SQ2 A. Camus L’Etranger, 1942 : documents … · Car tout commence par la conscience et rien ne...
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SQ2 A. Camus L’Etranger, 1942 : documents complémentaires : - Doc 1 : L’Art français de la guerre, Alexis JENNI, 2011
- Doc 2 : Le mythe de Sisyphe, A. Camus, 1942
Extrait n°2 : L’absurde (Le Mythe de Sisyphe, 1942)
Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas,
tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi
sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le «
pourquoi » s'élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. « Commence »,
ceci est important. La lassitude est à la fin des actes d'une vie machinale, mais elle inaugure en même
temps le mouvement de la conscience. Elle l'éveille et elle provoque la suite. La suite, c'est le retour
inconscient dans la chaîne, ou c'est l'éveil définitif. Au bout de l'éveil vient, avec le temps, la
conséquence : suicide ou rétablissement. En soi, la lassitude a quelque chose d'écœurant. Ici je dois
conclure qu'elle est bonne. Car tout commence par la conscience et rien ne vaut que par elle. Ces
remarques n'ont rien d'original. Mais elles sont évidentes : cela suffit pour un temps, à l'occasion
d'une reconnaissance sommaire dans les origines de l'absurde. Le simple « souci » est à l'origine de
tout.
De même et pour tous les jours d'une vie sans éclat, le temps nous porte. Mais un moment vient
toujours où il faut le porter. Nous vivons sur l'avenir : « demain », « plus tard », « quand tu auras une
situation », « avec l'âge tu comprendras ». Ces inconséquences sont admirables, car enfin il s'agit de
mourir. Un jour vient pourtant et l'homme constate ou dit qu'il a trente ans. Il affirme ainsi sa
jeunesse. Mais du même coup, il se situe par rapport au temps. Il y prend sa place. Il reconnaît qu'il
est à un certain moment d'une courbe qu'il confesse devoir parcourir. Il appartient au temps et, à
cette horreur qui le saisit, il y reconnaît son pire ennemi. Demain, il souhaitait demain, quand tout
lui-même aurait dû s'y refuser. Cette révolte de la chair, c'est l'absurde.
Un degré plus bas et voici l'étrangeté : s'apercevoir que le monde est « épais », entrevoir à quel
point une pierre est étrangère, nous est irréductible, avec quelle intensité la nature, un paysage peut
nous nier. Au fond de toute beauté gît quelque chose d'inhumain et ces collines, la douceur du ciel,
ces dessins d'arbres, voici qu'à la minute même, ils perdent le sens illusoire dont nous les revêtions,
désormais plus lointains qu'un paradis perdu. L'hostilité primitive du monde, à travers les millénaires,
remonte vers nous. Pour une seconde, nous ne le comprenons plus puisque pendant des siècles nous
n'avons compris en lui que les figures et les dessins que préalablement nous y mettions, puisque
désormais les forces nous manquent pour user de cet artifice. Le monde nous échappe puisqu'il
redevient lui-même. Ces décors masqués par l'habitude redeviennent ce qu'ils sont. Ils s'éloignent
de nous. De même qu'il est des jours où, sous le visage familier d'une femme, on retrouve comme
une étrangère celle qu'on avait aimée il y a des mois ou des années, peut-être allons-nous désirer
même ce qui nous rend soudain si seuls. Mais le temps n'est pas encore venu. Une seule chose : cette
épaisseur et cette étrangeté du monde, c'est l'absurde.
- Doc 3 : Albert Camus, une vie, Olivier Todd, 1996
SQ2 1S2 Séance n°1 : Le parcours biographique et intellectuel d’A. Camus
- Document complémentaire n°1 : documentaire Albert Camus , de J. Daniel et J.
Calmettes, 2009 (visionné le 12/11)
- Document complémentaire n°2 : A. Camus, L’Etranger, Discours de Suède du
10/12/1957 (extrait) : l’art et le rôle de l’écrivain
Albert Camus Discours de Suède, du 10 décembre 1957 (extrait)
Ce discours – dont il n'y a ici qu'un extrait, a été prononcé par Albert Camus (qui le dédia à
son ancien instituteur, M. Louis Germain), à Stockholm, après le banquet clôturant les
cérémonies de l'attribution des prix Nobel.
[…] Je ne puis vivre personnellement sans mon art. Mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de
tout. S'il m'est nécessaire au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre, tel que je
suis, au niveau de tous. L'art n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le
plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes.
Il oblige donc l'artiste à ne pas s'isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. Et celui
qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait différent, apprend bien vite qu'il ne nourrira
son art, et sa différence, qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller-retour
perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle
il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s'obligent à comprendre au lieu
de juger. Et, s'ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d'une société où, selon le
grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel.
Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se
mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire : il est au service de ceux qui la subissent. Ou, sinon,
le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie avec leurs millions d'hommes ne l'enlèveront
pas à la solitude, même et surtout s'il consent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu,
abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écrivain de l'exil, chaque fois, du moins,
qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence et à le faire retentir par les
moyens de l'art. Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation. Mais, dans toutes les
circonstances de sa vie, obscur ou provisoirement célèbre, jeté dans les fers de la tyrannie ou libre pour un
temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la
seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier : le service
de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible,
elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où ils règnent, font proliférer les solitudes.
Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux
engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l'on sait et la résistance à l'oppression […].