à l'enseignement secon­daire convergent ici de façon remarquable. A travers lesavoir scientifique, c'est en fait un autre savoir qui doitêtre transmis : l'idée du déterminisme de J'univers, Jesentiment de l'insertion de l'homme dans une nature quilui résiste et qu'il domestique à la fois, la conviction enfinque c'est par le labeur et la coopération que la raisonhumaine parvient à s'emparer progressivement du monde.Certes, l'enseignement scienflfique a conquis le droit decité dans notre système scolaire pour des raisons d'abordutilitaires et professionnelles : l'importance accrue de favie économique, la nécessité d'une culture scientifiquepréparant mieux aux professions industrleHes. Mais 18culture scientifique ne doit pas être réservée aux caté­gories professionnelles qui en ont directement besoin,dans la mesure où son enseignement doit surtout induireune certaine attitude d'esprit susceptible de contribuerau développement du rationalisme. Au~delà du savant, oudu technicien, former des hommes « qui sachent que leschoses, soit humaines, soit physiques, sont d'une complexi­té irréductible, et qui pourtant sachent regarder en faceet sans défaiffance cette complexîté » (E.P., 399). Appren­tissage, non pas du « rationalisme simpliste 1) de Des­cartes, qui a accoutumé « à considérer que cela seul estréel, dans te monde, qui est parfaitement simple, si pauvreen qualités et en propriétés que la raison peut s'en saisird'un seul regard et s'en faire, d'un coup, une représen­tation lumineuse » (E.M., 212,), mais d'un rationallsme« d'Un genre nouveau ll, dont le projet est, non pasd'aboutir à des natures slmples, mais de compliquer lesimple. C'est ce rationalisme non-cartésien qui peutconduire à dépasser les anciennes représentations atomis­tiques de la société: former des rationalistes, c'est dansces conditions former des esprits disposés à une nouvellelecture du monde social dans lequel ils sont immergés,ouverts à la nouvelle conscience sociologique (4).

Savoir sur l'homme et savoir sur la nature convergentainsi dans la transmission de ce savoir plus fondamentalencore qu'ils médiatisent : un savoir qui dialectiseraitl'idée du déterminisme et l'idée du changement, la notionde la modifiabil1té de la nature humaine et celle de loisdu monde humain.

Si l'action de changement du pédadogue passe par laformation d'une mentalité nouvelle, une réforme des

contenus ne saurait cependant suffire. L'originalité deDurkheim à l'époque est d'inviter les pédagogues à mettreen question un certain nombre d'habltudes pédagogiques,et, à prendre conscience du fait que c'est aussi à traversle rapport du maître à l'élève et à la classe que sont trans­mis des modèles d8 rapports sociaux. Non seulementparce que former des « rationalistes » veut dire formerdes hommes qui, tout en sachant qu'il est une loi deschoses, veulent avoir le droit de comprendre le pouvoirsocial auquel ils sont soumis et de le soumettre à leur« esprit critique l>, mais encore parce que ces rationalistesdoivent ainsi qu'on i'a vu plus haut, être sensibilisés à la,joie du groupe en même temps qu'à sa 10L Cela impliqueque les modalités mêmes de la transmission des savoirs,c'est-à-dire les modalités de la relation maître-élève aumoment où les contenus sont transmis, doivent être prisesen considération dans la formation des mentalités nou­velles.

Durkheim a analysé avec une grande pénétration['abus de pouvoir, risque majeur du métier de pédagogue.Si J'enfant doit .acquérir l'esprit de discipJJne, si le maîtreest en dernière analyse - et doit être en tout état decause - le représentant de la Loi, ceUe position doitêtre compatible avec l'apprentissage chez l'élève del'esprit critique et de l'autonomie de la volonté. Or, il y adans les positions du maître et de l'élève une asymétriegrosse - si le maître n'y prend garde - d'une relationde domination-soumfssion contradictoire avec les finalitésde l'éducation. La compétence du maître au niveau descontenus qu'il enseigne le situe dans une positiond'autorité dont la tentation est précisément l'abus de ceUeautorité. Un des problèmes essentiels de J'éducation estalors celui des précautions à prendre pour protéger laliberté de l'enfant contre la toute-puissance de l'édu­cateur.

Les pages que Durkheim a écrites sur la suggestibilitéde ['enfant, en reprenant d'ailleurs des thèses de J.-M.Guyau, n'ont pas toujours été convenablement interpré­tées (5). Elles n'ont surtout jamais été mises en balanceavec celles qu'il consacra aux dangers des abus d'autoritéde la part du maître. En montrant dans la suggestibilité del'enfant, telle que la décrivait la psychologie de l'époque,un moyen permettant d'orienter la conduite de l'enfantdans des directions voulues par le maître, Durkheim décri­vait ce qu'était à ses yeux une situation de fait; mais àaucun moment il ne prétend ramener l'éducation à lasuggestion. Bien au contraire, il alerte le maître sur leslimites nécessaires à cette influence: le maître doit savoirque la suggestibilité enfantine est telle qu'il a tout lieud'être effrayé de son pouvoir (E.S., 55), qu'il faut l( craindreles abus de pouvoir », beaucoup plus que « redouterl'impuissance de l'éducation II (E.M., 120).

Le rapport maître~élève peut être décrit en effet dansles termes du rapport colonisateur-colonisé. Dans les deux

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cas, dit Durkheim, des groupes d'individus de cultureinég,ale sont mis en contact; il est logique dès lors qu'unerelation de violence découle de cette inégalité, en raisond'une « loi générale ) pouvant ainsi être énoncée :« Toutes les fois que deux populations, deux groupesd'individus, mais de culture inégale, se trouvent encontacts suivis, certains sentiments se développent quiinclinent le groupe le plus cultivé ou se croyant tel àviolenter l'autre >l. Dans les colonies, les représentants dela « civilisation européenne », se trouvant aux prises avecune « civilisation inférieure >l, s'arrogent au nom de cettesupériorité de culture le droit à l'abus de pouvoir. Al'école, le maître appartient à un corps possédant le savoir,et les élèves forment un groupe qui précisément ne pos~

sède pas ce savoir; il est même difficile, dit-il, « qu'ilpuisse y avoir, entre deux groupes de conscience, unedistance plus considérable, puisque les uns sont étrangersà la civilisation, tandis que les autres en sont tout impré­gnés ", et le propre de l'école est de les rapprocher demanière constante 1 Les maîtres ne peuvent que vivre cedécalage de culture et, dès lors que la société leuraccorde de surcroît le r61e de représentants de lacontrainte sociale, Ils se trouvent dans une position detentation perpétuelle de ce que Durkheim appelle méga­lomanie scolaire. Analogue à la mégalomanie du coloni­sateur, elle est faite du sentiment exagéré de sa proprepuissance et autorise par là même - dans et par lapunition par exemple - tous les abus d'autorité. Si auXV" et au XVI" siècle, par exemple, les méthodes disci­plinaires ont pu prendre le caractère de véritables sup~

pliees, si même de nos jours des brimades sont considé~

rées comme des instruments pédagogiques, c'est qu'il y abien dans les conditions mêmes de la vie scolaire« quelque chose qui incline à la discipline violente >l

(E.M., 161-162).

Durkheim ne remet certes à aucun moment en ques­tion ce qu'il appelle la forme naturellement « monar­chique » de la société scolaire. Mais le fait que cetteforme induise le risque de rapports de violence doitprécisément mettre en garde contfe une dégénérescenceaisée en « despotisme >l. pour pallier une telle dégéné~

rescenee, Durkheim envisage plusieurs moyens. Le premierest d'ouvrir l'école vers l'extérieur, de multiplier lespoints de contacts avec le dehors. Plus la sociétéscolaire, dit-il, reste repliée sur elle-même, comme auMoyen Age, plus elle conserve un caractère « trop étroite­ment professionnel >l, plus elle est un monde clos, - plusles risques sont grands qu'elle devienne le champ de laviolence pure (E.M., 164). Durkheim envisage ce qu'ilappelle une « constitution de l'école" telle que les com~

munications entre l'école et les familles soient nombreuses,que les grands idéaux sociaux soient présents, quel'enseignement ne soit pas centré sur des commandessociales étroites; mais il n'est pas davantage précis.

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Probablement ces suggestions s'appuient-elles sur lathéorie générale des rapports entre groupes sociaux : lepouvoir des enseignants à l'intérieur de la société sco~

laire sera d'autant plus grand que la société scolaire, entant que société close, séparée des autres groupessociaux, participera de la tentation absolutiste des groupespartiels. Mais il ne se réfère pas explicitement à ceshypothèses appartenant à la problématique politique.

En revanche, il s'étend sur les dispositions suscep­tibles d'éliminer au niveau de la classe elle~même lesdangers de mégalomanie scolaire. En se constituantcomme groupe possédant des normes régulatrices pro~

pres, champ d'une vie collective, objet d'attachement etlien d'apprentissage de la communauté, la classe répondaux finalités les plus fondamentales de l'éducation. Or,il serait contradictoire que la classe puisse être une« petite société >l de ce style, si le maître en faisait unterrain de domination. Inversement, plus la classe prendune vie autonome, plus elle devient une forme susceptibled'équilibrer la tendance despotique du maître. Faire« vivre >l la classe est ainsi un impératif surdéterminé parles exigences générales de l'éducation et par le soucid'éliminer toute violence qui dépasse l'autorité légitimedu maître.

C'est pourquoi Durkheim demande avec une insistancesignificative à J'époque que le maître sache, dans lemoment même où il joue sa fonction dans la transmissiondes savoirs, faire exister la classe comme « bon» groupe.Les phénomènes de contagion, de démoralisation col!ec~

tive, de surexcitation mutuelle, d'effervescence salutairequi forment la vie normale de la classe doivent êtrepris en compte par le maître de manière à construire unecommunauté cohésive, malgré Jes différences de statuts,d'âges, de personnalités. Le rôle du maître est donc icide conduire, de dIriger le groupe~classe, en cherchantà réaliser un équilibre toujours instable entre les tendancesà la désorganisation, à l'indiscipline, et ses tendancespropres à abuser du pouvoir que lui donne sa position.Il s'agit d'aIder le collectif des élèves à reconnaître lavalidité des règles qui président au fonctionnement dela classe, et d'utiliser les processus spontanés qui contri­buent à constituer une conscience collective de la classe.Durkheim décrit un maître appliquant l< toutes ses forces»à susciter cette vie de la classe, multipliant les clrcons~

tances « où peut se produire une libre élaboration d'idéeset de sentiments communs ", coordonnant et fixant les« produits » ainsi dégagés. A l'affût de tout ce qui peutfaire « vibrer ensemble, d'un commun mouvement " lesenfants d'une classe, ce maître utilise toutes les occasionsfavorables pour obtenir ce résultat : émotion communeà propos d'un récit, jugement rendu au sujet d'un person~nage historique » dont on a discuté ensemble la valeurmorale, la portée sociale >l. Il sait même, lorsque néces~

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saire, associer la classe aux sanctions (punitions etrécompenses) qu'il prononce (E.M., 205-207).

A la même époque que Dewey (6), Durkheim élaboraitainsi les bases d'une pédagogie de groupe. Dewey, attachéà faire de la vie sociale de la classe un ferment dedémocratie, décrivait un maître réduisant au minimuml'occasion d'exercer son autorité, induisant une vie com­munautaire dans la classe, moins « patron II que « direc­teur d'un groupe d'activités ». Le maTtre durkheimien,comme le maître deweyen, conduit la classe en coordon­nant les apports de chacun, tire et fixe les conclusions dediscussions collectives, facilite le processus par lequel lecollectif construit son propre code de préceptes et conden­se le fruit de ses expériences collectives, voire associe laclasse à la fonction de contrôle. Les élèves peuvent dela sorte vivre réellement, non seufement comme on l'a ditla force du groupe, mais une sorte de démocratie. Commepour Dewey apparemment, la petite société scolaire n'estpas alors préparation à la vie, mais la vie elle-même. Ettout se passe comme si la monarchie scolaire, loin de dé­générer en despotisme, se dépassait en démocratie agis­sante.

•**La formation des pédagogues est dans ces conditions

d'importance cruciale. Durkheim ne s'est certes pas posédans toute son étendue le problème pédagogique de laformation des enseignants : en particulier, il l'identifiaità une formation théorique, et ne songeait pas, par exemple,à former les maîtres à faire vivre le groupe-classe parquelque expérience de groupe. Néanmoins, il posait l'idéeneuve à l'époque que les changements dans l'enseigne­ment passent par des changements dans la formationpédagogique: si enseigner n'est pas seulement transmettredes contenus, mais, à travers eux, autre chose, si uncertain style de vie est appris aux élèves dans et par larelation d'autorité, il est clair que le maître doit d'unepart posséder quelques savoirs d'ordre psychologique, etd'autre part Il doit être capable de les mettre en œuvredans son comportement. En prononçant son cours de1904-1905, Durkheim se situait lui-même dans une positionde formateur de futurs enseignants: destiné aux candidatsà l'agrégation qui suivaient un stage pédagogique- théo­rique, il devait contribuer à une formation intégrant - entreautres choses - une prise de conscience sociologique dufait éducatif, conçue moteur de changement dans le moded'enseignement. Lorsque, antérieurement, il critiquait radi­calement l'agrégation de philosophie, en dénonçant soncaractère de gymnastique formelle couronnant de puresqualités de virtuosité et le goût des abstractions verbales,c'est bien parce que la préparation d'un tel concoursprédispose le professeur de philosophie à transmettre cegoût, alors que, couronnement de l'enseignement secon­daire, l'enseignement philosophique devrait au contraire

mettre l'élèVe devant la problématique même de la dialec­tfsation du savoir sur l'homme et du savoir sur la nature.C'est pourquoi, Durkheim propose, non seulement uneréforme du contenu des études philosophiques, qu'ilsouhaite davantage orientée vers la philosophie dessciences, mais une modification de l'agrégation de philo~

sophie, Où domineraient les disciplines épistémologiqueset les sciences humaines (7).

Aussi bien une sensibilisation poussée aux scienceshumaines est-elle nécessaire chez tout enseignant. Si lesavoir sociologique est fondamental, car 11 conditionned'une certaine manière la conscience chez l'enseignantde sa propre position dans le champ social et de sonpouvoir dans le processus de changement (savoir incluantl'histoire et la sociologie de l'éducation), Durkheim attribueune large place à [a psychologie de l'enfant et à la psycho­logie collective. La première doit aider le maitre à recon..naître et comprendre « la diversité des intelligences et descaractères », la seconde doit contribuer au discernementdes phénomènes de groupe dans la classe et à feur utili­sation. Le progrès dans ces dernières sciences ne pourraitque faciliter l'évofution et les changements dans lesinstitutions comme dans les méthodes pédagoglques.Durkheim ajoute enfin qu'une telle culture pédagogique,enracinée dans les sciences humaines, ne peut qu'engagerla réflexion pédagogique dans la voie de la novation.Pour que l'éducation change, 11 convIent qu'elle demeure« dans un état de malléabilité qui permette le change..ment ». Or, le seul moyen n'est-il pas de tenir l'éducateur»perpétuellement en haleine par la réflexion »? En der~

nière analyse, la formation pédagogique n'est rien d'autrequ'une situation telle que l'éducafeur puisse mettre enperspective les méthodes qu'il emploie, et partant se tenir« prêt à les modifier s'II arrive à se convaincre que lebut à poursuivre n'est plus le même ou que les moyens àemployer doivent être différents ". Tant il est vrai que« la réflexion est, par excellence, la force antagoniste dela routine, et la routine est l'obstacle aux progrès néces~

saires» (E.S., 73).

III. - AUTORITE DU PEDAGOGUEET POUVOIR DE LA PÉDAGOGIE

Durkheim prétend donc déplacer le pouvoir du péda..gogue dans son rapport aux élèves de la violence péda­gogique à une position d'autorité dans la classe-groupe;d'autre part, la transformation opérée par la pédagogienouvelle dont il trace les grandes lignes doit assurer lepouvoir social d'agent de changement du pédagogue, etfaire fonctionner la pédagogie comme une force de change­ment. On se demandera cependant dans quelle mesure -lamanière dont Durkheim conçoit et décrit l'articulation duchamp social ne rend pas difficile tant la possibilité d'une

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autorité pédagogique excluant la violence colonisatriceque l'éventualité d'une transformation de l'état de la so­ciété par l'action du pédagogue sur les jeunes généra­tions. Au-delà même de cette question, une réflexion surla pédagogie de Durkheim conduit à s'interroger sur lesfondements d'une hypothèse liant changement social etpédagogie. Peut~être précisément la sociologie de l'édu­cation de Durkheim, en montrant l'insertion du systèmed'éducation dans le dispositif par lequel une société seperpétue, et partant le fondement social de l'autorité péda­gogique, était-elle contradictoire avec la prétention dedonner au pédagogue une situation spécifique d'agentde changement. Est-il possible de changer l'école, etpar-delà, de contribuer aux « réformes nécessaires )'dans le système social par le changement de l'école?Durkheim reste certes enserré dans une vision du champsocial qui est par certains côtés contradictoire avecl'ouverture du système d'autorité pédagogique qu'il recher­che, et qui par conséquent rend difficile d'imaginer queles incidences sociales des transformations pédagogiquespuissent être déterminantes. Mais, eut-il été moins prudentque l'interrogation demeure, de savoir dans quelle mesurele changement social est susceptible de passer par l'actiondu pédagogue.

Au nom du savoir sociologique, Durkheim pose qu'entout état de cause - quels que soient ses contenus,quelle que soit sa finalité - l'éducation est chose (ou« œuvre ,,) d'autorité. Dans les sociétés modernes, l'auto­rité du maître tient à la fois de la supériorité de sonexpérience et de sa culture, et de l'incarnation dans sonêtre et sa parole du pouvoir exercé sur l'individu par lasociété dans son ensemble. Le champ pédagogique estainsi investi, à travers l'autorité du maître, des contraintesémanant de la société de fait. Il s'ensuit que toute tentativepédagogique prétendant éliminer la contrainte, posantpar exemple le principe de la liberté d'apprendre, ne peutapparaître que parfaitement utopique. Durkheim fait l'hypo­thèse qu'il n'est de relation pédagogique en laquelle undénivellement ne soit constitutif, et il est paradoxalementconduit à légitimer en dernière analyse une pédagogieplus autoritaire que son ambition de sauver au nom durespect des valeurs individualistes l'autonomie de la per­sonne ne le laisseralt supposer. La théorie pédagogiquede Durkheim, malgré la contestation de la relation detype colonisateur-colonisé, oblique trop aisément vers lalégitimation de pratiques qui n'éliminent pas ce type derapport, mais qui peuvent être analysées contradictoiresavec l'idée de changements par la pédagogie. Or, sansun refus plus radical de la situation pédagogique d'auto­rité que la société - et le sociologue - prétendent endéfinitive légitimer, peut-on penser une pédagogie ayantquelque efficace au niveau du processus de changement?

Il est intéressant, de ce point de vue, de suivre Dur­kheim dans la manière dont il conçoit la distribution des

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tâches, la position du maître et de l'élève dans l'espacepédagogique, à travers sa critique d'un précurseur despédagogies libertaires, Léon Tolstoï.

***Léon Tolstoï est certes moins connu pour son œuvre

pédagogique que pour sa production littéraire. Cepen­dant, l'expérience pédagogique qu'il poursuivit entre 1858et 1862 dans le cadre de l'école qu'il avait fondée surses terres à lasnaïa-Poliana, les articles théoriques qu'ilécrivit à cette époque, puis dans une deuxième périodeentre 1872 et 1875, ont marqué l'histoire de la pédagogie,_ ne serait-ce qu'en raison de leur influence sur ledéveloppement des pédagogies libertaires en Allemagne.On peut penser que la pédagogie de Tolstoï anticipel'expérience de Hambourg, mais aussi Summerhill et lapédagogie de Carl Rogers (8).

Influencé au départ par Rousseau, Pestallozzi et sondisciple Froebel, Tolstoï voulut, en créant puis en diri­geant son école de paysans à lasnaïa-Polina, expérimenterune éducation fondée sur la liberté de l'élève et du maître.Tolstoï part d'une critique de l'école traditionneile, qu'ildécrit fausse, hypocrite à l'égard de l'enfant, délibérémentà côté de la vie, incapable d'assurer le libre développementde la personne. L'école est établie, dit-il, « non de façonqu'il soit facile aux enfants d'apprendre, mais de tellefaçon qu'il soit commode au maître d'enseigner ». Elleest fondée sur la contrainte, à tous niveaux. Son but estl'éducation des hommes « d'après un certain modèle »

et dans cette mesure elle interdit la satisfaction du besoind'apprendre chez l'élève : son intérêt se porte en effetessentiellement sur l'acquisition des diplômes, non sur la« vraie culture» comme telle. A lasnaïawPoliana, Tolstoï,aidé de quelques étudiants, cherchera à montrer commentpeut fonctionner une école fondée sur les principesd'osmose, de non-immixtion et de liberté. Osmose, puis­qu'il s'agit non pas de greffer ce qu'une génération saitsur la génération suivante mais de mettre directementen présence le maître et l'élève pour qu'à travers leurrelation directe les savoirs de l'un se communiquent àJ'autre en fonction de ses besoins; non-immixtion, puis­que, la formation des hommes d'après un certain modèleest « inféconde, illégale et impossible ", et que le droità donner l'éducation « n'existant pas ", l'éducateur nedoit pas s'immiscer dans le développement spontané del'élève, ou tout le moins ne doit intervenir que le plusdiscrètement possible; liberté enfin, puisque l'école nerécompense ni ne punit, laisse aux élèves ( la pleineliberté d'apprendre et de s'arranger entre eux comme Ilsl'entendent ", l'ordre établi étant le seul ordre véritable.Dans cette perspective, il n'est point de méthode préfé­rable à une autre; ou plutôt, la liberté est une méthode,la méthode par excellence et ·Ie critérium des méthodes.

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Surtout: la libelté de l'élève est étroitement complémen­taire de la liberté du maître. Seuls entrent en ligne decompte dans la relaflon pédagogique, dirions-nous, ledésir d'apprendre du maître chez l'élève, et le désir d'ap_prendre à l'élève chez le maître (9).

C'est à la suite d'un voyage en Allemagne en 1860,durant lequel il avait visité et observé un grand nombred'écoles voulant appliquer les principes de Pestallozzi etde Froebel, que Tolstoï avait décidé d'initier une expé­rience novatrice : les écoles allemandes lui étaient appa­rues pédantes, dogmatiques, en contradiction avec lesprincipes dont elles prétendaient s'inspirer. Ajoutons qu'iln'arrêta cette expérience qu'au moment où des difficultésextérieures rendirent sa tâche difficile, et qu'elle essaimanéanmoins durant les années suivantes dans sa province.

Il est évident que les principes que posent les écritspédagogiques de Tolstoï sont à bien des égards à l'opposéde la conception durkheimienne de l'autorité pédagogique,bien que Durkheim affirme - comme Tolstoï - la préémi­nence des valeurs de liberté individuelle, et le soucinécessaire du développement de l'autonomie de la per­sonne. Notre objet n'est pas d'analyser ici les contradic­tions internes au projet tolstoïen (et notamment fe carac­tère probablement illusoire de cette rencontre des libertésque Tolstoï assure être la racine de toute instruction),mais de mieux appréhender la position de Durkheim àtravers sa lecture critique de Tolsto'i.

Durkheim évoque Tolstoï dans le contexte d'Unediscussion sur la légitimité de la «pénalité scolaire»en tant que pénalité spécifique de la société scolaire.Reprenant son hypothèse générale selon laquelle la peinen'a fonction, ni d'intimider le coupable, ni de compenserla faute, mais de rassurer les consciences que la violationde la règle a troublées, Durkheim cherche à déterminerquel type de peine à l'école est susceptible de rendresensible la présence continue de la «règle scol.aire» etde la « morale scolaire '), sans que pour autant (e martre,garant de leur inviolabilité, ne s'abandonne à la violence,Si le maître démissionnait de son rôle de représentantde la règle, s'il n'app.araissait plus à l'élève non seule­ment comme l'incarnant, mais aussi comme la ressentan1lui-même, au point de ne souffrir que )'é!ève la trans­gresse, il ne parviendrait pas à être perçu sous le modenécessaire de médiateur symbolique du pouvoir de lasociété, C'est pourquoi, si Durkheim réprouve les châti­ments corporels et ·les pensums absurdes, il légitimenéanmoins nombre de pratiques de l'école de son temps:privation de jeux, tâches supplémentaires, - à conditionque les punitions ne soient distribuées ni trop à chaud(sous l'impulsion de la colère), ni trop à froid (ce qui leurdonnerait un aspect formaliste et distancié), et à candiRtion que les peines les plus sévères suivent les « blâmes ))légers dans le cadre d'une gradation savante (E.M., 152~

158; 165-170).

Or, dit Durkheim, Tolstoï se situe dans la traditionrousseauiste, reprise à la même époque par Spencer (10),qui ne voudrait d'autres sanctions «pédagogiques)) quecelles qui ressortissent à l'action des choses. Au moinspour le premier âge, Rousseau pose que la punition doitse borner à laisser l'acte répréhensible produ1re sesconséquences ( naturelles 1) ; Spencer et Tolstoï s'accor~

dent pour étendre cette thèse à l'éducation tout entière.Et Durkheim de rappeler ici J'un des points-clefs dela pédagogie de Tolstoï: il n'y a pas de droit de donner"éducation, c'est~à-dire d'identifier "instruction à une( éducation forcée )). C'est pourquoi 'Il convient de laisserà l'élève l'entière liberté d'accepter l'étude qui estconforme à ses exigences, de ne regarder comme néces­saires ni une science, ni une série de sciences, mais deIl transmettre les données qu'elle possède en laissant auxélèves le droit de les assimiler ou non )), L~école ne serapeut-être pas alors telle que nous la comprenons main­tenant: ce sera un théâtre, une bibliothèque, un musée,une conférence au niveau secondaire; ou, au niveauélémentaire, l'enseignement de la lecture par les cama~

rades Ou les frères, les jeux d'enfants, les contes, leschansons. Ainsi que le souligne Durkheim, Tolstoï jden~

tifie l'enseignement idéal à celui que les hommes vontspontanément chercher, sans qu'aucune contrainte soitexercée, L'enfant doit jouir de la même liberté pourapprendre, et c'est pourquoi Tolstoï préconise de mettreà disposition les connaissances que l'on croit pouvoirlui être utiles, de les lui offrIr sans le forcer à les acquérir,De ce principe de non-immixion dérive l'inutilité de toutepunition. Puisque l'enfant n'est soumis à aucun «devoir"il n'y .a pas lieu de taire du travail, de l'instruction, uneobligation morale sanctionnée, - aucune sanction n'estimaginable. Si les connaissances servent à l'enfant, l'expé­rience lui en fera sentir la nécessité et il viendra lesrechercher lui-même. Aussi b·len, écrit Durkheim, « àl'école d'lasnaïa~Poliana, les punitions sont choses incon­nues. Les enfants viennent quand ils veulent, apprennentce qu'ils veulent, travaiJJent comme ils veulent» (EM., 149).

Durkheim connan donc bien les textes de Tolstoï.Ses objections, ceci étant, portent sur deux points.

La première concerne l'idée même d'expérience spon·tanée. Il est vrai qu'en définitive, c'est l'expérience deschoses qui guide la vie humaine, et c'est pourquoi 11 estclair que l'éducation est pour l'enfant principalementune expérience acquise au contact des ( choses ». Mais11 serait peu raisonnable de confier au jeu spontané desconséquences «naturelles» des conduites le soin de for­mer l'enfant à l'école, car Jes conséquences naturelles dela paresse, de l'absence de travail par exemple ne sau­raient apparaître que plus tard, dans le cours de la vieadulte. La société scolaire est certes une micro-société,mais elfe n'est pas fa société globale : son rôle est depréparer l'enfant à vivre dans cette dernière. Une fonction

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d'anticipation y est donc nécessaire : la punition, appa­remment artificielle en tant que décidée par le maître,permet à J'enfant d'anticiper les conséquences futuresde ses transgressions, et lui évite l'expérience des puni­tions autrement graves que la vie adulte lui réservera,s'il ne se soumet aux devoirs propres de la société sco­laire (E.M., 143-145).

La seconde objection est plus intéressante, car ellemet en question la manière dont Tolstoï conçoit le rapportde l'élève au savoir. Pour Tolstoï, nous l'avons vu, l'ins_truction doit se faire par osmose, en fonction d'une sortede principe des vases communicants: il existe une aspi­ration de l'homme à l'égalité du savoir, et il suffit quesOient mis en présence le maître qui sait davantage etl'élève qui sait moins pour que spontanément le proces­sus de transmission s'amorce. Durkheim objecte à Tolstoïque dans cette hypothèse le savoir est naturellementrecherché pour lui-même, qu'il existe chez l'enfant undésir spontané et primitif de savoir; or, l'existence d'untel désir est parfaitement problématique; et les idéesde Tolstoï sur ce point méritent à peine la discussion,tant elles vont «manifestement contre tout ce que nousapprend l'histoire l'. les hommes se sont instruitsparce qu'ils y ont été obligés par la société qui leur en afait un devoir de plus en plus impératif, et l.a légendebiblique ne fait que traduire SOUs une forme mythique«ce qu'il y a de laborieux et de douloureux dans le longeffort qu'a dO faire l'humanité pour sortir de sa torpeurInitiale >l Si c'est ainsi par le labeur que les hommesont construit le savoir, ce ne peut être que par devoirque l'enfant peut l'intégrer.

Durkheim en conclut à la vanité de la tentativetolstoïenne d'éviter les punitions; au niveau de l'édu~

cation morale, elles manifestent l'ascendant du maître,au niveau de l'éducation intellectuelle, elles substituentJe devoir à la spontanéité d'un désir originaire mythique,

Aussi bien était-ce du problème de la «pénalitéscolaire II qu'il était parti et qui donnait occasion dedévelopper divers aspects de la pédagogie de Tolstoï.Or, à la lecture de Tolstoï, il apparaît suffisamment quel'absence de punitions n'est qu'une conséquence parmid'autres d'une théorie générale fondée sur une critiquede l'école traditionnelle : obstacles mis au développe­ment de l'enfant, mécanisation de J'enseignement, désirdes parents et des mattres de faire de leurs enfants cequ'ils sont ou voudraient être, «besoin qu'éprouve legouvernement d'élever des hommes qui lui sont néces­saires pour certains buts ». Tolstoï admet qu'à la limitela disparition des écoles n'aurait rien d'absurde; un jour,diHI, «apparaîtront les institutions qui se formerontlibrement et auront pour base la liberté de la générationà instruire l) (11). Et pourtant, Durkheim minimise cesaspects majeurs de la conception tolstoi'enne, pour en

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retenir d'abord les conséquences sur le problème despunitions.

Peut-on dire qu'II prend seulement ici J'accessoirepour l'essentiel? Il est clair. que cett~ explication n~saurait être suffisante. La manière dont Il aborde Tolstolest précisément significative de son approche de la ques­tion pédagogique. Pour Durkheim, l'apprentissage del'Interdit et de la Loi est au cœur du processus éducatif,Si la formation Intellectuelle, l'acquisition des connais­sances en lettres ou en sciences, n'impliquent point obJi~

gation et sanction, cela veut dIre qu'elles ne sont pasen même temps formation à l'esprit de discipline, Tolstoïse préoccupait fort peu des questions concernant l'ordredans la classe: l'ordre établi par l'enfant est en dernièreanalyse le seul ordre véritable, disait-il. Ce qui préoccupeDurkheim dans sa critique de Tolstoï, c'est qu'en neprévoyant ni punitions, ni récompenses au niveau des«disciplines» enseignées, la discipline en tant que vertumorale et que sens de l'ordre n'était plus un objectiféducatif. Or, il faut que la composition littéraire soit, nonun plaisir, mais un devoir pour qu'à travers elle soitacquis le sens du labeur et des obligations. Si elle estun plaisir, faite en collaboration quasi ludique avecJ'enseignant, comme le veut Tolstoï, elle devient aux yeuxde Durkheim un exercice dénué de son véritable sens.D'une façon générale, Durkheim pose que l'enseignantdoit se présenter comme représentant un savoir quis'impose, une loi à travers le savoir, pour qu'il puissegarder cet ascendant moral nécessa'ire à la formationde l'enfant. le problème des punitions et plus largementdu contr61e est central dans sa pédagogie, puisque, àtravers le rapport au savoir, c'est bien un rapport à unefoi qui est en jeu.

C'est pourquoi, bien que la violence doive être écar~

tée, la relat'Ion pédagogique doit rester de l'ordre com­mandement-obéissance. Durkheim ne peut échapper aurisque de proposer une pédagogie de 1'« instructionforcée ", pour reprendre l'expression de Tolstoï, dès lorsqu'est gommé Je désir de savoir de l'élève, au nom dela nécessité de rapprentlssage des devoirs, L'élèvetolstoren est sans nul doute un sujet animé du désir desavoir, et la relation pédagogique tolstoïenne détermineun maître dont le désir est attentif au désir de l'élève,Or, curieusement, l'élève COmme tel (comme sujetde désirs) parait absent du discours pédagogique deDurhkeim, La conception même de l'enfant en fait natu­rellement un objet passif, Il est nanti de besoins, plusque de désirs. Ou, plus exactement, le désir de l'élèven'est pris en compte qu'au niveau de la représentationque le pédagogue est supposé s'en faire : ce qu'il sait(ou pense savoir) de ses besoins, de la limitation néces~

saire de ses désirs, des conditions de son bonheur.l'élève réel, vivant une relation personnelle au savoiret au maître, n'apparaît que rarement dans un dIscours

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quJ le fait d'abord objet dans la relation, - au doublesens d'objet du savoir psychologique et qu'objet à façon­ner en fonction des fins de pédagogue. Comment n'aurait-ilpas dès lors une position dénivelée, faite de soumissionau désir du martre? Tout se passe comme si l'élèvedurkhelmien était supposé posséder comme d'avance desattentes congruentes avec le désir du pédagogue, pres­sentir la légitimité de sa parole, et s'y soumettre. Il esttout entier dans ce que salt le maître, de ce qu'il est etde ce qu'il doit devenir, non point le partenaire dans uneaventure commune.

Durkheim, à l'inverse de Tolstoï, cherche donc àinstaurer une pédagogie de l'emprise, de la captation,- dont la punition est Je symbole. L'adoucissement despunitions, l'abandon des châtiments corporels, l'auto­contrôle du maître qui doit se prémunir contre les abusde pouvoir ne doivent pas mettre en question le fait quel'éducation est d'abord l'apprentissage de la loi. On doit,dès lors, s'interroger sur ce que signifie la prise en comptepar le maître de la vie de la classe.

I! s'agit, nous l'avons vu, de profiter du fait que lesélèves sont réunis en groupe pour leur faire prendre legoOt de la «fusion» et de la «communication» desconsciences, et de dirIger la vie collective « de manièrequ'elle soit normale)) (E.M., 205). Or, deux points sontici à relever. Le premier concerne le processus d'institu~

tionnalisation qui se produit normalement dès que desindividus sont associés. Durkheim qui, plus que toutautre, a montré le caractère Instituant du groupe, cherchemoins à le développer qu'à le censurer lorsqu'il s'agit dugroupe-classe, Le maître prendra appui, certes, sur lesfameux «petits codes» spécifiques qui peuvent et doiventnaUre, mais il se gardera de faciliter le processus parlequel le groupe instituerait son propre fonctionnement.Son problème - et nous abordons le second point ­est plutôt de refouler l'expression des sentiments qu'ilestime (( mauvais ». Autrement dit, le maître durkheimien,tout en recherchant une «libre élaboration d'idées et desentiments communs", n'autorise le développement quede ceux-là mêmes qui sont conformes à son dessein. Laconnaissance de la psychologie collective contribue àl'élaboration d'une stratégie permettant au maTtre decensurer les paroles dangereuses et de préserver ra fonc­tion d'autorité du maUre.

Cette «autorité du maître» cantonne donc la péda­gogie de groupe durkheimienne dans des limites trèsétroites. Les moments ineffables où l'on (( vibre à l'unis­son» ne sont suscités que pour conditionner l'enfant àune soumission décidément apprise au groupe et à lapersonne centrale qui le dirige. Nous parlions plus hautde la pédagogie de groupe élaborée à la même époquepar Dewey, en soulignant la parenté de cette pédagogieet celle de Durkheim. 1/ apparaft cependant que Deweypariait davantage sur la fonction instituante du groupe-

classe, sa capacIté d'auto-contrôle, et qu'en définitive ildonnait un moindre pouvoir personnel au pédagogue (12).En ce sens, Il annonçait les pédagogies modernes d'auto~

gestion - (telles que celle de C. Rogers (13), ou la péda­gogie Institutionnelle) ; à tout le moins se situait-il dansla ligne de Spencer. C'est que Dewey fondait toute sapédagogie sur une conception de la nature humaine suf­fisamment éloignée de celle de Durkheim pour que l'accentsoit mis plus sur la croissance, le développement, quesur l'incorporation de modèles. Si l'éducation, au dire deDewey, doit fonder un accroissement perpétuel de l'expé­rience de ['enfant et de ['adolescent) cela signifie quela communauté scotaire est l'objet d'une expérience vécuefacilitée mais non à proprement parler dirigée par le mai~

tre. Durkheim reste donc en deçà de Dewey, parce qu'il nedonne pas en définitive le même sens à ce qu'on pourraitappeler une éducation de la liberté.

Ce qui frappe en effet chez Durkheim, c'est que ce« bon» groupe, où l'on trouverait les prémices de lacommunialité, où se produit cette élaboration (( libre»d'idées et de sentiments, est en définitive créé par lastratégie du martre, et que tout ce qu'on y trouve despontané est en définitive voulu par le maître et créationde son désir : la liberté risque alors d'y être illusoire,ne serait-ce que par la censure opérée dans la parolepar le maTtre.

Nul doute que ces difficultés ne doivent être misesen relation avec la notion toute kantienne que se faitDurkheim de la liberté. Certes, les valeurs individualistescommandent que l'élève soit traité comme une personne,« chose sainte par excellence» et que, partant, il soitplacé à l'école même dans la situation de faireune expérience d'autonomie. Cependant, les pages queDurkheim consacre dans t'Education morale à l'autonomiedonnent l'impression d'un discours où J'autonomle per­sonnelle est Identifiée à une sorte de nécessité voulue.L'autonomie de l'individu y est montrée passer par lesavoir sur l'inéluctabilité d'un certain ordre moral, impliquédans la nature même de la société. Il s'agit d'obéirvolontairement, par consentement éclairé: c'est pourquoi,l'apprentissage de l'autonomie est l'apprentissage d'unecompréhension Intellectuelle des nécessités des règles,des prescriptions. On se demande, dans ces conditions,comment la vie du groupe-classe peut donner à l'enfantune expérience de spontanéité communautaire.

La réponse est probablement qu'à travers cette viede la classe, c'est moins l'inéluctabllité de telles règlesqui est apprise, que l'1néluctabilité de règles en général.Le maTtre cherche bien, à travers sa manière d'exercerl'autorité, à assurer les bases d'une société demandantà chacun l'intériorisation des valeurs sociétales et desrègles qui président à son fonctionnement : mais, il nes'ensuit pas que tout ordre soit bon et que, partant,l'apprentissage de la vie sociale ne puisse être à la limite

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celui d'une vie qui sera différente de celle que proposela société présente.

Reste que Durkheim donne une analyse décevantedes rapports de .Ia liberté et du savoir. S'il convient dereconnaître qu'il a effectivement tenté d'aménager l'auto­rité pédagogique, pour éviter que l'école ne tombe dansJe risque congénital d'être, ou de n'être qu'un (1 foyer debarbarie », selon sa forte expression (E.M., 157.), l'attitudequ'il soutient vis-à-vis des pédagogies qui, telles cellede Tolstoï, ne veulent pas charger le poids de lacontrainte propre au savoir du poids de la contraintesociale, montre assez qU'i! est à ses yeux de l'essencedu pédagogue d'être avant tout le prêtre qui enseigne laloi; que, même dans l'hypothèse où le pédagogue utiliseà ses fins la vie de la classe, c'est en définitive plus pouren domestiquer la spontanéité créatrice, que pour sensi­biliser les élèves à un processus instituant. Mais alors,n'y a-t-il pas quelque contradiction entre le maintiend'une autorité pédagogique forte et l'affirmation du pou­voir du pédagogue dans le processus de changement etde transformation sociale qui doit faire naître une nouvellesociété.

Il est enjoint au maître - prêtre laïque imbu de cetteleçon que l'éducation est «chose d'autorité" - de pren­dre en compte les valeurs révélées par fa sociologie, dechoisir d'être le médiateur entre ces valeurs et les acteurssociaux en formation, d'œuvrer à la naissance de cethomme social nouveau qui porte dans son âme et saittraduire dans ses conduites les valeurs de la sociétéméritocratique, démocratique et socialiste émergente. Lemaître sera moins l'instituteur de la société institutrice,que J'agent d'une société en puissance d'institutions nou~

velles correspondant à ses valeurs ultimes; non pas leservant d'un «régime )), mais l'artisan d'une rencontrede la société 'et de ses aspirations.

On peut dès lors s'étonner que, malgré l'analysecourageuse pour l'époque qu'il fait de la violence coloni­satrice, comme inscrite dans le rapport enseignant~

enseigné, il reste fidèle à une conception toute classiquede l'autorité du maître (référant du savoir et représentantdu pouvoir social). \1 voit l'impact social possible del'apprentissage de la force de changement de groupescohésifs, dénonçant éventuellement l'injustice et l'infidé­lité de la société à ses propres idéaux, - mais en mêmetemps il refuse paradoxalement de permettre le dévelop­pement chez les enseignés d'Une expérience du pouvoirmême du groupe instituant et condamne l'expérience degroupe à n'être que le vécu d'Une dépendance aux règlesà travers la dépendance au maître; comment le sensappris de ['hétéronomie de groupe pourrait-elle donnerle sens de l'autonomie des groupes? Le sort indubitable­ment trop rapide qu'il fait à la pédagogie de Tolstoï est

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la marque d'Une crainte identique de tout ce qui seraitexpérience authentique d'autonomie, au niveau de l'indi­vidu cette fois : obsédé par la problématique des puni­tions, il ne lit Tolstoï qU'à travers son rejet des punitionsdans J'Univers pédagogique, sans y relever ce qui, nonseulement se trouve être le plus riche, mais encore leplus pertinent relatif à ses objectifs d'un apprentissagede la démocratie à l'école : l'éveil de l'expérience d'unevolonté libre par rapport au savoir, qui engage le maîtreà prendre en compte le désir des élèves, leurs besoins(( réels >l et non pas les besoins que leur attribue le péda­gogue (ou le sociologue). Ce faisant, non seulementDurkheim élimine la possibilité d'une prise en charge parles élèves de leur propre rapport au savoir, c'est-à~dire

de leur propre capacité d'instituer ce rapport, mais encoreil les met en difficulté pour vivre cette communion grou­pale même qui ne peut être le fruit que d'Une actioncollective voulue en commun.

C'est en ce sens que l'on peut dire que Durkheimest resté en deçà des réformes éducatives dont il avaitpar ailleurs l'intuition, - en deçà de Dewey même. Dewey,en identifiant l'apprentissage de la démocratie à celuid'une vie scolaire comme création collective, s'inscrivaitdans la conception d'une vie sociale elle-même en crois­sance, Où le changement est inscrit déjà : il échappaitainsi à cette objection majeure que la puissance d'initia­tiVe et d'innovation de la génération nouveJle risque d'êtredurablement compromise par une influence trop ( métho­dique l> d'une génération adulte qui s'attache à lui trans­mettre ses habitudes, ses sentiments, ses idées. Durkheim,accroché à la thèse d'une autonomie qui consiste endernière analyse à savoir accepter des inéluc1abilités, neparvient pas à concevoir que l' ( enseignement l> desvaleurs individualistes et de J'émergence des idéaux dejustice, d'égalité et de respect de la personne, passe parun autre type d'autonomie de la volonté, celui-là mêmeque défendait un Tolstoï avant Dewey lorsqu'il disait queles générations nouvelles sont devant la tâche d'Inventerles jdéaux qui leur conviennent.

Il n'est donc pas évident que le maître décrit parDurkheim puisse être l'artisan le plus crédible d'uneéducation susceptible d'effets de changements puissantsau niveau du développement de personnalités plus libres,individuellement et cof/ectivement (14). Est~if, en tout étatde cause, suffisamment dégagé des pressions de lasociété de fait pour ne pas être conduit à être Je servantd'Un ( régime l>, malgré l'intention de participer à desprocessus novateurs, qui lui est prescrite ou au moinsprétée ?

Durkheim pense que le maître peut et doit se per­cevoir représentant du pouvoir social dans son ensemble,non pas autorité représentant d'un type d'Etat ou d'Un(1 régime) déterminé. On peut penser qu'il sous~estime

ici le rôle du pouvoir politique dans l'institutionnalisation

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du système éducatif, non moins que son rôle comme élé~

ment de résistance aux changements dits nécessaires.S'il reconnait que des «habitudes mentales l) peuventservir un régime (15), il ne cherche pas à relier plus pré­cisément système scolaire et système politique. En par­ticulier, les conséquences du principe de la « modérationsalutaire» des désirs, modération qui est précisément unedes habitudes mentales saines qu'il est bon d'induire chezles élèves, ne lui apparaissent guère. 11 lui suffit de fairel'hypothèse qu'une limite au désir est nécessaire à l'équi­libre de l'individu. Il s'agit donc que l'enfant apprenne àl'école à être en définitive ( cOntent de son sort ». Sans( cacher» les injustices du monde à l'enfant, il convientde lui faire sentir que le bonheur ne croît pas sans limitesavec la richesse, qu'il peut se rencontrer dans des condi­tions très diverses, etc. (E.M., 43).

L"lnsistance de Durkhe'lm sur l'apprentissage néces­saire de cette «modération salutaire l), dut~elle appuyerle régime politique ou économique existant qu'II convientprécisément de changer, dévoile au moins une confusion :l'assimilation de la limitation nécessaire des pulsions etdes désirs au niveau psychologique, et de leur limitationsociale en fonction du système de stratification. Fairel'hypothèse que la limitation des désirs est un aspect dudéveloppement d'une personnalité où le principe de réalitécontrebalance le principe du plaisir est une chose; pré­tendre montrer à l'enfant au nom de la "réalité» quechacun peut vraiment réaliser sa nature quel que soit lemilieu social qui l'a vu naître en est une autre.

Durkheim suppose trop vite d'autre part que le « typesocial» existant permet à chaque enfant de développerses aptitudes et ses vocations. Comme P. de Gaudemarle souligne, Durkheim pose que l'école est la même pourtous quelle que soit l'origine sociale des élèves, le destinqui leur est réservé; s'if voit l'hétérogénéité relative (etharmonieuse) des éducations spéciales et de l'éducationcommune, il conçoit difficilement que « la division socialedu travail fait du système scolaire propre à la société

capitaliste une réalité discontinue, cloisonnée, et, autemps de Durkheim de façon certainement moins cachéeque de nos jours, structuellement sélective » (16,). S'ilperçoit que l'école en tant que système d'enseignementn'est pas en harmonie avec les idées et les besoins, il neprend pas suffisamment en compte les processus fami­l1aux, les facteurs de milieu, qui peuvent jouer sur ledéveloppement des aptitudes et des vocations, de mêmeque les contradictions qui peuvent survenir entre l'édu­cation générale et l'éducation spécialisée orientée sur unefonction sociale déterminée.

Les limites de la théorie durkheimienne du rôle del'école comme instrument de novation proviennent tantdes limites mêmes de ses analyses de l'économique etdu politique, que de la prudence qui en définitive modèresans cesse la volonté des réformes. Les transformationsà l'intérieur du champ pédagogique ne saura'lent répon­dre totalement à ce qu'attend Durkheim d'une école ins­trument de changement, entrant éventuellement en oppo­sition avec les pouvoirs politique et économique. Cestransformations restent en deçà d'une mise en cause dela nature de l'école elle-même dans un système qui nepeut que réagir à un enseignement qui le mettrait lui­même en question. Durkheim connaissait la critique Instlwtutlonnelle de l'école menée antérieurement par Tolstoï;cependant, même s'il proposait de ne pas considérercomme (' allant de 5011> qu'il existe des classes, dans desécoles, etc., il lui était difficile de mettre radicalementen cause l'école, sa constitution. Les réformes les plusurgentes se situaient à ses yeux au niveau des contenusenseignés et du style ·de relation pédagogique, plus qU'auniveau de la réorganisation du système scolaire, dont ildemandait cependant aux pédagogues, constitués en« corps », de se charger.

Jean-Claude FILLOUX,

Université de Paris X.

Notes bibliographiques

(1) Ce texte réfère essentlellement aux trois ouvrages " péda­gogiques " de DURKHEIM : L'éducation morale (E.M.), Educalfonet SOCiologie (E.S.), L'évolullon Pédagogique en France (E.P.),édités aux P.U.F., mais Il réfère nécessairement en même tempsà l'ensemble des thèses durkheimlennes. Cf. à leur sujet, J.C.FILLOUX : " Introductlon .. à Durkheim, La Science Sociale etJ'action, P.U.F.; " La Société selon Durkheim ", ln RechercheSociale, n° 53, 1975; Durkheim et le SocIalisme, Ed. Droz, 1977.

(2) Nous reprenons cette expression de R. LOURAU, oc Lasociété institutrice ", Les temps modernos, 24, 1969.

(3) P. DE GAUDEMAR, oc Emlfe Durkheim, socrol09ue del'éducation ", Annales de la Faculté des LeUres de Toulouse,1969, p. 138.

(4) Durkheim a contesté à diverses reprises le " ratlonalfsmesimpliste ", ou encore le " simplisme " de Descartes, devenupartie quasi intégrante de l'esprit français. S'Il faut rester cartésien,en cecI Que le postulat rationaliste doit guider la science elqu'l1 convient de former des hommes quI " tiennent à voIr clairdans leurs Idées ", reste que le rationalisme qui répond audéveloppement de la connaissance est différent du ratlonallsme

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analytique de Descartes. Ce rationalisme « d'un genre nouveau "sait que les choses, soit humaines, soit physiques, « sont d'unecomplexité irréductible ", et les hommes formés à son écolesavent « regarder en face et sans défaillance cette complexité ".On pourra noter Ici une certaine anticipation des analyses deG. Bachelard, quJ repère dans le développement scientifique unrationalisme non-cartésien et une épistémologie qui cherche nonà simplifier le complexe, mais à compliquer le simple.

(5) E,M., 117-119; E.S., 54. Reprenant J.~M. Guyau, Durkheim ana~

lyse la relation pédagogique en termes d'une analogie avec la sug­gestion hypnotique. Mals, Il n'en infère nullement que la relationpédagogique soit hypnotique, encore moins qu'elle doive être unerelation de type hypnotique.

(6) J. DEWEY. - The school and society, 1900; The educallonalsUuatlon, 1902; Moral prlnclples ln education, 1909.

(7) «L'enseignement phl1osophlque et l'agrégation de phllo­sophie ", Revue Philosophique, t. 37, 1895.

(8) Les articles pédagogiques les plus Importants de Tolstoïse situent : en 1862 (articles publiés dans la revue lasnaTs-Pollana,dont « l'Ecole de lasnaïa-Poliana en novembre et décembre ») ; en1875 (<< Sur l'instruction du peuple ..). Il convient de leur ajouterdeux lettres qu'Il écrivit à Biroukof, en 1900, et à Boulgakov, en1909. Durkheim avait à sa disposltlon la traduction des articlesde la première période parue en 1888 chez Savine en troIs volumes:Les progrès de l'Instruction publique en Russie, La liberté dansl'école, et l'Ecole de lasnala-Pollana. Une nouvelle traductlon estparue depuis dans l'édition des Œuvres complètes de Tolstoïpubliée chez Stock: t. XI Il, Articles pédagogiques (1905); t. XIV,Sur l'Instruction du peuple (1908). Sur la pédagogie de Tolstoï, cf.l'ouvrage de Charles Baudouin, Tolsl01 éducateur, Delachaux etNiestlé, 1921, et notre article : « La pédagogie libertaire deTolstor ", Bullelln de Psychologie, XXV, 1972, 995-1003.

(9) «Moins les enfants apprennent par contrainte, meilleure estla méthode; plus ils sont contraints, plus elle est mauvaise ».« Le seul critérium de la pédagogie, c'est la liberté; la seuleméthode, l'expérience" (Œuvres, t. XIV, 53, 50).

(10) Spencer, auquel réfère également Durkheim, préconisaitune éducation dont le but serait le développement d'un êtresachant se gouverner soi-même et non pas gouvernable, éducationpartant aussi spontanée que faire se peut, laissant le maximumd'initiative aux enfants (self-education). II s'ensuit an particullarque l'enfant se formera moralement en éprouvant les conséquencesnaturelles de sa conduite, sans que le maître Intervienne (De l'édu­callon, 1861).

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(11) TOLSTOI. - T. XIII, 163, 212.

(12) Sur les comparaisons possibles entre les pédagogies deDurkheIm et de Dewey, cf. J. CHOY, Elude comparallve des doc­trines pédagogiques de Durkheim et de Dewey, Lyon, Frères etRiou, 1926; et aussi J.C. FILLOUX, « Pédagogie et groupe» : 1,« Le groupe dans les méthodes acflves, de DurkheIm à Dewey",Bulletin de Psychologie, t. XX1I1, 1970, 430-439.

(13) Cf. G. WEHRMULLER et M.F. DUROC. - « J. Dewey etC. Rogers ", Bulletin de Psychologie, t. XXIV, 1971, 799-811.

(14) La position de Durkheim sur l'éducation sexuelle est à cetégard significative. Participant en aoOt 1910 au 111° Congrès Inter8

national d'hygiène scolaire, sur le thème de .. L'éducati~n sexuellepar la famille par la science, par la morale et par 1hygiène »,il reconnatt a~ec le rapport du Dr Dolerls que l'éducation sexuelle,telle qu'elle a été pratiquée jusque-là par la famille, a un carac 8

tère inadéquat que les sciences naturelles doivent éclairer l'enfantà la puberté ~ur les fonctions sexuelles. Mais, en même temps,Durkheim insiste sur [e fait que « la continence est un devoir ",que l' « état de mariage se JustifIe en droit" et que « le commercesexuel hors mariage est Immoral ». Ce que l'éducation sexuelledoit faire comprendre au jeune homme, explique Durkheim, c'estque l'acte sexuel est « mystérieux .. et « redoutable .. parce qu'IIest à la fois .. profanation» et acte qui lie le .. plus fortement lesêtres humains" ; ce n'est que dans le mariage que la morale per~

sonnaliste est satisfaite, car alors seulement par l'effet de la com­munion des corps, « les deux personnes qui s'unissent n'en fontplus qu'une ". On peut penser que l'intérêt de Durkheim pour lesproblèmes posés par l'éducation sexuelle est en avance sur sontemps. Mais il reste en retrait de la position plus ouverte du DrDoleris sur la question de la continence (ou de la " modérationraisonnable ", selon les termes du Dr Do[erls) avant le mariage.Comme toute éducation, l'éducation sexuelle doit être de dIscI­pline, c'est~à~dlre éducation de la continence. De surcrott, Durkheiminterprète les valeurs personnalistes au sens de la justificationdu mariage, supposé lieu de dépassement de la .. profanation"sexuelle, et d'épanouissement de la « valeur moralisatrice Incompa­rable .. de l'union sexuelle.

(Contribution à la discussion de « L'éducatlon sexuelle », Bul~

lelln de la société française de philosophie, 1911, p. 33·47).(15) «II y a tout un ensemble d'habitudes mentales que l'école

doit faire contracter à l'enfant, non parce qu'elles servent tel outel régime, mais parce qu'elles sont saines .. (E.M., 43). L'Incidentelaisse bien apparattre qu'à contrario il est des habitudes qui sainesou non, servent tel ou tel régime.

(16) P. DE GAUDEMAR. - O. c., p. 141.