Source(s) n°4

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Source(s) n°4

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  • SOURCE(S)

    Cahiers de lquipe de recherche Arts, Civilisation et Histoire de lEurope

    N 4 -

    premier semestre 2014

  • S O U R C E ( S )

    Cahiers de lquipe de recherche Arts, Civilisation et Histoire de lEurope

    Directeur de la publication : Nicolas Bourguinat Comit de rdaction : Laurence Buchholzer, Anne Corneloup, Jean-Pascal Gay Numro coordonn par : Jean-Pascal Gay

    Secrtariat de rdaction : Laurence Buchholzer, Anne Corneloup, Simone Herry Assistant de rdaction : Guillaume Porte

    La revue SOURCE(S) est un organe de lquipe dAccueil ARCHE-EA 3400 de lUniversit de Strasbourg. Pour les informations sur la revue et les autres activits de lquipe : www.ea3400.unistra.fr

    Adresse de la rdaction : Revue SOURCE(S) - Facult des Sciences Historiques, quipe ARCHE, latt. de

    N. Bourguinat - Palais universitaire - 67084 Strasbourg Cedex - tl. 03 68 85 68 08

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    de lUniversit de Strasbourg

    ISSN de la version imprime : 2265-1306 ISSN du prsent support lectronique : 2261-8592

  • SOURCE(S) n 4 2014

    SOMMAIRE

    I. DOSSIER : LINDIVIDU DANS LES CONFLITS

    7 Prsentation Jean-Pascal Gay

    11 Que faisais-tu sous loligarchie ? La guerre civile de 404-403 et ses lendemains Athnes Anne Jacquemin

    23 Pierre II de Challes, capitaine armagnac (1409-1436). Renseignement, dsinformation et pillage durant la guerre civile Benot Lthenet

    37 Face loccupation trangre de 1815-1818. Les sorties de guerre des Alsaciens Christine Haynes

    51 Un mtier de chien que de suivre larme . Prosper Baccut (1797-1864), peintre militaire au service de lexploration scientifique de lAlgrie Nicolas Schaub

    65 Quand un neutre prend les armes. Wilhelm Dinesen (1845-1895), un Danois dans la guerre franco-allemande de 1870-1871 Gilles Vogt

    77 Expulsion, grand rcits nationaux et petits rcits europens. Mmoires individuelles et construction des communauts en Europe centrale depuis 1945 Sgolne Plyer

    II. AUTOUR DUNE SOURCE

    95 Seul celui qui y a particip sait ce que signifie la guerre . Le journal de guerre de Matthias Weiskircher Jean-Nol Grandhomme

    99 Erlebnisse aus dem Weltkrieg 1914-1918 dition annote

    III. TRAVAUX DES MEMBRES DE LQUIPE

    125 Retour sur lAtlante storico dellItalia rivoluzionaria e napoleonica Jean-Franois Chauvard

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    Rsums

  • I. DOSSIER

    LINDIVIDU DANS LES CONFLITS

  • PRSENTATION

    Jean-Pascal GAY

    En consacrant ce numro la place de lindividu dans les conflits, notre

    intention tait dessayer de rapprocher deux historiographies qui ont connu des renouvellements significatifs : ltude de la conflictuosit comme dynamique sociale et culturelle dune part1 et lhistoire de la guerre dautre part. Pour articuler deux rgimes de conflictualit (un rgime ordinaire, social et local dun ct, et de lautre un rgime extraordinaire, gopolitique et se jouant des chelles plus vastes), se placer au niveau de lindividu revient engager ltude de plusieurs de leurs dynamiques communes et notamment de la manire dont les modalits de lengagement individuel dans les conflits (ou de celle du dsengagement) participent de leur intensit.

    lheure des clbrations de commmoration du centenaire de la Premire Guerre mondiale, les dbats historiographiques autour du consentement, de la (les) culture(s) de guerre, ou de la brutalisation ne semblent plus aussi pres que dans les deux premires dcennies qui ont suivi la parution de louvrage fondateur de George Mosse en 19902. Cependant, les termes dans lesquels ils ont structur lapproche historique des faits guerriers pour la priode contemporaine demeurent encore dactualit. Tant les historiens lis lHistorial de Pronne que ceux qui se sont opposs eux sur la question du consentement la guerre partagent des orientations historiographiques par del leurs dsaccords. Stphane Audoin Rouzeau et Annette Becker entendaient proposer une histoire den bas 3 de la guerre, partant de lexprience du combat. Frdric Rousseau, dans la Guerre censure, affirmait aussi comme postulat fondateur la centralit de lhomme au cur de

    1 Voir lintroduction par Frdric Chauvaud du dossier que le GEHRICO (Universit de Poitiers) a consacr ce thme : La conflictuosit en histoire : quelques approches, Les Cahiers du GEHRICO, 3, 2002. 2 George MOSSE, Fallen soldier. Reshaping the Memory of the World War, Oxford, Oxford University Press, 1990. 3 Stphane AUDOIN-ROUZEAU et Annette BECKER, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 24-25.

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  • JEAN-PASCAL GAY

    tout dispositif militaire4 . Ce tournant na pas concern que lhistoriographie de la Premire Guerre mondiale, mme si celle-ci a certainement jou un rle essentiel dans les dplacements de paradigme de lhistoriographie du fait guerrier. Pour les priodes mdivales et modernes, lintrt ancien pour la culture de guerre5 et le renouveau de lintrt pour la bataille ont nourri la recherche dun nouvel quilibre entre tudes des donnes matrielles (quipement, tactique) et tude des phnomnes de subjectivation (motions, perceptions, reprsentations, rcits)6.

    Bien sr lintrt pour lindividu dans les conflits militaires est ancien, mais un faisceau dtudes nouvelles (H. Drvillon, Lindividu et la guerre7, J. Le Gac, Vaincre sans gloire8) et la republication rcente de la traduction du texte essentiel de John Keegan (The Face of Battle, 1976)9 quon peut voir comme le point de basculement de lhistoire militaire contemporaine signalent lactualit historiographique en France du thme qui est celui quont accept daffronter les auteurs qui ont contribu ce dossier. Le dbat historiographique autour de la Premire Guerre mondiale avait aussi engag un dbat pistmologique implicite autour de laccs lexprience combattante, notamment autour de la mobilisation des diffrentes formes de tmoignage10. Il a aussi permis de redployer la question de la place de lindividu dans les conflits au-del des seules questions du consentement ou de la capacit tenir, en dplaant lattention vers le statut du soldat, la fois juridique et miliaire, les dynamiques dautonomisation et de perte dautonomie, les ressources linguistiques disposition des combattants pour dire et vivre lordre militaire et lexprience combattante, ou encore lexceptionnalit de cette dernire. Se tourner vers lindividu pour tudier les conflits nest pas donc pas simplement se situer mthodologiquement dans le cadre dune micro-histoire, mais accepter que la perspective micro-historique a dans le cas de ltude des conflits des enjeux spcifiques, en ce que lhistoire de la guerre engage de manire originale lhistoire de lindividuation.

    4 Frdric ROUSSEAU, La Guerre censure. Une histoire des combattants europens de 14-18, Paris, Seuil, 1999, p. 25. 5 Franco CARDINI, Quella antica festa crudele. Guerra e cultura della guerra dallet feudale alla Grande Rivoluzione, Florence, Sansoni, 1982. 6 Herv DRVILLON, Batailles. Scnes de guerre de la Table ronde aux tranches, Paris, Seuil, 2007 ; Olivier CHALINE, La Bataille de la Montagne Blanche, Paris, Nosis, 1999. 7 Herv DRVILLON, Lindividu et la guerre. Du chevalier Bayard au soldat inconnu, Paris, Belin, 2013. 8 Julie LE GAC, Vaincre sans gloire. Le corps expditionnaire franais en Italie (novembre 1942 juillet 1944), Paris, Les Belles Lettres, 2013. 9 John KEEGAN, The Face of Battle. A Study of Azincourt, Waterloo and the Somme, Londres, Jonathan Cape, 1976 [Anatomie de la Bataille, Paris, Robert Laffont, 1993, rd. Paris, Perrin, 2013]. 10 Voir sur ce point les remarques dlise JULIEN, propos de lhistoriographie franaise de la premire guerre mondiale , Labyrinthe, 18, 2004/2, p. 53-68.

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  • PRSENTATION

    Pour une histoire des rapports entre conflictuosit et guerre, ltude des aprs-conflits offre un point dobservation idal, de mme qu linverse ltude des sorties des conflits sociopolitiques sest avre d'une grande valeur heuristique pour comprendre la conflictualit sociale11. Les articles rassembls dans ce dossier qui sintressent aux situations daprs-conflits les analysent notamment de ce point de vue. Deux questions ici circulent et travaillent les deux temps de la guerre et de laprs-guerre : celle de la reconfiguration de lagency individuelle et celle de la manire dont la guerre mobilise mais aussi modifie et ventuellement dstabilise les grammaires de laction individuelle. Notre parcours commence aux Ve et IVe sicles avant notre re avec ltude quAnne Jacquemin consacre la mmoire de la guerre civile athnienne de 404-403. Elle signale linjonction lengagement dans le conflit laquelle lindividu-citoyen est confront, la diversit des mises en causes des engagements individuels en fonction de circonstances politiques variables, malgr la dcision initiale dapaiser le conflit par lamnistie, mais aussi la manire dont le passage du temps de la mmoire vcue celui de lhistoire produit une relecture vidente et, finalement, lisse des parcours individuels, condition dune histoire apaise lie une conception spcifique de la communaut civique. Cest aussi une situation de guerre civile que sintresse ltude que Benot Lthenet consacre au capitaine armagnac Pierre II de Challes. Ce vassal du duc de Bourbon, lorigine dune srie de coups de force dans le Mconnais, apparat comme un acteur individuel du march de la guerre, mobilisant son profit les opportunits offertes par la guerre mais dont laction sarticule aussi des oprations qui se jouent une chelle plus macroscopique. La grammaire de ses actions volue mais selon un principe permanent : la non-contradiction (et donc la ncessaire conciliation) entre lintrt goste et les normes imposes par la guerre. En mme temps, ltude de son cas signale dj aussi une perte dautonomie face au prince acteur principal de la guerre et dont les actions politiques et publiques qui accompagnent les oprations militaires sont au cur des volutions auxquelles Pierre de Challes doit sadapter. Cest donc bien dj une question dagency individuelle qui se pose ici. Le mme enjeu traverse ltude que Christine Haynes consacre lexprience de loccupation militaire en Alsace aprs 1815. Si un va-et-vient permanent entre violence et fraternisation rgit les rapports entre militaires occupants et civils confronts loccupation, et si, bien sr, cette exprience varie socialement, la communaut de langage y apparat comme centrale dans la manire dont se structurent ces expriences : violence et fraternisation vont plus loin l o le langage est commun entre occupants et occups. Action et ractions individuelles sen trouvent intensifis. Cest encore le mme type dinterrogation autour de lintensit de laction individuelle que lon retrouve dans ltude du cas de Prosper Baccut par Nicolas Schaub. Baccut, comme les autres artistes militaires, engags dans une entreprise de

    11 J. C. CARON (dir.), Entre violence et conciliation. La rsolution des conflits sociopolitiques en Europe au XIXe sicle, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.

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  • JEAN-PASCAL GAY

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    reprsentation visuelle des territoires de la conqute coloniale, non seulement exprimente le terrain et ses rsistances de manire subjective mais entend aussi affirmer, selon un ethos professionnel propre, une forme dautonomie ncessaire son auto-dfinition comme artiste, qui lengage dans une rsistance relative aux injonctions politiques des autorits au service desquelles il travaille. Le cas de Wilhelm Dinesen, un aristocrate danois, engag dans la guerre franco-prussienne de 1870-1871, tudi ici par Gilles Vogt, signale pour sa part combien laffirmation des grands rcits nationaux convoque lengagement individuel, mme pour un volontaire qui se pense aussi comme un combattant de la libert . Cette articulation des grands et des petits rcits est au cur de lanalyse que Sgolne Plyer propose des mmoires individuelles des expulsions conscutives la Seconde Guerre mondiale. Elle montre la manire dont les rcits individuels ont aussi une histoire et comment ils se dtachent progressivement des grands rcits nationaux exclusifs et normatifs et ainsi les dconstruisent. Le caractre de rle et de performance de lassignation nationale apparat alors dans toute son vidence. Ltude signale aussi limportance pour la reconfiguration des rcits des priodes anomiques o se rinstaure justement une vritable agency rendue possible par la dstabilisation des grammaires de laction et du rcit. Apparat aussi en pleine lumire une question quon voit poindre dans plusieurs de ces tudes : limportance pour lhistorien de ltude de larticulation par les acteurs de chronologies individuelles et collectives.

    La publication du journal de guerre de Matthias Weiskircher, soldat lorrain combattant dans les armes allemandes pendant la Premire Guerre mondiale, propose ici par Jean-Nol Grandhomme, vient complter cet ensemble. Le document est original plus dun titre, il est un des rares tmoignages directs de soldats originaires de la Lorraine annexe. Il prsente le double intrt davoir t crit par un infirmier et de concerner la fois le front occidental pour la premire partie de la guerre puis les oprations dans les Balkans. Le tmoignage individuel exorcise ici en permanence le risque de lindividualisme, critiquant tour tour lgosme dun confrre, labsence de souci des officiers pour les conditions de vie de leurs soldats, ou encore les trafics dun garde-malade dans le train qui le ramne des Balkans. Les sentiments personnels ne trouvent dailleurs gure de place dans cet crit du for priv. Cest bien une ds-individuation du rcit que le rcit individuel peut aussi parfois donner accs.

    Ce qui se dgage de lensemble de ces tudes nest donc pas seulement lirrmdiable complexit des parcours individuels dans les conflits, mais bien en ralit leur profonde historicit et limportance au coeur de cette historicit de rgimes de narrativit qui ne font pas que retranscrire les conditions sociales de lnonciation de rcits individuels mais o compte tout autant la variabilit de la force performative de ce mme rcit individuel et des mcanismes de son articulation avec les grands rcits collectifs, dans les engagements et les accommodements individuels en situation de conflit.

  • QUE FAISAIS-TU SOUS LOLIGARCHIE ? LA GUERRE CIVILE DE 404-403 ET SES LENDEMAINS ATHNES

    Anne JACQUEMIN Athnes connut dans le dernier quart du Ve sicle deux pisodes de

    guerre civile qui aboutirent un renversement de la dmocratie au profit dun rgime oligarchique qui dura peu de temps, mais marqua profondment les esprits. Le retour de la norme saccompagna dun souci de rformes marqu notamment par une rvision et une raffirmation des lois de la cit. Dans les deux cas, la dmocratie avait t abolie par lassemble mme qui aurait d en tre la gardienne, au terme, certes, dans le premier cas, de manuvres dlments factieux1 qui exploitrent la situation de dtresse ne des difficults de la guerre, de la dfaite et de loccupation ennemie, dans le second2. Plus que le retour de la dmocratie en 410, qui se fit sans quil y et guerre civile3, cest le renversement de loligarchie par les armes en 403 qui devint lpisode de rfrence de lhistoire athnienne, en raison notamment du comportement aussi singulier quexemplaire des dmocrates vainqueurs. Trs vite leur modration dans la victoire, leur souci de rtablir la concorde, de recrer le tissu politique devinrent un objet dadmiration, y compris chez des auteurs dont les sympathies nallaient pas de leur ct4.

    1 Voir pour 411, THUCYDIDE, VIII, 65-70 ; PS.-ARISTOTE, Constitution des Athniens, XXIX et, pour 404, Xnophon, Hellniques, II, 3, 1-2 ; LYSIAS, Contre ratosthne, 72-76 ; PS.-ARISTOTE, Constitution des Athniens, XXXIV, 3. 2 Le parallle qui pouvait tre trac entre le renversement de la dmocratie athnienne et la fin de la Troisime Rpublique fut lorigine de deux ouvrages, tous deux crits en 1942, celui de Pierre JOUGUET, Rvolution dans la dfaite. tudes athniennes, Le Caire, dition de la Revue du Caire, 1942, et celui de JUNIUS (Jules ISAAC), Les oligarques. Essai dhistoire partiale, Paris, ditions de Minuit, 1945. Ce dernier ouvrage a t republi, avec une prface de Pascal ORY, Paris, Calmann-Lvy, 1989. 3 Alcibiade avait en effet convaincu les marins de la flotte base Samos de ne pas abandonner leur poste face lennemi pour aller faire la guerre aux oligarques athniens (THUCYDIDE, VIII, 82). 4 XNOPHON, Hellniques, II, 4, 38-42 ; ISOCRATE, Contre Callimachos, 20-25 ; PS.-ARISTOTE, Constitution des Athniens, XL, 3 : Les Athniens, en particulier et en corps, semblent avoir adopt la conduite la plus belle et la plus civique propos des malheurs prcdents.

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  • ANNE JACQUEMIN

    Quoique, depuis Homre, la guerre civile ft juge comme un tat o ne saurait se plaire que celui qui tait sans toit ni loi5, comme la mre de tous les maux, comme une nourrice de haine et une source de pauvret6, le citoyen tait cependant somm de sengager, car le refus de prendre parti tait vu non point comme signe de sagesse, mais comme indiffrence au sort de la patrie, comme un manque de pit envers la mre commune. Ce qui tait partout lusage pouvait mme faire lobjet dune loi, comme celle qui, Athnes, tait attribue Solon7. On constate cependant, partir du IVe sicle, quil ny a plus de rfrence en contexte dactualit cette loi, alors que subsistent et sont mme renouvels les serments de dfendre la dmocratie et de mettre mort tout individu qui chercherait installer une tyrannie, comme le montre bien le dcret dEucrats vot au lendemain de la dfaite de Chrone en 338 : ce texte qui concernait tout particulirement le conseil de lAropage fut grav sur deux stles, places lune lentre du lieu de runion de ce conseil, lautre lassemble. Lexemplaire qui a t retrouv porte, comme en-tte, un relief reprsentant le couronnement du Peuple sous les traits dun homme dge mr assis, par la Dmocratie, une jeune femme debout8. Cet oubli dune rgle due au Lgislateur par excellence pourrait sexpliquer par le discrdit du parti oligarchique la suite de la tyrannie des Trente et la revendication par tous de la dmocratie, mme si le mot pouvait recouvrir des ralits diffrentes : la stasis comme opposition de deux factions tait alors peu crdible, sauf en cas de circonstances exceptionnelles et le seul risque pour le rgime venait dun tyran qui tait alors vu comme un individu isol, sans ami9. Mme si bon nombre des auteurs athniens dont les uvres nous sont parvenues ntaient pas partisans de la dmocratie telle quelle stait constitue Athnes, que ce soient les historiens Thucydide et Xnophon, le rhteur Isocrate ou les philosophes Platon et Aristote10, lidentification de ltat athnien la dmocratie tait un fait reconnu, entretenu par une histoire officielle, ractualise en fonction des vnements. Dans cette vision des choses11, les bons citoyens qui constituaient la trs large majorit du corps civique avaient toujours dfendu les droits du Peuple12 contre les tyrans. Cest ainsi que sest labore une histoire 5 Iliade, I, 63-64. Il convient de remarquer que le pote ignore le terme technique de stasis, littralement la pose dresse face : voir Hans-Joachim GEHRKE, Stasis. Untersuchungen zu den inneren Kriegen des 5. und 4. Jahrhunderts v. Chr., Munich, Beck, 1985, p. 2. 6 PINDARE, fragment 109 Snell ; BACCHYLIDE, fragment 24 Snell ; ESCHYLE, Eumnides, 976. 7 PLUTARQUE, Solon, 20. 8 Peter John RHODES et Robin OSBORNE, Greek Historical Inscriptions 404-323 BC, Oxford, Oxford University Press, 2003, n 79, p. 388-393, pl. 7. 9 XNOPHON, Hiron. Sur la lgende noire du tyran telle quelle se forme au Ve sicle en rfrence la tragdie, voir Diego LANZA, Il tiranno e suo pubblico, Turin, Einaudi, 1977. 10 Aristote ntait pas citoyen athnien. 11 Comme il existait plusieurs versions de cette tradition, elle tait acceptable par un large spectre allant des dmocrates radicaux aux dmocrates les plus modrs. 12 Le thme de la Constitution des anctres (patrios politeia), lanc par les adversaires de la dmocratie, avait pu ainsi tre largement repris : tout dpendait des anctres de rfrence :

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  • QUE FAISAIS-TU SOUS LOLIGARCHIE ? LA GUERRE CIVILE DE 404-403 ET SES LENDEMAINS

    officielle de la chute des Pisistratides qui marquait la naissance de la dmocratie, mme si le mot nexistait pas encore13, histoire que B. M. Lavelle a pu comparer celle de la France entre 1940 et 1944 dans un ouvrage qui reprend le titre du clbre film de Max Ophuls Le chagrin et la piti14 : un sicle et plus aprs les faits, outre les plaisanteries des auteurs comiques15, il y avait lors des procs la mention des grands-pres ou des arrire-grands-pres rsistants comme garants de civisme et la stigmatisation des anctres gardes du corps du tyran16. Les diverses dnominations du rgime que connut Athnes en 404-403 sont rvlatrices, du neutre les Trente , renvoyant au nombre des membres de la commission chargs dlaborer la nouvelle constitution, loligarchie , qui joue sur lopposition avec la dmocratie . En revanche, quoique certains des Trente, comme Thramne, aient t conscients de la drive tyrannique du pouvoir17, le terme de tyrannie, qui a souvent t retenu par les Modernes, ne sest pas impos dans le discours athnien, sans doute parce que le terme voque originellement un monarque18.

    Oublier pour reconstruire

    La tyrannie des Trente a t marque par sa violence extrme, selon les critres du temps : en effet, comme dans les guerres contre des trangers, on ne mit mort que les hommes en ge de porter les armes, et linterdit de soumettre des citoyens la torture fut respect19. Les Trente mirent mort mille cinq voir la leon inaugurale de Moses I. Finley, prononce Cambridge le 4 mai 1971 et publie en franais sous le titre La constitution des anctres , dans Moses I. FINLEY, Mythe, mmoire, histoire, Paris, Flammarion, 1981, p. 209-251. 13 douard WILL, Le monde grec et lOrient, tome 1 : Le Ve sicle (510-403), Paris, Presses Universitaires de France (Peuples et civilisations II), 1972, p. 445-448. 14 Brian M. LAVELLE, The Sorrow and the Pity. A Prolegomenon to a History of Athens under the Pisistratids, c. 560-510, Stuttgart, Steiner (Historia Einzelschriften 80), 1993. 15 ARISTOPHANE, Cavaliers, 448-449 : le grand-pre de Clon garde du corps de la femme dHippias, Myrrhin/Myrsin dont le nom est corch en Byrsin, de faon voquer le cuir, source de la richesse de lhomme politique. 16 Lors de son procs aprs la chute des Quatre-Cents, laccusation reprocha lorateur Antiphon son grand-pre garde du corps des tyrans (ANTIPHON, fragment 1). ANDOCIDE (Sur les Mystres, 106) exalte, en revanche, le rle de deux de ses arrire-grands-pres, lun du ct paternel, lautre du ct maternel. 17 XNOPHON, Hellniques, II, 5, 39. Lide que tout exercice du pouvoir (arkh) devient tyrannique est trs prsente Athnes au Ve sicle : Thucydide (II, 63) fait dire Pricls que lalliance entre Athnes et les cits gennes est devenue une tyrannie. 18 Ce qui nempche pas les Athniens davoir conscience que le peuple pouvait devenir un tyran. La dmocratie rinstalle en 403, sans revenir sur un certain nombre dacquis, notamment les plus radicaux, comme la rtribution des fonctions politiques, a affirm de faon claire la supriorit de la loi sur le peuple, mme si elle trouve en lui son origine : Martin OSTWALD, From the Popular Sovereignty to the Sovereignty of Law. Law, Society, and Politics in the Fifth-Century Athens, Berkeley-Los Angeles-Londres, University of California Press, 1966. 19 Voir la remarque de Louis GERNET dans sa notice du Contre Agoratos, dans LYSIAS, Discours, I, Paris, Collection des Universits de France, 1924, p. 184.

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  • ANNE JACQUEMIN

    cents citoyens et cest alors que le mode dexcution par la cigu se diffusa pour des raisons pratiques : relativement rapide, conome en personnel, il ntait pas sanglant et avait un aspect de suicide dculpabilisant pour ceux qui lordonnaient et honorable pour le condamn, la diffrence des modes dexcution employs auparavant comme le supplice de la planche ou la prcipitation dans le Barathre.

    Le rgime montra cependant toute sa perversit dans la faon avec laquelle ses chefs associrent leurs crimes les Trois Mille, les seuls vrais citoyens, dont la liste fut longtemps secrte, avant de se rvler dune grande variabilit, ce qui provoqua un sentiment dincertitude peu favorable laction chez des hommes qui ntaient pas des dmocrates convaincus20. Pour cela, ils utilisrent la procdure de la prise de corps, qui existait dans le cas de flagrant dlit de vol, et firent de leurs concitoyens des sbires ayant mission de procder larrestation de leurs futures victimes : cest ainsi que Socrate fut charg avec quatre autres citoyens de semparer de la personne de Ln de Salamine, un homme respect de tous. Socrate, seul, nobtempra point ; il ne lui arriva rien21. Certes, Critias avait t de ses familiers, mais le point est digne de mention et peut tre rapproch de faits plus rcents o le choix fait par des soldats de sabstenir des actions criminelles quon leur commandait ne fut suivi daucune sanction22. Cette volont de compromettre les Athniens modrs fut particulirement manifeste lors de lexcution des citoyens qui habitaient leusis et Salamine : lorsque les Trente virent que le mouvement de rsistance dmocratique gagnait en force, ils dcidrent de se mnager un refuge, procdrent larrestation de tous les citoyens prsents en ces deux lieux et firent voter par lassemble leur mise mort, afin dempcher, pensaient-ils, toute rconciliation future23. Le premier chec moral des Trente correspondit leur dfaite lors de la bataille de Mounychie au Pire : si les dmocrates prirent les armes des vaincus ils en manquaient , ils ne dpouillrent pas les morts de leurs vtements24. Lespoir dune rconciliation au lendemain du combat avorta cause de lintransigeance des oligarques, aussi bien de celle des Trente rfugis leusis que des Dix, devenus les nouveaux chefs de la Ville, qui 20 Les dmocrates qui ntaient ni morts, ni exils, furent expulss de la ville et contraints dhabiter le Pire, un dme connu pour ses sympathies dmocratiques, sous les ordres de dix gouverneurs nomms par les Trente. Cest la rvolte du Pire la suite de la descente des dmocrates installs depuis lhiver dans la place forte de Phyl, prs de la frontire botienne, qui marqua le commencement de la fin pour les oligarques. 21 PLATON, Apologie de Socrate, 32 cd. ANDOCIDE, qui voque ce cas clbre (Sur les Mystres, 94), ne parle pas de Socrate, mais rapporte que lun des auteurs de larrestation, un dnomm Mltos, homonyme de laccusateur de Socrate, chappa son juste chtiment cause des mesures damnistie. 22 Christopher Robert BROWNING, Des hommes ordinaires. Le 101e bataillon de rserve de la police allemande et la solution finale en Pologne, Paris, Les Belles Lettres, 1994 (traduction par lie BARNAVI de Ordinary Men. The Battalion 101 and the Final Solution in Poland, New York, Harper Collins, 1992). 23 XNOPHON, Hellniques, II, 4, 8-9. 24 Ibidem, II, 4, 19.

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  • QUE FAISAIS-TU SOUS LOLIGARCHIE ? LA GUERRE CIVILE DE 404-403 ET SES LENDEMAINS

    lancrent un double appel Sparte, en accusant les dmocrates installs au Pire datteintes au trait de paix25. Ces derniers furent sauvs par leur nergie, le sens politique et stratgique de leur principal chef Thrasybule, mais aussi par les conflits internes Sparte qui opposaient lambitieux gnral Lysandre au roi Pausanias. Celui-ci, quoiquil ft vainqueur des dmocrates qui avaient repouss ses troupes dans un premier temps, joua un rle dcisif dans les ngociations qui aboutirent la rconciliation entre les factions26.

    Laccord jur lagora et lacropole devant les dieux protecteurs de la cit reposait sur un oubli du pass les citoyens jurrent de ne pas se souvenir lavenir des maux (m mnsikakhsein), une expression euphmique , une amnistie gnrale dont ntaient exclus que ceux qui avaient tu de leur propre main et les principaux magistrats, savoir les Trente et leurs successeurs les Dix, les Onze, chargs de la prison et des excutions, et les dix gouverneurs du Pire, les premiers relevant alors de la procdure normale des procs de meurtre devant lAropage, les autres pouvant se soumettre la procdure de reddition de comptes (euthynai)27, dont relevaient les magistrats. Un temps tait laiss aux oligarques qui le souhaitaient pour quitter la ville et sinstaller leusis28.

    La volont de rconciliation conduisit les dmocrates prendre des dcisions qui parfois ntaient pas leur avantage : ainsi, deux des principaux chefs, Thrasybule et Anytos, ce dernier tant plus connu pour son rle daccusateur de Socrate, renoncrent revendiquer leurs biens fonciers qui avaient t confisqus et taient devenus la proprit dautres citoyens29. Le rgime dmocratique remboursa lemprunt contract auprs des Lacdmoniens par les Dix30. Cette dcision, qui fit dbat sur le moment, tonna par la suite31, mais elle assurait lunit de la cit et celle de son histoire : dire quAthnes durant les mois du gouvernement des Trente ntait plus Athnes, mais quelle tait avec Thrasybule Thbes chez danciens ennemis qui avaient bien ravag le territoire de lAttique pendant la guerre qui venait de sachever , puis Phyl et enfin au Pire, ne convenait pas au principe de rconciliation mis en avant. Ce remboursement avait un autre avantage, il enlevait aux Spartiates un motif dintervention dans les affaires athniennes.

    25 Ibidem, II, 4, 28. 26 Ibidem, II, 4, 35-38. 27 Sur la procdure, voir Pierre FRHLICH, Les cits grecques et le contrle des magistrats (IVe-Ier sicle av. J.-C.), Hautes tudes du monde grco-romain, Genve, Droz, 2004. 28 PS.-ARISTOTE, Constitution des Athniens, 39, 1-4. 29 ISOCRATE, Contre Callimakhos, 23. 30 PS.-ARISTOTE, Constitution des Athniens, XL, 3. 31 DMOSTHNE, Contre Leptine, 12-13 ; Jules ISAAC, Les oligarques (cf. n 2), 1989, p. 190. Aristote pose, sans vraiment la rsoudre, la question de la continuit de ltat et de lobligation dhonorer les contrats passs par un autre rgime (Politique, III, 3, 1276 a-b).

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    Malgr la force du discours de Thrasybule lassemble32, laccord naurait pu se faire sans laction du dmocrate Archinos qui fora le destin, en avanant le terme laiss aux oligarques pour quitter Athnes, les contraignant ainsi partager la cit avec les dmocrates, et en arrtant, puis en faisant condamner mort sans jugement, un dmocrate qui voulait rappeler le pass33. Sil manifestait ainsi ses qualits dhomme dtat, il nen violait pas moins la loi par cet exemple qui ne pouvait tre quunique. Cest pourquoi il le fit suivre dune proposition de loi instaurant lexception dirrecevabilit (paragraph) qui pouvait tre oppose par laccus, qui parlait alors en premier : si le jury le suivait, laccusateur tait condamn une amende ; dans le cas contraire, laccus payait lamende et faisait face au procs34.

    Les ruses de la mmoire

    Un certain nombre de discours prononcs devant le Conseil ou le tribunal populaire de lHlie tmoignent de la difficult quil y eut oublier le pass, vivre dans la mme cit, partager les mmes responsabilits politiques, participer aux mmes crmonies cultuelles que ceux qui avaient t des ennemis. Le ressentiment tait videmment plus fort du ct des dmocrates dont certains avaient du mal accepter de devoir tre modrs dans la victoire. Il fallait trouver le moyen de satisfaire une revendication de justice, qui tenait parfois du dsir de vengeance, sans violer les dispositions de lamnistie.

    une exception prs, celle du Contre ratosthne de Lysias, quil pronona lui-mme, les textes qui nous sont parvenus ont tous t crits par des logographes, ces professionnels de lcriture, ce qui explique quun mme auteur ait pu rdiger des textes daccusation ou de dfense. On peut seulement supposer quun homme qui avait perdu son frre sous les Trente, comme Lysias, naurait pas travaill pour un oligarque coupable de crimes.

    Comme il tait trs rare de pouvoir accuser un homme qui avait tu de sa propre main, puisque les victimes taient mortes par ingestion ltale de cigu ou avaient t tues au combat, laccusateur, pour viter une exception en irrecevabilit, ne pouvait dordinaire intervenir que dans deux situations, celle de la reddition de comptes des magistrats en fonction sous les Trente et celle de

    32 XNOPHON, Hellniques, II, 4, 40-42. 33 PS.-ARISTOTE, Constitution des Athniens, XL, 2. En 401, ltat athnien rgla de faon aussi expditive la question dleusis, en faisant excuter les chefs venus pour une confrence et en rintgrant dans la cit, aprs un nouvel change de serments, le reste des oligarques qui on avait dput parents et amis (XNOPHON, Hellniques, II 4, 43). Le trait aristotlicien se contente de mentionner laccord avec les gens dleusis (Constitution des Athniens, XI, 4). 34 Lexception dirrecevabilit est connue principalement grce au Contre Callimakhos dIsocrate, qui serait, daprs le plaideur, le premier exemple de recours cette disposition lgale, ce qui justifie, ses yeux, le dveloppement quil y consacre en dbut de discours (ISOCRATE, Contre Callimakhos, 1-3).

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    lexamen prliminaire des magistrats et conseillers, ainsi que de leurs ventuels supplants35. Sil ny eut quune occasion de reddition de comptes, sous larchontat dEuclide, au dbut de lt 403, les examens prliminaires servirent longtemps dexutoire certains dmocrates mcontents de la faon dont la cit avait tir un trait sur le pass.

    Les personnalits les moins impliques dans les exactions du rgime oligarchique profitrent de la possibilit de rendre les comptes de leurs magistratures selon lusage36 : parmi eux, Rhinn, lun des Dix qui avait jou un rle important dans les ngociations prludant la rconciliation37 et ratosthne. En effet, ce ne peut-tre qu cette occasion que Lysias laccusa davoir t lorigine de la mort de son frre Polmarque38. La modration dont loligarque avait fait preuve, quoiquil ft membre des Trente, ses liens avec Thramne que sa mort avait quasiment transform en hros de la dmocratie, avaient d linciter se soumettre cette procdure. Si Lysias avait mu les juges dans sa premire partie o il racontait avec talent la vie dune famille de mtques bien intgre et la fatale journe o, arrt, il parvint svader, tandis que son frre tait excut, il ne put les convaincre du caractre criminel dratosthne39, dautant plus quil insista sur les liens de ce dernier avec Thramne40. Son seul argument tait quratosthne avait rencontr Polmarque dans la rue et quil lui aurait t plus facile, lui qui, de surcrot, prtendait stre oppos la mesure hostile aux mtques, de ne pas remplir sa mission qu Thognis et Pison, les auteurs de la proposition, qui lavaient trouv, lui Lysias, dans sa maison table avec des htes41.

    Un semblable chec fut sans doute le lot des accusateurs dAgoratos, un personnage de bien moindre importance qui avait cherch faire oublier son origine vraisemblablement servile dans une activit brouillonne entre 410 et 40342. Aprs le retour de la dmocratie, la famille dun certain Dionysiodros, 35 Sur lexamen prliminaire (dokimasia) qui concernait Athnes les conseillers, les archontes, les stratges, les orateurs, les cavaliers, mais aussi les invalides pensionns par ltat, sans oublier les pices de monnaie et les animaux de sacrifice, voir Christophe FEYEL, DOKIMASIA. La place et le rle de lexamen prliminaire dans les institutions des cits grecques, Nancy, Association pour la Diffusion de la Recherche sur lAntiquit (tudes dhistoire ancienne, 36), 2009. 36 Cette dcision des dmocrates tait aussi conforme lide de la continuit de ltat athnien. 37 PS.-ARISTOTE, Constitution des Athniens, XXXVIII 3. Mme si le second collge des Dix est une fiction et sil ny a pas dautre attestation de son lection comme stratge, sa charge probable de trsorier dAthna en 402/401 prouve quil reut quitus de sa charge : Peter John RHODES, A Commentary on the Aristotelian Athenaion Politeia, Oxford, Clarendon Press, 1993, p. 459-462. 38 LYSIAS, Contre ratosthne. 39 Quoiquil nexiste aucune preuve dune activit politique ultrieure dratosthne, son acquittement est quasi certain, compte tenu de son implication relle, du dsir dapaisement largement rpandu dans la socit athnienne et du poids de ses relations : voir Louis GERNET, notice au Contre ratosthne, dans LYSIAS, Discours, I (n 19), p. 159. 40 LYSIAS, Contre ratosthne, 62-79. 41 LYSIAS, Contre ratosthne, 8 ; 16. 42 LYSIAS, Contre Agoratos.

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    vraisemblablement un chef de contingent militaire (taxiarque), excut pour son opposition la paix en 404, eut recours la prise de corps contre Agoratos qui, arrt, avait dnonc leur parent et provoqu sa mort. La cause des accusateurs tait mauvaise, car Agoratos avait rejoint les dmocrates Phyl et ntait donc pas un rsistant de la dernire heure ; il navait pas tu la victime de sa main propre, il tait donc couvert par lamnistie ; enfin, la prise de corps tait discutable en ce cas, mme si le statut de mtque, dun mtque qui avait de surcrot usurp un certain moment la citoyennet, pouvait expliquer la procdure sommaire.

    Les redditions de compte de lt 403, les procs pour meurtre, souvent lgalement discutables, ce qui explique les acquittements qui en furent souvent la conclusion, npuisrent pas le ressentiment de certains dmocrates. Les examens prliminaires permirent pendant prs dun quart de sicle de ressortir le pass des futurs conseillers et magistrats. Ils servaient prioritairement tablir si la personne dsigne par le sort ou lue rpondait bien aux critres de citoyennet et dge exigs et se passaient sous la forme dun questionnaire auquel la personne concerne rpondait en fournissant des tmoins. La sance tait ouverte et nimporte quel citoyen jouissant de ses droits pouvait intervenir comme accusateur. Ce qui donnait lieu un procs sachevant ou non par linvalidation de laccus et la ncessit de recourir un supplant.

    Le premier discours conserv relatif cet examen nous est parvenu incomplet et sous un titre qui ne correspond pas son contenu. Pour un citoyen accus de menes contre la dmocratie est en effet un discours que Lysias crivit vers 400 pour un modr dont le seul tort, lentendre, aurait t dtre rest dans la Ville avec les oligarques : [il sest] conduit comme laurait fait le meilleur des citoyens du Pire, sil tait rest dans la Ville 43. Il navait pas exerc de magistrature ni fait partie du Conseil sous les Trente ; dabord favorable au rgime oligarchique, il devint un modr, mais ne manifesta jamais une opposition qui aurait conduit son bannissement. Ce personnage terne de bon citoyen, bon soldat, qui stait donn pour principes de ne pas convoiter le bien des autres, sous loligarchie, et, sous la dmocratie, [de] dpenser le [s]ien pour [le Peuple] de bon cur 44, fut sans doute accus pour des raisons dinimiti personnelle et sa nomination une fonction que nous ignorons ne dut point tre invalide45.

    Dans le cas de Philn46 que le sort dsigna en 398 pour tre conseiller, laccusation fut celle de manque de civisme. On lui reprocha de stre tenu lcart du conflit entre les dmocrates et les oligarques, sans quil ft fait

    43 LYSIAS, Pour un citoyen accus de menes contre la dmocratie, 2. 44 LYSIAS, Pour un citoyen accus, 17. 45 Louis GERNET, notice au Pour un citoyen accus, dans LYSIAS, Discours, II, Paris, Collection des Universits de France, 1926, p. 113. 46 LYSIAS, Contre Philn. Examen devant le conseil.

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    dailleurs allusion la loi attribue Solon47 : banni de la Ville avec ceux qui navaient pas t jugs dignes de faire partie des Trois Mille, au lieu daller au Pire ou de participer la rsistance ltranger, il avait vcu la campagne avant de sinstaller rpos, la frontire de lAttique, au moment prcisment de la descente au Pire des hommes de Phyl. Choisir de vivre ltranger comme mtque, alors que la patrie vit des heures difficiles, a toujours t considr comme un crime par lopinion athnienne48. Circonstance aggravante, Philn utilisa rpos comme base pour des oprations de pillage dans la campagne de lAttique pendant la priode qui scoula entre le combat de Mounychie et la rconciliation des deux partis, alors quil prtendait avoir t empch de rejoindre les combattants du Pire par une infirmit49. Le chef daccusation est ainsi pass dincivisme brigandage, ce qui relevait de la peine de mort en cas de flagrant dlit. Pour achever son portrait de laccus en indigne du nom de citoyen , laccusateur le peint en mauvais fils, puisquil dclare que sa mre avait donn de largent pour son enterrement un homme avec qui elle navait aucun lien de parent, faute de pouvoir compter sur son fils50. Il annonce ainsi lorientation que lexamen prliminaire connut au cours du IVe sicle quand le thme de la moralit prive comme signe de la moralit publique prit une place de plus en plus importante51. Le cas de Philn soppose celui de linvalide soumis un autre examen, celui qui lui permettait de toucher son indemnit : ce dernier rappelle en effet que, sous les Trente, il se trouvait en exil Chalkis avec les dmocrates, alors quil aurait pu tranquillement jouir de ses droits politiques Athnes52.

    Le Pour Mantithos, prononc vers 392-390, montre que les passions sont encore vives plus de dix ans aprs les vnements : dsign par le sort pour tre conseiller, Mantithos fut accus davoir servi comme cavalier sous les Trente. Lhomme la moralit prive et publique irrprochable avait de quoi irriter : il continuait de porter les cheveux longs des jeunes aristocrates laconophiles53 et, pendant la guerre de Corinthe en 394, son zle le poussa demander lenvoi au front de son bataillon sans tirage au sort54. On peut comprendre alors que ses dtracteurs aient utilis son inscription parmi les cavaliers sous la dmocratie55 pour lui reprocher des actes hostiles aux dmocrates sous le rgime 47 Louis GERNET, notice au Contre Philn, dans LYSIAS, Discours, II, op. cit., n 45, p. 171. 48 Voir LYCURGUE, Contre Locrate, 21-25. 49 LYSIAS, Contre Philn, 15-18. 50 LYSIAS, Contre Philn, 20-22. 51 Christophe FEYEL, DOKIMASIA, op. cit., n 35, p. 198-207. 52 LYSIAS, Linvalide, 22. 53 LYSIAS, Pour Mantithos, 18. Cette coiffure ntait pas si innocente que Mantithos le prtend : voir Jean TAILLARDAT, Les images dAristophane. tudes de langage et de style, Paris, Belles Lettres, 1965, 327. 54 LYSIAS, Pour Mantithos, 16. 55 LYSIAS, Pour Mantithos, 13 : en 395, il fut enrl comme cavalier, mais demanda servir comme fantassin pour ne pas avoir lair de chercher viter les risques.

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    oligarchique56. Largument quopposa Mantithos il ne figurait pas parmi ceux qui durent rembourser lindemnit de cavalier57 a du poids, mme si, comme le remarque L. Gernet, laccus laisse dans lombre certains points, comme ses activits sous les Dix58. Lalibi, solide, que lui avait fourni son pre en lenvoyant auprs de Satyros, le dynaste du Pont, ne valait que pour la priode qui stendait entre les mois prcdant la dfaite dAigos-Potamos et la veille de la chute des Trente, puisquil reconnat tre rentr cinq jours avant la descente au Pire des hommes de Phyl59.

    Lexamen dvandros qui se droula en 383/382 est le dernier cas connu o la question de laction sous les Trente ft pose60. vandros avait t tir au sort pour tre archonte supplant, mais le titulaire de la charge, un certain Lodamas, avait t invalid61. Lexamen eut donc lieu dans une certaine prcipitation, puisque ctait lavant-dernier jour de lanne. Laccusateur, particulirement combatif, est conscient de lcoulement du temps et de la pression que peut exercer la ncessit davoir un archonte pour prsider aux rites dentre en une nouvelle anne, mme sil existe des prcdents o les crmonies furent accomplies par les autres membres du collge62. Il insiste sur le fait que laccus na pas les mains pures et quil ne peut donc pas participer des actes rituels, ce qui laisserait entendre quil est homicide63, mais rien de prcis nest reproch vandros, sinon davoir t un partisan des Trente. Les crimes du rgime oligarchique sont en fait devenus un topos rhtorique utilis dans une vengeance personnelle par un ami de larchonte invalid qui, lui, avait fait partie des Quatre-Cents64. Laccusateur expose, avec une insistance singulire, que ni son pre, ni lui nont eu part loligarchie, lun pour tre mort en Sicile, prs de dix ans avant 404, lautre pour avoir t encore mineur cette poque, et il dclare que ses anctres ntaient pas des partisans des Pisistratides65 : le rapprochement des deux tyrannies est significatif dune rcriture de lhistoire un moment o les vnements cessent davoir la pertinence du vcu. Lun des passages les plus tranges de ce discours est celui o laccusateur voque le scandale quil y aurait ce que laccus, en vertu des

    56 Sur le rle des cavaliers sous les Trente, voir XNOPHON, Hellniques, II, 4, 4-7 ; 9 ; 10. 57 LYSIAS, Pour Mantithos, 6-7. 58 Louis GERNET, Notice au Pour Mantithos, dans Lysias, Discours, II, op. cit., n 45, p. 5-6. 59 LYSIAS, Pour Mantithos, 4. 60 LYSIAS, Au sujet de lexamen dvandros. 61 Il sagit de la magistrature de larchonte par excellence qui donne son nom lanne. 62 LYSIAS, Sur lexamen dvandros, 1 ; 6-8. 63 Le dbut du discours, non conserv, comme sa fin, prcisait peut-tre la nature du crime lorigine de limpuret (Sur lexamen dvandros, 8), mais il peut sagir aussi dune complicit dans les assassinats dont se rendirent coupables les Trente : voir Louis GERNET, notice du Sur lexamen dvandros, dans LYSIAS, Discours, II, op. cit., n 45, p. 126. 64 Ibidem, p. 127. 65 LYSIAS, Sur lexamen dvandros, 21-22.

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    prrogatives de sa charge, ft amen juger du sort des piclres (filles dpourvues de frres et charges de transmettre les biens de la famille) et des orphelins dont il [aurait] caus lui-mme le deuil . Vingt et un ans aprs la tyrannie des Trente, il tait impossible que les victimes eussent des filles de quatorze ou quinze ans (ge au mariage des piclres) ou des fils de dix-huit ans (ge de la majorit), dont larchonte aurait soccuper. Les juges nentendaient le discours quune fois, mais les commentateurs modernes ne semblent pas avoir soulign labsurdit du propos66. Lacharnement de laccusateur ou le souci davoir un magistrat pour commencer lanne conduisit lacquittement dvandros, qui est connu pour tre larchonte de 382/38167.

    Aprs les annes 380, la tyrannie des Trente cessa dappartenir au pass dhommes politiques encore actifs et la mmoire personnelle des individus pour devenir de lhistoire. Les orateurs y puisrent des exemples dactes hroques ou de crimes pour leurs discours politiques ou judiciaires, mme sils confondaient parfois les oligarchies, comme Lycurgue qui met en relation avec la tyrannie des Trente le dcret de Dmophantos accordant limpunit de celui qui tuerait un citoyen coupable davoir renvers la dmocratie ou davoir exerc une magistrature sous un gouvernement oligarchique, alors que la mesure est une consquence du coup dtat des Quatre-Cents68. La guerre civile trouva aussi sa place dans le discours de loraison funbre ct des guerres trangres, mme si les deux textes connus o elle est mentionne ont un statut ambigu, que ce soit celui qui est attribu Lysias, puisque, sil est bien de lui, il fut crit pour un citoyen, seul habilit intervenir lors des funrailles dtat, ou celui que, dans le Mnxne de Platon, Socrate prtend tenir dAspasie, doublement disqualifie par ses qualits de femme et dtrangre69. Dans les deux discours, en lien rel ou fictif avec la guerre de Corinthe, la situation de division est attribue au malheur des temps70, la mauvaise fortune (dystychia) ou les malheurs (kaka) dont on jure de ne pas garder mmoire. Les Athniens, qui, dmocrates ou oligarques, parlaient cru quand ils exeraient le pouvoir, jouaient de leuphmisme, quand il sagissait de rconciliation et davenir commun. Il est vrai que loraison funbre est un genre qui gomme les divisions et prsente une cit unanime dans la gloire et la douleur. Lorsque Lysias mentionne les 66 Louis GERNET, dans LYSIAS, Discours, II, op. cit., n 45, p. 132, n 2, se demande seulement si vandros appartiendrait un groupe non couvert par lamnistie intgrale et Chr. FEYEL, op. cit., n 35, p. 173-174 ne commente pas le passage. 67 Peter John RHODES et Robin OSBORNE, op. cit., n 8, p. 543, table des archontes athniens 403/402-323/322. 68 LYCURGUE, Contre Locrate, 124. La date vritable est donne de faon trs claire par Andocide (Sur les Mystres, 95-99). 69 Voir Nicole LORAUX, Linvention dAthnes. Histoire de loraison funbre dans la cit classique , Paris - La Haye, Mouton, ditions de lcole des Hautes tudes en Sciences Sociales (Civilisations et socits 65), 1981. 70 LYSIAS, Oraison funbre, 65 ; PLATON, Mnxne, 244 a-b.

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    trangers venus au secours de la dmocratie, il rappelle que la cit a honor de la mme faon tous les morts ; il ne pouvait pas en cette circonstance dire que le traitement des survivants et des orphelins navaient pas t le mme71. Dans le troisime quart du IVe sicle, quand dautres oppositions dominrent la vie politique, loligarchie des Trente et la lutte des dmocrates contre elle faisaient lobjet dune vulgate qui rendait les choix vidents. Cest ce qui explique les tonnements et les incomprhensions que manifeste le Pseudo-Aristote et qui se retrouvent chez les auteurs dpoque impriale. Les dmocrates athniens de 403 taient peut-tre moins gnreux que les philosophes ne le pensrent, mais ils avaient une vision raliste des choses. Il fallut certes quelques annes pour que passe ce pass violent, mais il finit par passer et cder la place une histoire apaise, certes quelque peu mensongre, puisque rien navait t fait pour entretenir la haine au sein de la communaut civique.

    71 LYSIAS, Oraison funbre, 66.

  • PIERRE II DE CHALLES, CAPITAINE ARMAGNAC (1409-1436) RENSEIGNEMENT, DSINFORMATION ET PILLAGE

    DURANT LA GUERRE CIVILE

    Benot LTHENET De 1407 1435, Bourguignons et Armagnacs saffrontent travers

    siges, tueries et retournements dalliances. Aprs lassassinat du duc Louis dOrlans, lantagonisme des princes est tel que le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, est lui-mme assassin en prsence du futur Charles VII. Ainsi, les puissants ducs de Bourgogne, loin de devenir les allis de la France, constituent pour elle la plus grave menace. La maudite guerre1 sachve avec la rconciliation entre Philippe le Bon et Charles VII au trait dArras de 1435. Les grandes phases et les principaux acteurs de la guerre civile sont connus. Ces acteurs ont, en partie, la guerre pour culture. Cest le cas du capitaine armagnac, Pierre II de Challes, confront la guerre dans le Mconnais. Son exprience, qui stend sur une trentaine dannes, reflte les pratiques sociales, conomiques, politiques et culturelles lies au conflit. La vie politique est alors domine par les princes ; dans quelle mesure le parcours de Pierre II de Challes traduit-il leur lutte dinfluence ?

    I. Pierre II de Challes, capitaine armagnac

    Une puissante famille Pierre II de Challes est issu dune ancienne famille, originaire de la

    Dombes, au service des sires de Beaujeu2. Son grand-pre, Hugues, est

    1 Jacques dAVOUT, La querelle des Armagnacs et des Bourguignons. Histoire dune crise dautorit, Paris, Gallimard, 1943 ; Bertrand SCHNERB, Les Armagnacs et les Bourguignons. La maudite guerre, Paris, Payot, 1988. 2 Pierre-Franois GACON, Agricole-Charles-Nestor LATEYSSONIRE, Histoire de Bresse et du Bugey, laquelle on a runi celle du pays de Gex, du Franc-Lyonnais et de la Dombes, 4 vol., Bourg, P. F. Bottier, 1825 ; Samuel GUICHENON, Histoire de Bresse et du Bugey, 4 vol., J.-A. Huguetan, 1650 ; Marie-Claude GUIGUE, Mmoires pour servir lhistoire de Dombes, par Louis Aubret conseiller au parlement de Dombes (1695-1718), vol. 2, Trvoux, J.-C. Damour, 1868 ; Nol VALLET (abb), Notes sur les seigneurs de Challes en Dombes , Revue de la Socit littraire, historique et

    SOURCE(S) n 4 2014

  • BENOT LTHENET

    conseiller dAntoine et ddouard II de Beaujeu. Il est bailli de leurs possessions en terre dEmpire. Son fils, Jean II, chtelain de Thoissey, sillustre plusieurs reprises comme leur crancier. Il avance une partie de la ranon dAntoine lorsque ce dernier est captur la bataille de Brignais. Prisonnier en Aragon, il le libre encore pour 800 francs. Plus tard, en 1372, loccasion du mariage dAntoine et de Batrice, fille de Jean III de Chalon-Arlay, Marguerite de Vienne, tutrice de Jean III, reconnat lui devoir 4 000 francs3. Jean II de Challes est port caution pour une partie de la dot. la fin de sa vie, en 1399, il paye encore 757 l. 2 s. au crancier ddouard II, Simon Spifame, que son matre est incapable de rembourser. Charles VI dpossde alors de ses titres le dernier sire de Beaujeu, retenu au Chtelet Paris, et transfre la seigneurie Louis de Bourbon.

    compter du 5 juillet 1337, les sires de Beaujeu reoivent linvestiture des terres quils tiennent dans la Dombes du comte de Savoie. Ce dernier cherche tendre son autorit jusqu la Sane. En novembre 1364, Jean II de Challes fait lhommage Antoine de Beaujeu pour le Chtelard de Broyes4 (Challes). Chtillon-sur-Chalaronne, le 6 septembre 1369, Amde VI, voulant sattribuer la souverainet sur la Dombes, contraint les seigneurs pourvus de biens dans ces confins le reconnatre comme suzerain. En rponse cette nouveaut, le 2 janvier 1370, Antoine de Beaujeu reoit Thoissey les serments des seigneurs de la Dombes. En septembre 1376, la vente du droit de fief en Dombes par douard II au comte de Savoie naboutit pas. Cest ainsi qu Thoissey, la fin de lanne 1400, Louis de Bourbon reoit lhommage des seigneurs de Challes.

    Dmls avec les ducs de Savoie

    Le fils de Jean II de Challes, Pierre II, apparat dans les sources en 1409. Am de Viry, capitaine du duc de Savoie revenant de Lige, ravage la Dombes. Il prend Anse et Belleville. Pierre II participe la dfense de Thoissey. Il dfend encore la ville en 1410. En janvier 1412, il est tmoin des trves tablies Thoissey et Mcon. Alors que Jean Ier de Bourbon est fait prisonnier la bataille dAzincourt, le duc de Savoie en profite pour tendre son autorit sur la Dombes. Par un sergent de la Bresse, il ajourne Pierre II en dcembre 1417, et lui demande lhommage. Le procureur de Jean Ier affirme alors que la seigneurie de Thoissey est dans la justice des sires de Beaujeu et na aucun ressort suprieur, que le Chtelard de Broyes dpend de cette seigneurie et quil est dans la franchise de Thoissey. Les tmoins interrogs saccordent sur ces points. archologique du dpartement de lAin, 16e anne, Bourg, 1887, p. 19-26 ; p. 76-80 ; p. 109-115 ; p. 156-161. 3 Ferdinand de LA ROCHE LA CARELLE, Histoire du Beaujolais et des sires de Beaujeu, vol. 1, Lyon, Louis Perrin, 1853, p. 173-174. 4 Chtelard de Broyes, commune de Saint-Didier-sur-Chalaronne.

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  • PIERRE II DE CHALLES, CAPITAINE ARMAGNAC (1409-1436)

    Le sergent de la Bresse, aux ordres du bailli Guy de La Palud, est arrt, entendu et condamn. Renaud de la Bussire, bailli du Beaujolais, runit Villefranche la noblesse locale. Pierre II lui remet le chteau et une garnison y est tablie. Amde VIII, profitant toujours de labsence de Jean Ier, force une nouvelle fois Pierre II lui faire hommage. Il larrte et lemprisonne Bourg-en-Bresse durant deux mois et demi. Le 22 dcembre 1422, Pierre II est contraint prter serment ; ce sera un moyen dtourn de mettre un terme aux pillages dans le Mconnais. Ce capitaine du duc de Bourbon change dobdience. lassemble de Vimy, le 19 aot 1425, les officiers de la duchesse Marie de Berry rclament rparation des hommages. Le capitaine revient son ancienne allgeance. Au dbut de lanne 1430, voulant semparer de Trvoux, Amde VIII conduit nouveau Pierre II en captivit. Le duc fait mettre les armoiries de Savoie au Chtelard de Broyes. De retour, en aot 1430, Pierre II doit encore faire face au pillage de la Dombes par Franois de La Palud. Il meurt vers 1436.

    Vassal du duc de Bourbon, du ct de Charles VII, Pierre II de Challes

    participe la maudite guerre entre Armagnacs et Bourguignons (1407-1435). Il est lorigine des principaux coups de force autour de Mcon.

    Un capitaine de compagnie

    Les seigneurs du Beaujolais sont la tte de compagnies dont les effectifs varient, de 5 25 hommes darmes solds. La composition de la compagnie de Pierre II nous est livre dans un document de 14185. Elle est la suivante : quatre cuyers, dont le capitaine ; treize hommes darmes ; quatre sergents, tous de Mcon ; deux gens de mtiers ; un officier et un homme dont le statut nest pas mentionn. Le soldat professionnel forme avec ses compagnons une communaut soude, qui reconnat obir un chef.

    Les nobles et les cuyers sont placs en tte de la liste dresse dans le document de 1418 : Guillaume de Fontaynes, escuyer, de Toyssey ou encore Jean de Viegne, escuyez, dit La Baume . Un autre est appel le bastard du Dal . Le recrutement des gens darmes ne se limite pas aux possesseurs de fiefs et aux nobles. Les dtenteurs dun office sont assez connus pour tre mentionns. Le prvt et le capitaine de Belleville, les sergents du Mconnais et de Villefranche participent aux oprations de guerre. On rencontre des valets, dont les matres sont parmi les principaux acteurs. Seule la fama distingue les hommes les plus importants. Les autres sont englobs dans la mention et plusieurs autres, tant leurs serviteurs, comme gens pi et cheval . Les serviteurs sont les auxiliaires des gens darmes : le coutelier et le page ; les gens

    5 Archives municipales de Mcon [AMM], EE 43/13. Une dition partielle dans Adrien ARCELIN, Histoire de la Roche de Solutr , Annales de lAcadmie de Mcon, 2e srie, II, Mcon, 1880, p. 150-155.

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  • BENOT LTHENET

    de pied et cheval constituent linfanterie, monte au besoin, laquelle se compose dhommes de trait et de pavoisiers. Combien sont-ils ? Peut-tre deux ou trois pour un homme darmes. Les effectifs au complet, sachant que la compagnie est, sur le papier, compose de vingt-cinq hommes darmes, se montent peut-tre 150 hommes et autant de chevaux.

    Ce monde de combattants sadjoint les services de non-combattants, des gens pi qui ravitailloient et conduisoient le bestail , ncessaires au bon fonctionnement dune compagnie. Comme toute arme en campagne, la compagnie dispose dun service dintendance. Lappt du gain attire des bourgeois, qui souhaitent tirer profit des dpouilles du Mconnais. Des barbiers, tondeurs et autres gens subgiz du pais de Beaujoloys suivent Pierre II. Les gens des mtiers reprsentaient sans doute des effectifs loin dtre ngligeables. Ils participent la vie et lorganisation dune troupe en campagne.

    Les princes nengagent pas dactions sans sen faire prciser les enjeux et les cibles. Le renseignement est un instrument de puissance et de cohrence. Il leur est ncessaire, ne serait-ce que pour mener une politique de dfense raliste. Pierre II y participe.

    II. Renseignement et dsinformation

    La pratique du renseignement Le rle des transfuges

    En juillet 1418, Jean sans Peur prononce la rvocation de tous les offices. Sensuit une destitution massive des officiers royaux. Dans le Mconnais, la troupe de Pierre II recrute des transfuges6, soit six sergents royaux, qui avaient occup des fonctions importantes. Jean Rutant, qualifi de discret homme est lettr, lieutenant du prvt royal de Mcon. Jean tienne est dsign comme mestre alors que Renaudier de Sidrat est charg de reprsenter la ville devant le roi en 1413. Symon de la Chapelle et Jeannin du Bief les accompagnent. Ces hommes, instruits et dynamiques servir la ville et le roi non volans eulx adherz au bon propos de monseigneur de Bourgogne [] se sont retrais et demeurent en Beaujoloys, et par consquant sont prsent subgs de monseigneur de Bourbon7.

    Outre les sergents dj cits, apparaissent dautres bourgeois, Clment Tardi, Perronin Rousset, Guionet de Champanet, ainsi que des seigneurs, le seigneur de Verneuil, Andr et Henri Chevrier, Renaud de la Bussire ou Humbert de Bletterans. Au mme moment, le doyen et le chantre de Saint-

    6 Michle ESCAMILLA, Antonio Rincn : transfuge, espion, ambassadeur et casus belli au temps de Charles Quint , dans Batrice PEREZ (dir.), Ambassadeurs, apprentis espions et matres comploteurs, Paris, PUPS, 2010, p. 87-160. 7 Archives dpartementales de la Cte dOr [ADCO], B 5079, fol. 7v.

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  • PIERRE II DE CHALLES, CAPITAINE ARMAGNAC (1409-1436)

    Pierre de Mcon se sont replis Beaujeu. Les biens quils tenaient hors de la ville ont t amodis. Antoine Boisson reprend les biens de Jean Rutant Senozan, Saint-Albain, La Salle et Vrizet ; les vignes et les prs des Chevrier, Saint-Martin-des-Vignes ; plusieurs biens Flac ; les prs de Humbert de Bletterans Vaux. Il acquiert facilement un bel ensemble de terres.

    La prsence des transfuges est efficace. Jean Rutant conduit Pierre II Verz dans le but dincendier le manoir du prvt bourguignon, Antoine Mercier. Puis, il le guide en naveles, par la revire de Sonne jusquaux portes de Mcon. Enfin, un raid men dans le bois de La Salle, 15 km au nord de la ville, est habillement excut grce sa connaissance des lieux. Un bourgeois pro-bourguignon y est captur. Les oprations de saccage visent les profiteurs et les accapareurs enrichis par la guerre. Elles ciblent, sur les conseils dhommes qui connaissent la rgion, les individus qui se sont accommods de la prsence bourguignonne.

    Le rle des espies

    Dans la lutte qui oppose les Armagnacs aux Bourguignons, le snchal de Lyon Humbert de Grole et le capitaine du Bourbonnais Gilbert Motier, seigneur de La Fayette, reoivent de Charles VII lautorisation de mener les oprations de guerre depuis le Lyonnais et le Beaujolais8. Ils obtiennent le soutien des places fortes de la rgion9 et commandent la collecte de linformation. L espie10 est envoy savoir et enqurir des nouvelles ; voire

    8 Archives municipales de Lyon [AML], AA 26/21. 9 Jean DNIAU, La commune de Lyon et la guerre bourguignonne, 1417-1435, Lyon, Masson, 1934, p. 620-621, pices XI et XII. 10 Christopher ALLMAND, Intelligence in the Hundred years war , dans Go spy the Land. Military Intelligence in History, Keith NEILSON (d.), Londres, 1992, p. 31-47 ; Christopher ALLMAND et J. R. ALBAN, Spies and Spying in the fourteenth century , dans War, literature and Politics in the Late Middle Ages, Liverpool, Christopher ALLMAND (d.), 1976, p. 73-101 ; David CROOK, The confession of a spy, 1380 , Historical Research, t. 62, 1989, p. 346-350 ; Ralph A. GRIFFITHS, Un espion Londres, 1425-1429 , Annales de Bretagne et des Pays de lOuest, t. 86, 1979, p. 399-403 ; Wolfgang KIERGER, Geheimdienste in der Weltgeschiste. Spionage und verdeckte Aktionen von des Antike bis zur Gegenwart, Munich, C.H. Beck Verlag, 2003, Einleitung , p. 7-19 ; Andr LEGUAI, Espions et propagandistes de Louis XI arrts Dijon , Annales de Bourgogne, 1951, p. 50-55 ; Werner PARAVICINI, Ein Spion in Malpaga. Zur berlieferungsgeschichte der Urkunden des Ren dAnjou und Karls des Khnen fr Bartholomeo Colleoni , dans Hagen KELLER, Werner PARAVICINI, Wolfgang SCHIEDER (dir.), Italia et Germania. Liber Amicorum Arnold Esch, Tbingen, De Gruyter, 2001, p. 469-489 ; Fritz QUICKE, Jean de Saint-Amand, chanoine de Cambrai, chapelain du pape : faussaire, tratre et espion (13 ?-1368) , dans tudes dHistoire ddies la mmoire de Henri Pirenne par ses anciens lves, Bruxelles, Nouvelle Socit dditions, 1937, p. 265-289 ; Bastian WALTER, Informationen, Wissen und Macht. Akteure und Techniken stdtischer Auenpolitik Bern, Straburg und Basel im Kontext der Burgunderkriege (1468-1477), Stuttgart, F. Steiner Verlag (Vierteljahrschrift fr Sozial- und Wirtschaftsgeschichte Beiheft 218), 2012 ; Bastian WALTER, Urban Espionage and Counterespionage during the Burgundian Wars (1468-1477) , Medieval Military History, n 9, 2011, p. 132-145.

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    sentir ou regarder la conduite des ennemis. Entre le 1er septembre 1417 et le 22 mars 1422, on observe un plan de recherche dvelopp en trois axes :

    Le premier axe est orient au nord en direction de la Bourgogne et de la ligne de front. Il relve du renseignement tactique. Le 5 septembre 1417, les bourgeois de Mcon entrent dans lorbite bourguignonne et acceptent une garnison qui menace Lyon et le Lyonnais. Pierre II de Challes et ses compagnons montent des embusches pour espier le trafic sur la Sane. Pierre Furet, matre de la monnaie de Mcon, perd un bateau charg de billon, dune valeur de 1200 l. t. Un bourgeois, Franois Loup, chevauche sept jours et demi pour savoir et enqurir des nouvelles . Un second, en fvrier 1418, envoie un message en Bourgogne un correspondant anonyme pour obtenir des informations11. Au besoin, la discrtion ncessite de recourir aux religieux12. Les renseignements peuvent tre obtenus par la capture de messagers13. Saisir linformation le plus tt possible sur les forces et les faiblesses de ladversaire, sur ses provisions, ou sur la qualit de son commandement et de ses troupes est primordial. La prsence de transfuges facilite la conduite des observations sur place.

    Pour amliorer le rendement du renseignement, les Lyonnais surveillent galement la Bresse. Le Chtelard de Broyes est ici aux avant-postes. Amde VIII est un voisin dangereux pour les partisans de Charles VII. Ainsi, en mai 1418, Jean Mogon dit Gatry conduit une reconnaissance en profondeur. Il mne sa troupe du Dauphin Anse, puis Saint-Laurent-sur-Sane et es autres lieux de Breysse, savoir sil y avoit nulles gens darmes que lon disoit qui venoyent sus Lion . En aot 1420 et septembre 1421, Gatry chevauche de nouveau en Bresse. Les donnes recueillies permettent de conduire une campagne sur le long terme par une meilleure connaissance de ladversaire.

    Pour limiter lincompltude du dispositif lyonnais, un troisime axe oriente les recherches en Savoie. Il est ordonn en mars 1422 que Jean de Gou se rendra Genve et Pierre Contrevoz remontera le Rhne jusqu Seyssel pour sentir nouvelles . Ici, les informations recueillies fournissent des indications dordre stratgique. Mais lacquisition du renseignement porte davantage sur des donnes conomiques, psychologiques et politiques. Il sagit dobtenir des donnes qui permettent une vision stratgique largie des atouts et contraintes de ladversaire.

    La recherche de linformation doit cependant se garder de la dsinformation, ce subterfuge qui vise ladversaire en lui fournissant des informations errones susceptibles de lui faire prendre de mauvaises dcisions.

    11 AML, AA 78/10. 12 Georges GUIGUE, Registres consulaires de la ville de Lyon, I, 1416-1422, Publication de la Socit littraire, historique et archologique de Lyon, 1882, p. 90, p. 98, p. 368. 13 AML, AA 82/91.

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  • PIERRE II DE CHALLES, CAPITAINE ARMAGNAC (1409-1436)

    Dsinformation Les Bourguignons ou les Bressans mnent Lyon une opration de

    dsinformation qui touche Pierre II. Sur laffaire, nous navons quune lettre14. La dsinformation repose sur une premire opration de manipulation de lopinion publique. Dans sa lettre date du 5 juillet 1419, adresse aux bourgeois de Lyon, Pierre II stonne de la commotion du peuple intervenue son encontre alors quil tait dans la ville. Lopinion publique a t alerte. La seconde opration suppose lemploi de moyen dtourns. Les attaques portes contre le capitaine procdent dune manipulation de lopinion par des agents agitateurs et infiltrs. En effet, il crit : et si ne say la promotion de cui [] il ne peut estre que ceste commotion naist est faite par aucuns mes ennemis semans paroles sditieuses. La rumeur, qui nest pas vrifie et valide, peut submerger le renseignement officiel. Lespace public saffirme comme le lieu disput du partage du pouvoir. Nous savons, par un second document, que cest par un intermdiaire priv, prsent Lyon, que le bailli bourguignon de Mcon essaie de sattacher la ville15.

    Enfin, le troisime aspect de cette entreprise de dsinformation est une manuvre politique qui vise ternir la rputation dun capitaine armagnac oprant sous les murs de Mcon et rsistant aux ducs de Bourgogne et de Savoie. La manuvre fait passer un authentique capitaine pour un brigand. La finalit de cette opration est double : restaurer la confiance des Lyonnais envers les autorits bourguignonnes et savoyardes ; sensibiliser lopinion publique la question de la rforme du royaume par Jean sans Peur. Cette affaire nest pas un cas isol et les agitateurs disqualifient plusieurs bourgeois16.

    Laffaire donne couter aux bourgeois ce quils souhaitent entendre : elle mobilise les strotypes du temps sur les gens darmes et pillages. Ceux-ci font lamalgame entre brigandage et gurilla. Or, le capitaine armagnac excelle dans la pratique de la gurilla comme la montr son action dans le Mconnais.

    III. La maudite guerre dans le Mconnais

    Le catalogue des mfaits Les destructions conomiques sont un objectif militaire explicite. Le 24

    fvrier 141817, Pierre II et ses hommes arrivent en un bateau par la reviere de Saone, au point du jour , la pcherie de Mcon. Ils sont guids par Jean Rutant18 et dtruisent plusieurs bateaux chargs de poissons. Ils ramnent leurs

    14 Ibid., AA 78/9. 15 Ibid., AA 22/73. 16 Ibid., AA 101/40. 17 AMM, BB 12, fol. 72r. 18 Ibid., BB 12, fol. 86r.

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    prises Thoissey19. Les destructions se doublent dexactions. La compagnie monte une embuscade, de nuit, devant la porte de Charolles. Lorsquau matin elle souvre, les hommes se jettent sur les gardes pour yceulx tuz et muldrir et autre esclandre fere . Ils brlent trois moulins et dtruisent les autres20. Sur le chemin du retour, la bande savance jusqu La Salle et saccage Hurigny. Les sources nous rendent compte des dgts effectifs lis aux pillages et la politique de la terre brle. Solutr et Vergisson, toutes les maisons sont ars et brules , de mme que les glises, dont les cloches ont t emportes. Le cot du saccage est estim 10 000 l. t. Cest une somme symbolique, qui souligne quel point les villages sont dfigurs. Lirruption dans le village, le pillage, lampleur des dgts, loccupation des points stratgiques sont des constantes dans toutes les guerres.

    Le pillage nest pas la seule motivation des assaillants : la vengeance est une manire de se faire justice. Il faut voir dans lattaque du manoir dAntoine Mercier, Verz, la destruction dun symbole. Jean Rutant connat le Mconnais. Il la parcouru comme sergent du roi et lieutenant du prvt21. Il dsigne le manoir dAntoine Mercier pour quil soit livr aux flammes. Nomm prvt bourguignon de Mcon, aprs avoir gagn la ville Jean sans Peur22, Antoine Mercier rsume par sa russite ce quil y a de plus excrable chez lennemi. Lopration, qui ncessite de senfoncer plus avant dans le Mconnais, a cibl spcifiquement son beau manoir , son btail et ses biens23. Les incursions gnent lennemi et le collaborateur24.

    Les fruits de lactivit guerrire

    Les pillages permettent la rcupration de matriaux : des planches, des huisseries, du mtal, des meubles trouvs et transports et dautres biens25. Le btail procure des prises nombreuses et faciles. Lopration bourguignonne manque contre la forteresse de Solutr le 2 mai 1418 permet Pierre II et aux Armagnacs de saisir plus de 4 000 chiefs de grosses bestes . Une autre fois, la

    19 Alphonse ROSEROT, Registre de dlibrations de la ville de Troyes (1429-1433), Collection de documents indits relatifs la ville de Troyes et la Champagne mridionale, t. 3, 1885, p. 211-212, p. 214. 20 AMM, BB 12, fol. 50v, fol. 52r, fol. 60r, fol. 70r. 21 Ibid., BB 11, fol. 64r. 22 Comptes gnraux de ltat bourguignon de 1416 1420, Michel MOLLAT (d.), Paris, Imprimerie nationale/Klincksieck, 1966, p. 120, n 2046. 23 Georges BISCHOFF, La guerre des paysans. LAlsace et la rvolution du Bundschuh. 1493-1525, Strasbourg, La Nue Bleue, 2010, p. 129-130, p. 417. 24 Claude GAUVARD, De grace especial . Crime, tat et socit en France la fin du Moyen ge, vol. 2, Paris, Publication de la Sorbonne, 1991, p. 554, p. 757. 25 Laurent FELLER, Ana RODRIGUEZ LOPEZ, Les objets sous contraintes. Gages, saisies, confiscations, vols, pillages, recel au Moyen ge , Bulletin du Centre dtudes mdivales dAuxerre, n 14, 2010, p. 173-174.

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  • PIERRE II DE CHALLES, CAPITAINE ARMAGNAC (1409-1436)

    hardiesse du capitaine le conduit la porte du Bourgneuf de Mcon. Il sempare de moult quantit de bestial appartenant aux bouchers de la ville26. Les pillages frquents privent le paysan de son bien. Guillaume Perret, de Fuiss, perd son train de labour par un subterfuge nocturne. La frontire, lieu du conflit, est aussi celui de lchange et du partage. Beaujeu, Belleville, Villefranche, Anse, Thoissey et Challes sont des points classiques dacheminement des prises. Le chteau de Solutr apparat diverses reprises comme une destination des biens pills. Ainsi, les prisonniers et les btes sont disperss dans les forteresses et les marchs de la rgion. Ces destinations sont accessibles par la Sane. Les coups de main de Pierre II ont conduit Challes, par le fleuve, plusieurs prisonniers de Mcon. Ses compagnons y vendirent et mirent leur proffit des bufs. Les chevaux, qui sont une prise de guerre estime, permettent la remonte de la compagnie.

    Ces profits viennent sajouter aux possessions des seigneurs de Challes. Ds le milieu du XIVe sicle, ils ont cherch regrouper leurs biens autour du Chtelard de Broyes. En 1349, Jean II change avec douard Ier de Beaujeu des maisons et des biens, Ouilly27, contre des terres Thoissey. En 1365, Antoine lui donne, en rcompense de ses services, plusieurs rentes prendre sur les revenus de la chtellenie de Thoissey, proche du Chtelard. En septembre 1420, le frre de Pierre II, Antoine, meurt sans hritier. Il lui lgue lensemble de ses biens. Charles VII lui accorde, le 3 novembre 1421, la seigneurie de Loyse28 en Beaujolais. Il le ddommage des pillages du bailli de Bresse, Guy de la Palud. En 1425, lassemble de Vimy, Pierre II reconnat tenir en Dombes, outre le Chtelard, une maison Beaumont29, avec ses hommes et ses revenus, ainsi que plusieurs rentes. Il est soucieux de mettre en valeur ce patrimoine. En octobre 1421, il asservit des terres et des droits, dont un moulin au pont de Saint-Didier-sur-Chalaronne. En 1429, il acquiert des prairies Saint-Romain et Nerjon, et en asservit plusieurs Saint-Didier. Les fruits de la guerre sont investis en partie dans lexploitation de la seigneurie. On constate surtout, malgr les pillages, un dcollage conomique de la rgion dans le premier tiers du XVe sicle. Malheureusement, en 1431, le Chtelard du Broyes brle entirement avec les archives quil contient.

    La destruction du chteau de Pierre II rsulte des oprations de Franois de La Palud, seigneur de Varembon. La rgion est familire Franois et sa famille. Guy de La Palud, seigneur de Varembon et de Bohan, stait dj oppos Pierre II en dcembre 142230. Le frre an de Guy, Louis, est abb de Tournus.

    26 AMM, BB 12, fol. 58r ; ibid., BB 14, fol. 8r. 27 Ferdinand de LA ROCHE LA CARELLE, Histoire du Beaujolais et des sires de Beaujeu, vol. 2, op. cit., p. 169. Paroisse du diocse de Lyon. 28 Loyse, commune de La Chapelle-de-Guinchay. 29 Beaumont, commune de Saint-tienne-sur-Chalaronne. 30 Samuel GUICHENON, Histoire de Bresse et du Bugey, op. cit., p. 27.

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  • BENOT LTHENET

    La concurrence de La Palud Le 17 septembre, Franois de La Palud et une compagnie de cinquante

    gens darmes31 prennent position Mcon32. Le 22 septembre 1430, les bourgeois sen plaignent Louis II de Chalon-Arlay et au marchal de Bourgogne, Antoine de Toulougeon. Ils demandent le dpart de Franois et de sa compagnie qui ne servent que de piller et rober le pays33 . Bless, captur et ranonn la bataille dAnthon (juin 1430), il trouve par le pillage le moyen de financer ses pertes. Sa compagnie ranonne les villages alentour34. Les heurs se multiplient35. Les bourgeois se rassemblent devant lhtel du capitaine et le ton monte. Antoine de Toulongeon tranche laffaire et demande la compagnie de partir36. Les apptits de Franois de La Palud se tournent alors vers lEmpire et les possessions du duc de Bourbon, artisan de sa dfaite37.

    Le Chtelard de Broyes est incendi. La ville de Trvoux pille, le 18 mars 143138. Franois de La Palud fait payer la famille de Challes ses empitements sur Bohan39. En 1337, le comte de Savoie remet aux sires de Beaujeu la seigneurie de Bohan. Antoine cde en partie ce fief, en 1371, Humbert de la Baume. pousant Ainarde, la fille dHumbert, Guy de la Palud reoit Bohan proche du hameau de Challes-de-Bohan40, tenu par une branche des seigneurs de Challes. Ds lors, la seigneurie est en rbellion, refusant lautorit des officiers de la Dombes. Cependant, Amde VIII dsavoue son capitaine et accorde une indemnit pour la prise de Trvoux41. Lexploit personnel relve de la dsobissance. Le 12 juin, Franois de La Palud est convoqu Dijon, pour servir dans larme qui envahira le Barrois42.

    31 Bertrand SCHNERB, Bulgnville (1431), Paris, Economica, 1993, p. 67. 32 AMM, BB 15, fol. 4v ; Marcel CANAT, Documents indits pour servir lhistoire de Bourgogne, t. 1, Chalon, 1863, p. 201. 33 AMM, BB 15, fol. 4v, fol. 5r. 34 Marcel CANAT, Documents indits pour servir lhistoire de Bourgogne, op. cit., p. 203. 35 BEAUREGARD, Souvenirs dAmde VIII, premier duc de Savoie, op. cit., p. 233-235. 36 AMM, BB 15, fol. 6r-v, fol. 8v. 37 Marcel CANAT, Documents indits pour servir lhistoire de Bourgogne, op. cit., p. 307. 38 BEAUREGARD, Souvenirs dAmde VIII, premier duc de Savoie, op. cit., pices justificatives, p. 233-235 ; Jules QUICHERAT, Rodrigue de Villandrando, Paris, 1879, p. 60 ; Auguste VALLET DE VIRIVILLE, Histoire de Charles VII, roi de France, et de son poque (1403-1461), vol. 2, Paris, 1863, p. 268. 39 Bohan, commune dHautecour, canton de Ceyzriat. 40 Hameau, commune dHautecour, canton de Ceyzriat. 41 M. C. GUIGUE, Mmoires pour servir lhistoire de Dombes, par Louis Aubret conseiller au parlement de Dombes (1695-1718), vol. 2, op. cit., p. 534-535, p. 611. Andr BOSSUAT, Perrinet Gressart et Franois de Surienne, agents de lAngleterre, Paris, Droz, 1936, p. 151. 42 Bertrand SCHNERB, Bulgnville (1431), op. cit., p. 65.

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  • PIERRE II DE CHALLES, CAPITAINE ARMAGNAC (1409-1436)

    La vie de Pierre II de Challes est marque par la guerre civile. Sa famille, au service des sires de Beaujeu puis des ducs de Bourbon, est aux prises avec les officiers des ducs de Savoie qui cherchent tendre leur influence sur la Dombes, loccasion des rivalits entre Armagnacs et Bourguignons . son chelle, Pierre II prend part au conflit. Il est un agent du duc de Bourbon et de Charles VII. Sa compagnie, compose de transfuges et de btards nobles, forme un groupe social cohrent. Ces hommes sadonnent au mtier des armes et sont apprcis pour leur savoir-faire. Pierre II ne participe aucune bataille dcisive, mais pratique le renseignement et le pillage. La vente du butin et lachat de seigneuries quelle permet satisfont les intrts gostes du capitaine et rpondent aux normes imposes par la guerre.

    Si les hommes audacieux ne manquent pas, les initiatives individuelles ne sont pas encourages. La dsinformation discrdite Pierre II. Elle rejoint du reste le positionnement dAmde VIII lgard des aventuriers. Le duc valorise les troupes disciplines, non le hros unique qui entretient la violence et les pillages.

    En dernier lieu, la guerre reste laffaire du prince. Il commande les activits de renseignement et de dsinformation. Il donne sens aux pillages. Le conflit ouvre un espace politique, dans lequel lindividu doit se conformer aux normes tablies par le prince.

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  • BENOT LTHENET

    Figure 1 : Lespace de Pierre II de Challes

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  • PIERRE II DE CHALLES, CAPITAINE ARMAGNAC (1409-1436)

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    Figure. 2-1 : Maisons fortes de Pierre II de Challes. Chtelard de Broyes, AD Ain, Plans napoloniens,

    Saint-Didier-sur-Chalaronne TA (1829)

    Figure 2-2 : Maisons fortes de Pierre II de Challes.

    Maison forte de Beaumont, AD Ain, Plans napoloniens, Saint-tienne-sur-Chalaronne A3 (1829)

  • FACE LOCCUPATION TRANGRE DE 1815-1818 : LES SORTIES DE GUERRE DES ALSACIENS

    Christine HAYNES La dfaite de Napolon Bonaparte, dabord en mars 1814 puis en juin

    1815, na pas mis fin aux bouleversements provoqus par les guerres du Consulat et de lEmpire dans lexistence des Franais, spcialement dans les rgions du Nord-Est qui subirent deux invasions et deux occupations successives. Entre la fin de 1813 et la fin de 1815, lAlsace, par exemple, a t traverse plusieurs reprises par des centaines de milliers de soldats trangers aussi bien que franais. Ce fut ruineux pour la rgion, qui avait dj subi de lourdes rquisitions au service des dernires campagnes de lempereur. Aprs la dfaite de Napolon Waterloo, prs de 300 000 hommes, la plupart Autrichiens et Wurtembergeois mais aussi des Russes, avec presque 94 000 chevaux, se sont installs dans le seul Bas-Rhin, provoquant des drames dans presque chaque commune. la fin de septembre 1815, la femme du recteur au chteau dOberkirch, Madame de Montbrison, crivait son amie, Madame de Stein : On dsirait les Allis, on les attendait comme des librateurs Mais hlas ! la conduite des Allis (jen excepte les Russes et les Anglais) na pas t ce que nous attendions deux. Le second trait de Paris, sign en novembre 1815, prescrivit une occupation de garantie des sept dpartements du Nord-Est de la France par 150 000 militaires allis dont presque 40 000 devraient tre stationns en Alsace pendant une dure de cinq ans (qui fut finalement rduite trois), ce qui na pas vraiment contribu modifier les rapports entre les Allis et les Franais1.

    Bien quelle ait jou un rle trs important dans la reconstruction de la France et de lEurope aprs les guerres napoloniennes, loccupation allie de 1815 1818 na pas beaucoup attir lattention des historiens, Franais et trangers confondus. Pendant longtemps, lhistoriographie sur les guerres

    1 Lettre de Madame de Montbrison Madame de Stein, 24 septembre 1815, cite par Paul LEUILLIOT, LAlsace au dbut du XIXe sicle. Essais dhistoire politique, conomique et religieuse (1815-1818), t. 1, La vie politique, Paris, SEVPEN, 1959, p. 68. Sur la fin de lEmpire, voir surtout Paul LEUILLIOT, La Premire Restauration et les Cent Jours en Alsace, Paris, SEVPEN, 1957, et aussi Andr JARDIN et Andr-Jean TUDESQ, La France des notables, Paris, Le Seuil, 1973, et Emmanuel DE WARESQUIEL et Benot YVERT, Histoire de la Restauration, 1814-1830, Paris, Perrin, 1996.

    SOURCE(S) n 4 2014

  • CHRISTINE HAYNES

    napoloniennes a t domine par des comptes rendus des batailles, la plupart du point de vue des officiers, au lieu des soldats. Dans les deux ou trois dernires dcennies, quelques chercheurs surtout anglo-saxons ont commenc examiner la vie sociale, la culture , et mme lexprience individuelle de ces guerres, pour les civils aussi bien que pour les militaires. Mais, la diffrence par exemple de lhistoriographie de la Grande Guerre, ils nont pas jusqu prsent port leur attention vers lhistoire de la sortie de guerre , cest--dire la transition souvent difficile entre guerre et paix. ce jour, au sujet des occupations de 1814 et 1815-1818, il nexiste que quelques monographies spcialises sur des rgions ou des armes particulires, dont la trs vocatrice tude de la Seine-et-Oise par Jacques Hantraye, Les Cosaques aux Champs-lyses. Mais nous en savons toujours trs peu sur lexprience individuelle, sur le terrain et au jour le jour, entre la fin de 1815 et la fin de 1818, sous l occupation de garantie de la frontire nord-est de la France2.

    travers le cas de lAlsace, cet article exploratoire est le premier jalon dune recherche plus vaste sur cette sortie de guerre . Employant des sources dpartementales aussi bien que nationales, et spcialement les lettres et rapports des administrateurs locaux, il se concentrera sur cinq individus mls cet pisode daprs-conflit : un maire de village du Haut-Rhin dont lautorit tait conteste par le commandant autrichien qui y stationnait, un petit groupe de douaniers du Bas-Rhin accus davoir tu un soldat-contrebandier wurtembergeois, un marchand juif de Strasbourg qui avait approvisionn les troupes trangres, un professeur de collge rsidant Colmar, quartier-gnral de larme autrichienne pendant la dernire anne de loccupation, et une veuve de Wissembourg, dans le dpartement du Bas-Rhin, qui longtemps aprs le dpart des occupants rclamait encore dtre indemnise pour avoir log un officier wurtembergeois pendant une anne et demie.

    La sortie de guerre en Alsace

    Pour situer ces individus dans la gamme dexpriences de cette occupation, il faut dabord passer en revue les vnements de 1814 1818 en Alsace. Bien que la rgion ait dans lensemble soutenu le rgime bonapartiste,

    2 Parmi dautres ouvrages sur guerre et socit pendant lpoque napolonienne, voir Alan FORREST, Dserteurs et insoumis sous la Rvolution et lEmpire, Paris, Perrin, 1988 ; Natalie PETITEAU, Lendemains dEmpire. Les soldats de Napolon dans la France du XIXe sicle, Paris, La Boutique de lHistoire, 2003 ; David A. BELL, The First Total War: Napoleons Europe and the Birth of Warfare as We Know It, Boston, Mariner Books, 2008. Sur ces occupations, en plus de louvrage de Jacques HANTRAYE, Les Cosaques aux Champs-lyses. Loccupation de la France aprs la chute de Napolon, Paris, Belin, 2005, voir Thomas VEVE, The Duke of Wellington and the British Army of Occupation in France, 1815-1818, Westport (CT), Greenwood Press, 1992 ; Roger ANDR, Loccupation de la France par les allis en 1815, Paris, De Boccard, 1924 ; Marc BLANCPAIN, La vie quotidienne dans la France du Nord sous les occupations, 1814-1944, Paris, Hachette, 1983 et Volker WACKER, Die alliierte Besetzung Frankreichs in den Jahren 1814 bis 1818, Hamburg, Verlag Dr. Kova, 1999.

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  • FACE LOCCUPATION TRANGRE DE 1815-1818 : LES SORTIES DE GUERRE DES ALSACIENS

    lAlsace tait dj lasse des guerres continuelles au moment des dernires campagnes de lempereur. Face linvasion allie de 1814, elle sest vite rallie la restauration de Louis XVIII. Nanmoins, entretenant des griefs contre le nouveau rgime, surtout au sujet des impts, elle a de nouveau soutenu Napolon pendant les Cent-Jours. Aprs le retour de lEmpereur, les populations de cette rgion se sont prcipites pour organiser leur dfense contre une nouvelle invasion allie, qui ne tarda pas se passer.

    Peu aprs la dfaite de Napolon Waterloo le 18 juin 1815, lAlsace, comme peu prs tout le reste de la France, fut envahie par des centaines de milliers de soldats trangers. Ds la fin du mois de juin, des colonnes allemandes apparurent dans le nord de lAlsace, demandant aux habitants des vivres, des corves, des moyens de transports, et des contributions en argent. Nordheim, selon les souvenirs dun propritaire luthrien nomm Mathias Ostermann, les occupants sortirent une jeune vache de notre table et labattirent dans la cour de la ferme. C[tait] une trs bonne laitire. Personne nosa protester Ce passage des armes ennemies nen finissait plus. Quelle catastrophe pour les villageois . Un tmoignage semblable tait donn par le pasteur Weissmann dans la commune voisine de Soultz, qui nota dans le registre paroissial de 1815 :

    Le 28 juin Souffelweyersheim a brl, ce qui a provoqu lpouvante dans notre rgion aussi, [o] lon craignait un destin similaire. Pendant cette nuit dpouvante, chez