Séquence 1, texte 1 : Clément Marot, rondeau V « A une ... · PDF...
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Séquence 1, texte 1 : Clément Marot, rondeau V « A une médisante »
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Présentation du recueil : L’Adolescence clémentine (1532 / 1538) :
Le recueil s’ouvre sur 5 longues pièces (opuscules) → des œuvres de grande jeunesse. Un trajet des œuvres
de l’Antiquité (qui n’est donc pas ignorée par Marot même si celui-ci se présente comme ne connaissant
pas le latin – à cette époque, ça veut dire qu’il a à peu près le niveau d’un professeur agrégé de Lettres
Classiques aujourd’hui, mais qu’il ne le parle pas couramment) vers des œuvres chrétiennes.
Le recueil est ensuite organisé en 5 sections qui réunissent des poèmes de même genre :
Les épîtres : lettres en vers, requête, en général en décasyllabes.
Les complaintes et épitaphes : poésie funèbre, de forme assez libre.
Les ballades : adresses à des Princes (réels ou symboliques), 3 strophes de X vers (parfois
carrées, c’est-à-dire que le nombre de syllabes des vers est égal au nombre de vers de la strophe –
par exemple 10 décasyllabes, ou 8 octosyllabes) + 1 dernière strophe comptant ½ X vers (envoi :
si les trois premières strophes sont des huitains, alors l’envoi est un quatrain).
Les rondeaux : voir situation du texte 1.
Les chansons : variété, liberté formelle. Genre médiéval aussi.
L’ordre des rondeaux fait souvent sens comme le montre la comparaison des deux textes de Clément
Marot étudiés, le rondeau VI pouvant être interprété comme l’attaque qui aurait ensuite donné lieu à la
réponse que l’on trouve dans le rondeau V (la circularité du genre pouvant expliquer que l’ordre
chronologique supposé des pièces soit interverti : dans un cercle en effet, il n’y a pas de début ni de fin).
Situation : le 5° rondeau de la 4° section de l’AC. Un rondeau simple : le rondeau simple, en octosyllabes,
compte deux quatrains (X) encadrant un distique (½ X) sur deux rimes ; le « rentrement » qui clôt le
deuxième et le troisième couplets répète les deux, trois ou quatre premières syllabes du rondeau.
Le rondeau double, en décasyllabes, est le plus courant entre 1470 et 1530 : deux quintils entourent un tercet
et le rentrement compte en général quatre syllabes (voir le texte complémentaire de Jean Marot, père de
Clément).
Disposition des rimes : A’BBA’ / A’B [R] / A’BBA’ [R]
Problématique / Comment le poète, à partir d’une situation désagréable, compose-t-il un rondeau d’une
particulière vivacité qui opère un renversement, empêchant le lecteur de prendre totalement au sérieux sa
colère.
Plan :
I. Une réaction à la médisance
II. Une parole énergique
III. Un comique placé sous le signe du renversement
I. Une réaction à la médisance
1. La parole mauvaise
Le personnage féminin auquel s’adresse le rondeau est caractérisé par sa médisance = le fait de médire, de
dire du mal, de proférer une parole mauvaise. Elle est « rapporte-nouvelle » (v. 5).
Repris au v. 2 « de moi en mal vous parlez » -> on a ici l’indication de la « victime » de cette parole
mauvaise (« moi ») mais pour le reste, cela reste flou : quels propos ont véritablement été proférés ?
Ce qui est mis en valeur, c’est donc, plus que la déconstruction argumentée des propos qui ont pu
être à l’origine de l’écriture du rondeau, la réaction du poète – fortement marquée par l’émotion.
2. La colère du poète
L’usage d’un juron – « de par le diable » – marque la colère du locuteur, sur un plan lexical. Mais cette
réaction colérique n’est pas seulement traduite par le sens des mots : les effets de rythme et la composition
générale du rondeau viennent également renforcer l’impression que le locuteur sort de ses gonds. C’est
ainsi, par exemple, que le procédé du rentrement (premier hémistiche du premier vers, repris en fin de
strophes 2 et 3, à la manière d’un refrain) est utilisé pour souligner la colère du poète. On peut imaginer un
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ton aigre et accusateur dans cette répétition du « on le m’a dit » qui a valeur d’argument d’autorité. La
répétition donne l’impression que le locuteur tourne en rond, et trépigne sur place, tant sa fureur est
grande. L’indignation est par ailleurs perceptible dans la structure du rondeau :
strophe 1 : les faits (1 – 2, même vagues) liés à l’alcoolisme de la médisante (3 – 4)
strophe 2 : limitation de la destinataire à sa « mauvaiseté » : « d’autre chose ne vous mêlez »
strophe 3 : menace de coups (1 – 2) et insultes (3 – 4)
Cette indignation se double de mépris à l’égard d’une destinataire rabaissée.
3. Le mépris
Volonté d’humiliation par l’utilisation de substituts nominaux dégradants placés à la rime (position forte) :
« dague à rouelle », « rapporte-nouvelle », « méselle », « maquerelle » -> réification pour les deux premiers
(objet + quasi perroquet sans raison propre), atteinte au corps et à la sexualité pour les deux autres : objet
de dégoût physique et moral.
Souligné par la structure restrictive « vous n’êtes qu’une maquerelle ».
→ Bilan-transition : Des sentiments violents sont donc exprimés, en réaction à une attaque qui reste
vague. C’est l’occasion pour le poète de déployer une parole particulièrement vive et énergique.
II. Une parole énergique
1. Un vocabulaire inventif
On trouve bien sûr des expressions convenues pour marquer l’agressivité du locuteur à l’égard de sa
destinataire (« de par le diable », « vos reins en seront bien gallés », par exemple) mais on note aussi une
réelle inventivité lexicale qui joue des images violents et des sonorités (notamment en [–elle], marqueur par
excellence du féminin) pour rendre l’agression verbale plus énergique et cinglante. C’est ainsi que la
« dague à rouelle » rend concrète la blessure narcissique causée par la parole mauvaise : celle-ci coupe et
blesse. Il s’agit presque d’un duel en différé : le poète rend blessure pour blessure. Nous n’avons pas de
portrait de la destinataire mais en creux se dessine l’image d’une femme également dégoûtante sur le plan
moral (« maquerelle ») et sur le plan physique (« méselle ») : dégradée par « le vin que si bien [elle] aval[e] »
elle voit sa « cervelle » réduite à ne porter que de la méchanceté.
2. Des structures syntaxiques qui montrent la vivacité
Sur le plan rythmique et syntaxique, la vivacité est également présente. Le choix d’une forme brève, de
vers courts (octosyllabes + rentrement de 4 syllabes) soutient l’énergie de l’ensemble. Il en va de même de
l’interrogation (rhétorique) de la première strophe, des négations qui réduisent la médisante à un « pas
grand-chose » : « d’autre chose ne vous mêlez », « vous n’êtes qu’une maquerelle », tout comme des
apostrophes virulentes des premiers vers des 1ère et 3ème strophes, en fin de vers ou encore de la menace
finale, elliptique mais claire (« Mais si plus vous advient, méselle, / Vos reins en seront bien gallés »).
3. L’oralité de cette écriture
De fait, se dégage de ce rondeau une forte impression d’oralité. On pourrait imaginer une saynette dans
laquelle le poète s’adresserait directement à la médisante pour l’invectiver. Le lecteur n’est pas ici pris en
compte (une explication possible du flou qui entoure le point de départ : tout se passe comme si la scène
était prise sur le vif).
Structures orales :
« vous le met-il en la cervelle » (plutôt que « le met-il en votre cervelle » -> tournure orale très
expressive.
Lexique simple et parfois répété : cf. « bien » st. 1 et 3. « on le m’a dit », « chose »
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Le rythme de l’invective : « allez, de par le diable, allez » où le verbe perd sa signification plein
(délexicalisation) pour signifier seulement l’agacement (volonté d’éloignement spatial, mais surtout
moral)
→ Bilan-transition : Ainsi la colère du poète semble ici l’occasion (et sans doute le prétexte) à un
déchaînement verbal qui met en œuvre une parole coupante, blessante, mais, en même temps drôle. A
quoi tient ce comique ? Il est sans doute lié au jeu de renversements qu’établit le poète dans le cadre lui-
même circulaire de la forme qu’il a choisie, le rondeau.
III. Un comique placé sous le signe du renversement
1. Un comique de caractère esquissé : deux personnages en miroir
On observe que le lecteur est dans l’impossibilité de s’identifier complètement à l’un ou à l’autre des deux
personnages du rondeau, et on peut se demander à quoi cela tient. Pour ce qui concerne la médisante, c’est
sans doute en grande partie dû au fait qu’elle est présentée comme une sorte de caricature excessive. A la
fois colporteuse de rumeurs, ivrogne, vicieuse, dégoûtante, elle n’a rien pour plaire mais il faut avouer que
son portrait, loin d’être en soi effrayant, est plutôt drôle, un peu à la façon de ces sorcières enfantines qui
suscitent de la répulsion sans pour autant nous inquiéter (voir par exemple l’image décalée de la « dague à
rouelle », qui est d’ailleurs pour Clément Marot, un clin d’œil à un rondeau de son père – voir texte
complémentaire).
Le locuteur lui-même ne paraît pas moins caricatural. En effet, comme on ne sait rien de ce qu’a pu faire la
médisante pour déclencher la violente réaction qu’on lit, on est frappé par l’énervement du locuteur,
marqué par un rythme vif et haché, une ponctuation très expressive et l’effet de répétition inhérent au
procédé du rentrement. Nous nous représentons donc le personnage comme une caricature drolatique de
la fureur trépignante, d’autant plus que nous n’avons aucune prise rationnelle pour comprendre ou justifier
l’intensité de sa réaction.
On a donc l’impression d’avoir à faire à deux caractères de comédie, excessifs et outranciers, qui font rire
les tiers par leur absence de mesure et qui peuvent être renvoyés dos à dos, comme déraisonnables et
ridicules.
2. Un comique de situation
On pourrait résumer ce comique de situation par le fait que la condamnation de la médisance est elle-
même fondée sur une médisance, relayée par le locuteur, comme l’indique clairement, et de façon
insistante, le rentrement, « on le m’a dit » : le verbe de parole, et surtout le pronom indéfini « on »
indiquent bien que le locuteur relaie dans son propos des accusations diffuses, circulant sur le mode de la
rumeur. Ne peut-on voir dans cette violente mise en cause, sans preuve, rapportée d’après une (ou
plusieurs) sources anonymes, une nouvelle médisance, de la part de ce tiers laissé opportunément dans le
vague par le pronom indéfini « on » ? Le poète, quant à lui, aggrave cette possible médisance en portant
des accusations graves (alcoolisme + lèpre + mauvaise vie) qui le font passé du statut de victime
potentielle de la médisance à celui de bourreau utilisant l’arme de la rumeur et des propos non vérifiés. La
boucle de la médisance est donc bouclée.
3. Une forme poétique circulaire pour une circulation de la parole mauvaise
Or, justement, la forme choisie pour exprimer cette accusation est caractérisée par sa circularité : le
rondeau fait une ronde, grâce au rentrement qui ouvre et clôt le poème sur les mêmes mots. Une sorte de
farandole des masques se met donc en place : médisante et médisant ; médisance contre médisance. Les
différents niveaux de cette boucle caractéristique du genre du rondeau donnent presque le vertige par leur
emboîtement dans la pièce que nous étudions :
- niveau de la structure du poème – règles du genre du rondeau
- niveau de l’anecdote esquissée – il s’agit de présenter, on l’a vu, une médisance pour répondre à
une médisance
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- niveau des caractères – au vice de la médisante répond celui du locuteur et sans doute aussi du
« on » sur lequel il prétend s’appuyer (aucun des personnages en présence ne semblant dépourvu
de défauts)
- niveau de la parole proférée qui circule, au sens propre du terme, c’est-à-dire qui passe de l’un à
l’autre pour faire un cercle : la médisante est supposée avoir parlé à des tiers du locuteur -> des
tiers ont parlé de la médisante au locuteur -> lequel boucle la ronde de la parole mauvaise en
parlant directement à la médisante.
On peut aller encore plus loin si on élargit la perspective à la structure du recueil : on peut en effet
imaginer que le rondeau 6, qui suit celui-ci, contient les propos possibles de la médisante. L’accusation
serait alors d’être un mauvais poète. Mais, dans la logique même de la circularité, l’ordre des propos serait
renversé (la réponse avant l’accusation). On élargirait alors à un fragment de la section la saynette
opposant les deux personnages.
Conclusion /
- Dimension ludique du rondeau.
- Inventio (c’est-à-dire sujet choisi pour le poème, dans la rhétorique antique) particulièrement
adaptée à la dispositio (c’est-à-dire la façon d’organiser le texte, ici dans le respect du genre médiéval
du rondeau).
- Attention à ne pas forcément y voir une dimension autobiographique, une tranche de vie, malgré
la vivacité et le côté oral : le « je », le « vous », sont bien souvent à l’époque des personae, c’est-à-
dire des masques bien plutôt que des reflets de la personne réelle. Élargissement aux nombreux
jeux du recueil sur les identités (« je » féminins, heureux / malheureux en amour, disciple / maître
en poésie …) et sur le dialogisme : rondeau et rondeaux responsifs.