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25 CHAPITRE II P, Là où est le danger croît aussi ce qui sauve. H, P Ce chapitre comporte trois sections. Nous présentons en premier lieu les communautés lectoriales auxquelles nous nous sommes confrontés pour ancrer concrètement notre démarche. Nous exposons ensuite le position- nement disciplinaire dans lequel nous ancrons nos problématiques, ainsi qu’une discussion sur la notion de « technologie cognitive » et sur les rapports entre technique et activité interprétative. Nous détaillons enn les hypothèses sur lesquelles nous avons fondé ce mémoire. II.1. CžžŽιż ŽŻż żιŻιż Notre objectif est de construire un cadre informatique ouvert pouvant accueillir différentes formes de lectures critiques, et reposant sur une analyse des gestes fondamentaux qui fondent celles-ci au-delà de leurs diversités méthodologique et opératoire. Nous avons choisi de nous concentrer sur deux catégories de lecteurs savants suffisamment différentes pour ne pas contrarier cette visée de généricité. La première catégorie se constitue de lecteurs et de lectrices universitaires appartenant au domaine des sciences humaines et sociales, et pour lesquel(le)s l’appropriation des documents sonores et graphiques constitue un enjeu critique important. Nous n’avons pas souhaité considérer une discipline ou une méthodologie d’analyse précise an de ne pas perdre de vue les opérations à la fois techniques et intellectuelles qui dénissent le « noyau » de la lecture critique (cf. I.2). La seconde catégorie se constitue de musicologues annotant et segmentant des partitions en vue d’en réaliser une analyse reposant sur le ré-agencement des fragments dans des tableaux synthétiques donnant à voir des rapports de sens (par exemple, les différentes variations d’un thème) invisibles dans la linéarité de la partition. On peut considérer qu’il existe deux grandes catégories de pratiques d’analyse musicale : les analyses qui réécrivent, basées sur des représentations symboliques des informations et paramètres musicaux

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CHAPITRE IIP,

Là où est le danger croît aussi ce qui sauve.

H, P

Ce chapitre comporte trois sections. Nous présentons en premier lieu les communautés lectoriales auxquellesnous nous sommes confrontés pour ancrer concrètement notre démarche. Nous exposons ensuite le position-nement disciplinaire dans lequel nous ancrons nos problématiques, ainsi qu ’une discussion sur la notion de« technologie cognitive » et sur les rapports entre technique et activité interprétative. Nous détaillons en n leshypothèses sur lesquelles nous avons fondé ce mémoire.

II.1. C

Notre objectif est de construire un cadre informatique ouvert pouvant accueillir différentes formes de lecturescritiques, et reposant sur une analyse des gestes fondamentaux qui fondent celles-ci au-delà de leurs diversitésméthodologique et opératoire. Nous avons choisi de nous concentrer sur deux catégories de lecteurs savantssuffisamment différentes pour ne pas contrarier cette visée de généricité. La première catégorie se constituede lecteurs et de lectrices universitaires appartenant au domaine des sciences humaines et sociales, et pourlesquel(le)s l ’appropriation des documents sonores et graphiques constitue un enjeu critique important. Nousn ’avons pas souhaité considérer une discipline ou une méthodologie d ’analyse précise a n de ne pas perdrede vue les opérations à la fois techniques et intellectuelles qui dé nissent le « noyau » de la lecture critique(cf. I.2). La seconde catégorie se constitue de musicologues annotant et segmentant des partitions en vue d ’enréaliser une analyse reposant sur le ré-agencement des fragments dans des tableaux synthétiques donnantà voir des rapports de sens (par exemple, les différentes variations d ’un thème) invisibles dans la linéaritéde la partition. On peut considérer qu ’il existe deux grandes catégories de pratiques d ’analyse musicale : lesanalyses qui réécrivent, basées sur des représentations symboliques des informations et paramètres musicaux

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de l ’œuvre étudiée sensées faciliter la perception de ce que veut mettre en exergue l ’analyste, et les analysesqui recomposent, basées quant à elles sur des manipulations directes de la partition (la mise en tableau relèvede cette seconde catégorie), et qui appellent ainsi des opérations de marquage, segmentation, spatialisation,agrégation, etc. Cette parenté opératoire — notamment, dans le rapport direct aux documents sources —entre les pratiques critiques de l ’érudit traditionnel et la mise en tableau de partition nous permet de mobiliserune terminologie et une approche technologique uni ées. Par ailleurs, comme nous l ’avons annoncé en I.1.2,le terrain musicologique nous permet d ’explorer des rapports critiques privilégiés entre image et son, l ’analystedevant considérer simultanément des partitions et des enregistrements numérisés.

Cette section présente le travail d ’analyse préliminaire des pratiques de lectures associées aux communautéslectoriales identi ées ci-avant, que nous avons réalisé avant d ’amorcer notre ré exion. Dans un premier temps,nous restituons certains éléments importants issus d ’entretiens avec des chercheurs en SHS, au cours desquelsils ont présenté leurs pratiques de lecture et d ’écriture, et les différents outils, supports et gestes convoqués pources ns. Dans un second temps, nous présentons les principes de la mise en tableau de partition et les enjeuxde son informatisation.

II.1.1. Pratiques savantes chez des chercheurs et chercheuses en SHS

A n de nous doter d ’une vision concrète de la situation contemporaine du lecteur savant informatisé —notamment, ce qui concerne l ’in uence du support papier ou le rapport délicat aux contenus multimédias—, nous avons interrogé six chercheurs et chercheuses de divers domaines des SHS (économie, sciences del ’information et de la communication, sciences cognitives, philosophie, IHM). Au cours d ’entretiens de type« semi-directif », nous leur avons demandé de décrire leur processus d ’écriture d ’article, le processus de lec-ture afférent, ainsi que les différents outils et supports mobilisés et les stratégies d ’organisation déployées.Ces entretiens ont été conduits au printemps 2008, et ont chacun fait l ’objet d ’un enregistrement puis d ’unetranscription. Aucune grille de questions n ’avaient été précisément établie, nous commencions par inviter leschercheurs à expliciter leur activité d ’écriture d ’articles, puis rebondissions sur leurs propos pour les amener àaborder les grands thèmes suivants : activité de lecture préparatoire, méthodes de prise de note, organisationdes documents dans l ’espace de travail, outils informatiques utilisés, processus d ’écriture.

Nous avons choisi de restituer les observations collectées dans ces entretiens en structurant cette sous-sectionselon les thèmes les plus pertinents pour notre démarche. Pour chaque thème ou sous-thème, nous exposonsun résumé des propos tenus par les personnes interrogées, lesquels sont alors cités en notes de bas de page. Cescitationsméritent d ’être restituées ici en vertu, d ’une part, de leur exemplarité—elles synthétisent précisémentles griefs les plus fréquemment formulés à l ’encontre de l ’informatique en situation de lecture active et savante—, et d ’autre part, de leur statut d ’illustrations concrètes des problèmes que nous souhaitons traiter. Le recoursà ces deux niveaux de lecture articulés — synthèse structurée et citations « réelles » — permet ainsi de prendreaisément connaissance des aspects centraux ayantmotivé nos directions de recherche (cf. II.3). Chaque citationest précédée d ’un symbole identi ant sont auteur parmi les six personnes interrogées : L ¹⁸, L , L , L , L etL . A n de ne pas alourdir la lecture, nous avons choisi d ’illustrer chaque idée forte par une citation unique.Bien souvent, une même idée est évoquée par plusieurs des personnes interrogées ; nous avons alors regroupéles citations afférentes dans la sectionC.2 de l ’annexeC.Ces citations complémentaires sont systématiquementréférencées à côté de la citation représentative. On pourra également consulter la section C.2 de l ’annexe Cpour découvrir d ’autres propos qui, bien qu ’apportant un intéressant supplément de compréhension sur lamanière dont les personnes interrogées perçoivent leur situation d ’écriture et de lecture savante, entretiennentun rapport trop lointain avec notre travail pour être directement mentionnés ici. Par ailleurs, comme nous

18. L a une formation d ’informaticien, ce qui explique son usage de LATEX.

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II.1. Communautés lectoriales considérées 27

allons le voir, les différentes observations faites au cours de ces entretiens s ’accordent pleinement avec les troisaxes majeurs ressortant de l ’étude Scholarly Work in the Humanities and the Evolving Information Environment(B et al. 2001) :

« Scholars produce extensive marginal notes, annotating photocopies or personal copies or attachingadhesive notes to a text. »

« Each scholar has his or her own way of integrating handwriting and computer work. » « Most scholars use word processing programs to some degree for digesting or transcribing notes and

for sketching out preliminary ideas in conjunction with reading. »

II.1.1.1. La prise de notes et l ’activité synthétique

La lecture accomplie en vue de produire un document est une lecture intensive, savante, critique ; à ce titre,elle suppose de repérer et commenter les informations pertinentes lues, a n de pouvoir les convoquer par lasuite ¹⁹. Chez les six chercheurs, la découverte des textes se fait quasi exclusivement sur des tirages papier dedocuments recherchés au préalable sur Internet ²⁰. Ce support est notamment apprécié pour la praticité de samanipulation et pour le rapport immédiat au contenu qu ’il procure ²¹. Ces observations con rment les proposde Faure et Vincent sur la persistance du support papier à l ’ère du document numérique (certains élémentsrapportés des entretiens nous amèneront toutefois à nuancer ces propos) :

« One of the expected consequences of digital document support was the paperless world. It was anerroneous anticipation. e readers ’ needs are not satis ed when reading the current digital documentsand they prefer to print them. »

(F et V 2007)

Les entretiens ont par ailleurs permis de dégager la chaîne opératoire suivante :

Recherche de documents, sur le Web : bases de données savantes, Google, Google Scholar (cf.annexe C) ;

Impression systématique ; Repérage, par marquage sur les documents papier ; Prise de notes, papier et informatique ; Synthèse des notes, papier et informatique ; Élaboration du plan et brouillon, papier et informatique ; Écriture, informatique. Publication, par les éditeurs.

Comme nous le verrons en II.1.1.4, les contenus non textuels s ’intègrent très mal à cette succession de gestesde lecture et d ’écriture.

19. L : « Le travail de lecture qu ’on fait à partir de toutes ces sources est une lecture informée, je vais chercher des choses là-dedans,je ne les lis pas comme ça, pour le plaisir de les lire. ».20. L : « Je lis très peu sur écran, j ’y fais la recherche de ce que je vais imprimer. ».21. L : « J ’aime bien la souplesse du papier, et puis je peux écrire dessus, parce que j ’aime bien, et puis en plus jeme balade beaucoup donc

en voiture, en train, entre deux rendez vous etc., et trimbaler un papier c ’est quandmêmemieux que de trimbaler sa machine. Et puis j ’ai unemémoire très visuelle, la spéci cité du document papier me permet de me rappeler où est-ce que j ’ai vu un truc, alors que sur ordinateur, unPDF ça ressemble toujours à un autre PDF. ».

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Le repérage papier. La phase de repérage consiste en un marquage des documents en vue de s ’approprierleur structure et leur contenu, et de pouvoir retrouver facilement les informations utiles par la suite. Le repérageest intégré à la phase de prise de connaissance des textes, et se fait donc exclusivement sur support papier ²².

La prise de notes papier. On rencontre deux stratégies de prise de note : une prise de notes papier, fa-cilitée par la uidité de l ’écriture manuscrite et la « liberté spatiale » qu ’elle autorise ²³ , et une prise de noteinformatique, orientée vers la réutilisation de la glose et la puissance de manipulation du matériau textuelnumérique. Si certains chercheurs sont réticents à écrire leurs notes et commentaires directement sur les ti-rages papier des documents qu ’ils lisent, d ’autres ne veulent pas dissocier l ’objet lu des commentaires qu ’ils yportent, un couplage fort entre ces deux entités étant le garant d ’une meilleure orientation dans leur espacedocumentaire personnel ²⁴.

La prise de notes informatique. Les apports fonctionnels de l ’informatique pour l ’activité critique sontreconnus et appréciés. Ainsi, Word est utilisé pour travailler très nement sur la structure argumentative d ’undocument, identi er ses temps forts, la déconstruire, et créer des axes de lecture ²⁵. Si l ’idée d ’une lecture entiè-rement informatique s ’impose parfois, l ’espace de travail numérique concerne principalement l ’appropriationet la déconstruction personnelles des documents, dont les formes publiées restent des points de repère stables,car socialement partagés ²⁶. En n, les impératifs organisationnels donnent parfois lieu à des usages intéressantsde Word ; ainsi, alternant fréquemment entre ses différentes pratiques de lecture et d ’écriture, L considèrequ ’il est plus aisé de regrouper dans un chier unique l ’ensemble des notes qu ’il produit, ce qui facilite leuraccès, leur confrontation et leur exploitation ²⁷.

La synthèse papier. La synthèse des notes prises et des citations prélevées en vue d ’une phase d ’écriturepeut béné cier de la souplesse manipulatoire du papier ainsi que du recul synoptique qu ’il autorise. Certainschercheurs utilisent ainsi leur bloc note pour réaliser des synthèses intermédiaires, dont ils organisent pro-gressivement les éléments importants par des opérations de marquage et de reformulation (cf. C.1.1.3).

22. L : « Je prends très peu de notes sur le papier, et n ’utilise pas mes sources imprimées comme supports de notation, mais faisbeaucoup de traits sur les bords pour repérer des passages (ou des croix pour les passages particulièrement importants, voire même deuxcroix pour ceux qui ont été rédigés de telle façon que je ne les aurais pas rédigés autrement, que j ’estime être vraiment très clairs), parceque je vais faire plusieurs lectures de l ’article (quand un article m ’emballe, je n ’en fais pas qu ’une lecture). » (voir aussi C.1.1.1).23. L : « J ’écris aussi sur un cahier les questions que je me pose ou les choses à faire. Je joue sur la graisse du trait de crayon pour

marquer le statut de mes annotations ; je fais des gribouillis, des èches, des points d ’interrogation dans les marges, mais n ’ai pas de codecrayon formel ; l ’enjeu est de pouvoir m ’y retrouver, me relire. » (voir aussi C.1.1.2).24. L : « Le livre, j ’ai besoin qu ’il soit physiquement là ; si j ’ai une che sur le livre ça me bloque, je pense que je vais perdre des choses. J ’ai

horreur de travailler sur ches, j ’aime avoir des livres parce que d ’abord, les livres, je les griffonne. » (voir aussi C.1.1.2).25. L : « J ’ai décortiqué l ’article sous formenumérique, j ’ai fait descopier/coller desesdiversmorceaux, j ’ai redécortiqué le raisonnement

de l ’auteur et l ’ai remis sous forme plus épurée, et commenté. C ’est très très très rare, mais c ’est puissant parce que maintenant j ’ai unargumentaire prêt et bien calé par rapport à un gars qui est vraiment une référence, son article est cité par tout lemonde et, en le travaillantà fond, je me suis donné une position de force dans un réseau d ’argumentation. J ’étais obligé de rester à l ’écran parce qu ’il fallait que jetrimballe tous ces morceaux de texte, que je les déplace et que je les organise. » (voir aussi C.1.1.2).26. L : « Je peux faire mes découpages, mes décortiquages, mais j ’ai besoin de revenir à l ’article en tant que point de référence commun,

socialement dé ni, parce que c ’est ce que les autres voient. Mon point d ’accroche est tangible, matériel, le numérique étant plutôt le niveaud ’une interprétation particulière que je fais de ce texte là, mais l ’un ne va pas sans l ’autre. ».27. L : « Je prélève telle ou telle bride et je la colle dans un énorme documentWord dans lequel jemets absolument tout—enseignement,

recherche, il fait 204 pages, et il est amené à grossir beaucoup, quand je faisais ma thèse, il comptait aux alentours de 2000 pages. Undocument unique, c ’est beaucoup plus rapide, et parce qu ’il y a beaucoup de connexions entre mes activités de recherche, d ’enseignement,mes publication, mes réalisations artistiques, en tant qu ’auteur. Ce matin, ça m ’est encore arrivé, j ’étais en train d ’écrire un article et d ’uneseul coup, ça m ’a fait penser à des choses que je voulais réaliser et je passe très vite de l ’un à l ’autre. ».

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II.1. Communautés lectoriales considérées 29

La synthèse informatique. Malgré les possibilités de synopsis spatiale du support papier, efficace pourune synthèse exploratoire ou une phase de découverte, l ’espace numérique reste le plus adéquat à une synthèsevisant plus directement l ’organisation et la lisibilité d ’un ensemble de fragments ²⁸. Le support numérique per-met en effet au lecteur de s ’affranchir de la résistance technique du papier, et lui donne les moyens d ’organiserle matériau suivant les axes critiques qu ’il identi e ²⁹. En n, les documents informatiques possèdent, à traversla notion de lien hyperdocumentaire, des capacités de mise en relation et d ’articulation qui font défaut à leurspendants papier ³⁰.

II.1.1.2. La spatialisation du contenu

Le reproche majeur adressé à Word est la linéarité qu ’il impose dans l ’agencement des fragments de contenu.Cette linéarité induit un certain nombre de contraintes techniques, qui entravent l ’activité interprétative. Enpremier lieu, elle ne permet pas une appropriation de l ’espace bidimensionnel suffisamment souple pour laphase exploratoire où la structure argumentative n ’est pas encore gée ³¹. Elle empêche par ailleurs le lecteurde tisser librement des relations de sens entre les idées ³². En n, elle prive le lecteur d ’un espace d ’annotationspontanément articulé au texte principal ³³. Conséquence de cette linéarité, la navigation dans le ux du textenumérique est bien plus fastidieuse qu ’au sein de feuilles librement disposées sur l ’espace de travail, ou ras-semblées dans la reliure d ’un livre ³⁴. On remarque cependant que les dispositifs d ’organisation et de navi-gation reposant sur une arborescence sont globalement acceptés et maîtrisés (voir cependant l ’annexe C :« L’organisation des documents ») ³⁵.

Pour pallier cette impossibilité de matérialiser des groupements par le recours naturel à la spatialisation, cer-tains chercheurs ont recours aux propriétés typographiques, telles que la couleur ³⁶. Au delà de cette fonctionde rassemblement, la coloration est également exploitée pour compenser le manque de exibilité structurellede Word, ouvrant la possibilité d ’une synthèse visuelle spontanée ³⁷.

28. L : « Cen ’est pasaustade nalmais à unstade intermédiaire où je revienssur lamachine, c ’est-à-dire quand je commenceà reprendretoutes mes notes et commence à rédiger des bouts, là, je mets en forme mes notes. ».29. L : « Une fois le repérage fait sur la papier, je résume, et pour cela, j ’ai besoin d ’écrire, l ’effort de reformulation m ’aide vraiment.

Pour l ’effort de synthèse, je déconstruis les discours des écrivains en meant de côté des idées qui ne sont pas continues, j ’ai besoin derassembler des concepts, les axes de lecture thématiquesm ’aident à avoir une meilleure compréhension des textes. Je me suis mis à écriresur un blog, pour mieux capitaliser ; WordPress me donne les trois manipulations de texte dont j ’ai besoin : gras, italique, citations. » (voiraussi C.1.1.5).30. L : « Pour la synthèse, le papier ne me permet pas de faire un trait continu qui va d ’une feuille à une autre. ».31. L : « Je suis très, très contraint par cee disposition linéaire, ligne à ligne ; je ne peux pas disposer dans l ’espace comme je le souhai-

terais. ».32. L : « L ’avantage du papier sur Word, c ’est que je peux écrire dans tous les sens et que je peux tirer des èches de partout très

facilement, dessiner des petits arbres, j ’utilise beaucoup ce genre de choses. ».33. L : « Le problème de la page de texte numérique, c ’est qu ’elle est linéaire, je n ’ai pas la possibilité de marquer à côté, comme sur

l ’espace de la page papier, ce qui permet de mieux repérer le para-texte. ».34. L : « J ’aime les trucs qui rassemblent, l ’approche analytique qu ’impose l ’écran me gêne, parce qu ’il empêche de matérialiser le texte

et la capacité de revenir très vite en avant ou en arrière. D ’un certain point de vue, sur l ’écran, on est encore dans un univers où l ’exposition,la spatialisation des choses, héritent de la machine à écrire, donc est très poussive par rapport à la vitesse à laquelle on a envie de voir leschoses se présenter globalement. ».35. L : « Je suismaintenant vraiment habitué au système de chiers arborescent, et je pense que j ’ai une bonne organisation, je retrouve

facilement mes chiers. ».36. L : « J ’ai souvent besoin de disposer spatialement les éléments, sinon, je négocie avec un code couleur, mais j ’aimerais bien pouvoir

faire des petits groupes. ».37. L : « Le mode commentaire de Word est très important pour moi : les différentes couleurs me permeent de retrouver facilement

les différentes strates de mes lectures/relectures, je peux même dater mes commentaires. […] C ’est vrai que souvent dansWord, j ’auraisenvie de donner une valeur, un niveau à ce que je suis en train d ’écrire ; je passe par le code couleur en général, sans le code couleur je ne saispas comment je ferais. ».

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II.1.1.3. Le processus de construction d’un nouveau document

Lorsqu ’il est question d ’élaborer un plan et d ’éprouver différents agencements des idées importantes consti-tuant le document en cours de production, le papier reçoit toutes les faveurs, en vertu de la souplesse et del ’immédiateté de l ’écriture manuscrite. Toutefois, si le papier rend possible une matérialisation plus sponta-née des idées, l ’ordinateur, en vertu de ses capacités d ’organisation des unités de contenu et de la typographiemachinique qui confère une plus grande lisibilité aux textes, est souvent vu comme le remède à la proliférationchaotique des notes manuscrites ³⁸. Par exemple, L , qui a une grande pratique de la prise de note papier, uti-lise une structuration en plusieurs petits chiers texte brut pour faire émerger le plan du document en coursde construction. ³⁹. Si l ’utilisation de LATEX lui permet de recomposer dynamiquement son plan, L soulignecependant l ’inadéquation de la syntaxe de ce langage pour l ’écriture exploratoire, car celle-ci vise le rendu dudocument nal du document ⁴⁰. L met quant à lui en avant la nécessité de pouvoir faire émerger des catégo-ries de sens sans être contraint par un quelconque formalisme imposé ⁴¹. Par ailleurs, le recours à un dispositifd ’orientation structurelle en cours d ’écriture est apprécié ⁴².

II.1.1.4. Les documents non textuels

Le poids de la culture écrite. Les documents non textuels sont principalement référencés de manièreexterne et consultés passivement, et non directement manipulés. En effet, bien qu ’appréciant la possibilitéde disposer de contenus scienti ques audiovisuels, certains chercheurs soulignent les difficultés techniquesrelatives à leur accès, à leur stockage et au temps exigé par leur appropriation (le ux temporel seul prive de toutrepère spatial permettant demarquer l ’avancée dans sa découverte). La prise de note se fait alors exclusivementsur papier ⁴³.

L ’audio renvoie également à la question de la culture lettrée des chercheurs. Le recours à la transcription estconsidéré comme un moyen d ’accès privilégié à un contenu parlé enregistré ⁴⁴. De plus, le statut même del ’audio dans l ’activité scienti que est trouble, le chercheur étant avant tout celui qui produit du texte ⁴⁵. Le

38. L : « Je commence avec l ’écrituremanuscrite, je fais un début de plan, je commence à faire des points, les relier, ça s ’organise dans unmicmac ; quand ça devient trop compliqué et trop en désordre sur mon support papier, je tape dans un chier, puis j ’imprime, et je vais écriresur ces feuilles, au dos ; quand ça redevient trop compliqué, je reviens sur l ’ordinateur, etc. J ’appelle une “génération” un texte imprimé etannoté ; j ’ai remarqué que quand j ’approche la huitième génération, j ’ai un truc qui a de la forme. Je suis toujours en train de me lire comme sije lisais quelqu ’un d ’autre ; il y a toujours cee étrangeté : “ce que je produis est plus intelligent quemoi”. La réécriture numérique de l ’écrituremanuscrite permet sa lecture. ».39. L : « Dans mon brouillon PC, j ’ai une structure mouvante, émergente, qui intègre toutes les questions que je voudrais aborder, avec

les références et associations d ’idées. » (voir aussi C.1.2).40. Cf. C.1.2.41. L : « Quand j ’ai réussi à inventer des catégories, j ’ai ni le boulot ; le problème, c ’est de réussir à structurer une pensée, les catégories,

ce sera l ’objet demon article que de les articuler, les redé nir les unes par rapport aux autres, je ne peux pas être dans un systèmeoù j ’auraisune ontologie de mon domaine de recherche xe, puisque je suis sans cesse en train de recon gurer cee ontologie, c ’est mon travail. ».42. L : « J ’utilise beaucoup la structuration, c ’est-à-dire qu ’au fur et à mesure que j ’écris, j ’ai toujours la structure de mon document,

donc je peux très vite me situer à l ’intérieur, pour moi ça a été la grande révolution dans les logiciels Word, la manipulation, l ’exploration desdocuments, on peut se balader très facilement en fait à l ’intérieur d ’un document. ».43. L : « Il y a une émission que j ’ai écoutée trois fois. Je prends des notes sur des conférences enregistrées avec mon bloc-notes en

cours d ’écoute, il m ’arrive d ’interrompre le ux et de passer sur mon bloc pour noter des idées ou des références, mais je n ’inscris rien sur lamachine. » (voir aussi C.1.3.1).44. L : « Pour ma thèse, j ’ai beaucoup enregistré d ’entretiens que je transcrivais aussitôt sous forme de mots ; je ne conservais pas

les chiers audio, je travaillais sur la “médiation aphabétique”, par préférence esthétique et technique, c ’est la façon dont j ’ai été éduqué,conditionné : je me sens plus à l ’aise avec un contenu écrit qu ’avec un contenu audio. ».45. L : « Je dois au nal, en tant que chercheur, produire de l ’écriture, je ne vais pas pouvoir publier un chier audio ; il y aura automati-

quement un passage par le texte. ».

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II.1. Communautés lectoriales considérées 31

contenu sonore est donc considéré comme un objet intermédiaire, et son contenu se réduit à sa portion expri-mable sous forme de mots ⁴⁶. L annonce toutefois avoir utilisé un éditeur audio pour capter une réunion, etbaliser son contenu a posteriori pour en faciliter la transcription ⁴⁷.

Une mauvaise instrumentation. Les chercheurs reconnaissent toutefois qu ’une meilleure instrumenta-tion de la lecture active des contenus audio leur serait pro table. Certains aimeraient disposer d ’un environne-ment critique multimédia qui permettrait d ’exploiter efficacement le contenu des chiers audio (cf. C.1.3.2).En dépit de sa tradition textuelle, L déplore la « perte » résultant de la transcription textuelle de la paroleenregistrée, et souhaiterait pouvoir articuler plus nement les matériaux sonore et textuel ⁴⁸. L ’image poseégalement des problèmes d ’intégration critique au sein de l ’espace documentaire. On constate alors que Wordconstitue un creuset documentaire « par défaut » permettant une articulation minimale de plusieurs formessémiotiques ⁴⁹.

L expose les caractéristiques fondamentales attendues d ’un environnement critique multimédia idéal, lequeldevrait alors, d ’une part, proposer une gestion uni ée de ressources hétérogènes par l ’intermédiaire d ’un cor-pus arborescent facilitant leurmobilisation lors de la création d ’un nouveau document ⁵⁰, et d ’autre part, rendrepossible la manipulation des contenus en fonction de leur valeur critique et non de leur nature technique ⁵¹.

II.1.2. La mise en tableau de partition, une lecture critique multimédia

Les pratiquesmusicologiques sont plus que jamais amenées à questionner le rapport qu ’elles entretiennent avecla technologie, à l ’aune de leur héritage méthodologique et opératoire situé à la croisée de disciplines variées(philologie, herméneutique, histoire, mathématiques, philosophie, psychologie…). Depuis 2005, nous entre-tenons une collaboration avec desmusicologues liés à l ’équipeAnalyse des PratiquesMusicales de l ’IRCAM ⁵²dans le cadre du projet « Mise en tableau & écoute segmentée » ⁵³. Cette collaboration, qui a donné lieu àplusieurs publications et communications musicologiques (D et G 2008 ; G 2009b ;

46. L : « Unseul ux audio, c ’est vrai que j ’ai l ’impression, pourmoi que cen ’estpassuffisant. Jesuis beaucoupplus visuel et kinesthésiquequ ’auditif. ».47. L : « Çam’est arrivé d ’enregistrer une réunion avecAudacity—enprévenant les gens, bien sûr—, etdemarquer le ux pour retrouver

ce que je veux retranscrire, avant de m ’en débarrasser. ».48. L : « J ’aimerais bien pouvoir avoir le ux audio et puis en même temps un maximum d ’annotations à côté. L ’autre jour, j ’ai enregistré

un entretiens avec X, et je ne l ’ai pas encore exploité parce que, sans doute, il n ’y a pas une bonne intégration derrière de tout ce qui estnotation. Je voudrais pouvoir typer, colorer des parties du ux (ce qui est une introduction, un exemple, etc.). Audacity est limité, je peuxposer des marqueurs, mais ne peux faire un vrai travail d ’annotation derrière. Là du coup je pense que l ’audio aurait une autre valeur pourmoi, si effectivement je pouvais plus facilement l ’articuler à la dimension textuelle. Si j ’avais pu articuler audio et texte, j ’aurais gardé lesenregistrements audio, il y a une dimension affective que j ’ai perdue, toute l ’émotion qui passe dans la voix, la source même de l ’entretien.L ’audio et le texte ensemble, c ’est plus fort que l ’audio seul, et que le texte seul. ».49. L : « Je suis très embêté avec les PDF parce que je ne peux pas annoter ; parfois, si j ’ai la emme, j ’utilise Ultrasnap—qui me permet

de faire une capture de n ’importe quelle région de l ’écran —, j ’incorpore l ’image résultante dans Word, et j ’annote à côté. » (voir aussiC.1.3.2).50. L : « Dans l ’idéal j ’aimerais avoir un environnement qui puisse intégrer toutes les dimensions multimédia, à savoir plutôt que d ’avoir

mes images à part, ou simplement les incorporer dans Word, les avoir quand je fais un document sous forme de petites ressources et lesregarder, les choisir dans une sorte de corpus et pouvoir les mobiliser à tel ou tel moment. » (voir aussi C.1.3.2).51. L : « Pouvoir faire une typologie des fragments, passimplementune typologie par formesémiotique ; pouvoir créer sa propre typologie,

pouvoir nommer nous-mêmes le type des fragments. Quand on fait quelque chose, ce qui est important avant tout c ’est plus la naturemêmede ce qu ’on veut faire plus que la forme sémiotique à laquelle on veut faire appel. ».52. Institut de Recherche et Coordination Acoustique/Musique, UMR 9912 CNRS. L ’équipe APM (http://apm.ircam.fr/)

s ’intéresse notamment aux rapports entre les pratiques musicales savantes (musicologie, composition, interprétation) et les situationstechniques dans lesquelles elles se déploient.53. http://apm.ircam.fr/tableau/, voir aussi (B 2006).

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32 C II

G 2009a ; D et G 2006 ; D et G 2005), porte plus spéci quement surla méthode dite d ’analyse paradigmatique, et sur les opérations documentaires d ’annotation, segmentation,spatialisation et mise en tableau sur lesquelles elle repose.

II.1.2.1. L’analyse paradigmatique

La musicologie regroupe deux catégories de discours sur la musique : la musicologie historique, livresque, etl ’analyse musicale, qui, depuis le XIX, s ’efforce de rendre plus explicites ses méthodes et son outillage tech-nique, a n de permettre la constitution de faits partagés par la communauté des chercheurs, comme il en estdans d ’autres disciplines (D 2004a). L ’analyse paradigmatique relève de cette seconde catégorie ; initiéeparNicolas Ruwet (R1972) commeprolongationmusicologique des travaux du linguisteRoman Jakob-son, puis systématisée par Jean-Jacques Nattiez (N 1976), cette méthodologie repose sur la recherchede répétitions et de transformations dans le textemusical qu ’est la partition, donnant lieu à une « mise en série »interne des constituants de la pièce (N 2002). Ruwet (et à sa suite, Nattiez) insiste sur le fait que lescritères ayant présidé à cette segmentation doivent être rendus explicites et reproductibles ; il remarque en effetque « les analyses musicales, même les meilleures, […] ne formulent pas les critères de découverte sur lesquels ellesreposent » (R 1972). Le principe est le suivant : la répétition permet d ’isoler des unités syntagmatiques,alors que la transformation est à la base de la constitution de classes paradigmatiques. Les listes d ’éléments ainsiconstituées sont alors agencées en tableaux. S ’appuyant sur un découpage exclusivement basé sur la con gu-ration immanente de la partition, l ’analyse paradigmatique ambitionne d ’évacuer tout savoir a priori, et de nerien supposer qui ne soit strictement requis par son objet ⁵⁴. La mise en tableau consiste donc en une délinéari-sation de la partition qui, parce qu ’elle propose une recon guration synoptique de son contenu documentaire,permet l ’appréhension visuelle de la forme de l ’œuvre et des diverses variations qui la structurent. Remarquonsen n, au sujet de l ’organisation des tableaux produits, que chaque colonne liste les instances d ’une classe pa-radigmatique, et que la chronologie de l ’œuvre peut être reconstituée en lisant successivement chacune deslignes (cf. gures II.1 et II.2). Ces tableaux peuvent directement mettre en scène des portions de partition,ou des symboles graphiques a n de favoriser la perception de la forme globale de l ’œuvre. Une descriptionplus poussée de la méthodologie de l ’analyse paradigmatique excédant le cadre ce mémoire, le lecteur curieuxpourra consulter (N 2002), qui présente une analyse simple complète et une discussion sur les enjeuxherméneutiques et épistémologiques de cette pratique.

Nos échanges avec lesmusicologues ont toutefois révélé que pour eux le terme « tableau » renvoyait à un espacede présentation graphique ouvert, étirable en longueur et en largeur pour y déposer des éléments, et non unestructure de données munie d ’une double catégorisation. Ainsi, les tableaux évoqués plus haut étaient dans lamajorité des cas de simples listes accolées. On peut considérer que le tableau réalise avec la partition ce quel ’écriture réalise avec la parole, à savoir la réorganisation dans un même espace d ’unités éparpillées dans letemps. Le tableau délinéarise la partition, et permet de représenter des rapports entre unités qui sont imper-ceptibles à la simple lecture de celle-ci (les rapports entre spatialisation des inscriptions et pensée sont abordésen IV.2.1.3). L ’espace du tableau permet donc de considérer ensemble les fragments qui composent le temps

54. Pour une ré exion sur Nattiez et ses contradicteurs, voir (L 2002) et (D et G 2008). Pour une étudegénérale des enjeux et du statut de l ’analyse contemporaine, on pourra consulter l ’ouvrage collectif (C et al. 2009). Un intérêtplus particulier pourra être porté au texte de Rémy Campos et Nicolas Donin, Wagnérisme et analyse musicale — L’émergence denouvelles pratiques savantes de lecture et d ’écoute en France à la n du XIX siècle, explicitant les processus analytiques à l ’œuvre dans laconstitution des guides d ’écoute (nous donnons un exemple en B.4.2.6) d ’opéras wagnériens. Le chapitre de Jonathan Goldman, Unoutil de « mise en tableau » au service de l ’analyse paradigmatique, et quelques divergences interprétatives (G 2009b) rend comptede l ’utilisation d ’une version préliminaire de notre outil, en discutant des apports épistémologiques de la possibilité d ’une validationdes résultats analytique par l ’œil et l ’oreille, et de la conduite d ’analyses concurrentes d ’une même pièce.

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II.1. Communautés lectoriales considérées 33

F II.1. : Analyse d ’un Geisslerlied allemand du quatorzième siècle, d ’après (Ruwet, 1972)

de la partition, redisposés pour faire émerger visuellement des paradigmes de variations, matérialisés dans lescolonnes. La gure II.2 présente une analyse paradigmatique schématisée, les capitales représentant les classesparadigmatiques et les minuscules numérotées les occurrences des éléments de ces classes. La lecture d ’un teltableau peut susciter une perception de la macrostructure de l ’œuvre comme succession d ’une combinaison demotifs de types A, B, C ou D. Imaginer d ’autres lignes possibles revient à imaginer des agencements musicauxnon exposés dans l ’œuvre (par exemple, ABD).

A B C Da1 b1

b2 c1 d1a2 d2a3 c2 d3

F II.2. : Exemple d ’analyse paradigmatique pour une séquence présentant une formeABBCDADACD.

Remarquons que l ’expression « mise en tableau » est une proposition du musicologue Nicolas Donin (D2004a) pour subsumer des pratiques musicales d ’époques, de méthodes et de nalités diverses, mais repo-sant sur l ’exploitation des mêmes structures spatiales pour la restitution de leurs résultats. Cette expressionnous permet alors une meilleure focalisation sur la dimension manipulatoire et documentaire commune à cespratiques analytiques.

II.1.2.2. Critique des outils disponibles

Chez les musicologues ayant entrepris d ’étudier les éventuels apports de l ’informatique à leur pratique, leslogiciels de traitement d ’image sont couramment rencontrés, car ils confèrent une liberté manipulatoire com-plète sur lematériau graphique des partitions (réversibilité des gestes, recopie, coloration, changement de taille,zoom, micro-retouches, etc.). En ce qui concerne la dimension sonore, la puissance expressive et les principesmanipulatoires d ’outils originairement destinés à servir des desseins compositionnels sont parfois détournésà des ns analytiques. Ainsi, la raison graphique telle qu ’elle se déploie par exemple dans les séquenceursmodernes — qui, dans les modes d ’exposition spatiale de l ’horizontalité et de la verticalité musicales qu ’ilsproposent, prolongent les écritures plus traditionnelles — est parfois mise à pro t pour la représentation de

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34 C II

l ’organisation interne d ’objets musicaux existants. Toutefois, les outils d ’édition entraînent la perte complètede la dimension sémantique de l ’analyse ; incapables de donner à voir et à saisir des relations de sens (liens hy-perdocumentaires, relations tout-parties, catégorisation sémantique, métadonnées, etc.), les outils d ’éditionrésument la pratique d ’analyse à un simple jeu de manipulation plastique du matériau documentaire. Dansle cas de l ’analyse paradigmatique, c ’est alors la forme nale du tableau qui est manipulée, c ’est-à-dire cellequi est destinée à la publication, et non un objet suffisamment exible pour l ’émancipation d ’une activité ana-lytique, critique et exploratoire qui ne sait pas a priori ce sur quoi elle peut aboutir. D’autre part, les outilsdédiés à l ’analyse musicale (cf. III.8.1.1) adoptent souvent une approche formaliste très spéci que, en cohé-rence avec l ’approche scienti que des laboratoires qui les conçoivent, et reposent quasi systématiquement surdes représentations formelles et désincarnées des documents musicaux (par exemple, des chier au formatMIDI) susceptibles d ’être « calculées » par les algorithmes soutenant la démarche ayant présidé à leur déve-loppement. Ainsi, les outils autorisant un jeu libre sur la spatialisation, la segmentation, la structuration etla mise en relation des fragments de contenu documentaire musical graphique ou sonore n ’existent pas, alorsque les pratiques de mise en tableau mettent pourtant en exergue le fait que ces opérations sont les conditionsde possibilité du regard analytique. Tout « instrument de musicologie » informatique est alors tiraillé entre laspéci cité fonctionnelle des logiciels orientés vers le formalisme et la trop grande généricité des outils d ’éditiondocumentaire classiques (traitements de texte, logiciels de manipulation d ’image ou de son, tableurs). En ef-fet, ces outils sont orientés vers la composition de la « forme nale » du document, et leur expressivité n ’estpas suffisante pour la manipulation critique de contenus musicaux. Ces constatations se rencontrent dans lalittérature informatique ; ainsi, dans le registre de la lecture critique vidéo, Yamamoto, Nakakoji et Takashimaavancent :

« Video editing tools, such as Final Cut Pro or Premier, allow users to produce a variety of ways tointeract with video data and to explore the space of visual effects. However, their goal os to save theresults of such interactions and produce another set of videos. ey do not help users to simply interactwith video data without changing the original content. »

(Y et al. 2005a)

II.1.2.3. Interprétations et falsi abilité : enjeux d’une informatisation

Le souci de falsi abilité cheville l ’œuvre de Nattiez : « Le moins que l ’on puisse attendre d ’une démarche musico-logique, c ’est qu ’elle rende explicites les données sur lesquelles elle s ’appuie, qu ’elle justi e comment elle les a obtenues,qu ’elle précise la théorie qu ’elle utilise pour les expliquer et qu ’elle fournisse les principes de la grille avec laquelle elleles interprète. » ⁵⁵ (N 2002, p. 173). La démarche de falsi cation scienti que repose sur la possibilité dereproduction de la démarche d ’analyse et sur l ’inscription de ce qu ’elle produit sur des supports partageablespouvant donner lieu à une discussion entre pairs. La validité scienti que du travail de l ’analyste ne concernepas le fait d ’« arriver à la vérité », mais de rendre son travail falsi able, explicite et réitérable.

La question de l ’automatisation de l ’analyse paradigmatique ⁵⁶ se pose naturellement depuis que l ’analyse mu-sicale s ’est saisie de l ’informatique, car seul l ’algorithme peut réaliser une reproductibilité absolue. Pourtant,malgré l ’apparente systématicité du processus de découpe qui est au cœur de l ’analyse paradigmatique (cf.II.1.2.1), celle-ci « ne permet pas une analyse objective, et reste soumise aux choix de l ’analyste quant à la détermi-nation des paramètres pris en compte et à la découverte de ces répétitions variées » (ibid., p. 200). En effet, selon

55. L ’auteur critique ici les approches postmodernes qui, procédant par « piochage », masquent leurs critères méthologiques, et pri-vilégient le point de vue de l ’analyste au détriment d ’une étude rigoureuse du texte musical.56. Sur l ’évolution du point de vue de Nattiez sur l ’automatisation, qui re ète bien la complexité d ’une telle question, voir (D

et G 2008). On pourra également consulter les travaux d ’Olivier Lartillot (L 2002).

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II.1. Communautés lectoriales considérées 35

Nattiez, cité dans (ibid., p. 200) : « Les procédures de Ruwet ne sont certainement pas assez explicites et forma-lisées pour que l ’ordinateur puisse faire le travail à notre place. Il n ’y a plus personne pour croire qu ’une procédurealgorithmique (un programme de reconnaissance) puisse effectuer une analyse linguistique ; il en va de même enmusique. » Par ailleurs, lors d ’un entretiens qu ’il nous a accordé, Nattiez a affirmé : « On ne peut pas représen-ter une pièce par un schéma unique. » La partition est alors une ressource inépuisable de découpage pouvantdonner lieu à la construction de points de vue multiples. Donin et Goldman (D et G 2008)soulignent par ailleurs que l ’analyse paradigmatique résulte de l ’activité d ’un analyste situé dont la perceptionet les choix sont toujours gouvernés par son contexte historique, géographique, théorique et technique. Ma-tériellement, le recours au tableau pour l ’étude d ’une partition implique un corps-à-corps entre l ’analyste etses documents. Ceux-ci sont en effet photocopiés, découpés, marqués, recombinés, scotchés, collés, etc. Sifastidieuses qu ’elles paraissent, ces opérations sont indissociables de l ’activité analytique. La validation de lasegmentation et la constitution des classes de variation sollicitent autant l ’œil que la main, et nécessitent unespace — un large bureau et de très grandes feuilles de papier — où disposer librement les éléments pour lescomparer. Il s ’agirait alors davantage d ’informatiser le geste de découpage que d ’automatiser la mise en ta-bleau des fragments. Comme nous le verrons en II.2.1.1, cette tension entre automatisation et manipulationscritiques assumées par le lecteur doit être clari ée pour toute entreprise visant l ’instrumentation d ’un travailinterprétatif.

Si les écrits musicologiques ont recours à différents types de tableaux, leurs auteurs n ’ont pas pour habituded ’expliciter les règles concrètes présidant à leur construction. Ces tableaux sont donc au nal les seuls résultatsdu processus analytique complexe, résultats dont l ’effet global et statique ainsi que l ’évidence des solutionsqu ’ils exposent tendent à masquer le fait que leur élaboration est le fruit d ’erreurs, d ’hypothèses, de choix etd ’une ré exion sur la segmentation, le placement et la catégorisation des fragments (ibid.). Le tableau synop-tique seul ne donne donc pas au lecteur toutes les informations nécessaires à sa reconstruction à partir de lapartition analysée. A n de pouvoir soumettre les résultats d ’une analyse à la discussion critique, il faut pou-voir expliciter les règles ayant présidé à leur construction et reconstituer la rami cation des pistes analytiquessuivies, abandonnées, oubliées ou envisagées par le musicologue, qui auraient pu donner naissance à des ta-bleaux différents. En d ’autres termes, la falsi abilité exige de pouvoir étudier les échafaudages une fois l ’édi cecritique achevé. Le support numérique autorise alors la conception d ’environnements conservant l ’intégralitédu matériel documentaire manipulé (les fragments de partition jugés d ’intérêt, leur(s) mise(s) en tableau(x),les fragments laissés de côté pour des raisons qui ne sont pas toujours rendues explicites), ainsi que ses étatssuccessifs (annotations, découpages plus ns, esquisses de tableaux, etc.).

Le projet « Mise en tableau & écoute segmentée » met également en avant l ’importance de l ’écoute dans la re-cherche des déclinaisons paradigmatiques, là où, traditionnellement, seul le rapport visuel aux con gurationstabulaires produites par l ’analyste est mis en jeu ⁵⁷. Seul un outil multimédia offrirait la possibilité d ’écouterchacune des cellules, colonnes ou lignes des tableaux pour elles-mêmes, et ainsi, de permettre à l ’analysted ’avancer des hypothèses, d ’élaborer des ébauches de solutions et de valider par l ’écoute ses décisions cri-tiques. L ’enjeu informatique réside ici en l ’articulation des opérations critiques réalisées dans les champs vi-suel et auditif — notamment celles qui renvoient au classement des fragments selon leurs ressemblances à lafois graphiques et sonores —, et de permettre la conduite d ’analyses parallèles dont la divergence repose parexemple sur un con it entre une segmentation motivée par l ’œil et une segmentation motivée par l ’oreille.

57. Ainsi, selon Jean Molino (M 2002) : « Par ailleurs, l ’analyse repose à peu près exclusivement sur la partition, et la partition,même pour les œuvres du XVIII et du XIX siècle, ne constitue qu ’un aspect partiel de l ’objet et cela en deux sens : parce que d ’une part il nes ’agit que d ’une transcription codée de l ’objet réel qui est le son produit et entendu, et que d ’autre part les traces sonores et écrites de la musiquene constituent qu ’une partie du fait musical total, un niveau arti ciellement séparé des deux autres dimensions de l ’objet que sont les conduitesde production et les conduites de réception. »

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36 C II

II.1.2.4. Généralisation

Lamise en tableau telle qu ’elle est convoquée par l ’analyse paradigmatique intéresse une démarche d ’instrumen-tation des pratiques critiquesmultimédias plus générique en vertu, d ’une part, de ses exigences sur la nature desdocuments convoqués et, d ’autre part, de la diversité des opérations critiques sur lesquelles elle repose. En effet,peu de pratiques de lecture critique articulent si fortement les dimensions analytiques (annotation, fragmen-tation) et synthétiques (spatialisation, restructuration) sur un matériau exclusivement non textuel. Travaillersur une œuvre musicale suppose alors de réunir divers documents graphiques (plusieurs versions éventuellesde la partition, des représentations physiques du signal, des représentations symboliques du contenu et de lastructure de l ’œuvre, etc.) et temporels (plusieurs interprétations possédant chacune leur singularité). Il estpar ailleurs possible que les référents graphiques soient inexistants, comme ce peut être le cas pour une œuvreélectroacoustique ; l ’analyse doit néanmoins pouvoir se faire, sur la seule base des sources sonores. Cette spéci-cité sémiotique impose de dé nir un cadre technique où les différents médias sont traités avec une approche

commune. Par ailleurs, le document nal visé par une analyse paradigmatique consiste en un ou plusieurs ta-bleaux articulés à du texte ; il s ’agit donc bien d ’une forme de publications savante non purement textuelle (etdont nous avons déjà discuté des conséquences épistémologiques découlant de sa xation par une publicationimprimée traditionnelle). Il s ’agit alors, sur le plan cognitif, de dépouiller cette méthode d ’analyse musicale deses méthodes traditionnelles, et de raccrocher ses gestes constitutifs à des catégories plus larges d ’opérationscritiques (voir la chaîne lectoriale, cf. gure I.1). Sur le plan technique, nous rapportons les contenus qu ’elleappréhende à des types de ressources plus génériques Ainsi, une partition est une ressource graphique prescri-vant un sens de lecture, une interprétation est un objet temporel véhiculé par un corps matériel se prêtant à desopérations techniques de feuilletage, marquage, fragmentation ou recombinaison, et possédant un contenu deconnaissance à propos duquel il est possible d ’émettre des jugements, de formuler hypothèses ou des ressentis— et donc d ’organiser une discussion argumentée.

II.2. P

II.2.1. La lecture face à la technique

II.2.1.1. De la notion de technologie cognitive

Comme le remarque Paul Loubière, « la tradition intellectuelle occidentale tend à refuser la liaison de l ’intelligenceavec un support technologique quelconque », ce qui explique le désintérêt pour les « révolution[s] dans le domainede l ’intelligence » induites par les technologies cognitives (L̀ 1992). L ’encadré intitulé Note philoso-phique : technique et pensée apporte une contextualisation théorique à cette question. Notre travail consistantà « développer une technologie cognitive », il convient de dé nir ce terme. Charles Lenay (L 2003) nousdit qu ’il s ’agit de « dispositifs qui modi ent nos capacités de raisonnement, et de synthèse », et insiste sur le fait qu ’ilne s ’agit aucunement de « systèmes se substituant à certaines activités de connaissance ».

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II.2. Positionnement 37

N :

L’histoire du rapport entre technique et pensée est très mouvementée. La métaphysiqueplatonicienne repose sur le postulat d ’une dichotomie ontologique fondamentale entrele Monde des Idées et le monde matériel. Dans un Ciel des Idées éthéré ottent des idéa-lités immuables et détachées de tout ancrage empirique (ainsi « l ’idée de compilateur »mène t-elle une existence indépendante de tous les compilateurs effectivement dévelop-pés). À la différence de ce que Nietszche appellera plus tard les « arrières-mondes » danssa critique de la métaphysique occidentale, le monde sensible est quant à lui soumis à latemporalité, au devenir, et donc à la mort. Parce qu ’elle produit et transforme, la tech-nique est installée du côté du devenir, et non du côté de l ’Être et des essences stables ;elle relève du régime des moyens et non de celui des ns. La technique « n ’existeraitdonc qu ’à peine », cette pensé a engendré un lieu commun qui innervera longtemps lamétaphysique occidentale : tout ce qui a à voir avec le sensible est trompeur. Ainsi lesécrits de Platon sont-ils dominés par l ’idée selon laquelle l ’anamnèse, c ’est-à-dire le faitde penser par soi-même, est en pure contradiction avec le recours à des hypomnèses,c ’est-à-dire avec des supports de mémoire arti ciels extériorisant un savoir. On peutcependant opposer la célèbre phrase du philosophe présocratique Anaxagore de Clazo-mènes (500—428 av. J.-C.) : « L’homme est intelligent parce qu ’il a une main. ».En réaction à cette vision qui persiste dans la philosophie contemporaine, Bernard Stie-gler soutient la thèse selon laquelle l ’activité intellectuelle est impossible et impensablesans supports demémoire externes arti ciels (S 1996 ; S 2004). Il nousinvite alors à penser l ’articulation de la pensée et de la technique non pas en termes oppo-sitionnels, mais compositionnels ; l ’esprit étant toujours instrumenté, la vie de la penséeconsisterait précisément en sa propre extériorisation, en son expression qui serait alorstechniquement conditionnée. Dans cette optique, Stiegler préconise la création d ’unediscipline autonome, l ’organologie générale, qui se donnerait pour tâche d ’étudier la fa-çon dont le corps et l ’esprit humain sont « trans-formés » — transformés et formés— parles rapports de couplage s ’opérant entre les trois niveaux suivants (S 2005) :

les organes humains dans leur ensemble — ceux qui sont le siège de lacognition, mais également les organes de perception et de préhension, ouencore les organes vitaux ;

les organes arti ciels, techniques, artéfacts, œuvres, outils, instruments etautres supports de mémoire ;

les organisations sociales.En ces termes, la question de l ’instrumentation de la lecture critique devrait alors consi-dérer, d ’une part, le couplage entre l ’action et la perception du lecteur avec le dis-positif (questions d ’ergonomie et d ’ergonomie cognitive), et d ’autre part, le couplageentre le système de lecture personnel et le dispositif socio-technique dans lequel ils ’inscrit (l ’ordinateur, le Web, la communauté savantes, les bibliothèques d ’ordre mon-dial). Notre concept de chaîne lectoriale (cf. I.3.1) renvoie à ce second couplage.

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38 C II

Substitution, assistance, suppléance. A n de caractériser la relation entre le lecteur et le dispositif in-formatique qui lui permettrait d ’accomplir les opérations nécessaires à une lecture critique, nous convoquonsla distinction que font Gapenne, Lenay et Boullier entre dispositifs techniques de substitution, de suppléanceet d ’assistance (G et al. 2001) ⁵⁸, qui re éte les diverses attentes à l ’égard de la machine. Selon cesauteurs, les dispositifs de substitution, comme cette dénomination le laisse deviner, permettent à l ’utilisateurde « s ’affranchir en tout ou partie d ’une tâche donnée », et entraînent donc son désengagement (ce paradigmeest discuté infra). Les dispositifs d ’assistance ne sont quant à eux pas directement mobilisés dans l ’action del ’utilisateur, mais s ’y « surimpriment », et apportent la ré exivité nécessaire à la bonne compréhension de sesmodalités de fonctionnement ; la dimension d ’assistance revêtant un caractère auxiliaire dans la conceptiond ’un environnement informatique — en cela qu ’elle concerne ses modalités d ’appropriation et non son or-ganisation interne —, elle dépasse le cadre de la réalisation expérimentale restituée dans ce mémoire. En n,un dispositif technique relève de la suppléance « si son usage modi e (augmente, décale, détourne) totalement oupartiellement le pouvoir d ’action de son utilisateur ».

La suppléance et l ’IA. Cette notion de suppléance est la plus féconde pour notre projet. Le paradigmede la substitution renvoie à la notion d ’automatisation, laquelle repose, dans le cas des outils de lecture, surla prise en charge par la machine de tout ou partie du processus interprétatif. Or, il est impensable de con erla fabrication du sens à un processus clos reposant sur le désengagement de toute présence humaine. Nousavons par exemple montré la non pertinence de l ’approche algorithmique pour l ’analyse paradigmatique (cf.II.1.2.3), et les raisons avancées peuvent être facilement extrapolées à toutes pratiques interprétatives enga-geant la singularité d ’un lecteur humain ancré dans son contexte culturel, intellectuel et technique. BrunoLatour (L 1992) insiste par ailleurs sur le caractère distribué, social et matériel de l ’intelligence ⁵⁹, etmontre que l ’intelligence arti cielle a précisément manqué ces aspects. L ’idée d ’une « intelligence située » (enréférence aux thèses de la cognition située, au sens de (H 1995)) est également étayée par Gapenne,Lenay et Boullier :

« [La] dimension située, opérationnelle, perceptive et partagée [des techniques] est trop souvent né-gligée par le projet de tout transférer sur des modèles et interfaces informatisées. […] La dimensioniconique, visuelle, manipulatoire des interfaces possède un potentiel de production d ’informations etd ’aménagement du couplage qui n ’est pas réductible à sa fonctionnalité visée ou à la signi cation trans-mise (de la même façon que toutes les inscriptions). »

(G et al. 2001)

Par extension, lesmanipulations documentaires prennent nécessairement part à l ’interprétation.Ainsi, commele remarque Bachimont : « la structuration et la quali cation sont des processus interprétatifs, et qu ’à ce titre ellesrelèvent d ’un contexte et d ’un ancrage social et culturel » (B 2005) ; à ce titre, l ’automatisation est

58. Ces caractéristiques peuvent néanmoins concerner des parties différentes cohabitant au sein d ’un même système.59. Ainsi, selon Latour (L 1992) : « [S] ’il y a des révolutions, ce n ’est sûrement pas dans les esprits, dans les idées, mais dans un

ensemble d ’institutions et d ’inscriptions. Prenons l ’exemple décrit par Elizabeth Eisenstein dans la révolution de l ’imprimé. On a écrit desvolumes sur le fait que la révolution scienti que de Tycho Brahé découlait d ’une nouvelle façon de concevoir le monde dans la seule tête deTycho Brahé. Mais lorsque vous regardez l ’organisation, à Oranenbourg, du danois astronome qui accumule de l ’Europe entière des résultatsenregistrés par ses collègues vous reconnaissez aussitôt dans cette description des traits qui vous sont familiers : division du travail, distributionde l ’intelligence, réseau de collaboration, imprimerie bien sûr, invention de formulaires préimprimés sur lesquels les collègues notent les résultatsdes différentes observations réunies dans un centre de calcul à Oranenbourg où Tycho domine simultanément du regard toutes les sources quiviennent de cette intelligence distribuée à travers l ’Europe. Où sont les idées ? Il y en a bien sûr. Où sont les modèles et représentations ? Il y ena, mais celui qui essayerait de comprendre cette révolution scienti que sans Oranenbourg, sans les formulaires préimprimés, sans l ’organisationdu centre de calcul, sans les inscriptions et technologies intellectuelles, ne comprendrait rien. »

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II.2. Positionnement 39

incompatible avec l ’idée même d’interprétation. Voici comment cet auteur met en lumière l ’erreur commisepar les démarches visant une « interprétation automatique » de contenus non textuels :

« On peut — ce fut un temps la tentation du structuralisme et c ’est trop souvent encore celle de noscollègues traitant du signal — vouloir rapporter la variabilité de l ’expression visuelle et sonore à unecodi cation possédant les bonnes propriétés de l ’inscription linguistique écrite. On cherchera alors àproposer des outils ou des algorithmes qui « extrairont » du contenu sa structure, sa quali cation, enfaisant l ’hypothèse que ces dernières sont intrinsèques au contenu et manifestent son objectivité. De lamême manière que les caractères blancs séparent les mots de la langue écrite, on doit pouvoir trouverdes principes de découpage des sons et des images. Double méprise. D’une part le caractère blanc estune invention de scribes, relayée par les imprimeurs et les informaticiens : technique permettant lacodi cation pour inscrire la langue, le caractère blanc n ’a qu ’un rapport lâche à la dé nition d ’unitéslinguistiques autonomes D’autre part, ni l ’image, ni les sons, ni les ux vidéo ne peuvent être segmentésd ’un point de vue objectif et absolu, mais toujours seulement d ’un point de vue relatif et contextuel.Bref, cette approche ne fait que propager sur le son et les images une compréhension naïve, positivisteet naturalisante, de la langue et de son écriture. »

(B 2005)

Prenant acte de ce caractère matériel de l ’activité interprétative, notre démarche d ’instrumentation apporteune attention soutenue aux artefacts qui peuplent l ’environnement du lecteur et rendant possible la conduitede son projet. Nous embrassons alors l ’idée d ’une « lecture critique augmentée », soutenue par un dispositif desuppléance documentaire donnant au lecteur les moyens de penser. Celle-ci ne serait pas motivée par une for-malisation du contenu, mais vers la compréhension des rapports matériels — et plus particulièrement spatiaux— qui se tissent entre le lecteur et son environnement, où se tiennent aussi bien le matériel documentaire queles outils permettant son étude. Cette série de remarques épistémologiques sur le statut de l ’outil techniquea donc des conséquences directes sur notre démarche de modélisation des contenus mobilisés par le lecteur ;ceux-ci ne sont pas vus comme des réceptacles neutres à symboles destinés à nourrir un calcul algorithmique,mais des lieux de matérialisation, d ’inscription et de motivation de la dynamique interprétative.

Soulignons en n que la vision de l ’ordinateur comme dispositif de production de nouvelles expériences sémio-tiques n ’a pas toujours eu cours dans le champ informatique. Il faut attendre les travaux de Douglas Engelbartsur le projet Augment (1962 — 1976) pour que l ’« augmentation » du travail intellectuel soit érigée en pro-gramme de recherche à part entière. Engelbart doit alors subir les commentaires irrités des bailleurs de fondsqui trouvent parfaitement irresponsable que les ressources des coûteuses machines soient employées à destâches autres que du calcul mathématique lourd telles que du traitement de textes. Avec lui s ’opère le premiergrand bouleversement épistémologique de l ’informatique, l ’ordinateur cesse de n ’être qu ’une super machineà calculer, pour devenir « an extension of human communication capabilities », une« resource for the augmenta-tion of human intellect » ⁶⁰. Paul Loubière (L̀ 1992) insiste sur le fait que cette sortie de l ’approchepurement calculatrice est la plus importante innovation de l ’histoire de l ’informatique, en cela a eu un impactconsidérable sur la connaissance.

Une théorie du support. La théorie du support (voir par exemple (B 2004a)) offre un cadreconceptuel accueillant pour penser le couplage entre le lecteur et l ’environnement technique lui donnant accès

60. Boyer (B 2008) fait état d ’un double processus de démocratisation dans l ’adoption de cette informatique nouvelle par legrand public : la démocratisation du contenu (« content democratization ») liée à l ’avènement des logiciels de traitement de texte quidonnent à l ’utilisateur les moyens de créer et partager facilement des documentsmis en forme sans l ’aide d ’un développeur, d ’une part,et la démocratisation du traitement de données (« process democratization ») rendue possible par les tableurs et la notion de macro.L ’auteur quali e ces deux applications de « killer applications ».

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à des inscriptions et lui offrant les moyens de les manipuler (sur ce point, voir notamment (G F2008)). Bachimont nous dit qu ’elle repose sur l ’hypothèse centrale établissant que « la connaissance n ’est mo-bilisable qu ’à travers des médiations matérielles de nature technique » (B 2010). Si la connaissance nepeut se réduire à sa dimension matérielle (supports et opérations de manipulation), elle suppose néanmoinsun substrat technique. S ’inscrivant dans le prolongement des travaux de Goody, cette approche convoquel ’histoire, la philosophie (théorie de la connaissance et théorie de la technique), les sciences de l ’information etde la communication et des investigations technologiques dans l ’étude de la morphologie des dispositifs tech-niques pour comprendre quels effets ils peuvent avoir sur la cognition. Comme le remarque en effet Goody :« ce n ’est pas par hasard si les étapes décisives du développement de ce que nous appelons maintenant « science »ont à chaque fois suivi l ’introduction d ’un changement capital dans la technique des communications ; l ’écriture enBabylonie, l ’alphabet en Grèce ancienne, l ’imprimerie en Europe occidentale. » (G 1979, p. 107). Ainsi, lesupport graphique a rendu possible des opérations de capitalisation, de stockage, de transmission et de mani-pulation de la connaissance, l ’accès littéral au discours ayant alors, comme l ’écrit Stiegler, ouvert « nos paroles[…] à une diversité indé nie d ’interprétations possibles » (S 2004, p.63). La théorie du support encou-rage à penser la nature et les effets du « supplément » — façon de faire sens, horizons de manipulation —qu’apporte le support numérique multimédia aux inscriptions en elles-mêmes. Notre travail entend à son tourexplorer quelles nouvelles formes de suppléances intellectuelles l ’instrumentation du support numérique et lemultimédia peuvent apporter à l ’activité de lecture critique.

II.2.1.2. Technique, stratégie et espace

Nous concluons notre discussion sur les rapports entre technique et lecture par une mobilisation originalede Michel de Certeau (C 1990), en cela que nous proposons d ’utiliser son couple de concepts straté-gie/tactique pour caractériser la posture perceptive et opératoire de la lecture critique.Cet historien est souventcité dans les travaux portant sur la lecture numérique en vertu de sa ré exion sur le « braconnage » opéré parle lecteur en marge du texte et de la volonté édito-lectorial ; L’invention au quotidien pouvant être lu comme lemanifeste de la liberté gestuelle et interprétative du lecteur. Voyons alors ce que Michel de Certeau nous ditde la stratégie, qui :

est « le calcul des rapports de forces qui devient possible à partir du moment où un sujet de vouloir etde pouvoir est isolable d ’un “environnement” » ;

« postule un lieu susceptible d ’être circonscrit comme un propre et donc servir de base à une gestion deses relations avec une extériorité distincte ».

Quant au « propre » évoqué, il :

est « une victoire du lieu sur le temps », « unemaîtrise du temps par la fondation d ’un lieu autonome » ; « permet de capitaliser des expansions futures et de se donner ainsi une indépendance par rapport à

la variabilité des circonstances » ; est « aussi une maîtrise des lieux par la vue », la « partition de l ’espace permet[tant] une pratique

panoptique à partir d ’un lieu d ’où le regard transforme les forces étrangères en objets qu ’on peutobserver et mesurer, contrôler donc et « inclure » dans sa vision ».

De manière réciproque, la tactique :

est « un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l ’autrecomme une totalité visible » ;

« n’a pour lieu que celui de l ’autre » ; « ne dispose pas de base où capitaliser ses avantages » ;

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II.2. Positionnement 41

« dépend du temps, vigilante à y “saisir au vol” des possibilités de pro t », « du fait de son non-lieu » ;

Nous pensons alors qu ’en ces termes, la lecture critique suppose la possibilité de déployer une posture straté-gique par rapports aux contenus qu ’elle vise, toute forme de maîtrise reposant sur la constitution d ’un espacelui-même maîtrisé, c ’est-à-dire instrumenté pour permettre la manipulation des objets qui le peuplent. En ef-fet, nous avons vu que la lecture critique opérait une sélection de documents jugés comme pertinents au seind ’un espace documentaire plus vaste (celui-ci étant l ’« environnement » de Michel de Certeau), en vue de lesrassembler dans un espace délimité et parfaitement maîtrisé (le « propre »). Il s ’agirait, conséquemment, de« doter le lecteur d ’un lieu propre ». Sur le plan informatique, ceci appelle l ’articulation d ’un espace fonctionnel,où les opérations critiques peuvent être inscrites — c’est-à-dire à la fois les contenus (les documents sourceset leurs divers enrichissements) et les relations critiques qui les connectent (annotation, structuration, spatia-lisation, synchronisation, etc.) —, à un espace phénoménal, qui assure la domination visuelle de ces contenuset relations, et qui à ce titre rend possible la constitution du sens. Par ailleurs, ces deux espaces entrent enrésonance avec deux temporalités : celle du projet lectorial lui-même, qui possède un début, des embranche-ments divers et une n possible, et celle des documents sonores. Sans quitter le lexique de Michel de Certeau,le déploiement d ’une « stratégie critique » sur des contenus temporels appelle leur spatialisation contrôlée ⁶¹ ;et il en va de même pour la maîtrise des rami cations argumentatives qui structurent un projet interprétatif.Par exemple, à la lumière des notions de grammatisation et de spatialisation des inscriptions (cf. IV.2.1.3), nousserons amenés à montrer que le passage d ’une posture lectoriale tactique à une posture stratégique par rapportà un ux — c’est-à-dire, sa maîtrise —, repose sur la maîtrise technique de son processus de discrétisation, etsur la disponibilité d ’instruments de manipulation assurant une appréhension spatiale efficace des unités.

L ’idée consistant à renvoyer la lecture critique à une posture stratégique ⁶², et donc à la constitution d ’un lieupropre reposant sur une spatialisation contrôlée, cheville notre travail, tant dans la formulation des probléma-tiques (cf. II.3) que dans la conception des outils et instruments de manipulation des contenus temporels etgraphiques (cf. VII) ⁶³.

II.2.2. Positionnement disciplinaire

II.2.2.1. Disciplines informatiques convoquées

Avant de formaliser les problématiques et hypothèses qui fondent notre travail, il convient de préciser quelest son positionnement disciplinaire au sein des sciences informatiques. On peut considérer que celles-ci fontl ’objet d ’un partage dichotomique fondamental entre, d ’une part, les disciplines qui prennent l ’ordinateurcomme objet d ’étude et horizon de réalisation technique, et qui proposent de nouveaux algorithmes, mé-thodes ou architectures indépendamment d ’une pratique humaine identi ée, et d ’autre part, les disciplines quiajustent des contributions scienti ques et techniques issues d ’horizons divers autour d ’une question d ’usage.Ainsi, l ’ingénierie des connaissances, l ’ingénierie documentaire, le champ des hypertextes et hypermédias,l ’interaction humain-machine relèvent de cette seconde catégorie, en cela qu ’elles conçoivent et réalisent desdispositifs de manipulation d ’inscriptions signi antes par un utilisateur humain, ce qui les amène parfois àmobiliser des travaux de disciplines non informatiques. Notre travail se positionne alors au croisement de

61. Ainsi, l ’annotation en cours d ’écoute et la synthèse spatiale des annotations portées sur le ux permettent le passage d ’une « écoutetactique » à une « appropriation stratégique ».62. La posture stratégique serait alors le régime cognitif général dont la critique est une manifestation particulière appliquée aux

contenus.63. Comme nous le verrons, ce prisme théorique sera particulièrement sollicité dans la conception du module de synchronisation

spatio-temporelle hypermédia.

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ces différentes approches. Il relève de l ’ingénierie des connaissances en cela que celle-ci « est une ingénierie desinscriptions numériques des connaissances dont la modélisation […] doit soutenir une interprétation critique, im-prédictible et contextuelle », et « vise à instrumenter le travail intellectuel, l ’exercice de la pensée, le travail sur laconnaissance » associé à ces inscriptions, sans chercher à « modéliser la pensée » (B 2004b). Commele remarque par ailleurs Bachimont, la critique renvoie étymologiquement à l ’activité de jugement (« sélectionner,trier et hiérarchiser ce qui est pertinent et décisif dans la situation concrète » (ibid.)), et l ’enjeu de l ’ingénierie desconnaissances est alors de dé nir les conditions de réalisation technique de l ’interprétation et de la critiquedes inscriptions ⁶⁴. Toujours selon (B 2004b), l ’ingénierie documentaire relève de cette approchecar elle déploie des méthodes et des techniques de manipulation des sources de connaissance que sont les do-cuments (par balisage, transformations, réécritures), et fournit une assistance à leur exploitation critique, leurenrichissement et leur diffusion. D’autre part, positionner l ’instrumentation de la lecture critique multimédiadans le champ des hypertextes est fécond car celui-ci a pour tradition scienti que d ’adosser ses réalisationstechniques à l ’étude des implications cognitives des propriétés spéci ques des inscriptions numériques, telleque l ’organisation réticulaire ou la séparation du contenu et de ses représentations visuelles qui donne lieu àde nouvelles « espèces documentaires » (ces aspects sont discutés dans le chapitre IV). Ce champ de recherchea connu une prolongation intéressante avec les « hypertextes spatiaux », qui ont amorcé une ré exion pluspoussée sur les aspects sensibles de l ’espace documentaire. En n, le domaine des IHM s’intéresse plus spéci -quement à la manière dont le sujet humain se saisit des représentations graphiques que lui expose un dispositifinformatique pour accomplir une action. Notre relation avec cette branche de l ’informatique ne concerne pasles questions ergonomiques, mais les modalités de représentation, de « mise en espace » et de manipulationd ’un complexe documentaire structuré, hyperlié et hypermédia. L ’état de l ’art présenté au chapitre III illustrece positionnement pluridisciplinaire, lequel se trouve également affermi et contextualisé par une enquête his-torique sur les technologies d ’écriture et de lecture (cf. annexe B).

II.2.2.2. Angles pertinents mais écartés

Nous avons vu en I que la lecture critique multimédia renvoyait à de multiples dimensions sociales, intellec-tuelles et techniques, et à ce titre, un grand nombre de champ disciplinaires peuvent être convoquées pouraborder son instrumentation informatique. Après avoir identi é les branches informatiques que nous convo-quons, nousmentionnons ici celles que nous avons rejetées,mais par rapport auxquelles un travail sur la lecturecritique multimédia doit savoir se positionner. Il s ’agit par là, d ’une part, de tracer précisément les frontièresde nos problématiques (cf. II.3), et d ’autre part, d ’évoquer les articulations envisageables avec d ’autres pro-blématiques connexes. Ces questions sont autant de points d ’entrée sur notre travail, que des horizons deprolongation, nécessaires ou envisageables.

Notre volonté d ’instrumenter l ’individu avant de considérer la dimension collective de la lecture savante nousa en premier lieu amené à écarter les questions relatives au partage de connaissance sur le Web, tant dans sonacception « sociale » (les architectures de publication et de partage de contenus) que « formaliste » (les ontolo-gies qui sous-tendent ces systèmes pour contrôler l ’accès aux contenus, et conséquemment, leur organisationinterne). En cohérence avec ce positionnement hors-ligne, nous ne disons rien des documents dynamiques,

64. Ceci amène également Bachimont à évoquer un décentrement possible des sciences cognitives en faveur des technologies cognitives,ce qui fait écho à notre discussion sur la suppléance et l ’automatisation (cf. II.2.1.1) : « Faut-il en conclure qu’il faut revenir à une perspec-tive cognitiviste puisque le système produit du sens  ? Ou au contraire ne faut-il pas quitter le domaine des sciences cognitives, qui modélisent lesens et simulent l’intelligence, pour le domaine des « technologies cognitives » où le problème n’est pas tant que construire des systèmes possédantdes connaissances, des systèmes intelligents, mais des systèmes techniques permettant à un usager de s’approprier des connaissances pour luianciennes (remémoration) ou nouvelles (constitution), des systèmes techniques rendant leur usager intelligent. » (B 2000).

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II.3. Problématiques et hypothèses 43

c ’est-à-dire susceptibles de changer au l des interventions des membres d ’une communauté savante, ni de laquestion de l ’écriture et de la lecture collaboratives.

Par ailleurs, un corpus constitué d ’une importante quantité de fragments documentaires peut poser des pro-blèmes d ’orientation et de navigation, qu ’il incombe à des champ de recherche tels que l ’InfoViz de solution-ner. Ces problématiques se tiennent en marge des fonctions de manipulation des contenus sur lesquelles nousnous concentrons. Mentionnons cependant, pour exemple, les travaux de Jacquemin, Folch, Garcia et Nugier(J et al. 2005), qui proposent une plateforme générique de visualisation tridimensionnelle de docu-ments structurés ou de collections classi ées de taille conséquente, à des ns d ’analyse de données textuelles.Ces auteurs soulignent l ’existence de deux tendances complémentaires dans l ’évolution des corpus documen-taires numériques : d ’une part, de plus en plus de petits documents hétérogènes pouvant être regroupés pardes algorithmes de classi cation sont produits, et d ’autre part, la « vague XML » a entraîné une meilleurestructuration interne des gros documents. Si, en vertu de la grande taille des corpus qu ’ils considèrent et deleur positionnement spéci quement InfoViz, ces travaux excèdent le cadre de ce mémoire, les remarques qu ’ilsformulent mettent toutefois en lumière la nécessité de pouvoir accéder aux briques structurelles composantun document de manière indépendante et le rôle de la spatialisation dans l ’appréhension des structures intraou inter documentaires.

Dans une perspective « métier », la question de l ’annotation savante — collective ou individuelle — constitueun des piliers fonctionnels majeurs de la lecture critique (avec la structuration, la spatialisation, et, dans notrecas, la synchronisation). De nombreux travaux informatiques se sont saisi spéci quement de cette question,sur laquelle nous avons souhaité ne pas nous focaliser a n de considérer la lecture critique dans la variété desopérations qui la fondent ⁶⁵.

II.3. P

Le lecteur contemporain semble plongé dans une certaine forme de relativité du fait qu ’il a potentiellementaccès à la totalités des documents portant sur un thème donné. Il doit alors déployer de nouvelles stratégiespour s ’orienter dans le savoir. Nous pensons que celles-ci reposent sur le développement d ’outils critiqueslui permettant d ’annoter, enrichir, connecter, cartographier, structurer, catégoriser, etc. les contenus qu ’il ap-préhende, de sorte qu ’il soit armé face à l ’environnement documentaire abondant dans lequel il est plongé,c ’est-à-dire qu ’il soit équipé d ’un « lieu propre » pour la méditation critique qui puisse accueillir la diversitédes formes documentaires auxquelles il se trouve confronté. De même que le sentiment de citoyenneté dans lacité grecque reposait sur l ’alphabétisation (cf. B.3.1.3), notre travail entend contribuer à forger la gure d ’un« lettré du numérique citoyen du Web » ⁶⁶.

65. Par exemple : (M et al. 1996 ; M 1997 ; M 1998 ; F et U 2002 ; B et B2004 ; B 2004) (M et al. 1996 ; M 1997 ; M 1998 ; F et U 2002 ; B et B2004 ; B 2004 ; L 2006 ; A 2010)66. Sur ces points, et dans le lexique Stieglerien : « Dans une société grammatisée, la portée critique passe par les capacités de discrétisation

(qui est fondée sur la spatialisation du temps en quoi consiste toujours la grammatisation) d ’un milieu symbolique qui devient ainsi discriminantet diacritique aux conditions matérielles des hypomnémata qui les supportent et le transforment en puissance, où les sujets du milieu associé nonseulement peuvent prendre part à l ’individuation de leur milieu mais peuvent le faire de façon délibérative : en passant par des métalangagesqui se font concurrence, ce qui s ’appelle une confrontation entre esprits raisonnables. » (S 2009, p. 108).

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II.3.1. Maîtriser la matérialité des contenus

Tout support de stockage, manipulation et restitution des connaissances doit, avant de pouvoir donner lieu àun élargissement effectif des horizons intellectuels, dépasser certaines contraintes manipulatoires intrinsèquesà sa nature matérielle. Les contraintes matérielles portant sur les capacités d ’articulation technique et métho-dologique du dispositif de lecture aux autres outils documentaires avec lesquels il doit interagir sont détermi-nantes pour la bonne conduite du projet interprétatif. Avec l ’avènement aux premières heures du Moyen Âgede la lecture visant la compréhension, le système technique de la page écrite fait l ’objet de profondes mutationspour permettre l ’articulation du texte aux commentaires prenant place dans son entour immédiat, articulationrendue toujours plus exible par plusieurs siècles de tradition écrite. Cette exibilité se trouve alors contra-riée par l ’intrusion dans l ’horizon du lettré de documents non textuels, qui, faute de pouvoir béné cier destechniques textuelles, sont incapables de s ’intégrer efficacement à l ’espace de travail (ainsi, le dictaphone et lavisionneuse de micro lms restent hermétiques aux opérations textuelles traditionnelles, cf B.5.2). Le numé-rique apporte alors l ’idée d ’un milieu technique (cf. I.3) où des contenus hétérogènes peuvent être articulésavec une exibilité sans précédent (notre annexe historique B met en lumière les différents moments de la« résistance articulatoire documentaire » liée aux propriétés des supports auxquels l ’humain a con é sa mé-moire).

II.3.1.1. La tension fondamentale de la lecture critique

Les entretiens que nous avons conduits avec des chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales (cf.II.1.1) ont montré que Word (cf. II.1.1.4) est utilisé comme milieu d ’articulation à la fois intersémiotique — encela qu ’il permet de mettre bout à bout des contenus spatiaux divers (textuels et graphiques) — et critique —en tant qu ’outil documentaire le plus répandu et le mieux maîtrisé, il se voit con er la totalité des opérationsd ’écriture (annotation, brouillon, écriture « nale »). Les contenus temporels qui ne peuvent être intégrés àla logique spatiale du traitement de texte sont alors, au mieux, transcris pour être articulés au milieu textueldominant, écoutés puis oubliés, ou, dans la plupart des cas, simplement ignorés. Il résulte donc de ces entretiensque la conduite d ’un projet interprétatif multimédia, qui suppose une forte articulation entre les contenusmobilisés, relève du pur « artisanat ». En effet, chacun convoque, selon ses compétences ou sa curiosité, desoutils disparates, fortement spécialisés, difficilement articulables et trop souvent destinés à la compositionnale des documents ou à la manipulation matérielle des contenus plutôt qu ’au travail sur les idées. Par ailleurs,

le recours à la transcription, nous dit Zacklad (Z 2004), « possède un coût initial […] plus important quecelui de l ’enregistrement », mais ce dernier « présente le risque d ’offrir une quantité de matériel considérable et difficileà exploiter » (il est notamment plus difficile d ’effectuer « la cartographie des contenus sémiotiques véhiculés sur lemedium. »).Or, cette transcription n ’est pas toujours réalisable (dans le cas des contenusmusicaux n ’admettantaucune symbolisation graphique équivalent à leur incarnation auditive) ou souhaitable (cf. la « perte » évoquéedans les entretiens avec les chercheurs). Il s ’agit donc de proposer desmodalités demarquage et de quali cationdes contenus non textuels (ou d ’une image) qui dynamisent leur appropriation critique sans susciter chez lelecteur l ’idée d ’une « transcription manquante ».

Les entretiens, ainsi que l ’état de l ’art des outils de lecture et écriture multimédias que nous proposons auchapitre III, mettent en lumière ce que nous quali ons de tension fondamentale de la lecture critique, existantentre, d ’une part, la puissance de manipulation de la forme matérielle des contenus, et d ’autre part, leur sou-plesse d ’articulation gouvernée par des relations critiques qui font sens pour le lecteur. Le pôle « matériel » decette opposition s ’incarne dans les outils d ’édition ; ainsi, des logiciels tels que Photoshop ou Audacity sontutilisés au-delà de leur contexte esthétique et technique initial car ils sont les seuls à proposer des fonctionsde marquage, de segmentation et de ré-agencement des contenus non textuels, capitales pour le déploiement

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II.3. Problématiques et hypothèses 45

du regard critique. À l ’opposé, on trouve les outils qui visent la représentation du sens, mais qui, à cette n,évacuent la confrontation avec la matérialité des contenus : il s ’agit ici, par exemple, des systèmes hypertextestraditionnels ou des outils de mind-mapping qui en revendiquent l ’héritage et que l ’on rencontre fréquemmentchez l ’« utilisateur ordinaire » souhaitant organiser un ensemble d ’idées. Cette tension s ’exprime implicite-ment lors de l ’identi cation de l ’opposition entre « souplesse » et « fonctionnalités », que l ’on trouve dans lestravaux traitant du passage du support papier au support numérique (par exemple, (Y et al. 2002) :« Many people still prefer paper and pencil during the process not because it provides rich functionality but because itallows them to generate what they want to express in a quite exible manner. »). Une démarche d ’instrumentationd ’une lecture critique multimédia se caractérise alors par la manière dont elle négocie cette tension.

II.3.1.2. Une lecture « qualitative »

Nous formons l ’hypothèse que cette tension ⁶⁷ doit être « résolue » par la constitution d ’unmodèle numériqueopérant comme un milieu d ’articulation matériel et critique des contenus. Il s ’agit par là de rendre possible laconduite des opérations critiques fondamentales « uni ées » (quali cation, mise en relation, structuration,spatialisation…) et des opérations de manipulation matérielle qu ’elles appellent (fragmentation, agrégation,synchronisation…) sur unmatériau documentaire hétérogène.Cette articulation serait ainsi la condition d ’unelecture « qualitative », « augmentée », où la nature matérielle des contenus visés n ’est pas un obstacle à leurmanipulation critique. L ’approche WYSIWYM⁶⁸, naturellement dévolue aux outils d ’écriture, fournit alorsun paradigme fécond pour accueillir une ré exion sur l ’assujettissement de la dimension purement matérielleà la dimension fonctionnelle critique. De plus, le primat de cette dimension critique sur les manipulationsmatérielles peut s ’adosser au principe opératoire de l ’ingénierie documentaire consistant à enrichir, et nonaltérer, le matériel documentaire originel ⁶⁹. Le modèle conceptuel générique et extensible que nous proposons(cf. VI) repose alors sur l ’articulation d ’une couche matérielle, proposant des modalités de grammatisationdes contenus non textuels adéquats à leur exploitation critique, à une couche critique, offrant des entités etdes comportements pour la réalisation des opérations intellectuelles. Notre modèle entend ainsi répondre àla question suivante : « Si l ’intelligence est matérielle (cf. II.2.1.1), alors quelle est l ’organisation de la matièrequi est optimale pour la lecture critique ? ». Parmi les enjeux notables, citons : la possibilité de structurer,d ’annoter, de décomposer et recomposer des contenus ordinaires, non structurés a priori, tels que des chiersson ou image « bruts » ; la possibilité de synchroniser des ressources matérialisant un même contenu spirituel ;la mise en espace des contenus a n de permettre au lecteur de déployer une posture stratégique (voir infra).

II.3.2. Du document à l ’environnement

II.3.2.1. L’élément et le système, l ’intérieur et l ’extérieur

Selon Zacklad (Z 2004), le rapport au document articule son « exploitation externe » au sein d ’un en-semble documentaire (qui peut être personnel, publique, et de taille et d ’homogénéité variables) dans lequel ilse dé nit par un emplacement logique et matériel, à son « exploitation interne », laquelle renvoie à un « ensemble

67. Notre travail sur l ’histoire des supports de lecture et d ’écriture (cf. B) nous aidera à la mieux cerner.68. What You See Is What You Mean, par opposition à la logique WYSIWYG reposant sur la non représentation des relations

signi antes à l ’œuvre dans le contenu en faveur de la forme nale destinée à l ’appropriation par autrui.69. Remarquons que cette préoccupation n ’est pas née avec le numérique ; ainsi, « Tout indique que les Alexandrins ont déployé une

correction non destructrice des textes, puisque les passages dont ils préconisent la suppression ont été conservés par la tradition manuscritemédiévale, les scholies rappelant le jugement critique de tel ou tel philologue sur le texte concerné. […] À la transmission du texte s ’ajoutait unetradition spéci que, où se conservait la mémoire de ces différentes interventions critiques, l ’histoire de ces lectures savantes. » (J 2001).

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de micro-productions sémiotiques dont le nombre peut être très variable et dont les modalités d ’articulation peuventégalement être fort diverses ». Cet auteur propose par ailleurs la notion de « liaison explicite » pour quali er lesrelations sémantiques entre les fragments constituant le document qui « viennent proposer des projets naviga-tionnels a priori plus inattendus » que ceux qui structurent initialement son accès (les « les liaisons implicites »).Zacklad souligne que le système d ’orientation exploitant ces liaisons explicites « s ’appuie le plus souvent sur unensemble de ressources […] exploitant un point de vue très particulier », dont la réalisation « demande toujoursun investissement signi catif », ce surcoût pouvant alors « conférer au document une valeur ajoutée importante ».Ces notions ⁷⁰ nous permettent alors de caractériser l ’objectif fondamental des lectures intensives conduitesen vue d ’une production critique (destinée ou non à la publication) : par un « effort documentaire », ces pra-tiques visent la création de systèmes d ’orientation matérialisant des points de vue singuliers non triviaux surles contenus considérés, c ’est-à-dire, susceptibles de motiver de nouvelles interprétations.

En cela qu ’elles déconstruisent et prolongent les liaisons implicites initiales pour bâtir des réseaux de signi -cation nouveaux, ces pratiques outrepassent nécessairement les frontières matérielles des documents qu ’ellesétudient, et ce à double titre. D’une part, les contenus s ’inscrivent toujours au sein d ’un environnement spatialrami é, qui fournit ainsi des contextes pour la matérialisation des relations critiques (marquage, spatialisation,regroupement, masquage, etc.). Par exemple, dans le cas du support papier, les marges ⁷¹ fournissent un en-tour critique au texte contenu dans la page, l ’espace du bureau peut accueillir et hiérarchiser les livres et lesnotes du lecteur — éventuellement organisées dans des trieurs, boîtes et chemises —, le meuble bureau étantlui même installé dans l ’espace de la pièce bureau ou de la bibliothèque. D’autre part, le document n ’est jamaisconsidéré comme une entité monadique « sans fenêtre », mais comme un système d ’objets, de fragments, quidoivent pouvoir être adressés pour eux-mêmes.

Les entretiens ont montré que Word est également utilisé comme espace d ’exploration, de fragmentation et derecomposition textuelle, c ’est-à-dire comme milieu où les idées sont regroupées, étudiées et manipulées en vued ’une production critique originale (cf. II.1.1.1). Word assume donc cette double transgression des frontièresdocumentaires : il assure à la fois l ’organisation et l ’appréhension synoptique des sous unités prélevées ouproduites par le lecteur, et leur contextualisation critique (cf. II.3.1). On peut imputer ce report des fonctionsd ’organisation sur le traitement de texte aux insuffisances fonctionnelles des systèmes de gestion de chier(absence de gestion des relations sémantiques entre éléments, impossibilité d ’adresser une sous portion au seind ’un chier, logique du « un contenu par chier »), et plus généralement, à l ’absence de systèmes documentairescritiques personnels tournés vers la notion d ’environnement et non uniquement de document (le chapitred ’état de l ’art explore cette proposition plus en profondeur). Ces observations nous amèneront à discuter leconcept de document numérique en le confrontant aux exigences critiques susmentionnées, et à proposer unmodèle conceptuel réalisant les fonctions d ’éclatement et de contextualisation afférentes.

II.3.2.2. La lecture-construction et la souplesse structurelle

Lorsqu ’elle vise la constitution d ’un nouveau document, la lecture critique se fait activité de construction, pio-chant et recomposant des fragments issus d ’horizons divers en fonction d ’un objectif interprétatif plus ou

70. On trouve par ailleurs dans (Z 2005) des exemples de dispositifs d ’orientation documentaire classi és suivant le croise-ment des deux couples de concepts évoqués. Ainsi : Liaisons explicites/exploitation interne : chapitrage, table des matières, indexes ;Liaisons explicites/exploitation externe : la numérotation des volumes d ’une collection ; Liaisons explicites/exploitation interne :l ’accès logique implicite au contenu suivant l ’écriture de la page selon une stratégie narrative ; Liaisons implicites/Exploitation ex-terne : une succession de feuilles de papiers formant une pile.71. Durant la Renaissance, la vie intellectuelle se fait les marges (cf. B.4.2.4) : le livre et ses annotations forment un tout, et par leur

intermédiaire est véhiculée la pensée de leurs propriétaires. L ’annotation est donc l ’instrumentation technique de la socialisation dudocument.

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II.3. Problématiques et hypothèses 47

moins établi. Cette forme de lecture — que Christian Vandendorpe nomme « lecture ergative » (V- 1999) — exige la disponibilité d ’un contexte critique, d ’un « lieu propre », où le lecteur peut libre-ment amener et manipuler ce qu ’il prélève de son environnement documentaire, a n de préparer la phase derestitution. Il existe une discordance entre le formalisme structurel organisant le contenu d ’un document etla souplesse articulatoire requise par la lecture-construction. Ce hiatus donne lieu à des classes d ’outils dis-tinctes ; LATEX ou Scenari représentent ainsi l ’aspect « formalisme », et les logiciels de gestion de notes et demind-mapping, l ’aspect « souplesse ». Le passage des uns aux autres ne se faisant pas sans heurts, Word est ànouveau, comme nous l ’avons dit supra, investi de tous les rôles : rassemblement, brouillon, écriture. Le che-minement critique repose, encore une fois, sur un va et vient entre des opérations d ’analyse (décomposition)et des opérations de synthèse (recomposition), qui s ’accommodent mal de structures gées. Par exemple, nousavons vu que l ’analyse paradigmatique pratiquée par les musicologues suppose un espace plus souple que celuidu tableau, au sein duquel diverses con gurations peuvent être librement éprouvées avant d ’être xées sousforme tabulaire. Plus généralement, dans sa facette matérielle, l ’activité analytique exige du lecteur qu ’il soiten mesure de faire varier les rapports qui structurent son matériel lectorial a n de faire émerger des con -gurations de sens nouvelles. L ’environnement documentaire d ’une lecture critique n ’est donc pas un clichéinstantané, mais un système en évolution constante dans lequel les fragments apparaissent, disparaissent et seré-articulent au gré des uctuations interprétatives du lecteur ⁷². Les espaces d ’exploration ne doivent alors pasêtre asservis à une logique de mise en page nale, mais, au contraire, pouvoir être organisés selon ces uctua-tions interprétatives. De plus, les entretiens (cf. II.1.1.3) ont montré que la valeur critique des unités prélevéesà partir des sources ou produites par le lecteur n ’est pas donnée de manière immanente, mais déterminée aumoment de leur utilisation, et ne doit donc pas être prescrite en amont. Certains lecteurs ont à cet effet sou-ligné l ’inadéquation d ’outils reposant sur des formalismes documentaires pour la phase ré exive précédant laphase de production (cf. II.1.1.3). Le processus de construction doit ainsi être dégagé de toutmodèle imposantdes catégories structurelles ou sémantiques sur le matériau documentaire, celui-ci devant pouvoir être agencéavec la plus grande souplesse. Par ailleurs, les fragment convoqués dans la réalisation d ’une production critiquepeuvent être stockés en vue d ’une utilisation future, ce qui exige leur autonomie technique. Ces constatationsvont à nouveau dans le sens d ’un modèle conceptuel permettant le dépassement des frontières du document,la dissolution de sa structure interne et la re-contextualisation de ses constituants. Nous avançons égalementl ’hypothèse qu ’un tel modèle doit abolir la frontière entre modèle de lecture (orienté annotation) et modèled ’écriture (orienté structuration), ces dimensions étant fortement intriquées dans la lecture-construction.

II.3.2.3. Préparer la discussion

Comme l ’illustre notre chaîne lectoriale (cf. I.3.1), une lecture savante peut s ’achever par la publication d ’undocument original. Si les différents contextes critiques et couches d ’écriture ajoutés aux contenus et dans les-quels se matérialise l ’interprétation du lecteur-auteur sont organisés selon des relations structurelles et hy-perdocumentaires explicites, celles-ci peuvent constituer un « ciment critique » lisible par des outils logicielstiers a n de contrôler la production d ’objets numériques destinés à la diffusion. L ’exploitation des relationscritiques offertes par le modèle peut alors donner lieu à une transmission des résultats plus proche de la pen-sée de l ’analyste. De tels « objets publiés » gagnent alors à recevoir de nouvelles couches d ’écriture pour ac-cueillir la contestation par les pairs (l ’inscription technique de la réfutabilité). Nous avons notamment évoquéla question de la falsi abilité d ’une analyse paradigmatique par la mise à disponibilité de l ’ensemble des faits(fragments, pistes, ébauches, éléments de contexte) impliqués dans sa réalisation (cf. II.1.2.3) ⁷³. Bien que ces

72. Nous ne traitons cependant pas la gestion des aspects temporels de l ’évolution d ’un corpus de fragments documentaires, ceproblème relevant de la GED.73. Dans ce cas, l ’environnement pourrait alors être son auto-publication.

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48 C II

aspects ne relèvent pas directement du cœur de notre contribution, nous explorerons deux cas de mise à dis-ponibilité du processus critique dans les expériences détaillées au chapitre VIII.

II.3.3. Les espaces de la critique

Dans les sections II.3.1 et II.3.2, nous avons exposé deux axes de recherche relatifs auxmodalités d ’articulationdes ressources numériques multimédias requises par la lecture critique. Nous complétons ici cette dimensionpar des directions prenant en compte les aspects spatiaux et perceptuels de cette activité.

II.3.3.1. L’espace du document

À mesure que les contenus prennent de nouvelles formes du fait de la mise en pratique de nouveaux horizonstechniques de discrétisation — que Stiegler nomme « les stades de la discrétisation » ; la lettre, le phonogramme,le « cinématogramme », le milieu numérique, etc. (S 2005) —, les conditions de leur représentationspatiale doivent être renégociées pour permettre leur manipulation critique par des lecteurs. Nous avons ditsupra que, dans le cas du support papier, l ’activité intellectuelle du lecteur ne peut être envisagée sans l ’espacedes marges autour du texte et l ’espace du bureau autour des documents. Le « système technique » du papieroffre ainsi un ensemble de dispositifs techniques et de méthodes — la mise en page des textes (l ’espacementdes lignes, la disposition des marges), la typographie, la spatialisation et l ’organisation des feuilles… — quipermettent d ’appréhender les contenus graphiques ou d ’inscrire l ’interprétation dans l ’espace qui les accueille,ou dans les « interstices techniques » offerts par la structure matérielle de celui-ci. Cette structure matérielleprescrit par ailleurs des modalités de représentation et de manipulation, les support d ’enregistrement et derestitution étant ici confondus, et participe ainsi de ce queMalcolmParkes appelle la « grammaire de la lisibilité »(P 2001) (cf. B.4.1.4). Avec le numérique, l ’appréhension de l ’espace interne du document ou de l ’espacesynoptique de l ’environnement de travail n ’est plus spontanée, et doit être reconstruite ; il s ’agit alors pournous de proposer une nouvelle « grammaire de la lisibilité » pour l ’espace critique des documents non textuels.Cette direction de recherche est motivée par l ’évolution historique des supports critiques documentaires (cf.B.4.1.4) ; ainsi :

Durant l ’Antiquité grecque apparaissent des repères maillant le texte pour l ’articuler à son com-mentaire, mais les deux restent matériellement éclatés sur des rouleaux de papyrus distincts, cequi suppose le recours à quatre mains pour lire l ’ensemble qu ’il forment.

Avec le codex, les marges accueillent la glose, et le format relié optimise le mouvement main/œil. L’espace du commentaire alentour (les quatre marges) n ’aura de cesse d ’être optimisé, structuré,

rationalisé et standardisé. Ainsi, à partir du XII siècle, le geste d ’écriture et la pensée s ’uni ent :le lecteur-écrivain se saisit de l ’espace matériel des inscriptions, et dispose d ’une large palettede variations typodispositionnelles pour articuler la source à son commentaire, lequel se faittoujours plus précis.

Parkes remarque que ce passage de la « mise en mémoire » (la nécessité de mémoriser les textes, faute dedisposer d ’un système technique suffisamment performant et sûr pour conserver les textes) à la « mise enpage » a permis d ’aborder des textes plus complexes. Nous nous demandons alors quelle « mise en espace » —en généralisant, par là, l ’idée de « mise en page » à l ’espace informatique — est-elle adéquate aux opérationsde lectures et aux types de contenus abordés par notre travail.

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II.3. Problématiques et hypothèses 49

II.3.3.2. L’espace des documents : critique et synoptique

La multiplicité des fragments mis en jeu dans l ’activité critique appelle la notion de recul, de surplomb, commecondition irréfragable de leur maîtrise : c ’est la « pulsion scopique » de Michel de Certeau, corollaire de la stra-tégie. Nous proposons de discerner deux composantes de cette pulsion à l ’œuvre dans la lecture critique : unepulsion d ’orientation et une pulsion de concentration.

Le pôle « orientation » renvoie aux opérations qui ne sont pas à proprement parler des opérations de lecture entant que corps à corps avec un document, mais qui contribuent à sa mise en place et à sa contextualisation. Lafacette orientation est à l ’œuvre dans l ’organisation et la gestion des rapports entre les contenus impliqués, laprévision des tâches interprétatives à effectuer et l ’articulation des différentes phases de la lecture. Elle supposedonc un rapport stratégique à l ’environnement documentaire, le temps de la lecture (le passage d ’un documentà l ’autre, l ’organisation des différentes tâches) devant être maîtrisé par une organisation spatiale efficace. Toutestructure spatiale et logique convoquée dans une activité documentaire relève de ce pôle orientation. Le pôle« concentration » renvoie quant à lui aux actions supposant un engagement dans lamatérialité du document, enfaisant abstraction du contexte dans lequel il a été identi é, c ’est-à-dire à une lecture active et approfondie. La« grammaire de la lisibilité » précédemment mentionnée relève ainsi de la facette « concentration » lorsqu ’ellerenvoie à l ’organisation de l ’espace intradocumentaire, et de la facette « orientation » lorsqu ’elle renvoie àl ’organisation de l ’espace interdocumentaire. Dans la littérature, cette binarité est fréquemment évoquée demanière implicite. Pour exemples : (L̀ 2002) distingue les « systèmes d ’exploitation d ’espaces do-cumentaires (organisation) » et les systèmes d ’exploitation « de documents (marquage, annotation) » ; (A etV D 1972) opposent « synoptical reading » — compréhension approfondie d ’un sujet par lecture demultiples documents — et « analytical reading » — lecture approfondie d ’un document.

Nous avançons alors l ’hypothèse que l ’efficacité d ’une lecture intensive — en tant que lecture de compréhen-sion et lecture inscrite dans un environnement documentaire complexe et composite — est conditionnée parla souplesse avec laquelle le lecteur peut basculer entre les deux modalités de rapport aux documents consti-tuées par les pôles « orientation » et « concentration ». L ’analyse, comme décomposition, comme découpageen morceaux, ne peut en effet se déployer que par la « vision simultanée » des éléments issus de cette découpe(D 2004a) nement combinée à une attention soutenue portée à chaque élément pris pour lui-même. Demême que lamanipulation critique des contenus exige un parfait contrôle sur leursmodalités de discrétisation,la maîtrise de l ’environnement de lecture suppose que le lecteur puisse se saisir des espaces dans lesquels cescontenus sont articulés, fragmentés et recomposés, et les recon gurer librement. Il s ’agit alors de construire undispositif d ’organisation pour la lecture critique qui puisse assister le lecteur dans la perception des relationsinterdocumentaires et faciliter son passage à l ’étude intradocumentaire. Attentif à la dimension perceptuelleet à la maîtrise de l ’environnement de lecture par le lecteur, notre chapitre d ’état de l ’art consacre une sec-tion à l ’étude des principes théoriques et techniques à l ’œuvre dans les systèmes se réclamant de l ’héritagescienti que des hypertextes spatiaux ⁷⁴, complétée par l ’étude de différents paradigmes d ’interface pour unelecture-concentration critique portant sur des contenus non textuels.

74. Quinze années après la publication de (M et S 1995), article princeps du champ des hypertextes spatiaux, lesconcepts avancés par les auteurs restent enclos dans des projets de recherche s ’adressant à des contextes de pratiques très spéci ques,malgré l ’indéniable apport qu ’ils pourraient constituer pour toutes sortes d ’outils documentaires critiques, personnels ou coopératifs.

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