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COLLECTION JEUNES SOLISTES STEFAN CHAPLIKOV BRAHMS, VARIATIONS 1 Né en 1988 à Plovdiv, Bulgarie, Stefan Chaplikov fait en 1999 ses débuts à Sofia comme soliste de l’ensemble de chambre « Les solistes de Sofia » avec le concerto en mineur de J. S. Bach. Entre 1996 et 2006, il est lauréat des nombreuses concours internationaux : Grand prix au Festival International de Piano, Portland (USA), au Concours International de Varna, au Concours International « Schumann – Brahms » de Plovdiv, Premier prix au Concours International Rubinstein de Paris ainsi qu’au Concours International « Gradus ad Parnassum » ; Deuxième Prix au Concours International « Albert Roussel », Sofia. En 2006, il achève brillamment ses études à l’École nationale de musique Dobrine Petkov à Plovdiv et reçoit le prestigieux prix du même nom. Il a participé aux master-classes de nombreux maîtres, parmi lesquels Éric Heidsieck, Yuri Boukoff, Jean-Claude Vanden Eynden, John Perry, Dmitri Bashkirov et Idil Biret. Étudiant depuis 2006 au Conservatoire de Paris dans la classe de piano de Michel Béroff (professeurs-assistants : Denis Pascal et Éric Lesage), il y obtient en 2009 son diplôme de premier cycle, mention Très Bien. La même année, il intègre le Master de piano dans la classe de Michel Béroff (professeur-assistant : Marie-Josèphe Jude). Dans le cadre de son cursus de musique de chambre, il bénéficie des conseils de Daria Hovora. En juin 2011, il termine le deuxième cycle du Conservatoire avec mention Très Bien. Il s’est perfectionné dans différentes académies de musique comme Encuentro de Música y Academia Santander 2009, Espagne, où il travaille avec Fou Ts’ong et Claudio Martinez Mehner, à l’Académie de Musique de Lausanne 2011 avec Pierre Amoyal et Bruno Canino, et en 2012 il est invité au Banff Centre, Canada, où il participe aux master-classes de John Perry et James Anagnoson. STEFAN CHAPLIKOV PIANO

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COLLECTION JEUNES SOLISTES STEFAN CHAPLIKOV BRAHMS, VARIATIONS 1

Né en 1988 à Plovdiv, Bulgarie, Stefan Chaplikovfait en 1999 ses débuts à Sofi a comme soliste de l’ensemble de chambre « Les solistes de Sofi a »avec le concerto en ré mineur de J. S. Bach.

Entre 1996 et 2006, il est lauréat des nombreuses concours internationaux : Grand prix au Festival International de Piano, Portland (USA), au Concours International de Varna, au Concours International

« Schumann – Brahms » de Plovdiv, Premier prix au Concours International Rubinstein de Paris ainsi qu’au Concours International « Gradus ad Parnassum » ; Deuxième Prix au Concours International « Albert Roussel », Sofi a.

En 2006, il achève brillamment ses études à l’École nationale de musique Dobrine Petkov à Plovdiv et reçoit le prestigieux prix du même nom.

Il a participé aux master-classes de nombreux maîtres, parmi lesquels Éric Heidsieck, Yuri Boukoff , Jean-Claude Vanden Eynden, John Perry, Dmitri Bashkirov et Idil Biret.

Étudiant depuis 2006 au Conservatoire de Paris dans la classe de piano de Michel Béroff (professeurs-assistants : Denis Pascal et Éric Lesage), il y obtient en 2009 son diplôme de premier cycle, mention Très Bien. La même année,il intègre le Master de piano dans la classe de Michel Béroff (professeur-assistant : Marie-Josèphe Jude). Dans le cadre de son cursus de musique de chambre, il bénéfi cie des conseils de Daria Hovora. En juin 2011, il termine le deuxième cycle du Conservatoire avec mention Très Bien.

Il s’est perfectionné dans diff érentes académies de musique comme Encuentro de Música y Academia Santander 2009, Espagne, où il travaille avec Fou Ts’ong et Claudio Martinez Mehner, à l’Académie de Musique de Lausanne 2011 avec Pierre Amoyal et Bruno Canino, et en 2012 il est invité au Banff Centre, Canada, où il participe aux master-classes de John Perry et James Anagnoson.

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INTRODUCTION

Le statut de l’interprète subit actuellement une évolution déterminante et l’instrumentiste forméau Conservatoire n’est plus seulement le virtuose qui compose son répertoire en vue d’ébahir le public par ses prouesses digitales. Il est aussi une fi gure intellectuelle qui réfl échit sur le sens des œuvres, sur sa propre démarche, sur l’orientationde son répertoire et en ce sens on peut admettre qu’il « compose » également. Vus depuis cette perspective, les choix de Stefan Chaplikov quant au programme de cet enregistrement méritent d’être placés à la lumière des interrogations qui les ont fait naître. Le choix d’une forme unique, la variation, età plus forte raison d’un seul compositeur, Johannes Brahms, pose au moins une question essentielle, à savoir celle de l’évolution d’un type de forme musicale chez un auteur donné. Car voilà le problème conceptuel auquel nous confronte le pianiste, et auquel il nous off re une réponse sensible : comment, entre 1854 et 1861, Brahms va-t-il s’intéresser à ce cadre spécifi que de l’organisation du matériau musical qu’est la variation, le faire évoluer, et qu’est-ce que cela révèle de l’évolution des préoccupations compositionnelles de l’auteur ? C’est sans aucun doute la question que s’est posée l’interprète de ces pièces, et c’est donc par ce biais que nous tenterons d’en percer une partie du sens – et une partie seulement, l’analyse d’une œuvre étant impuissante à en épuiser les signifi cations totales. Exercice toujours périlleux que celui de parler du sens de la musique, quand celle-ci est par nature un support donc le caractère est en défi nitive objectivement insaisissable.

LA FORME « VARIATION »

Lorsque Brahms, en 1854, écrit ses premières variations, la forme n’en est pas à ses balbutiements, elle traîne déjà derrière elle un héritage lourd de sens. Mais qu’entend-on exactement par variation et par forme-variation ? Le problème posé par le terme « variation » vient du fait que celui-ci est très souvent entendu dans son sens large, c’est-à-dire comme la faculté d’apporter du changement. Le simple fait de modifi er un objet dans son déroulement temporel suffi rait donc à le varier.

En musique il faut le comprendre de façon plus précise. Pour qu’il y ait variation d’une substance thématique, il faut aussi qu’il y ait permanence de certains attributs de cette substance, sans quoi la variation devient simple succession et la cohérence de l’ensemble se borne à un simple cheminement temporel. Pour qu’il y ait variation il faut donc que la mémoire de certaines caractéristiques, mélodiques, métriques ou harmoniques soit décelable à l’audition. En d’autres termes, la variation est en quelque sorte la nature même de la composition,si l’on entend cette dernière comme la manière d’agencer un ou des matériaux musicaux de façonà ce que chacun des moments de la forme ainsi obtenue renvoie à un ou plusieurs autres moments de la même forme. C’est pourquoi elle se retrouve depuis des siècles dans la musique occidentale :une fugue, un canon, un développement portenten eux le principe même de la variation et il n’est donc pas étonnant que cette dernière se rencontre à la fois dans la polyphonie médiévale et renaissante (on pense par exemple au cantus fi rmus de la liturgie du Moyen Âge – paradigme mélodique sur lequel s’édifi ait une polyphonie – ou aux pièces polyphoniques de Claude Lejeune), mais aussichez les instrumentistes et chanteurs des xvıe etxvııe siècles, pour lesquels la variation était un moyen de briller face à l’auditeur par l’ajout d’ornements virtuoses et raffi nés – doubles et diminutions. Les airs de Michel Lambert (1661 et 1689) ou The Harmonious Blacksmith d’Haendel en sont les parfaits exemples, mais on pourrait très bien citer également les Variations sur des airs anglais de Byrd (1591) ou bien encore le second livre de Toccate de Frescobaldi (1637). Mais la variation, dans l’idée d’un processus de composition, est encore trop proche de l’idée et d’une pratique de l’improvisation. C’est avec les organistes que le procédé va dépasser la simple diminution et on trouve bientôt un véritable travail thématique qui cristallisera bientôt ce que nous appellerons la forme-variation, incontestable archétype formel de l’organisation du matériau musical – qu’on pense par exemple aux passacailles de Buxtehude ou de Bach, dont le sommet en la matière restera les fameuses Variations Goldberg écrites pour le clavecin. C’est de cette époque qu’apparaissent ces pièces présentant un thème suivi d’une série de variations, et dont le tout constitue un ensemble unitaire. Cependant les compositeurs de la secondemoitié du xvıııe siècle vont délaisser ce côté contrapuntique tant travaillé par leurs prédécesseurs et traiter la variation davantagedans l’esprit léger de l’ornementation, comme le faisaient les chanteurs et instrumentistes desxvıe et xvııe siècles : ce sera le cas de Haydn, Mozart, mais aussi Pleyel ou Eckaert. C’est véritablement avec Beethoven qu’on peut parler

BRAHMS,VARIATIONS

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de l’épanouissement de la forme-variation, et à sa suite viendra, tout au long du xvıııe siècle, une pléthore de compositeurs dont les plus connus sont Mendelssohn, Chopin, Heller, Thalberg, Schumann, et surtout celui qui a intéressé Stefan Chaplikov dans cet enregistrement : Johannes Brahms.

Nous pouvons saluer cet enregistrement à plusd’un titre. Au-delà de ses qualités techniques prodigieuses et de la sûreté de ses positions esthétiques, Stefan Chaplikov nous off re en eff et deux présents inestimables. D’abord, il éclaired’une vision nouvelle un répertoire peu connu et peu fréquenté par les pianistes, malgré l’intelligence et la beauté sonore de ses formes : nous pensons là aux deux pièces de l’op. 21, que l’on a que trop rarement l’opportunité d’entendre au concert ouen disque. Mais surtout il nous permet d’apprécier, dans un cadre temporel et esthétique relativement condensé (celui de la forme-variation, chez Brahms, entre 1854 et 1862), les diff érentes manières et les diff érentes réponses que propose le compositeurà ce qu’il considère être le « problème » de la variation comme modèle de forme musicale. Ainsi,la forme-variation pourra-t-elle s’éprouver aussi bien au niveau microscopique de l’œuvre en tant que forme fermée et autonome, qu’au niveau macroscopique du groupe d’œuvres élaborées sur quelques années selon un même principe de base.À un niveau supérieur, et dans un eff et de mise en perspective tout à fait légitime, il s’agira donc de savoir comment Brahms varie – ou pas – cette forme-variation au fur et à mesure de sa plongée au cœur de la question posée par ce paradigme formel. Ce qui suit n’est pas un exposé technique complexe ; bien au contraire, nous nous eff orcerons d’aller à ce qui nous semble être l’essentiel dans ce groupement d’œuvres, et de traiter de points qui sont directement perceptibles par l’auditeur. Aussi faut-il prendre les quelques lignes qui suivent comme une manière de guider l’écoute à certains moments-clés de l’œuvre et d’en préciser les enjeux compositionnels en plaçant des repères chronologiques et en rappelant des références qui nous ont semblées légitimes.

LES VARIATIONS OP. 9

Partant de la défi nition dont nous avons convenu quant à la forme-variation, il faut en premier lieu s’interroger sur le choix des thèmes variés par Brahms. Ont-ils les mêmes caractéristiques ? Qu’impliquent les qualités de leurs attributs ?Y a-t-il un modèle de thème à varier ? Le thèmede l’op. 9, choisi en 1854 par le jeune compositeur alors à peine âgé d’une vingtaine d’années, est absolument exemplaire à la fois dans son matériau, sa forme mais aussi dans la mémoire de laquelle il

est déjà chargé lorsque Brahms s’en empare. Au niveau structurel, il est parfaitement symétrique (une mélodie de 8 mesures variée pendant8 mesures et reprise pendant 8 mesures). Sa formulation mélodique est extrêmement sobre, et quand on observe la manière avec laquelle le tout est harmonisé, on se rend compte que le thème est déjà variation harmonique en soi : la même phrase mélodique est en eff et harmonisée de trois façons diff érentes (tonalité principale de fa dièse mineur, tonalité relative de la majeur et emprunt au ton voisin de si mineur dans sa réexposition). Ainsi Brahms s’empare d’un matériau qui refl ète déjà la structure entière de l’œuvre à bâtir, au moins dans son principe mélodico-harmonique. Par ailleurs les références dont il est déjà chargé ne peuvent être passées sous silence : Brahms avait fait connaissance des Schumann durant l’été 1853, et cela avait été le début d’une grande et profonde amitié avec le couple d’artistes. C’est la raison pour laquelle cette œuvre, dédiée à Clara Schumann (les variations 10 et 11 ont d’ailleurs été composées les dernières, deux mois après toutes les autres, le12 août 1854, jour de la Sainte Clara!) tire son thème du premier Albumblatt op. 99. Par ailleurs il est amusant d’observer que la variation 9 est une paraphrase du deuxième Albumblatt et que la trente-cinquième mesure de la variation 10 commence par le « Thème de Clara Wieck » des Impromptus op. 5l ! Le thème de l’op. 9 possède donc deux caractéristiques essentielles : une structure élémentaire dans sa forme et son matériau, ainsi que la mémoire d’un modèle musical cher au compositeur. Concernant ce modèle, nous venons de voir que Brahms s’en servira pour multiplier (varier?) les références. Ces multiples clins d’œil aux Schumann doivent être entendus ainsi : puisque Robert fournit la substance thématique et que Clara est la destinataire, pourquoi ne pas varier également les allusionsqui leur sont faites ? Clara avait d’ailleurs déjà composé des variations sur ce thème. Mais ce qui nous paraît être le plus signifi catif, c’est la manière avec laquelle est varié ce thème. Deux points nous paraissent intéressants à préciser au cours deces 16 variations : - d’abord celles-ci ne coïncident pas strictement avec la structure formelle et l’harmonisation du thème, mais sont développées librement avec la mélodie de celui-ci. En cela, elles suivent la trace du Schumann des Études Symphoniques. Par ailleurs, comme pour Schumann, les variations exploitent des tonalités diff érentes et non la simple opposition majeur/mineur comme l’auteur le fera plus tard assez régulièrement. En fait, c’est l’hommage rendu au couple d’amis qui importe à Brahms : en multipliant les allusions, les citations, il varie à la fois le thème et la mémoire dont celui-ci est chargé,

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d’une façon dont se souviendra la postmodernité des années 1980-1990 dans sa manière de multiplier les références.- mais surtout le jeune compositeur fait preuve d’une science de l’écriture très impressionnante pour son jeune âge. Les ressources contrapuntiques employées tout au long des variations révèlent une connaissance approfondie des procédés dont usait le Bach des Variations Goldberg. Dans la dixième variation, à partir de la mesure 17, la basse du thème est employée dans l’aigu comme mélodie, et c’est son propre renversement qui est utilisé comme basse, pendant que les doubles-croches des parties intermédiaires reprennent en diminution la mélodie du thème initial. La huitième variation introduit un canon à l’octave, la quatorzième un canon à la seconde et la quinzième un canon à la sixte. Ou encore la dixième variation, dans laquelle la mélodie est employée comme canon de l’inversion : à chaque intervalle descendant de la main droite correspond un intervalle ascendant de la main gauche, et vice versa, pendant que les parties intermédiaires répètent le thème diminué. En bref, nous sommes face à une maîtrise totale de l’écriture pianistique, de la science contrapuntique et on peut avancer que ces variations vont bien au-delà de l’écriture des trois sonates pour piano écrites précédemment.

Dès son premier essai, on remarque donc que malgré la nouveauté de cette forme pour le compositeur, celui-ci y semble totalement à l’aise.Il paraît aussi important d’ajouter que le rôle assigné à la basse dans cette œuvre est essentiel. Le musicologue Victor Luithlen a établi en 1927 une typologie des variations dans ses études consacrées à Brahms. Pour lui, il existe quatre types de variations possibles : - les variations mélodiques : déterminées par la prégnance de la mélodie du modèle ;- les variations sur basse : basse thématique particulièrement saillante ;- les variations harmoniques : importance accordée aux harmonies du thème ;- les fantaisies-variations : se distancent des harmonies et de la forme thématique tout en exploitant une structure mélodique ou un motif issu du modèle.Ici, outre la présence indiscutable du quatrième modèle, on peut aussi noter l’importance du deuxième. Cela renvoie à une remarque du compositeur lui-même qui affi rmait : « Les compositeurs d’aujourd’hui savent rarementchoisir un thème approprié et permettant un développement intéressant du point de vue de la technique instrumentale comme de la pensée musicale....la diffi culté consiste à domestiquer son imagination. On a toujours tendance à multiplier les

variations. Les moins nombreuses sont les meilleures, à condition, bien entendu, que tout ce qui peut être dit soit dit. C’est là que réside le grand écueil du genre...les variations ne doivent jamais perdre de vue leur prétexte et leur but : c’est là une évidence dont on oublie trop facilement aujourd’hui la nécessité. Et pour cela, il est indispensable de choisir un thème dont la basse ait un poids solide : la basse est, à mon sens, plus importante que la mélodie elle-même. C’est elle qui est le véritable guide, et aussi le contrôle de la fantaisie... ».

LES PIÈCES OP. 21

Ces préceptes-là vont-ils se retrouver dans ce que l’on peut considérer comme le deuxième cycle de la variation chez Brahms, à savoir les deux pièces de l’op. 21, composées entre 1857 et 1861. Le thème original de l’op. 21 n° 1 est intéressant en ce sens qu’il est écrit par Brahms lui-même. On peut donc supposer qu’il représente pour son auteur le type même de matériau musical dont les caractéristiques le rendraient idéal à varier. Comment se présente-t-il ? Au niveau de la forme, on retrouve une structure binaire à reprise de type AABB,dont la symétrie est compensée par le fait que chaque partie se divise en deux phrases de chacune 4 et 5 mesures. Au niveau mélodique, les phrases se déploient sur un ambitus très large ; harmoniquement, on peut remarquer l’opposition des deux parties : dans la première, les fonctions harmoniques sont relativement simples (malgré une densité polyphonique très touff ue), la seconde partie quant à elle suit un parcours tonal sinueux (ton homonyme de ré mineur, son relatif fa majeur, ton voisin de la majeur avant de retourner au ré majeur initial). On est donc en présence d’un thème complexe, aussi bien dans sa structure qui refuse l’équilibre binaire (neuf mesures à chaque fois) que dans sa présentation mélodique (ambitus) et harmonique (parcours tonal déjà complexe). Nous sommes donc à l’opposé du thème de Schumann (mis à part peut-être concernant la forme très ramassée de sa mélodie), ce qui montre comment, en un laps de temps très court – à peine deux années, Brahms s’emploie à développer et renouveler ses conceptions. Mais qu’en est-il des onze variations qui suivent ? Si Brahms conserve souvent la structure périodique et les harmonies du thème, ses variations sont pourtant traitées encore une fois très librement, davantage dans le style de la grande variation amplifi catrice beethovénienne. Il avait pour habitude d’appeler ces onze variations ses « variations philosophiques » : en eff et, on y rencontre en permanence la prééminence de la construction architectonique au détriment de la séduction immédiate, ce qui explique peut-être

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aussi leur succès mitigé au moment de la périodedu Sturm und Drang, où les eff ets étaient légions. Comme dans l’op. 9, l’élément contrapuntique est présent, par exemple dans la cinquième variation qui consiste en un canon en mouvement contraire, la ligne inférieure étant l’inversion de la ligne supérieure. D’une façon générale, cet opus se rattache dans la manière au précédent, bien queles deux thèmes qui servent de substance aux variations soient profondément opposés dans leurs attributs.

L’op. 21 n°2, avec ses treize variations et fi nale, a pour base un thème populaire hongrois, et ici Brahms décale encore une fois la problématique de composition, puisqu’à une structure mélodico-harmonique très sommaire, répond une structure métrique complexe : le thème se décompose en eff et en une alternance de mesuresà 3 temps et de mesures à 4 temps, ce qui est assez rare à l’époque pour mériter d’être souligné. Les variations s’articulent quant à elles autour de la mélodie, qui est tour à tour transmise aux diff érentes voix, transposée ou agrémentée de notes de passage. Elle reste cependant parfaitement identifi able dans chaque variation. Nous changeons donc ici complètement de modèle de forme. Pour quelles raisons ? Est-ce la nature même du thème, populaire, qui exige ce traitement ? Nous pensons en eff et que ce qui fonde son intérêt, c’est la joie du chant associée à la dissymétrie métrique. Grâce à ce revirement dans l’écriture de Brahms, on comprend mieux quel estle sens de la forme à variations chez lui. Il s’agit de varier, certes, mais tout en valorisant les attributs essentiels de la substance thématique. Le thème de l’op. 9 emprunté à Schumann multipliait les clins d’œil et les références, le thème original, délicat dans son cheminement métrique et mélodico-harmonique, développait des variations dont le matériau et la structure étaient extrêmement complexes. C’est pourquoi ce thème populaire, qui est la manifestation d’un chant exalté, est varié de façon à mettre en valeur systématiquement cet idéal mélodique. Le sens de la forme variation chez Brahms éclate donc ici dans toute sa clarté : il s’agit, en développant dans de courts épisodes des attributs choisis du thème initial, de mettre en valeur ce qui fait la substance même de ce thème – respectivement la mémoire, la construction architectonique et glorifi cation mélodico-rythmique. Ce sera encore le cas dans les célèbres Variations sur un thème de Paganini pour piano seul (deux cahiers) composées en 1863 : même si l’on y retrouve quelques-uns des procédés chers à l’auteur – nécessité de l’appropriation du thème, possibilités de développement symétrique qu’il garantit, importance de la basse harmonique – l’essentiel est que circule à l’intérieur des variations ce qui fait la substance première du thème initial : la virtuosité.

LES VARIATIONS OP. 24

Cela va se vérifi er dans les vingt-cinq variations et la fugue de l’op. 24, composé entre 1862 et 1863. Le thème est emprunté à une Aria des trois Leçons pour clavecin que Haendel avait composées pour les fi lles du Prince de Galles (il avait d’ailleurs lui-même déjà composé cinq variations à partir de ce thème). Comme dans l’op. 9, ce thème est ramassé et extrêmement simple dans tous ses paramètres : unité mélodique, simplicité harmonique (enchaînements de toniques et de dominantes dans la tonalité principale puis dans la tonalité de la dominante), forme symétrique et équilibrée (AABB avec 4 mesures par partie). L’unique élément de variété vient de l’harmonisation, qui se fait sur des renversements diff érents de l’accord à chaque fois, épuisant presque en quelques mesures toutes ses possibilités de présentation. Comme dans l’op. 21 n°2, on retrouve un respect absolu des structures périodiques, harmoniques et mélodiques dans la majorité des variations. La science contrapuntique de l’op. 9 et de l’op. 21 n°2 est poussée encore davantage ici. En eff et Brahms s’est plu à terminer l’œuvre par une fugue d’une dimension imposante. Si le procédé n’est pas nouveau (on le trouve notamment chez Beethoven, dont Brahms admirait et connaissait l’œuvre au plus haut degré), il fait certainement référence au fait qu’Haendel lui-même avait déjà « osé » introduire une forme à l’intérieur d’une autre ; en eff et, c’est bien lui qui avait inséré le procédé de la variation dans la suite classique. Par ailleurs, dans les dimensions, sa carrure et sa puissance (l’écriture pianistique acquiert dans la pièce une dimension orchestrale par son ampleur et les procédés techniques qu’elle met en jeu), l’œuvre est intimement liée à celle du vieux maître. Encore une fois, il s’agit de valoriser ce qui fait la substance du thème varié. Et ici il s’agit, bien sûr, de l’art d’Haendel. Par ailleurs, concernant la fugue, on ne peut qu’être admiratif de sa réalisation : celle-ci épuise en eff et toutes les possibilités contrapuntiques possibles : diminutions, augmentations, renversements, récurrences...

LES AUTRES VARIATIONS

Nous avons abordé fugitivement les variations écrites sur un thème de Paganini. Il semble bien que le Thème et variations op. 18 ait été écrit davantage dans cet état d’esprit : les structures métriques et tonales sont respectées scrupuleusement et chaque variation aborde un élément technique ou type d’écriture pianistique bien particulier. Il est seulement intéressant de remarquer que le thème utilisé a encore une fois une nature diff érente (il a été écrit par le compositeur, mais pour une autre œuvre – deuxième mouvement du Sextuor op. 18)

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JOHANNES BRAHMS (1833-1897)

1. Variationen über ein Thema von G. F. Händel op. 24 25‘31

2. Variationen über ein eigenes Thema op. 21 n°1 17‘01

3. Variationen über ein Thema von Robert Schumann op. 9 16‘47

4. Variationen über ein ungarisches Lied op. 21 n° 2 6‘45

5. Thema mit Variationen (Klavierfassung des Variationensatzes aus dem Streichsextett op. 18) 9‘58

Durée totale 76’01

Enregistrement réalisé en juillet 2012 par le service audio-visuel du Conservatoire, espace Maurice Fleuret. Prise de son et mixage : Jean-Christophe Messonnier. Montage et direction artistique : Sandrine Pagès, étudiante en Formation Supérieure aux Métiers du Son (FSMS). Centre de Recherche et d’Edition du Conservatoire (CREC). Collection Jeunes Solistes avec le soutien de la Fondation Meyer pour le développementculturel et artistique.

CREC-audio 12/089

et que le traitement de ses variations suit unchemin diff érent des autres œuvres que nous venons d’observer. Notons également que la variation se retrouvera dans de nombreuses autres œuvres de Brahms, même quand celles-ci ne portent pas le nom de thème et variations : ainsi de la chaconne de la Passacaille fi nale de la Quatrième Symphonie, de certains Lieder (où la succession des strophes est traitée dans l’esprit de la variation), ainsi que des sonates pour piano (deuxième mouvement de la Sonate pour piano op. 1, avec quatre variations simples dans l’esprit populaire, deuxième mouvement de la sonate pour piano en fa dièse mineur op. 2, dans laquelle le thème est traité très librement dans les variations).

CONCLUSION

Ce qui se joue dans la succession formée par ces cycles de variations, ce n’est donc pas la naissance d’une forme – puisque celle-ci préexiste à l’œuvre de Brahms – mais le développement de celle-ci àun degré jusqu’alors inexploré. Diversité de nature, de forme et de caractère des thèmes choisis, diversité dans le traitement de leurs variations :on voit à l’œuvre une pensée musicale, qui seconstruit intelligemment et patiemment danscette succession. Cela nous permet d’apercevoirla relation qui se tisse au fi l du métier entre un compositeur et les formes musicales qu’il aborde,et qui sont pour lui un moyen d’exprimer à la fois son métier – nous pensons ici à l’artisanat contrapuntique ultra-raffi né de certainesvariations – et des conceptions esthétiques puissantes – mémoire qu’entretient une forme musicale avec le passé, idée d’une substance thématique qui agirait en tant que moteur dela variation de ses attributs... Soyons donc reconnaissants à Stefan Chaplikov d’avoirpensé ce programme et de nous révélergrâce à sa cohérence des liens qui n’auraient peut-être jamais pu être pensés sans le secoursde son interprétation.

Pierre-Arnaud Le Guérinel

Pierre-Arnaud Le GuérinelPremier prix de piano et de formation musicaleau CRR de Boulogne-Billancourt, lauréat de concours internationaux, premier prix d’analyse et d’histoirede la musique au Conservatoire de Paris dans les classes de Michaël Lévinas et de Rémy Campos, titulaire d’un Master de musicologie à l’université Paris IV - Sorbonne, Pierre-Arnaud Le Guérinel partage son temps entre ses activités d’interprète (classique et jazz), de musicologue (rédaction d’articles, d’ouvrages et participation à de nombreux colloques) etd’enseignant (il est professeur de la ville de Paris), aussi bien en France qu’à l’étranger.