SEGPA : aider des élèves en grande difficult逦 · des élèves, de 0 à 100% suivant les...

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Que nous apprennent ces enfants qui n’apprennent pas ? SEGPA : aider des élèves en grande difficulté Philippe LAHIANI Directeur de SEGPA A leur entrée au collège, les élèves de SEGPA sont dési- gnés en « grande difficulté » sans que les élèves et les enseignants ne sachent rien ou presque de ces difficul- tés. Pour les élèves comme pour les enseignants, la ten- dance est grande à aller chercher un responsable plutôt qu’une explication. Pour les élèves c’est l’école qui n’est pas faite pour eux, quand ce n’est pas eux-mêmes qui ne sont pas faits pour l’école ; pour les enseignants, à la lec- ture des projets d’établissement, ce sont les conditions sociales faites aux élèves, quand ce n’est pas les parents. Aider des « élèves présentant des difficultés graves et durables auxquelles n’ont pu remédier les actions de prévention, d’aide et de soutien et l’allongement des cycles » de l’école primaire, en sachant qu’ils ne relèvent ni du retard mental, ni des « troubles du comportement » pas plus que des « difficultés directement liées à la compréhension de la langue française », voilà qui oblige à s’interroger : Comment faire, quand on sait que les aides, le soutien, le redoublement se sont avérés inopérants ? Sur quoi peut porter l’aide, quand on peut penser que ces élèves cumulent toutes les difficultés ? Difficultés scolaires : passer du constat à l’analyse Penser la difficulté scolaire impose de s’interroger moins sur les origines (sur lesquelles nous n’avons pas de pouvoir) que sur la nature exacte des difficultés des élèves. Tel élève se précipite sur « le travail à faire », et de crier le premier « J’ai fini, j’ai fini, j’ai fini », tel autre le repousse d’emblée ou/et fait tomber sa trousse ou/et s’agite sur son siège, insulte le voisin qui l’a regardé de travers… Nous connaissons bien les comportements de nos élè- ves, il nous reste à démêler de quelles difficultés ils relè- vent : difficultés dans la maîtrise des savoirs : connaissances, modes d’action, stratégies… (qui ne manquent pas d’entraîner des difficultés comportementales) ; difficultés d’ordre identitaire : manque de confiance en soi, sentiment de toute puissance, leurre sur ce qu’il faut faire ou sur ce qui est attendu (qui ne manquent pas d’entraîner des difficultés d’apprentissage). Dans certains cas une remédiation pourra être envisa- gée non seulement sur les contenus mal maîtrisés mais aussi sur les stratégies et les méthodes de travail ineffi- caces ou non pertinentes, dans d’autres, il s’agira d’une re-médiation dans le sens de re-tisser une médiation, un rapport à la scolarité, aux apprentissages et au savoir. Cerner sur quoi porte l’aide Avec 20 à 30% de réussite en moyenne, en mathéma- tiques comme en français, aux évaluations nationales (contre 60 à 70% pour les autres élèves du collège) on serait tenté de penser que les élèves de SEGPA cumu- lent toutes les difficultés. A y regarder de plus près, les réussites s’échelonnent de 10 à plus de 50% en fonction des élèves, de 0 à 100% suivant les ITEM. Aider impose de prendre appui sur l’hétérogénéité de la classe, de favoriser le travail par groupes et l’entraide. Si l’on regarde du côté de la lecture, les évaluations et nos observations nous apprennent que les élèves de SEGPA (comme les autres élèves) n’ont pas trop de dif- ficultés à répondre aux questions de compréhension simple (lieux, personnages…), par contre ils ont plus de mal à répondre aux questions qui nécessitent une mise DIALOGUE n° 135 «L’aide, comment faire... pour qu’ils s’en passent ?» janvier 2010 16

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Que nous apprennent ces enfants qui n’apprennent pas ?

SEGPA : aider des élèves en grande difficulté

Philippe LAHIANI

Directeur de SEGPA

A leur entrée au collège, les élèves de SEGPA sont dési-gnés en « grande difficulté » sans que les élèves et lesenseignants ne sachent rien ou presque de ces difficul-tés. Pour les élèves comme pour les enseignants, la ten-dance est grande à aller chercher un responsable plutôtqu’une explication. Pour les élèves c’est l’école qui n’estpas faite pour eux, quand ce n’est pas eux-mêmes qui nesont pas faits pour l’école ; pour les enseignants, à la lec-ture des projets d’établissement, ce sont les conditionssociales faites aux élèves, quand ce n’est pas les parents.Aider des « élèves présentant des difficultés graves et durablesauxquelles n’ont pu remédier les actions de prévention, d’aide etde soutien et l’allongement des cycles » de l’école primaire, ensachant qu’ils ne relèvent ni du retard mental, ni des« troubles du comportement » pas plus que des « difficultésdirectement liées à la compréhension de la langue française »,voilà qui oblige à s’interroger :● Comment faire, quand on sait que les aides, le soutien,le redoublement se sont avérés inopérants ?● Sur quoi peut porter l’aide, quand on peut penser queces élèves cumulent toutes les difficultés ?

Difficultés scolaires : passer du constatà l’analysePenser la difficulté scolaire impose de s’interrogermoins sur les origines (sur lesquelles nous n’avons pasde pouvoir) que sur la nature exacte des difficultés desélèves. Tel élève se précipite sur « le travail à faire », etde crier le premier « J’ai fini, j’ai fini, j’ai fini », tel autrele repousse d’emblée ou/et fait tomber sa trousse ou/ets’agite sur son siège, insulte le voisin qui l’a regardé detravers…

Nous connaissons bien les comportements de nos élè-

ves, il nous reste à démêler de quelles difficultés ils relè-vent :● difficultés dans la maîtrise des savoirs : connaissances,modes d’action, stratégies… (qui ne manquent pasd’entraîner des difficultés comportementales) ;● difficultés d’ordre identitaire : manque de confianceen soi, sentiment de toute puissance, leurre sur ce qu’ilfaut faire ou sur ce qui est attendu (qui ne manquent pasd’entraîner des difficultés d’apprentissage).

Dans certains cas une remédiation pourra être envisa-gée non seulement sur les contenus mal maîtrisés maisaussi sur les stratégies et les méthodes de travail ineffi-caces ou non pertinentes, dans d’autres, il s’agira d’unere-médiation dans le sens de re-tisser une médiation, unrapport à la scolarité, aux apprentissages et au savoir.

Cerner sur quoi porte l’aideAvec 20 à 30% de réussite en moyenne, en mathéma-tiques comme en français, aux évaluations nationales(contre 60 à 70% pour les autres élèves du collège) onserait tenté de penser que les élèves de SEGPA cumu-lent toutes les difficultés. A y regarder de plus près, lesréussites s’échelonnent de 10 à plus de 50% en fonctiondes élèves, de 0 à 100% suivant les ITEM.Aider impose de prendre appui sur l’hétérogénéité de laclasse, de favoriser le travail par groupes et l’entraide.

Si l’on regarde du côté de la lecture, les évaluations etnos observations nous apprennent que les élèves deSEGPA (comme les autres élèves) n’ont pas trop de dif-ficultés à répondre aux questions de compréhensionsimple (lieux, personnages…), par contre ils ont plus demal à répondre aux questions qui nécessitent une mise

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en relation d’éléments du texte et, plus encore, avec cel-les qui engagent à l’interprétation du texte. Par souci deréussite (louable), le risque est grand de ne confronterles élèves qu’aux questions et aux textes « faciles ».L’enjeu de l’aide en lecture ce n’est pas seulement lacompréhension du texte (qui est évidemment indispen-sable) mais aussi l’interprétation (le dialogue entre l’élè-ve/les élèves, le texte et son auteur). L’enjeu de l’aide enlecture ce n’est pas seulement d’aborder des textes« simples », mais aussi des textes de la littérature clas-sique et contemporaine.Aider impose de prendre appui sur la notion de défi :proposer aux élèves des textes et des questions difficiles(à leurs yeux) pour les surprendre à réussir.

Du côté des mathématiques, regardons les nombresentiers : quelques erreurs sur les grands nombres, unpeu plus s’ils comportent des irrégularités et davantageencore sur le nombre de 0 dans 1002000… Si nous yajoutons les erreurs de retenues sur les différentes opé-rations et celles sur la mesure du temps, nous pouvonsen déduire une incompréhension du système de numé-ration qui peut, pour une part, expliquer la difficileapproche des nombres rationnels et décimaux.

Aider impose une approche à la fois culturelle (appren-dre c’est s’approprier des objets et pratiques élaboréspar les générations qui m’ont précédé – les hommesn’ont pas toujours compté en base dix), historique(tout savoir a une histoire qui n’est pas terminée aumoment où je le fais mien – il reste encore à aborderles nombres rationnels, décimaux…) et anthropolo-gique (le sens du savoir c’est la construction d’outilspour comprendre le monde afin d’agir sur lui et le trans-former – le zéro, qui n’est pas rien, n’a été généraliséqu’entre le XIème et le XVIème siècle...).

Aider ou changer de pratiques ?L’aide à l’école ne se limite pas aux différentes actionsd’aides qui, en fait, s’inscrivent aux marges de l’activitédes établissements. L’activité essentielle, c’est au quoti-dien de la classe que ça se passe. L’aide aux apprentis-sages travaille toujours sur deux pôles complémentai-res : identitaire et cognitif, c’est toujours un sujet quiconstruit ses savoirs, et… l’appropriation de contenus,de méthodes, participe à la construction du sujet. Laquestion de l’aide est donc celle des apprentissages, etpas uniquement celle des apprentissages manqués.

L’atelier que j’avais prévu de présenter aux rencontressur l’aide a été conçu à partir d’un constat fait par lesenseignants en réunion de coordination/synthèse (quetout le monde peut faire) : les élèves ne comprennent

pas ce qu’on leur donne à lire et ils montrent unmanque d’intérêt face aux textes de la littérature ancien-ne comme contemporaine.

● Un travail de classification et d’analyse des ques-tions de lecture posées aux évaluations de 6ème à la suited’un texte ainsi que des erreurs relevées dans les répon-ses des élèves, d’où il ressort que les questions « s’étagentsur trois plans, répondant à des objectifs différents et permettantun apprentissage maîtrisé. Les premières sont les plus simples : ilsuffit de chercher dans le texte pour y trouver l’information adé-quate – mais cette recherche élémentaire est la condition sine quanon pour traiter avec succès les questions suivantes. Pour les secon-des, les réponses ne se trouvent pas dans le texte, mais dans larelation à établir entre des éléments du texte. Les dernières concer-nent, quant à l’histoire qui constitue le texte, quant au sujet qu’ildéveloppe, ce qui n’a pas été précisé ni même raconté par l’auteur,et qu’on demande au lecteur d’imaginer ». Si les deux premierstypes de questions sont fréquemment posés dans lequotidien de la classe et engagent à la compréhension,les questions qui engagent à l’interprétation le sont plusrarement alors que ce sont celles qui creusent l’écartentre les élèves même si (phénomène nouveau ?) les« bons » élèves se mettent à éviter d’y répondre plutôtque de risquer « l’erreur ».

● Un travail sur les procédures (seul, petits groupes,grand groupe) d’où il ressort que :- On n’apprend jamais que seul ! Si un travail indivi-duel est proposé, c’est pour que chacun se saisisse desquestions, s’implique dans la lecture du texte et donnesa réponse et ses erreurs.- On n’apprend jamais qu’avec les autres ! En petitsgroupes, les différentes réponses sont confrontées, untravail de justification, qui oblige à un retour au texte,seul juge, permet de régler les questions de compréhen-sion les plus simples : rechercher une information dansle texte. Un second niveau de confrontation permet decomparer les réponses aux questions qui posent problè-me. Le rôle de l’enseignant est important : l’enjeu pourl’élève est moins de trouver la bonne explication qued’être capable de justifier des procédures de lecture quipermettent de la trouver. Cette confrontation peut allerjusqu’à la comparaison avec la réponse d’un élève trèsperformant (avec le souci de trouver comment il a fait).

● Un travail sur nos propres comportements delecteurs d’où il ressort que nombre d’élèves se leurrentsur le travail à faire : les élèves pensent qu’il faut écou-ter le prof, lire le texte, alors que l’enseignant attendqu’ils comprennent ce qu’il dit, ce qu’ils lisent. Les ques-tions de lecture sont souvent vécues comme une éva-luation terminale, plus rarement comme enjeu d’un tra-vail qui aide à la compréhension. C’est pourquoi les

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questions doivent être posées avant la lecture.Questionner avant pour permettre aux élèves de passerd’une posture de récepteur passif de la pensée d’untexte, d’un auteur, à celle de chercheur actif quiconfronte sa pensée à celle du texte et de son auteur.

Inventer, réinventer des pratiquespédagogiques pour transformer leslogiques à l’œuvre derrière leserreurs des élèvesAider, soutenir, adapter, nous assistons à une inflationdes dispositifs d’aide sans que rien ne nous soit dit desdifficultés à apprendre (du côté des élèves), des difficul-tés à enseigner (du côté des enseignants). En procédantainsi, on laisse perdurer des conceptions anciennes quiempêchent toute transformation des modes d’enseigne-ment, qui font porter les responsabilités de l’échec surl’enseignant, sur l’élève et ses parents.Enseignants de SEGPA, nous disposons d’heures decoordination et synthèse. Deux heures de travail collec-tif par semaine pour interroger les difficultés à appren-dre et à enseigner. Des réunions de synthèse pour semettre au clair sur les objectifs à atteindre. Ceci suppo-se de passer de l’exaspération (bien légitime) à la recher-che de l’intelligibilité : analyser les erreurs ou difficultéset essayer de comprendre leur(s) origine(s) afin de pou-

voir se fixer des objectifs précis. Des réunions de coor-dination pour partager et analyser différentes pratiquespédagogiques, pour en inventer ou en réinventer denouvelles. A partir de corpus d’erreurs relevées dans descopies d’élèves, dans les différents domaines d’appren-tissage, il s’agit de comprendre le sens incorporé au-delàde ces erreurs, ce qui a pu, dans les pratiques antérieu-res, dans les savoirs accumulés sous forme de règles àappliquer, de procédures apprises, générer des réponseserronées. Dans un second temps, il s’agit de percevoircomment, à partir de ces représentations initiales,reconstruire notions, connaissances et compétencess’appuyant sur le « pourquoi » de ces savoirs donnanttout son sens au « comment » les mettre en œuvre.

En retissant les liens du sens à enseigner et à appren-dre, en s’engageant dans un vrai travail sur le travail, cesréunions deviennent des lieux de coopération, d’inven-tion, de transformation de ses pratiques pour tenter defaire face à des situations de travail de plus en plus pro-blématiques. En analysant ensemble leurs difficultés àapprendre / ses difficultés à enseigner, « On relie autre-ment l’individuel et le collectif », « On renouvelle lepatrimoine professionnel commun, le développementdu pouvoir d’action des professionnels sur leur propreactivité ». ■

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