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La passion du négatif : Lacan et la dialectique Vladimir Safatle

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Lacan Hegel

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La passion du négatif : Lacan et la dialectique

Vladimir Safatle

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Ce livre est le résultat d’une thèse de doctorat soutenue à l’Université de Paris VIII (en 2002) sous la direction du Professeur Alain Badiou. Je voudrais exprimer ici ma gratitude envers lui, ainsi qu´à sa clairvoyance et générosité. Je voudrais aussi remercier les Professeurs François Regnault, Peter Dews, Paulo Eduardo Arantes, Slavoj Zizek et surtout Antonia Soulez e Monique David-Ménard. Ils ont tous aidé, d’une façon ou d’autre, dans la structuration de ce livre. Pierre Magne m’a rendu un service inoubliable en corrigeant les preuves, Bruno Haas e Filipe Marti ont tous les deux discuté avec moi certaines questions majeures de ce livre. D´autres amis comme Barbara Formis, Vannina Michelli-Rechtman, Philippe Van Haute, Jean-Pierre Marcos, Cristina Alvarez, Christian Dunker ont été des interlocuteurs importants. A eux, j’exprime ma sincère gratitude, ainsi qu’à mes élèves à l’Université de São Paulo.

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A Sandra, devant qui les mots de reconnaissance sont toujours trop faibles À Valentina, qui est née avec ce livre

Et, surtout, à Bento Prado Júnior (in memorian), Avec qui j’ai tout commencé

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Table de matières

Préface, par Monique David-Ménard, 12 Introduction, 15

Une expérience dialectique, 17 Sur le besoin de soutenir l'impératif de reconnaissance, 21 La résistance de la catégorie de sujet, 24

Une synthèse non-totalisante: penser à travers des constellations, 28 La dialectique entre conceptualisation et formalisation, 30 Considérations finales pour l’introduction, 33 Première partie: Une rationalité à la praxis analyt ique - considérations sur le recours lacanien à la notion d'intersubjectivité Chapitre I: Histoires de renversements Remarque sur la Dialectique du Maître et de l'Esclave, 36

La dialectique hégélienne, selon Lacan, 38 Deux façons de dire non, 42 La Verneinung comme dialectique bloquée, 49 Remarque sur le problème de l'intersubjectivité chez Hegel, 53 Dora et ses renversements, 54 Le sexuel comme opacité, 58 Chapitre II: La transcendance négative du désir Purifier le désir, 63 Un sujet transcendantal pour la psychanalyse? 67 Une image bloque toujours la vérité, 69 Catégoriser à travers des images, 74

La subjectivation du manque entre Sartre et Lacan, 78 Le manque-à-être lacanien et le désir de Freud, 80 Hegel et le travail du désir, 84

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Chapitre III: Unir un désir à la Loi: la maturité de la clinique de l'intersubjectivité Désirer la Loi, 94 Symbolisation analytique comme métaphore, 97 Théorie comme fiction? 101 L'affirmation métaphorique et le reste métonymique, 104 Pour quoi les psychotiques ne sont pas des poètes? 106 Être reconnu par un père mort, 110 L'impossible de la tautologie du père, 115 Une castration qui ne menace personne, 119 Désirer un Phallus châtré, 122 L'Aufhebung suspendue du Phallus, 126 Pour quoi le Phallus est-il solidaire d'un semblant? 129 Deuxième partie: Entre la Loi et le fantasme Chapitre IV: L'acte au-delà de la Loi: Kant avec Sade comme point de torsion de la pensée lacanienne États de lieux: vers le désir de la Loi, 137 L'intersubjectivité entre Kant et Lacan, 142 La Loi morale est le désir en état pur, 145 Das Ding, das Gute et la jouissance au-delà du plaisir, 148 Le piège sadien, 153 Acte et division subjective, 156 Est-il possible de juger l'acte? 159 Chapitre V: La perversion comme figure de la dialectique du désir L'immanence perverse, 165 La perversion et ses coordonnées structurales, 167 Dolmancé comme objet, 172 Masochisme, vérité du sadisme, 175 Kant avec Sacher-Masoch, 178 La négation fétichiste comme production des semblants, 182 L'acte analytique au-delà de la perversion, 186 Chapitre VI: Traverser le fantasme à travers le corps Penser le fantasme, 190 Genèse et structure du fantasme, 192 L'objet a entre fantasme et Réel, 198

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L'amour dans la chair, 203 Adorno et le corps comme cause de l´acte, 206 La destitution subjective comme procédure d’amour, 209 Troisième partie : Destins de la dialectique Chapitre VII: Repenser la dialectique hégélienne Travail et langage, 216 Hegel, Lacan et le problème de l'arbitraire du signe, 218

La performativité du concept : rapports entre langage et action, 223 Le moi et la dialectique, 228 Le sensible entre Hegel et Lyotard, 231 Construire des rapports à travers des négations déterminées, 233 Deux (ou trois) négations: entre l'opposition réelle et la

contradiction, 237 La contradiction objective entre Hegel et Adorno, 244 Entre intersubjectivité et reconnaissance, 249 Les limites de la démarche, 256

Chapitre VIII: Esthétique du réel Psychanalyse et art: histoire d'un échec? 261 La mort comme pulsion, 267 Pour introduire le concept lacanien de sublimation, 273 La sublimation comme contradiction objective, 277 L'historicité du concept lacanien de sublimation, 281 Trois protocoles de sublimation: soustraction, 283

Trois protocoles de sublimation: le déplacement à l’intérieur de l’apparence, 287

Trois protocoles de sublimation : la littéralisation, 291 Chapitre IX : Reconnaissance et dialectique négative Critique de l’intersubjectivité, 295 Mimésis, nature et étrangeté, 299

Schoenberg mimétique, 306 Spécularité et opacité, 307 Vers une ontologie négative, 314

Bibliographie, 320

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Les citations de l´oeuvre de Lacan seront indiqués par S (pour les séminaires suivie du volume), E (pour les Ecrits), AE (pour les Autres écrits) e PPRP (pour De la psychose paranoïaque dans son rapport à la personalité). Dans le cas d´Adorno, TE indique Théorie esthétique et DN Dialectique négative. Dans le cas de Hegel, PhE indique Phénoménologie de l´Esprit (dans la traduction de Jean Hyppolite).

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Il n’y a que certaines personnes de mauvaise foi qui considèrent que j’ai

promu l’hégélianisme à l’intérieur du débat freudien Jacques Lacan1

1 LACAN, S XVI, p. 272

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Préface En construisant l’espace conceptuel commun à deux pensées qui se sont ignorées durant un demi-siècle, celle de Lacan et celle d’Adorno, Vladimir Safatle fait beaucoup plus qu’un rapprochement intéressant : il confronte deux philosophies, appuyées chacune sur une pratique –la cure psychanalytique pour l’un, la création artistique pour l’autre -, et oblige la pensée à s’interroger sur ce qu’un système, qui a sa densité propre de theoria doit, justement, à la pratique ou à l’expérience qu’elle privilégie.

La thèse de Vladimir Safatle est qu’un certain rapport des sujets désirants à l’opacité des objets qui causent leur désir - et qui a fait dire à Lacan que l’objet du désir et de la pulsion , loin de compléter le sujet, le divise d’avec lui-même tout en le constituant -, représente une expérience du même registre que la pratique artistique décrite par Adorno : elle libère le sujet moderne, enfermé dans un rationalisme trop court, des illusions d’identité que le sujet de la science ne peut pas ne pas développer en se déployant, se rendant ainsi solidaire d’un monde social aliénant.

Il y a une résistance à la visée de complétude subjective qui vient des objets, expose V.Safatle, et cette résistance seule – résistance des matériaux d’une création à toute visée dominatrice et à toute vie réifiée, résistance de l’altérité de l’Autre dans le transfert en analyse -, empêche que nos désirs assimilateurs ne se referment dans un narcissisme mortifère. En dessinant la carte de cette rencontre entre Adorno et Lacan, Vladimir Safatle ne fait pourtant aucun réductionnisme : il fréquente assidûment l’itinéraire et la logique propre de chacune de ses pensées : Lacan situe le sujet du désir comme devant être reconnu ; mais cette reconnaissance n’est pas délivrée par une autre conscience ; aucune visée de transparence, de maîtrise par le savoir ou de partage d’un universel ne qualifie ce qui relève, en psychanalyse lacanienne, du rapport à l’Autre et de la reconnaissance. C’est même pour éviter les connotations trop phénoménologiques et trop sartriennes d’une conception du désir liée à la reconnaissance que Lacan serait devenu structuraliste : si la reconnaissance qui est obtenue dans une analyse est celle de l’aliénation du sujet à la série des signifiants qui ont structuré son histoire, le sujet est seul avec l’épure structurale de son désir ; et cette dernière est, de plus, marquée d’incomplétude : si un signifiant est ce qui représente un sujet auprès d’un autre signifiant, le sujet est ce vide

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déterminé par sa place dans une structure. Il est donc affronté au rien dont il est l’effectuation. Et on ne sort des illusions de complétude que par ce que Lacan nomma le désir pur, seule façon pour un sujet de se désidentifier d’une chaîne constitutive mais aliénante. Or cette pente de la pensée de Lacan n’est corrigée, justement, que par son insistance sur l’importance de l’objet : objet du désir, lié encore à une configuration signifiante, mais aussi objet de la pulsion, à laquelle l’analyste ramène l’analysant, lui permettant par là de traverser l’idéalisation de l’amour de transfert. Le moment structuraliste n’était donc qu’un moment, dont l’importance de l’objet, cause du désir, prélevé sur l’Autre et pourtant opaque car inassimilable, libère.

Le trajet d’Adorno est tout différent : l’expérience de la création artistique est pour lui ce qui libère des illusions d’une reconnaissance intersubjective dont J.Habermas et A.Honneth espèrent encore pouvoir tirer une théorie de la socialité. Un artiste s’identifie avec ce qui ne peut pas être lui dans ce qu’il crée. Même, il fréquente l’impersonnalité des choses et la dureté de l’inanimé, car cela seul permet le séjour, sans la recouvrir d’un voile d’harmonie, dans l’étrangèreté du monde social de la modernité. Toute problématique de la reconnaissance interhumaine qui fait l’économie de l’opacité des choses, de la nature, des matériaux, ne peut que reconduire un rationalisme instrumental qui aliène l’homme des sociétés contemporaines en niant ce moment fétichiste et magique de notre condition. Seul l’art reconnaît ce fétichisme de l’objet et le transforme en oeuvre au lieu de le laisser déployer dans la réalité économique et sociale ses effets universalisants et aliénants.

Lacan se bat contre l’existentialisme et les philosophies de la conscience, Adorno se bat contre une philosophie de la communication, pâle écho de la philosophie kantienne de l’universel comme horizon de la reconnaissance.

Le travail de Vladimir Safatle donne envie de poursuivre dans la direction qu’il dessine: si des problématiques aussi différentes peuvent finalement aborder une « même » question, c’est que Lacan comme Adorno, malgré tout, se confrontent à Hegel.

Ce dernier, en effet, n’a jamais réduit le droit à la mise en forme langagière de l’agir communicationnel, toute reconnaissance passe non seulement par la médiation, mais il faudrait dire, - en lisant V.Safatle - par l’opacité des objets. On retient généralement, dans la tradition marxiste de lecture de Hegel l’idée que l’histoire, c’est la transformation sociale de la nature. La nature travaillée est alors ce qui doit être « spiritualisé » pour que l’esprit devienne réel. Et la matérialité est le simple instrument de la médiatisation.

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Ne pourrait-on soutenir au contraire qu’il y a une opacité des choses, chez Hegel, qui médiatise le rapport des consciences de soi, de telle façon que la reconnaissance n’est jamais transparente à elle-même et qu’elle reste liée à ce qui s’effectue dans le monde des objets : Cela est longuement décrit, par la Phénoménologie de l’esprit , non seulement dans l’analyse du travail sous condition de domination, mais aussi dans la dialectique de « la Chose même », cette expérience par laquelle une œuvre n’acquiert sa réalité sociale et symbolique que lorsque les autres qui en prennent connaissance en altèrent le sens et la réalité de telle façon que celui qui s’en croyait l’auteur ne peut s’y reconnaître. Et n’est-ce pas aussi l’enjeu de toute la problématique du droit abstrait dans les Leçons sur la philosophie du droit ? Le droit que Hegel nomme abstrait règle, en effet, les liens qui se tissent entre les hommes par la propriété, c’est-à-dire dans le rapport fétichiste des volontés à ce qui est autre qu’elles, à ce qui est inerte.

Mais cette épreuve d’une négation redoublée, d’une négation non immédiate est trop vite reversée chez Hegel en positivité d’une réalité sociale et étatique. L’art seul, tel est l’apport d’Adorno, sait séjourner dans la consistance de ce qui ne va pas dans notre réalité sans s’abolir dans les prestiges du négatif, sans s’en croire délivré non plus, mais en créant une réalité pour ce qui est en crise dans notre réalité. En changeant de domaine, on pourrait dire avec Lacan que l’art seul sait transformer un symptôme en « sinthome », c’est- à- dire en une production qui respecte ce qui est au bord de l’impossible dans la sexualité.

Comme on voit, la pensée de Vladimir Safatle est féconde. Elle ouvre à une nouvelle évaluation de la place de la psychanalyse dans les sociétés qui ont pris acte de sa pertinence, et elle donne un avenir à la tradition des philosophies issues de Kant et de Hegel.

Monique David-Ménard

Université de Paris VII

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Introduction

les vieux mots sont tout à fait utilisables.

Jacques Lacan

cette obscure philosophie hégélienne Sigmund Freud

‘Qu’est-ce que la raison après Freud ?’. Il y a presque un demi-siècle, Lacan inaugurait un chapitre majeur dans le dialogue entre philosophie et psychanalyse en posant cette question. Elle indiquait le besoin de penser une rationalité capable de prendre en compte ce que Freud avait apporté au domaine de la clinique de la subjectivité. Le travail de Lacan visant remplir ce besoin a été long et tortueux. Sûrement, il a laissé des sillages encore ouverts. Mais, si l’on veut donner suite à ce travail, il me semble qu’il faut aujourd’hui savoir renvoyer la question à son locuteur et demander, sans camouflages : ‘Qu’est-ce que la raison après Lacan ?’. Afin de comprendre aujourd’hui le problème de la rationalité analytique, le pas qui sépare Freud de Lacan doit être mesuré dans tout son ampleur.

Partons de cette formule aussi chère à Lacan: Wo es war, soll Ich werden. L'énoncé freudien est suivi d'un commentaire: “Il s’agit d’un travail de civilisation (Kulturarbeit)", dira-t-il, "un peu comme l’assèchement du Zuyderzee”2. Un travail de civilisation sont des mots lourds et difficiles à négliger. Si la psychanalyse se voit chargée de ce travail, c'est parce qu'elle demande la reconnaissance de la rationalité de ses procédures qui guident sa pratique et qui organisent son élaboration conceptuelle. Et elle le demande à travers la formule: Wo es war, soll Ich werden.

Depuis Freud, ce sollen nous indique déjà la stratégie générale d’articulation du problème de la rationalité d’une praxis du singulier comme l’est la psychanalyse. C’est un devoir qui s’impose au sujet. Il faut qu’il fasse advenir ce qui, d'abord, ne peut se présenter que sous la forme de l'indéterminé, de ce Es qui indique ce qui résiste au nom. Ce qui démontre comment il s’agit d’aborder le problème de la rationalité de la praxis analytique à partir de l’analyse des modes de subjectivation propres à la

2 FREUD, Nouvelles conférences d'introduction à la psychanalyse, Paris: Gallimard, p. 110

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clinique analytique. Une subjectivation dont les dispositifs majeurs, à l'intérieur de la clinique freudienne, sont: la remémoration, la verbalisation et la symbolisation.

Là où c'était, donc je dois advenir. C’est ainsi que Lacan traduisait normalement l’énoncé freudien. Pouvons-nous encore parler d'un travail de civilisation? Et si la réponse est affirmative, alors comment Lacan croit-il qu'il faut assécher le Zuyderzee du ça? Y a-t-il un assèchement qui ne soit pas nécessairement une maîtrise des motions pulsionnelles ou domination de soi, pour parler comme Foucault? À l'intérieur de la pensée lacanienne ces questions nous revoient nécessairement à d'autres: Comment la psychanalyse peut-elle amener le sujet à traverser le fantasme, se confronter avec la pulsion et dire : ‘je’ ; sans que cela représente nécessairement la présupposition d’un élargissement de l’horizon de compréhension de la conscience ? Quelles sont les coordonnées logiques de cette trajectoire qui permet au sujet de l’inconscient de se présenter dans un acte sans que cette présentation soit soumission à un principe d'identité? Jusqu’à quel point les modes de subjectivation de la clinique lacanienne sont dépendants de la remémoration, de la verbalisation et de la symbolisation, comme c’est le cas freudien ?

Nous voyons dans ces questions que l'analyse des modes de subjectivation propres à la praxis lacanienne s'impose. Pour qu’elle soit réussite, cette analyse ne doit pas oublier que, chez Lacan, la subjectivation est nécessairement liée au problème de la reconnaissance. Elle est un développement, au sens fort du terme, de la compréhension lacanienne du rôle majeur de la reconnaissance réflexive dans la clinique. Une reconnaissance qui est apparue d'abord comme reconnaissance intersubjective capable de produire l'assomption du désir du sujet dans la première personne du singulier à l’intérieur d’un champ linguistique partagé. À partir des années soixante, l’importance de cette procédure est relativisée et les protocoles cliniques de cure deviennent plus complexes, pour autant que la fin de l'analyse a été comprise comme subjectivation de ce qui résiste à toute procédure de symbolisation réflexive et qui apparaît dans la clinique sous les catégories de la pulsion, du Réel du corps et du sinthome. La tension extrême du projet lacanien des dernières années se trouve donc dans le soutient de l'irréductibilité ontologique des catégories éminemment négatives qui indiquent ce qu'il y a d'irréfléchi dans le sujet. Mais je voudrais montrer comment cette tension n’écarte pas le besoin d’une théorie de la reconnaissance accessible à la clinique analytique. Au contraire, il n’y a pas de clinique analytique sans une théorie de la reconnaissance et toute la question c’est de savoir quel est le régime de reconnaissance propre aux élaborations cliniques ultérieures lacaniennes.

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Une expérience dialectique

Peut-être, la meilleure façon de chercher un tel régime soit en posant une question apparemment simple et directe: "la psychanalyse est-elle une expérience dialectique?" . Mais posons cette question dans sa version complète: "La logique en opération dans la praxis analytique, jusqu'à la fin de l'analyse, est-elle de nature dialectique?"

A principe, la réponse est négative. On admet normalement que la tentative d'articuler psychanalyse et dialectique a été abandonnée par Lacan autour de 1960 à partir du moment qu'il a fait la critique de l'intersubjectivité comme paradigme de structuration de la clinique. Pendant des années, Lacan aurait essayé de se rapprocher de l’univers hégélien avec ses motifs de la reconnaissance (Annerkennung), cela à fin de donner, à la psychanalyse, un paradigme de rationalité fondé sur la notion d’intersubjectivité. Néanmoins, ce rapprochement aurait été abandonné en définitif à partir du moment où Lacan soutient la nature irréflexive de certains concepts psychanalytiques majeurs. Une rupture dont le sommet serait la définition de la fin de l'analyse comme l'identification avec le sinthome, c'est-à-dire, identification avec une modalité spécifique de symptôme non-traitable et qui résiste aux procédures d'interprétation.

Ici, la voie entre psychanalyse et dialectique semblait définitivement bloquée. Car le sinthome est un point irréfléchi irréductible à la dynamique convergente des processus de réflexion qui déterminent la logique dialectique. En ce sens, la psychanalyse lacanienne n'admettrait aucune notion de synthèse positive capable de tisser la réconciliation entre la conscience et la négativité radicale de l'inconscient. Discours du clivage et de la discordance, elle prêcherait la discontinuité radicale entre le savoir de la conscience et la vérité de l'inconscient. Car cette identification avec le sinthome présupposerait une opération radicale de destitution subjective qui se poserait dans le contre-courant, par exemple, de la réalisation de la conscience-de-soi comme Esprit Absolu.

Nous connaissance tous ces motifs très présents dans les milieux psychanalytiques, mais peut-être notre époque a acquis déjà le droit de mettre en question cette façon de comprendre la dialectique et, en particulier, la dialectique d'orientation hégélienne.

D'un autre côté, nous pouvons poser une question de méthode. Aujourd'hui, il est monnaie courante d'assumer une perspective de lecture dont le dispositif central consiste dans la division de l'expérience intellectuelle et analytique de Lacan dans une profusion des moments isolés. On parle d'un Lacan I, d'un Lacan II et même d'un Lacan III presque comme s'ils étaient des penseurs autonomes. Comme si comprendre Lacan n'était

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possible qu'à travers l'identification d'une série des coupures épistémologiques à l'intérieur de son oeuvre. Selon cette perspective, le dialogue entre Lacan et la tradition dialectique aurait fini après la réalisation de la première de ces coupures.

En fait, il est impossible de nier l'existence des modifications profondes de cartographies conceptuelles dans la trajectoire de Lacan. Ce qui pose la question de savoir comment lire quelqu'un dont la trajectoire est marquée par une production plastique de concepts. Peut-être, il n'est possible de lire Lacan qu'à la condition d'écouter le rythme de la formation de ses concepts; ce qui nous demande, principalement, de faire attention à la pulsation invariante de ses questions centrales. C'est-à-dire, au-delà des ruptures, il est nécessaire de savoir entendre le sens des retours multiples de Lacan à des motifs qui semblaient outrepassés.

Il est possible que le cas Lacan soit un des plus indiqués pour nous expliquer le sens de la notion de 'rupture' à l'intérieur d'une expérience intellectuelle déterminée. Car la trajectoire de Lacan démontre comment une rupture doit toujours être comprise à travers une double perspective où l'acte de 'recommencement' n'est lisible qu'à la lumière d'une certaine 'permanence'. Il n'y a pas de rupture absolue, pour autant qu'elle est toujours symptôme de la situation antérieure. Dans le cas de Lacan, nous devons demander quelle est la situation dont la pensée est un symptôme.

Nul besoin de cacher le pari: ce livre essayera de démontrer comment la trajectoire de Lacan est un symptôme des impasses de la tradition critique du rationalisme moderne ouverte par la dialectique hégélienne. Il ne s'agit pas ici de demander si Lacan était hégélien, puisque la réponse a été maintes fois répétée par lui-même: "Non". Mais la modernité nous a montré qu'il y a plusieurs façons de n'être pas hégélien, et une de ces façons consiste à surmonter les impasses posées par la conceptographie hégélienne. Il s'agit d'accepter le diagnostique hégélien en essayant de résoudre les problèmes engendrés par la structure représentationnelle de la raison moderne,.

Cela nous met devant l'alternative suivante: la praxis et la métapsychologie analytique se déplacent à l'intérieur de l'horizon de la dialectique hégélienne, mais elles produisent une transformation dans cet horizon. C'est-à-dire, il s'agit ici de ne pas confondre partage de diagnostique et acceptation du système. Lacan aurait accepté le diagnostique hégélien à propos de la décomposition de la raison moderne, de la centralité de la négation dans la structuration de la pensée, des dichotomies produites par le principe d'identité, de l'irréductibilité ontologique d'un concept non substantiel de sujet et de la possibilité de penser un d'identification entre le sujet et l'objet qui n’est pas fondé sur l’assimilation simple du deuxième par

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le premier. Il aurait accepté aussi le cheminement hégélien: partir du principe de subjectivité afin d'atteindre une expérience du réel qui ne se soumettrait plus au régime de vérité comme adéquation. Une critique de l'identité qui n'exclurait pas des modalités possibles de réconciliation réflexive entre l'identique et le non-identique et de reconnaissance entre le sujet et l'Autre. Mais Lacan aurait pris distance des dispositifs de totalisation systémique présents chez Hegel. Une telle stratégie lui aurait permis de démontrer l'existence d'un genre de dialectique négative comme arrière-fond de la praxis analytique.C'est cela que nous pouvons voir dans l'affirmation:

Au-delà, les énoncés hégéliens, même à s'en tenir à leur texte, sont propices à dire toujours Autre-chose. Autre-chose que corrige le lien de synthèse fantasmatique, tout en conservant leur effet de dénoncer les identifications dans leurs leurres3.

Car cette 'Autre-chose' dite par les énoncés hégéliens serait, en fait, la condition pour la réalisation:

D’un révisionnisme permanent, où la vérité est en résorption constante dans ce qu’elle a de perturbant, n’étant en elle-même que ce qui manque à la réalisation du savoir4.

Il s'agit ici d'un concept de vérité comme comportement négatif par rapport à l'établissement de la positivité du savoir. Un comportement qui Lacan nommera 'mi-dire de la vérité'5. Le psychanalyste ne craint pas ici de rentrer dans un problème d’ordre épistémologique. Déterminer la vérité comme exil, comme limite à la réalisation du savoir c’est affirmer que le fondement de ce savoir se trouve dans une position problématique. Les dispositifs réalistes de fondation se trouvent écartés à cause du caractère structuraliste de la compréhension lacanienne du rapport entre le langage et un monde doté d’autonomie métaphysique. D’autre part, le projet d’une rationalité intersubjective sera abandonné par Lacan au début des années soixante. Est-ce que cela signifierait assumer un relativisme épistémologique qui frôle le scepticisme et qui peut admettre la multiplicité plastique des 3 LACAN, E. p. 837. 4 Idem, E, p. 797. Lacan continuera dans la même voie lorsqu'il affirme, à propos de la dialectique hégélienne: « La notion que la vérité de la pensée est ailleurs qu’en elle-même, qu’elle est à chaque instant nécessitée de la relation du sujet au savoir, et que ce savoir lui-même est conditionné par un certain nombre de temps nécessaires, constitue une grille dont nous ne pouvons assurément, à tous les détours de notre expérience, que sentir l’applicabilité » (idem, S XVI, p. 273). 5 Comme nous verrons, nous sommes très proches de ce qu'Adorno a en vue lorsqu'il affirme: « La qualification de la vérité comme comportement négatif du savoir qui pénètre l’objet – qui donc supprime l’apparence de son être – ainsi immédiat – résonne comme le programme d’une dialectique négative » (ADORNO, DN, p. 130.

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systèmes d’interprétation, ainsi que l’abandon d’un critère univoque de vérité ?

Pour Lacan, la psychanalyse est loin d'admettre le relativisme comme règle à ses procédures d'interprétation. Lorsqu´il affirme que la seule caractéristique positive de la vérité [du désir] est d'être ce qui manque à la réalisation du savoir [de la conscience], cela implique en réalité une problématisation du statut des négations à l'intérieur de la pensée. Or, il s'agirait de se demander dans quelle condition la négation propre au manque pourrait se transformer dans le régime privilégié de présentation de la vérité. C'est-à-dire, dans quelles conditions la négation ne serait-elle pas tout simplement indication d'un non-être, d’une privation (nihil privativum) ou mode d’expulsion de ce qui porte atteinte au principe du plaisir, mais reconnaissance de la présence de quelque chose de l'ordre du Réel, quelque chose comprise comme ce qui est hors symbolisation réflexive.

Voici un point majeur. A l’intérieur de la clinique lacanienne, ni tous les mouvements de négation sont nécessairement des mouvements de destruction (destruction de l’autre dans le transfert, réaction thérapeutique négative, fantasmes masochistes, destruction de l’objet dans la névrose obsessionnelle etc.), ni tous les processus de résistance sont des figures de la dénégation névrotique. Il y a une négation qui est mode ontologique de présence du Réel. Défense d’une expérience du Réel comme présence du négatif, comme tension entre le travail du négatif et la patience du concept qui nous donne la légitimité pour poursuivre l’hypothèse d’une dialectique négative en vigueur dans l’antichambre de la pensée de Lacan6.

Il est vrai que ces affirmations peuvent paraître non fiables. Pour une certaine pensée contemporaine, la notion de dialectique dans sa matrice hégélienne est, certainement, l’un des concepts les plus suspects légués par la tradition philosophique. Mais la vérité c’est que l’expérience intellectuelle lacanienne demeurera incompréhensible si l’on refuse le cheminement dialectique utilisé par Lacan dans la réforme de certains concepts majeurs de la théorie psychanalytique.

Nous ne pouvons pas oublier comment, après s'être éloigné explicitement d'une certaine utilisation clinique de la philosophie hégélienne à travers la notion d'intersubjectivité, Lacan continuera à manier le vocabulaire de la dialectique. Ainsi, dans les années 1960-61, il parlera d'une

6 En ce sens, Badiou, qui reconnaît clairement que "Lacan est dialecticien", nous donne une formule précise. Selon lui: "Ce défaut de tout critère, qui soustrait la vérité au principe d'adéquation ou tout aussi bien de certitude, donne à la pensée de Lacan sa touche sceptique. Mais on dira aussi bien que, représentant la vérité comme processus structuré et non comme révélation première, elle lui donne sa touche dialectique" (BADIOU, Lacan et Platon in MAJOR (org.), Lacan avec les philosophes, Paris: PUF, 1992, p. 137).

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dialectique du désir7, d'une dialectique de la sublimation8 et même d´une "dialectique de la pulsion"9. Dans le séminaire 1961-62 sur l'identification, le psychanalyste fera, sans s'en rendre compte, une critique strictement hégélienne de l'analyticité. Enfin, tout le rapprochement lacanien entre Kant et Sade (et nous verrons comment la reconnaissance d’un tel rapprochement est une opération majeure pour la ré-orientation de la pensée lacanienne) suit la structure générale des renversements de la moralité, tel qu’elle est décrite par Hegel. Sur le besoin de soutenir l’impératif de reconnaissance

Mais on pourrait demander: qu'est qu'on gagne avec le retour de la psychanalyse à la dialectique? Il y a plusieurs réponses possibles. Mais il y en a une qui possède une valeur clinique spéciale. En effet, l'abandon de la nature dialectique de la pensée lacanienne ne fait que produire une hypostase de l'ineffable et de l'irréflexivité à l'intérieur de la clinique analytique. À partir du moment où la psychanalyse d'orientation lacanienne s'abstient de thématiser de façon dialectique les régimes de reconnaissance disponible au sujet, deux perspectives sont possibles.

La première consiste à transformer la clinique en une rhétorique de la perpétuation du manque et de l'incomplétude. Ainsi, on trouve chez Deleuze des affirmations comme :

On a beau nous dire: vous ne comprenez rien, OEdipe, ce n'est pas papa-maman, c'est le symbolique, la loi, l'accès à la culture, c'est l'effet du signifiant, c'est la finitude du sujet, c'est le 'manque-à-être qu'est la vie'. Et si n'est pas OEdipe, ce sera la castration, et les prétendues pulsions de mort. Les psychanalystes enseignent la résignation infinie, ce sont les derniers prêtes (non, il y en aura encore d'autres après)10.

En fait, Lacan a toujours souligné le besoin de dévoiler l'inadéquation foncière qui existait entre le désir et ses objets 'empiriques'. D'où, par exemple, l'élévation du complexe de castration au rang de dispositif central de l'interprétation analytique en place et lieu d’un complexe d'Œdipe réduit à la condition de mythe. Mais une telle stratégie peut fermer toute possibilité 7 Cf. Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien. C’est vrai que Lacan dit clairement que : « Toute la dialectique du désir que j’ai développé devant vous (...) s’en séparait très nettement [de la dialectique hégélienne] »(LACAN, S VII, p. 160). Mais la vraie question est : sur quel plan ces dialectiques se séparent ? Sur le plan phénoménologique ou sur le plan logique ? Et en quoi la dialectique lacanienne du désir est encore dialectique ? 8 « J’ai l’intention d’introduire la dialectique où je prétends vous enseigner à situer ce qu’est réellement la sublimation » (Ibidem, p. 130). 9 Idem, S XI, p. 153 10 DELEUZE et PARNET, Dialogues, Paris: Flammarion, 1977, p. 100

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d'expérience de jouissance et du Réel au sujet. Ce qui transforme l'éthique de la psychanalyse en une éthique du silence (pour autant que la jouissance serait impossible au sujet parlant) et du manque. Comme si tout ce qu'on pouvait attendre d'une analyse était la prudence d'une certaine distance en ce qui concerne les illusions imaginaires du désir.

Lacan était très conscient de cette dérive, surtout à partir des années 60. Cela lui a poussé à défendre une modalité possible de jouissance et de sublimation ouverte par la fin de l'analyse. Or, comme il a semblé progressivement relativisé sa réflexion vis-à-vis des dispositifs de reconnaissance, la fin de l'analyse a pu être parfois comprise, dans les années 70, comme un genre de retour à l'immanence pré-réflexive de l'être (à travers la figure du parlêtre). Ce faisant, parce que Lacan semblait abandonner l'aspiration universalisant de la reconnaissance, cette immanence se conjuguait au particulier et n'admettait qu'une jouissance muette (rappelons comment la jouissance féminine est caractérisée exactement par le mutisme venu de sa position hors symbolique), monologique, qui ne cachait pas sa proximité avec la psychose11.

Il nous semble qu'il y a ici une tension propre au projet lacanien. Mais, à notre avis, à partir du moment où la psychanalyse essaye de s'écarter de la réflexivité propre à un sujet foncièrement marqué par le désir de se faire reconnaître, comme c’est le cas du sujet lacanien, elle perd tout critère pour établir la vérité de ce qui se pose comme expérience du Réel. Sauf si d'une façon souterraine, l’on en revient à une notion non-problematisé de certitude subjective qui n'a pas besoin de la médiation de l'Autre pour se légitimer.

Il faut toujours souligner que, depuis le début de son expérience intellectuelle, Lacan a démontré comment toute connaissance possible était soumise à la reconnaissance préalable entre sujets. Cela vaut pour toute

11 En ce sens, voir, par exemple, la façon dont Jacques Alain-Miller s'en sert du concept lacanien d'apparole, dont le dévoilement nous aménerait à la fin de l'analyse: Pour lui, "L'apparole, c'est ce que devient la parole quand elle est dominée par la pulsion et qu'elle n'assure pas communication mais jouissance". Une telle dichotomie entre la jouissance de l'apparole et le dialogue montrerai comment: "au niveau où il s'agit de l'apparole, il n'y a pas de dialogue, il n'y a pas de communication, il y a autisme. Il n'y a pas l'Autre avec un grand A" (MILLER, Le monologue de l'apparole, La cause freudienne, n. 27, 1994, p.13). La formule est tres intéressante à cause de son caractère courageux. et il est possible que Miller n'ait pas tort d'indiquer cette tendance dans certains écrits de Lacan. Mais nous pouvons nous demander s'il ne s'agit là que d'un moment (le moment de la disjonction) dans un mouvement de subjectivation qui surmonte cette jouissance muette dans une parole rénouvellée. Rappellons, par exemple, qu’en parlant de la destitution subjective propre à la fin de l’analyse, moment où nous pouvons atteindre le niveau de l’apparole, Lacan soit obligé d’insister que : « De toute façon cette expérience ne peut pas être éludée. Ses résultats doivent être communiqués » (LACAN, AE, p. 255)

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connaissance d'objet, mais il en va aussi pour ces relations qui, au fond, se posent comme 'pré-conceptuelles', comme la jouissance. Si l’on ignore en effet une telle soumission, il ne reste plus qu’à penser la fin de l'analyse à partir du retour à l'incommunicabilité de la certitude.

Il est possible de critiquer ma position en affirmant qu'elle semble vouloir ressusciter l'Autre afin de reposer le problème de la reconnaissance. Mais, l'idée selon laquelle l'Autre n'existe pas doit être contextualisée. D'un côté, dire que l'Autre n'existe pas est trivial. Cela signifie que l'horizon de rationalité présupposé par toute parole n'a pas un fondement capable de garantir son existence (Il n'y pas un Autre de l'Autre). Mais l'absence de fondement ne l’empêche pas de produire des effets. En fait, il faut prend au sérieux les mots de Lacan : « Qu’une chose existe réellement ou pas, n’a que peu d’importance. Elle peut parfaitement exister au sens plein du terme, même si elle n’existe pas réellement »12. Ainsi, nous pouvons dire que l'Autre n'a pas besoin d'un fondement pour fonctionner, qu’il n’a pas besoin d’exister réellement pour exister au sens plein du terme, puisqu'on présuppose toujours un horizon de rationalité lorsqu'on parle. La question est plutôt: "comment on pose cette présupposition?", et là une gamme des modes de reconnaissance s'ouvre.

Rappelons ici que la psychanalyse se doit rendre compte d’un double impératif. Elle doit apparaître comme critique de la connaissance à travers la compréhension de la conscience comme synonyme d’aliénation. Car, en admettant le caractère auto-illusoire de la conscience, la psychanalyse pourrait critiquer sa capacité cognitive. En ceci, elle est discours de la discordance, du clivage entre savoir et vérité.

Mais, en s'opposant à l'auto-identité immédiate de la conscience, la psychanalyse ne peut pas se transformer dans l'hypostase de la différence, du non-savoir et d'un discours de la désintégration du sujet. Dans le cadre analytique, la désintégration du sujet ne peut produire que la psychose et la forclusion du Nom-du-Père, c'est-à-dire, une fragmentation de l'identité propre aux délires paranoïaques du Président Schreber13. Il faut revenir sur ce point : le vrai défi de la psychanalyse n’est pas postuler la désintégration du sujet, mais de trouver la puissance de cure propre à ces expériences de non-identité qui brisent aussi bien le cercle narcissique du moi que le cadre 12 LACAN, S II, p. 268 13 On doit remarquer ce que Lacan dit de Schreber : « Il y a littéralement fragmentation de l’identité, et le sujet est sans doute choqué de cette atteinte portée à l’identité de soi-même (...) On trouve d’un côté les idéntités multiples d’un même personnage, de l’autre ces petites identités enigmatiques, diversement taraudantes et nocives à l’intérieur de lui-même, qu’il appelle par exemple les petits hommes ».(Idem, S III, pp. 112-113). En ce sens, il serait intéressant de revoir la querelle entre l’éloge deleuzeen de la schizophrénie et la défense psychanalytique de la place du sujet.

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contrôlé des échanges intersubjectives préalablement structurés. Mais lorsqu’on parle d’une expérience qui n’est pas une ascèse spirituel, on présuppose nécessairement un horizon formel de synthèse et de reconnaissance disponible au sujet. Le défi que Lacan nous a laissé se trouve exactement là : dans la tentative de poser une définition non-totalisante de cet horizon formel de synthése qui soutiendrait les processus de reconnaissance. La résistance de la catégorie de sujet Néanmoins, cette discussion à propos de la problématique lacanienne sur la reconnaissance du sujet a un intérêt plus grand. Aujourd’hui, il est urgent d’insister sur l'irréductibilité des impératifs de reconnaissance afin de montrer comment le problème de la subjectivation nous fournit une façon nouvelle de mettre en scène la question de la détermination d’une objectivité propre à la subjectivité et de penser une théorie du sujet qui prenne en considération les découvertes de la psychanalyse lacanienne. Dans notre moment intellectuel, moment où la figure du sujet (pensée à partir de sa matrice cartésienne) est objet des critiques virulentes adressées par la philosophie anglo-saxonne de l’esprit, par certains courants majeurs de la pensée française contemporaine (Deleuze, Derrida, Lyotard) et par la philosophie néo-pragmatique de l’intersubjectivité (Habermas en tête), nous ne pouvons pas oublier que la psychanalyse est une praxis qui insiste sur l’irréductibilité ontologique du sujet (d'où le désir lacanien de rentrer dans 'le débat des lumières' à travers la discussion avec la tradition de la philosophie du sujet, surtout dans les figures de Descartes, Kant et Hegel). Lacan a toujours dit qu'il voulait faire rentrer le sujet dans la science et ainsi apporter un programme de rationalité dont les conséquences sont encore à explorer.

Ainsi, loin de dissoudre la subjectivité dans un retour à l'être comme destination originaire ou dans une critique qui voit l'irréductibilité du sujet comme résidu métaphysique (cela dans une certaine tradition althussérienne), il nous semble que Lacan veut soutenir la figure du sujet, mais en la délivrant d'une pensée de l'identité. En ce point, sa démarche rencontre nécessairement un philosophe venu d’une tradition apparemment éloignée de l’univers lacanien : Theodor Adorno. Il faut insister sur ce rapprochement si l’on veut comprendre la nature de rationalité de la clinique lacanienne et son univers de convergences. Cela nous démontre aussi une certaine ressemblance de famille entre des moments décisifs de la pensée française et allemande au XXème siècle. En ce sens, ce livre n’est que le début d’un projet plus vaste de composition entre ceux deux traditions. Et

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même en ce qui concerne la proximité entre Lacan et Adorno, il y reste encore beaucoup à dire

C’est à partir de la possibilité d’un rencontre inattendu entre Lacan e Adorno que ce livre s’est terminé. Mais cela veut dire surtout qu’une telle possibilité n’a pas été posée depuis le début. Les opérations de rapprochement entre Lacan et Adorno ont été annoncées et leurs coordonnées générales ont été présentées déjà au premier chapitre mais elles n’apparaissent de façon vraiment articulée qu’aux derniers chapitres en tant qu´un horizon possible de déploiement des questions conernant les regimes de rapport entre psychanalyse et dialectique14.

A propos du besoin d´un tel rapprochement, il est bien possible qu’il existe un ensemble des questions liées à la détermination du sujet et à la structure de la rationalité qui ne peuvent être traités aujourd’hui qu’à travers l’établissement d’un discours capable d’opérer dans le point de tension entre clinique de la subjectivité et réflexion philosophique. Car il est bien possible qu’il existent des objets qui ne peuvent être appréhendés que dans l’intersection entre des pratiques et des élaborations conceptuelles absolument autonomes. En ce sens, ce rapprochement entre Lacan et Adorno, loin de chercher à éliminer la spécificité de chaque pensée, se pose comme le résultat de la croyance au besoin de l’instauration d’un mouvement bipolaire de tension entre philosophie et psychanalyse capable d’appréhender ce qui est de l’ordre de la détermination de la raison et de la configuration du sujet.

Ce mouvement n’est étrange ni à Lacan ni à Adorno. On a déjà beaucoup parlé à propos des importations philosophiques qui marquent le cheminement de la pensée lacanienne. Loin d’être un recours extérieur et didactique, il s’agit d’un désir d’établir une interface privilégiée de tensions et de critiques entre des élaborations de la tradition philosophique et la métapsychologie. Comme si deux savoir distincts doivent se croiser à fin d’appréhender un objet déterminé.

On peut dire la même chose d’Adorno. Il suffit de prendre en considération le rôle déterminant du dialogue entre la pensée freudienne et la démarche adornienne. Ce dialogue ne se réduit pas à des textes ponctuels sur des problèmes métapsychologiques, mais il a influencé de façon décisive

14 S’il n’est pas un livre sur le rapport entre Lacan et Adorno, c’est parce que j’ai voulu surtout montrer les mouvements internes à la pensée lacanienne sans transformer Adorno dans une espèce d‘outil d’éclairage et de contextualisation pour Lacan. Stratégie deux fois superflue. D’abord, la pensée lacanienne doit être interrogée à partir de ses propres préssuposés, cela si l’on veut vraiment comprendre la spécificité du rythme de sa démarche. D’autre part, je ne crois pas que la pensée d’Adorno avec sa complexité naturelle puisse servir à un tel usage.

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le projet philosophique d’Adorno jusqu’à la structure de son concept de auto-critique de la raison. D’ailleurs, le biais matérialiste propre à Adorno devient simplement incompréhensible si l’on méconnaît ce que la psychanalyse lui a montré à propos de la génétique du moi, du rapport entre pulsion et la structuration de la pensée, du rôle majeurs des identifications dans la détermination de l’auto-identité et de la puissance narcissique du fantasme dans la colonisation des formes de la vie sociale.

D’autre part, cette filiation à l’esprit des découvertes freudiennes a amené Adorno à critiquer très tôt le révisionnisme de la psychologie de l’ego, un thème cher à Lacan. Pour Adorno, la psychologie de l’ego avec sa notion de cure comme réalisation sociale dissout la nature de l’expérience négative propre à l’inconscient. Pour Lacan, il s’agissait de faire la critique du moi en tant que construction imaginaire, ainsi que de récupérer l’irréductibilité du concept d’inconscient aux procédures de symbolisation réflexive.

Néanmoins, en ce qui concerne le rencontre possible entre Lacan et Adorno, son noyau central devient visible lorsqu’on se souvient que, contrairement aux tendances majeures de l’histoire contemporaine des idées, aussi bien Lacan qu’Adorno ont essayé de renouveler les modes de soutenir le principe de subjectivité à partir d’une stratégie absolument convergente. Au lieu d’assumer le discours de la mort du sujet ou du retour à l´immanence de l´être, à l´archaïque ou à l´ineffable, ils ont essayé de soutenir le principe de subjectivité au-delà de sa dépendance au principe d’identité.

Avec Lacan et Adorno, le sujet n’est plus une entité substantielle qui fonde les processus d’autodétermination, mais il se transforme dans le locus du non-identique et de la clivage. Car la racine hégélienne commune de leurs expériences intellectuelles a produit une articulation foncière entre sujet et négation qui indique une stratégie capable de soutenir la figure du sujet dans la contemporanéité. Ainsi, la non-identité, c’est-à-dire, une négativité non-récuperable qui structure une subjectivité qui ne se perd pas dans le milieu universel du langage, constituera aussi bien l’horizon utopique adornien que ce qui doit être reconnu par le sujet à la fin de l’analyse lacanienne. En ce qui concerne le sujet, cette non-idéntité rencontre, dans les deux cas, son site privilégié de manifestation dans l’expérience de la pulsion, du corps et de ses modes de subjectivation15.

15 En ce sens, rappelons que le programme adornien d’une « synthèse non-violente » (ADORNO, TE, p. 196) doit concerner surtout : « la reconnaissance du non identique dans la compréhension de la réalité et dans le rapport du sujet à soi même » (WELLMER, Albrecht ; Die Bedeutung des Frankfruter Schule heute in HONNETH et WELLMER, Die Frankfurter Schule und die Folgen, Berlin, 1986, p. 25

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Cette question sur le sujet comme locus de la non-identité peut devenir plus claire si l’on se souvient de la façon dont Lacan et Adorno, et à nouveau contre les tendances majeures de la pensée du XXème siècle, ont soutenu le rôle majeur des expériences de confrontation entre sujet et objet pour une pensée de la non-identité. Lacan et Adorno n’ont pas abandonné la dialectique sujet/objet à cause des raisons très claires. Il y aurait une expérience de décentrement, majeure pour la détermination de la subjectivité et produite par l’identification non-narcissique entre sujet et objet, identification au-delà des projections narcissiques du moi sur le monde des objets. Ainsi, la subjectivité devrait être reconnue non plus dans le terrain intersubjectif, mais à travers une récupération des dimensions de la confrontation entre sujet et objet. Il s’agit de reconnaître que le sujet a, dans son intérieur, quelque chose de l’ordre de l’opacité de ce que se détermine comme obs-tant (Gegenstande), comme non-saturé dans l’univers symbolique. Il s’agit de reconnaître que tout sujet trouve, dans son rapport à soi, « un noyau de l’objet » (einen Kern von Objekt)16. Cela apporte des conséquences majeures pour une pensée de l’éthique et de l´esthétique et j’ai essayé de les développer dans ce livre.

Mais il y a une autre conséquence absolument centrale ici et c’est elle qui m’a amené à finir par articuler certains aspects majeurs des expériences intellectuelles lacanienne et adornienne. Cette résistance du sujet comme lieu de non-identité, mode de résistance qui singularise les expériences intellectuelles de Lacan et Adorno, ne peut être comprise que si l´on accepte la nature dialectique de leurs pensées. Le rapport créatif et conflictuel à Hegel est important aussi bien pour Adorno que pour la psychanalyse lacanienne; et il s’agit d’une grave erreur de croire que l’influence des problématiques hégéliennes sur Lacan s´épuise dans les importations des philosophèmes d´Alexandre Kojève et de Jean Hyppolite. En fait, je crois que la confrontation entre Lacan et Adorno sert surtout à structurer une réflexion sur le destin de la dialectique au XXème siècle.

Bien sûr, la défense d’une telle perspective a exigé la réflexion sur le sens actuel de ce qu’on peut entendre par « dialectique » dans sa matrice hégélienne, ainsi qu’une réflexion sur la nature des opérateurs logiques qui donnent forme à la conceptographie dialectique. Je me suis voué à ce travail, surtout à travers l’analyse de la nature ontologique de la négation dans la pensée dialectique et la nature pragmatique de la théorie hégélienne du langage. Ces deux points sont absolument importants dans la compréhension du sens de la démarche dialectique.

16 ADORNO, Kulturkritik und Gesellschaft II, Frankfurt : Suhrkamp, 2003, p. 747

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Une synthèse non-totalisante: penser à travers des constellations Avant de commencer le trajet, il faut prend en considération quelques positions qui pourraient critiquer, préalablement, le projet de ce livre. En fait, il y a certains qui auraient la tendance à dire que tout va contre l’hypothèse d’une dialectique chez Lacan responsable pour une théorie de la reconnaissance et pour la position d’un horizon formel de synthèse à la fin de l’analyse. D’ailleurs, Lacan affirmera de façon claire:

La différence qu'il y a entre la pensée dialectique et notre expérience, c'est que nous ne croyons pas à la synthèse. S'il y a un passage là où l'antinomie se ferme, c'est parce qu'il était déjà là avant la constitution de l'antinomie17.

Mais nous pouvons dire deux choses à ce propos. D'abord, ni toutes les synthèses sont fondées sur l'effacement des antinomies. Le sens majeur de la dialectique négative, par exemple, consiste exactement dans l'avènement d'une synthèse non-totalisante, synthèse formée à partir de l'idée de 'constellation' (Konstellation), où la négation aux procédures d'universalisation totalisante est conservée. L'idée de constellation permet l'avènement d'une pensée de la synthèse où: "on ne progresse pas à partir des concepts et par étapes jusqu'au concept générique le plus général, mais qu'ils entrent en constellation". Le modèle pour ce processus de 'rentrer en constellation' nous est fourni (et là on ne pourrait pas être plus lacanien) par le "comportement de la langue (Sprache)". Selon Adorno:

Elle ne présente pas un simple modèle un simple système des signes pour des fonctions cognitives. Là où elle apparaît essentiellement comme langue, là où elle devient présentation (Darstellung), elle ne défini pas ses concepts. Leur objectivité, elle la leur assure à travers le rapport dans lequel elle place les concepts centrés sur une chose (Sache) (...) En se rassemblant autour de la chose à connaître, les concepts déterminent potentiellement son intérieur18.

Cette notion d'une opacité foncière de la chose qui s'exprime dans une constellation de concepts qui s'articulent sans jamais désigner la référence de façon immédiate, cette idée d'une "déficience déterminable de tout concept (bestimmbare Fehler aller Begriffe)" qui pose le besoin "d'en faire intervenir d'autres"19 afin de former des constellations, enfin, cette idée d'une constellation de concepts qui garde le sujet comme élément opaque auquel se

17 LACAN, S X, p. 313 18 ADORNO, DN, p. 160. Pour ce rapprochement entre la notion adornienne de constellation et la logique lacanienne du signifiant, voir ZIZEK, Ils ne savent pas ce qu'ils font, Paris: Point Hors Ligne, 1990. 19 ADORNO, idem, p. 59.

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rapporte la prédication est convergente avec la notion lacanienne d'une chaîne signifiante qui ne peut que tourner autour de l'objet de la pulsion (à principe compris comme das Ding et après comme l’objet a dans sa condition de déchet). Elle peut fournir aussi les bases d’une théorie de la reconnaissance qui soit indépendante du tèlos de la transparence. Car ce das Ding apparaît aussi comme ce que du sujet est opaque à toute prédication20. A travers cette torsion, l'articulation signifiante peut présupposer la négativité de l'objet pulsionnel, sans jamais pouvoir la poser totalement. Mais remarquons que l'antinomie que Lacan avait développée entre les modes de présentation et l'objet pulsionnel n'est antinomie que pour l'exigence de totalité et d'identité propre à une certaine pensée conceptuelle. Disons, avec Adorno, que: "en tant que tel, la Chose cherche à s'exprimer"21.

D'autre part, on peut même critiquer cette façon lacanienne de comprendre la synthèse hégélienne. L'image d'un tout était déjà là n'est pas satisfaisante pour expliquer le travail du concept. Il n'est pas vrai que "s'il y a un passage là où l'antinomie se ferme, c'est parce qu'il était déjà là avant la constitution de l'antinomie". Tout dépend de ce qu'on entend par 'fermer' l'antinomie. Notons d'abord que: "Le concept intègre ce qui, incessamment, semble être son Autre. Dès lors, quoi de commun entre ce processus et une préformation, c'est-à-dire, le développement déjà assuré d'une identité déjà définie?"22.

N'oublions pas que la première tache du concept est la scission de l'immanence. Rappelons, par exemple, de la façon dont Hegel s'en sert du jeu de mot entre Urteil [jugement] et ursprüngliche Teilen [diviser originaire] afin de caractériser l'action du concept. Cela nous rappelle que, dans la tradition dialectique, le concept n'est pas un opérateur constatatif, il ne se rend pas adéquat à ce qui était toujours là prêt à être dévoilé. Le concept est un opérateur performatif au sens qu'il produit des modifications structurales dans l'appréhension du monde posé soit par la certitude sensible soit par l'entendement. Hegel dit bien que le concept crée, et cela tout au long de la Science de la logique. Il divise ce qui semblait indivisible (critique au principe d'identité) et il unifie ce qui semblait oppositif (à travers une internalisation de négations). Pour souligner ce pouvoir performatif du concept, il suffit de faire attention à ce dont Hegel parle à propos du résultat objectif de l'acte de jugement:

20 Cf. FREUD, Esquisse d'une psychologie scientifique in Naissance de la psychanalyse, Paris: PUF, p. 348 21 ADORNO, idem, p. 161 (traduction modifiée) 22 LEBRUN, La patience du concept. Paris: Gallimard, 1971, p. 360

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L'étant devient et se change, le fini se perd dans l'infini, l'existant émerge de son fondement (Grunde) dans le phénomène et va au gouffre (geht zugrunde); l'accident (Akzidenz) manifeste la richesse de la substance tout comme son pouvoir ; dans l'être c'est le passage (Úbergang} dans autre-chose, dans l'essence [le] paraître (Scheinen) dans quelque chose d'autre par quoi se révèle le rapport nécessaire23.

Cette liste exhaustive montre comment la performativité du concept permet la reconfiguration structurale de l'objet de l'expérience. Cela sera analysé de façon plus systématique au chapitre VII. Pour l’instant, il suffit de rappeler que, si l'on peut parler, comme Lacan, de 'fermeture' de l'antinomie, nous ne pouvons pas oublier qu'il s'agit d'une synthèse qui ne doit rien à une pensée de l'adéquation. L'unité du concept est unité négative avec sa limite. Certes, cette limite peut être posée de façon réflexive et alors s'effacer en tant que limite. Hegel insiste souvent sur le fait que ce que le concept laisse échapper est une limite sienne et, par conséquent, rien ne l'empêche de réparer la division qu'il a produit lui-même. Et le mouvement même de réabsorption infinie du négatif à l'intérieur du concept (mouvement pensé comme la pulsation infiniment répétée entre aliénation - Entfremdung - et remémoration - Erinnerung) est déjà la synthèse conceptuelle et la réalisation du sens. D'où l'idée majeure de l' hégélianisme selon laquelle: "ce terme distinct, ce quelque chose posé comme inégal, immédiatement quand il est distinct, ne connaît plus pour moi aucune différence"24. Car la conscience sait que le concept est toujours mouvement de forçage vers l'altérité. Mais la critique de la totalité qu'on peut adresser au concept hégélien n'a rien à voir avec le dévoilement d'une prétendue immanence préalable ou originaire, comme Lacan semble le croire. La dialectique entre conceptualisation et formalisation Afin de déterminer l'horizon dans lequel cette thèse se posera, disons que cette filiation dialectique exclue, bien sûr, un point majeur. Lacan soutient un pari de formalisation au lieu de soutenir un pari de conceptualisation avec ses prétendues stratégies de soumission du divers de l’expérience à l’attribution prédicative des traits identification positive. Pour lui: "il s'agit de passer par une autre forme que celle de la saisie conceptuelle"25. Une autre forme qui l'amènera à développer d'autres opérateurs de formalisation pensés à partir de la lettre: dispositif de formalisation capable de produire aussi bien le mathème qu'un certain régime très particulier de poème. Car elle est un dénominateur commun de

23 HEGEL, Science de la logique III, Paris: Aubier-Montaigne, 1981, p. 105 24 HEGEL, PhE I, p. 140 25 LACAN, S V, p. 65

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formalisation capable d'inspirer aussi bien une mathématisation disjointe de la déductibilité et de toute démonstration apagogique26 que la compréhension de la puissance disruptive venue des expériences esthétiques de l'écriture d'avant-garde27.

Nous retournerons à l'analyse de la lettre en privilégiant son rapport à l'esthétique. Ce choix qui privilégie l'esthétique n'exprime aucun jugement de valeur sur le rapport complexe entre mathème et poème à l'intérieur de la pensée lacanienne, un rapport marqué par une pulsation de rapprochement et d'éloignement28. Si je choisis la voie du poème c'est surtout parce qu'elle nous permet d'opérer un rapprochement entre formalisations analytiques et dialectique négative. En suivant une lignée qui renvoie à Hegel, Adorno malheureusement ne développe pas vraiment une pensée sur les mathématiques. Il s’est contenté des affirmations comme : « Lorsque dans une opération mathématique, le non-connu se transforme en inconnue d’une équation, cette inconnue devient par là même archi-connue avant même qu’une valeur ne la détermine »29.

Mais, contrairement à Hegel, il voit la formalisation esthétique comme 'correction de la connaissance conceptuelle' dans la mesure où l'art: "est rationalité qui critique celle-ci sans l'esquiver"30. La critique de l'art à l'égard du concept se légitime dans la mesure où, pour Adorno, la formalisation esthétique est capable: "d'absorber dans leur nécessité immanente le non-idéntique au concept"31 et se poser comme dimension de vérité. L’art est l’espace de réflexion sur des modes de formalisation capables d’indiquer la limite à la prose communicationnelle du concept, modes de position de la non-identité comme figure d’une négation qui est manifestation de la résistance de l’objet. Et cela aussi pour Lacan. Mais pour comprendre ce point il faut arrêter de voir l’art seulement comme une esthétique. Il faut assumer l’art comme secteur privilégié de l’histoire de la

26 Voir à ce propos MILNER, L’œuvre claire, Paris: Seuil, 1995, pp. 132-140 et BADIOU, L'être et l'évenément, Paris: Seuil, p. 275-279 27 Voir par exemple LACAN, Lituraterre in Autres Ecrits, Paris: Seuil, 2001 28 Pour donner un exemple de l'instabilité de cette pulsation rappelons comment Lacan a pu affirmer: "Étre éventuellement inspiré par quelque chose de l'ordre de la poèsie pour intervenir en tant que psychanalyste? c'est bien ce vers quoi il faut tourner (...) C'est n'est pas du côté de la logique articulée - quoi que j'y glisse à l'occasion - qu'il faut sentir la portée de notre dire" (idem, S XXIV, séance du 19/04/77). Ce qui ne l'empêche pas de poser un chiasme entre mathématique et esthétique: "Heureusement", dira-t-il, "que Parménide a écrit en réalité des poèmes. N'emploie-t-il pas - le témoignage du linguiste ici fait prime - des appareils de langage qui ressemblent beaucoup à l'articulation mathématique, alternance après succession, encadrement après alternance?" (idem, S XX, p. 25). 29 ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison, Paris : Gallimard, 1974, p. 40 30 ADORNO, TE, p. 86 31 Ibidem, p. 148

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rationalité et des modes de rationalisation. Cela va m’amener, à la fin de ce livre, à faire un recours à la réflexion lacanienne sur les arts à fin de rencontrer des modes de subjectivation plus appropriés à la clinique lacanienne.

Mais, pour l'instant, il s'agit de souligner que cette distinction entre formalisation et conceptualisation ou entre lettre, mathème, poème et concept, permet à la psychanalyse d’opérer une synthèse sans rentrer dans les apories de la totalisation propres à la dialectique strictement hégélienne. Car une limite posée par le concept cesse d’être non-identique, cesse d’être une limite, tout comme Freud le montrait qu’une négation dite de façon très assertorique cesse d’être une négation. Tandis qu’une limite qui ne peut être que présupposée par les processus du concept demeure irréductible.

Dans cette dialectique entre la position et la présupposition, il ne s’agit pas d’hypostasier le non-conceptuel, mais de soutenir que le mouvement même du concept, mouvement fait de répétition et de résistances du sensible à la saisie de contenu, indique la dimension d’une expérience qui, au moins selon Lacan, ne peut être formalisée qu'à l'écart de la conceptualisation. En présupposant la centralité de cet irréductible qui reste à l'écart du concept, Lacan donne le locus de sa rupture avec Hegel. Mais en postulant la possibilité de formaliser (à travers le poème et le mathème) ce reste non-conceptuel que la saisie conceptuelle écarte, le psychanalyste revient à un certain geste inaugural d'intuition dialectique qui le met à côté de la dialectique négative d'Adorno. Le même Adorno qui parle de l'impératif de désensorcellent du concept pour affirmer: "Une confiance même problématique en la possibilité pour la philosophie d'arriver à surmonter par le concept le concept, ce qui élabore et ampute, et d'arriver par là à atteindre au non-conceptuel (Nichtbegriffliche), est indispensable à la philosophie". Un non-conceptuel comme vérité du concept qui, tel que chez Lacan, ne peut être atteint que "dans une autre scène (anderen Schauplatz)" où l'on retrouve ce qui a été: "opprimé, méprisé, rejeté par le concept (Begriffen Unterdrückte, Missachtete und Weggenworfene)"32. Car, pour Lacan aussi, cette autre scène où nous trouvons nécessairement l'inconscient analytique est marquée par une relation "profonde, initiale, inaugurale avec l'Unbegriff"33; ce qui Lacan traduit par 'concept de manque', au lieu de traduire par non-conceptuel. C'est-à-dire, concept de ce qui manque au concept pour se réaliser. Auto-critique du concept qui s'inscrit dans un mouvement d'auto-critique de la raison qui est la base de la dialectique négative.

32 ADORNO, DN, p. 19 33 LACAN, S XI, p. 23

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Cette rencontre dans une autre scène amènera Adorno à reconsidérer la forme même de la saisie conceptuelle, en donnant à la prose du concept la forme de prismes qui se rapprochent de la reconnaissance de l'opacité propre à la formalisation esthétique. Car le concept du non-conceptuel ne peut pas demeurer chez soi: "ce qui est qualitativement contraire au concept est difficile à conceptualiser; la forme dans laquelle quelque chose peut être pensé, n'est pas indifférente envers l'objet de la pensée"34. D'où l'importance de la conservation du 'moment esthétique' (ästhetische Moment) dans le mouvement du concept.

Nous croyons qu'une intuition semblable amène Lacan à développer une distinction entre lettre et concept, entre formalisation et conceptualisation. Une distinction qui indique deux modes différents de subjectivation à l'intérieur de la clinique: la formalisation et la symbolisation. Il ne s'agit pas d'une opération évidente et la détermination de la nature de cette différence ne pourra être faite que dans le développement de ce travail. Nous verrons comment elle n'obéit pas au régime d'extériorité indifférente, pour autant que, en ce qui concerne à la psychanalyse, il s'agit de savoir formaliser, grâce à la lettre, une limite qui apparaît à travers l'action de symbolisation propre au signifiant.

Peut-être, la meilleure méthode d'analyse du rapport entre rationalité analytique et dialectique dans la pensée lacanienne consiste à adopter une perspective historiographique. Il s'agit de poser comme premier pas la reconstruction de la façon dont Lacan est arrivée à une élaboration conceptuelle aussi proche de celle qu'on trouve dans la dialectique négative. Il n’est qu’à la fin du livre qu’on aura une confrontation plus structurée entre Lacan et la tradition dialectique. Considérations finales pour l’introduction

C’est à partir de la position de cette constellation de motifs que ce

livre essaye de rearticuler le débat entre psychanalyse et dialectique au-delà de la démarche courante qui soutient le caractère absolument irréconciliable entre Lacan et la tradition dialectique. Mais, à l’intérieur de ce débat, un problème a toujours servi de guide : savoir quel peut être la configuration d’une pensée dialectique accessible à l’expérience de la contemporanéité. Au-dessus des discussion sur la praxis psychanalytique lacanienne dans son rencontre avec certaines élaborations d’Adorno, c’est toujours la question du destin de la dialectique qui se pose.

34 ADORNO, TE, p. 161

34

Il est vraie que, pendant un certain temps, la dialectique a été vue comme une espèce de bête-noire par tous ceux qui ont insurgé contre les enchantements de la synthèse, de la totalisation et de l’universalisme. Je voudrais sortir un peu de cette tendance générale et montrer qu’il n’a que la dialectique pour soutenir une pensée du singulier et de la résistance de l’objet. Une dialectique renouvelée par Lacan et Adorno, bien sûr. Mais, quand même, une dialectique qui n’a pas peur de dire son nom.

C’est une façon de montrer comment le problème de rationalité de la clinique psychanalytique peut contribuer, de façon décisive, à la re-orientation de la raison dans ses aspirations plus larges. Ce qui oriente une praxis clinique dans son contact avec ce qui s’impose à un sujet comme pathos (un pathos qui lui détermine en même temps que lui échappe), peut converger avec ce qui amène la pensée à se confronter avec des expériences qui, même accessibles à la réflexion, se posent en tant qu’éminemment négatives. Cette possibilité est ce qui donne vie à une tentative de relire, à partir de ce que la psychanalyse lacanienne apporte, certains opérateurs majeurs propres à la tradition dialectique dans sa matrice hégélienne. Il s’agit d’un travail qui demandera un certain temps pour se réaliser de façon convenable. Je suis le premier à reconnaître, avec une certaine angoisse, qu’il y a beaucoup à faire et que ce livre est plein des questions qui sont restés dans un stage indicatif. A cause de cela, l’écriture de ce livre a semblé parfois à la tentative de photographier un train d’haute vitesse en mouvement. Mais on ne surmonte un obstacle que lorsqu’on n’a pas peur de la chute.

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I.

Une rationalité à la praxis analytique: configuration du recours lacanien à la

notion d’intersubjectivité

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1. Histoires de renversements

N'est fondamentalement maître que celui qui fait que, dans son faire, ce qui est autre se renverse soi-même

Hegel

Remarque sur la dialectique du Maître et de l'Esclave Commençons par une absence. Dans ce livre, il ne sera pas question d’analyser directement les innombrables lectures de la Dialectique du Maître et de l’Esclave (DME) qui ne cessent de revenir tout au long de la trajectoire de Lacan35. Une absence aussi grande mérite une explication. Elle est simple : la façon dont Lacan articule la DME s'inscrit dans une stratégie de lecture mise en circulation par Alexandre Kojève dans les années 30. Une stratégie extrêmement riche et inventive, mais néanmoins très difficilement soutenable comme commentaire de texte et surtout comme figure réellement dialectique.

Nous savons que la stratégie de Kojève était fondée sur une relecture de la DME envisagée comme clef de la transformation du système hégélien en une véritable anthropologie philosophique. Dans le cas de Kojève, cette anthropologisation a transformé la philosophie hégélienne en une philosophie de la praxis où la catégorie de Travail remplit un rôle majeur dans les dispositifs réflexifs qui amènent la conscience vers sa réalisation en Esprit ou, pour parler avec Kojève, en Sage reconnu universellement comme citoyen de l'Etat Universel à venir.

Le problème ne se trouve pas dans la transformation de la philosophie hégélienne en philosophie de la praxis puisque, jusqu'à un certain point, elle l'est. Il suffit pour s’en convaincre d’être attentif au rapport entre travail et réflexion dans la philosophie hégélienne ou de prendre en considération l’articulation entre désir, travail et langage dans la constitution du champ d’intelligibilité d’un Esprit pensé comme ensemble des pratiques

35 Pour une analyse détaillée des multiples moments de la dialectique du Maître et de l'Esclave chez Lacan voir REGNAULT, La dialectique du maître et de l'esclave chez Lacan, in Quarto, 68, 1986.

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sociales d’interaction capables d’être appréhendées de façon auto-refléxive et de répondre à des exigences d’universalité et d’inconditionnalité36.

Cette transformation de la dialectique hégélienne en une dialectique du travail était une opération qui demandait nécessairement l'abandon de la philosophie hégélienne de la nature pour rendre la place à une ontologie dualiste fondée sur la distinction ontologique entre l'homme (négativité dialectique) et la nature (matière pure pré-réflexive). Car le Travail serait négativité qui temporalise le monde naturel-spatial et qui permet la réconciliation de l'immanence de l'effectivité avec la transcendance de la subjectivité. En ce sens, rappelons-nous que, pour Kojève, il faut supposer la nature comme Être-donné-pré-réflexif car : « la dialectique réelle de la Nature n’existe que dans l’imagination (schellingienne) de Hegel » 37.

Mais le prix de l'abandon kojèvéen de la philosophie de la nature est la négation non-dialectique complète de l'irréductibilité du sensible au concept. C'est un prix qu'Hegel ne s'est jamais vu dans l'obligation de payer, pour autant que la négation non-dialectique du sensible nous empêche de comprendre la nature de la contradiction hégélienne (Wiederspruch) comme contradiction objective ou contradiction réelle. On perd alors tout le sens de la démarche dialectique hégélienne. Car la naturalisation de la dialectique chez Hegel autorise, à l'intérieur du système, l'avènement d'un savoir qui n'est pas fondé sur l'expulsion pure et simple de l'expérience sensible. Ainsi, par exemple, lorsque Lacan pose une différence entre la négativité propre au sujet de l'inconscient dans son rapport à la Chose et une « néantisation qui s'assimilerait à la négativité hégélienne »38, il nous semble que nous sommes devant une erreur de perspective entre Hegel et Kojève.

En ce sens, au lieu de rentrer dans l'analyse de la DME présente dans les textes lacaniens et de risquer ainsi de perpétuer le biais propre au commentaire de Kojève et ses limites dans la compréhension de la structure logique de la dialectique, il nous a semblé plus intéressant de travailler directement les considérations lacaniennes sur la logique dialectique dans l'analyse. En ce sens, il faut être attentif, d'abord, à la façon dont Lacan articule dialectique et intersubjectivité dans la constitution d'un paradigme de

36 Suivons l’interprétation non-métaphysique d’Esprit proposé, entre autres, par Terry Pinkard : « Esprit est une forme de vie auto-consciente, c’est-à-dire une forme de vie qui a développé plusieurs pratiques sociales afin de réfléchir sur ce qui est légitime (authoritative) en soi, cela au sens de savoir si ces pratiques réalisent leurs propres aspirations et les objectifs qu’elles ont posés par elles mêmes [...]. Ainsi, “Esprit” signifie, pour Hegel, non pas une entité métaphysique, mais une relation fondamentale entre personnes, une façon dont des personnes réfléchissent à propos de ce que elles comprennent comme légitime. » (PINKARD, Hegel’s phenomenology : the sociality of reason, Cambridge University Press, 1996, p. 8) 37 KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, 3 ed, Paris : Gallimard, 1992, p. 490. 38 LACAN, S IX, séance du 28/03/62.

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rationalité pour la praxis analytique. Il s'agira surtout de montrer les limites et les voies ouvertes par cette articulation. La dialectique hégélienne, selon Lacan

« La psychanalyse est une expérience dialectique »39. Enoncée en 1953, cette proposition résumait le programme de rationalité analytique que soutenait l'expérience lacanienne. Un programme qui l’a amené, par exemple, à énoncer, entre 1951 et 1953, une série de trois conférences à la SPP intitulée Psychanalyse dialectique ?. Malheureusement, nous n’avons plus de traces de ces dernières. Quoiqu’il en soit, il est bien évident que nous n'avons pas réellement besoin de celles-ci pour savoir ce que Lacan entendait exactement par dialectique.

Nous savons comment, à cette même époque, Lacan cherchait à fonder la rationalité de la praxis analytique à travers le paradigme de l'intersubjectivité. Cette décision était le moteur du projet lacanien de retour à Freud. Ainsi, en 1953, à l'occasion du début de ce retour, Lacan énonce les conditions nécessaires pour la fondation de l'objectivité analytique :

La psychanalyse ne donnera des fondements scientifiques à sa théorie comme à sa technique qu’en formalisant de façon adéquate ces dimensions essentielles de son expérience qui sont, avec la théorie historique du symbole, la logique intersubjective et la temporalité du sujet.40

Nous sommes devant le résultat d'une longue trajectoire de refondation de la métapsychologie et de la praxis analytique. C'était un résultat qui indiquait un double programme à venir : le développement des conséquences de l'articulation structurale de l'univers symbolique et la formalisation logique de la réflexivité intersubjective. Tel est le point d'arrivée d'un large projet de détermination des présupposés généraux de l'objectivité propre aux phénomènes subjectifs dans lequel Lacan s'est engagé pendant vingt ans. Car ce projet était déjà présent dans sa thèse de doctorat de 1932 sous la forme de l'énonciation d'une science de la personnalité de matrice initialement politzerienne dont les aspirations seront transférées à la reformulation lacanienne de la psychanalyse41.

39 Idem, E, p. 216. 40 LACAN, E, p. 289 41 Soulignons, par exemple, la notion d'intersubjectivité présente dans cette façon propre au jeune psychiatre Lacan de comprendre la psychose : « Les conceptions mêmes de la psychose, quelque discrédit que leur porte leur motivation radicalement individuelle qui est le fait même du délire, traduisent pourtant curieusement certaines formes, propres à notre civilisation, de participation sociale » (idem, PPRP, p. 317).

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L'utilisation clinique du champ intersubjectif pouvait apparaître comme l'espace privilégié de détermination du régime d'objectivité propre à la subjectivité parce qu'elle empêchait la psychanalyse d'adopter une perspective matérialiste réductionniste et de chosifier les phénomènes subjectifs42. Comme Lacan le dira plusieurs fois, la psychanalyse soulignait le retour du sujet à l'intérieur du discours de la science. Mais « il n'y a de sujet que pour un autre sujet »43 et il s'agit de penser la rationalité analytique à partir de cette réflexivité. Ainsi, en même temps qu'il affirmait que la psychanalyse était une expérience dialectique, Lacan pouvait nous rappeler qu'elle était aussi « l'expérience intersubjective où ce désir [le désir du sujet] se fait reconnaître. »44

La réalisation intersubjective du désir, c'est-à-dire la réflexivité propre à la reconnaissance du désir du sujet par l'Autre, se présentait comme l'essence de la cure analytique. Il s'agissait de la possibilité de l'assomption du désir du sujet à la première personne du singulier dans un champ linguistique partagé de façon intersubjective. D'où l'affirmation :

Le sujet, disions-nous, commence l'analyse en parlant de lui sans vous parler à vous, ou en parlant à vous sans parler de lui. Quand il pourra vous parler de lui, l'analyse sera terminée45. Nous percevons ici que, pour Lacan, dialectique, dialogue,

intersubjectivité et reconnaissance étaient des termes absolument convergents. La dialectique nommerait la structure logique du dialogue intersubjectif propre à l'analyse. Un dialogue particulier puisqu'il était capable de produire la reconnaissance du désir du sujet46. La logique dialectique était donc réduite à la formalisation des rapports intersubjectifs

42 Des années plus tard, Lacan continuera à soutenir l'importance d'une ontologie de la première personne à l'intérieur de la psychanalyse. Contre l'interprétation de Laplanche et Leclaire (LAPLANCHE et LECLAIRE, L'inconscient : une étude psychanalytique in LAPLANCHE, Problèmatiques IV, Paris : PUF, p. 230) à propos de l'impossibilité de l'articulation de l'inconscient à la première personne, Lacan dira: « Ailleurs j’ai bien dit que la vérité parle Je ». Pour lui, la vraie question se trouve dans la détermination de la structure du Je : « ce qui ne vient à l’idée, ni de l’auteur, ni de Politzer, c’est que le Je dont il s’agit est peut-être innombrable, qu’il n’y a nul besoin de continuité du Je pour qu’il multiplie ses actes » (LACAN, S XVII, p. 73). 43 Idem, S VI, séance du 13/05/59. 44 Idem, E. p. 279. 45 Ibidem, p. 373. 46 A ce moment-là, Lacan n'a pas peur de se servir du terme de dialogue pour caractériser l'interlocution analytique. Ce que nous voyons dans des affirmations comme celle-ci : « L'Idéal de l'analyse n'est pas la maîtrise de soi complète, l'absence de passion. C'est de rendre le sujet capable de soutenir le dialogue analytique [italique VPS], de parler ni trop tôt, ni trop tard » (LACAN, S I, p. 9).

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propres à une modalité très spécifique de dialogue nommée parfois par Lacan « maïeutique analytique »47.

Cette façon d'articuler dialectique et intersubjectivité a poussé Lacan à rapprocher la dialectique hégélienne de la dialectique platonicienne et à parler de « la dialectique de la conscience de soi, telle qu’elle se réalise de Socrate à Hegel », cela contre l'avis d'Hegel lui-même48. Il est certain que cette opération soulève plusieurs questions. Serions-nous devant un retour de la dialectique à sa matrice dialogique ? En fait, Lacan ne semblait pas craindre d'accomplir ce retour. Il lui arrive de dire que

La psychanalyse est une dialectique, et ce que Montaigne, en son livre III, chapitre VIII, nomme un art de conférer. L'art de conférer de Socrate dans le Ménon, c'est d'apprendre à l'esclave à donner son vrai sens à sa propre parole. Et cet art est le même chez Hegel49. En ce sens, Lacan suivait la perspective de lecture propre à

l'hégélianisme français de son époque. Car c'était Hyppolite qui demandait : « Que signifie, originairement, le terme de dialectique, sinon l’art de la discussion et du dialogue ? »50

Souvenons-nous que le milieu hégélien français de ce siècle – milieu dont Lacan est sorti – a essayé de mettre en évidence la structure linguistique intersubjective qui serait à la base de la formation du caractère relationnel de la conscience-de-soi. Jusqu’à un certain point pour Kojève, mais principalement pour Hyppolite, la dialectique de l'identité et de la différence se développera dans le champ linguistique de la reconnaissance

47 Idem, E, p. 109 Il faut faire ici une précision historiographique. Le paradigme de l'intersubjectivité rendra service à la métapsychologie lacanienne jusqu'au début des années soixante. L'abandon de ce paradigme ne viendra qu'en 1961, lorsque la reconnaissance intersubjective devient un piège narcissique capable d'empêcher le développement de l'analyse. D'où l'affirmation : « L'expérience freudienne se fige dès qu'elle [l'intersubjectivité] apparaît. Elle ne fleurit que de son absence » (idem, S VIII, p. 19). Comme nous verrons, à partir de ce moment, il se produira une vraie reconfiguration des modes de subjectivation et du programme de rationalité de la praxis analytique. En ce sens, il n'est pas correct de croire que l'intersubjectivité a été abandonnée par Lacan lors du tournant structuraliste des années 50, comme si les considérations sur le primat de la structure annulaient les réflexions à propos de la parole en tant qu'acte de reconnaissance intersubjective du désir. En fait, l'intersubjectivité apparaît depuis le début comme le processus capable de résoudre l'antinomie entre langage et parole.

48 Idem, E, p. 292. Lacan fait ce rapprochement sans prendre en compte la méfiance de Hegel à ce propos. Voir, par exemple, son affirmation sur la maïeutique socratique : « La dialectique qui vise à dissoudre le particulier pour produire l’universel n’est pas encore la véritable dialectique » (HEGEL, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie II, Frankfurt : Suhrkamp, p. 65). 49 LACAN, S I, p. 317. 50 HYPPOLITE, Logique et existence, Paris: PUF, 1991, p. 12

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intersubjective. « La seule possibilité de résoudre la détermination opaque dans la transparence de l'universel, de défaire le nœud, dira Hyppolite, c'est de communiquer par le langage, d'accepter le dialogue »51. En effet, « le langage dit les choses, mais il dit aussi le moi qui parle et il établit la communication entre les divers moi, il est l'instrument universel de leur reconnaissance mutuelle »52.

Cette compréhension de la dialectique comme dialogue capable de dissoudre l'opacité du particulier à travers la reconnaissance intersubjective était la clef dont Hyppolite se servait afin de rapprocher psychanalyse et phénoménologie hégélienne. Il parlait ainsi d'une fonction d'inconscience de la conscience qui rapprochait l'inconscient freudien d’une structure de méconnaissance, fondement du mouvement propre à la Verneinung. Avec cette stratégie, il pouvait affirmer que « méconnaître n'est pas connaître ; méconnaître c'est connaître pour pouvoir reconnaître, et pour pouvoir dire un jour : je l'ai toujours su »53. L'opacité de l'inconscient serait annulée à travers une parole qui reconnaît un savoir refoulé et oublié. La dialectique ici est convergente. Elle ne reconnaît aucun espace à une expérience de limite aux opérations de conceptualisation et de symbolisation propres au savoir de la. Ici, comme ce sera le cas chez Habermas et Ricoeur, l'interprétation analytique n'est autre chose qu'une auto-réflexion qui opère par des processus de remémoration, c’est-à-dire qu’elle est un processus visant l’élargissement de l’horizon de compréhension de la conscience à travers la constitution réflexive d’un champ de représentations qui internalisent et qui actualisent des contenus mentaux auparavant non accessibles en tant qu’objets de déterminations intentionnelles.

Ainsi Lacan voyait-il, dans le savoir absolu hégélien, le résultat de cette notion totalisante d'interprétation. Nous voyons ici le poids de Kojève, puisque le psychanalyste comprend le savoir absolu comme le moment de domination complète de l'effectivité où le discours, dans sa totalité,

se renferme sur lui-même, qu’il soit entièrement d’accord avec lui même, que tout ce qui peut être exprimé dans le discours soit cohérent et justifié [...]. Dans la perspective hégélienne, le discours achevé, incarnation du savoir absolu, est l’instrument de pouvoir, le sceptre et la propriété de ceux qui savent. Rien n’implique que tous y participent54.

Sans rentrer dans le bien-fondé de cette lecture de la dialectique hégélienne (Lacan présuppose chez Hegel une relation de domination entre

51 Ibidem, p. 23. 52 Ibidem, p.11. 53 Idem, Figures de la pensée philosophique, Paris : PUF, 1971, p.215. 54 LACAN, S II, pp. 91-92.

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savoir et effectivité qui demanderait une notion de vérité comme adéquation toujours critiquée par le philosophe allemand), il est important de souligner comment une telle critique indique un mouvement interne à la pensée lacanienne. Car elle montre l'effort de Lacan pour distinguer sa notion d'intersubjectivité des processus de totalisation systémique et de synthèse convergente qui pourraient apparaître comme horizon de la fin de l'analyse si l'on comprend l'intersubjectivité essentiellement comme une démarche de compréhension auto-réflexive.

Deux façons de dire non

Le commentaire d'Hyppolite à propos du texte freudien Die

Verneinung nous donne un mode d'appréhension des limites de cette modalité de définition de la psychanalyse comme « dialogue dialectique »55.

Il est vrai qu'Hyppolite a eu le mérite de comprendre la solidarité entre la notion freudienne d'inconscient et une réflexion sur la théorie des négations. Car la reconnaissance de ce qui se trouve dans la position de l'inconscient n'est possible qu'à travers une notion de négation qui ne soit ni l'indication du non-être ni la cristallisation d'un processus d'expulsion (Ausstossung) d'un réel qui porte atteinte au principe de plaisir. Pour qu'il y ait reconnaissance de l'inconscient, il faut un mode de négation qui soit structure de « l’apparition de l'être sous la forme de n'être pas »56. La parole qui porte l’inconscient n’est pas une nomination positive, mais s’organise comme une négation capable de donner l’objectivité à l'être du sujet. Ce que Lacan soulignera en commentant la formule Wo Es war, soll Ich werden :

Etre de non-étant, c'est ainsi qu'advient Je comme sujet qui se conjugue de la double aporie d'une subsistance véritable qui s'abolit de son savoir et d'un discours où c'est la mort qui soutient l'existence57.

Hyppolite croyait avoir trouvé cette modalité de négation dans la Verneinung propre à la structuration de la résistance névrotique.

Le fondement de l'argument se trouve dans le rapprochement entre Verneinung et sublimation, puisque les deux processus obéiraient à la

55 A propos de la question du statut de la Verneinung, voir aussi DAVID-MÉNARD, La négation comme sortie de l'ontologie in Revue de métaphysique et morale, n.2, 2001, pp. 59-67 ; MACHEREY, Le leurre hégélien in Bloc-notes de la psychanalyse, n. 5, 1985, pp. 27-50 ; FONTENEAU, La négation in L'éthique du silence, Seuil : Paris, 1999, pp. 62-92. BALMÈS, Du oui et des nons in Ce que Lacan a dit de l'être, Paris : PUF, 2000, pp. 52-97 et FAUSTO, Dialética e psicanálise In : SAFATLE, Um limite tenso, São Paulo : Unesp, 2003, pp. 107-147. 56 HYPPOLITE, Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud in LACAN, E, p. 886. 57 Ibidem, p. 802

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logique propre de l'Aufhebung hégélienne. Cet argument présente plusieurs problèmes à l'intérieur même d'une logique dialectique des négations.

Le premier pas donné par Hyppolite pour rapprocher Verneinung et sublimation consistait dans la distinction, à l'intérieur de la pensée freudienne, entre « négation interne au jugement » et « attitude de négation ». Freud élabore cette négation interne au jugement dans la deuxième partie de son texte sur la Verneinung. Il cherche l'origine psychologique de la fonction intellectuelle du jugement, compris ici comme affirmation ou négation des contenus de la pensée. Il s'agit de comprendre la structuration d'une fonction intellectuelle (l'acte de juger) à partir du jeu des motions pulsionnelles primaires. La stratégie consistera à analyser les jugements d'attribution et d'existence à travers la dynamique pulsionnelle.

Pour Freud, nous trouvons, à l'origine des processus de jugement, des opérations qui suivent la logique exclusive du principe du plaisir. Le moi (alors dans la position de moi-plaisir originel – ursprüngliche Lust-Ich) essaie de se différencier pour la première fois du monde extérieur et des motions pulsionnelles du ça en déterminant un principe d'auto-identité. Une différenciation entre le dehors et le dedans sera le résultat de ces opérations. Ce qui démontre comment cet acte de juger est, en même temps, premier acte de constitution du moi, en tant qu'entité auto-identique. Le moi naît à travers un jugement. Car nous ne pouvons pas oublier comment le moment originaire, dont le statut est toujours ambigu dans l'œuvre freudienne, est marqué par une indifférenciation générale entre intérieur et extérieur, entre le moi et le monde. Ce qui amenait Freud à affirmer qu’il n’existe pas dès le début, dans l’individu, une unité comparable au moi. La conséquence épistémique de la présupposition de l'indifférenciation générale était que « l’opposition entre subjectif et objectif n’existe pas dès le début »58.

Pour y arriver, le moi se sert d'abord d'un jugement d'attribution (qui consiste à accorder ou à refuser une qualité à un sujet grammatical) afin de « s’introjecter tout le bon et jeter hors de lui tout le mauvais »59. Le moi n'a pas encore à sa disposition un principe d'objectivité. Il va donc soumettre la perception au principe économique du plaisir, opérer une symbolisation primordiale à travers une Bejahung, et rejeter hors de soi le mauvais, l'étranger et tout ce qui rompt avec le principe de constance dans le niveau des excitations de l'appareil psychique. Freud parlera des: « fréquentes, multiples et inévitables sensations de douleur et de déplaisir que le principe de plaisir, à la domination sans borne, commande de supprimer et d'éviter (aufheben und vermeiden) »60. En ce sens, « nier quelque chose dans le 58 FREUD, La négation In Résultat, idées, problèmes - II, Paris: PUF, 1998, p. 137. 59 Ibidem, p. 137. 60 Idem, La malaise dans la culture, op.cit., p. 252.

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jugement (Etwas im Urteil verneinen) veut dire au fond : c'est là quelque chose que je préférais par-dessus tout refouler »61. Autrement dit, la négation interne au jugement est rejet hors de soi (Ausstoβung aus dem Ich) qui présuppose la déliaison radicale entre le moi et un réel qui apparaît comme traumatique. Cette déliaison serait animée par l'enjeu pulsionnel propre à la pulsion de destruction. Lacan verra, dans cette procédure de négation, l'exemple majeur de la Verwerfung psychotique « qui constitue le réel en tant qu’il est le domaine de ce qui subsiste hors de la symbolisation »62.

Une conséquence importante de cette façon de comprendre la négation propre au jugement d'attribution se trouve dans le besoin d'admettre un genre de Verwerfung générale de tout ce qui est au-delà du principe du plaisir et qui apparaît comme principe générique de fondation de l'auto-identité du moi. Quel sera le destin de cette Verwerfung primordiale ? C’est une question que suivra Lacan. Notons qu'il ne s'agit pas encore ici de la forclusion du Nom-du-Père, mais du résultat du premier mode d'apparition du réel – ce qui nous démontre comment la Verwerfung peut nommer aussi des phénomènes qui se présentent hors du cadre structural de la psychose63, pour autant qu'il y aurait une espèce de première émergence du manque du réel avant la castration proprement dite. Notons aussi que ce Réel verworfen n'est pas simplement ce qui dans le monde extérieur est déplaisant. Il est aussi composé des excitations pulsionnelles internes qui ont été projetées hors du moi. Cela nous montre que ce réel n'est pas un état du monde auquel on pourrait avoir accès à travers une description objective fournie par une épreuve de réalité. Ce Réel n'a qu'une valeur négative en tant qu'il n'est défini que comme ce qui produit des frustrations réitérées dans le programme de satisfaction propre au principe de plaisir. Même si l'on suit Freud, il est difficile d'affirmer que l'on a un accès épistémique, un genre de savoir positif sur ce réel où s'est logée

61 Idem, La négation, op.cit., p. 168. 62 LACAN, E, p. 388. 63 François Balmès a bien noté une ambiguïté majeure dans les textes lacaniens concernant la position de la Verwerfung. D'un côté, elle est l'expulsion qui constitue le réel comme étant hors symbolisation. En ce sens, elle désigne un processus lié à l'origine du système signifiant des Vorstellungen. Cette expulsion nous amène aussi à das Ding comme ce qui du réel pâtit du signifiant. Mais, d'un autre côté, la Verwerfung désigne la forclusion d'un signifiant primordial et marque aussi la forclusion de la castration liée à l'assomption du Nom-du-Père. En ce sens, elle est l'opération qui se constitue dans un « déjà-là » de la symbolisation. Et ce qui est forclos n'apparaît pas exactement comme Chose, mais comme hallucination et acting-out. La suggestion de Balmès consiste à séparer l'Ausstossung comme expulsion de la Verwerfung comme forclusion (Cf. BALMÈS, idem, pp. 52-97). Tout en reconnaissant la tension interne à la production conceptuelle lacanienne, nous pouvons essayer de la comprendre à travers l'idée que Lacan cherche, avec ce mouvement, à poser l'existence d'une espèce de signifiant hors chaîne symbolique qui ne peut pas être intégré à la chaîne de l'Autre.

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aussi la pulsion. Souvenons-nous, par exemple, de la façon dont Freud développe le dispositif d'épreuve de réalité à partir des considérations sur la motricité comprise comme la capacité du moi à fuir une perception déplaisante et à se débarrasser de l'accroissement des excitations. Cette épreuve n'apparaît que comme l'innervation motrice qui permet de décider si on peut faire disparaître la perception ou si celle-ci se révèle résistante. C'est-à-dire qu’à travers la résistance à l'effacement d'une perception déplaisante qui frustre la réalisation fantasmatique du désir, le sujet apprend à trouver d'autres voies vers la satisfaction. Mais rien ici ne nous permet de passer d'un simple indice de frustration d'un objet fantasmatique halluciné à la description objective et au savoir articulé à propos d'un état du monde. En bref, rien ne nous permet de passer de l'épreuve de réalité au principe de réalité, de la réalité comme épreuve et résistance au fantasme à la réalité comme principe de représentation consciente de « l'état réel du monde extérieur [die realen Vehältnisseder Auβenwelt vorzustellung] »64. On comprend comment Lacan aboutira à une définition éminemment négative du Réel.

Il sera d’abord amené à critiquer, déjà danssa thèse de doctorat, le principe freudien de réalité. Ensuite, il posera la question de savoir quels seront les destins possibles de ce Réel forclos, où se loge aussi les pulsions au-delà du principe de plaisir. Une réflexion sur la spécificité de la sublimation s'imposera.

Or pour Hyppolite, cette question sur le destin de la Verwerfung ne semble pas poser beaucoup de problèmes. D'abord, il affirme que le jugement d'existence (dans lequel le moi essaye d'identifier si cet objet introjecté en lui et lié aux représentations (Vorstellung) d'expériences premières de satisfaction peut être retrouvé dans la réalité perçue) obéit à la même structure de négation que celle présente dans le jugement d'attribution. D’où cette affirmation : « il faut considérer la négation du jugement attributif et la négation du jugement d'existence comme en-deçà de la négation au moment où elle apparaît dans sa fonction symbolique [c'est-à-dire de la Verneinung] »65. Une proposition non partagée par Lacan, qui voyait la Verwerfung propre au jugement d'attribution comme une négation d'un autre ordre par rapport au jugement d'existence.

Pour Lacan, nous trouvons déjà le mode de négation propre à la Verneinung dans le jugement d'existence: « il s'agit de l'attribution, non pas de la valeur de symbole, mais de la valeur de l'existence »66. Nous savons

64 FREUD, Formulation sur les deux principes du cours des événements psychiques in Résultats, idées, problèmes, Paris : PUF, 1998, p. 136. 65 HYPPOLITE, idem, p. 884. 66 LACAN, S III, p. 97.

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que, dans cette façon de concevoir le jugement d'existence, il s'agit de retrouver un objet fantasmatique dont la représentation s'articule déjà dans des signifiants. La Verneinung montrait que, lorsque j'essaie de rendre la perception de l'objet adéquate à la représentation fantasmatique, lorsque je nie la différence entre l'objet fantasmatique et l'objet de l'expérience, la tentative d'adéquation s'inverse dans la reconnaissance de l'insistance de l'inadéquation. La reconnaissance d'un espace d'inadéquation devient possible qui, dira Lacan, « concerne une relation du sujet à l'être »67 en tant que négativité. Un espace qui peut être reconnu parce que le symbole de la négation propre à la Verneinung exprime déjà l'essence du symbolisme : « néantisation symbolique » qui est présence de l'être sous la forme de n'être pas. Ce que le sujet devra reconnaître dans un moment postérieur, mais à travers une négation.

Prenons l'exemple classique de Freud, où l'analysé soutient des affirmations du genre « cela je ne l'ai jamais pensé », comme dans le cas de celui qui rêve d'une femme et dit : « ce n'est pas ma mère ». Cet exemple nous offre une illustration de l'envers réflexif de notre description. Lorsque le sujet insiste dans la négation et essaye de nier l'adéquation entre la représentation onirique féminine devenue consciente et l'image mnésique d'un objet fantasmatique, il est contraint de reconnaître le contraire et d'inverser la différence de l'image mnésique dans son opposé. Freud peut donc dire qu'une telle négation est déjà prise de connaissance (Kenntnis zu nehmen) du refoulé. Elle est déjà Aufhebung du refoulement, ce qui ne signifie pas vaincre les résistances au processus affectif d'admission, pour autant que ces résistances ne pourront être vaincues qu'à travers des opérations de perlaboration capables de produire l'assentiment subjectif caractéristique de la conviction (Überzeugung). D'où l'idée de Lacan que « le refoulement et le retour du refoulé, c'est la même chose »68.

Mais notons que cela ne signifie pas absolument un retour au Réel qui a été expulsé à travers la Verwerfung. Les voies du retour de ce qui a été verworfen ne passent pas par la symbolisation. Lacan est clair sur ce sujet. Il y a une symbolisation primordiale qui est : « la condition primordiale pour que du réel quelque chose vienne à s'offrir à la révélation de l'être, ou, pour employer le langage de Heidegger, soit laissé-être ».69 Elle est foncière pour définir ce qui peut revenir à travers cette « négation secondaire »70 qu’est la Verneinung. Mais il y a « ce qui n'est pas

67 LACAN, E, p. 382. 68 Idem, S I, p. 215. 69 Idem, E, p. 388. 70 Idem, S XIV, séance du 16/11/67 ;

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laissé-être dans cette Bejahung »71, dans cette symbolisation primordiale. Les concepts de Réel et d'être ne convergent pas totalement chez Lacan72. Voici une distinction centrale car elle guidera la prise de distance progressive de Lacan par rapport à Hyppolite.

Nous pouvons dire que l'être est lié à une dialectique du renversement, du voilement et du dévoilement qui lui permet de se présenter dans l'ordre symbolique. Il y a une inscription symbolique de l'être. Mais le Réel, comme il est le résultat d'une Verwerfung, demande un autre genre de formalisation qui n'est pas de l'ordre de la symbolisation. Lacan dira donc que ce Réel « n'attend rien de la parole »73, qu'il « est le domaine de ce qui subsiste hors la symbolisation »74, qu'il ne sera pas historicisé. Ces remarques sont fondamentales pour comprendre pourquoi Lacan cherchera, à partir des années soixante, des procédures de formalisation d'un manque auquel la symbolisation ne supplée pas.

Cette disjonction entre le Réel et l'être n'est pas sans conséquences pour une théorie du sujet. Bien qu’il se serve du concept heideggerien de Dasein, Lacan conçoit l’être comme l'être du sujet75. C'est une ontologie de la première personne que Lacan semble vouloir fonder - conjonction impensable pour Heidegger dont la récupération de la notion d'être était inscrite dans une critique générale de la métaphysique du sujet'76. D'autre part, la possibilité de symboliser l'être nous rappelle comment cette notion d'être se subordonne à une logique de la réflexion. Il y a une symbolisation réflexive de l'être chez Lacan.

Mais le Réel, en tant qu'hors symbolisation, semble vouloir ouvrir l'espace à « une subjectivation acéphale, une subjectivation sans sujet, un

71 Idem, E, p.388. 72 Voir BADIOU, Lacan et Platon : le mathème est-il une idée ? in MAJOR (org.), Lacan avec les philosophes,op. cit., p. 137. 73 LACAN, E, p. 288. 74 Ibidem, p. 388. 75 Comme le rappelle Derrida : « Lacan a reconduit Dasein au sujet » (DERRIDA, La carte postale, Flammarion: Paris, 1980, p. 498) c'est-à-dire qu’il a utilisé la structure heideggerienne d'articulation de l'être mais qu’il l'a déplacée vers le topos du sujet. En ce sens Lacan reste fidèle à l'ontologie kojèvéenne qui était le résultat d'une haute-couture philosophique entre le Dasein heideggerien et le sujet hégélien. 76 Soulignons ici cette affirmation sur le point essentiel de la découverte freudienne : « le point essentiel c'est que ceci, en aucun cas, ne veut dire : un retour à la pensée de l'être. Rien dans ce qu’apporte Freud, qu'il s'agisse de l'inconscient ou du ça, ne fait retour à quelque chose qui, au niveau de la pensée, nous replace sur ce plan de l'interrogation de l'être. Ce n'est qu'à l'intérieur - et restant dans les suites de cette limite de franchissement, de cette cassure par quoi, à la question que la pensée pose à l'être, est substituée, et sous le mode d'un refus, la seule affirmation de l'être du je - c'est à l'intérieur de ceci que prend son sens ce qu'amène Freud, tant du côté de l'inconscient que du ça » (LACAN, S XIV, séance du 11/01/67).

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os »77. La compréhension postérieure du Réel comme événement traumatique dévoile la stratégie lacanienne pour penser le problème des modes de subjectivation des événements non supportés par un cadre symbolique réflexif donné. Notre question concernera le statut ontologique de ce Réel en tant qu'os pré-subjectif. Sommes-nous devant le retour à un genre d'assentiment pré-réflexif ? La position finale des concepts de pulsion et d'objet petit a, en tant que « Dasein corporel »78, pourront nous donner une direction d'analyse.

Mais il est vrai que, au moins à l'intérieur du paradigme de l'intersubjectivité, Lacan parle parfois de symbolisation du Réel. Cela ne signifie qu'une instabilité à l'intérieur de la théorie lacanienne qui ne sera réglée qu'à partir de la construction du concept d'objet a. Lacan ne peut pas admettre une relation simplement conventionnelle entre structure symbolique et Réel - ce qui, du point de vue de la clinique, transformerait l'interprétation dans une organisation de l'univers du sujet à partir d'un système conventionnel et arbitraire79. Depuis le début, les modes de subjectivation de la clinique doivent rendre compte de ce qui est de l'ordre du Réel dans l'expérience subjective. Mais, à l'intérieur du paradigme de l'intersubjectivité, il n'y aura d'autre voie pour penser le progrès analytique qu'à travers la symbolisation et l'historicisation des expériences traumatiques du sujet dans un champ linguistique partagé.

Ce Réel qui a été l'objet d'un rejet hors de soi reviendra au champ imaginaire de la réalité (car l’affirmation lacanienne « ce qui est forclos dans le symbolique retourne dans le réel » doit être lue en même temps que celle-ci : « cette réalité que le sujet doit composer avec la gamme bien tempérée de ses objets, le réel, en tant que retranché de la symbolisation primordiale, y est déjà [dans la réalité, ce que nous montre que les distinctions strictes entre Réel et réalité chez Lacan doivent être atténuées]»80) mais sans être historicisé, sans se soumettre à la catégorisation spatio-temporelle qui structure la notion de réalité. Il apparaîtra comme une « irruption sur la forme du vu »81, comme ce qui se produit dans l'hallucination et dans l'acting-out.

Il reste encore à savoir comment ce qui est marqué par une « inertie dialectique » dans la détermination de sa signification (hallucination), ce qui

77 Idem, S XI, p. 167 78 Cf. Idem, S XIV, séance du 14/06/67. 79 D'où une affirmation comme celle-ci, par exemple : « s'il y a quelque chose que je suis, c'est que je ne suis pas nominaliste, je veux dire que je ne pars pas de ceci, que le nom c'est quelque chose qui se plaque comme ça sur le réel » (Idem, S XVIII, p.28). 80 Idem, E, p. 389. 81 Idem, S I, p. 70.

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est acte excluant totalement la compréhension réflexive du sujet (acting-out) et à propos de quoi Lacan disait qu'il se manifestait dans « des relations de résistance sans transfert »82, pourra être subjectivé dans une clinique analytique dont les dispositifs centraux de subjectivation sont, pour l'instant, la symbolisation et la remémoration. Notons que, au-delà de l'hallucination et de l'acting-out, il y aura une autre modalité de manifestation de ce Réel qui a été forclos, de ce Réel qui n'est pas passé par la symbolisation primordiale. Il s'agit de das Ding en tant que ce qui marque la place de la pulsion « autour de quoi tourne tout le mouvement de la Vorstellung, que Freud nous montre gouverné par un principe régulateur, le dit principe du plaisir »83.

Mais laissons cette question ouverte. Nous reviendrons au problème posé par das Ding dans le chapitre VII. Pour l'instant, il faut souligner l'importance de la divergence des destins entre la Verwerfung et la Verneinung. Tandis que la Verneinung est une forme de négation qui nous amène vers la logique de la symbolisation analytique, la Verwerfung est une négation qui produit un retour au réel, mais sous la forme de constructions imaginaires qui bloquent toute possibilité de symbolisation. La Verneinung comme dialectique bloquée Avant de clore l'analyse de ces deux modes de négation, nous devons poser une question majeure : cette Aufhebung qui caractériserait la Verneinung est-elle de la même nature que la négation dialectique hégélienne ? Cette question est centrale car elle nous montrera ce qu’il y a d’infondé dans l’un des points classiques du rapprochement entre dialectique hégélienne et psychanalyse lacanienne.

La réponse est négative. L'opération logique présupposée par la Verneinung peut être comprise comme un renversement, un passage au contraire qui résulte de la position pleine d'un terme. Lorsqu'il nie de façon péremptoire la représentation, le sujet est amené à affirmer son opposé. Ainsi, par exemple, la négation de la mère se dissout-elle dans l'affirmation de la présence de sa représentation à l'intérieur de la pensée de l'analysé. En ce sens, la Verneinung est plus proche d'une logique de la contrariété que d'une logique dialectique de la contradiction dont la dynamique supporte l'Aufhebung. Le schéma logique de la Verneinung semble être le résultat de la position de cette négation qu'Aristote appelait « contrariété »84 (enantion) et que Hegel reprend de façon dialectique à travers des considérations sur 82 Idem, E., p. 288. 83 Idem, S VII, p. 72. 84 Cf. ARISTOTE, Métaphysique, Paris : Vrin, 1991, livre Γ, 2, 1004a 20.

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l'opposition (Gegensatz). Elle indique la solidarité entre deux termes contraires : l'Un et le multiple, l'être et le néant. L'Un est d'abord négation du multiple, l'être est d'abord négation du néant85. Cela nous montre comment une détermination ne peut être posée qu'à travers l'opposition, c'est-à-dire qu’elle doit accepter la réalité de son opposé. La positivité de l'identité est supportée par la force d'une négation interne qui, au fond, présuppose toujours la différence pensée comme altérité.

Contrairement à la Verwerfung psychotique, l'opposition ne peut pas être pure expulsion de l'altérité de l'ordre de l'existence objective. Elle doit reconnaître la réalité de son contraire, ce qui dans ce contexte veut dire qu'elle doit poser ce qu'elle présuppose. Une position qui peut nous amener vers ce que Hegel appelle « passages dans l’opposé » et qui peuvent apparaître comme le résultat de la reconnaissance de l’essentialité de la négation interne qui supporte la production de l’identité.

En ce sens, s'il y a une figure dialectique proche des passages au contraire de la Verneinung, il faut la chercher dans la Verkehrung et dans l'Umschlagen (terme que Labarrière traduit par basculer) que Hegel a toujours distingué de l'Aufhebung. Comme nous le verrons dans le chapitre VI, aussi bien la Verkehrung que l'umschlagen sont le premier résultat de la reconnaissance dialectique de la solidarité des opposés dans la détermination de l'identité. Il n'est pas le système de négation comme pur rejet hors de soi, car la conscience sait déjà qu’ « une déterminité de l'être est essentiellement un passer dans l'opposé ; la [déterminité] négative de chaque déterminité est aussi nécessaire qu'elle-même ; en face de chacune, en tant qu'elles sont des déterminités immédiates, se tient immédiatement l'autre »86. En ce sens, il est le nom le plus approprié de ce passage dans le contraire ou de « ce disparaître incessant des opposés dans eux-mêmes »87, fluidification des déterminations qui semble guider les inversions caractéristiques de la Verneinung. Mais il n'est pas encore la contradiction propre à la négation dialectique en son sens strict. C'est-à-dire qu’il n'est pas encore Aufhebung, terme qui demande le développement d'une figure de la négation qui ne se dissout pas dans une affirmation, mais qui soit capable de se conserver de façon objective comme négation.

85 Aristote dira que « des deux séries de contraires, l'une est la privation de l'autre » (idem, 1004b, 25), cela après avoir distingué négation et privation : « La négation est l'absence de la chose en question, tandis que, dans la privation, il y a aussi, subsistant dans un sujet, une nature particulière dont la privation est affirmée » (idem, 1004a, 10). 86 HEGEL, Science de la logique II, op.cit., p. 36. 87 Ibidem, p. 72.

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Comme nous le verrons de façon plus détaillée, pour qu'il y ait d'Aufhebung, il faut une opération de contradiction objective illustrée par Hegel dans cette affirmation :

Si maintenant ce négatif se manifeste en premier lieu comme inégalité (Ungleichheit) du moi avec l'objet (Gegenstande), il est bien aussi inégalité de la substance avec soi-même. Ce qui paraît se produire hors d'elle, être une activité (Tätigkeit) contre elle, est sa propre opération (Tun) ; et elle se montre être essentiellement sujet88.

Autrement dit, la différence entre la pensée représentative du moi et l'objet de l'expérience doit apparaître comme « inégalité de la substance avec soi-même », comme contradiction à l'intérieur de l'objet de l'expérience. Cette première négation entre la pensée et l'objet doit gagner la forme de l'objet. Cela signifie que l'objet doit apparaître, en même temps, comme adéquation et inadéquation à la pensée. Ainsi, il peut y avoir une conservation qui empêche le renversement perpétuel de tout ce qui est posé (comme on le voit dans la Verneinung). Nous verrons le sens de ce mouvement dans la dernière partie de ce livre.

Par ailleurs, il n'est pas étrange que la dialectique proposée par Hyppolite soit convergente et que le « cela je ne l'ai jamais pensé » de la Verneinung soit nécessairement résolu dans le « au fond, je l'ai toujours su » de la remémoration. Car, malgré l'aveu d'Hyppolite, la négation propre à la Verneinung va se dissoudre dans son contraire, de la même façon que le noeud de la « détermination opaque » est « défait dans la transparence de l'universel » à travers le dialogue dialectique. Voilà le résultat nécessaire de l'application clinique de la dialectique dialogique. Malgré le fait qu'un tel dialogue soit composé de résistances et de négations, il finira dans la réconciliation de la remémoration, pensée comme inscription du réel dans l'ordre symbolique. Grâce à une dialectique entendue comme une espèce de renversement du pour au contre (dans notre cas, il serait mieux de parler d'un renversement du contre au pour), la méconnaissance propre au moi sera renversée dans la remémoration d'un Réel refoulé tandis que les noyaux traumatiques seront symbolisés et sublimés à l'intérieur du cadre de l'histoire du désir du sujet.

Lacan aura conscience des conséquences de cette structure des renversements propres à la Verneinung. Dans le séminaire sur L'angoisse, il reviendra sur le problème de la Verneinung afin d'insister sur la nécessité de penser un autre mode de négation qui puisse soutenir le caractère irréductible

88 Idem, PhE I, p. 32.

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d'un manque auquel la symbolisation ne supplée pas. Lacan dira de ce manque de signifiant lié à l'émergence du Réel que

ce n'est pas non plus une annulation, ni une dénégation. Annulation et dénégation [notons cette conjonction pleine de signification - la dénégation est liée à la tentative d'annulation du manque propre au réel] sont des formes constituées de ce que le symbole permet d'introduire dans le réel, à savoir l'absence. Annuler et dénier , c´est tenter de défaire ce qui dans le signifiant nous écarte de l'origine et du vice de structure originel [et qui est l'irréductibilité du manque]. (...) Annulation et dénégation visent donc ce point de manque, mais ne le rejoignent pas pour autant, car, comme Freud l'explique, elles ne font que redoubler la fonction du signifiant en l'appliquant à elle-même. Or, plus je dis que ça n'est pas là, et plus ça est là [formule remarquable du renversement du contre au pour de la Verneinung]89. Ainsi, cette façon de définir l'inconscient freudien à partir de la

méconnaissance ne peut pas échapper aux apories propres à l'horizon de totalisation systémique produites par une notion de conscience qui, au fond, croit que toute connaissance est remémoration. Conscience qui concevrait tout progrès analytique comme historicisation dans un champ linguistique partagé de façon intersubjective. En réduisant la fin de l'analyse au processus d'auto-réflexion, cette interprétation sacrifie la notion même d'inconscient. Il n'y aurait rien dans l'inconscient qui ne serait accessible à la conscience à travers le renversement de la méconnaissance en connaissance remémorée90.

Malgré l'aveu d'Hyppolite, sa lecture de Freud ne s'écarte pas beaucoup de la théorie sartrienne de la mauvaise foi. Grâce au problème de la mauvaise foi, Sartre essayait de montrer comment lesdits contenus mentaux inconscients (contenus latents des rêves, croyances non-conscientes, événements traumatiques déniés, etc.) ne peuvent pas être de fait inconscients. Comme ces contenus mentaux sont les résultats d’un processus de refoulement, on arrive rapidement à un certain paradoxe : pour qu’il y ait du refoulement, il faut qu’il y ait conscience du refoulement. Comme dit Sartre : « Je dois savoir très précisément cette vérité [la vérité des contenus mentaux inconscients] pour me la cacher plus soigneusement »91. L’accent est mis sur le savoir. Si on analyse les 89 LACAN, S X, pp. 161-162 90 Ce qui amène Pierre Macherey à affirmer, sur le sujet hégélien : « s'il ne reçoit sa pleine conscience dès l'origine, dans la forme d'une révélation unique et irrécusable, il finit par y accéder, en suivant une progression dans laquelle l'inconscient, ou plutôt, pour reprendre une expression d'Hyppolite, “la fonction d'inconscience de la conscience”, est seulement un intermédiaire, l'instrument par lequel se résout la contradiction qui sert elle-même de moteur à ce développement » (MACHEREY, Le leurre hégélien - Lacan lecteur de Hegel in Bloc-Notes de la Psychanalyse, n. 5, 1985, p. 49). Mais cette affirmation de Macherey part du présupposé que l'Aufhebung hégélienne suit les considérations d'Hyppolite sur la Verneinung, ce qui ne nous semble pas être le cas. 91 SARTRE, L’être et le néant,18ème éd., Paris : Gallimard, 1989, p. 83.

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résistances courantes d’un analysant, on verra qu’elles démontrent : a) une représentation du refoulé, b) une compréhension du but vers lequel tendent les questions du psychanalyste. Au fond, cela montre que nous n'avons pas besoin de l'inconscient analytique pour expliquer des phénomènes liés à la Verneinung (ce que veut dire que l´inconscient analytique ne doit pas être compris seulement comme le locus de ce qui tombe sous des opérations de réfoulement).

Nous pouvons nous demander si la stratégie lacanienne pour fonder la rationalité analytique à travers l'intersubjectivité partage aussi cette perspective. La dialectique lacanienne est-elle totalement fondée dans ces renversements du contre au pour qui sont le moteur de cette forme de négation propre à la Verneinung ? Remarque sur le problème de l'intersubjectivité chez Hegel

Avant de commencer à répondre cette question, il faut souligner un problème qui est resté encore sans solution. Il s'agit de la validité de la tentative de rapprocher dialectique hégélienne et intersubjectivité. Pouvons-nous vraiment affirmer que la reconnaissance, dans la philosophie de Hegel, est une reconnaissance de nature intersubjective ? Il n'est pas sans intérêt de rappeler que, aujourd'hui, la réponse la plus courante est négative92.

En effet, l'interprétation de Habermas a fait école et a été renforcée par Honneth. D’après eux, c'est le jeune Hegel, et non pas le Hegel de la maturité, qui a une théorie de l'intersubjectivité, pour autant que le jeune Hegel opère avec la force conciliatrice d'une raison qui ne peut pas être directement déduite du principe de subjectivité93. Il s'agit d'une force capable d'unifier les scissions de la modernité entre subjectivité et objectivité, entre effectivité et éthicité, etc. Le jeune Hegel aurait présupposé une intersubjectivité qui se manifeste sous les figures de l'amour et de la vie et qui serait le principe de médiation de la réflexivité entre sujet et objet. Développée à partir d'une notion de totalité éthique inspirée de la polis grecque et des communautés chrétiennes primitives, cette intersubjectivité pourrait fournir à Hegel les postulats d'une rationalité communicationnelle94.

92 Il suffit de rappeler ici HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité, Paris : Gallimard, 1988 ; HONNETH, La lutte pour la reconnaissance, Paris : Cerf, 2000 et THEUNISSEN, Sein und Schein : Die kritische Funktion des Hegelschen Logik, Frankfurt : Suhrkamp, 1980. 93 Cf. HABERMAS, Le discours philosophique de la modernité, op. cit., pp. 27-53. 94 Car elle lui fournirait une: « forme d'organisation où les membres de la communauté pouvaient reconnaître dans les mœurs publiques l'expression intersubjective de leurs particularités respectives » (HONNETH, idem, p. 21).

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Mais la problématisation de la modernité, et son aspiration insurmontable à l’autonomie de la subjectivité qui invalide la présupposition d'une totalité éthique immédiate, aurait amené Hegel à abandonner la voie de l'intersubjectivité en faveur d'une philosophie du sujet. Son pari pour résoudre les bipartitions propres à la modernité passerait alors par un concept de raison centré sur l'auto-réflexivité du sujet. La reconnaissance intersubjective devient donc un processus d'auto-médiation de la conscience individuelle.

La complexité de cette question nous oblige à la traiter dans un autre chapitre. Nous essaierons alors de montrer que l'Anerkennung hégélienne n'est pas de nature intersubjective (sur ce point, Habermas et Honneth ont raison) et que Hegel nous fournit une critique possible de notions comme celle de « rationalité communicationnelle » qui guident certains modes contemporains de récupérations de la notion d'intersubjectivité. En ce sens, il faut essayer de penser les conséquences des considérations hégéliennes sur les articulations entre langage et théorie des négations pour comprendre les modes de structuration des champs d’interaction sociale qui exigent une fondation universelle et inconditionnelle. Car ces conséquences peuvent nous fournir des critères pour une compréhension spéculative des régimes de rationalisation qui ne sont pas intelligibles à partir de stratégies visant à fonder des structures intersubjectives pensées de façon systémique-normative et sur une base communicationnelle.

Cette hypothèse nous permet d'affirmer que le rapprochement entre psychanalyse et dialectique fourni par Hyppolite était absolument incorrect, d'abord du point de vue logique (il a vu dialectique là où il n'y avait que logique de la contrariété et de l'ambivalence), mais aussi du point de vue topique (le locus de la dialectique ne se trouve pas dans les relations intersubjectives). Notre tâche sera donc désormais de refonder le problème du dialogue possible entre psychanalyse et dialectique. Dora et ses renversements Reste à comprendre l’intention de Lacan dans sa volonté de fonder la rationalité analytique à travers le paradigme de l'intersubjectivité. Était-il en train de soutenir que la clinique analytique opère foncièrement à l'intérieur d'une démarche de compréhension auto-réflexive ? Quelle était la nature de la dialectique lacanienne qui animait sa compréhension de l'interlocution analytique ? Afin d'indiquer de façon plus précise le point où nous en sommes, disons que, si la Verneinung est une dialectique bloquée qui, en raison même de son blocage, se résout tout entière dans des procédures de synthèse

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remémorative, alors, pour qu'il y ait vraiment dialectique dans la psychanalyse, il faut un mode de négation qui ne soit pas simple renversement. Insistons sur ce point : tout ce qui a été dénié peut être remémoré ultérieurement. Voilà ce que la psychanalyse, depuis Freud, nous enseigne, pour autant que la Verneinung est négation d'un contenu mental préalablement symbolisé. Si l'on considère les formules de Lacan à propos de l'interlocution analytique, des processus cliniques de symbolisation et de la ponctuation analytique, on voit qu'elles obéissent à la structure de renversement décrite dans l'analyse de la Verneinung. Prenons, par exemple, le commentaire lacanien sur le cas Dora. Un commentaire repris plusieurs fois entre le texte L'intervention sur le transfert de 1951 et le séminaire sur L'envers de la psychanalyse en 1969.

Au premier abord, la lecture lacanienne sur ce cas semble être totalement basée sur l'utilisation clinique de la logique de négation propre à la Verneinung. Le moteur de l'interprétation est donné par les inversions de la parole du patient. L'analyste essaie de lui montrer ce que le patient méconnaît, c'est-à-dire ce qu'il présuppose sans pouvoir le poser. En ce sens, l'interlocution analytique peut permettre au message du sujet de lui retourner sous une forme inversée. Cela n'est rien d’autre que l'utilisation clinique de la formule : « dans le langage notre message nous vient de l'Autre, et pour l'énoncer jusqu'au bout : sous une forme inversée »95.

Ces inversions apparaissent dans le cas Dora sous la forme d'une succession de trois renversements dialectiques, dont le dernier ne serait pas élaboré par Freud, faute d'une interprétation capable de conduire Dora à reconnaître la valeur de ce qui lui apparaît comme objet de son désir. Voyons de près en quoi consistent ces renversements et jusqu'où ils peuvent nous amener. Dora était une hystérique présentée à Freud après sa tentative de suicide suivie d'un évanouissement. Elle présentait aussi des symptômes de dépression et quelques symptômes de conversion motivés par le dégoût de la jouissance sexuelle. Un dégoût résultant de ce que Freud nommait renversement de l'affect (Affektverkehrung).

Son analyse se pose tout d'abord sous le signe de la revendication envers le père. Elle se plaint de ce que l'amour de son père lui a été ravi par sa liaison à une amante, Mme. K, et de ce que, comme une espèce d'échange, il l’offre aux assiduités du mari de l'amante, M. K. Le premier renversement consistera à montrer comment le sujet méconnaît (au sens de dénier) que cette configuration de l'état du monde des objets de son désir est supporté et

95 LACAN, E, p. 7

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présupposé par son désir lui-même. Il pose comme limite une différence extérieure qui, en vérité, n'est que « la manifestation même de son être actuel »96. Elle doit se reconnaître dans ce qu'elle nie comme absolument étranger et hors de son désir. En ce sens, le premier rôle de l'interprétation analytique consistera alors à permettre au sujet d'internaliser de façon réflexive une différence interne qui lui est apparue d'abord comme une limite extérieure. Et ici Lacan pense surtout à des affirmations freudiennes comme celle-ci : « Elle avait raison : son père ne voulait pas se rendre compte du comportement de M. K. envers sa fille, afin de n’être pas gêné dans sa relation avec Mme. K. Mais elle avait fait exactement la même chose. Elle s'était fait complice de ces relations et avait écarté tous les indices qui témoignaient de leur véritable nature »97. Cette relation de complicité envers un état de choses dont le moteur premier est le désir du père révèle comment le désir de Dora est attaché de façon constitutive au désir de l'Autre paternel. C'est autour de ce désir que gît tout le drame. Le premier renversement débouche donc sur le dévoilement d'une relation oedipienne constituée par une identification au père. À partir du Séminaire IV, en 1956, l'identification au père gagnera clairement la forme d'identification au signifiant phallique. Ce dévoilement permettra la dissolution d'une grande partie des symptômes de conversion. Des symptômes liés à l'oralité (accès de toux, enrouement, dyspnée, aphonie) et qui révèlent l'inscription, dans le corps sexué, d'une modalité d'identification et de demande envers le père. Lacan parlera de l’importance du rôle du père dans l’histoire de la formation du corps érogène de Dora. Une importance visible dans la façon dont l’érogéneité de son corps est déplacée vers l’oralité – ce qui ne laisse pas d’indiquer la représentation orale de la relation sexuelle (fellation) propre à un père impuissant, ainsi que les plaisirs de « suceuse » venus de la première enfance et qui posent la jouissance dans un espace de complicité envers le père98.

Le deuxième renversement est une espèce de déploiement de cette reconnaissance de l'identification au père vers l'identification aux choix d'objets du père. Freud se demande d'où vient le caractère prévalant (überwertiger) de la répétition des pensées de Dora relatives aux rapports de

96 Ibidem, p. 172. 97 FREUD, Fragments d'un cas d'hystérie in Cinq Psychanalyses, Paris : PUF, p. 24. 98 C’est ce que souligne Monique David-Ménard : « si elle s’acharne tant dans les reproches qu’elle adresse à son père, c’est en effet que quelque chose ne passe pas, reste coincé dans la gorge, qu’elle évoque de façon répétitive et toujours aussi peu parlante, dans sa toux, son asthme dit nerveux ou son aphonie » (DAVID-MENARD, L’hystérie entre Freud et Lacan, Paris : Editions Universitaires, 1983, p. 97).

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son père avec Mme. K. Son analyse démontre que la jalousie envers Mme. K est une pensée réactionnelle (Reaktionsgedanke) qui cache une pensée inconsciente opposée (Gegensatz). L’analyse aura pour rôle de permettre le renversement dans l'opposé : « Le moyen propre à enlever à l'idée prévalante sa force trop grande est alors de rendre consciente l'idée inconsciente qui lui est opposée »99. C'est un travail qui permet à l'analyste de montrer comment la jalousie n'était qu’un genre de manifestation de l'identification à la place du sujet-rival. Place occupée par ces « deux femmes aimées, l’une jadis et l’autre maintenant, par son père »100. La haine peut donc se renverser dans son opposé, l'amour. Un mouvement pulsionnel que Freud appellera plus tard renversement dans le contraire (Verkehrung ins Gegenteil) et que Lacan souligne en parlant de cette inclination homosexuelle fondée sur « l'attachement fasciné de Dora par Mme. K »101. Car « toute la situation s’instaure comme si Dora avait à se poser la question – Qu’est-ce que mon père aime dans Mme. K ? »102 Posons une question de méthode avant de continuer l'analyse lacanienne. Jusqu'à présent, rien ne nous empêche de penser l'interprétation analytique comme auto-refléxion de la conscience pure et simple permettant au sujet de renverser ses méconnaissances en une remémoration capable d'historiciser les noyaux traumatiques. Jusqu'à présent les interventions de l'analyste ont essayé d'ouvrir au sujet les voies pour qu'il puisse poser ce qu'il méconnaît, au sens de la dénégation. Nous ne sommes pas très éloignés d'une théorie de la fin de l'analyse comme historicisation des contenus refoulés et des noyaux traumatiques qui se déploie dans un horizon convergent des processus de symbolisation. Cela expliquerait des affirmations du type : « La reconstitution complète de l'histoire du sujet est l'élément essentiel, constitutif, structural, du progrès analytique »103.

Ce qu'on a vu jusqu’ici avec Dora, c'est l'assomption par le sujet de son histoire à travers des procédures de construction et d'interprétation analytique à forte tendance herméneutique. L'inconscient apparaît donc comme quelque chose qui, grâce au progrès symbolique dans l'analyse, aura été ; enfin, c'est quelque chose qui sera réalisé dans le symbolique. Ce qui rend exhaustif la réalisation symbolique de l'histoire du sujet nous permettrait d'intégrer les déterminations opaques qui donnaient corps aux contenus refoulés.

99 FREUD, idem, p. 39. 100 Ibidem, p. 40. 101 LACAN, E., p. 220. 102 Idem, S IV, p. 141. 103 Idem, S I, p. 18 (citation modifiée).

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Mais il y a déjà, à ce moment de la théorie lacanienne, une spécificité remarquable dans la façon dont Lacan conçoit le progrès analytique. Car il s'agit d'un progrès qui ne tient pas dans l'agrandissement du champ du moi. C’est au contraire un « déclin imaginaire du monde et une expérience à la limite de la dépersonnalisation »104. Autrement dit, l'intégration symbolique du sujet équivaut à la dissolution du moi à travers la consommation de ses fixations imaginaires. D’où Lacan conclut que

si on forme des analystes, c’est pour qu’il y ait des sujets tels que chez eux le moi soit absent. C’est l’idéal de l’analyse, qui, bien entendu, reste virtuel. Il n’y a jamais un sujet sans moi, un sujet pleinement réalisé, mais c’est bien ce qu’il faut viser à obtenir toujours du sujet en analyse105. Ainsi, il fera allusion à « une certaine purification subjective » qui

s’accomplit dans l’analyse et qui annonce déjà la notion plus tardive de destitution subjective. Mais comment pouvons-nous comprendre ce programme de la fin de l'analyse comme dissolution du moi ? Il nous semble qu'il faille retourner ici au cas Dora afin d'analyser son troisième renversement, celui qui n'a pas été réalisé par Freud. Il peut nous donner une illustration de la clinique que Lacan a en vue à ce moment de son parcours intellectuel. Le sexuel comme opacité Nous avons vu comment Lacan avait reconstruit le rythme de l'analyse de Dora à travers des renversements capables d'élargir l'horizon d'auto-réflexion du sujet. Le dernier renversement analysé formalisait l'identification de Dora à la place du sujet-rival. En ce point, Lacan éprouve le besoin de s'écarter de la voie freudienne. La raison touche, d'une certaine façon, au problème des modes de réalisation symbolique du sujet. Il nous semble que Freud suit, dans ce moment de ses élaborations cliniques, un système d'interprétation analytique qui, en fait, se développe à partir d'une démarche herméneutique dont le moteur majeur est le mythe d'Œdipe. Une démarche qui vise surtout à amener le sujet à réaliser un choix d'objet capable de se substituer à l’investissement libidinal pour le père 106.

104 LACAN, S I, p. 258. 105 Idem, S II, p. 287. 106 Selon Paul Verhaeghe, Freud adopte la position du maître en transformant le cas dans un grand exposé explicatif à propos d’une sortie normative de l’Oedipe. En ce sens, Dora aurait refusé l’identification au maître et au savoir du maître (Cf. VERHAEGHE, Paul, Does the woman exist ? From Freud´s hysterie to Lacan´s feminine, New York : Other Press, 1990, pp. 55-65). C’est à partir de cette perspective qu’on peut comprendre la question de Lacan :

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Prenons, par exemple, le deuxième rêve rapporté par Dora et dans lequel l’objet principal est la mort du père. Une mort qui est annoncée à travers une lettre de la mère où on lit : « maintenant il est mort, et si tu veux (?), tu peux venir ». Freud associe cette lettre à la lettre laissée par Dora où elle menaçait de se suicider afin d'effrayer le père en le poussant à quitter Mme. K. Freud comprend la mort du père comme la manifestation du désir de vengeance de Dora lié à l'amour œdipien trahi. D'autre part, avec la mort du père, les interdits sur le savoir de la sexualité seraient levés, ce que le rêve figure à travers la lecture que Dora fait d'un dictionnaire. Pour Freud, cela signifie reconnaître le désir inconscient de substituer l'amour pour le père à l'investissement libidinal de M. K. Mais il ne développe pas le fait que Dora associe le « si tu veux » aux termes d'une lettre de Mme. K qui l'invitait à la maison du lac. Cette association pouvait révéler à Freud la valeur de l'identification homosexuelle de Dora à Mme. K en permettant la consolidation d´un autre axe d'interprétation.

C'est en ce sens que Lacan critiquera la fin de l'analyse proposée par Freud. Nous avons vu comment Freud et Lacan reconnaissaient l'importance de l'identification de Dora au sujet-rival, c'est-à-dire à Mme. K. Il arrive à Freud de parler d'un « amour inconscient dans le sens le plus profond » et de reconnaître l'amour de Dora pour Mme. K comme élément central de l'histoire du désir de la patiente. Mais cette donnée restera marginale dans l'ensemble de l'économie de l'interprétation freudienne. Au contraire, Freud préfère voir une identification à la place du sujet-rival en tant que place du choix de l’objet paternel. Cela lui permet de comprendre le comportement de Dora comme le comportement d'une femme jalouse envers l'amour du père. La question centrale pour Freud consiste donc à savoir pourquoi l'amour œdipien pour le père a été ravivé à ce moment de l'histoire du désir du sujet. Sa réponse est programmatique. Il s'agissait d'un symptôme réactionnel pour exprimer autre chose qui demeurait puissant dans l'inconscient : l'amour pour M. K. Ce résultat est incontournable si l'on suit les postulats d'une herméneutique œdipienne.

Lacan, de son côté, préfère pousser la fin de l'analyse vers le dévoilement de ce qu'il nomme « la valeur réelle » de l'objet que Mme. K représente pour Dora, « c’est-à-dire non pas un individu, mais un mystère, le mystère de sa propre féminité, nous voulons dire de sa féminité corporelle »107. En fait, la fascination de Dora pour Mme. K vient de la question majeure pour une hystérique : « Qu'est-ce qu'un femme ? ». Cette question « Pourquoi [Freud] substitue-t-il au savoir qu’il a recueilli de toutes ces bouches d’or, Anna, Emmie, Dora, ce mythe, le complexe d’Oedipe ? » (LACAN, S XVII, p. 112-113). 107 LACAN, E., p. 220

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touche à la structuration de sa position subjective à travers la sexuation de son corps. Mais il ne s'agit pas ici de voir dans l'image de Mme. K une réponse capable de saturer la question sur le mystère du féminin. Si c'était le cas, l'analyse aurait sa fin dans l'assomption d'une identification narcissique avec une image dans la position de moi idéal. Le transfert serait nécessairement transfert imaginaire. C'est pour cette raison que Lacan doit préciser que

si Freud avait révélé à Dora qu'elle était amoureuse de Madame K., elle le serait devenue effectivement. Est-ce là le but de l'analyse ? Non, c'est seulement la première étape108.

Autrement dit, il ne s'agit pas de produire un attachement narcissique dont le nom propre est Verliebtheit et auquel Dora semble disposée, comme le montre le sens de la fascination par le tableau de La Madone Sixtine en tant que représentation du féminin. Le troisième renversement porte sur l'inversion interne dans la valeur de l'image du féminin représenté par Mme. K. Au lieu de la simple image de la fascination narcissique, elle doit être dévoilée comme image d'un mystère, au sens de quelque chose foncièrement dépourvu de détermination objective et de représentation consciente109.

En ce sens, Lacan essaie de déployer les conséquences cliniques du fait qu’ « il n’y a pas à proprement parler de symbolisation du sexe de la femme comme tel »110. Cette absence de détermination signifiante du sexe féminin permet à Lacan d'affirmer que « le sexe féminin a un caractère d’absence, de vide, de trou, qui fait qu’il se trouve être moins désirable que le sexe masculin dans ce qu’il a de provocant »111. Une affirmation apparemment « phallocentrique », mais seulement apparemment, pour autant que, comme nous le verrons, le Phallus sera, à sa façon, marque d’un certain vide de détermination d’objet.

Pour Dora, l'image de Mme. K pourrait devenir précisément cette image « d’absence, de vide, de trou » qui apparaît comme ouverture vers la

108 Idem, S I., p. 208. 109 En ce sens, il faut que Dora dévoile pourquoi, dans l’affrontement au sexuel « l'Autre reste muet et ne dit mot sur ce que le sujet lui suppose détenir » (SILVESTRE, Demain la psychanalyse, Paris : Seuil, 1993, p. 85). 110 LACAN, S III, p. 198. 111 LACAN, S III, p. 199. Il n’y a pas de symbolisation du sexe de la femme parce que la seule voie d’accès à la symbolisation est l’identification phallique. C’est une perspective soutenue par Lacan jusqu’à la fin de son enseignement, et qui l’amènera à dire qu’une femme est en rapport avec ce qui manque dans le Symbolique. D’où l’impossibilité de symboliser la jouissance féminine et son rapprochement de la position mystique. Mais, nous le verrons, le Phallus même n'est que la formalisation de l'impossibilité d'une représentation adéquate du sexuel.

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reconnaissance de l'inadéquation foncière de l'être aux représentations imaginaires du sexuel. En ce sens, nous pouvons dire que l'identification de Dora à Mme. K serait équivalente à une dissolution du moi, en tant qu'elle est reconnaissance de soi dans ce qui est dépourvu de détermination objective. Notons que ce troisième renversement est structurellement différent des deux autres. Tandis que les deux premiers étaient des passages dans l'opposé, celui-ci est plutôt le dévoilement d'une contradiction à l'intérieur de la déterminité propre à l'image de Mme. K. Une contradiction entre sa position d'image fantasmatique qui soutient la pensée identifiante du moi de Dora et sa valeur de négation de toute déterminité, d'absence. Elle indique la tentative d'inscription de la valeur du sexuel comme négation irréductible. Une négation qui, comme nous le verrons, a une valeur ontologique pour autant qu'elle est mode d’accès à l'essence même de ce qu’il y a de réel dans l'être.

Cette façon de comprendre la valeur de l'image de Mme. K. s'inscrit dans un mouvement plus général concernant la reformulation lacanienne de la pensée du sexuel. Si la psychanalyse apporte nécessairement la réalité sexuelle comme lieu de vérité, comme le locus originaire du sens du langage des symptômes, alors la meilleure stratégie pour empêcher que la psychanalyse devienne une herméneutique sexuelle, c'est de transformer le sens du sexuel.

Le sexuel sera donc présence du négatif et du non-identique dans le sujet. Il sera le champ d’une expérience d’inadéquation qui se dévoile à travers l’impossibilité des sujets de produire des représentations adéquates tant des objets de jouissance que des identités sexuelles. Une expérience d’inadéquation qui se dévoile aussi à l’intérieur des relations sexuelles à travers l’impossibilité de représenter ce qui, dans l’autre, se donne à moi comme manque. C’est en ayant cela en vue que Lacan peut affirmer que l’avènement du sexuel est toujours lié au trauma venu de « la radicale inadéquation de la pensée à la realité du sexe »112. Inadéquation qui indique comment « le sexuel se montre de négativités de structure »113. Ce sexuel traumatique est lié au Réel de la pulsion qui a été forclos, d'où sa résistance aux procédures symboliques de nomination.

Nous voyons ainsi se dessiner un pôle de tension qui rend la métapsychologie lacanienne nécessairement instable et mouvante. Il s'agit d'une tension entre les impératifs de reconnaissance mutuelle et l'irréflexivité d'un concept de sujet pensé à partir de la négativité du désir dans son

112 Idem, S XIV, séance du 18/01/67. 113 Idem, AE, p. 380.

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attachement au sexuel114. Comment reconnaître un désir qui est présence du sexuel comme pure opacité venue d'une négation sans renversement ? Comment produire la reconnaissance du réel du sexe, qui est défini exactement comme ce qui est hors symbolisation ? En bref, une tension entre subjectivité et intersubjectivité a toujours existé dans la pensée lacanienne. Trouver le point qui empêche que la tension produise l'annulation de l'un des pôles, ce qui, dans un cas, peut produire la réduction du sujet à la dimension d'une jouissance muette proche de la psychose (irréflexivité du sujet sans impératif de reconnaissance) et, dans l'autre, l'aliénation absolue du particulier dans le générique de la structure (impératifs de passage au symbolique sans irréflexivité du sujet) sera le moteur du progrès de la praxis lacanienne. Un moteur qui montrera où est le seuil dialectique de la psychanalyse lacanienne à partir des considérations sur la pulsion et la jouissance.

Dans les chapitres suivants, il s'agira d'analyser la façon dont Lacan a essayé de se servir de l'intersubjectivité afin de remplir ce programme et de montrer comment le concept lacanien d’intersubjectivité était depuis le début marqué par cette tension entre la négativité de ce qui se loge dans la subjectivité et la dialectique de la reconnaissance. Nous allons commencer en analysant d'une façon plus détaillée cette articulation entre désir et négation à travers la figure du désir pur - un des concepts majeurs de ce moment du développement de la métapsychologie lacanienne. Cela autorisera une compréhension plus claire de l'articulation entre sexuel et négation.

114 Nous verrons que le concept de désir chez Lacan est ici plus proche du Trieb freudien que de son concept de Wunsch. La distinction foncière entre désir et pulsion n'a pas été encore posée par Lacan et c'est son absence qui rend instable le paradigme de l'intersubjectivité.

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2. La transcendance négative du sujet

Au cœur du vide, il y a des feux qui brûlent Yves Klein

Purifier le désir Nous avons déjà parlé de cette notion de cure analytique en tant que reconnaissance du désir par soi-même et par l'Autre. La cure aboutirait à la nomination d'un désir qui, jusque là, ne pouvait apparaître que sous la forme de symptômes. Mais, à l'intérieur de ce dispositif, on oublie souvent la teneur de la réponse lacanienne aux questions comme celles-ci : « quel désir atteint-on par reconnaissance ? » ou bien « que signifie exactement donner un nom au désir ? ». Une réponse devient possible à partir d’affirmations comme celle-ci :

Les Anciens mettaient l’accent sur la tendance elle-même, alors que nous, nous la mettons sur son objet [...] nous réduisons la valeur de la manifestation de la tendance, et nous exigeons le support de l’objet par les traits prévalants de l’objet115. Cette nostalgie à propos de la vie amoureuse des Anciens est, en

vérité, l’exposition d’un vrai programme analytique de cure. Enoncée en 1950, elle était l’aboutissement d’une vaste réflexion sur le destin du désir à la fin de l’analyse. Mettre l’accent sur la tendance dépourvue d’objet apparaît ici comme une solution possible pour rompre le cycle aliénant du désir prisonnier des chaînes de l’Imaginaire, comme une rupture fondamentale pour l’avènement de la fin de l’analyse.

À ce propos, il faut souligner quelques principes majeurs qui ont servi de guide pour les premières réflexions lacaniennes. Jusqu’à la fin des années 50, le désir pur est un concept fondamental dans la métapsychologie de Lacan. Il le dit à propos du « nouveau message » apporté par Freud :

ce lieu que nous tentons de cerner et de définir, ce lieu jamais repéré jusqu'ici dans ce que nous pourrons appeler son rayonnement ultra-subjectif, est ce lieu central de la fonction, si l'on peut dire, pure du désir116.

115 LACAN, S VII, p. 117

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Le désir pur a été un dispositif qui a servi pendant un bon moment comme orientation du désir de l'analyste car « la place pure de l'analyste, en tant que nous pourrons la définir dans et par le fantasme, serait la place du désirant pur »117. Cela indique comment la cure était nécessairement liée à la reconnaissance de la vérité du désir comme désir pur.

Il est vrai que Lacan dira clairement plus tard que « le désir de l'analyste n'est pas un désir pur »118. Mais il ne suffit pas de noter le changement dans les procédés de la direction de la cure et dans les modes de subjectivation du désir dans la clinique, un changement qui s'est imposé de façon lente et progressive. Nous suivrons le processus d'épuisement de la catégorie du désir pur afin de comprendre les motifs qui ont été rejetés et ceux qui ont été incorporés dans le déploiement conceptuel de la métapsychologie lacanienne. Il y a ici une trajectoire des concepts qu´il faut éclaircir.

À propos de cette catégorie du désir pur, notons que, dans la théorie lacanienne, le caractère principal du désir est d'être dépourvu de procédure naturelle d'objectivation. Il est foncièrement sans objet, désir de « rien de nommable »119. Ici, il faut se souvenir de Kojève. Le même Kojève qui essayait de coudre l'être-pour-la-mort heideggerien et la Begierde hégélienne afin de pouvoir affirmer que la vérité du désir était d'être « révélation d'un vide »120, c'est-à-dire pure négativité qui transcendait toute adhérence naturelle et imaginaire. Un étrange désir incapable de se satisfaire d’objets empiriques et arraché à toute possibilité immédiate de réalisation phénoménale. Mais pourquoi cette pure tendance qui insiste au-delà de toute relation d'objet est-elle devenue quelque chose d'absolument incontournable pour Lacan ? Nous pouvons en donner deux explications.

D'abord, Lacan a développé une théorie de la constitution des objets essentiellement à partir de considérations sur le narcissisme. Dans ce moment de la pensée lacanienne, aussi bien les objets que les autres sujets empiriques sont toujours des projections narcissiques du moi. Il arrive à Lacan de parler du caractère egomorphique des objets du monde empirique.

116 Idem, S X, p. 248 117 Idem, S VIII, p. 432. Ou encore : « Nous méconnaissons toujours ainsi, jusqu’à un certain degré, le désir qui veut se faire reconnaître, pour autant que nous lui assignons son objet, alors que ce n’est pas d’un objet qu’il s’agit – le désir est désir de ce manque qui, dans l’Autre, désigne un autre désir » (LACAN, S V, p. 329). 118 LACAN, S XI, p. 248. Nous verrons comment ce changement de route dans la direction de la clinique doit être compris comme le résultat de la critique lacanienne de Kant et, plus précisément, comme le résultat de l'affirmation lacanienne de la Loi morale kantienne comme désir à l’état pur. 119 Idem, S II, p. 261. 120 KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, op. cit., p. 12.

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D'où il suit un narcissisme fondamental guidant toutes les relations d'objet et le besoin de traverser ce régime narcissique de relation à travers une critique du primat de l'objet dans la détermination du désir. Lacan est clair à propos de ce narcissisme fondamental. Il dira, par exemple, que « la relation objectale doit toujours se soumettre au cadre narcissique et s'y inscrire »121. Et il donnera un caractère épistémologique à sa critique du primat de l'objet en affirmant que « tout progrès scientifique consiste à faire évanouir l'objet comme tel. »122

Ce motif de la critique du primat de l'objet apparaît chez Lacan principalement à travers la critique des relations réduites à la dimension de l'Imaginaire, puisque l'Imaginaire lacanien désigne, dans sa plus grande partie, la sphère des relations qui composent la logique du narcissisme avec ses projections et introjections123. Car l'objet empirique ici est surtout l'objet soumis à l'ingénierie de l'Imaginaire et à la logique du fantasme. La possibilité d’une fixation libidinale sur un objet empirique non narcissique n’est pas posée. Ainsi, afin d’éloigner le sujet de la fascination pour des objets qui sont des productions narcissiques, il restait à la psychanalyse de « purifier le désir » de tout contenu empirique. Subjectiver le désir dans son point vide brutal. Il y avait une autre possibilité à travers la tentative de déterminer les modalités possibles d'une expérience de l'objet qui ne soit pas inscrite a priori dans un cadre narcissique. En fait, cette possibilité gagnera de l’importance dans la deuxième moitié du parcours intellectuel de Lacan, ce qui peut nous expliquer ses tentatives ultérieures pour penser la fin de l'analyse à travers l'identification du sujet avec l'objet dépourvu de cadre de saisie, c'est-à-dire avec l'objet comme reste opaque, comme déchet, comme matérialité sans image. Cela nous permettra de repenser la question du statut de la notion d’objet dans la clinique analytique.

Pour l’instant, insistons déjà sur la voie de la purification du désir. Lacan a bien perçu comment la psychanalyse était née dans une situation historique dans laquelle le sujet était compris comme entité non-substantielle, dénaturée et marquée par le timbre d'une « liberté négative » lui permettant de n'être jamais totalement identique à ses représentations et à ses identifications. L'opération de « purification du désir » cache une stratégie majeure. Au fond, tout se passe comme si Lacan projetait la fonction transcendantale propre au concept moderne de sujet dans une théorie du désir (ce qui nous explique comment la psychanalyse peut développer une théorie non-psychologique du désir). Le rapprochement

121 LACAN, S I, p. 197. 122 Idem, S II, p. 130. 123 « Nous considérons le narcissisme comme la relation imaginaire centrale pour le rapport interhumain » (Idem, S III, p. 107).

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lacanien entre, par exemple, le sujet de l'inconscient et la structure du cogito cartésien est, au fond, la conséquence d'une telle stratégie. C’est ce que Badiou souligne en rappelant que « ce qui rattache encore Lacan (mais cet encore est la perpétuation moderne du sens) à l'époque cartésienne de la science est de penser qu'il faille tenir le sujet dans le pur vide de la soustraction si l'on veut que la vérité soit sauve [du régime fantasmatique de présentation des objets] »124.

Lacan peut en conclure que, au-delà des ses réalisations phénoménales, il y a une « permanence transcendantale du désir »125. Cela renvoie à cette définition fameuse du sujet comme manque-à-être :

Le désir est un rapport d'être à manque. Ce manque est manque d'être à proprement parler. Ce n'est pas manque de ceci ou de cela mais manque d'être par quoi l'être existe126.

Dans ce cas, cet étrange manque qui n'est ni de ceci ni de cela n'est que le régime d'expérience subjective de la structure transcendantale du désir. Transcendantale parce que le manque-à-être est la condition a priori de la constitution du monde des objets du désir humain. Nous pouvons parler d'a priori parce que le manque n'est dérivé d'aucune perte empirique. Il n'y a pas quelque chose comme une origine empirique du désir. C’est pourquoi Lacan semble vouloir faire une vraie « déduction transcendantale » de ce désir pur, puisque, contrairement à Freud, il n'identifie pas la cause du manque propre au désir à la perte de l'objet maternel produite par l'interdiction venue de la Loi de l'inceste127. Il est vrai que Lacan affirmera

124 BADIOU, L'être et l'événement, op. cit., p. 472. C'est une telle articulation entre transcendentalité et négativité dans la fonction du sujet qui permettra aussi à Slavoj Zizek de lire Kant de façon lacanienne : « l'enseignement majeur de la conscience de soi transcendantale est totalement opposé à la transparence de soi absolue et à la présence à soi. Je suis conscient de moi-même, je tourne de façon réflexive vers moi-même parce que je ne peux jamais me « trouver moi-même » dans ma dimension nouménale, comme la Chose que je suis actuellement » (ZIZEK, Slavoj, The ticklish subject, London : Verso, 2000, p. 304). 125 LACAN, S VIII, p. 102. Pourquoi, au lieu de parler d'une « permanence transcendantal du désir », Lacan ne parle-t-il pas tout simplement d'une « transcendance » du désir, comme le fait Kojève ? Serait-il en train de confondre transcendance et transcendantalité ? Il est vrai que, d'un côté, le désir pur transcende toute possibilité de réalisation phénoménale, puisqu'il est dépourvu d'objet empirique et se manifeste comme pure négativité. Mais, d'un autre côté, Lacan ne s'engage pas dans une espèce de « genèse empirique » de la négativité du désir. Au contraire, il semble plus intéressé à défendre une déduction transcendantale du désir et à penser le désir comme condition a priori de l'expérience, ce qui nous amène à parler d'une transcendantalité du désir. 126 Idem, SII, p. 261. 127 Nous pouvons suivre ici une remarque de Bernard Baas : « Car en montrant que la pensée de Lacan est ainsi travaillée par la procédure de questionnement transcendantal, cette interprétation permet aussi de rendre compte du sens proprement critique du “retour à Freud”,

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que « l'objet de la psychanalyse n'est pas l'homme ; c'est ce qui lui manque - non pas manque absolu, mais manque d'un objet »128. Mais nous devons souligner que cet objet qui lui manque n'est pas exactement un objet empirique, comme nous le verrons. Un sujet transcendantal pour la psychanalyse ? Il faut donc demander si le sujet lacanien du désir n'est pas une version psychanalytique du sujet transcendantal. C'est ici que nous mesurons la particularité de la filiation lacanienne au discours philosophique de la modernité. Si le désir est condition a priori de la constitution des objets du monde, il ne s'agit pas d'un désir dont le sens se dévoilerait à travers l'auto-intuition immédiate d'un moi. Autrement dit, ce désir ne demande aucun concept d'ego transcendantal capable d'apparaître comme destin privilégié des processus de réflexion129. Au contraire, comme le désir est déterminé de façon inconsciente par la structure sociolinguistique externe qui constitue a priori les coordonnés de toute expérience possible (selon le sens de la formule : le désir de l'homme est le désir de l'Autre - dans laquelle l'Autre apparaît comme le vrai « lieu transcendantal » où le sujet a à surgir de la donnée des signifiants), le sujet sera nécessairement déterminé empiriquement par la structure.

Soulignons l'importance de ce motif structuraliste majeur : les conditions a priori de l'expérience sont déjà données avant la constitution du sujet et grâce à l'antériorité du signifiant. Dans le cas lacanien, le désir de l'Autre est déjà constitué avant la subjectivation du désir par le sujet. Rappelons, par exemple, comment la place de l'enfant est déjà constituée à l'intérieur de la constellation familiale à travers les conventions des structures de la parenté, le prénom qui parfois l´identifie déjà à son grand-père et la lignée du désir présente dans l'Idéal du moi des parents. Mais cette antériorité temporelle est surtout antériorité logique, pour autant qu'il n'est

en ce qu'elle explicite comme illusion transcendantale le mythe dans lequel la psychanalyse a toujours menacé de verser et auquel Lacan n'a cessé de s'opposer. C'est le mythe de l'origine perdue, le mythe de l'expérience originaire de jouissance, autrement dit : le mythe de l'empiricité de la Chose » (BAAS, De la chose à l’objet, Louvain : Peeters, 1998, p. 32). Nous pouvons trouver un exemple de ce qui peut donner une lecture « réaliste » du désir lacanien dans l'affirmation de Butler : « Pour Lacan, le sujet vient à l'existence seulement à travers un refoulement originaire des plaisirs incestueux pré-individuels associés au corps maternel (maintenant refoulé) » (BUTLER, Gender trouble, New York : Routledge, 1999, p. 57). 128 LACAN, AE, p. 211. 129 « Le Je transcendantal, c'est celui que quiconque a énoncé un savoir d'une certaine façon recèle comme vérité, le S1, le Je du maître. Le Je identique à lui-même, c'est très précisément ceci dont se constitue le S1, de l'impératif pur » (LACAN, S XVII, p. 70).

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pas possible au sujet de développer des procédures d'auto-référence et d'auto-réflexion avant la structuration du champ de l'expérience par l'Autre. D'où l'affirmation : « le sujet n'est sujet que d'être assujettissement au champ de l'Autre, le sujet provient de son assujettissement synchronique dans ce champ de l'Autre »130.

Cela voudrait-il dire que le sujet lacanien n´est que le support inconscient des processus structuraux de détermination du sens ? C'est la thématique de l'intersubjectivité, avec son motif de reconnaissance du sujet par l'Autre comme lieu transcendantal, qui nous a démontré le contraire. S'il y a reconnaissance intersubjective du désir (même entre deux pôles situés dans des positions non-réciproques, puisque l'Autre détermine le sujet sans possibilité de renversement), alors il faut penser un sujet qui n’est pas simplement support, mais qui, dans certaines conditions, peut devenir agent. C’est pourquoi la problématique lacanienne de l'intersubjectivité est nécessairement articulée à une théorie de la performativité des actes de parole à travers les considérations sur la parole pleine. Il y a évidemment beaucoup à dire à propos de la spécificité de cette agence du sujet lacanien qui ne se soumet à aucun principe d'expressivité - c'est qui sera fait dans les prochains chapitres. De toute façon, il faut insister sur le contrepoids qu’elle offre au problème de l’hétéronomie radicale du sujet.

Pour l'instant, nous pouvons fournir une hypothèse capable de nous guider dans la compréhension de cette position paradoxale du sujet lacanien. Lacan garde un élément propre à la fonction transcendantale présente dans le concept moderne de sujet, mais il ne s'agit pas du pouvoir transcendantal de constitution de la « réalité objective ». En ce sens, le sujet lacanien ne peut pas être un pur sujet transcendantal puisque ce pouvoir ne lui appartient ni en fait (il n'est pas un ego transcendantal), ni en droit (sa fonction logique ne consiste pas dans la faculté de synthèse propre à une unité synthétique d'aperceptions).

Il semble que, en articulant son concept de sujet à travers des figures de la subjectivité moderne aussi éloignées les unes des autres que le cogito cartésien, le sujet de la volonté libre kantienne et la conscience désirante hégélienne, Lacan cherche un certain caractère de transcendance lié, dans la modernité, à la fonction transcendantale du sujet.

Il ne s'agit pas ici de comprendre la transcendance tout simplement comme cette illusion propre à l'usage de la raison et toujours présente lorsqu'elle essaye d'appliquer un principe effectif au-delà des limites de l'expérience possible - notion de transcendance qui ne peut qu'être antinomique vis-à-vis du questionnement transcendantal, comme l’a bien

130 LACAN, S XI, p. 172.

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démontré Kant. Lacan est marqué par une pensée de la transcendance où se croisent les réflexions venues de la phénoménologie (la transcendance du Dasein) et du hégélianisme (la négativité de la Begierde). En ce sens, il suffit de penser à Kojève lorsqu'il parle de la négativité du désir comme « acte de transcender le donné qui lui est donné et qu'il est lui-même »131. « L'acte de transcender » doit être compris ici comme négation qui pose la non adéquation entre l'être du sujet et les objets de la dimension de l'empirique, comme présentation d'une non saturation de l'être du sujet à l'intérieur du champ phénoménal. Cette transcendance ne pose aucun principe effectif au-delà de l'expérience possible. C’est pourquoi nous devons la comprendre comme transcendance négative. Il est donc possible de dire que le sujet pour Lacan est une transcendance sans transcendantalité, au moins sans le caractère constitutif de l'objectivité propre au sujet transcendantal132.

Notre hypothèse générale consiste à dire que, chez Lacan, la subjectivité est initialement liée aux modes de manifestation de cette transcendance négative et que l'intersubjectivité est l'espace possible d'auto-présentation de la subjectivité. Si l’on veut comprendre l'intersubjectivité lacanienne, il faut donc déterminer quelle stratégie est possible pour reconnaître objectivement cette transcendance négative. Le premier pas consiste dans l'analyse des modes de subordination des relations d'objet à la logique aliénante de l'Imaginaire. Une image bloque toujours la vérité Nous avons parlé de l'existence d'un narcissisme fondamental qui guide toutes les relations d'objet et qui se structure à l'intérieur de l'Imaginaire. Chez Lacan, cette façon de comprendre les relations d'objet naît des considérations sur le stade du miroir. Il ne s'agit pas d'exposer ici la richesse de ce « dispositif inaugural » de le pensée lacanienne. Il s'agit

131 KOJÈVE, Introduction à la lecture de Hegel, op.cit., p. 13. 132 Cette définition est partielle. Après l'abandon du paradigme de l'intersubjectivité, le sujet aura comme corrélat un objet pulsionnel où il peut se poser comme présence. Jacques-Alain Miller a bien noté ce point : « le sujet du signifiant est toujours déplacé, il est manque-à-être. Il n'est que dans l'objet qui habille le fantasme. Le pseudo Dasein du sujet est l'objet petit a » (MILLER, D'un autre Lacan in Ornicar?, n. 28, janvier 1984). Mais ce résidu de présence propre à l'objet a est le résultat d'un détachement produit par la fonction de transcendance constitutive du sujet. En ce sens, cet objet pulsionnel garde la négativité propre à la fonction de transcendance. Si l'on efface ce point, la présence du sujet dans l'objet a devient la position d'un plan d'immanence fondé sur le pulsionnel. La complexité de la fonction du sujet chez Lacan vient exactement de cette articulation improbable entre matérialisme et transcendance, ou encore, le matérialisme comme réalisation des aspirations de transcendance.

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simplement d'identifier l’origine et la nature du problème clinique majeur posé par le paradigme lacanien de l'intersubjectivité.

L'importance du stade du miroir se révèle lorsqu'on fait attention à l'articulation entre corporéité et compétence cognitive qu'il instaure. Une articulation qui apparaît comme le déploiement nécessaire de la proposition lacanienne selon laquelle « le moi [en tant que sujet de la connaissance] c’est l’image du corps propre ».

Insister sur ceci que corporéité et ipséité doivent s’articuler équivaut d’abord à affirmer que le corps n’est pas un objet partes extra partes. Sa condition d’objet n’est jamais absolue pour autant que, contrairement aux autres objets du monde, je ne peux pas penser le corps sur le fond de son absence. Le corps est la perspective transcendante à travers laquelle j’appréhende le monde des objets. D'où le fait que « l’image spéculaire semble être le seuil du monde visible »133. Et, en tant que perspective, il ne peut pas être totalement objet. Il n’y a pas de distance entre sujet et corps parce que le corps existe toujours avec moi. Articuler corporéité et ipséité signifie alors assumer la subjectivité du corps, mais aussi et surtout la corporéité de la subjectivité avec toutes les conséquences épistémiques que cela peut avoir. Lacan a partagé cette perspective avec Merleau-Ponty. Rapellons-nous, par exemple, d´une affirmation comme : « notre corps n´est pas objet pour un ´je pense´ : c´est un ensemble de significations vécues qui va vers son équilibre »134.

Mais, aussi bien pour Lacan que pour Merleau-Ponty, la corporéité est fondamentalement une expérience liée à l’image du corps. Il y a une antériorité de l’image du corps sur les donnés et sensations immédiates du corps. Pour qu’il y ait des sensations localisées et des perceptions, il faut un schéma corporel, une image du corps propre préalable capable d’opérer une synthèse des phénomènes liés au corps. L’image apparaît donc dans une position transcendante et unificatrice.

Pour Lacan, il s'agit surtout de mettre en scène la spécificité humaine de la genèse de ce schéma corporel, d'où la fonction du stade du miroir dans la métapsychologie lacanienne. Du stade du miroir, retenons surtout la confusion narcissique dans la relation entre le sujet, l'autre et le corps propre. Nous savons que les premières images du corps propre sont des introjections des images du corps de l’autre ou de l’image spéculaire venue de l’extérieur. En reconnaissant son image dans le miroir, l’enfant a, pour la première fois, une appréhension globale de son corps avant sa capacité de coordination. Le moi-corps propre est ainsi une image venue de l'extérieur. L'auto-référence

133 LACAN, E., p. 95. 134 MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception, Paris : Gallimard, 2001, p. 179

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est référence à l'image d'un autre dans une position de moi idéal. Il n'y a donc rien de propre dans l'image du corps. Cette image sera d'ailleurs soumise à la structure symbolique présente dans le stade du miroir à travers le retournement de l’enfant qui cherche dans le regard de l’Autre symbolique l’assentiment de la reconnaissance imaginaire. Cela permettra à Lacan d'affirmer, plus tard, que l'image du corps propre est d'abord le topos fantasmatique dans lequel le moi se pose pour devenir l'objet du désir de l'Autre135. Pour Lacan, être corps, c´est être attaché au regard de l'Autre.

Ainsi le moi sera toujours lieu de méconnaissance, puisqu'il ne pourra apparaître comme instance d'auto-référence qu'à travers la dénégation (sans renversement) de sa dépendance à l'autre. En ce sens, la structure de la perspective transcendante d'appréhension du monde ressemblait à celle d'un regard réifié et affecté d'un composant narcissique. Il ne s'agit pas tout simplement de la projection du moi dans le monde des objets. En fait, Lacan apporte une proposition encore plus radicale en disant que l'image de l'autre est la perspective d'appréhension des objets.

Le psychanalyste renverse donc la proposition traditionnelle selon laquelle, si je constitue le monde, je ne peux pas penser l'autre. Le monde des objets du désir est toujours constitué à travers la perspective du désir de l'autre (une perspective subordonnée à la structure symbolique du désir de l'Autre). Cela ne signifie pas l'instauration de l'expérience de l'altérité à l'intérieur de soi-même, puisque l'agressivité qui se fait sentir dans cette « intersubjectivité imaginaire », entre le moi et l'autre, montre l'impossibilité du moi de penser l'identité comme moment interne de la différence.

Mais si la logique du narcissisme peut être production des identités à travers un système de méconnaissances, c'est parce qu'elle opère à travers un investissement libidinal d'images. Autrement dit, la critique du narcissisme est, principalement, une critique du primat des images dans les modes de connaissance propres au moi et à une conception très particulière que Lacan se donne du régime de l'Imaginaire136.

La réduction de l'Imaginaire au narcissique et au spéculaire a conduit le psychanalyste à développer une conception strictement gestaltiste de l'image. En ce sens, l'image n'est pas une représentation passive qui n’aurait qu’une fonction d’information d’un donné auquel elle ressemblerait, mais elle est depuis le début une Gestalt, c’est-à-dire une bonne forme dont l'internalisation a une puissance formatrice.

135 Voici ce qui a poussé Lacan à affirmer que le corps propre est en vérité corps de l'Autre : « Le corps lui-même est, d'origine, ce lieu de l'Autre, en tant que c'est là que, d'origine, s'inscrit la marque en tant que signifiant » (LACAN, S XIV, séance du 31/05/67). 136 Voir, par exemple, JAY, Downcast eyes : the denigration of vision in twentieth-century French thought, Stanford : University of California Press, 1994, pp. 329-370.

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D’un côté, l’image fournit ce que la perception ne peut pas nous donner, c’est-à-dire une appréhension globale des objets. Si j’imagine un cube, je ne peux appréhender que certains côtés de l’objet. Si j’imagine le cube, je l’ai d’une façon complète en tant que Gestalt. D’un autre côté, ce principe ne concerne pas que l’appréhension imaginative des objets particuliers car l’image, en configurant des objets simultanés dans l’espace, est capable d’organiser le champ du visible, ou encore d’organiser le visible en tant que champ. Elle organise l’espace où un objet peut apparaître. Être dans l’image, c’est se donner à voir en tant qu’objet à l’intérieur d’un champ d’organisation visuelle structuré. Il n’y a pas d’image qui soit simplement une présentation des propriétés naturelles des objets. En fait, elle décide toujours du sens de la présence, pour autant qu’elle détermine le degré de visibilité de ce qui est. Pour un sujet, assumer une image c’est, en même temps, assumer un principe général d’organisation du champ du visible, ainsi qu’un principe général d’appréhension globale et de développement.

À propos de ce dernier aspect, souvenons-nous que l’image du corps fonctionne comme image-type qui oriente le développement des individus à l’intérieur d’un processus de formation qui est con-formation à l’espèce. Lacan ne craint pas de rapprocher Gestalt et type d’une espèce. Telle quelle, l’image du cube est une Gestalt qui fournit une totalité idéale que la perception immédiate du cube ne fournit pas ; l’image de soi serait cette Gestalt qui fournit au sujet une totalité idéale qu’il n’a pas à sa disposition à travers la perception de soi. Néanmoins, il ne s’agit pas tout simplement d’une totalité fonctionnelle, mais aussi d’un principe global de développement137. Lacan rappelle ainsi que la perception de l’image de soi a la valeur d’une identification entre des termes qui ne sont pas identiques (l’individu et l’image-type). Ayant cela en vue, Lacan verra l’identification « non seulement comme assimilation globale d´une structure, mais comme assimilation virtuelle du développement qu´implique cette structure à l´état encore indifférencié »138. Une assimilation globale qui, néanmoins, n’est jamais posée en tant que telle, pour autant que le sujet se trouverait dans l’incapacité d’appréhender de façon réflexive l’image en tant que principe de développement.

Ainsi nous devons insister sur la fixité présupposée par cette théorie de l’image en tant que Gestalt. Car nous ne pouvons pas oublier comment

137 Ce qui explique une affirmation majeure comme : « Nous, psychanalyste, réintroduisons une idée délaissée par la science experimentale, à savoir l’idée d’Aristote du Morphe » (LACAN, Some remarks about the ego in Journal International of Psychoanalysis, n. 34, 1953, pp. 11-17) 138 LACAN, E., p. 89.

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Lacan a toujours associé l'image à une « stase de l’être »139, à une fixation synchronique qui empêche la perception diachronique de la temporalité. A travers l'image, les identités sont naturalisées. Lacan utiliserait la métaphore « des acteurs quand s’arrête de tourner le film »140 afin de souligner comment l'image nous fait perdre l'appréhension des mécanismes de production du sens, pour autant qu'ils présupposent l'accès à la dimension de la temporalité. « Il y a dans l’image quelque chose qui transcende le mouvement, le muable de la vie, en ce sens que l’image survit au vivant »141.

Dans le cas du moi, ce mouvement indique les processus de renversement propres à la détermination de l'auto-identité de l'instance d'auto-référence. Comme il méconnaît sa dépendance envers l’autre, le moi se fixe dans une image de soi qui empêche les passages dans l’opposé. C’est pourquoi Lacan parle de la mentalité anti-dialectique qui détermine le principe d’identité du moi. La dialectique ici est à nouveau réduite à une logique de la contrariété.

Ainsi, entre l'image et la temporalité, il y a un abîme aussi grand que celui qui existe entre le moi et le sujet. Cette façon de réduire la fonction de l'image à l'aliénation amènera Lacan à affirmer, à la fin de son enseignement qu’ « une image bloque toujours la vérité »142. Pour Lacan, les images sont toujours irréflexives (sauf dans une condition très particulière, c'est-à-dire dans la sublimation où l'image peut dissoudre son caractère non-temporel - nous analyserons ce point dans le chapitre IX). Notons ici la spécificité de la conception lacanienne de la temporalité propre au sujet. Si elle a été construite dans sa différence par rapport à l'image, c'est parce que Lacan cherche une pensée du temps non soumise au langage et au paradigme de la spatialité. Autrement dit, il s'agit de penser le temps non comme juxtaposition de moments inertes et indépendants, mais comme mouvement dynamique d'auto-annulation de l'identité. Cette négativité propre à la puissance élémentaire du temps nous renvoie à Hegel et à sa notion du temps comme « activité négative idéelle » et « être du sujet lui-même »143. Elle trouvera sa cristallisation dans la compréhension de la dynamique de la parole comme l'espace où peuvent se joindre présence et disparition.

139 Ibidem, p. 172. 140 Ibidem, p. 111. 141 Idem, S VIII, p. 409. 142 LACAN, Conférences et entretiens dans des universités nord-américaines in Scilicet, 1976, n. 6/7, p. 22. 143 HEGEL, Cours d'Esthétique III, Paris: Aubier, 1996, p. 143.

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Catégoriser à travers des images

Mais, pour l'instant, soulignons comment, en questionnant le processus de constitution de l'image du corps propre, Lacan cherche à faire le saut risqué consistant à critiquer le principe général d'identité qui soutient la connaissance. C'est dans cette voie que nous pouvons interpréter la « stagnation formelle » propre à l'imaginaire : « celle qui constitue le moi et les objets sous des attributs de permanence, d’identité et de substantialité, bref sous forme d’entités ou de “choses” »144. Comparons cette affirmation à une autre qui indique aussi la façon dont l'imaginaire organise ce qui est perçu : « Tout rapport imaginaire se produit dans une espèce de toi ou moi entre le sujet et l’objet. C’est-à-dire si c’est toi, je ne suis pas. Si c’est moi, c’est toi qui n’es pas »145.

Les deux affirmations sont très importantes et convergent vers l'idée de l'imaginaire comment une forme de catégorisation spatio-temporelle à travers la soumission du divers de l'intuition et de la sensibilité à l'image. Cette hypothèse explique pourquoi « tout ce qui est intuition est beaucoup plus près de l'imaginaire »146. Cette catégorisation serait capable de produire du signifié à travers un système d'images pensées comme des objets identiques à soi, figés et substantiels qui cherchent à empêcher le renversement de l'identité en différence et à inaugurer un mouvement dialectique. En ce sens, il arrive à Lacan de rapprocher la position occupée par l'Imaginaire de la place propre au schéma transcendantal dans la première Critique kantienne :

Nous nous trouvons ici [dans l'imaginaire] dans un régime familier, depuis toujours exploré tant par la déduction empirique que par la déduction catégorielle a priori. La source et le magasin de ce préconscient de ce que nous appelons imaginaire n'est pas mal connu, il a déjà été heureusement abordé dans la tradition philosophique, et on peut dire que les idées schèmes de Kant se situent à l'orée de ce domaine147.

Un tel rapprochement semble poser plusieurs problèmes. Kant n'a

jamais cessé de soutenir une distinction nette entre le schème et l'image, pour autant que le schème serait une règle, un produit transcendantal de l'imagination, qui permet la production du signifié (Bedeutung) à travers l'établissement des rapports entre les catégories et le matériau empirique de l'intuition. L'imagination chez Kant est nécessairement pouvoir synthétique du divers de l'intuition sensible (synthesis speciosa), pouvoir qui, pour Kant,

144 LACAN, E., p. 111. 145 Idem, S II, p. 201. 146 Ibidem, p. 231. 147 LACAN, S III, p. 186.

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demande une spontanéité qui ne peut pas être trouvée dans l'image : « le schème d'un concept de l'entendement est quelque chose qui ne peut nullement être mis en image (Bild), mais qui est tout simplement la synthèse pure exprimant (ausdrückt) la catégorie selon une règle de l'unité par concepts en général »148.

Nous voyons ici comment le schème transcendantal est une représentation médiatrice, aussi bien homogène aux catégories (dans la mesure où il est universel, règle a priori et vise l'unité du général) qu'aux phénomènes (dans la mesure où il unifie directement les déterminations particulières de la sensibilité en fournissant l'objet qui se soumettra à l'appréhension catégorielle). Il arrive à Kant de parler du schème comme « concept sensible de l'objet »149 (sinnliche Begriff eines Gegenstandes) afin de souligner son caractère médiateur.

En rapprochant son concept d'Imaginaire du schème transcendantal kantien, Lacan semble surtout inspiré par le Heidegger de Kant et le problème de la métaphysique. Dans ce livre visant à fournir, entre autres, une critique de l'intuitionnisme kantien, Heidegger démontre comment « le schème possède nécessairement un certain caractère d'image »150. A travers l'analyse des trois sens différents du terme « image » (Bild)151, Heidegger souligne l’existence d’un concept d'image comme « vue d'un objet quelconque » permettant au schème de se poser comme « concept sensible de l'objet », ou encore comme transposition sensible du concept.

Pour qu'il y ait une transposition sensible du concept, il faut une règle capable de prescrire l'insertion du sensible dans une vue possible, prescription qui crée une image du concept de l'objet, et non pas une image de l'objet particulier. Heidegger peut alors soutenir que « la perception immédiate d'un donné, par exemple de cette maison, contient déjà nécessairement une vue préalable schématisante de la vision en général ; c'est par cette pré-vision [Vor-stellung] seule que l'étant rencontré peut se manifester comme maison, peut offrir la vue d'une “maison donnée” »152. C'est un concept d'image qui s'accorde bien avec la notion lacanienne d'image gestaltiste comme puissance formatrice des objets.

148 KANT, Kritik der reinen Vernunft in Kants gessamelte Schriften, Berlin : Walter de Gruyter, 1969, Vol. XII, A 142/B 181. 149 Ibidem, A 146/B 186. 150 HEIDEGGER, Kant et le problème de la métaphysique, Paris : Gallimard, 1981, p. 155. 151 Il y a, selon Heidegger, trois modes de définition d'image : a) vue immédiate d'un étant, b) vue du décalque qui reproduit un étant, c) vue d'un objet quelconque. Cette troisième définition est vue préalable schématisante de la vision en général et se rapproche de la fonction du schème kantien. 152 Ibidem, p. 159.

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En ce sens, lorsque Kant écarte la possibilité que le schéma soit une image à partir des exemples comme celui : « Le concept de chien signifie une règle d'après laquelle mon imagination peut exprimer en général la figure d'un quadrupède, sans être astreinte à quelque chose de particulier que m'offre l'expérience, ou mieux à quelque image possible que je puisse représenter in concreto »153, on voit bien qu'il prend image ici dans le sens strict de vue d'un étant, ou encore de vue d'un décalque qui reproduit un étant. La critique kantienne de l'image veut simplement dire ici que la règle schématique de présentation ne peut jamais avoir été puisée dans l'ordre des réalités empiriques.

Au même titre que le schème transcendantal, l'Imaginaire lacanien se situe entre le cadre catégoriel de la structure symbolique et le phénomène sensible. Mais cet Imaginaire ne peut pas opérer une médiation, il n'arrive pas à « exprimer la catégorie », comme dans le cas du schème kantien. Au contraire, il est blocage de la possibilité de dévoilement de la structure à cause de la soumission de l'objet à la fixité de l'image gestaltiste. Il devient une tendance, inscrite dans la pensée, à réduire toutes les relations d'objet à des relations entre images, et implique ainsi une certaine réification de la réalité. Voilà pourquoi il peut exister un régime imaginaire de fonctionnement du langage, nommé par Lacan de mur du langage.

Au fond, tout se passe comme si Lacan revenait, avec sa théorie de l’Imaginaire, à une intuition profondément cartésienne. Lorsqu’il développe la topique de l’Imaginaire, Lacan ne faisait qu’insister sur l’existence d’une dimension de l’expérience humaine qui est rapport aux images. Néanmoins, la théorie lacanienne de l’Imaginaire ne se réduit pas à une appropriation psychologique des fonctions liées à l’imagination. Sa conception particulière de l’image, qui souligne sa fonction formatrice et son caractère narcissique, apporte des conséquences majeures dans la compréhension de cette dimension de l’expérience humaine guidée par des images.

Souvenons-nous de quelques caractéristiques de la théorie cartésienne de l’imagination. Aussi bien chez Lacan que chez Descartes, l’image est un mode de connaissance à travers le corps. Le corps est affecté par la sensibilité et l’intériorisation de ces affects produit une catégorisation spatio-temporelle du divers de l’expérience sensible à travers un système d’images.

Il suffit de se souvenir de la Règle XII pour savoir que l’imagination est, avec l´entendement, la sensation et la mémoire, l´une des quatre facultés de la connaissance. En tant que la sensation est nécessairement passive (Descartes s´en sert de la métaphore de la cire qui reçoit une figure produite

153 KANT, idem, A 141/B 180.

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par un cachet), l´imagination est, au même temps, active et passive (ce que nous explique pourquoi, dans la physiologie cartésienne, l´espace de l´imagination est nécessairament la surface pinéal où l´amê s´unit au corps). En suivant une ligne classique, Descartes affirme qu´imaginer n´est autre chose que contempler la figure ou l´image d´une chose corporelle. Cette image peut être présente lorsque la chose est absente, ce qui montre que lka mémoire (corporelle) ne serait qu´un cas de l´imagination.En étant la chose absente, l´imagination peut composer des images, comme un paintre compose des formes nouvelles à partir des opérations d´association et de similarité. A cause de cette liberté créatrice, l´imagination ne peut pas fournir une voie d´accès à la vraie connaissance des choses.

En fait, Lacan accepte la thèse classique selon laquelle l´image est le résultat des modes d´affection du corps. L´imaginaire est une connaissance à travers le corps. Néanmoins, Lacan insiste dans un anti-réalisme radical lorsqu´il affirme que le corps porte déjà un monde. Rappellons-nous ici des emprunts lacaniens des études d´étologie animal de Jacob von Uexküll. Nous savons comment Uexküll insiste que le corps est, en fait, rapport à un Umwelt, rapport au milieu propre à chaque espèce vivant, milieu qui détermine la configuration des objets présents dans le monde de chaque espèce. L´Umwelt est donc un genre de bulle qui envelope chaque espèce. Ce qui permet Lacan d´affirmer : « Chez l´animal, connaissance est coaptation, coaptation imaginaire. La structuration du monde en forme d´Umwelt se fait par la projection d´un certain nombre des relations, de Gestalten, qui l´organisent, et le spécifient pour chaque animal »154. Principe holiste qui serait présente aussi dans le monde humain (dont la « nature » serait énimenent sociale). Ainsi, en insistant que le corps est produit à travers la production d´un Umwelt, Lacan peut montrer comment penser le corps signifie dévoiler un mode de perception et d´action qui coupe le continum de l´existence à fin de configurer un milieu vécu. Cette configuration est, en fait, conformation à l´image. Lacan peut alors parler, comme Merleau-Ponty : « Le corps est le véhicule de l´être au monde, et avoir un corps c´est pour un vivant se joindre à un milieu dèfini, se confondre avec certains projets et s´y engager continuellement »155. Cela signifie que le corps est une contradictoire perception active qui constitue ses objets dans le même mouvement qu´elle les perçoit. La perception n´est pas passive mais, dépuis le début, elle est activité projective de conformation du continum sensoriel à des images d´objet. D´où la raison qui amène Lacan à parler: « c´est l´image

154 LACAN, S I, p. 190 155 MERLEAU-PONTY, Phénomenologie de la perception, op. cit,.p. 96

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de son corps [du corps de l´homme] qui est le principe de toute unité qu´il perçoit dans les objets ».

Ainsi, Lacan peut énoncer sa thèse sur le narcisisme fondamental et affirmer que l´homme ne rencontre dans son milieu que des images des choses qu´il même a projecté : « c´est toujours autour de l´ombre errante de son propre moi que se structureront tous les objets de son monde. Ils auront tous un caractère fondamentalement anthropomorphique, disons même égomorphique »156. Dans la domination de la nature par l´image nous trouvons le noyau de cette : « subvertion de la nature qui est l´hominisation de la planète »157. C´est la même subversion qui amenera Heidegger à dire : « il nous semble que partout l´homme ne rencontre plus que lui-même. Heisenberg a eu pleinement raison de faire remarquer qu´à l´homme d´aujourd´hui le réel ne peut se présenter autrement »158. La subjectivation du manque entre Sartre et Lacan « Nous ne croyons pas à l'objet, mais nous constatons le désir »159. Cette affirmation tardive de Lacan illustre bien l'impératif qui animait le paradigme de l'intersubjectivité. La critique de la structure narcissique du primat de l'objet imaginaire était faite au nom de la reconnaissance du désir comme transcendance négative insistant au-delà de toute fixation imaginaire. Car il n´aurait que la négativité du désir pour briser le cercle narcisique de l´Imaginaire. D'où l'affirmation canonique : « le manque-à-être est le cœur de l'expérience analytique »160. Un manque-à-être qui ne pouvait être dévoilé qu'à travers la dissolution de l'objet comme pôle imaginaire de fixation narcissique. Il s'agissait donc de montrer comment « la relation centrale d'objet, celle qui est dynamiquement créatrice, est celle du manque »161.

Cette stratégie nous pose la question de savoir ce que pourrait signifier l'assomption de ce manque capable de dissoudre toute fixation à l'intérieur de la relation d'objet. Lacan serait en train de soutenir un genre d´ataraxie à travers laquelle le sujet pourrait prendre distance de toute relation d´objet pour jouir de l’indifférence absolue à l’égard des objets empiriques (indifférence dont serait toujours lié à la dépersonalisation du moi)? Souvenons-nous par exemple que, dans le Séminaire XI, lorsqu’il insiste sur la variabilité de l’objet de la pulsion, Lacan ne laisse pas de

156 LACAN, S II, p. 198 157 Idem, E., p. 88 158 HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris : Gallimard, 2000, p. 36 159 LACAN, S XXIII, p. 36 160 Idem, E., p. 613. 161 LACAN, S IV, p. 51.

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demander : « L’objet de la pulsion, comment faut-il le concevoir, pour qu’on puisse dire que, dans la pulsion, quelle qu’elle soit, il est indifférent ? »162. Pourrions-nous dire que la conséquence majeure de cette perspective serait qu´à la fin de l´analyse le sujet changerait d´objet plus facilement en abolissant tout fixation d´obejt ?

Gardons cette question car elle s'avérera importante par la suite. Pour l´instant, soulignons ici comment cette stratégie lacanienne pour comprendre la fin de l'analyse à partir de la subjectivation du manque d'objet empirique propre au désir se rapproche de Sartre, qui, de son côté, essayait d'articuler négativité du désir et compréhension non-constitutive de la fonction transcendantale de la conscience. Il suffit de souligner d’ailleurs son affirmation selon laquelle : « L’homme est fondamentalement désir d’être et l’existence de ce désir ne doit pas être établie par une induction empirique ; elle ressort d’une description a priori de l’être du pour-soi, puisque le désir est manque et que le pour-soi est l’être qui est à soi-même son propre manque d’être »163. Par conséquent, la manifestation de ce désir, qui se confond avec le pour-soi, est nécessairement néantisation de l’en-soi ou, comme disait Kojève, révélation d’un vide. Une révélation d'un vide qui présuppose aussi une dissolution du moi, pour autant que le rôle essentiel du moi est de masquer à la conscience sa propre spontanéité : « Tout se passe, dit Sartre, comme si la conscience constituait l'Ego comme une fausse représentation d'elle-même, comme si elle s'hypnotisait sur cet Ego qu'elle a constitué, s'y absorbait, comme si elle en faisait sa sauvegarde et sa loi »164.

La vraie différence entre Sartre et Lacan n’est pas dans cette « description ontologique du désir » mais dans l’articulation entre désir et conscience. Comme la position du champ pré-réflexif par la psychanalyse existentielle de Sartre efface le locus de l'inconscient freudien, le désir pourra être assumé par le sujet à la fin du processus analytique sous la forme d’un projet déterminé par un choix originel du pour-soi. Car il s'agit de « mettre en lumière, sous une forme rigoureusement objective, le choix subjectif par lequel chaque personne se fait personne, c’est-à-dire se fait annoncer à elle-même ce qu’elle est »165.

Nous ne pouvons voir dans ce « mettre en lumière » un genre de procédure auto-réflexive que si l'on accepte la distinction préalable entre conscience non-thétique et conscience thétique ; ce qui nous montre comment la conscience de soi se fonde sur un champ pré-réflexif

162 Idem, S XI, p.153. Sur quelques implication de cette affirmation lacanienne, voir DAVID-MENARD, Les contructions de l’universel, pp. 8-12. 163 SARTRE, L’être et le néant, Paris : Gallimard, 1989, p. 61. 164 Idem, La transcendance de l'Ego, Paris : Vrin, 1992, p. 82. 165 Idem, L'être et le néant, op. cit., p. 634.

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impersonnel et ne se confond pas avec la connaissance de soi. Chez Sartre, l'auto-réflexion ne se réduit pas au modèle cognitif d'une présence à soi. Une telle distinction permet à Sartre de ne pas penser l'assomption du choix originel par la conscience comme une conceptualisation, mais comme la reconnaissance « d’une jouissance qui sera quasi-savoir », puisque « ce projet-pour-soi ne peut être que joui »166.

On trouvera aussi chez Lacan un chiasme fondamental entre jouissance et concept. Mais ce chiasme ne l'oblige pas à poser la jouissance comme ouverture à un cogito pré-réflexif tel que l'on voit chez Sartre. Comme certains commentateurs l’ont bien noté, « contrairement à Sartre, Lacan n'offre pas une alternative au modèle réflexif de la conscience de soi »167 – ce qui, dans son cas, est une vertu. Au lieu de voir la transcendance négative du sujet comme manifestation d'une conscience pré-réflexive – ce qui, à la limite, pourrait l'amener à penser la jouissance comme retour à un genre d'immanence de l'affect et de la sensibilité incapable de problématiser le poids de l'Imaginaire dans l'expérience du corps – Lacan a préféré une autre voie. Il y aura une jouissance hors de la réflexivité du concept mais elle ne pourra pas être posée par la conscience comme son projet. Ce qui est non-identique devra garder la forme de la non-identité. Le manque-à-être lacanien et le désir de Freud

Mais laissons pour l'instant le problème du rapport entre jouissance et concept. Il y a encore une précision à faire à propos de la figure lacanienne du désir. Comme plusieurs commentateurs l’ont montré, ce tableau de famille du désir lacanien exclut jusqu'à un certain point Freud. Il n'y a en effet pas d'espace pour cette transcendance négative dans la théorie freudienne du désir.

Pour Freud, le mouvement du désir est coordonné par la répétition hallucinatoire des expériences premières de satisfaction168. Ces expériences sont restées liées aux perceptions dont les images mnésiques ont tendance à être réinvesties dans la mémoire lorsque l'excitation du besoin réapparaît. S’il n'y a pas une « épreuve de réalité » venue du monde extérieur, le système psychique continue à actualiser ces images mnésiques de façon hallucinatoire. Il est vrai que la fonction de cette épreuve de réalité est de

166 Ibidem p. 617. « La réflexion jouit de tout, saisit tout. Mais ce “mystère en pleine lumière” vient plutôt de ce que cette jouissance est privée des moyens qui permettent ordinairement l'analyse et la conceptualisation » (Ibidem, p. 616). 167 FRIE, Subjectivity and intersubjectivity in modern philosophy and psychoanalysis, Maryland : Rowman and Littlefield, 1997, p. 170. 168 Cf. FREUD, L'interprétation des rêves, Paris : PUF, 1987, pp. 480-482.

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retrouver un objet perdu lié aux premières expériences de satisfaction. Mais dans le cas de Freud, on connaît le nom de cet objet : c'est l'objet maternel qui, du fait de l'interdiction produite par la Loi de l'inceste, sera toujours perdu. « Avant tout, dit Freud, l'homme est en quête de l'image mnésique de sa mère, image qui le domine depuis les débuts de son enfance »169.

Or, pour Lacan, le manque-à-être du désir ne vient pas du manque de l'objet maternel. On trouve, dans le Séminaire sur L'éthique de la psychanalyse, une critique adressée à Mélanie Klein précisément à propos de cette question170. Lacan se refuse à phénoménaliser la cause du manque propre au désir. Ce refus peut nous expliquer comment il est possible de perdre quelque chose que nous n'avons jamais eu : « L’objet est de sa nature un objet retrouvé. Qu’il ait été perdu, en est la conséquence – mais après coup »171.

Bien que le moteur du mauvais infini du désir soit, à plusieurs reprises, l'interdiction de l'inceste, à travers l'action de la Loi symbolique paternelle et son cortège de pertes de l'objet maternel (« la Loi est au service du désir qu'elle institue par l’interdiction de l’inceste »172), il y a ici une importante remarque à faire. L'impasse du désir gagne forme à l'intérieur du drame oedipien, ce qui ne veut pas dire qu'il est produit par ce drame173. Autrement dit, ce n'est pas l'OEdipe qui institue le manque au coeur du sujet. Il s’agit en fait d’un mythe au sens structuraliste d'une matrice de socialisation qui, dans le cas lacanien, permet la symbolisation du manque-à-être du désir à l'intérieur de la structure sociolinguistique en le transformant en manque lié à la castration.

La stratégie lacanienne deviendra plus claire lorsqu'il substituera le concept de pulsion au concept de désir pur lié au manque-à-être, dont le dualisme sera pratiquement rayé à partir du moment où le psychanalyste affirmera que « toute pulsion est virtuellement pulsion de mort »174. En fait, le désir pur lacanien a toujours été plus proche du Trieb freudien que du Wunsch.

Placée à la limite du psychique et du somatique, la pulsion chez Freud ne contient pas de procédures naturelles d'objectivation. Freud fut très clair à propos du caractère contingent de l'objet de la pulsion : « il est ce qu'il y a de plus variable dans la pulsion. Il ne lui est pas originairement lié [...]. Il 169 FREUD, Trois essais sur la théorie sexuelle,Paris: Gallimard, 1987 p. 173 170 « L'articulation kleinienne consiste en ceci - avoir mis à la place centrale de das Ding, le corps mythique de la mère » (LACAN, S VII, p. 127). 171 LACAN, S VII, p. 143. 172 Idem. E., p. 852. 173 Ainsi, Lacan parlera de la mère « en tant qu'elle occupe la place de cette chose, das Ding » (Idem, S VII, p. 82). Mais elle occupe cette place à partir du moment de l'institution de la Loi. 174 Idem, E., p. 848.

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peut être remplacé à volonté tout au long des destins que connaît la pulsion »175. Lacan profite de cette remarque pour rappeler que, si l'objet empirique est ce qu'il y a de plus variable dans la pulsion, c'est parce qu’ « aucun objet ne peut satisfaire la pulsion »176. Comme nous verrons, cela veut dire sinon que la pulsion est une pure négativité qui passe par des objets empiriques sans se raccrocher à aucun.

Il est vrai qu'il y aurait beaucoup à dire sur cette dialectique de la pulsion où la satisfaction est atteinte sans que la pulsion arrive à son but, ainsi que sur le prétendu caractère pré-subjectif de la pulsion soutenu par Lacan dans le séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse. Nous y reviendrons dans le chapitre VIII. Pour l'instant, il faut souligner que, dans la métapsychologie lacanienne, la pulsion est l'héritière de la problématique provoquée par cette articulation entre négativité et transcendantalité présente dans le concept de désir pur. Mais gardons-nous de dire que la pulsion est un concept transcendantal177, pour autant que la fonction du glissement du désir comme manque-à-être de la pulsion sera d'opérer un retour au sensible dont nous analyserons les conditions ultérieurement.

Nous pouvons schématiser le rapport complexe entre désir et pulsion à travers le problème des modes de négation. Le désir lacanien est une catégorie engendrée par le nouage entre négation et transcendantalité. Comme conséquence de ce nouage, le désir sera pris dans l'alternative soit de rentrer dans un mauvais infini métonymique dans la quête impossible de son adéquation à un objet empirique, soit de s'unir au signifiant d'une Loi symbolique située dans un « lieu transcendantal »178. La pulsion est une catégorie pensée à partir d'une négativité ontologique comprise comme mode de présence du Réel de l'objet. En ce sens, il est très significatif que Lacan ne parle jamais d'un objet du désir179 (il n'y a que l'objet cause du désir), mais qu'il parle d'un objet de la pulsion180. Car, même si aucun objet [imaginaire] peut satisfaire la pulsion, elle peut trouver la satisfaction dans

175 FREUD, Pulsions et destin des pulsions in : ___. Métapsychologie, Paris : Gallimard, 1968, p. 19. 176 LACAN, S XI, p. 153. 177 Comme le défendent RICOEUR, De l'interprétation, Paris : Gallimard ; BAAS, Le désir pur, op. cit., et même DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, Paris : Minuit, 1966, p. 28, en faisant la distinction entre pulsions de destruction (Thanatos mélangé à Eros) et instinct de mort (Thanatos à l’état pur). 178 LACAN, E., p. 649. 179 « Mais l'objet du désir, au sens commun, est, ou un fantasme qui est en réalité le soutien du désir, ou un leurre » (idem, S XI, p. 169). 180 Ibidem, p. 167.

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un objet empirique (soumis à « un autre mode d'imaginarisation »181 que nous analyserons dans le dernier chapitre) à travers la sublimation. Rappelons que la sublimation chez Lacan est définie exactement comme l'acte d'élever un objet [empirique - et non pas un signifiant] à la dignité de la Chose [transcendantale]. Nous reviendrons sur cette question de la sublimation, pour comprendre ce qui doit arriver à l'objet pour qu'il puisse remplir cette fonction. Disons simplement que, contrairement au sujet du désir, celui qui subjective la pulsion devra être capable de poser son identification à un objet empirique. Nous verrons aussi comment, à partir du rapprochement entre Kant et Sade, Lacan verra clairement les limites d'une psychanalyse qui opère exclusivement avec des concepts construits par une stratégie transcendantale. Il y a aura une traversée du questionnement transcendantal chez Lacan (il faut pourtant souligner que parler de « traversée » équivaut à parler d'internalisation d'une trajectoire marquée par le détachement transcendantal).

Cependant, si nous continuons à soutenir l'importance donnée par Lacan au désir pur, plusieurs questions restent ouvertes : si la vérité du désir est d'être désir pur, si le sujet ne peut pas être représenté, comment peut-il être reconnu ? Comment reconnaître et donner un statut objectif à ce qui est pure négativité ? Lacan serait-il en train de défendre un genre d'ataraxie où le sujet peut prendre distance vis-à-vis de toute relation d'objet afin de jouir de l'indifférence absolue ?

Certains psychanalystes après Lacan ont insisté sur le risque d'hypostasier ce désir de manque. Un risque capable d'amener le psychanalyste dans une « quête de pureté, pureté du désir et pureté de l’absolu qui vise a réduire à rien ce qui manque »182, ou même à transformer ce désir pur en pur désir de mort et de destruction qui arriverait, à la limite, à poser le « pur désir de mort » d'Antigone comme paradigme de la position du sujet à la fin de l'analyse. D'ailleurs, comment peut-on savoir que le désir pur n'est pas, en vérité, la simple manifestation des fantasmes masochistes ? N'est-ce pas Lacan lui-même qui a affirmé que « ce à quoi confine le désir [...] dans sa forme pure et simple, c'est la douleur d'exister »183 et que le masochisme est « au fond de l'exploration analytique du désir »184 ? N'est-ce pas Lacan qui affirmera plus tard que « le chemin vers la mort n'est rien d'autre que ce qui s'appelle la jouissance »185 ?

181 LACAN, S X, séance du 28/11/62. 182 GUYOMARD, La jouissance du tragique, Paris : Flammarion, 1998, p. 25. 183 LACAN, S V, p. 338. 184 Ibidem, p. 313. 185 Idem, S XVII, p. 18.

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L'impératif lacanien de subordonner le désir pur au désir de reconnaissance essaye exactement d'éviter une telle dérive. Il montre que le vrai problème de l'expérience analytique est de savoir comment symboliser, comment écrire le manque-à-être qui indique l'irréductibilité ontologique de la négativité de la subjectivité aux procédures d'objectivation. Symboliser la négation sans la dissoudre, ou bien encore instituer le manque à l'intérieur de la relation d'objet (car « c’est l’ordre même dans lequel un amour idéal peut s’épanouir – l’institution du manque dans la relation de l’objet »186), tel le programme à suivre par la rationalité analytique. Hegel et le travail du désir Avant de passer à la compréhension de la structure de la reconnaissance intersubjective du désir pur, il faut insister sur une certaine ontologie du désir ouverte entre Lacan et Hegel. Si la transcendance négative propre au désir lacanien est d'abord venue de Kojève, nous avons le droit de demander si elle suit aussi une problématique hégélienne. Ce mouvement comparatif pourra nous ouvrir une alternative pour une compréhension dialectique de la psychanalyse grâce à des considérations sur la place logique occupée par les concepts utilisés par Hegel dans la détermination des mobiles propres à la pragmatique des sujets socialisés : le désir, le travail et le langage. Initialement, rappelons-nous que, pour Hegel, l'individualité (Individualität) apparaît d'abord toujours comme négation qui refuse toute co-naturalité immédiate avec l'extériorité empirique. Le premier mouvement de l´autodétermination de la subjectivité consiste à transcender ce qui l´enracine dans des contextes et des situations déterminées afin d´être « le pur être négatif de la conscience égale à soi-même ». Il arrive à Hegel de définir cette co-naturalité avec l´empirie comme « corporéité de la conscience » qui la fait exister sous la forme d´une puissance étrangère. Dans le cas de la conscience, c'est la Begierde qui remplit d'abord et de façon imparfaite le rôle de l'élément opérateur de cette négation. On comprendrait alors comment le désir hégélien montre déjà quelque chose de la structure négative du désir cherchée par Lacan187. Rappelons comment

186 LACAN, S IV, p. 157. 187 N'oublions pas non plus que, comme le sujet lacanien, le sujet hégélien est transcendant sans être exactement transcendantal. Il n'est pas condition a priori pour la constitution de l'expérience. Au contraire, un des motifs majeurs de la philosophie hégélienne consiste à affirmer que l'expérience outrepasse toujours le cadre d'appréhension de la conscience. C’est pourquoi la réconciliation avec l'expérience demande l'abandon de la figure de la conscience. Bien sûr, le sujet peut subjectiver le champ de détermination de l'expérience (voir

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Hegel se lie à une tradition qui nous renvoie à Platon et qui voit le désir comme manifestation du manque. Cela est très clair dans un passage de l´Encyclopédie où, en parlant du désir, Hegel affirme que

le sujet intuitionne dans l´objet son propre manque, sa propre unilatéralité, - il voit dans l´objet quelque chose qui appartient à sa propre essence et qui, pourtant, lui fait défaut. La conscience de soi est en état de supprimer cette contradiction, puisqu´elle n´est pas un être, mais une activité absolue188.

L´affirmation ne pouvait pas être plus claire. Ce qui anime le désir, c´est le manque qui apparaît intuitionné dans l´objet. Un objet qui peut donc se poser comme ce qui détermine l´essentialité du sujet. Avoir son essence dans un autre (l´objet), c´est une contradiction que la conscience peut surmonter parce qu´elle n´est pas exactement un être, mais une activité au sens d´une réflexion qui, en étant positionnelle, peut se prendre elle-même pour objet. Néanmoins, affirmer cela c´est encore dire très peu. Car si le désir est manque et si l´objet apparaît comme la détermination essentielle de ce manque, alors on devrait affirmer que la conscience trouve sa satisfaction dans la consommation de l´objet. Mais cela n´arrive pas :

Le désir et la certitude de soi atteinte dans la satisfaction du désir [soulignons-nous cette articulation majeure : la certitude de soi est liée aux modes de satisfaction du désir] sont conditionnés par l´objet ; en effet la satisfation a lieu par la suppression de cet autre. Pour que cette suppression soit, cet autre aussi doit être. La conscience de soi ne peut donc pas supprimer l´objet par son rapport négatif à lui ; par là elle le reproduit plutôt comme elle reproduit le désir189.

La satisfaction n´arrive pas parce que le désir n´est pas une fonction

intentionnelle liée au remplissement d´un besoin naturel. Il est une opération d´autoposition de la conscience : à travers le désir, la conscience cherche à s´intuitionner dans l´objet, à se prendre soi même comme objet. Cela est le vrai moteur de la satisfaction. En fait, à travers le désir, la conscience se cherche soi même. D´où l´affirmation de Hegel selon laquelle le désir apparaît toujours d´abord dans son caractère égoïste. Déjà dans la Philosophie de l´esprit, de 1805, Hegel offrait la structure logique de ce mouvement qui sert de moteur au désir : « Le voulant veut, c'est-à-dire qu'il veut se poser (es will sich setzen), se faire objet (Gegenstande machen). Il est libre, mais cette liberté est le vide (das Leere), le formel, le mauvais »190.

l’avènement de ce que Hegel appelle Geist) mais il n'est pas sûr que cela signifie nécessairement l'absolutisation du sujet, comme nous le verrons à la fin du chapitre V.

188 HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques III. Paris : Vrin, 1988 § 427 189 HEGEL, PhE, p. 152. 190 Idem, Jenaer Realphilosophie, Hamburg : Felix Meiner, 1969, p. 194.

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Cela implique d´abord de détruire l´autre (l´objet) en tant qu´essence autonome. Néanmoins, se satisfaire d’un autre en tant que simple objet signifie ne pas réaliser l´autoposition de la conscience. La conscience ne pourra se poser qu´en désirant un objet qui double sa propre structure. Elle ne peut se satisfaire qu´en désirant une autre conscience. « La conscience-de-soi ne trouve satisfaction que dans une autre conscience-de-soi ».

La satisfaction du désir est bien la réflexion de la conscience-de-soi en soi-même, ou la certitude devenue vérité. Mais la vérité de cette certitude est plutôt la réflexion doublée (gedoppelte Reflexion), le doublement de la conscience-de-soi191. Nous pouvons voir dans cette affirmation une tentative pour fournir

une sortie au problème de la conscience-de-soi, c´est-à-dire de la conscience qui se prend soi même pour objet. Mais il s´agit d´une sortie qui n’est pas dépendante du clivage entre moi empirique (objet pour la conscience) et moi transcendantal. Si, « lorsque la conscience de soi est l´objet, elle est aussi bien le Moi que l´objet », comment poser une telle dualité sans tomber dans la dichotomie entre moi empirique et moi transcendantal ?

Initialement, dans la Phénoménologie, Hegel a présenté, à travers la notion de vie, l´idée d´un fondement commun dont sujet et objet sont extraits. Au lieu de la fondation des opérations d´auto-détermination à travers la position des structures transcendantales, Hegel a présenté un sol commun qui s´exprime aussi bien dans le sujet que dans l´objet. Néanmoins, la vie est un fondement imparfait parce que non réflexif. Comme elle n´est pas pour-soi, la vie ne peut pas être posée de façon réflexive.

Hegel présente alors la notion plus complète de « réflexion doublée » (gedoppelte Reflexion), c´est-à-dire la notion selon laquelle la conscience ne peut se poser que dans un objet qui ne soit exactement un objet, mais une réflexion, un mouvement qui consiste à passer à l´autre et à revenir à soi. C’est pourquoi la conscience ne peut être conscience-de-soi qu´en se posant dans une autre conscience-de-soi. L´objet doit se montrer comme étant « en soi même négation », cela au sens de porter en soi même ce manque qui l’amène à chercher son essence dans son être-Autre.

Ainsi, le problème du fondement de la conscience-de-soi ne peut être résolu que par le recours à la dynamique de la reconnaissance des désirs. Dynamique de reconnaissance qui nous amène vers « un moi qui est nous et un nous qui est moi », c´est-à-dire vers un Esprit qui n´est autre chose qu´un ensemble de pratiques sociales et de processus d´interaction appréhendés de façon réflexive et capables de remplir des aspirations d´universalité. Derrière ce moi qui est nous et ce nous qui est moi, il y a la certitude que la

191 Idem, PhE, p. 153.

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conscience ne peut être reconnue que lorsque son désir n´est plus désir d´un objet du monde, mais désir d´un autre désir, désir de reconnaissance. Néanmoins, au-delà cette certitude, il faut comprendre que le particularisme du désir est une illusion puisque ce qui anime la conscience dans son action sont des exigences universelles de reconnaissance de soi par l´Autre, des exigences d´être reconnue non pas simplement comme personne à l´intérieur d’ordres juridiques contextuels et d’institutions liées à des situations socio-historiques déterminées, mais comme conscience-de-soi singulière dans toute situation socio-historique, par-delà tout contexte. C’est pourquoi la conscience doit être reconnue par un autre que ne soit pas une autre particularité, mais un Autre qui puisse supporter des aspirations universelles de reconnaissance.

Ainsi, si Hegel soutient que « la satisfaction du désir est bien la réflexion de la conscience de soi en soi-même (die Reflexion des Selbstbewusstisen in sich selbst), ou la certitude devenue vérité »192, c´est pour montrer comment l'impasse du désir est supprimée grâce à une réflexion de la conscience de soi en soi-même, réflexion doublée qui a un nom dans la philosophie hégélienne : travail (Arbeit). C'est à travers la catégorie de travail que Hegel hypostasie une notion éminemment négative de désir pur193.

Néanmoins, avant de déployer quelques considérations sur la spécificité de la catégorie hégélienne de travail, il est utile de revenir à Lacan. Car nous connaissons bien l'insistance avec laquelle il distingue sa dialectique du désir de celle de Hegel. Cette distinction est supportée par deux stratégies. La première tient dans l'affirmation que la dialectique hégélienne du désir est imaginaire :

Dans Hegel, concernant la dépendance de mon désir par rapport au désirant qu’est l’Autre, j’ai affaire, de la façon la plus certaine et la plus articulée, à l’Autre comme conscience [...]. L’Autre est celui qui me voit, et c’est ce qui, à soi tout seul, engage la lutte, selon les bases où Hegel inaugure la Phénoménologie de l’Esprit, sur le plan de ce qu’il appelle le pur prestige, et c´est sur ce plan que mon désir est intéressé194.

192 Ibidem, p. 153. 193 La compréhension avertie du problème du désir chez Hegel dans son rapport au motif du travail ne nous permet pas de suivre Guyomard dans son affirmation sur la thématique lacanienne du désir pur comme résultat de « l’adhésion passagère de Lacan aux charmes de la dialectique » et de la « maîtrise dialectique de la négation et de la négativité » (GUYOMARD, La jouissance du tragique, op. cit., p. 133). S’il faut chercher une similitude structurale avec le problème du désir pur, il est fort possible que le meilleur à faire soit de la chercher chez Kant, comme le fait Lacan lui-même en affirmant que la loi morale kantienne « n’est rien d’autre que le désir à l’état pur » (LACAN, S XI, p. 247). Pour une analyse détaillée de cette approche, voir BASS, Le désir pur, op. cit., pp. 22-82. 194 LACAN, S X, p. 33

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Nous voyons le résultat de la réduction de la philosophie hégélienne au conflit présent dans la Dialectique du Maître et de l'Esclave. La prise en compte du rôle du travail démontre comment la reconnaissance présuppose nécessairement un passage à la dimension symbolique-sociale qui n'a rien d'imaginaire au sens lacanien. Le travail présuppose la médiation du sujet par un objet qui n'est pas reconnu seulement par une autre conscience, mais par l'Autre symbolique, par exemple en tant que système de besoins qui expose le lien social. Bien sûr, cet Autre hégélien n'est pas totalement symétrique à l'Autre lacanien, mais il ne se confond pas avec la dimension du pur rapport à l'autre195. D'autre part, lorsque Lacan affirme « qu’il est impossible de déduire à partir de ce départ radicalement imaginaire [la dite lutte de pur prestige] tout ce que la dialectique hégélienne croit pouvoir en déduire »196, nous devons souligner une erreur de lecture qui ne peut s'expliquer que par la permanence du commentaire de Kojève. La lutte pour la reconnaissance n'est pas exactement un « départ ». En fait, elle n'est un départ que pour la conscience qui se fonde sur l'oubli et qui ne voit pas l'expérience qui s'accumule derrière son dos. Mais en ce sens, toute nouvelle figure de la conscience est un départ. Nous tenons que le départ a été déjà donné depuis le dévoilement du problème de l'énonciation et du rapport entre conscience et linguisticité présent dans la figure de la conscience sensible. Autrement dit, le départ a été donné tout simplement au début.

Nous pouvons passer à la deuxième stratégie de la critique lacanienne et mettre en question l'horizon de totalité propre à la hiérarchie hégélienne. Mais il ne nous semble pas que la meilleure façon de procéder consiste à affirmer que Hegel méconnaît la différence entre l'Imaginaire et le Symbolique, entre la dimension des rapports entre semblables et la dimension de la Loi qui les structure et leur donne une forme universelle. Lacan lui-même se voit obligé de le reconnaître lorsqu'il affirme, à propos de la Dialectique du Maître et de l'Esclave que

le pacte est partout préalable à la violence avant de la perpétuer, et ce que nous appelons le symbolique domine l’imaginaire, en quoi on peut demander si le meurtre est bien le Maître absolu197.

195 Hegel dira ainsi à propos des objets que « leur acquisition est conditionnée et médiatisée, d'une part, par la volonté des possesseurs qui, comme particulière, a pour but la satisfaction des besoins diversement déterminés, ainsi que d'autre part, par la production, qui se renouvelle toujours, de moyens échangeables, grâce à [un] travail propre ; cette médiation de la satisfaction par le travail de tous constitue la fortune (Vermögen) universelle » (HEGEL, Encyclopédie, op.cit, § 524). 196 LACAN, S VIII, p. 410. 197 Idem, E., p. 810.

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En fait, lorsqu´il essaie de critiquer la catégorie hégélienne de travail, Lacan glisse vers une notion de travail centrée sur le paradigme de la production, en répétant ainsi une question majeure posée par Marx et soutenue par des considérations sur la situation sociale du travail à l'époque du capitalisme industrielle. Elle s'énonce dans une articulation entre ontologie et histoire : si le travail s'articule logiquement à des déterminations de réflexion (Reflexionsbestimmung) pour pouvoir résoudre, au niveau phénoménologique, le problème de l'auto-objectivation du sujet, comment le penser à une époque où il est réduit à la catégorie de travail abstrait soumis aux lois fantasmatiques de l'équivalent-général qui produit nécessairement « la soustraction à l'esclave de son savoir »198, c´est-á-dire, qui produit le blocage dans la possibilité de réalisation des processus d´auto-position des sujets? Ce travail ne vise qu’à produire la plus-value, ou, pour parler comme Lacan, l'objet petit a comme plus-de-jouir qui supplée le manque dans l'Autre. D’où cette critique de l'horizon de réconciliation dans le travail hégélien : « nous sommes à l’aise pour mettre en doute d’abord ceci, que le travail engendre à l’horizon un savoir absolu, ni même aucun savoir»199.

Mais dire que le travail social n'engendre pas un savoir, ne signifie pas abandonner le problème de l'auto-objectivation du sujet comme protocole de cure, et n’empêche pas des réflexions à propos de la structure des actes capables de permettre la reconnaissance des sujets non-substantiels. Si nous insistons sur la similitude logique entre travail et langage dans la philosophie hégélienne, cela afin d’appréhender les plans formels d´articulation du problème dialectique de la reconnaissance, nous pourrons trouver une constellation de problèmes qui nous rapprochent de certains cheminements lacaniens.

Rappelons-nous, d´abord, que travail et langage chez Hegel ne sont pas liés à une logique expressiviste d´autoposition de soi qui aurait dans une certaine conception du faire esthétique son paradigme. Au contraire, tout lecteur de Hegel sait qu´il se sert d´un concept non-expressiviste de travail. La conscience qui travaille n´exprime pas la positivité de ses affects dans un objet qui circulera dans le tissu social. Hegel s’est débarrassé de l´expression en tant que clef pour la compréhension du rôle du travail. En fait, pour lui, le travail est la figure d´un être-hors-soi nécessaire, d´une aliénation qui forme. Il faut insister sur cette thématique majeure pour le Hegel de la Phénoménologie : l´esclave (la première manifestation de la conscience qui travaille) travaille pour taire l´angoisse de la négativité

198 LACAN, S XVII, p. 91. 199 Ibidem, p. 90. Voir aussi, idem, E., p. 811.

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absolue de la mort, une angoisse venue de la « déterritorialisation » complète de soi devant le Dasein naturel et de la fragilisation de ses images du monde. C´est à cause de l´angoisse que, dans le former, ce qui est posé est la négativité (et non la réalisation autonome d´un projet présent dans l´intentionnalité de la conscience). En travaillant, la conscience préfère se lier à une essence étrangère (d´où le fait que la première figure du travail soit le service) plutôt que se soutenir dans la pure négativité absolue.

Partons, par exemple, de cette affirmation majeure pour la compréhension de l´enjeu de la Dialectique du Maître et de l`Esclave :

Cette conscience a précisément éprouvé l´angoisse non au sujet de telle ou telle chose, non durant tel ou tel instant, mais elle a éprouvé l´angoisse au sujet de l´intégralité de son essence, car elle a ressenti la peur de la mort, le maître absolu. Dans cette angoisse, elle a été dissoute intimement, a tremblé dans les profondeurs de soi-même, et tout ce qui était fixe a vacillé en elle. Mais un tel mouvement, pur et universel, une telle fluidification absolue de toute subsistance, c´est là l´esssence simple de la conscience de soi, l´absolue négativité, le pur être-pour-soi qui est donc en cette conscience même200. Ce passage ne peut être compris que si nous rappelons que, pour

Hegel, l´essence n´est pas une substance auto-identique qui détermine les possibilités des modes de l´être. L´essence est la réalisation d´un mouvement de réflexion. En ce sens, contrairement à l´être qui cherchait à se fonder dans des déterminations fixes, l´essence se pose comme détermination réflexive et relationnelle. L´essence est l´unification de ce mouvement réflexif consistant à poser son être dans un autre, à se diviser et à revenir à soi. D´où l´affirmation de Hegel selon laquelle, lorsque l´être se trouve déterminé comme essence, il apparaît comme un être dont, en soi, toute déterminité et tout finie est nié. Hegel insiste sur le fait que l´internalisation de la négation de soi, une opération propre à la configuration de l´essence, doit se manifester initialement comme négativité absolue devant toute déterminité.

L´angoisse doit donc être comprise comme la manifestation phénoménologique initiale de cette essence qui ne peut se poser qu´à travers la « fluidification (Flüssigwerden) absolue de toute subsistance », c´est-à-dire à travers la négation de l´essentialité de toute déterminité liée aux identités oppositives. C’est une manifestation initiale, d´où l´affirmation de Hegel sur « l’essence simple », mais une manifestation absolument nécessaire. L´angoisse peut avoir cette fonction parce qu´il ne s´agit pas d´une peur pour telle ou telle chose, durant tel ou tel instant, mais il s´agit d´une fragilisation absolue des liens de la conscience au monde, à l´image

200 HEGEL, PhE I, p. 164.

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de soi et aux structures qui permettent l´orientation dans la pensée. Cette fragilisation se traduit de façon complète dans la « peur de la mort, du maître absolu ». Le terme « angoisse » a ici un usage heureux en tant qu´il indique exactement cette position existentielle dans laquelle le sujet semble perdre toute capacité à orienter son désir par rapport aux principes d´identité et de différence qui servent de cadre général de la pensée, comme s´il était devant un désir dépourvu de forme (tout lecteur du Séminaire X de Lacan trouvera ici un air de famille très instructif).

Si pourtant la conscience est capable de comprendre en tant que première manifestation de l´Esprit l´angoisse qu´elle a sentie devant la fragilisation de son monde et de son langage, alors elle comprendra que ce « chemin du désespoir » est, au fond, l´internalisation du négatif comme détermination essentielle de l´être. C’est pourquoi la crainte du maître est le début (mais n´est que le début) de la sagesse. En ce sens, nous pouvons dire que, pour Hegel, il n´est possible de connaître désespoir que dans la modernité, pour autant que le désespoir est l´expérience phénoménologique majeure d´une modernité disposée à rendre problématique tout ce qui se pose comme fondement pour l´action et le jugement.

Mais il est vrai que nous n’avons pas encore touché un point central qui stabilisera cette dialectique. Car l´angoisse éprouvée par la conscience esclave ne reste pas dans une

dissolution universelle en général ; mais dans le service elle accomplit cette dissolution et la réalise effectivement. En servant, elle supprime dans tous les moments singuliers son adhésion à l´être-là naturel, et en travaillant l´élimine. Mais le sentiment de la puissance absolue, réalisé en général et réalisé dans les particularités du service, est seulement la dissolution en soi. Si la crainte du maître est le commencement de la sagesse, en cela la conscience est bien pour elle-même, mais elle n´est pas encore l´être-pour-soi ; mais c´est par la médiation du travail qu´elle vient à soi-même201. Hegel fera une gradation fortement significative qui concerne l´agir

de la conscience dans ses potentialités réconciliatrices. Il parle du service (Dienen), du travail (Arbeiten) et du former (Formieren). Cette triade indique une réalisation progressive des possibilités d´autoposition de la conscience dans l´objet de son agir. Le service n´est que la dissolution de soi au sens d´une aliénation complète de soi à l´intérieur de l´agir, un pur agir-pour-l´autre et comme-l´autre. Le travail implique l´autoposition réflexive de soi. Néanmoins, il s´agit d´une autoposition particulière pour autant que la catégorie hégélienne du travail est en fait un mode de défense contre l´angoisse ou, encore, un surmonter dialectique de l´angoisse,

201 Ibidem, p. 164.

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l´autoposition d´une subjectivité qui a senti la disparition de tout lien immédiat au Dasein naturel, qui a senti le tremblement de la dissolution de soi. Comme si le travail apportait une idée particulière de « l’auto-objectivation de la négativité du sujet ». Rappelons de cette affirmation de Hegel :

Le travail est désir réfréné, disparition retardée : le travail forme. Le rapport négatif à l´objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement, à l´égard du travailleur, l´objet a une indépendance. Ce moyen négatif, ou l´opération formatrice, est en même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s´extériorise lui-même et passe dans l´élément de la permanence ; la conscience travaillante en vient ainsi à l´intuition de l´ètre indépendant, comme intuition de soi-même [...] dans la formation de la chose, la négativité propre de cette conscience lui devient objet202.

En fait, parce qu´il réfrène l´impulsion destructive du désir, le travail

forme, il permet l´auto-objectivation de la structure de la conscience-de-soi dans un objet qui est son doublement. Mais le tournant dialectique consiste à dire que l´aliénation dans le travail, la confrontation avec une essence étrangère, l´agir-pour-un-Autre absolu (et non pas pour une autre particularité) ont un caractère formateur puisqu´ils ouvrent la conscience vers l´expérience d´une altérité interne, moment majeur pour la position de l’identité. Lorsqu´elle se voit liée à ce qui lui est Autre, la conscience a les conditions pour passer d´une notion de Soi en tant qu´espace d´auto-identité vers une notion de Soi comme infinitude qui porte en soi même sa propre négation. Il arrive à Gérard Lebrun de parler du travail hégélien comme de ce qui « désamorce l´étrangeté sans annuler l´altérité », mais seulement pour insister sur le caractère abstrait de cette réconciliation avec l´effectivité : « il n´y a consolation que relativement à un mal avoué comme mal – et ce qu´il s´agit de comprendre, c´est l´irréalisation du Mal »203. Au lieu d´un concept expressiviste de travail, Hegel semble ainsi opérer avec un concept proche de son concept de langage : la négation déterminée de ce qui est présent dans l´intention est le début de la vérité absolue d´une conscience-de-soi qui porte en elle-même sa propre négation. D´où l´affirmation canonique : « langage et travail sont des extériorisations dans lesquelles l´individu ne se conserve plus et ne se possède plus en lui-même ; mais il laisse aller l´intérieur tout à fait en dehors de soi, et l´abandonne à la merci de quelque chose d´Autre »204. Une analyse précise des structures du langage s´impose si nous voulons déterminer le contexte de réconciliation à l´intérieur d´une

202 Ibidem, p. 165. 203 LEBRUN, L´envers de la dialectique, p. 213. 204 HEGEL, PhE I, p. 259.

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pragmatique dont la discussion débute à partir des considérations sur le désir.

Mais nous devons revenir à Lacan afin de comprendre comment son recours à l´intersubjectivité essaye de résoudre cette tension entre la négativité d´un désir pur et les impératifs de reconnaissance mutuelle, une résolution capable « d´instaurer le manque dans la relation d´objet ». Nous verrons comment la réponse lacanienne va rencontrer certaines intuitions fondamentales de Hegel.

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3. Unir un désir à la Loi : la maturité de la clini que de l’intersubjectivité

Si tout le monde cherche à connaître la loi, comment est-il possible que depuis si longtemps

personne d’autre que moi vous ait demandé d’entrer ? Kafka, Le Procès

Désirer la Loi Nous avons vu jusqu'ici comment le problème de la réduction des relations d'objet à la dimension du narcissisme et de l'imaginaire a amené Lacan à penser le programme de la cure analytique comme reconnaissance d'un désir pur, dépourvu de toute procédure naturelle d'objectivation. Il s'agissait d'instituer le manque à l'intérieur de la relation d'objet à travers la soumission de ce désir pur à un désir fondamental de reconnaissance La première condition pour la réalisation d'un tel programme est apparue dans la distinction stricte entre les domaines de l'Imaginaire et du Symbolique. Cela a permis à Lacan de poser une différence entre l'intersubjectivité imaginaire205, liée à la parole narcissique qui circule entre le moi et l'autre, et ce que Lacan appelait « relations authentiquement intersubjectives »206.

En vérité, il s'agit ici d'un motif structuraliste majeur. Les relations interpersonnelles sont déterminées inconsciemment par un système symbolique de lois. Il suffit de rappeler l'affirmation de Lévi-Strauss selon laquelle le problème de la communication entre les sujets passe par « l’appréhension (qui ne peut être qu’objective) des formes inconscientes de l’activité de l’esprit », puisque l'opposition entre moi et autrui pourrait nous amener à l'incommunicabilité si elle ne pouvait « être surmontée sur un terrain, qui est aussi un terrain où l'objectif et le subjectif se rencontrent,

205 LACAN, S II, p. 213. 206 Ibidem, p. 285.

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nous voulons dire l’inconscient [en tant que système symbolique de lois] »207.

Par exemple, lorsqu'un homme et une femme se marient (c'est-à-dire, lorsqu’ils font un choix d'objet empirique, en établissant des liens affectifs qui se traduisent dans des relations intersubjectives d'amour, de haine et d'ignorance), ils n'ont pas conscience des lois des échanges matrimoniaux qui déterminent leurs choix. Ils réifient un objet dont la valeur viendrait simplement de la place qu'il occupe à l'intérieur d'une structure articulée comme une chaîne de signifiants. C'est-à-dire que les rapports avec l'autre ont tendance à cacher les médiations des structures sociolinguistiques qui déterminent la conduite. Cette réification nous fait oublier comment nous avons des relations avec la structure avant d'avoir des relations avec les autres empiriques. En ce sens, Lacan partage cette tendance majeure du structuralisme qui consiste à rapprocher le problème de la transcendantalité des structures d´organisation de l´expérience du problème de l´inconscient. Une tendance identifiée par Paul Ricoeur lorsqu´il a parlé du structuralisme comme un « kantisme sans sujet transcendantal ».

La psychanalyse devrait donc amener le sujet à comprendre comment le locus de la vraie relation intersubjective se trouve dans le rapport entre le sujet et la structure qui détermine la conduite. Autrement dit, elle doit montrer au sujet comment le désir de l'homme est toujours attaché au désir de l'Autre : figure qui, à l'intérieur de l'expérience subjective, rend présente et singularise l'action de la structure. Nous devons donc nous garder de déterminer le motif lacanien de l'intersubjectivité tout simplement comme une défense de la compréhension auto-réflexive en tant que protocole de cure. L'intersubjectivité lacanienne est reconnaissance de la relation entre le sujet et la Loi symbolique.

Il est vrai qu'il s’agit ici d'une intersubjectivité très spécifique parce que non réciproque. La Loi symbolique détermine le sujet sans s'ouvrir à la possibilité d'un mouvement inversé. Comme nous l’avons vu, la Loi dans sa condition de système socio-linguistique de normes et de lois qui déterminent préalablement le champ de l´expérience est purement transcendantale, ce qui n'est pas le cas du sujet. Mais est-il possible de continuer à parler d'intersubjectivité lorsque les relations réciproques disparaissent ? Lacan le croyait à cause de la possibilité de la reconnaissance du sujet comme sujet de la Loi. Ce n'est pas le problème de la non-réciprocité entre sujet et structure qui invalidera l'utilisation clinique du concept d'intersubjectivité.

207 LÉVI-STRAUSS, Claude, Introduction à l'oeuvre de Marcel Mauss, in MAUSS, Anthropologie et sociologie, Paris : PUF, p. XXXI.

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Mais Lacan n'est pas un structuraliste classique. Si la vraie relation intersubjective est dans la dimension du rapport entre le sujet et la Loi symbolique ou entre le sujet et l'Autre, ce n'est pas simplement parce qu'il s'agit d'une dimension qui nous donne accès à la logique du processus de constitution des fixations imaginaires d'objet. Si c’était le cas, Lacan aurait simplement transformé la psychanalyse en une modalité de la critique de la réification très à la mode dans son milieu intellectuel. Ce qui est fondamental dans ce rapport entre sujet et Loi, c'est que le sujet ne sera reconnu comme sujet qu'à travers le dévoilement de son désir en tant que désir de la Loi, désir du signifiant transcendantal de la Loi, et non désir pour des objets empiriques. On arrive ici à une formule clef : l'intersubjectivité lacanienne est la reconnaissance du désir pur par la transcendantalité de la Loi. Il y a autrement dit une stratégie transcendantale dans la démarche lacanienne pour fonder la rationalité de la praxis analytique à travers le paradigme de l'intersubjectivité.

C’est un point qui mérite une analyse beaucoup plus approfondie. Pour Lacan, au lieu de s'opposer au désir, la Loi symbolique peut donner une détermination objective au désir pur, puisque la Loi est « au service du désir »208. C'est-à-dire que le sujet pourrait, disons, jouir de la Loi, ainsi que nous le voyons dans cette affirmation : « il faut que la jouissance soit refusée, pour qu'elle puisse être atteinte sur l'échelle renversée de la Loi du désir"209. Au-delà de la jouissance imaginaire permise par l'aliénation du désir dans des objets empiriques et narcissiques, il y aurait une jouissance venue de la reconnaissance du désir par la Loi. Cela nous montre comment « le sujet ne satisfait pas simplement un désir [avec la consommation d'objet empirique], il jouit de désirer [c'est-a-dire qu’il jouit de la reconnaissance de son désir par la Loi] et c'est une dimension essentielle de sa jouissance »210.

En principe, cette position de Lacan peut paraître un contresens, puisque Freud nous avait avertis que la Loi est toujours restrictive en ce qui concerne les motions pulsionnelles du sujet. Pour Freud, la Loi ne se réconcilie avec la pulsion qu'à travers la figure sadique du surmoi : ce mélange destructif entre conscience morale (Gewissen) et pulsion de mort. Mais, bien sûr, ce n'est pas le chemin de Lacan - qui a toujours essayé de distinguer la transcendantalité de la Loi et le sadisme du surmoi :

L'intériorisation de la Loi, nous ne cessons de le dire, n'a rien à faire avec la Loi [...]. Il est possible que le surmoi serve d'appui à la conscience morale, mais chacun sait

208 LACAN, E., p. 852. Souvenons-nous, par exemple, de l'affirmation canonique de Lacan : « La vraie fonction du père est d'unir (et non pas d'opposer) un désir à la loi » (Ibidem, p. 824). 209 Ibidem, p. 827 210 LACAN, S V, p. 313.

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bien qu'il n'a rien à faire avec elle en ce qui concerne ses exigences les plus obligatoires211. Il faut donc résoudre une question complexe : comment le

dévoilement de la présence de la Loi symbolique est-il capable de résoudre le problème de la reconnaissance du désir pur et de promettre une jouissance atteinte sur l'échelle renversée de la Loi du désir ? Comment est-il possible qu'une Loi restrictive soit au service du désir, ou pour le dire autrement, comment est-il possible que la Loi puisse réfléchir le désir pur ? Pour répondre à ces questions, il faut analyser les dispositifs de symbolisation dans la psychanalyse lacanienne. Car c'est par une symbolisation réussie que cette jouissance peut être réalisée. La symbolisation analytique comme métaphore

Nous savons déjà comment, pour le Lacan de la période du paradigme de l'intersubjectivité, la symbolisation du désir est le dispositif majeur de l'interprétation analytique et de la subjectivation dans la clinique. C'est elle qui permet la réalisation des processus réflexifs de reconnaissance dans la clinique par la nomination de ce qui jusque là ne pouvait se manifester que sous la forme de symptômes, d’inhibitions et d'angoisse.

La théorie lacanienne de la symbolisation contient une spécificité fort significative capable de nous faire comprendre le régime d'articulation entre Loi et désir proposé par la psychanalyse. Pour Lacan, la symbolisation analytique travaille à travers des métaphores. Tous les dispositifs majeurs de symbolisation qui opèrent dans la clinique sont des métaphores : « le symbolisme analytique n'est concevable qu'à être rapporté au fait linguistique de la métaphore »212. Pensons, par exemple, à la parole pleine (Lacan considérera comme évidente la structure métaphorique de la parole pleine en expliquant la signification de l'acte performatif « tu es ma femme » comme : « ce corps de la femme, qui est ma femme, est désormais métaphore de ma jouissance »213), au Nom-du-Père (souvenons-nous de la métaphore paternelle comme exposition de la logique opératoire du Nom-du-Père) et au Phallus (dont nous verrons la structure métaphorique dans la suite).

En fait, Lacan va encore un peu plus loin en affirmant que la métaphore n'est pas à distinguer du symbole et que toute espèce d'emploi du symbole est métaphorique. En bref : « toute désignation est

211 Idem, S VII, p. 358. 212 Idem, E., p. 703. 213 Idem, S XIV, séance du 07/06/67.

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métaphorique »214. Voici une formule extrêmement lourde de conséquences, pour autant qu'elle ne se restreint pas au domaine de la clinique mais prétend fournir une théorie générale de la nomination et du régime opératoire du Symbolique. Qu'est-ce que cela peut bien signifier ? Serions-nous dans une dérive relativiste d'une pensée dont la conception de la vérité est clairement non-correspondantielle et la conception du langage clairement non-réaliste ? Une dérive qui ouvrirait la clinique au relativisme d'une l'interprétation ne faisant plus de différence entre l'organisation symbolique de la pensée et la production des métaphores ?

Afin de répondre à une telle question, commençons par le début. Nous connaissons l'importance donnée par Lacan à la notion de métaphore. C'est elle qui franchit la barre entre signifié et signifiant en produisant un effet de sens fondamental pour le succès de la symbolisation. Mais qu'est-ce qu'une métaphore pour Lacan ? Serions-nous ici devant un concept de métaphore entendue comme allégorie (ce qui reviendrait à privilégier son caractère fictionnel) ? Serions-nous devant un concept de métaphore comme description d´analogies, de similitudes, d’airs de famille qui auraient une place majeure dans les énoncés scientifiques, comme le veulent montrer des travaux qui rapprochent métaphores et modèles explicatifs ? Nous connaissons, par exemple, des chercheurs qui voient l´usage de métaphores dans la clinique comme un mode de symbolisation lié à une compréhension pré-propositionnelle et intuitive des expériences pré-réflexives. La position lacanienne serait-elle similaire à l´une de ces possibilités ? Il importe donc de suivre la stratégie lacanienne à propos de l´usage des métaphores.

Si l´on cherche une définition lacanienne de la métaphore, on verra qu´elle est assez large et même surprenante :

la métaphore est radicalement l’effet de la substitution d'un signifiant à un autre dans une chaîne, sans que rien de naturel ne le prédestine à cette fonction de phore215.

Elle est un pur jeu de substitution entre deux signifiants qui ont des contextes et des systèmes de signification totalement autonomes l'un par rapport à l'autre. Lacan s'est servi de cette notion de substitution de signifiants afin de rendre compte de la structure du symptôme. Comme la métaphore, le symptôme fait appel à l'existence d'une autre chaîne signifiante qui insiste dans la chaîne qui compose le texte de la pensée de la conscience, pour autant qu'il est un signifiant qui vient à la place d'un signifiant refoulé. Dans

214 LACAN, S XVIII, p. 45. 215 Idem, E., p. 890

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la dimension du symptôme, la métaphore est solidaire d'une opération de refoulement de signifiants. C'est ce qu'on peut faire dériver de cette affirmation sur la métaphore :

Il faut définir la métaphore par l'implantation dans une chaîne signifiante d'un autre signifiant, par quoi celui qu'il supplante tombe au rang de signifié, et comme signifiant latent y perpétue l'intervalle où une autre chaîne signifiante peut y être entée216.

Mais cette possibilité de substitution entre des termes sans contiguïté métonymique présuppose une autre opération qui est fondamentale pour la compréhension de l'importance de la métaphore dans la théorie lacanienne et qui nous renvoie au problème de la relation entre métaphore et référence. Au-delà de la fonction de la métaphore en tant que procédure de sélection des éléments présents dans l'axe diachronique du langage, il y a la métaphore comme modalité de relation avec la référence et c'est cette fonction qui permet à Lacan de « lier la métaphore à la question de l'être »217.

Lorsqu'on parle de la théorie lacanienne de la métaphore, l'exemple privilégié vient du vers de Victor Hugo Sa gerbe n'était point avare ni haineuse, où le signifiant gerbe vient à la place du nom propre Booz et met en relation deux systèmes distincts de signification afin de permettre le déchiffrage d'un sens lié à l'avènement de la paternité. Mais Lacan s'est aussi servi maintes fois d'un autre exemple, celui-là plus inattendu et peut-être plus intéressant : « le chien fait miaou, le chat fait oua-oua ». Aussi intéressant que l'exemple est le commentaire que Lacan en donne :

l'enfant d'un seul coup, en déconnectant la chose de son cri, élève le signe à la fonction du signifiant, et la réalité à la sophistique de la signification, et par le mépris de la vraisemblance, ouvre la diversité des objectivations à vérifier, de la même chose218. L'important ici, c'est l'idée d'une opération du langage qui se fait à

partir du « mépris de la vraisemblance », c'est-à-dire à partir de l'abstraction de ce qui se présente comme expérience immédiate. La métaphore pose le pouvoir d'abstraction du langage à travers la négation de la référence, ou encore, de l´annulation de la facticité de la référence. « A jouer avec le signifiant, dit Lacan, l'homme met en cause à tout instant son monde, jusqu'à sa racine »219.

216 LACAN, E., p. 708. 217 Ibidem, p. 528. 218 Ibidem, p. 805. 219 Idem, S IV, p. 294.

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Si l'on se souvient que, pour Lacan, le monde de l'homme est plus proche d'une construction imaginaire (pour Lacan, le concept de « monde » nous amène nécessairement vers le concept de Umwelt), nous pouvons dénouer la raison de cette position foncière de la métaphore dans la clinique. Elle veut ouvrir, dans le champ linguistique, un espace d'expérience subjective au-delà de l'imaginaire. La négation de la référence faite par la métaphore n'est pas négation d'un sense data (puisqu'il n'y a pas d'espace pour une perception immédiate chez Lacan), et ne devrait pas être négation du Réel (qui était déjà nié par la Bejahung primordiale et qui sera caractérisé exactement comme ce qui, dans la référence, ne se soumet pas à la symbolisation métaphorique). Elle est négation d'une construction imaginaire naturalisée (souvenons-nous ici de l'affirmation de l'imaginaire en tant que régime de catégorisation spatio-temporelle qui constitue les objets en les substantialisant sous la forme d'entités fixes ou de « choses »)220.

Ici, c'est Jakobson qui permet à Lacan de fonder ses conclusions sur la fonction négative de la métaphore, puisque l'exemple vient de lui. Dans le cas de Jakobson, cette capacité de l'enfant à déconnecter le sujet et le prédicat était comprise clairement comme la découverte de la prédication, c'est-à-dire comme la découverte de la capacité de se servir de la structure propositionnelle du jugement afin de nier ce qui se présente à lui comme réalité immédiate. D'où l'affirmation lacanienne selon laquelle la métaphore « arrache le signifiant à ses connexions lexicales », car il n'y aurait pas de métaphore s'il n'avait pas de distance entre le sujet et ses attributs produite par l'abstraction propre au langage.

Nous voyons comment la métaphore laisse en évidence un vrai travail du négatif. Il faut parler de travail du négatif car, si l’on peut déconnecter le chien de son cri, c'est parce qu’il a été nié en tant que

220 Cependant, Lacan glisse d'une façon assez symptomatique à l'idée de la métaphore comme négation du Réel. Pensons, par exemple, à son affirmation à propos du caractère métaphorique propre au travail du Witz : « Tout ce que Freud développe dans la suite [de ses considérations sur le Witz] consiste à montrer l'effet d'anéantissement, le caractère véritablement détruisant, disrompant, du jeu de signifiant par rapport à ce que l'on peut appeler l'existence du réel » (LACAN, S IV, p. 294). Si la métaphore est négation du Réel, alors le Réel aura le même statut que l'empirique. Nous pouvons pourtant essayer de comprendre cette affirmation de Lacan en disant que le Réel est ce qui, dans la référence, se présente comme hors symbolisation. Il ne se confond pas totalement avec la référence (pour autant que la référence est toujours intuitionnée à travers le cadre de l'Imaginaire). Mais il indique ce qui, dans la référence, ne s'épuise pas dans l'image et dans le signifiant. Lacan est très clair en ce sens lorsqu'il soutient que « le réferent est toujours réel, parce qu'il est impossible à désigner, moyennant quoi il ne reste plus qu'à le construire » (Idem, S XVIII, p. 28). En ce sens, le jeu signifiant peut avoir un effet d'anéantissement du Réel parce qu'il perpétue le Réel comme hors symbolisation.

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présence naturalisée. N’oublions pas que Lacan ne cesse d'articuler les opérations de symbolisation à la pulsion de mort en déclarant, à propos du rapport entre métaphore et référence, que « nous retrouvons le schéma du symbole en tant qu'il est mort de la chose »221.

Cela permet à Lacan de montrer comment le langage est fait de signifiants purs, au lieu d'être fait de signes. Pour présupposer la négation de la référence, la métaphore se pose comme signifiant pur dépourvu de puissance dénotative. Signifiant qui produirait le sens à travers une « connotation pure et simplement libérée de la dénotation »222. Symboliser à travers des métaphores signifie nécessairement symboliser à travers des signifiants purs qui sont tout simplement la négation de l'empirique. Ils sont la formalisation de l'inadéquation du langage aux choses empiriques :

Les signifiants ne manifestent d'abord que la présence de la différence comme telle et rien d'autre. La première chose dont qu´il implique, c'est que le rapport du signe à la chose soit effacé223. Absence de puissance dénotative, annulation de la facticité de la

référence, effacement du rapport du signe à la chose, « ordre fermé »224 des signifiants, mot comme meurtre de la chose : si la métaphore est au centre de la production de la signification, rentrons-nous dans une conception totalement conventionnaliste et arbitraire du rapport entre sens et désignation ? Cette question nous renvoie à une autre : quel est le genre de négation constitutive du travail propre à la métaphore lacanienne ?

Ces questions ont des conséquences fondamentales pour une pensée de la clinique. Car elles nous amènent à demander quelle peut être l'efficacité d'une clinique qui opère avec des signifiants purs dépourvus de puissance dénotative, au lieu de produire des interprétations à travers des symboles et des signes. Signifiants dépourvus de toute signification et qui, à cause de cela, ne peuvent pas produire un élargissement de l'horizon de compréhension de la conscience. La théorie comme fiction ? Avant de continuer, il faut donner quelques explications sur les conséquences de l'usage lacanien de la métaphore. Lorsqu'il affirme que la symbolisation analytique est métaphorique, il ne semble pas que Lacan opère une hypostase du caractère fictionnel de la métaphore. Malgré

221 Idem, S IV, p. 377. 222 NANCY et LABARTHE, Le titre de la lettre, Paris : Galilée, 1973, p. 76. 223 LACAN, S IX, séance du 06/12/61. 224 Idem, E., p. 502.

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l’énoncé canonique « la vérité a une structure de fiction »225, il ne faut pas croire que, pour Lacan, la vérité est une fiction, une métaphore naturalisée dans la tradition de la généalogie nietzschéenne226. Il y a une vérité qui apparaît comme le noyau Réel d'une situation dans laquelle le sujet est engagé. Rappelons encore une fois que, pour Lacan, aucune praxis plus que l'analyse n'est orientée vers ce qui, au cœur de l'expérience, est le noyau du Réel. Que ce Réel ne puisse être atteint qu'à travers le fantasme, que cette vérité ne puisse apparaître qu'à travers une structure de fiction, cela signifie en fait l'impossibilité de la position de la vérité dans un discours qui cherche la légitimité à travers un principe d'adéquation ou d'un télos de transparence.

En ce sens, l’énoncé « la vérité a la structure de fiction » doit être lu avec l'idée que « le sujet se parle avec son moi »227. Etant donné que les performances linguistiques du sujet sont toujours affectées par la structure narcissique et imaginaire du moi, la vérité (qui est vérité du désir du sujet) ne peut se présenter qu'à travers la fiction propre à l'imaginaire en tant que « l'imaginaire est la place où toute vérité s'énonce »228. Mais il ne s'agit pas de réduire la vérité à la fiction ou le sujet au moi. L'idée centrale ici consiste à dire que la vérité ne peut apparaître que comme comportement négatif en relation à l'établissement de la positivité du savoir - une négativité dont la métaphore produirait l'évidence. Car pour Lacan, la métaphore est l'écriture de la vérité comme inadéquation.

Notons ici l'existence d'une conjonction fondamentale. D'abord, il y a une façon d'écrire la vérité, de la même façon qu'il y a une façon de dire la vérité (« Moi, la vérité, je parle »). Mais elle ne peut s'écrire que comme inadéquation, de la même façon que le dire de la vérité ne peut être qu'un « mi-dire ». Cette tension entre l'écrire et la résistance à l'écrit guidera Lacan tout le long son parcours intellectuel. Même après l'épuisement de cette stratégie de symbolisation métaphorique comme processus de subjectivation du désir dans la clinique, la quête d'une écriture de l'inadéquation marquera encore les tentatives lacaniennes d'utilisation clinique du mathème et du poème. C’est pourquoi la clinique lacanienne s'efforcera de formaliser,

225 Voir, par exemple, LACAN, S IV, p. 253. 226 Rappelons ici la question de Nietzsche : « Qu'est-ce qui nous force à admettre qu'il existe une antinomie radicale entre le “vrai” et le “faux”? Ne suffit-il pas de distinguer des degrés dans l'apparence, en quelque sorte des couleurs et des nuances plus moins claires, plus ou moins sombres - de “valeurs”, pour employer le langage des peintres ? Pourquoi le monde qui nous concerne ne serait-il pas une fiction ? » (NIETZSCHE, Par-delà bien et mal, Paris : Gallimard, 1971, p. 54). 227 LACAN, S III, p. 23. 228 Idem, S XXII, séance du 18/03/75.

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d'abord par le signifiant pur et ensuite par la lettre : « quelque chose que le discours en ratissant peut arriver à cerner »229.

Mais il faut insister aussi sur un autre aspect de la métaphore : son caractère performatif (et non pas son caractère supposé constatatif) dont la force perlocutionnaire est capable d'instaurer et de transformer une réalité socialement reconnue, ainsi que les sujets qui y sont engagés230. Pensons ici, par exemple, aux considérations lacaniennes sur la parole pleine (ne perdons pas de vue que, pour Lacan, tout usage du symbole est métaphorique), dont les cas majeurs sont des « actes de parler »231 comme « Tu es ma femme ». Lacan est clair sur la force perlocutionnaire de ses exemples. A ce propos, il dira que « l'unité de la parole en tant que fondatrice de la position des deux sujets, est là manifestée »232. L'avènement du signifiant est une instauration de la réalité partagée par les sujets.

Mais si l'on s'interroge sur le critère qui empêche la performativité de l'interprétation métaphorique de devenir une simple opération de suggestion, la réponse ne peut être que celle-ci : la conviction qu'elle éveille viendrait de sa capacité à être symbolisation qui conserve la négativité du désir pur. D'où le rôle majeur de la métaphore comme écriture de l'inadéquation entre désignation et signification. Grâce à son caractère d'écriture de l'inadéquation, la métaphore pourrait manifester, dans le système symbolique, cette « transcendance du désir ».

Lacan cherchera ainsi sa conception de la métaphore dans la métaphore surréaliste, la même métaphore qui affirme que toute conjonction de deux signifiants serait équivalente pour constituer une métaphore. Comme le dira Breton, à propos du jeu surréaliste de l'un dans l'autre : « N'importe quel objet est “contenu” dans n'importe quel autre »233. Cette formalisation esthétique d'une notion d'indifférenciation et 229 LACAN, Discours de Tokyo, non-publié. 230 Nous pouvons parler de force perlocutionnaire de la métaphore lacanienne parce que, à travers son énonciation, elle est capable de réaliser un acte qui produit des effets dans l´énonciateur et dans celui qui reçoit la parole. En ce sens, Lacan fait un genre d'utilisation clinique de l'idée d'Austin selon laquelle « dire quelque chose provoquera souvent - le plus souvent - certains effets sur les sentiments, les pensées, les actes de l'auditoire, ou de celui qui parle, ou d'autres personnes encore. Et l'on peut parler dans le dessein, l'intention, ou le propos de susciter ces effets [...]. Nous appelons un tel acte un acte perlocutoire, ou une perlocution » (AUSTIN, Quand dire c'est faire, Seuil : Paris, 1970, p. 114). Plusieurs commentateurs ont déjà fait un rapprochement entre cette structure lacanienne de la métaphore et le problème des performatifs chez Austin. Voir, par exemple, FELMAN, Le scandale du corps parlant, Paris : Seuil, 1980 ; BORCH-JACOBSEN, Lacan : the absolute master, Stanford : Stanford university Press, 1991, pp. 143-146 ; FORRESTER, Seductions of psychoanalysis, Cambridge : Cambridge University Press, 1991. 231 LACAN, S VI, séance du 19/11/58. 232 Idem, S III, p. 47. 233 BRETON, Perspective cavalière, Paris : Gallimard, 1996, p. 53.

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d'interchangeabilité absolue de l'objet empirique peut servir à Lacan pour exposer l'inadéquation entre la référence et le désir qui habite la langue. Elle sert bien à Lacan dans la mesure où il cherche exactement un dispositif de symbolisation du rapport négatif de la transcendance du désir aux objets empiriques-imaginaires. L´affirmation métaphorique et le reste métonymique Il existe pourtant une critique possible de cette conception de la métaphore. Elle semble privilégier la fonction négative de la métaphore dans sa relation avec la référence et oublie qu'elle instaure une positivité en affirmant nécessairement quelque chose sur la référence. La métaphore semble poser des relations de familiarité et affirmer, par exemple, que le coeur est dur comme une pierre, que le baiser est impersonnel comme un rapport juridique. Ainsi si l’on dit simplement que la métaphore est l'écriture de l'inadéquation, on perd le cadre qui nous explique pourquoi il y a des métaphores plus adéquates que d'autres. Quelle serait donc la nature de cette affirmation présente dans la métaphore ? Serions-nous devant une analogie plus profonde entre des choses apparemment dissemblables ?

Lacan a refusé cette compréhension de la métaphore comme description des analogies et de similarités234. En ce sens, il semble aller à contre-courant des théoriciens qui pensent le pouvoir de la métaphore comme un cas typique de « ressemblence de famille »235. À son avis, il est plus correct de dire que la métaphore opère une identification entre des signifiants autonomes, avec tout le poids créationniste que le concept d'identification garde dans la psychanalyse. Au moins en ce sens performatif, Lacan est plus proche de l'ínteractive view propre aux considérations de Max Black sur la métaphore, pour qui « il est plus productif de dire que la métaphore crée la similarité que de dire qu'elle formalise une similarité qui existait auparavant »236.

Telle que la parole pleine « Tu es ma femme », la métaphore serait un « voir comme » qui instaure de façon performative une réalité, qui fait le cœur devenir pierre, qui fait cette femme devenir ma femme, Je vois ce coeur comme une pierre, je vois cette femme comme ma femme. Nous devons parler de ce « voir comme » comme d'une relation marquée par un complexe d'implication : l'identification métaphorique instaure en effet un sens nouveau dans les deux systèmes de référence présents dans l'énoncé.

234 Cf. LACAN, E., 889. 235 Voir, par exemple, HESSE, Language, metaphor and a new epistemology in The construction of reality, Cambridge : Cambridge University Press, 1986, pp. 147-161. 236 BLACK, Models and metaphors, Ithaca NY: Cornell, 1968, p. 37.

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Mais il est important de souligner comment, pour Lacan, l'identification n'est pas une position d'identité. « L'identification n'a rien à faire avec l'unification »237. Dire qu'il y a quelque chose qui ne peut être nommé qu'à travers le « voir comme » de l'identification nous soutient encore dans la voie de la métaphore comme écriture de l'inadéquation. Le « comme » de cette visibilité instaurée par la métaphore ne cesse d'indiquer une limite à la puissance descriptive de la langue. Le caractère de « voir comme » propre à l'identification qui supporte la substitution métaphorique révèle l'opacité d'une chose qui ne peut être nommée que par ses connexions. Autrement dit, il y a toujours un ratage de la langue qui est formalisé par la métaphore.

Cela amènera Lacan à faire une précision concernant l'action de la métaphore. Au-delà de ce que Lacan appelle le versant du sens dans la métaphore, il y aurait nécessairement un versant qui reste toujours unterdrückt par la symbolisation métaphorique238. Il s'agit ici d'une remarque centrale car elle indique une limite au régime économique de la symbolisation analytique239. Dans les opérations de sens propres à la substitution des signifiants, il faut savoir reconnaître ce qui ne passe pas d'un système signifiant de références à l'autre. À ce propos, Lacan parlera des « débris de l'objet métonymique », ou encore du « résidu, du déchet de la création métaphorique »240 qui résiste à la nomination. Dans le passage de « cette femme » à « ma femme », il y a production d'un reste, production de ce qui dans cette femme ne se laisse pas voir comme ma femme.

Cette symbolisation métaphorique lacanienne n'est pas exhaustion complète dans le symbolique. Lacan sait qu'il n'y a pas de symbolisation métaphorique sans production d'un reste métonymique. Mais, avant les années soixante, il ne fournit pas un processus clinique de subjectivation capable de rendre compte de ce qui apparaît à ce moment comme objet métonymique. Encore une fois, il reconnaît déjà une limite aux opérations de symbolisation sans pouvoir passer à des nouveaux modes de subjectivation dans la clinique.

237 LACAN, S IX, séance du 29/11/61. 238 Cf. idem, S XIV, séance du 14/12/66. La distinction entre Unterdrückung et Verdrängung est importante dans ce contexte. Nous savons que le refoulement et le retour du refoulement sont la même chose. Mais ce qui est unterdrückt ne passe pas par ce système de renversements. 239 Cette reconnaissance d'une limite à la symbolisation métaphorique conduira Lacan à affirmer que « chaque fois que vous introduisez - sans doute y êtes-vous obligés - la métaphore, vous restez dans la même voie qui donne consistance au symptôme. Sans doute est-ce un symptôme plus simplifié, mais c'est encore un symptôme, en tout cas par rapport au désir » (idem, S VIII, p. 251). 240 LACAN, S V. p. 53.

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Toute la complexité du problème de la métaphore chez Lacan vient donc du fait qu'elle doit remplir une double fonction. D'abord, elle doit rendre compte d'un processus performatif d'instauration symbolique d'une réalité : il y a une force perlocutionnaire de la métaphore en tant qu'elle change la réalité de ce qu'elle nomme. Mais, d'autre part, la métaphore ne peut pas naturaliser ce qu'elle instaure. Si je dis « tu es mon père », le nom de père doit continuer comme une métaphore (sinon il serait le simple résultat d'une interpellation subjective, interpellation du maître qui aliène totalement le sujet dans le signifiant « père »). Comme Lacan pense la performativité de la métaphore dans le cadre d'une théorie non réaliste du langage, l'enjeu majeur consistera toujours à empêcher que le nom devienne naturalisation et réification du sens. Car la force du nom doit être la présentation de « la puissance de la pure perte [qui] surgit du résidu d'une oblitération »241. D'une certaine façon, la métaphore doit nécessairement être métaphore ratée. Pourquoi les psychotiques ne sont-ils pas des poètes ?

Si l'on veut comprendre la fonction du recours lacanien à la métaphore, il faut analyser pourquoi seule la nomination métaphorique peut produire la reconnaissance du désir.

Partons de l'exemple fourni par la psychose. Selon Lacan, les psychotiques sont incapables de créer des métaphores242 ; il s’ensuit que l'écriture psychotique ne peut pas être poésie. Cela ne signifie pas qu'ils sont incapables de se servir de métaphores, ni que tous les psychotiques sont incapables de similarités. Qu'est-ce que cette impossibilité peut donc signifier ?

Nous avons vu comment la métaphore nous amène au problème du rapport négatif entre signifiant et référence. La métaphore est apparue comme une écriture de la vérité en tant qu’inadéquation. Cela donnait à la métaphore un pouvoir clinique majeur. Elle pouvait transformer la nomination du désir dans la symbolisation réflexive de la non-identité entre le désir et les objets empiriques. En ce sens, si le Symbolique est composé de métaphores, alors « unir un désir à la Loi » ne peut signifier que ceci : donner une détermination symbolique à l´impossibilité du désir de se lier à un contenu objectal empirique. La métaphore apparaît alors comme l´opérateur de formalisation du manque propre au désir.

241 Idem, E., p. 691. 242 « Quelque chose m'a frappé [dans la lecture de textes des psychotiques] - même quand les phrases peuvent avoir un sens, on n'y rencontre jamais rien qui ressemble à une métaphore » (Idem, S III, p. 247).

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La tentative de dénier la nature métaphorique de la relation entre signifiant et référence prend une forme symptomale dans la névrose. C'est l'opacité du signifiant pur qui transforme le symptôme névrotique en une question nominaliste du type : « qu'est-ce qu'une femme ? », « qu'est-ce que veut dire avoir un sexe ? », « qu'est-ce que la mort ? », « qu'est-ce qu'un père ? ». Autant de questions qui exposent l'opacité du signifiant venu de l'Autre et qui sont des versions du Che vuoi ? qui fonde l'expérience névrotique. Si le sujet pouvait occuper la position du Maître voulant souder le signifiant et le signifié, alors la présence du signifiant ne serait pas une question. Notons que si la femme en tant que signifiant apparaît comme question pour le névrosé, c'est parce que

Le névrosé veut retransformer le signifiant en ce dont il est le signe. Le névrosé ne sait pas, et pour cause, que c'est en tant que sujet qu'il a fomenté ceci, l'avènement du signifiant en tant que le signifiant est l'effaçons principal de la chose ; que c'est lui, le sujet, qui en effaçant tous les traits de la chose, fait le signifiant. Le névrosé veut effacer cet effacement, il veut faire que ça ne soit pas arrivé243.

La formule est remarquable parce qu'elle montre comment le névrosé est un mauvais dialecticien. Il veut effacer l'effacement de la chose par le signifiant. Ce programme pourrait nous amener à la sublimation comme mode possible de présence de la singularité mais, s'il nous amène à la névrose, c'est parce que le névrotique pense par signes. Il veut poser une correspondance entre la chose et les représentations propres à la pensée fantasmatique du moi (souvenons-nous du jugement d'existence chez Freud comme tentative de retrouver dans la réalité un objet fantasmatique). Et si Lacan peut affirmer que le névrosé essaye de satisfaire, par la conformation de son désir, à la demande de l'Autre, c'est parce qu'il veut effacer l'inconditionné de la demande par son objectivation, sa conformation à un objet empirique adéquat au désir. Dans le cas du discours psychotique, la nature métaphorique du signifiant n'est pas déniée, mais simplement forclose. C'est ainsi que nous devons comprendre l'impossibilité des psychotiques à créer des métaphores. Au lieu d'une construction métaphorique, il y a une construction imaginaire qui comble le manque et l'indétermination du sens propre à la métaphore. Le langage psychotique acquiert donc une « inertie dialectique », telle qu’elle apparaît dans les considérations de Lacan sur la signification du délire. Lacan dit à propos de la signification des néologismes qui normalement composent le délire qu’elle « ne renvoie à rien qu'elle-même, [et] reste irréductible. Le malade souligne lui-même que le mot fait poids en

243 LACAN, S IX, séance du 14/03/62.

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lui-même »244. Nous trouvons cette inertie dans les considérations de Lacan sur l'économie de l'inconscient dans la psychose. S'il est vrai que, dans la psychose, l'inconscient se présente à ciel ouvert : « contrairement à ce qu'on avait pu croire, qu'il soit là ne comporte par soi-même aucune résolution, bien au contraire, mais une inertie toute spéciale »245. Cette signification inerte est le signe d'un langage réduit à l'économie imaginaire du discours, langage naturalisé et chosifié, pour autant qu'il n'a pas la dimension de l'Autre. C'est un langage où l'Autre est réduit à l'autre, ce qui produit une suppléance du Symbolique par l'Imaginaire246. Lacan construit sa théorie de la psychose à travers l'idée d'une réduction du désir à l'imaginaire, réduction liée à la forclusion du Nom-du-Père (qui peut aussi être compris comme forclusion du caractère métaphorique du père). « Là où la parole [métaphorique] est absente, là se situe l'Eros du psychosé »247.

Toujours à propos de l'inertie propre au langage psychotique, souvenons-nous comment Freud a caractérisé ce langage comme « un langage qui traite les mots comme les choses »248. Cette considération est illustrée par l'analysée de Victor Tausk qui fut conduite à la clinique après une dispute avec son bien-aimé : « mes yeux (Augen) ne sont pas comme il faut, ils sont tournés (verdreht) de travers ». C'était le résultat de la chosification de la métaphore : « mon bien-aimé est un hypocrite, un tourneur d'yeux (Augenverdreher)». Car si Freud affirme que, dans la schizophrénie, il y a prédominance de la relation de mot sur la relation de chose, c'est parce que les mots ont été chosifiés.

244 Idem, S III, p. 43. 245Ibidem, p. 164. 246 Il s'ensuit l'impossibilité d'une médiation symbolique de l'altérité. Un événement de l'ordre de l'altérité ne peut être assumé que comme identification imaginaire, et a pour conséquence la désintégration du corps propre, l'explosion de la rivalité sous la forme de délire de persécution et l'effacement des régimes d'identité qui soutenaient une certaine stabilité prépsychotique. En ce sens, nous pouvons comprendre pourquoi Schreber n'a jamais intégré aucune espèce de figure féminine et pourquoi sa psychose a été déclenchée au moment où il a accompli l'identification imaginaire avec la figure féminine en affirmant que « ce serait une belle chose que d'être une femme subissant l'accouplement ». Identification résultant de sa découverte de son impossibilité d'être un géniteur. 247 LACAN, S III, p. 298. Aujourd'hui, on discute l'existence de cas de psychose qui ne sont pas nécessairement liés à la forclusion du Nom-du-Père. On parle alors de néo-déclenchement et de psychose ordinaire pour marquer sa différence d’avec la psychose « extraordinaire » fondée sur la conjonction entre forclusion du Nom-du-Père et annulation du pouvoir de symbolisation du Phallus (voir, par exemple, ECF, Conversation d'Arcachon - cas rares. Les inclassables de la clinique, Paris : Agalma, 1997). Cette perspective demande une reconsidération du rapport entre Loi et psychose et des modes de suppléance du Nom-du-Père. C'est un travail qui échappe au propos de ce livre. 248 FREUD, L'inconscient in Métapsychologie, op. cit., p. 113.

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Nous voyons, à travers les exemples de la psychose et de la névrose, que la dénégation ou la forclusion de la nature métaphorique du langage peut empêcher la reconnaissance intersubjective du désir. Maintenant, il faut comprendre comment la métaphore peut nous aider à décrire les dispositifs majeurs de symbolisation analytique qui remplissent le rôle des signifiants-maîtres fondant la chaîne signifiante. Il s'agit du Nom-du-Père et du Phallus, les signifiants qui articulent la diversité des modes de sexuation, de socialisation et de jouissance. La relation de complémentarité entre ces deux opérateurs cliniques est évidente, puisque le Père est le porteur du Phallus et le Phallus est la signification du Nom-du-Père. On comprend dès lors que Lacan puisse identifier ces deux termes : « le phallus, autrement dit le Nom-du-Père, l’identification de ces deux termes ayant en son temps scandalisé de pieuses personnes »249.

Rappelons qu’aujourd'hui plusieurs critiques accusent Lacan d'avoir hypostasié une Loi symbolique à fort contenu normatif. À partir du moment où la totalité des modes de cure a été pensée à travers le renforcement de l'identification symbolique à une Loi paternelle et phallique d'aspiration universelle, Lacan aurait annulé la différence irréductible propre au désir et, par conséquent, limité la multiplicité plastique des identités sexuelles et sociales.

La critique la plus connue des conséquences de ce « phallocentrisme » est venue de Derrida dans Le facteur de vérité. Le signifiant phallique apparaît ici comme un opérateur de symbolisation herméneutique et de totalisation systémique. Il est l'élément transcendantal capable de garder la présence : « c'est ce qui rendait possible et nécessaire, moyennant certains aménagements, l'intégration du phallocentrisme freudien dans une sémiolinguistique saussurienne fondamentalement phonocentrique »250. Derrida peut parler de phallocentrisme parce que la présence du Phallus comme « signifiant transcendantal » produit l'indexation des circuits de signifiants et dévoile le sens de la chaîne. Un sens qui est toujours dévoilement de la castration de la femme comme vérité251. Phalliciser le désir serait donc une façon de subjectiver la castration et de produire un point de capiton dont la vraie fonction serait d'empêcher la dissémination et la polysémie susceptibles de provoquer « sans espoir de réappropriation, de clôture ou de vérité, les renvois de

249 LACAN, S XVIII, p. 34. 250 DERRIDA, La carte postale, op. cit., p. 506. 251 Il arrive à Derrida de parler de « signifié premier » (Cf. DERRIDA, Positions, Paris : Minuit, 1975, p. 120) afin de signaler le prétendu régime d´adéquation qui serait présent dans le système symbolique lacanien.

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simulacre à simulacre, de double à double »252. Mais cette lecture peut être relativisée si l'on insiste sur la compréhension métaphorique du Phallus et du Nom-du-Père. Être reconnu par un père mort Afin d'introduire l'analyse des conséquences du caractère métaphorique de la fonction paternelle, rappelons que le Nom-du-Père et le Phallus sont les dispositifs majeurs de la logique de reconnaissance intersubjective du désir pur. C'est dans son identification au Nom-du-Père que le sujet peut se faire reconnaître par l'universalité des autres sujets (puisque, pour Lacan, la fonction logique du Nom-du-Père méconnaît des variantes historico-géographiques). Par ailleurs, c'est à travers l'articulation du désir au Phallus que les sujets, aussi bien féminins que masculins, peuvent produire la reconnaissance du désir par l'Autre. Analysons d'abord le Nom-du-Père.

L'importance du Nom-du-Père dans la logique de la reconnaissance du désir est explicable. Lacan comprend la multiplicité des ordres symboliques selon une perspective univoque. Depuis Freud, la psychanalyse admet un principe logique de similitude structurale entre l'autorité familiale et l'autorité qui supporte les autres liens sociaux, tels que les liens religieux et politiques. C’est pourquoi, par exemple, Lacan articule ses considérations à propos du Nom-du-Père avec le problème du Nom de Dieu dans la tradition judéo-chrétienne (èhiè ashèr èhiè).

Une telle similitude structurale entre des sphères de valeurs apparemment autonomes (famille, religion, politique etc.) nous montre pourquoi celui qui porte le Nom-du-Père est le représentant d'une Loi qui n'est pas simplement loi de la famille, mais loi qui détermine le principe général des liens sociaux. C'est le résultat d'un système de pensée qui voit dans le complexe d'Œdipe « le fondement de notre relation à la culture »253.

La première stratégie de Lacan a consisté à montrer comment la psychanalyse pouvait trouver chez Lévi-Strauss un alibi lorsqu’elle présuppose une similitude structurale entre des sphères autonomes de valeurs. Si la loi qui structure le système des échanges matrimoniaux responsable de la production des identités sociales est soutenue par l'interdiction primordiale de l'inceste, alors il est possible d'élever le complexe d'Œdipe au rang de fondement de notre relation à la culture254.

252 DERRIDA, idem, p. 489. 253 LACAN, S V, p. 174 254 Nous connaissons des critiques de Lacan qui affirment comment « dans les formulations lacaniennes, la fiction d'un symbolique univoque se renforce. Lévi-Strauss parlait encore des

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Rappellons-nous que les modes de socialisation dans le premier étage d´interaction entre des sujets (la famille) produisent nécessairament des conséquences majeures pour des processus de socialization dans des sphères plus larges de la vie sociale. Nous pouvons même dire que des problèmes de socialisation dans le premier étage d´interaction produisent des conséquences dans tous les autres processus de socialisation. Cela donne force à la thèse de la similarité entre des sphères autonomes d´autorité.

Dans la suite de ses séminaires, Lacan critiquera la place centrale auparavant donnée à l’Œdipe. Il lui arrivera de dire que l’Œdipe n'était qu'un « rêve de Freud »255, une construction mythique dictée par l'insatisfaction de l'hystérique et par sa quête fantasmatique d'un père idéalisé, en même temps mort et maître de son désir. Cela lui permettra de reconnaître d'autres régimes de relation à la culture à travers la théorie des quatre formes de discours. Lacan ne renoncera pourtant jamais à l'importance de la fonction paternelle comme moteur des processus de socialization et de reconnaissance du désir. Cette place centrale de la fonction paternelle est apparue d'abord comme le résultat du rôle de fondement du système symbolique développé par le Nom-du-Père. Lacan est clair lorsqu'il affirme que le Nom-du-Père

est un terme qui subsiste au niveau du signifiant, qui dans l’Autre, en tant qu’il est le siège de la loi, représente l’Autre. C’est le signifiant qui donne support à la loi, qui promulgue la loi. C’est l’Autre dans l’Autre [...] L’Autre a lui aussi au-delà de lui cet Autre capable de donner fondement à la loi. C’est une dimension qui, bien entendu, est également de l’ordre du signifiant, et qui s’incarne dans des personnes qui supportent cette autorité. Qu’à l’occasion ces personnes manquent, qu’il y ait par exemple carence paternelle en ce sens que le père soit trop con, n’est pas la chose essentielle. Ce qui est essentiel, c’est que le sujet, par quelque côté que ce soit ait acquis la dimension du Nom-du-Père256.

Il y a deux affirmations majeures dans ces propositions. D'abord, la position du père dans la famille ne se confond pas avec son rôle symbolique normatif dans le complexe. Ensuite, la construction métaphorique paternelle remplit un rôle de fondement de la chaîne signifiante. Il est le signifiant qui donne support à la Loi, il est « ce signifiant par quoi le signifiant lui-même

“systèmes symboliques” au pluriel, il s'entourait de mille précautions au moment d'avancer le concept d'un “ordre des ordres”. Chez Lacan, il n'est plus question que “du Symbolique” et de “la Loi”, avec la majuscule révérentielle » (DESCOMBES, L'équivoque du symbolique in Confrontations, n. 2, p. 83). Il nous semble que la question de Lacan touche à l'identification des processus logiques propres au rapport d'auto-référence du sujet par la médiation du langage. D'où le besoin de parler du Symbolique et de la Loi. 255 LACAN, S XVII, p. 159. 256 Idem, S V, p. 155.

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est posé comme tel »257. Il arrive à Lacan de parler du Père comme de l'énonciateur qui promulgue la Loi, en réintroduisant la fiction du législateur dans la théorie du Symbolique (un « imposteur »258, dira plus tard Lacan, mais fiction fondatrice tout de même).

Néanmoins, le lieu du Père est marqué par la contradiction, puisqu'il remplit le rôle impossible d'Autre de l'Autre, ce « niveau [impossible] où le savoir fait fonction de vérité »259. Le Nom-du-Père est un signifiant pur, un terme de la structure dont la fonction consiste à totaliser et à produire le sens de ce dont il fait partie. Il est donc un signifiant qui a l'étrange pouvoir de représenter la signification de l'Autre mais qui, afin d'être fondement, doit être exclu du processus réflexif de détermination de la valeur des éléments constituant la chaîne signifiante260.

Cette place ek-sistante du Nom-du-Père dans son rapport à la chaîne signifiante peut expliquer pourquoi Lacan essayera ensuite de défaire le lien entre Nom-du-Père et père symbolique, en le définissant comme un quatrième nœud qui soutient le Symbolique, l'Imaginaire et le Réel261. Cette dissolution s'insère dans un mouvement plus large de la théorie lacanienne concernant la nature de la performativité des processus de symbolisation. Comme nous le verrons, il y aura chez Lacan un rapprochement entre symbolisation signifiante et production de fantasme. Il est évident dans l'articulation d'ensemble entre Symbolique et Imaginaire à travers la notion de semblant. Lacan sera donc obligé de distinguer formalisation et symbolisation afin de permettre à la psychanalyse de penser des processus de formalisation qui ne soient pas des symbolisations fantasmatiques. Ainsi, la force des processus de subjectivation investis dans le Nom-du-Père s'avouera indépendante de la capacité du Nom-du-Père à symboliser, pour autant que celui-ci finira par se transformer en une espèce de signifiant dépourvu de toute force de symbolisation.

257 Ibidem, p. 257. 258 LACAN, E., p. 813. 259 LACAN, S XVII, p. 125. 260 Ce qui nous montre comment le Nom-du-Père, tel que le Phallus, suit le paradoxe bien pointé par Badiou : « le problème fondamental de tout structuralisme est celui du terme à double fonction qui détermine l'appartenance des autres termes à la structure en tant qu'il en est lui-même exclu par l'opération spécifique qu'il y fait figurer seulement sous les espèces de son “représentant” » (BADIOU, Le (re)commencement du matérialisme dialectique in Critique, n. 240, 1966, p. 497). 261 C’est ce que nous pouvons déduire de cette remarque : « je poserai, si je peux dire, cette année, la question de savoir si, quant à ce dont il s'agit, à savoir le nouement de l'imaginaire, du symbolique et du réel, il faut cette fonction supplémentaire en somme, d'un tore en plus, celui dont la consistance serait à référer à la fonction dite du père » (LACAN, S XXI, séance du 12/02/75). Sur cette question, voir PORGE, Les noms du père chez Jacques Lacan, Ramonville Saint-Ange : Ères, 1997, chapitres I et VII.

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Mais revenons aux premières articulations concernant le Nom-du-Père. Ce paradoxe du lieu du Père (au même temps fondement et élément de la chaîne) est d'abord compris comme le développement de l'affirmation « le père est une métaphore »262. Grâce à sa condition de métaphore, le Père peut résoudre le problème du fondement de la chaîne signifiante. D'ailleurs, c'est aussi la voie pour comprendre comment l'identification au Nom-du-Père peut être le seul modèle possible de socialisation du désir pur.

Profitons de la distinction posée entre les deux niveaux de la métaphore (jeu de substitution entre deux signifiants venus de systèmes différents et négation de la référence). Quand Lacan dit du Père qu'il est une métaphore, il fait allusion à ce procès double que nous avons décrit plus haut. Il y a d’abord le fameux jeu de substitution entre le signifiant du Désir-de-la-Mère et le Nom-du-Père. Ce désir de la mère est déjà une Loi. Il arrive à Lacan de parler d'une première symbolisation par laquelle l'enfant peut désirer le désir de la mère, symbolisation faite grâce au couple de signifiants présents dans le jeu du Fort-Da. Grâce à ce couple, l'enfant peut symboliser la présence et l'absence de la mère en tant que totalité distincte du jeu des bons et des mauvais objets partiels. Cette constitution de la mère comme totalité produit un changement dans le rapport de l'enfant aux objets qu'il veut retenir auprès de lui. Ils ne seront plus des objets qui obéissent à l'économie autoérotique des plaisirs spécifiques d'organe, mais la marque de cette puissance qu’est la mère.

Mais Lacan réduit la loi propre de la mère à une loi de caprice pour autant que « cette loi est tout entière dans le sujet qui la supporte, à savoir dans le bon ou mauvais vouloir de la mère, la bonne ou la mauvaise mère »263. Une telle indétermination propre à la loi maternelle conduira Lacan à construire certaines images : « un grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes - c'est ça la mère »264. C’est pourquoi il essaye de déplacer le pôle du conflit œdipien, de la paire fils/père vers la paire mère/père. Ce déplacement lui permet de relativiser la fonction paternelle de menace de castration du fils, afin de développer l'idée du père comme barrage contre le Désir-de-la-Mère265. Car la loi maternelle est une loi sans transcendance, elle est, répétons-le, « tout entière dans le sujet qui la supporte », c'est-à-dire qu’elle n'a aucune énonciation sur le plan transcendantal, d'autant plus qu'elle est totalement liée à l'appétit de la mère. Cette loi réduit le sujet à

262 LACAN, S V, p. 174. 263 LACAN, S V, p. 188. 264 Idem, S XVII, p. 129. 265 « Ce message [l'énonciation de la loi du père] n'est pas simplement le Tu ne coucheras pas avec ta mère adressé déjà à cette époque à l'enfant, c'est un tu ne réintégreras pas ton produit adressé à la mère » (Idem, S V, p. 202).

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être l'objet imaginaire du désir de la mère (rappelons le premier moment du complexe d'Œdipe où le sujet essaye de s'identifier à la Gestalt phallique, au pénis imaginaire qui manquerait à la mère). Elle le fait rentrer dans un mauvais infini animé par l'imaginarisation impossible du manque maternel. Les considérations de Mélanie Klein à propos du surmoi précoce, résultat du renversement du sadisme-oral du bébé en angoisse, dans le passage de la phase squizo-paranoïaque à la phase dépressive, ont probablement aidé Lacan à configurer la loi maternelle. Cela l’amène à demander s'il n'y a pas « derrière le surmoi paternel, un surmoi maternel encore plus exigeant, plus opprimant, plus ravageant, plus insistant [puisque lié à l'impératif impossible d'imaginariser le désir] »266.

Cette absence de transcendance de la loi de la mère l'empêche de reconnaître le désir pur. C'est pour cela qu'elle doit être substituée à la Loi du père. Une Loi qui est transcendante267, pour autant qu'elle n'offre aucun objet empirico-imaginaire au désir. Du point de vue de l'énonciation des objets qui leur sont conformes, la Loi du père est une Loi vide.

Notons la fonction logique de cette théorie d'une double loi (la loi du surmoi maternel et la Loi du père). Rappelons aussi la tendance de Lacan à substituer au surmoi paternel fondé sur l'interdiction de la jouissance, le surmoi maternel dont l'impératif est exactement : « jouis ! ». Il s'agit en fait de deux façons de penser la position de la jouissance. La loi maternelle pose la jouissance comme devoir - ce qui amène le sujet à essayer d'imaginariser le manque. Cette façon de poser la jouissance est en fait une façon de la nier, sauf si l'on rentre dans la perversion. Car elle est tentative de réduire le manque réel au manque imaginaire. La Loi du Père serait tout à fait autre chose, pour autant qu'elle se garde de poser la jouissance en empêchant son imaginarisation. C’est pourquoi un des éléments les plus essentiels du ressort du Nom-du-Père, « c'est qu'un certain pacte peut s'établir au-delà de toute image »268.

C'est ici qu'on doit introduire le deuxième versant du problème de la métaphore, celui qui se rapporte à la référence. Car si la loi paternelle est une loi transcendante (et transcendantale, parce que fondement, condition a priori pour la chaîne signifiante), c'est parce que le vrai père est un père mort, qui ne peut rien dire sur l'objet adéquat à la jouissance. C'est là l'application du postulat de la métaphore comme négation de la référence empirique.

266 Ibidem, p. 162. 267 « Le père symbolique est, lui, une nécessité de la construction symbolique, que nous ne pouvons situer que dans un au-delà, je dirais presque une transcendance » (Idem, S IV, p. 219). 268 LACAN, S XI, p. 103.

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L'impossible de la tautologie du père Contrairement à la loi maternelle, fondée tout entière dans

l'énonciation faite par le sujet qui la supporte, personne ne peut réaliser la fonction symbolique du père. Comme il est mort, le père ne peut jamais être totalement présent dans la réalité effective : « le père symbolique n’est nulle part. Il n’intervient nulle part ». Cette non-identité dans le rapport entre le Père symbolique et le père empirico-imaginaire est clairement exprimée par Lacan :

Le seul qui pourra répondre absolument à la position du père en tant qu’il est le père symbolique, c’est celui qui pourrait dire comme le Dieu du monothéisme – Je suis celui qui suis [èhiè ashèr èihè - Lacan adoptera après une autre traduction : Je suis celui que je suis]. Mais cette phrase que nous rencontrons dans le texte sacré ne peut être littéralement prononcée par personne269. C'est une formule majeure pour comprendre la place privilégiée du

Père. Revenons à l’impossibilité du Nom-du-Père comme fondement, comme Autre de l'Autre. Ce paradoxe ne pouvait être résolu que par la transformation du père dans une tautologie. Pour être fondement, il faut que le père soit une tautologie. Il doit être le signifiant capable de s'auto-signifier, c’est-à-dire qu’il doit être une signification qui porte en elle-même sa propre désignation. Il ne peut pas renvoyer le problème de sa signification à un signifiant Autre. Si « le dit premier [une énonciation typiquement paternelle, souvenons-nous de la fiction du père comme législateur] décrète, légifère, aphorise, est oracle, il confère à l'autre réel son obscure autorité »270. Ce dit doit alors pouvoir retirer de sa propre énonciation la force perlocutionnaire de sa performativité, pour autant que « tout énoncé d'autorité n'y a d'autre garantie que son énonciation même »271.

C’est pour cela que le père est essentiellement créateur, je dirais même créateur absolu, celui qui crée avec rien. En lui-même, le signifiant a en effet cette signification originale, qu'il peut contenir le signifiant qui se définit comme le surgissement de ce signifiant272.

Mais comment pouvons-nous être sûrs que cette performativité du père, qui crée du rien, n’est pas un fantasme de puissance phallique ? Une telle notion de performativité demanderait aussi un principe d'expressivité

269 Idem, S IV, p. 210. 270 Idem, E., p. 808. 271 Ibidem, p. 813. 272 Idem, S V, p. 258.

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pour poser l'identité entre l’intentionnalité et l'acte, entre l'énonciation du signifiant et la réalisation extérieure du sens. Il servirait à souligner que le performatif du père est impossible. Cette impossibilité du performatif semble strictement hégélienne, pour autant qu'elle indique les conséquences d'une compréhension dialectique de la tautologie à partir du mouvement spéculatif propre au principe d'identité.

Pour la dialectique, la tautologie est impossible parce qu'elle dit toujours le contraire de ce qu'elle veut dire, c'est à-dire qu’elle énonce toujours le clivage à travers la position d´égalité à soi. Cette critique de la tautologie renverse toute possibilité d'expressivité à l'intérieur du performatif.

Nous pouvons donner une formule algébrique à ce « Je suis celui que je suis » : A=A. Lacan se sert de cette formule, dans le séminaire sur Les identifications, afin d'analyser la possibilité, pour le signifiant, de s'auto-signifier. Pourquoi cette proposition d´égalité est-elle imprononçable ? La réponse est double et indique un clivage aussi bien à l'intérieur de la forme générale de la proposition que dans l'acte d'énonciation.

D'abord, si personne ne peut énoncer une proposition du type Moi=Moi, c'est parce que l'acte d'énonciation produit un clivage entre le sujet de l'énoncé et le sujet de l'énonciation. L'auto-désignation ne peut pas être auto-signification, puisque l'utilisation du Moi comme shifter correspond à une aliénation du sujet dans un système différentiel-oppositif où l'identité est toujours énoncée à travers la présupposition de la différence. Comme nous le verrons, il s'agit d'un point travaillé par Hegel dans ses considérations sur l'impasse de la certitude sensible et sur les renversements des déterminations de réflexion dans la Logique de l'essence.

Ensuite, si personne ne peut énoncer l´égalité à soi à travers la proposition Moi=Moi, c'est parce que, du point de vue de la logique dialectique, toutes les propositions de ce genre sont des propositions synthétiques, et non pas des propositions analytiques. Pour arriver à cette compréhension spéculative de la proposition, Hegel nous demande de comprendre une proposition à partir de sa forme générale (S est P) qui pose des différences catégorielles quantitatives entre la particularité du sujet et la prédication des universaux273.

273 Cette façon de prendre en considération les différences catégorielles quantitatives exprimées par la forme générale de la proposition est ce qui fait la spécificité de la théorie hégélienne du jugement, au point que Hegel affirme qu’il faut « regarder comme un manque d’observation digne d’étonnement, que dans les Logiques ne se trouve pas indiqué le fait que dans chaque jugement est exprimée une telle proposition : “Le singulier est l’universel” » (HEGEL, Encyclopédie, op. cit., § 166).

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Lorsque je dis, par exemple, « une rose est une rose », on voit que l’attente ouverte par l’énonciation « une rose est... », où le sujet apparaît en tant que forme vide et encore non déterminée, comme « quelque chose en général », comme « son privé de sens »274, est inversée à la fin de la proposition. La rose qui apparaît en position de sujet est un cas particulier ; c’est une rose qui, en soi-même, n’est que négation – événement contingent dépourvu de sens, tandis que la rose en position de prédicat apparaît d'abord comme « représentation universelle » abstraite qui fournira la signification (Bedeutung) du sujet. On peut même affirmer qu’elle est l’extension d’un ensemble encore vide. Pour Hegel, en énonçant « une rose est une rose », on dit en fait que l’ensemble est identique à l’un des ses éléments, on dit que le singulier est l’universel275. Telle est du moins l'interprétation que nous pouvons donner à cette affirmation : « déjà la forme de la proposition est en contradiction avec elle [la proposition A=A], car une proposition promet aussi une différence entre sujet et prédicat ; or celle-là ne fournit pas ce qu’exige sa propre forme »276. C’est pourquoi, dans son commentaire sur l'exemple majeur de notre discussion à propos du Nom-du-Père, Hegel soutient que « si quelqu'un ouvre la bouche et promet d'indiquer c'est qui est Dieu, savoir Dieu est - Dieu, l'attente se trouve trompée, car elle envisageait une détermination différente »277.

Hegel aurait compris l’existence, dans la forme générale de la proposition, d’une scission structurale entre le régime général de présentation et la désignation nominale de l’événement particulier. Car le premier moment de l’affirmation « le singulier est l’universel » pose en fait l’inessentialité du singulier et la seule réalité de l’universel. Une rose sera toujours une rose. C’est le prédicat qui pose le sujet et, à partir du moment où le sujet (encore indéterminé) est posé, il s’efface : ce qui était prédicat advient comme sujet. À cause de la forme générale de la proposition, l’acte d’énonciation de l’identité produit toujours la position d’une aliénation. Car « si on dit aussi : “l’effectivement réel (Wirkliche) est l’Universel”, l’effectivement réel comme sujet s’évanouit (vergeht) dans son prédicat »278. Mais la réflexivité propre à la forme générale de la proposition peut produire des inversions d'autant que dans le jugement, l'universel « se donne

274 Idem, PhE I, op.cit, p. 21 275 D’une certaine façon, Lacan est en train de dire la même chose lorsqu’il dit, à propos de la structure du vel aliénante que « le signifiant avec lequel on désigne le même signifiant n’est évidemment pas le signifiant que celui par lequel on désigne l’autre » (LACAN, S XI, p. 190). Le premier signifiant est un signifiant pur, un ensemble vide, l’autre est détermination de sens. 276 HEGEL, Encyclopédie I, p. 163. 277 Idem, Science de la logique II, p. 44. 278 HEGEL, PhE I., op.cit, p. 55.

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un là », il « se décide dans le singulier »279. Ainsi, la forme générale de la proposition peut aussi exprimer que « l'universel est singulier », où le sujet apparaît comme quelque-chose (Etwas) qui se déploie dans une multiplicité d’attributs. Hegel se sert du jugement « la rose est odorante », où odorant n'est qu'un des multiples attributs possibles de la rose. Dans les deux cas, l'identité promise entre sujet et prédicat ne se réalise pas à cause de l'irréductibilité des différences catégorielles quantitatives280.

En ce sens, nous pouvons dire que la fonction du père dans la théorie lacanienne vise exactement à montrer, à l'intérieur du système symbolique, cet impossible formalisé par la tautologie. La solution de Lacan à la critique dialectique de la tautologie consiste à transformer la tautologie dans la formalisation d'un impossible : « je suis ce que je suis, ça c'est un trou, non ? »281. Nous pouvons dire que « le Nom-du-Père est présenté lui-même comme le nom d'une faille »282. Mais dire que la faille peut avoir un nom qui est son nom propre, dire que la négation externe peut s'inscrire et se laisser symboliser à l'intérieur du système sans s'effacer ou, pour être plus explicite, que la limite (Grenze) en dehors du système symbolique peut devenir un bord (Schranke) interne du système, cela est exactement une des stratégies majeures de la dialectique depuis Hegel. Car elle présuppose une symbolisation de la négation, ou encore une « négation en soi qui n’a un être que comme négation se rapportant à soi »283.

279 HEGEL, Science de la logique III, p. 112. Ici nous pouvons suivre Zizek : « l'universel est le contraire de lui-même dans la mesure où il se réfère à soi dans le particulier, autant qu'il parvient à son être-pour-soi sous la forme de son contraire » (ZIZEK, Hegel passe : le plus sublime des hystériques, Paris : Point Hors Ligne, 1999, p. 57). 280 Il peut sembler que Hegel fasse ici une confusion entre prédication et identité. Il semble négliger qu'il y a au moins deux emplois différents du terme « est ». Frege nous a montré que « est » peut avoir au moins deux fonctions (Cf. FREGE, Ecrits logiques et philosophiques, Paris : Seuil, 1971, p. 129). « Est » peut avoir la fonction de forme lexicale d'attribution afin de permettre la prédication d'un concept à un objet. Ainsi, dans « une rose est odorante », « odorante » est la prédication conceptuelle d'un nom d'objet (rose). Mais, d'autre part, « est » peut avoir la fonction de signe arithmétique d'égalité afin d'exprimer une identité entre deux noms d'objets (comme dans le cas de la proposition « l'étoile du matin est Vénus ») ou l'autoégalité d'un nom d'objet à soi même (« Vénus est Vénus »). Il nous semble que, en vérité, la dialectique doit, dans une certaine mesure, confondre prédication et identité. Le fondement de la compréhension spéculative du langage tient dans l'expérience de l'évanouissement de l'objet sous son nom. Pour Hegel, un nom d'objet ne peut pas être une dénotation positive de l'objet et il n'y a pas un nom qui puisse faire converger désignation et signification. En ce sens, l'identité doit devenir nécessairement une prédication, pour autant que la position de l'identité amène nécessairement le sujet à passer à la prédication de différences oppositionnelles. C'est précisément le passage qui intéresse Hegel. 281 LACAN, S XXII, séance du 13/03/75. 282 PORGE, Les noms du père chez Jacques Lacan, op. cit., p. 105. 283 HEGEL, Science de la logique, tome II., p. 18.

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Ces formules servent aussi à montrer comment le Nom-du-Père n'est que la symbolisation de l'impossibilité, pour le père empirique, de réaliser dans l'effectivité la fonction paternelle. Il correspond à une façon d'objectiver l'impossible de l'autorité paternelle C'est par cette voie que nous devons comprendre l'affirmation de Lacan concernant la nécessité structurale du meurtre du père : « en français, et dans quelques autres langues, dont l’allemand, tuer vient du latin tutare qui veut dire conserver »284.

Autrement dit, la fonction du père ne peut être pensée que si l'on admet une négation qui se conserve comme négation. Mais soulignons que cette structure de négation propre au Nom-du-Père est, en fait, pouvoir négatif du transcendantal, c´est-à-dire négation de la déterminité empirique capable de produire l'ouverture d'une transcendance qui se conserve à l'intérieur d'une détermination transcendantale. C'est ce pouvoir négatif du transcendantal qui anime la stratégie de symbolisation clinique lacanienne à travers des signifiants purs. La fonction symbolique se conserve coupée de toute réalisation empirique immédiate. Disons que, chez Lacan, les processus de symbolisation analytiques sont tous fondés sur un usage transcendantal de la négation.285.

Sur ce point, nous pouvons comprendre pourquoi il n'y a que le père mort pour reconnaître un désir qui est foncièrement dépourvu d'objet. Il n'y a pas d'autre point dans la théorie lacanienne où la mort apparaisse de façon aussi évidente comme manifestation phénoménologique d'une fonction transcendantale qui insiste au-delà des objets empiriques. Chez Lacan, la mort en tant que genre de négation sans concept (ou, du moins, sans un régime de concept défini à l´intérieur d´une pensée de l´adéquation) est toujours liée à une fonction logique propre à l'indétermination phénoménale de ce qui « n'est jamais un simple étant »286.

Une castration qui ne menace personne

À propos du père, il faut encore insister sur un point. S'il n'était pas

un père mort, s'il était ce père primitif maître de la jouissance qui fait exception à la castration, tel qu'on le trouve dans Totem et Tabou, il n'y

284 LACAN, S IV, p. 211. 285 Et lorsque Lacan admet la pluralisation du Nom-du-Père (qui peut être comprise comme symptôme d'une époque où la place univoque de Loi disparaît dans une multiplicité de normes), il continue à le soutenir en tant que formalisation d'une négation : « mais le Père en a tant et tant [de noms] qu'il n'y en a pas Un qui lui convienne, sinon le Nom de Nom de Nom comme ek-sistence » (Idem, AE, p. 563) 286 HEIDEGGER, Essais et conférences, Paris : Gallimard, 1958, p. 212.

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aurait d'autre possibilité pour le sujet que la perversion. C'est-à-dire qu’il s'agirait de s'identifier au père et d’accepter la place d'un Autre sans manque qui détient le savoir sur la jouissance. La version du père ne serait donc qu'une père-version287. En ce sens, il n'est pas étrange que Lacan identifie Totem et tabou à ce fantasme, typique du névrosé obsessionnel, de « au moins un » pervers qui pourrait jouir à cause de sa position hors Loi de la castration. Mais notons que celui-ci est, en vérité, le fantasme qui structure la position masculine, pour autant qu'elle est caractérisée par la conjonction ∃ x ¬φx/∀ x φx - où l'on voit que l'universalisation est solidaire de l'exclusion d'au moins un qui n'a pas besoin de reconnaître la fonction de la castration. Avec ces formalisations par des quantificateurs, Lacan veut dire qu'une proposition universelle affirmative (∀ x φx - tout homme doit passer par la fonction de la castration) trouve sa vérité dans la proposition particulière qui la nie (∃ x ¬φx - il existe au moins un qui ne passe pas par la castration) et se trouve refoulée. L’homme peut ainsi transformer l'impossible de la jouissance en interdiction de jouissance venue du père. Mais le Père est mort et châtré - condition qui indique qu'il ne sait rien sur la jouissance (puisqu'il ne peut pas indiquer un objet empirique qui lui serait adéquat), qu'il méconnaît la vérité du désir du sujet, qu'il est autrement dit « marque d’un manque de savoir »288. C’est un père qui ne peut rien expliquer sur le désir, sauf montrer que la mère est châtrée. D’où la transformation du rêve freudien du père mort (« Père, ne vois-tu que je brûle ? ») en paradigme de la position du père.

Une considération d'ordre historique s’impose alors. Lacan pense le problème de la fonction paternelle à une époque marquée par une crise psychologique due au « déclin social de l'imago paternelle ». Époque où la personnalité du père est « toujours carente en quelque façon, absente, humiliée, divisée ou postiche »289. La volonté lacanienne de montrer que presque tous les pères présents dans les grands cas cliniques freudiens (Dora, le petit Hans, l’homme aux loups, l’homme aux rats) sont affectés par une carence fondamentale, à l’exception du père du paranoïaque (Schreber), est significative. Il s'agit d’exhiber les conséquences cliniques du paradoxe moderne d´unifier, dans la même figure paternelle, la fonction symbolique de représentant de la Loi (qui répond par la normalisation sexuelle et qui sera internalisée dans l'Idéal du moi) et la caractéristique imaginaire du père (en tant que rival dans la possession de l'objet maternel, rivalité introjectée dans le surmoi répressif). Pour une raison structurale liée 287 Sur cette question voir ZIZEK, Three fathers in The ticklish subject, op. cit., pp. 210-223. 288 SILVESTRE, Demain, la psychanalyse, op. cit., p. 247 qui appelle ce Urvater le Père-Jouisseur. 289 LACAN, AE, p. 61.

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aux modes de socialisation hégémoniques dans la modernité, le père n'est jamais à la hauteur de sa fonction symbolique. C'est un problème qui, à un niveau structural, touche le rapport entre la fonction transcendantale de la Loi et l’effectivité de sa représentation empirique.

Lacan doit donc savoir quelle est l'efficacité d'une stratégie clinique fondée sur le renforcement de l'identification à la Loi symbolique dans une société où la figure paternelle est défaillante290. C'est l'utilisation clinique de la structure de la métaphore et de ce pouvoir négatif du transcendantal qui a permis à Lacan de se servir de cette situation historique et de rendre à ce Père humilié le pouvoir d'unir le désir à la Loi par un certain « effacement » du père imaginaire et de ses motifs de rivalité. C'est par l'identification du sujet à un signifiant pur, à un pur trait, qu'il peut faire reconnaître la négativité de son désir et jouir de la Loi.

Soulignons cette ruse foncière. Renforcer la fonction paternelle ne nous amène pas nécessairement à renforcer la figure du père. Ce serait là une tâche dépourvue de sens dans les conditions historiques qui sont les nôtres (en fait, Lacan a bien perçu que l'insistance sur ce point signifierait rendre la psychanalyse datée et dépendante d'une configuration familiale déterminée). Nous verrons comment l'impératif visant à renforcer la fonction paternelle ne peut être complété que par l'avènement d'un acte qui amène le sujet à traverser le Nom-du-Père (et. par conséquent, à sortir de l´univers de la reconnaissance intersubjective tel que Lacan le comprend)291.

D'ailleurs, il est bien possible que ce dispositif d'effacement du père imaginaire donne à Lacan la possibilité de faire un glissement lourd de conséquences. Nou savons dépuis Freud que le Père permet à la castration d'apparaître comme la signification du désir. Néanmoins, Lacan ne voit pas la castration comme l'internalisation d'une menace venue du père-rival dans la lutte pour la jouissance de l'objet maternel. Si l'expérience subjective de la castration est nécessairement articulée comme menace, alors la théorie psychanalytique perd tout instrument possible pour distinguer Loi et surmoi.

290 Ce problème est bien soulevé par Borch-Jacobsen : « que signifie rétablir la Loi, tel que Lacan essaye de le faire, par son identification à la Loi du symbole et du langage ? Ne serait-il mieux d'admettre qu'elle a été définitivement effacée ? » (BORCH-JACOBSEN, The Oedipus Problem in Freud and Lacan in PETTIGREW et RAFFOUL, Disseminating Lacan, New York : SUNY, 1996, p. 312). On voit des échos de cette problématique dans l’aveu de Michel Silvestre : « c’est à la précarité de cet artifice [le Nom-du-Père] que sont confrontés les analystes lorsqu’ils constatent, voire déplorent, l’inefficacité croissantes des interprétations oedipiennes, faites au nom du père, sous le couvert de cette autorité d’emprunt » (SILVESTRE, idem, p. 260). 291 Voir la formule : « le Nom-du-Père, on peut aussi bien s'en passer, à condition de s'en servir ».

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Lacan nous autorise à conclure que la menace de castration est un fantasme névrotique, puisqu'elle est liée à la menace de la disparition (aphanisis) d'un objet empirique adéquat au désir292. Nous avons vu que la façon dont le névrotique se soutient dans son désir est toute basée sur la promesse de l'avènement d'un tel objet (toujours reculée à l'infini). Rappelons que lorsque le névrotique tente de conformer son désir à la demande de l'Autre, il tente d'effacer l'indétermination de la demande par son objectivation, par sa conformation à un objet empirique adéquat au désir.

Le Père lacanien apporte la castration comme symbolisation de l'inexistence d'une représentation adéquate du sexuel et d'un objet propre à un désir qui est surtout sexuel. Autrement dit, la castration n'apparaît pas comme une menace, mais comme une façon de rentrer dans un régime de symbolisation permettant la reconnaissance de la négativité du désir par la Loi du Phallus. La vérité énoncée par la castration serait que la seule façon de satisfaire un désir pur consiste à s’attacher à une Loi transcendantale reconnue de façon intersubjective. Cette stratégie est, nous le verrons, fortement kantienne. C’est pourquoi le Père est exactement celui qui doit démontrer qu'il a le Phallus, non pas comme insigne de puissance, mais comme marque d'indétermination. Car « le phallus, là où il est attendu comme sexuel, n'apparaît jamais que comme manque, et c'est cela son lien avec l'angoisse »293. Désirer un Phallus châtré Nous retrouverons la même logique métaphorique de symbolisation de la négation dans le Phallus : il s’agit là de l'autre dispositif majeur de symbolisation analytique. Tel que le Nom-du-Père, le Phallus occupe la même place de fondement de la chaîne signifiante, pour autant qu'il est « signifiant destiné à désigner dans leur ensemble les effets de signifié »294. Ainsi, il peut « suppléer au point où, dans l’Autre, disparaît la signifiance »295. Il n'y a qu'une Bedeutung, dira Lacan, la Bedeutung du Phallus. Il est le seul signifiant à remplir le rôle du signe. Lacan dit aussi

292 C'est un sens possible que nous pouvons donner à la problématique de l'aphanisis développée par Jones. Selon lui l'aphanisis est « une menace pour le moi possesseur de la libido, pour sa capacité d'obtenir une satisfaction libidinale, qu'elle se rapporte au sens ou qu'elle soit sublimée » (JONES, Théorie et pratique de la psychanalyse, Paris: Payot, 1997, p. 285). 293 LACAN, S X, p. 311. Ou encore, lorsque Lacan parle du Phallus « en tant qu'il représente la possibilité d'un manque d'objet » (LACAN, S XIV, séance du 15/01/67). 294 LACAN, E., p. 699. 295 Idem, S VIII, p. 277.

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que « le Phallus est le seul signifiant qui puisse se signifier lui-même »296, pour autant que « son énoncé s'égale à sa signification »297.

Ces formules, comme nous l'avons vu avec l'impossible de la tautologie du père, indiquent la formalisation d'un impossible, et non pas la possibilité de réalisation effective d'une proposition d'auto-identité. D'où le besoin lacanien de dire que le Phallus est toujours voilé, imprononçable, d'autant qu'il est l'internalisation de sa propre négation. Cette importance du signifiant phallique a plusieurs conséquences. D'abord, elle montre que le sujet ne peut pas échapper à un horizon formel de totalisation et de synthèse. Le Phallus est « le signifiant fondamental par quoi le désir du sujet a à se faire reconnaître comme tel, qu'il s'agisse de l'homme ou qu'il s'agisse de la femme »298. À travers le Phallus, le sujet partage une fonction sociale sous la forme d'un avoir qui est don (dans le cas de la position masculine) ou d'un être qui n'est qu'être pour l'Autre et non pas indication d'un attribut essentiel (dans le cas de la position féminine). Ce qui montre comment le signifiant phallique est l'emblème de toute symbolisation possible du désir. Le Phallus peut apparaître comme dispositif d'indexation de tout espace possible de reconnaissance intersubjective, comme le centre de l'économie libidinale, parce que, pour Lacan, le champ de la sexuation est le champ même de la reconnaissance. Le sujet ne peut être reconnu qu'en tant que sujet sexué, ce qui ne signifie pas soumettre la transcendance absolue du désir à un donné anthropologique de la sexualité ou de la différence anatomique entre les sexes, pour autant que la clinique analytique nous démontre « une relation du sujet au phallus qui s'établit sans égard à la différence anatomique des sexes »299.

Cette place majeure du Phallus correspond à une soumission de la diversité possible des modes de sexuation au primat de la fonction phallique. Ainsi, la sexuation féminine sera d'abord pensée à partir du Penisneid et de la façon de le surmonter en faisant des attributs féminins les signes des revendications phalliques et que Lacan, en suivant Joan Rivière, appelle la masquerade. C’est là la façon proprement lacanienne d'interpréter l'affirmation freudienne selon laquelle toute libido est nécessairement masculine.

Lacan revient là-dessus lorsqu’il dit que pas tout d'une femme est inscrit sur la fonction phallique. Mais ce pas tout ne signifie pas nécessairement négation du générique de la fonction phallique et de la

296 Idem, S IX, séance du 09/05/62. 297 Idem, E., p. 819. 298 Idem, S V, p. 273. 299 Idem, E., p. 686.

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castration auquel la femme se rapporte ; sinon une femme serait toujours porteuse d'une jouissance non soumise à la castration.

Cela montre comment le Phallus autorise la construction d'un Universel capable d'unifier les expériences singulières des désirs. Il crée un champ universel de reconnaissance mutuelle du désir au-delà de l'irréductibilité des particularismes et des accidents de l'histoire subjective. Mais il s´agit de champ universel de reconnaissance mutuelle très particulier. Par exemple, il ne rend pas possible la relation sexuelle. Comprenons ici « relation sexuelle » principalement comme l'espace intersubjectif de reconnaissance du désir des sujets capable de subjectiver leur corps, en tant que « la relation sexuelle, c'est cela par quoi la relation à l'Autre débouche dans une union des corps »300.

Au contraire, nous savons comment Lacan insistera jusqu'à la fin de son enseignement sur le « il n'y a pas de relation sexuelle » - dernière formule de l'impossibilité de l'intersubjectivité. Mais pourquoi l'universel de la Loi phallique n'est-il pas capable de réaliser les conditions pour l'avènement de la relation sexuelle bien que le Phallus « équiva[ille] à la copule (logique) »301 ? Analysons les déterminations positives de la fonction phallique afin de trouver une réponse. Ici nous trouverons le germe de l´auto-critique lacanienne touchant l´utilisation psychanalytique du paradigme de l'intersubjectivité.

Le Phallus est l'internalisation de sa propre négation. Il faut analyser cette contradiction interne du signifiant phallique afin de voir si on peut comprendre à partir de là la nature du « pour tous » lacanien. Nous devons cerner le paradoxe du Phallus qui est à la fois le signifiant par excellence du désir302 et le signifiant qui incarne le manque propre à la castration, « signifiant du point où le signifiant manque »303. Nous sommes devant une contradiction, sauf si nous admettons l'existence de quelque chose comme un désir de castration - ce qui n'est évident que pour l'hystérique. Mais si nous rappelons que la castration lacanienne indique l'impossibilité pour un objet empirique (le pénis organique et ses substituts, comme le fétiche) d’être fonction de jouissance, alors la stratégie devient claire. Le Phallus n'est qu'une façon qu’a le sujet de déterminer objectivement et de permettre la reconnaissance intersubjective de la négativité radicale de son désir. Si

300 LACAN, S VIII, p. 243. 301 Idem, E., p. 692. 302 « Il n'est pas simplement signe [ce qui est déjà trop pour une théorie non-réaliste du symbolisme] et signifiant, mais présence du désir. C'est la présence réelle » (Idem, S VIII, p. 294). Une présence qui transforme le Phallus en « signifiant du pouvoir, le sceptre, et aussi ce grâce à quoi la virilité pourra être assumée » (Idem, S V, p. 274). 303 Idem, S VIII, p. 277.

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Lacan a affirmé que le Phallus était présence réelle du désir, c'est parce qu'il est en fait présence du négatif ou

symbole général de cette marge qui me sépare toujours de mon désir, et qui fait que mon désir est toujours marqué de l'altération qu'il subit par l'entrée dans le signifiant304. Le Phallus n'est donc que l'inscription signifiante de l'impossibilité

d'une représentation adéquate du sexuel à l'intérieur de l'ordre symbolique305. Il est l'inscription signifiante du rapport d'inadéquation entre le sexuel et la représentation. La Loi lacanienne se montre à nouveau vide, dépourvue de tout contenu empirique positif.

Nous pouvons comprendre que l'homme fasse « tenir sa jouissance de quelque chose qui est sa propre angoisse »306. Si le Phallus peut apparaître comme « signifiant de la jouissance »307, c'est parce que, dans le cas masculin, les fixations doivent passer par cette « néantisation symbolique » de l'objet empirico-imaginaire du désir. Cela nous indique la source de l'angoisse liée à l'action du Phallus : «a, l'objet du désir n'a de sens pour l’homme que quand il a été reversé dans le vide de la castration primordiale »308.

Il faut souligner ici une caractéristique majeure de l'économie phallique : l'injonction primordiale de castration présente dans la Loi phallique demande le sacrifice de tout objet du désir. La seule chose que la Loi phallique dit c'est qu’il n'y a pas d'objet adéquat à la transcendantalité du désir. « C'est ce que veut dire le complexe de castration : il n'y a pas d'objet phallique »309. C'est là une façon de lire la proposition lacanienne sur la castration entendue comme opération symbolique sur un objet imaginaire.

Mais nous ne devons pas oublier que le Phallus peut renverser cette inadéquation en une jouissance dans le vide de la Loi. Car le sacrifice de l'objet du désir ouvre l'espace à la promesse d'une jouissance au-delà du plaisir empirique. Ouverture qui peut se réaliser grâce à la conformation du désir à la pure forme de la Loi. Nous voyons ici un point où la jouissance et le désir peuvent s'unir dans la transcendantalité de la Loi. Il faut parler de jouissance dans ce régime de phallicisation du désir parce que, à travers la

304 LACAN, S V, p. 243. 305 C'est à partir de cette perspective qu'on peut comprendre Lacan lorsqu'il parle du « rapport significatif de la fonction phallique en tant que manque essentiel de la jonction du rapport sexuel avec sa réalisation subjective » (Idem, S XIV, séance du 22/02/67). 306 Idem, S X, p. 222 307 Idem, E., p. 823. 308 Idem, S X, p. 237 309 Idem, S XIV, séance du 24/05/67.

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Loi phallique, le sujet peut rencontrer, dans l'ordre symbolique, la même négativité que celle qui anime son désir. Cette rencontre, Lacan la nommera plus tard séparation. Dans ce dévoilement de négations, la réflexivité pourrait se réaliser.

L' Aufhebung suspendue du Phallus

Il y a pourtant un paradoxe à faire du Phallus le point de

convergence entre jouissance et désir. Lacan n'essayera de le corriger qu’en remaniant le concept d'objet a310. Le paradoxe est, encore une fois, que le Phallus semble nous faire croire en la possibilité d'une certaine symbolisation du Réel.

Ce qui est vivant de l'être du sujet dans l'urverdrängt trouve son signifiant à recevoir la marque de la Verdrängung du phallus (par quoi l'inconscient est langage)311.

Le réel qui a été l’objet d'un refoulement primordial par la première symbolisation trouve une inscription possible dans le signifiant phallique. Le travail du Phallus consisterait ainsi à transformer le manque réel en manque symbolique de la castration, en permettant une symbolisation de la négativité du Réel à l’intérieur de la structure symbolique. Mais lorsque nous avons vu la différence entre les négations propres à la Verneinung et à la Verwerfung, nous avons souligné la différence entre le destin de l'être, qui obéit à une dialectique du voilement/dévoilement, et celui du Réel, qui est forclos comme objet d'une déliaison radicale. Cette différence soulignait comment ce qui était forclos restait hors symbolisation, hors historicisation et hors remémoration. Elle montrait que Lacan reconnaissait déjà un manque réel que la symbolisation ne suppléait pas. Ici, au contraire, Lacan semble accepter une modalité de symbolisation du Réel à travers ce signifiant pur qu’est le Phallus312. Il dira, par exemple, que « pour le réel, la barre [un autre nom pour le signifiant pur en tant qu'élément dépourvu de

310 Comme a bien remarqué Razavet : « il est clair que le Φ occupe ici la place de ce que Lacan désignera du terme de plus de jouir, ce reste de la jouissance du vivant non symbolisable, non significatisable, et donc réel, désigné de la lettre a. Ceci est contradictoire avec la notion du phallus comme signifiant » (RAZAVET, De Freud à Lacan : du roc d'origine au roc de la castration, Bruxelles : De Boeck, 2000, p. 134). 311 LACAN, E., p. 690 [citation modifiée]. 312 En ce sens, Razavet a raison de dire que « le phallus est alors comme le point de perspective où viennent converger deux courants de l'expérience freudienne ; celui du signifiant, découvert par Freud dans les formations de l'inconscient (cela a donné la première topique), et celui de la libido et de la pulsion, théorisé par Lacan avec le concept de jouissance » (RAZAVET, idem, p. 141).

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puissance dénotative, pour autant que la barre est ce qui indique la séparation entre signifiant et signifié] est un des modes les plus sûrs et les plus courts de son élévation à la dignité de signifiant »313.

La barre élève le réel à la dignité de signifiant. Cette formule en évoque une autre, un peu plus tardive : la sublimation élève l'objet à la dignité de la Chose. Loin d'être similaires, ces deux formules sont forcément opposées et indiquent deux façons différentes de comprendre les destins du Réel à l'intérieur de la clinique analytique. La première nous promet une symbolisation possible du Réel qui a été forclos à travers l'usage du pouvoir transcendantal de la négation. La seconde ouvre la voie à un autre type de formalisation qui ne s'explique pas comme symbolisation et demande un autre mode de négation. La première se résout dans des opérations signifiantes, tandis que la seconde fait appel à irréductibilité de l'objet.

Lacan parlera d'Aufhebung afin de caractériser ce rapport entre le Phallus et l'objet du désir, et cela sans distinguer l'objet imaginaire de l'objet réel : « à la vérité, quand nous annulons quoi que ce soit d'autre, que ce soit imaginaire ou réel, par là même nous l'élevons au grade, à la qualification de signifiant »314. Soulignons ici un point de tension. La castration est le manque symbolique d'un objet imaginaire, et non pas réel. En ce sens, nous pouvons parler d'une symbolisation d'un manque imaginaire qui permet la soumission de la frustration à la castration315. Mais il semble plus difficile de parler de la castration comme inscription symbolique d'un manque réel - ce qui rend complexe la tâche de comprendre une formule comme, par exemple : « le réel de la jouissance sexuelle, en tant qu'elle est détachée comme telle, c'est le phallus »316, à moins d’admettre la jouissance phallique comme conjonction entre le Symbolique et le Réel. C’est une conjonction que Lacan opérera en 1975. Mais elle est risquée. Le risque est en effet de prétendre que tout ce qu'il y a de réel dans le sexuel trouve sa forme dans le Phallus comme pure marque de la soustraction d'objet. Cela nous conduit aux parages de l'indifférence envers ce qui, dans l'objet, n'accède pas à la pure marque. Lacan s'avouera totalement conscient de ce risque.

Développons ce point en demandant en quoi consiste exactement cette Aufhebung propre aux modes de symbolisation du Phallus. Comme 313 LACAN, S V, p. 345. Nous pouvons encore ajouter que « ce n'est pas parce que le pénis n'est pas là que le phallus n'y est pas. Je dirais même au contraire » (Idem, S IX, séance du 21/02/62). 314 Idem, S V, p. 344. 315 C’est pourquoi « la castration n'est rien d'autre que ce qui instaure dans son ordre vrai la nécessité de la frustration, ce qui la transcende et l'instaure dans une loi qui lui donne une autre valeur » (Idem, S IV, p. 99). 316 LACAN, S XVIII, p. 34

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dans le cas du Nom-du-Père, Lacan parle de l'annulation de l'objet (annulation de l'identification du sujet avec le pénis organique, par exemple) capable de l'élever à la condition de signifiant. Le Phallus nie l'adéquation du désir au pénis organique et à ses substituts. Mais cette négation est niée symboliquement grâce à l'élévation du pénis à un signifiant pur qui, à cause de sa position transcendantale et son absence de puissance dénotative, peut inscrire cette négativité du désir envers le pénis.

Si le complexe de castration est quelque chose, c'est cela - quelque part il n'y a pas de pénis, mais le père est capable d'en donner un autre. Nous dirons plus - pour autant que le passage à l'ordre symbolique est nécessaire, il faut toujours que jusqu'à un certain point, le pénis ait été enlevé [comme objet], puis rendu [comme signifiant]. Naturellement, il ne peut jamais être rendu, puisque tout ce qui est symbolique est, par définition, bien incapable de le rendre [le signifiant est dépourvu de force dénotative]. C'est là que gît le drame du complexe de castration - ce n'est que symboliquement que le pénis est enlevé et rendu317. Il s'agit de la négation d'une détermination empirique qui nous

amène vers une transcendance qui se conserve à l'intérieur d'une détermination transcendantale par le signifiant pur. Nous voyons ici encore une fois ce que nous pouvons nommer, d´une façon approximative, l´usage clinique du pouvoir négatif du transcendantal. Comme si nous étions devant un transcendantal qui n´est pas simplement ce qui conforme l´empirie à des conditions préalables pour la production d´un champ déterminé d´expériences, mais qui se manifeste comme un principe dont la déterminité ne s´épuise jamais dans une position phénoménale. Principe qui, à cause de cela, est caractérisé par une indétermination de ses dispositifs d´application qui apparaît comme négation de toute adéquation à l´empirie. Or c’est la formalisation de cette inadéquation qui est l’essence vraie de ce que Lacan appelle lAufhebung. Il n´est pas difficile de voir ainsi que cette Aufhebung lacanienne n'est pas hégélienne, puisque lui manque le moment essentiel d'être contradiction objective, de pouvoir inscrire la discordance entre la pensée et l'objet à l'intérieur de l'objet effectif. L'Aufhebung hégélienne est animée par une négation déterminée qui conserve le nié dans la dimension de l'effectivité (Wirklichkeit) pensée alors comme l'unité entre l'essence et l'existence où l'essence dépourvue-de-figure (gestaltlose) et le phénomène inconsistant (haltlose) ont leur vérité . Autrement dit, il manque à cette Aufhebung lacanienne du Phallus la force de sortir du transcendantal pour passer dans le domaine du spéculatif.

317 Idem, S IV, p. 334.

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Ainsi, afin de parler d'Aufhebung du Phallus à la Hegel, il faudrait envisager, par exemple, un genre de récupération dialectique du sensible capable de rendre possible la relation sexuelle. Si l'on essaye d'adopter un point de vue dialectique sur la question de la relation sexuelle, il faudrait voir le « il n'y a pas de rapport sexuel » comme le terme moyen d'un syllogisme où le terme majeur serait « il y a rapport sexuel ». Le renversement de l'affirmation du rapport sexuel dans sa négation est le résultat de l'impossibilité d’une relation immédiate entre jouissance et objet empirique. Mais on pourrait dire que le rapport sexuel devient possible par son ratage. Comme nous le verrons à la fin du chapitre VII, c'est grâce à son ratage que l'objet peut dévoiler la négation ontologique qui l'engendre. Ce dévoilement se manifeste comme étrangeté envers la pensée fantasmatique du moi. On rate un rapport sexuel lorsque l'autre ne se soumet pas tout à la pensée fantasmatique. Et, dans une perspective dialectique, l'expérience même de cette non-soumission rend possibles le rapport sexuel et l'accès à l'objet. Il faut donc rater le rapport sexuel pour qu'il soit possible.

Au contraire, l'Aufhebung du Phallus est un mode d'ouverture à la transcendantalité de la Loi dépourvue d'objet. Les relations d'objets seront ainsi marquées par le rabaissement du sensible (voie perverse par définition - ce qui nous explique pourquoi la jouissance phallique devient, dans les derniers séminaires de Lacan, jouissance perverse) et par un genre d'impasse qui s’exprime dans l'impossibilité de la relation sexuelle, la position féminine et la position masculine étant ici distinctes. Soulignons ce point : l'Aufhebung du Phallus nous conduit vers l'impossibilité de la relation sexuelle. L'impossibilité de la relation sexuelle s’avère décisive pour fournir au sujet le temps de comprendre l'inadéquation entre le réel de la jouissance et la réalité empirique du rapport interpersonnel. Elle l’est aussi pour empêcher que la jouissance soit posée comme prédication d'un acte subjectif. Mais l'hypostase de l'impossible peut produire le ravalement de tout contenu essentiel de l'effectif et perpétuer la perversion comme substitut à la relation sexuelle. Nous verrons cela de façon plus systématique dans les prochains chapitres.

Pourquoi le Phallus est-il solidaire d'un semblant ?

A propos du rapport entre la subjectivation du manque par le

signifiant phallique et l'impossibilité de la relation sexuelle, il faut souligner une remarque fort instructive de Lacan. Selon le psychanalyste, le Phallus

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est un signifiant pur qui a le statut de « simulacre »318. En rapprochant les notions de signifiant pur et de simulacre, Lacan indique déjà le pas qu'il fera lorsqu'il produira la notion de semblant. Rappelons, par exemple, la conjonction qu'il établit lorsqu'il parle de « ce qu'il en est du signifiant : soit le semblant, par excellence »319 ou lorsqu’il soutient que le Phallus « est très proprement la jouissance sexuelle en tant qu'elle est coordonnée, qu'elle est solidaire d'un semblant »320.

La jouissance dans le vide de la Loi est solidaire d'un semblant. Dans cette affirmation tardive nous voyons comment la stratégie de subjectivation du manque par la symbolisation métaphorique peut être inversée en une jouissance comprenant une dimension de semblant. C’est une proposition lourde de conséquences qui bouleverse nécessairement tout le paradigme de la rationalité analytique jusque là produit par Lacan. Elle indique que cette façon de subjectiver le manque propre au désir à travers la position d'une Loi transcendantale a été une stratégie nécessaire pour permettre au sujet de se différencier de la capture imaginaire du moi. Mais son hypostase a pour effet de ravaler l'expérience sensible à un champ de semblants. Car, comme nous le verrons, pour qu'un choix d'objet corresponde au manque d'objet propre au Phallus, il suffit que cet objet soit un semblant. Pour Lacan, le paradigme de l´intersubjectivité a donc été décisif pour construire un concept de sujet lié à un protocole de transcendance négative. Mais il s´avouera impuissant pour donner à la fin de l´analyse une dimension qui ne serait pas du semblant.

Nous reviendrons plusieurs fois sur cette question complexe concernant la place du semblant dans la théorie analytique. Pour l'instant, il vaut mieux cerner ce que Lacan veut dire lorsqu’il emploie ces notions de simulacre et de semblant et quelles sont leurs relations avec l'action du Phallus dans la sexuation.

Le premier terme, simulacre, est très rarement utilisé par le psychanalyste et ses incidences sont absolument régionales. Il semble indiquer que le Phallus n'est pas représentation de l'objet du désir, mais qu'il est un substitut qui subvertit la notion même de représentation321. En

318 Cf. LACAN, E., p. 690 et Idem, S V, p. 346. Lacan utilise le terme « simulacre » afin d'indiquer le statut du ϕαλλοζ en Grèce antique. 319 Idem, AE, p. 17. 320 Idem, S XVIII, p.34 321 Rappelons, par exemple, comment Lacan revient sur le problème platonicien du statut « d'imitation d'une apparence » (PLATON, République, 598b). Il dira que « le tableau ne rivalise pas avec l'apparence, il rivalise avec ce que Platon nous désigne au-delà de l'apparence comme étant l'Idée. C'est parce que tableau est cette apparence qui dit qu'elle est ce qui donne l'apparence, que Platon s'insurge contra la peinture comme contre une activité rivale de la sienne » (LACAN, S XI, p. 103).

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revanche, le deuxième terme deviendra un concept majeur dans la compréhension lacanienne du rapport entre Imaginaire, Symbolique et Réel. Tous les deux indiquent une problématisation du statut ontologique de l'apparence.

Depuis le début de ses considérations sur le rôle de l'Imaginaire dans l'organisation du divers de l'expérience sensible, Lacan n'a pas cessé de dénoncer le caractère « leurrant » de l'apparence. Il se demande « pourquoi le désir est la plupart du temps autre chose que ce qu'il apparaît être »322. En même temps, il souligne par exemple que la fascination sexuelle de l'animal et de l'homme par l'image montre comment « les comportements sexuels sont spécialement leurrables »323, pour autant qu'ils sont déclenchés par des images gestaltistes qui, dans le cas du sujet humain, viennent des images mnésiques des expériences premières de satisfaction.

Notons ici que l'apparence est d'abord comprise comme l'espace de l'Imaginaire et de son système de production d'images. Ainsi, lorsque Lacan parle de l'apparence comme d’un leurre et de la fin de l'analyse comme d'un « déclin imaginaire du monde »324 capable de nous dévoiler la structure signifiante qui constitue le monde des objets du désir, on pourrait penser que cette stratégie indique l'existence d'un genre d'opposition entre apparence et essence à l'intérieur de la psychanalyse lacanienne. Cette suspicion nous amène à nous demander ce qu’il advient de l'apparence lorsque le désir se révèle dans sa vérité de manque-à-être dépourvu d'objet, désir qui atteint sa vérité dans la détermination transcendantale du Phallus.

La réponse de Lacan consiste à dire que l'apparence devient semblant, c'est-à-dire apparence qui se pose comme pure apparence. En ce sens, la caractéristique majeure du semblant est qu'il « n'est pas semblant d'autre chose »325, c'est-à-dire qu'il ne renvoie à aucune référence au-delà de la surface des apparences. Si l'être du sujet s'est révélé comme manque de détermination empirique, alors ce qui subsiste comme apparence doit être posé comme purement négatif. Contrairement à l'image narcissique étudiée dans le chapitre précédent, image qui était apparence leurrante résultant d'une réification et d'une naturalisation du regard constitutif de l'Autre, le semblant n'est pas une image réifiée. Devant le semblant, le sujet sait qu'il est devant une pure apparence qui ne se pose plus comme représentation qui obéirait encore au principe d'adéquation326.

322 Idem, S II, p. 265. 323 Idem, S I, p. 142. 324 Ibidem, p. 258. 325 LACAN, S XVIII, p. 18 326 Notons que nous ne sommes pas très loin de Deleuze, pour qui « tout est devenu simulacre. Car, par simulacre, nous ne devons pas entendre une simple imitation, mais plutôt

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Deux voies partent de cette façon de comprendre le statut ontologique de l'apparence. Il y a la voie propre à la jouissance phallique qui consiste à assumer un choix d'objet qui est en fait choix d'une apparence, choix d'un masque. Si la subjectivation du manque par le Phallus a posé l'inadéquation de tout objet empirique au désir, alors rien n’empêche le sujet de jouir d'un objet qui, d'une certaine façon, fait délibérément semblant d'être adéquat, d’un objet qui est un masque. En outre, rien n’empêche que la jouissance phallique devienne jouissance perverse. Ici, le sujet se bloque dans la dimension du jeu infini des semblants et des simulacres.

L'autre voie consiste à penser un passage vers une expérience du Réel à partir du semblant qui est proche (mais pas totalement convergent) de la compréhension dialectique de l'opposition entre apparence et essence. Ici, le semblant peut être compris comme moment du Réel. Il ne s'agit pas de dire que le semblant dissout l'opposition entre apparence et essence, mais de définir comment le semblant autorise le passage vers le Réel. Comme dans la dialectique de l'essence et de l'apparence, ce passage peut se produire lorsqu'on dévoile que « la nullité de l'apparence n'est autre chose que la nature négative de l'essence »327. Cette deuxième voie devra attendre jusqu'au chapitre IX, lorsqu´il sera question de l´image esthétique comme semblant autorisant un passage vers une expérience du Réel.

Un mode possible de rentrer dans le problème de la jouissance phallique consiste à se demander comment Lacan comprend-il cette relation sexuelle qui n’existe pas. Nous devons expliquer la consistance de ce semblant de relation sexuelle empiriquement présent. La question gît autour de la façon dont le Phallus permet l´avénement d´un semblant de relation sexuelle.

Peut-être Butler a-t-elle raison lorsqu'elle affirme que, pour Lacan, « l'ontologie des genres est réductible à un jeu d'apparences »328. Ainsi, si la logique de l'identification phallique nous a montré que l'homme n'est pas sans l'avoir et que la femme est sans l'avoir, Lacan n'oublie pas de nous rappeler qu'il y a, dans le cas de la position masculine, « un paraître qui se substitue à l'avoir »329. D'autre part, l'être dans la position féminine ne viendra que sous la forme de la mascarade, c'est-à-dire sous un mode par

l'acte par lequel l'idée même d'un modèle ou d'une position privilégiée se trouve contestée, renversée » (DELEUZE, Différence et répétition, Paris : PUF, 2000, p. 95). Aussi bien Lacan que Deleuze pensent une situation historique où le domaine de la présentation semble ne plus renvoyer à des systèmes structurés de production de sens. Mais tandis que Deleuze opère dans la voie du déploiement de la puissance du virtuel, Lacan insiste sur l’avènement d'un discours qui ne serait pas du semblant. 327 HENRICH, Hegel im Kontext, Surkhamp: Frankfurt, 1972, p. 117. 328 BUTLER, Gender trouble, op.cit, p. 60. 329 LACAN, E., p. 694.

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lequel la femme peut « se présenter comme ayant ce qu'elle sait parfaitement n'avoir pas [...]. Elle fait justement de sa féminité un masque »330. Lacan ne craindra pas d'appeler ce jeu d’apparences une « comédie » qui l'amènera à reconnaître que « c'est par l'intermédiaire des masques que le masculin, le féminin, se rencontrent de la façon la plus aiguë, la plus brûlante »331. Il y a une ironie majeure dans ce jeu de masques où l'homme substitue l'avoir à l'imposture d'un paraître et où la femme se présente comme ayant ce qu'elle sait n'avoir pas. Elle consiste, dans les deux cas, à reconnaître, à travers la position des masques, le manque d'objet adéquat au désir, c'est-à-dire ce manque-à-être qui symbolise le Phallus. Au fond, le sujet sait qu'il est devant des masques : « le sujet sait jouer du masque, dira Lacan, comme étant cet au-delà de quoi il y a le regard »332. Ce savoir présuppose une opération très spécifique de dévoilement du manque.

Pour l'instant, notons que, loin de faire une apologie « nietzschéenne » de la subjectivité comme masque, Lacan insiste sur la nécessité de poser une expérience de jouissance qui ne soit pas capture imaginaire dans une jouissance de semblants et, par conséquent, qui ne soit pas jouissance phallique. Suivons les conséquences de l'articulation lacanienne des positions féminine et masculine à partir du signifiant phallique. Nous verrons comment Lacan essaye de laisser ouverte la porte qui pousse le sujet au-delà de cette jouissance phallique.

En ce qui concerne la position féminine, être le Phallus et se montrer objet de désir à travers la mascarade aboutira « à une profonde Verwerfung, à une profonde étrangeté de son être par rapport à ce en quoi elle doit se paraître »333. Lacan dira encore que la femme va rejeter une partie essentielle de sa féminité dans la mascarade, pour autant qu'elle n'est pas totalement assujettie par la fonction phallique.

Nous sommes sur le point de retomber sur une distinction entre essence et apparence. Car cette proposition semble vouloir indiquer l'existence d'un être de la femme antérieur à la mascarade. En fait, Lacan a besoin de conserver une inadéquation entre sujet et apparence, même lorsque cette apparence se soumet au domaine du semblant. Il lui arrive de parler de schize de l'être pour désigner une décomposition du sujet « entre son être et son semblant, entre lui-même et ce tigre de papier qu'il offre à voir »334. Ce qui nous explique pourquoi « nulle autre que la femme - et c'est

330 Idem, S V, p.p. 453-454. 331 Idem, S XI, p. 99. 332 Ibidem, p. 99. 333 LACAN, S V, p. 350. 334 Idem, S XI, p. 98.

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en cela qu'elle est l'Autre - ne sait mieux ce qui, de la jouissance et du semblant, est disjonctif »335.

Cette conscience de la disjonction indique une jouissance possible hors le symbolique pour la femme. Elle montre comment pour Lacan, les femmes peuvent aller plus facilement à l'encontre de ce qui est toujours rejeté par les opérations métaphoriques du langage. En ce sens, il faut corriger notre doute et dire qu'il ne s'agit pas d'affirmer que les femmes peuvent retourner plus facilement à un être antérieur à la mascarade, comme si les femmes étaient des sujets pré-réflexifs par excellence. Elles peuvent aller plus facilement à ce reste métonymique produit par des opérations métaphoriques du langage.

Touchant la constitution de l'objet sexuel du désir féminin, Lacan dira que la femme tend à converger dans le pénis, une expérience liée à l'inconditionnel de la demande d'amour. Cela ne peut produire qu'un choix d'objet fétichiste. C'est-à-dire que le désir féminin ne peut être satisfait que dans la confusion entre Phallus et pénis. La femme, dans le rapport sexuel, est donc prise par ce qu'elle n'est pas et qu’elle trouve dans l'Autre ce qu'il n'a pas.

Quant à l'avoir propre de la position masculine, il est soutenu par l'identification au père, en tant qu’il est celui qui a les insignes phalliques. L'homme « n'est pas lui-même en tant qu'il satisfait »336, pour autant qu'il n'est viril que par une série indéfinie de procurations qui lui viennent de tous ses ancêtres mâles. Il ne s'agit pas ici simplement d'une identification symbolique au père, mais d'une espèce d'imaginarisation de l'identification paternelle qui apparaît à l'intérieur de la relation sexuelle. On comprend que Lacan puisse dire que « dans le règne de l'homme, il y a toujours la présence de quelque imposture »337.

L’objet sexuel du désir masculin est marqué par un effet inverse par rapport à l'objet du désir féminin. La relation d'objet chez l'homme est pensée à partir d'un ravalement spécifique de la vie amoureuse. Il ne peut faire converger demande d'amour et désir du phallus - ce qui lui fera chercher ce phallus toujours dans « une autre femme » en le jetant dans un mauvais infini du désir. Dans la relation sexuelle, la femme ne peut apparaître « qu'en tant que mère »338, c'est-à-dire en tant que projection d'un objet fantasmatique.

Nous devons donc comprendre comment Lacan essayera d'éviter la perpétuation de cette impasse résultant de la réduction de l'apparence à la

335 Idem, S XVIII, p. 35 336 LACAN, S V, p. 351. 337 Idem, S X, p. 223 338 Idem, S XX, p. 36.

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dimension du semblant. La réponse à cette question ne viendra que dans les derniers chapitres de ce livre. Il faut pour l’instant cerner, par un autre bias, la complémentarité entre une stratégie transcendantale de détermination du désir et le ravalement de l'expérience sensible à la dimension du semblant. Il s'agit de la critique lacanienne de l’impératif catégorique kantien. Nous verrons l'importance majeure de cette opération dans l'itinéraire de la pensée lacanienne et dans la ré-élaboration du programme de rationalité analytique. La lecture de Kant par Lacan concerne son utilisation du concept d´intersubjectivité et le pouvoir clinique de la négation transcendantale. Nous verrons comme il arrivera à une conclusion similaire à celle que nous voyons dans l'articulation entre le désir et le Phallus : la stratégie transcendantale de reconnaissance du désir butte sur le problème de l´irréductibilité de l´apparence et de la conformation du vide du désir à la prolifération de semblants. Elle ne peut pas empêcher le renversement de la moralité en perversion. Cela est peut-être la raison majeure de l´abandon du paradigme de l'intersubjectivité chez Lacan.

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II.

Entre la Loi et le fantasme

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4. L’acte au-delà de la Loi : Kant avec Sade comme point de torsion de la pensée lacanienne

Toute thèse drastique est fausse. Au plus profond d'elles-mêmes, la thèse du

déterminisme et celle de la liberté coïncident. Toutes deux proclament l'identité339.

Adorno États des lieux : vers le désir de la Loi « Qu'est-ce que la raison après Lacan ? ». Nous sommes partis de cette question et c'est elle qui nous guidera encore. Une hypothèse a d’abord été présentée : la rationalité de la praxis analytique est de nature dialectique. Il ne s'agit pas d'une dialectique strictement hégélienne avec ses dispositifs de totalisation systémique, mais de quelque chose proche de la dialectique négative.

Plutôt que d’entrer tout de suite dans le vif de la question en dessinant la structure dialectique de la métapsychologie et de la clinique chez Lacan, nous avons développé une approche historiographique.Cést une stratégie nécessaire, pour autant que la pensée lacanienne est en effet marquée par des changements successifs de cartographie conceptuelle qui doivent être pris en compte si l'on veut comprendre sa production théorique. Pour cerner le problème de la raison après Lacan, il nous fallait un point de départ. Or celui-ci a été le concept d'intersubjectivité qui est le premier paradigme fourni par Lacan pour fonder la rationalité de la praxis analytique.

La première partie de ce livre a présenté la structure générale de ce paradigme. Nous avons d’abord vu comment cette notion d'intersubjectivité est indissociable de la compréhension du désir comme désir pur. Le sujet ne peut être reconnu comme sujet qu'à partir du moment où il présente la vérité de son désir, manque-à-être qui se manifeste en tant que pure négativité dépourvue d'objet. Un étrange désir incapable de se satisfaire d’objets empiriques et de se réaliser sur un plan phénoménal. Reconnaître un tel désir 339 ADORNO, DN. p. 255.

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et critiquer le primat de la relation d'objet imaginaire : telle est la stratégie utilisée par Lacan pour donner une transcendance négative au sujet. Fonction capable de garantir l'irréductibilité ontologique de la subjectivité à toute procédure de « chosification de l´être humain »340.

Si Bichat a fondé la rationalité de la clinique médicale avec l'impératif « ouvrez quelques cadavres » – réduction matérialiste où le sujet disparaît à l'intérieur de la causalité mécanique et chosifiée de l'organisme –, Lacan affirme le contraire avec la formule « le manque-à-être du sujet est le cœur de l'expérience analytique »341. Car le noyau de l'expérience analytique se trouve dans la reconnaissance d'une causalité propre aux phénomènes subjectifs et liée au dévoilement du désir comme manque-à-être. La rationalité de la praxis analytique consiste à savoir écrire, à l'intérieur du savoir objectif, cette négation qui apparaît d'abord comme manque-à-être du sujet. C'est là la façon lacanienne de déterminer l’objectivité propre à la subjectivité. D´autre part, l´intersubjectivité lacanienne n´était pas caractérisée par l´abandon de l´irréductibilité de la subjectivité. Au contraire, sa complexité venait de l´effort pour conjuguer des impératifs de reconnaissance mutuelle et l´irréductibilité du sujet.

Cela a exigé une réflexion sur les modes de négation. Afin de pouvoir reconnaître le désir pur dans le champ intersubjectif, il est nécessaire de cerner un mode de négation qui ne soit pas tout simplement l'indication d'un non-être (nihil privativum), du vide comme la pure absence de déterminations, d´une dénégation ou d´un mode d´expulsion hors de soi de ce qui va contre le principe de plaisir. Il faut penser une négation capable d'être une présence objective de quelque chose de l'ordre de ce qu´il y a de réel dans le sujet. C´est dans ce point que nous devons chercher la proximité entre la démarche lacanienne et une compréhension éminemment dialectique des comportements du négatif. Certains modes de négation présents dans les réflexions lacaniennes ont été analysés. D'abord, la Verneinung. Nous avons vu comment la structure de la Verneinung obéissait à une logique de renversement (proche d´une logique de la contrariété) dans laquelle la négation d'un terme nous amenait nécessairement à l'affirmation de son contraire. Nous avons vu aussi comment ces dénégations pouvaient être réintégrées à l'univers de représentations de la conscience grâce à une subjectivation pensée comme remémoration, historicisation et verbalisation, autant de modes qui élargissent l'horizon de compréhension. Tout ce qui a été dénié peut être l’objet d’une remémoration postérieure : voici ce que la psychanalyse,

340 LACAN, E., p. 217. 341 Ibidem, p. 613.

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depuis Freud, nous enseigne, pour autant que la Verneinung est négation d'un contenu mental préalablement symbolisé. En ce sens, la Verneinung ne peut pas fournir un mode de négation comme présence objective de ce qu´il y a de réel dans le sujet. En parallèle à la Verneinung, nous avons vu comment la négation propre à la Verwerfung apparaissait comme expulsion du Réel hors du système symbolique. Un Réel irréductible à la symbolisation et au renversement dialectique, mais qui pouvait revenir comme construction imaginaire (hallucination, acting-out etc.). Nous avons aussi différencié la forclusion du Réel et la forclusion du Nom-du-Père afin de laisser ouverte la question de savoir quel était le destin, à l'intérieur de la clinique analytique, de ce Réel forclos où s'est logée la pulsion. Lacan oscillait entre la possibilité de sa symbolisation et la reconnaissance du besoin de penser des nouvelles modalités de formalisation. Une oscillation symptomatique, puisque la relation entre Réel et structure symbolique sera le moteur de la révision de la métapsychologie lacanienne à partir des années soixante.

Mais il restait une question centrale : quel genre de négation Lacan cherchait-il afin de rendre compte de la structure d´une subjectivité dont l´expression se basait sur un désir pur ? Fallait-il la trouver dans l'hypostase d'une purification du désir qui ne peut être atteint que dans cet état d'indifférenciation absolue qui est la mort (souvenons-nous comment Lacan a posé la subjectivation de la mort comme horizon de la fin de l'analyse342) ? Et si tel était le cas, penser la fin de l´analyse comme subjectivation de la mort n´était-il pas une manière d´élever la position masochiste à la limite du progrès analytique ?

Nous avons vu combien la réponse lacanienne était rusée et passait nécessairement par la compréhension de la complexité du rapport entre le sujet et la Loi symbolique. Car il ne faut pas confondre l'intersubjectivité lacanienne avec une simple réalisation communicationnelle des procédures de compréhension auto-réflexive entre des sujets. Le point central du problème lacanien de la reconnaissance intersubjective se trouve dans les modes de relation entre le désir et la Loi. Une Loi qui ne cache pas ses aspirations universelles et inconditionnelles.

Sur ce point, Lacan développe les conséquences du postulat majeur du structuralisme : la valeur des objets pour un sujet est déterminée par la place qu'ils occupent à l'intérieur d'une structure symbolique. Lorsqu'il fait un choix d'objet, le sujet a tendance à perdre de vue la médiation des structures sociolinguistiques qui déterminent sa conduite. La psychanalyse 342 « C’est donc bien là que l'analyse du Moi trouve son terme idéal, celui où le sujet, ayant retrouvé les origines de son Moi en une régression imaginaire, touche, par la progression remémorante, à sa fin dans l'analyse : soit la subjectivation de sa mort » (LACAN, E., p. 348).

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doit donc l'amener à comprendre comment la vraie place de la relation intersubjective se trouve dans le rapport du sujet à la structure.

Néanmoins, l´idée majeure consistait à comprendre comment le dévoilement de la présence de la Loi symbolique, une Loi vide et incapable d'énoncer quelque chose sur un objet adéquat au désir, résolvait le problème de la reconnaissance du désir pur. Nous avons donc souligné la nature de ces signifiants-maîtres dont la fonction est de représenter et de fonder la Loi de l'Autre : le Nom-du-Père, signifiant qui articule la production des identités à l'intérieur de la vie sociale, et le Phallus, signifiant qui articule la diversité des modes possibles de sexuation et de jouissance.

Nous avons vu comment les processus de symbolisation élaborés au nom du Père et du Phallus obéissent toujours à une relation métaphorique avec la référence. La relation entre métaphore et référence est une forme de négation conçue plus tard par Lacan comme Aufhebung lorsqu’il parlera effectivement d'Aufhebung pour caractériser l'attachement du désir au signifiant phallique.

Mais cette Aufhebung est extrêmement particulière. En fait, elle est un mode de conservation de l'inadéquation entre le désir et les objets empiriques à travers le pouvoir négatif du transcendantal. La cure analytique consistait donc en une symbolisation de la négation propre au désir grâce à un signifiant transcendantal qui ne se réfère à rien et qui, par conséquent, est non-saturé du point de vue des déterminations phénoménales. En ce sens, nous avons indiqué certains paradoxes propres au Phallus et au Nom-du-Père. Le Phallus, signifiant par excellence du désir, est aussi le signifiant de la castration, signifiant qui marque l'inadéquation foncière du sexuel à la représentation, ou encore, l´impossibilité du pénis organique (et ses substituts) être objet du désir et fonction de jouissance. Le vrai Père, gardien de l'autorité de la Loi et de l'ordre du langage, est un père mort. Cela veut dire que le Nom-du-Père n´est donc que la formalisation de l´inadéquation entre la fonction paternelle et le père empirique, ou encore la symbolisation de l´impossibilité, pour le père empirique, de réaliser la fonction paternelle.

Dire que le Phallus est le signifiant de la castration, que le vrai père est un père mort et que, malgré cela, nous ne les désirons pas moins, révèle la vraie nature de la dialectique du désir. Car l'action de la Loi symbolique consistait à produire un genre de renversement dialectique en donnant une forme positive à l'impossibilité, pour le désir du sujet, de se satisfaire immédiatement d’un objet empirique. Si le désir nie toujours son adéquation possible au pénis organique et au père réel, il peut donner une forme positive à cette insatisfaction en se liant à une Loi transcendantale à travers le Phallus et le Nom-du-Père.

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Néanmoins, ce renversement était possible grâce à l´usage particulier des déterminations transcendantales de la Loi à l´intérieur de la clinique analytique. Comme si la négation en tant que mode de présence de ce qu´il y a de réel dans le sujet, négation qui se montre d´abord comme figure de la transcendance du sujet, devait se réconcilier avec un genre de négation venue de la puissance de la détermination transcendantale de donner forme à la pureté du désir, c´est-à-dire à l´inadéquation du désir à la série des objets empiriques. En ce sens, ce renversement dialectique lacanien n´était pas exactement dialectique, en tant du moins que l´on pense à la tradition dialectique hégélienne. Il était donc nécessaire d´esquisser quelques impasses qui apparaîtront chez Lacan. Des impasses qui, par exemple, nous contraignaient de rapprocher jouissance phallique et jouissance des semblants.

Nous reviendrons sur ce point dans la dernière partie. Là, nous verrons comment la trajectoire lacanienne se rapproche des questions posées par la tradition dialectique et comment ce rapprochement ne peut être réalisé qu´à travers un tournant vers une position dialectique très proche de ce que nous trouvons dans la dialectique négative d´Adorno. Ce livre s’achèvera donc dans un effort de confrontation entre certains aspects majeurs du problème de la reconnaissance chez Lacan et le problème de la dialectique sujet/objet chez Adorno. L’hypothèse sera que ces deux penseurs permettent d’articuler le problème de la reconnaissance et une figure de la négation capable de prendre en compte ce qu´il y a de réel dans le sujet.

Mais pour l’heure, il faut situer le locus de l’abandon du paradigme de l´intersubjectivité par Lacan. Nous pourrons ainsi indiquer de façon plus claire les problèmes qui ont poussé le psychanalyste à réorienter sa réflexion sur la rationalité analytique.

Nous savons que, à partir de 1961, Lacan abandonne ce programme et se met à critiquer cette intersubjectivité qui a été, pendant des années, le fondement de la métapsychologie et de la praxis analytique. Que s’est-il produit ?

Malheureusement, nous n'avons pas de réponse ou d'indication directes puisque Lacan n'a jamais exposé de façon critique les motifs de son impasse. Mais il a eu recours à un procédé rusé et digne des meilleurs coups de théâtre intellectuels : il a fait en sorte qu’un autre prenne sa place et il l’a ensuite critiqué. Cet autre n'était autre que Kant. Le coup était d’autant plus théâtral que, au lieu de le critiquer directement, Lacan, à plusieurs reprises, s'est servi soit de Sade soit d'Antigone : deux personnages chargés de porter les défis de la psychanalyse face à la rationalité moderne dans sa dimension pratique. Cette vraie pièce de théâtre avec deux personnages plus un (Kant avec Sade, plus Antigone) était donc, au fond, un jeu orchestré par Lacan

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contre lui-même, dans lequel se décidaient les prochains mouvements de sa théorie analytique pour penser la dialectique négative du désir. Kant avec Sade doit ainsi être lu comme un symptôme de l'impasse de la rationalité intersubjective à l'intérieur de la clinique analytique343.

La matrice philosophique de l'intersubjectivité lacanienne est donc plutôt kantienne que proprement hégélienne. Cela n’est pas surprenant. D´abord parce que la stratégie structuraliste de Lacan était en grande partie, comme dans tout structuralisme, un genre de kantisme appliqué au champ des sciences humaines. Ensuite, parce qu´il n'y a pas, au sens fort du terme, de philosophie de l'intersubjectivité chez Hegel. La réconciliation hégélienne n'est pas exactement une réconciliation intersubjective. Bien qu’elle soit dépendante de la possibilité d´un protocole de réconciliation qui se réalise dans un horizon commun de justification des actes de parole et des comportements déjà présents dans l´usage ordinaire du langage, la philosophie hégélienne est sensible à la rationalité de ce qui, dans le sujet, n´accède au langage que par la reconsidération de la fonction des négations dans la structure de la pensée. C´est cet effort hégélien de reconsidération spéculative du langage qui permettra à Adorno d´actualiser la dialectique en se servant de sa puissance éminemment négative, en insistant sur l’irréductibilité de ce qui ne s´offre au sujet que dans une confrontation avec des objets de l´expérience qui ne se laissent pas déduire des cadres intersubjectifs préalables de détermination de sens. Mais voyons d´abord de plus près le rapport entre Kant et Lacan. L'intersubjectivité entre Kant et Lacan

Kant est comme le double spéculaire de Lacan. Qu'est-ce que cela peut signifier ? Insistons d’abord sur un point souvent négligé lorsqu'on parle de la lecture lacanienne de Kant : la dimension pratique de la philosophie kantienne est, au fond, une théorie de l'intersubjectivité.

C’est un point que Lacan doit avoir perçu, bien qu'il n'en ait jamais parlé de façon explicite. Ce n'est pas un hasard si l'articulation de Kant avec Sade s’opére dans le séminaire VII, c’est-à-dire entre le séminaire VI, Le

343 Cela pose évidemment des limites à notre démarche. Dans cette partie, notre méthode consiste à assumer la proximité entre le Lacan théoricien de l'intersubjectivité dans la psychanalyse et la philosophie pratique de Kant afin de dévoiler les défis de la perversion (soit dans la figure de Sade, soit, ensuite, dans la figure de Sacher-Masoch). Cette option est risquée et suppose des choix précis dans le corpus kantien. Nous croyons pourtant qu'elle reste valable – au moins pour la compréhension des certaines questions à l´intérieur de la pensée lacanienne. De toute façon, nous verrons comment cette lecture lacanienne se rapproche des critiques à la détermination transcendentale de la volonté pure faites par Adorno et Hegel.

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désir et son interprétation, où l'intersubjectivité est encore vue comme le paradigme de la rationalité analytique, et le séminaire VIII, Le transfert, où Lacan affirme que l'expérience freudienne se fige dès que l'intersubjectivité apparaît. Nous voyons comment Kant avec Sade représente, dans la trajectoire lacanienne, un point de rupture et de reprise du problème de la rationalité analytique qui donnera une nouvelle direction à la clinique analytique et au problème de la fin de l'analyse.

Que l’horizon pratique de la philosophie kantienne comporte une certaine théorie de l'intersubjectivité paraît soutenable. Mais il est plus intéressant de voir comment elle est symétrique en plusieurs points à son homologue lacanien.

Commençons par Kant. Nous savons qu'il veut réconcilier la raison avec sa dimension pratique à travers la fondation d'une Loi morale inconditionnelle, catégorique et d'aspiration universelle, valable « dans tous les cas et pour tous les êtres »344. Si la raison ne pouvait pas postuler la réalité objective d'une Loi morale valable universellement, alors l'agir serait déterminé par la contingence de la causalité naturelle ou historique. L'homme ne serait que le résultat de ses circonstances, une volonté libre serait un non-sens et ce serait alors la nature qui donnerait la loi.

Afin d'exorciser ce déterminisme dans la dimension pratique, Kant doit d'abord poser que tous les hommes, même les plus pervers, peuvent entendre immédiatement la voix intérieure de la Loi morale : « tout homme, en tant qu'être moral, possède en lui, originairement, une telle conscience »345. Il n'y a pas de genèse de la Loi morale, puisque sa réalité objective est le résultat d'une déduction transcendantale. Nous sommes loin, par exemple, de Nietzsche et de la tâche philosophique consistant à établir les coordonnées historiques d’une généalogie de la morale. Nous sommes également loin de Freud, pour qui la genèse de la conscience morale (Gewissen) était indissociable d'un fait de l'histoire du sujet : la menace de castration venue du père - d'où il suit qu'il n'y a de conscience morale que là où il y a une pression venue du surmoi346. Pour le matérialiste Freud,

344 KANT, Critique de la raison pratique, Paris : PUF, 2000, p. 24. 345 KANT, Métaphysique des moeurs - II, Paris : Flammarion, 1994, p. 244. 346 D´où cette affirmation surprenante et connue : « L’impératif catégorique de Kant est ainsi l’héritier du complexe d’Œdipe » (FREUD, Das ökonomische Problem des Masochismus in Gesammelte Werke, Fischer Taschenbuch, Frankfurt, 1999, p. 380). Cette affirmation perd un peu de son caractère étonnant si l'on accepte, comme David-Ménard, que « la construction du concept d'universalité, chez Kant en tout cas, mais aussi chez beaucoup d'autres penseurs, est solidaire de sa liaison à une anthropologie des désirs et à une analyse très particulière et plutôt masculine de l'expérience coupable » (DAVID-MÉNARD, Les constructions de l'universel, op.cit., p. 2).

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l'expérience morale a une génèse empirique pour autant qu´elle est le résultat du sentiment de culpabilité venu de la rivalité avec le père.

La reconnaissance de la présence de la Loi morale en tous les hommes rend possible un horizon pour réguler la conduite rationnelle. Cet horizon intersubjectif amène le sujet à guider ses actions vers la réalisation de ce que Kant nomme le « règne des fins », c'est-à-dire la « liaison systématique de divers êtres raisonnables par des lois communes »347. A travers la thématique du règne des fins, Kant montre comment la Loi morale peut apparaître comme élément capable de fonder un espace transcendantal pour la reconnaissance intersubjective de l'autonomie et de la dignité des sujets348.

Mais une question demeure : quel est le rapport entre cette intersubjectivité kantienne et l'intersubjectivité lacanienne, dans laquelle la négativité du sujet est reconnue à travers une Loi phallique et paternelle constituée comme signifiant pur ? Il faut tout d'abord souligner la façon dont Lacan défend lui aussi la possibilité d'une Loi d'aspiration universelle capable de fonder un espace de reconnaissance intersubjective. L'importance de la fonction de l'Universel de la Loi dans la clinique amène Lacan à affirmer qu’« il n’y a de progrès pour le sujet que par l’intégration où il parvient de sa position dans l’universel »349. Mais nous avons vu que l'Universel est construit par la Loi phallique qui montre comment le sujet n’est reconnu qu'à partir du moment où son désir passe par la fonction universelle de la castration.

Ce glissement inattendu de la Loi morale à la Loi phallique peut être expliqué si l'on se rappelle que la psychanalyse a essayé d'introduire une érotique au-dessus de la morale. Tel est le résultat d'une certaine perspective matérialiste qui essaye de « mettre le rapport homme/femme au centre de l'interrogation éthique »350.

Il est vrai que Kant n'a jamais introduit la différence sexuelle à l'intérieur des considérations éthiques. Il a préféré s'adresser au générique de tout homme. Pour Kant, introduire ici la différence sexuelle reviendrait à confondre les domaines de l'anthropologie et de la morale et à soumettre la transcendantalité du sujet à l'ordre matériel de la loi de la nature. Mais si la psychanalyse suit Kant dans son programme pour réconcilier la raison avec sa dimension pratique, elle nous signale que la fondation du Logos doit tenir

347 KANT, Métaphysique des moeurs - I, Paris : Flammarion, 1994, p. 114. 348 Si Lacan ne parle pas beaucoup du règne des fins, c'est surtout parce qu'il s’appuie sur la Critique de la raison pratique et laisse un peu de côté la Fondation de la métaphysique des moeurs, où cette thématique se trouve plus développée. 349 LACAN, E., p. 227. 350 Idem, S VII, p. 192.

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compte de la logique d'Eros. Et si l'éthique est inséparable de la présupposition d'un horizon intersubjectif de validation de la praxis, on ne peut pas oublier que la relation intersubjective par excellence est (ou au moins devrait être) la relation sexuelle. Elle est la seule relation où le sujet pourrait être présent à l'Autre à travers la matérialité du corps (cela, bien sûr, s'il y avait rapport sexuel). D'où le besoin de mettre le rapport homme/femme au centre de l'interrogation éthique.

La Loi morale est le désir à l’état pur

La convergence entre Kant et Lacan ne se limite pas à la seule

tentative d'ouvrir une perspective universaliste à travers la fondation d'un champ transcendantal de reconnaissance intersubjective. Il y a encore une très importante convergence de méthode. Kant et Lacan essayent tous deux d'affirmer la dimension de la Loi contre le primat des objets empiriques dans la détermination de la volonté, cela grâce à une opération de « rabaissement du sensible »351.

Chez Kant, il s'agit de défendre l'existence d'une volonté libre et inconditionnée du point de vue empirique. Elle agit par amour a priori pour la Loi (et non pas simplement conformément la Loi – comme un enfant qui agirait conformément au commandement paternel non pas par conscience de l'obligation du devoir, mais dans l'espoir d’obtenir une récompense). Elle fait « abstraction de tout objet, au point que celui-ci n'exerce pas la moindre influence sur la volonté »352. On doit donc admettre que le sujet ne détermine pas la totalité de ses actions à travers le calcul du plaisir et de la satisfaction propre au bien-être. Pour Kant, il y a une volonté au-delà du principe de plaisir. De ce point de vue, on ne peut pas oublier sa distinction majeure entre das Gute (lié à une détermination a priori du Bien) et das Wohl (lié au plaisir et au bien-être du sujet).

Les objets liés à das Wohl et, par conséquent, au plaisir (Lust) et au déplaisir (Unlust) sont tous empiriques puisqu’« on ne peut connaître a priori d’aucune représentation d’un objet, quelle qu’elle soit, si elle sera liée au plaisir, à la peine ou si elle sera indifférente »353. Le sujet ne peut pas savoir a priori si une représentation de l'objet sera liée au plaisir ou à la peine, car un tel savoir dépend du sentiment empirique de l'agréable et du désagréable. Et il n'y a pas de sentiment qui puisse être déduit a priori (exception faite au respect) puisque, du point de vue de l'entendement, les

351 Une idée bien développé par DAVID-MÉNARD, Les constructions de l'Universel, op. cit., p.19. 352 KANT, Métaphysique des moeurs I., p. 125. 353 Idem, Critique de la raison pratique, op.cit., p. 20.

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objets capables de produire une satisfaction sont indifférents. La faculté de désirer est donc déterminée par la capacité de sentir (Empfänglichkeit) qui varie selon la pathologie des expériences empiriques de chaque moi.

Cela permet à Kant d'affirmer qu'il n'y a pas d'universel à l'intérieur du champ des objets du désir, puisque ici chacun suit son propre sentiment de bien-être et les principes narcissiques dictés par l'amour de soi. Il n'y a pas de liberté là où le sentiment physiologique du bien-être guide la conduite. Car le sujet est soumis à une causalité naturelle. Les instincts liés aux besoins physiques et les objets venant les satisfaire soumettent alors une Loi à la volonté, et non pas l’inverse. On comprend que « ceux qui sont habitués uniquement aux explications physiologiques ne peuvent pas se mettre dans la tête l'impératif catégorique »354. À ce niveau, l'homme ne se distingue pas de l'animal.

Il n'y a de liberté que là où le sujet peut soumettre de façon autonome un objet à la volonté. Pour ce faire, il doit s'appuyer sur la raison contre les penchants pathologiques du désir. L'homme est le seul animal qui peut avoir « la faculté (facultas) de surmonter toute impulsion sensible »355 et développer le « pouvoir de se faire d’une règle de la raison le motif d’une action »356. C'est à travers ce vide, ce rejet radical de la série des objets pathologiques, que la conduite humaine, avec son système de décisions, peut être autre chose que l'effet de la causalité naturelle. Ainsi, elle s'affirme en son propre régime de causalité : la causalité par liberté (Kausalität durch Freiheit), la vraie liberté consistant pour le sujet à « être libre vis-à-vis de toutes les lois de la nature », à n'obéir « exclusivement qu'à celles qu'il édicte lui-même et d'après lesquelles ses maximes peuvent appartenir à une législation universelle »357. La liberté consiste à déterminer la volonté à travers l´universalité de la raison.

Cette purification de la volonté par le rejet radical de la série des objets pathologiques pose un problème, puisque toute volonté doit se réaliser à travers un objet. Il faut un objet propre à la volonté libre. Kant introduit alors le concept de das Gute : un bien au-delà du sentiment utilitaire de plaisir358. Sa réalité objective indique que la raison pratique peut donner une

354 KANT, Métaphysique des moeurs - II, op.cit., p. 215. 355 Ibidem, p. 241. 356 KANT, Critique de la raison pratique, op.cit., p. 62. 357 Idem, Métaphysique des moeurs I, op. cit., p. 117. 358 « Wohl ou Uebel ne désignent jamais qu'un rapport à ce qui dans notre état est agréable ou désagréable. [...] Gute et Böse indiquent toujours une relation à la volonté, en tant qu'elle est déterminée par la loi de la raison à faire de quelque chose son objet » (Idem, Critique de la raison pratique, op.cit., p. 62). Lacan a bien noté que « la recherche du bien serait donc une impasse, s'il ne renaissait das Gute, le bien qui est l'objet de la loi morale » (LACAN, E., p. 766).

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détermination a priori à la volonté à travers un objet suprasensible dépourvu de toute qualité phénoménale. Il est autant le principe régulateur de l'acte moral que celui de toute conduite qui se veut rationnelle.

Que l'acte moral soit dirigé par un objet dépourvu de réalité phénoménale doit nous arrêter. Car on ne peut avoir aucune intuition correspondant à cet objet (il n'y a d'intuition que des phénomènes catégorisés dans l'espace et le temps). Ceci ne semble pas poser de difficulté, puisque, si quelque chose devait être gut, « ce serait seulement la manière d'agir [...] et non une chose qui pourrait être ainsi appelée »359. C'est-à-dire que la volonté qui veut das Gute ne veut qu'une façon d'agir, une forme spécifique pour l'action, et non pas un objet empirique privilégié. La forme est déjà l'objet pour la volonté libre. Ou, comme dit Lacan, « la forme de cette loi est aussi sa seule substance »360.

De quelle forme s'agit-il ici ? On la trouve dans le contenu de la maxime morale : « agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours valoir en même temps comme principe d'une législation universelle ». Nous sommes devant une pure forme vide et universalisante qui ne dit rien sur les actions légitimes, puisqu'elle n'énonce aucune norme. « La loi, dit Kant, ne peut indiquer de façon précise comment et dans quelle mesure doit être accomplie l'action en vue de la fin qui est en même temps un devoir »361. Cela n'invalide pas l'entreprise morale kantienne, puisque le contentement de la volonté libre vient de la détermination de celle-ci par la forme de la maxime morale.

On peut comprendre pourquoi Lacan affirme que « la loi morale n'est autre chose que le désir en état pur »362. L'opération visée par Lacan consiste à rapprocher les concepts de volonté pure et de désir pur. Chacun de ces deux dispositifs indique une inadéquation foncière entre le désir du sujet et la satisfaction promise par les objets empiriques. Tandis que Kant critique le désir emprisonné aux chaînes de l'égoïsme et de l'amour de soi, Lacan développe une vaste analyse sur la nécessité de critiquer l'aliénation du désir dans la logique narcissique de l'imaginaire. Dans les deux cas, le

359 KANT, Critique de la raison pratique, op.cit., p. 62. 360 LACAN, E., p. 770. Suivons ici le commentaire de Zupancic « la question de Kant ne consiste pas à dire que tout trait de matérialité doit être effacé de la détermination du fondement de la volonté morale mais, au contraire, que la forme de la loi morale doit devenir “matérielle” afin de fonctionner comme une force motivationnelle à l'action » (ZUPANCIC, Ethic of the real. London : Verso, 2001, p. 15). Nous verrons comment cette matérialisation de la forme ne résout pas notre question parce qu'elle est effacement de toute résistance du sensible et peut nous amener directement à la perversion. 361 KANT, Métaphysique des moeurs - II, op.cit., p. 231. 362 LACAN, S XI, p. 247, ou encore : « la Loi morale ne représente-t-elle pas le désir dans le cas où ce n’est plus le sujet, mais l’objet qui fait défaut ? » (LACAN, E., p. 780).

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sujet ne peut être reconnu en tant que sujet qu'à partir du moment où il assume son identification avec une Loi qui est pure forme vide et dépourvue de contenu positif. Dans le cas de Kant, il s'agit de la Loi morale. Dans le cas de Lacan, nous avons la Loi phallique et paternelle. Nous sommes devant deux procédures symétriques d'ouverture à la réalisation d'un champ transcendantal de reconnaissance intersubjective par le biais d’une identification du désir à la Loi. Das Ding, das Gute et la jouissance au-delà du plaisir

Ces symétries ne sont pas hasardeuses. Kant et Lacan définissent le

sujet à partir d'une fonction transcendantale (dans le cas de Lacan il faut parler d'une fonction de transcendance du sujet qui s'articule à partir d'un questionnement transcendantal du désir) et cherchent à penser les conséquences d'un tel cheminement dans un champ pragmatique (même si Lacan opère avec une notion « large » de pragmatique dans laquelle éthique, érotique et esthétique se mêlent). La transcendantalité apparaît dans la dimension pratique comme résistance à la tentative d'expliquer la totalité de la rationalité de la praxis à travers des arguments utilitaristes. Kant est clair sur ce refus de confondre le bien et l'utile. Il lui arrive de souligner le sentiment de douleur que das Ding produit, puisque le sujet doit sacrifier la quête inconditionnelle du bien-être et humilier son amour de soi. Lacan, de son côté, ne permet pas que l'éthique de la psychanalyse se transforme en une meilleure façon d'organiser le « service des biens » selon un principe utilitariste. Le philosophe allemand et le psychanalyste parisien perçoivent tous deux, dans le véritable acte moral, l'affirmation d'une satisfaction au-delà du principe de plaisir.

Cependant, cette détermination transcendantale de l'acte ne peut pas avoir seulement une définition négative, en tant que ce qui résiste aux arguments utilitaristes. Elle doit aussi avoir une définition positive en tant qu'acte fait par amour pour la Loi. De cette façon, Kant promet une réconciliation dans la conformité parfaite de la volonté à la Loi, où la volonté deviendrait logos pur. Das Gute se confond ici avec l'amour de la Loi, ce qui permet à Kant de réintroduire le concept aristotélicien de Souverain Bien en tant que synthèse entre la vertu et le bonheur. Synthèse qui produirait une « agréable jouissance de la vie [Lebensgenuss] et qui cependant est purement morale »363. Cette jouissance propre au contentement de soi (Selbstzufriedenheit) venu du respect de la Loi apparaît dans l'horizon régulateur du Souverain Bien. Retenons cette formule : la conformité

363 KANT, Métaphysique des moeurs I, op.cit., p. 364.

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parfaite de la volonté à la Loi nous promet une jouissance au-delà du plaisir. Même si cette conformité apparaît comme lieu d'un « impossible »364, elle sera toujours horizon de régulation des critères rationnels pour le jugement de l'acte.

Qu’en est-il de Lacan ? Nous savons qu'il est aussi à la recherche d'une jouissance au-delà du principe de plaisir. En nous reportant au début du séminaire VII, nous le verrons cherchant cette jouissance à partir du questionnement sur le vrai statut de la distinction freudienne entre le principe de plaisir et le principe de réalité. À cause du non-réalisme précoce de ses conceptions, Lacan avait déjà critiqué la prétention épistémologique du principe de réalité. Mais ici il la situe sur le plan éthique. Car reconnaître la distinction c'est reconnaître l'existence de quelque chose qui pousse l'expérience humaine à aller au-delà du principe de plaisir. Ce quelque chose est nommé das Ding par Lacan, concept qu’il croyait symétrique au concept kantien de Gute.

Lacan trouvera das Ding dans un manuscrit de Freud, Esquisse d'une psychologie scientifique, où l'appareil psychique est encore expliqué dans un langage neurophysiologique. Après le séminaire VII, das Ding disparaîtra presque des textes lacaniens puisque, d'une certaine façon, sa fonction sera absorbée par l'objet petit a. Cette conjonction rendra beaucoup plus complexe la distinction entre fantasme et Réel.

Si nous revenons à Freud, nous voyons que le mouvement du désir est lié à la répétition hallucinatoire des expériences premières de satisfaction. Ces premières expériences laissent des images mnésiques de satisfaction dans le système psychique. Lorsqu'un état de tension ou de désir réapparaît, le système psychique actualise d'une façon automatique ces images, sans savoir si l'objet correspondant est ou n'est pas effectivement présent. Pour ne pas confondre perception et hallucination, il faut qu’advienne un principe de réalité. Dans l'Esquisse, Freud parle d'un « indice de réalité » (Realitätszeichen) venu de la perception d'un objet du monde extérieur.

Un point fait pourtant problème. Freud sait que l'adéquation entre la perception d'un objet dans le monde et l'image mnésique de satisfaction présuppose une possibilité de jugement (Urteil) faite par le moi. La structure syntaxique du jugement permettra au moi de développer des opérations plus complexes que la simple comparaison biunivoque. Par exemple, il pourra rapprocher l'objet et l'image grâce à la division syntaxique entre le sujet et le prédicat. Si un objet n'est que partiellement semblable à l'image mnésique, le moi pourra juger que les différences portent sur des prédicats, des attributs, bref, sur des accidents et non pas sur le sujet, le noyau de l'objet. Cela lui

364 Cf. LACAN, S VII, p. 364.

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permettra de poser une relation d'identité avec le sujet propositionnel et de soumettre la réalité au plaisir. La division entre perception et hallucination redevient floue.

Mais il y a un deuxième type de cas, celui qui intéresse vraiment Lacan. Il arrive que surgisse « une perception ne s'accordant d'aucune manière avec l'image mnémonique désirée »365. Dans l’Esquisse, Freud l'introduit à travers le complexe d'autrui (Komplex des Nebenmensch), c'est-à-dire la première expérience dans laquelle l'objet venu de l'extérieur est en fait un semblable ; « c'est un objet du même ordre qui a apporté au sujet sa première satisfaction (et aussi son premier déplaisir) »366, à savoir la mère.

Qu’arrive-t-il lorsque l'enfant est devant un semblable pour la première fois ? Ici, nous voyons une inversion par rapport à l'exemple antérieur. Le moi divise l'objet, mais le sujet de la proposition reste opaque. Freud dit qu'il reste ensemble comme chose (als Ding beisammenbleibt) en tant que les attributs, les prédicats, pourront être compris et transformés en représentation (Vorstellung) mnésique. L'articulation est ici décisive car, comme le signale Lacan, il s'agit d'une « formule tout à fait frappante, pour autant qu'elle articule puissamment l'à-côté et la similitude, la séparation et l'identité »367.

Lorsque l'enfant est devant un semblable, le moi inscrit à l'intérieur du système psychique tout ce qui est familier : les traits du visage de l'autre, les mouvements du corps, tout cela devient un complexe de représentations. Mais il y a quelque Chose qui reste inassimilable à la représentation, inassimilable à l'image et qui pourtant apparaît à la place grammaticale du sujet : c'est l'irréductible étrangeté du prochain, ce que Freud nommera plus tard das Unheimliche et que nous indique, entre autres, l'angoisse venue de la perception du double. C'est l'angoisse de découvrir ce qui est « étranger à moi tout en étant au cœur de ce moi »368. Une étrangeté qui nous rappelle la division interne du sujet à soi-même. La vraie altérité vient de ce qui nous est le plus familier, pour autant qu'elle bouleverse la division entre différence et identité, entre proche et lointain, entre moi et l'autre369.

365 FREUD, Esquisse in La naissance de la psychanalyse, Paris : PUF, 1996, p. 348. 366 Ibidem, p. 348. 367 LACAN, S VII, p. 64. 368 Ibidem, p. 87. 369 Rappelons comment Freud joue avec l'ambivalence du terme heimlich : « ce terme de heimlich n'est pas univoque, mais il appartient à deux ensembles de représentations qui, sans être opposés, n'en sont pas moins fortement étrangers, celui du familier, du confortable, et celui du caché, du dissimulé [...]. Heimlich est donc un mot dont la signification évolue en direction d'une ambivalence jusqu'à ce qu'il finisse par coïncider avec son contraire unheimlich » (FREUD, Das Unheimliche in Gesammelte Werke, op.cit., pp. 235-237).

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Lacan articule l'Esquisse avec le texte freudien sur La négation afin de rappeler que ce das Ding n'est autre chose que ce qui a été verworfen par le Lust-Ich dans un jugement d'attribution. Souvenons-nous comment, dans un jugement d'attribution, le moi essaye d'expulser hors de lui le réel (principalement celui des motions pulsionnelles) qui rompt avec le principe de constance du niveau des excitations de l'appareil psychique. Cette expulsion permet les opérations primordiales de symbolisation (Bejahung) qui forment le système de représentation signifiante. Cela explique la formule canonique de Lacan sur la Chose comme « ce qui du réel pâtit du signifiant »370.

La ruse lacanienne pour rapprocher sa construction métapsychologique de la détermination d'une volonté morale chez Kant consistait à montrer comment il y a un désir qui se porte toujours sur das Ding. C'est un désir qui veut la transgression d'une jouissance au-delà du principe de plaisir, puisque se porter sur das Ding signifie nécessairement annihiler le système de détermination fixe d'identités et de différences qui fonde le moi. Or l'effondrement de l'illusion d'une identité du moi ne peut produire que l'angoisse de l'effacement. Ce désir est notre bien connu désir pur, qui a maintenant un objet propre à son statut transcendantal371. Mais le prix à payer pour rapprocher la psychanalyse de la problématique kantienne est un certain éloignement par rapport à la démarche initiale freudienne. Dans l'Esquisse, das Ding est plus proche de l'irréductibilité du sensible à la pensée fantasmatique que de cette irréductibilité du transcendantal à l'inscription phénoménale que Lacan semble vouloir soutenir en rapprochant das Ding et das Gute.

Pour terminer, notons comment la thématique de das Ding se noue avec le problème de la reconnaissance. Das Ding est apparu chez Freud comme limite à la reconnaissance de l'autre car il est manifestation de la négation propre à l'altérité372. Chez Lacan, il continue à l'être. La Loi ne nous dit pas comment attendre de façon positive la jouissance de das Ding. Au contraire, elle est inscription de l'absence de la Chose. Lacan a pourtant essayé de transformer l'altérité de das Ding en négativité inscrite à l'intérieur du système signifiant. Ce qui nous explique des affirmations comme : 370 LACAN, S VII, p. 142. 371 Soulignons que, dans le séminaire VII, Lacan n'a pas encore établi une distinction entre désir et pulsion. Cela va lui permettre de parler de das Ding aussi bien comme « le lieu des Triebe » (Ibidem, p. 131) que comme ce qui s'expose dans le rapport dialectique du désir et de la Loi (Ibidem, p. 101). 372 « Cette analyse d'un complexe perceptif a été qualifiée de reconnaissance (erkennen), implique un jugement et s'achève avec ce dernier » (FREUD, Esquisse in La naissance de la psychanalyse, op.cit., p. 349).

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il est en fin de compte concevable que ce soit comme trame signifiante pure, comme maxime universelle, comme la chose la plus dépouillée de relations à l'individu, que doivent se présenter les termes de das Ding373. Mais cette promesse de subjectivation du manque de la Chose grâce

à la réconciliation entre Loi et objet du désir pur ne sera bientôt plus opérante et vivement critiquée par Lacan. Le concept de désir pur sera même relativisé en faveur du concept de pulsion. Comment expliquer cet échec ?

Notons d’abord que si la trame signifiante pure peut présenter les termes de das Ding, c'est parce qu'il y aurait une façon de symboliser, dans la négativité transcendantale du signifiant pur, ce qui a été verworfen comme Réel. Nous retombons ici sur une impasse déjà vue. Elle concerne le rapport entre Réel et Symbolique dans la métapsychologie lacanienne. Même en acceptant que das Ding soit ce qui du Réel pâtit du signifiant, même en acceptant que la Loi ne fournisse aucun énoncé positif sur la façon d'attendre das Ding, nous ne pouvons oublier que das Ding est une limite présupposée par l'action du signifiant et, en tant que limite du signifiant, qu’il peut inscrire sa négativité à l'intérieur de la Loi du signifiant par un renversement qui nous rappelle la dialectique entre limite (Granze) et bord (Schranke) dans la logique hégélienne de l'être.

Chez Lacan, ce renversement peut obéir à deux stratégies différentes. Si la Loi reste pure forme transcendantale qui ne dit rien sur le contenu empirique adéquat à l'action, alors il peut y avoir une façon de la réconcilier das Ding. En effet, pour que la négativité de das Ding soit inscrite dans la Loi, « il faut que nous tenions la place vide où est appelé ce signifiant [le Phallus] qui ne peut être qu'à annuler tous les autres »374. Il faut que le désir s'attache au signifiant pur de la Loi et qu'il désire la pure forme de la Loi375. Comme nous le verrons, cette stratégie s’achèvera nécessairement dans une impasse qui amènera Lacan à réviser sa clinique analytique et ses modes de subjectivation. Mais si la Loi assume une facticité et prescrit des interdictions surmoïques, nous tombons dans un mauvais infini qui est bien illustré dans l'appropriation de Saint Paul par Lacan :

373 LACAN, S VII, p. 68. 374 Idem, S VIII, p. 315. 375 Nous pouvons suivre ici Zupancic : « dans ce contexte, l'éthique du désir se présente comme un héroïsme du manque, comme l'attitude à travers laquelle, au nom du manque de l'objet Vrai, nous refusons tout objet et nous nous satisfaisons avec aucun » (ZUPANCIC, idem, p. 240). En fait, le sujet n'agit pas exactement au nom du manque de l'objet, mais au nom de l'objet comme manque, comme objet transcendantal qui ne se manifeste que comme manque d'une adéquation à l'empirie.

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est-ce que la Loi est la Chose ? Que non pas. Toutefois je n'ai eu connaissance de la Chose que par la Loi. En effet, je n'aurais pas eu l'idée de la convoiter si la Loi n'avait dit - Tu ne la convoiteras pas. [...] Sans la Loi la Chose est morte376. Autrement dit, lorsque la Loi dit ce que l'on doit ou ce que l'on ne

doit pas faire (Tu ne convoiteras pas), elle produit une mauvaise dialectique entre désir et Loi. Car elle produit des situations semblables à celle d'un névrosé qui a besoin des chaînes pour pouvoir les transgresser. La Loi nomme das Ding comme le lieu marqué par l'interdiction, par exemple lorqu’elle nomme la mère comme das Ding : « c'est en tant que la loi l'interdit qu'elle impose de la désirer, car après tout la mère n'est pas en soi l'objet le plus désirable »377. En ce sens, Lacan peut dire qu'on « désire au commandement ». Un mode de désir qui, à la fin, ne peut produire que le désir de mort : « le rapport dialectique du désir et de la Loi fait notre désir ne flamber que dans un rapport à la Loi, par où il devient désir de mort »378. Le désir se transforme donc dans un pur désir hystérique de destruction de la Loi. Mais c'est la première impasse qui nous intéresse, puisqu'elle obligera Lacan à reformuler radicalement le programme de rationalité de la cure analytique. Le piège sadien Laissons pour l'instant cette question de la Loi, das Ding et das Gute. Elle sera réglée grâce à un détour par Sade puisque, aux yeux de Lacan, Sade apporte la vérité de la raison pratique kantienne. Mais que signifie, dans ce contexte, faire une comparaison entre Kant et Sade ? Loin de se limiter à donner une dignité morale à l'entreprise sadienne, l'objectif majeur de Lacan consiste à montrer comment la Loi morale se trouve dans l'incapacité d'annuler le défi du discours pervers. C'est-à-dire que, pour le psychanalyste, on peut être pervers et kantien en même temps. Par ailleurs, s'il est vrai que Kant apparaît dans ce contexte comme un double spéculaire de Lacan, alors Sade doit apporter la vérité de Lacan, ou tout du moins de la Loi lacanienne, pour autant que le problème de la perversion met en échec une rationalité analytique fondée sur la reconnaissance du désir pur dans la pure forme de la Loi. Sade représente un défi à la praxis analytique de Lacan au sens où il autorise un retournement de la reconnaissance intersubjective en perversion.

376 LACAN, S VII, p. 101. 377 Idem, S X, p. 126 378 Idem, S VII, p. 101.

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Si Kant avait su que, au XXème siècle, sa philosophie pratique rencontrerait des critiques lui reprochant de ne pas répondre à la perversion, il en aurait vraisemblablement été étonné. Car il avait déjà conçu une réplique possible à une telle critique. Pour lui, la transgression de la Loi démontre déjà que le pervers accepte la réalité objective d'une loi « dont il reconnaît le prestige en la transgressant »379. C'est-à-dire que, en la transgressant, je reconnais a priori la présence de la Loi en moi-même. Je ne suis tout simplement pas capable de me libérer de la chaîne du particularisme du monde sensible. Le désir de transgression ne fait que renforcer l'universalité de la Loi. Malheureusement pour Kant, l'argument est faible. La nature du défi sadien est plus complexe. Sa perversion ne ressemble pas à une hypocrisie ou bien à une mauvaise foi qui consisterait à cacher des intérêts particuliers en conformant l'action à la forme de la Loi. Quinze ans avant le texte lacanien, Adorno avait déjà montré comment les personnages de Sade étaient poussés par l'obéissance aveugle à une Loi morale structurellement identique à l'impératif catégorique kantien : « Juliette n'incarne ni une libido non sublimée, ni une libido régressive, mais la jouissance intellectuelle de la régression, l'amour intellectualis diaboli, le plaisir de détruire la civilisation avec ses propres armes »380. Juliette n'est pas attachée au particularisme de ses penchants, elle agit aussi par amour pour la Loi. Elle montre que : « même dans la perversion, où le désir se donne pour ce qui fait la loi, c'est-à-dire pour une subversion de la loi, il est en fait, bel et bien, le support d'une loi »381.

Le parallèle avec Adorno mérite d’être relevé car, pour lui aussi (il est le premier à avoir écrit un Kant avec Sade), le problème consiste à montrer comment la détermination transcendantale de la volonté libre ne saurait permettre le partage entre moralité et perversion.

Néanmoins, si l´on revient à notre problème initial, une question majeure persiste : comment cette perversion par l'obéissance à la Loi est-elle possible ?

D'une part, Kant et Sade partagent une notion d'Universel fondée sur le même rejet radical du pathologique, c'est-à-dire sur un mépris du sensible et de la résistance de l'objet. Comme dit Lacan, « si l'on élimine de la morale tout élément de sentiment, à l'extrême le monde sadiste est concevable »382. Sade est aussi à la recherche d'une purification de la volonté qui la libère de tout contenu empirique et pathologique. A propos du projet sadien, Blanchot

379 KANT, Métaphysique des moeurs I, op.cit., p. 143. 380 ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison, op.cit., p. 104. 381 LACAN, S X, p. 176 382 Idem, S VII, p. 96.

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parlera précisément du désir de « fonder la souveraineté de l’homme sur un pouvoir transcendent de négation »383. D'où, par exemple, le conseil du bourreau Dolmancé à la victime Eugénie, dans la Philosophie dans le boudoir : « tous les hommes, toutes les femmes se ressemblent : il n’y a point d’amour qui résiste aux effets d’une réflexion saine »384. Une indifférence à l'égard de l'objet qui présuppose la dépersonnalisation et l'abandon du principe de plaisir. C'est le sens d'un autre conseil de Dolmancé à Eugénie : « qu'elle fasse même, si cela est exigé, le sacrifice de ses goûts et de ses affections »385.

D'autre part, cette inconditionnalité et indifférenciation du désir sadien dans son rapport à l'objet empirique nous amène à une maxime morale qui a des prétentions universelles analogues à l'impératif catégorique kantien. Il s'agit du droit à la jouissance du corps de l'autre : « tous les hommes ont donc un droit de jouissance égal sur toutes les femmes », sans oublier qu'à cela s'ajoute que, en ce qui concerne les femmes, « la jouissance de tous les sexes et de toutes les parties de leur corps leur [est] permise comme aux hommes »386. Nous arrivons à la formule forgée par Lacan : « Prêtez-moi la partie de votre corps qui peut me satisfaire un instant et jouissez, si cela vous plaît, de celle du mien qui peut vous être agréable »387. Lacan ne se limite pas à affirmer que Sade comme Kant sont fils des Lumières en matière de morale. Pour la psychanalyse, Sade révèle ce qui était refoulé dans l'expérience morale kantienne. Sur ce point, Lacan fait deux considérations. D'un côté, il affirme que

la maxime sadienne est, de se prononcer de la bouche de l'Autre, plus honnête que la voix du dedans, puisqu'elle démasque la refente, escamotée à l'ordinaire, du sujet388.

De l'autre, il parle du dévoilement de ce

troisième terme qui ferait défaut dans l'expérience morale. C'est à savoir l'objet, que, pour l'assurer à la volonté dans l'accomplissement de la Loi, il est contraint de renvoyer à l'impensable de la Chose-en-soi389. Qu'est-ce que ces remarques peuvent signifier?

383 BLANCHOT, Lautréamont et Sade, Paris : Minuit, 1949, p. 36. 384 SADE, La philosophie dans le boudoir, Paris : Gallimard, 1975, p, 172. 385 Ibidem, p. 83. 386 Ibidem, p. 227. 387 LACAN, S VII, p. 237. 388 Idem, E., p. 770. 389 Ibidem, p. 771.

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Acte et division subjective Lorsque Lacan insiste sur la manière dont Sade montre la voix de la conscience qui énonce la Loi morale venir de la bouche de l'Autre, il pense principalement à une certaine structure triadique propre aux romans sadiens. Il y a toujours trois personnages centraux dont les rôles sont bien définis. Dans La philosophie dans le boudoir, par exemple, nous avons Madame de Saint-Ange (celle qui représente et commande la Loi), Dolmancé (le bourreau qui doit exécuter la Loi de façon apathique, sans se permettre d'avoir du plaisir) et Eugénie (la victime qui doit être éduquée, s'assujettir et être arrachée au domaine du désir pathologique)390. Pour Lacan, avec ce menuet à trois, Sade met en scène la division subjective de toute expérience morale. Madame de Saint-Ange est l'Autre qui apparaît comme représentant de la Loi ; Eugénie, le moi pathologique qui reçoit le commandement de la Loi et apparaît au niveau du sujet de l'énoncé ; et Dolmancé, le terme moyen dont nous allons découvrir le statut. En mettant en scène la division subjective à travers trois personnages, Sade évite sciemment de la poser en un seul personnage.

Chez Kant aussi, l'idée d'une division subjective dans l'acte d'énonciation de l'impératif catégorique n’est pas d’abord écartée. Autrement dit, il n'escamote apparemment pas la refente du sujet. Il suffit de se reporter au chapitre de la Métaphysique des mœurs qui a pour titre symptomatique « Du devoir de l'homme envers lui-même comme juge naturel de lui-même ». Comme nous l’avons vu, Kant y parle d'un tribunal intérieur inscrit en l'homme et dans lequel notre conduite est jugée par la voix terrible de la conscience morale. Il soutient en ce sens que « la conscience morale de l'homme, à propos de tous ses devoirs, doit nécessairement concevoir, comme juge de ses actions, un autre (à savoir l'homme en général) qu'elle-même. Cela dit, cet autre peut aussi bien être une personne réelle qu'une personne simplement idéale que la raison se donne à elle-même »391.

Mais l'autre selon Kant n'est pas exactement l'Autre lacanien. L'autre selon Kant n'est qu'un pli de la conscience, pour autant que la division à laquelle Kant fait allusion se donne entre la conscience morale et la conscience empirique. L'Autre lacanien, il ne faut jamais l'oublier, est inconscient. Cela implique plusieurs conséquences. Par exemple ceci que,

390 Je suis ici une intuition fort intéressante présente de BAAS, Le désir pur:De la chose à l´objet : Jacques Lacan et la traversée de la phénoménologie, Louvain : Peeters, 1998, p. 40. Notons que, dans un jeu d´écriture très utilisé au XVIII siècle, les lettres des trois personages composent le nom propre S A – D- E. Ce qui renforce l´hypothèse lacanienne de la division du sujet. 391 KANT, Métaphysique des moeurs - II, op.cit, p. 296.

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chez Lacan, l'extériorité de la Loi prend la forme d'une altérité radicale de la Loi.

C'est quelque chose d'inadmissible pour Kant, puisque cela reviendrait à défendre une altérité radicale de la conscience par rapport à la voix de la raison. Il serait alors obligé de reconnaître une opacité foncière entre le principe transcendantal de l'impératif et sa réalisation empirique, et d’assumer l'impossibilité, pour la conscience, de juger a priori l'action. Or, pour lui, « juger ce qu'il y a à faire d'après cette loi [la Loi morale], ne doit pas être d'une difficulté telle que l'entendement le plus ordinaire et le moins exercé ne sache s'en tirer à merveille, même sans aucune expérience du monde »392.

Kant admet une limite de la conscience cognitive dans la dimension pratique à cause de l'impossibilité radicale de connaître la réalité de l'Idée de liberté, et donc aussi de connaître la réalité de das Gute, puisque la conscience de la liberté n'est fondée sur aucune intuition. Cela nous amène à accepter la Loi morale comme un fait (faktum) de la raison. Et si l'on ne peut pas connaître la réalité objective de la liberté, alors il est impossible de « dénicher dans l'expérience aucun exemple où cette loi fût exactement suivie »393.

Mais cela n’est pas problématique puisque nous savons toujours dans quelles conditions un acte doit être réalisé pour qu'il soit le résultat d'une volonté libre. Notre non-savoir porte sur la présence effective de ces conditions. En bref, je ne saurai jamais si je dis la vérité par peur des conséquences de la découverte du mensonge ou par amour pour la Loi. Mais je saurai toujours que mentir va contre la Loi morale. S'il n'y a pas de transparence entre l'intentionnalité et le contenu de l'acte, il y en a une entre l'intentionnalité et la forme de l'acte. Je sais toujours comment je dois agir. Il n'y a pas d'indécidable à l'intérieur de la praxis. Comme nous l'a montré Adorno, Kant croit que la détermination transcendantale et la réalisation empirique de la Loi morale sont toutes deux soumises à un principe d'identité et, pour dire cela de façon plus claire, à un principe d'immanence. Pour Lacan comme pour Adorno, la vraie erreur de Kant est de croire que la pure forme de l'acte détermine a priori sa signification. La signification de l'acte se présenterait comme simple indexation transcendantale de la particularité du cas, ce qui vide le sensible de toute dignité ontologique dans l'expérience morale. La procédure transcendantale semble suffisante pour donner une signification à la pragmatique parce qu'il y aurait entre das Gute et la Loi un rapport d'immanence complet. D’un certain point de vue, c´est

392 KANT, Critique de la raison pratique, op.cit., p. 37. 393 Ibidem, p. 56.

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cela qu´Adorno a en vue lorsqu´il voit « la véritable nature du schématisme » dans l´acte d´accorder « le général au particulier, le concept au cas particulier »394.

Ici, il faut souligner la façon dont Lacan croit que l'acte kantien est proche de l'acte sadien. Pour lui, Kant et Sade défendent une immanence absolue de la Loi morale à la conscience. Dolmancé croit aussi qu'il n'y a rien de plus facile que de juger ce qu'il y a à faire d'après la Loi de la jouissance. Cette Loi est « écrite dans le cœur de tous les hommes, et [...] il ne faut qu'interroger ce cœur pour en démêler l'impulsion »395. C'est en ce sens qu'on peut comprendre le commentaire de Deleuze : « quand Sade invoque une Raison analytique universelle pour expliquer le plus particulier dans le désir, on n'y verra pas la simple marque de son appartenance au XVIII siècle : il faut que la particularité, et le délire correspondant, soient aussi une Idée de la raison pure »396. Comment ne pas voir ici la reconnaissance d'un principe d'immanence entre Loi et acte ?

La seule différence d'avec Kant c'est que, chez Sade, le vrai Autre est la Nature. C'est la Nature qui jouit à travers les actes du libertin et de la libertine. Elle est l'Autre jouisseur. La raison chez Sade est une raison naturalisée et la philosophie dans le boudoir une philosophie de la nature. D’où l’observation fort intéressante de Deleuze : « chez Sade apparaît un étrange spinozisme - un naturalisme et un mécanisme pénétrés d'esprit mathématique »397. Comme dit Sade : « rien n'est affreux en libertinage, parce que tout ce que le libertinage inspire l'est également par la nature »398. Une nature qui cache, au-delà du concept de mouvement vital où s'articulent ensemble création et destruction, une nature première conçue comme pouvoir absolu du négatif, comme pulsion éternelle de destruction et qui apparaît sous la figure de l'Etre-suprême-en-méchanceté..

La transcendantalité de Kant et le matérialisme de Sade, a priori divergents, se retrouvent donc dans une même croyance en l'immanence de

394 ADORNO et HORKHEIMER, La dialectique de la Raison, op. cit, p. 94. 395 SADE, La philosophie dans le boudoir, op.cit., p. 199. 396 DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, op.cit., p. 22. C´est cela qu´Adorno a en vue lorsqu´il affirme : « L´affinité entre la conaissance et la planification, à laquelle Kant a donné un fondement transcendantal et qui confère à tous les aspects de l´existence bourgeoise, plainement rationalisée même dans les temps de pause, un caractère de finalité inéluctable, a déjà été exposée empiriquement par Sade un siècle avant l´avenement du sport. Les équipes sportives modernes dont les activités collectives sont réglées avec une telle précision qu´aucun membre n´a le moindre doute sur le rôle qu´il doit jour et qu´un remplaçant est prêt à se substituer à chacun, ont un modèle précis dans les jeux sexuels collectifs de Juliette, où aucun instant n´est inutilisé, aucun orifice corporel négligé, aucune fonction ne reste inactive » (ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison, op. cit., 98) 397 SADE, La philosophie dans le boudoir, op.cit., p. 157. 398 Ibidem, p. 157.

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la raison à la conscience. Cette immanence restreint les conséquences de la division subjective. Dolmancé a la Loi de la Nature dans son cœur et c'est ce même cœur qui porte la Loi morale du sujet kantien. Ainsi il faut poser une limite à l'affirmation lacanienne sur la maxime sadienne comme dévoilement du clivage du sujet, normalement escamoté. Ce dévoilement ne se présente pas au libertin et à la libertine, dont les conduites sont soumises à la certitude subjective venue de la présupposition d'un principe d'immanence entre désir pur et Loi. Pour que le clivage soit reconnu, il faut le travail d'interprétation du psychanalyste. Aux yeux de Lacan, l'avantage de Sade sur Kant est qu’il permet de configurer l'opération qui produit un tel principe d'identité. Nous verrons qu´elle est cette opération dans le chapitre prochain. Est-il possible de juger l'acte ? Avant d’entrer dans l'analyse de cette opération, il faut montrer pourquoi la proximité entre Kant et Sade équivaut à une proximité entre Lacan et Sade. La problématique du désir pur et de l´ouverture à la jouissance d´une Loi phallique et paternelle fondée sur le rabaissement du sensible converge avec ce qu´on a vu jusqu´ici sur le rapport entre loi et objet chez Sade. Il est bien probable que Lacan lui-même l’ait perçu, comme nous le verrons au chapitre suivant. Cherchons pour l’instant à expliquer l´importance de certains concepts à l´intérieur de la pensée lacanienne, comme c´est le cas du concept d’« acte ». Il n'y a rien de plus éloigné de cette immanence entre intentionnalité et pure forme de la Loi que la notion lacanienne d'acte, travaillée par le psychanalyste principalement dans les séminaires sur La logique du fantasme et L'acte analytique. Et ce n'est pas par hasard qu'il dira que « le sujet ne reconnaît jamais l'acte dans sa véritable portée inaugurale, même quand il est capable d'avoir cet acte commis »399. Il y a une opacité objective de l'acte, car le simple recours à la Loi (même s'il s'agit de la Loi de l'éthique du désir) ne nous permet pas d'appréhender ses effets et son produit. La facticité de la réalité sensible où se donne l'acte ne permet pas la soumission à la Loi. C’est un point qu’Adorno n’ignore pas non plus400. « Le sujet ne reconnaît jamais le vrai acte dans le cadre de la Loi ». Rappelons comment, à partir des années soixante, le vrai acte, c'est-à-dire celui qui nous amène à la jouissance féminine, au corps au-delà de l'image, à la sublimation et à

399 LACAN, S XIV, séance du 22/02/67. 400 Car « ce qu'il y a de désespérant dans le blocage de la pratique qu'on attendrait, procure paradoxalement un temps pour la pensée ; ne pas utiliser ce temps serait, sur le plan de la pratique, un crime. Ironie des choses : la pensée profite aujourd'hui de ce que l'on n'ait pas le droit d'absolutiser son concept » (ADORNO, DN, p. 237).

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l'expérience du Réel et de la pulsion se posera toujours comme excès par rapport à la Loi phallique et paternelle. Il s´agit d´un acte au-delà de la reconnaissance intersubjective promise par la Loi, puisqu´il nous permet de traverser la Loi et à la clinique de traverser le questionnement transcendantal. Cet acte expose le besoin, pour la clinique, de penser des nouvelles procédures de subjectivation par-delà la symbolisation du désir à travers le Phallus et le Nom-du-Père. Cette opacité irréductible inscrite dans l'anatomie de l'acte sera foncière pour le déploiement de la clinique lacanienne. Nous savons qu’à partir de Kant avec Sade, Lacan verra la psychanalyse moins comme une thérapeutique que comme une éthique avec des conséquences cliniques. Mais on ne peut fonder une clinique de la subjectivité à partir de considérations d'ordre éthique que si l'on admet la possibilité de juger nos actions à partir de la Loi de l'éthique du désir. Or cette Loi commande de ne pas céder sur le désir. Il s'agit donc de savoir s’il est possible d'évaluer des actions à partir du jugement suivant : « avez-vous agi conformément au désir qui vous habite ? »401. Mais que signifie, dans ce contexte, soutenir une relation de conformité entre le désir et l'acte ? L'éthique du désir aurait-elle son fondement dans un principe régulateur d'identité et d'adéquation entre la Loi du désir et la praxis du sujet ? Rappelons que si la Loi du désir trouve sa meilleure exposition dans la transcendantalité de la Loi phallique, pour autant que le Phallus est présence réelle de la négativité du désir dans son rapport aux objets empiriques, alors notre question est au fond celle-ci : comment indexer l'effectivité sur un dispositif transcendantal de justification ? Question kantienne, semble-t-il. Mais contrairement à ce qu'on pouvait croire, c'est dans ce point qu'il faut chercher la vraie proximité entre Lacan et la tradition dialectique hégélienne. Le problème lacanien de l'action faite en conformité à la Loi du désir nous ramène à la problématique hégélienne sur la figure du Mal et son pardon¸ figure majeure de la dernière partie de la Phénoménologie de l´esprit et qui expose la lecture hégélienne de problème kantien de la conscience morale. Ici, la conscience agissante doit aussi répondre au commandement « avez vous agi conformément à la Loi qui est en vous ? ». La réponse de la conscience agissante était nécessairement négative. Pour Hegel, en un certain sens, nous sommes toujours coupables dès que nous agissons et donnons une détermination particulière à la pure forme de la Loi : « aucune action ne peut échapper à un tel jugement, car le devoir pour

401 LACAN, S VII, p. 362.

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le devoir, ce but pur, est ce qui est sans effectivité »402. La tentative d'indexer l'effectivité sur un dispositif transcendantal est impossible. Nous ne pouvons jamais agir en conformité à la Loi. Mais y a-t-il un sens à rendre le sujet coupable de quelque chose qui est marqué par l'impossible ? Notons comment nous sommes proches d'une problématique lacanienne. Nous pouvons aussi nous demander quel sens il y a à évaluer une action à partir d'une conformité entre un acte et une Loi du désir qui est impossible, sauf dans la perversion ou grâce à un retour de la certitude subjective immédiate. Devons-nous alors abandonner le commandement de ne pas céder sur son désir ?

Dans ce contexte, le recours à Hegel est extrêmement utile pour comprendre l'éthique du désir sans tomber dans une impasse. Car, dans ces deux cas, le jugement éthique est composé d'un double mouvement qui montre comment le sujet doit assumer la Loi et la surmonter, en posant un acte au-delà de la Loi.

Revenons à ce moment où la conscience agissante « se confesse ouvertement à l'autre [en fait, c'est à l'Autre de la Loi], et attend de son côté que l'autre, comme il s'est en fait mis sur le même plan qu'elle, répète aussi son discours, et exprime dans ce discours son égalité avec elle »403. Cette confession de la conscience ouvre la possibilité d’une réconciliation avec l´effectivité. Hegel parle à ce propos de « l'être-là effectuant la reconnaissance (das anerkennende Dasein eintreten werden) ». Pourtant, « à la confession du mal “Voilà ce que je suis” (Ich bins), ne succède pas la réponse d'une confession du même genre »404.

Un double mouvement permet ici la résolution de l´impasse. Se confesser en disant « Voilà ce que je suis » et en reconnaissant de l’inadéquat, du contingent à l´intérieur de l´acte, cela signifie deux choses. D'abord être une « particularité abolie » et reconnaître la Loi dans son cœur. C'est grâce à la confession que le sujet peut rompre toute immédiateté avec l'action et poser un principe de transcendance qui lui permet de se reconnaître comme sujet de la Loi. Il reconnaît son action comme mauvaise et, ainsi, s’en distingue.

Mais demander que la Loi répète aussi le discours de la confession, ce n’est pas simplement reconnaître la non-identité entre Loi et action. La conscience agissante veut que la Loi reconnaisse la rationalité de la non-conformité de l'acte à un cadre transcendantal. Il faut donc admettre l'opacité radicale de l'acte car il y a en lui un « reste pathologique » qui n'est

402 HEGEL, Phénoménologie II, op.cit., p. 195. 403 Ibidem, p. 196. 404 Ibidem, p. 196.

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plus signe d'un attachement à l'immédiat405. L´Autre de la Loi doit reconnaître l´impossibilité d´annuler l´indéterminé à l´intérieur de l´acte et c´est cela qui apporterait la réconciliation. Le problème de Hegel ne porte pas seulement sur le besoin de prendre en compte les contextes d´action. Son vrai problème concerne la reconnaissance de l´opacité ontologique de l´acte. De ce point de vue, Hegel n´est guère éloigné d´Adorno qui, à propos du primat de l´objet, soutient que « le négatif qui s´exprime en ce que l´esprit, avec l´identification, a raté (misslang) la réconciliation [...] devient le moteur de son propre désenchantement (Entzauberung) »406.

En ce sens, pour Hegel, le vrai acte franchit toujours le cadre transcendantal déterminé par la Loi. Et si les « blessures de l'esprit se guérissent sans laisser des cicatrices »407, c'est parce qu'il n'y a rien de plus conforme à la Loi hégélienne que la reconnaissance du besoin de trahir la Loi. Nous pourrions même dire, avec Lacan, que tout acte doit comporter un ratage : « l'acte ne reussit jamais si bien qu'à rater »408. Car, pour ne pas pervertir la Loi, il faut savoir la traverser en allant au-delà d’elle. D’où ceci que « tout acte moral est faillible (Fehlbarkeit) »409 parce qu´il est ce qui s´affirme dans l´absence de garantie de la Loi, sans pour autant se soutenir dans le décisionisme d’une volonté immanente et source de sens. Le caractère faillible de l´acte est son trait essentiel : l´acte moral est celui qui doit être assumé en tant que faillible, comme si agir de façon rationnelle revenait à agir sans garantie. Comme si il n´avait d´acte morale que là où le sujet est appellé à agir sans garantie.

Nous pouvons comprendre cette anatomie de l´acte lacanien à travers les commentaires sur Sygne de Coûfontaine, le personnage central de L'Otage, de Paul Claudel. Il y aurait beaucoup à dire à propos de cette pièce et de ses impasses éthiques. Mais soulignons seulement comment la tragédie de Sygne suit, à sa façon, cette compréhension du problème de l'acte moral lacanien.

Afin d’empêcher le Pape d'être rendu à ses ennemis et ainsi de le sauver, Sygne doit accepter un chantage en se mariant avec celui qui a exterminé sa famille et en annulant un pacte d'amour qui l'unissait à son cousin.

405 En ce sens, nous pouvons suivre Bourgeois, pour qui, chez Hegel, « il est rationnel qu'il y ait de l'irrationnel. Puisque, par son statut, ce qui en son contenu est irrationnel est rationnel, la reconnaissance, l'accueil par la spéculation de l'empirie pure ne manifeste pas l'impuissance de cette spéculation, mais, bien plutôt, sa libéralité » (BOURGEOIS, Etudes hégéliennes, Paris : PUF, 1992, p. 100). 406 ADORNO, DN, p. 181. 407 HEGEL, Phénoménologie II, op.cit., p.199. 408 LACAN, AE., p. 265. 409 ADORNO, idem, p. 235 [traduction modifiée].

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Lacan souligne qu'un tel chantage signifie renoncer à son attachement à cette Loi paternelle de la famille où elle a engagé toutes ses forces, à quoi elle a lié toute sa vie, et qui était déjà marquée du signe du sacrifice :

Là où l'héroïne antique [Lacan pense à Antigone] est identique à son destin, Até, à cette loi pour elle divine qui la porte dans l'épreuve, - c'est contre sa volonté, contre tout ce qui la détermine, non pas dans sa vie, mais dans son être, que, par un acte de liberté, l'autre héroïne [Sygne] va contre tout ce qui tient à son être jusqu'en ses plus intimes racines410

Mais si la pièce se terminait sur ce point, nous aurions une simple soumission du sujet à la Loi transcendantale de la foi qui relativise l'importance de la Loi paternelle. Sygne nie son attachement à tout objet pathologique, à son sang et à la terre. Mais cela pourrait être compris comme une hypostase de la Loi qui l’amène vers une éthique du sacrifice afin de préserver la consistance fantasmatique de la place occupée par la Cause. N'oublions pas la justification donnée par Sygne pour mettre en évidence la rationalité de son action : « j´ai sauvé le Père des hommes »411, même si, au fond, elle sait que ce père est un père humilié, et donc qu’il est impossible de sauver. Cela montre encore l'attachement de son désir à la Loi. En ce moment, la foi de Sygne en la Cause est l'objet petit a qui a produit une suppléance au manque, à la non-consistance de la Cause et de ses commandements412. Le vrai acte de Sygne peut être conçu comme une négation de cette négation produite par la Loi. Il est accompli au moment de sa mort, lorsqu'elle dit « non » et refuse de pardonner à son mari et de renouveler le devoir d'amour. Il y a ici un retour au sensible contre le primat de la Loi. Elle sait que ce « non » représente une rupture de son engagement envers la Loi et la défense d'un choix d’objet pathologique, même s'il est fondé sur la haine, plutôt que sur l'amour. En ce sens, Sygne accomplit un acte moral qui n'est supporté par aucune Loi. Par la première négation, elle est allée au-delà de toute immanence de son désir à des objets pathologiques ; mais il restait une immanence entre le sujet et la forme de la Loi. Ici, le vrai acte consiste à rompre avec cette immanence par un retour au pathologique. Le mouvement

410 LACAN S VIII, p. 323. 411 CLAUDEL, L'Otage, Paris : Gallimard, 1972, p. 123. 412 Cela explique une certaine impasse : « à l'héroïne de la tragédie moderne il est demandé d'assumer comme une jouissance l'injustice même qui lui fait horreur » (LACAN, S VIII, p. 359). La moralité de cette idée est aisément renversée car rien ne nous empêche d'opérer une inversion perverse et d'affirmer, par exemple, que cela serait la réalisation même du fantasme sadique envers sa victime. Tout ce qu'on demande à Justine, pour rester la victime par excellence, c'est l'angoisse de jouir de ce que lui fait horreur.

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de l'acte est donc double. Il consiste d'abord à passer de la fascination pour l'objet au primat de la Loi et, ensuite, de retourner à l'objet par la critique du primat de la Loi. La Loi est la surface où se dessine une trajectoire de déchirure, un temps où le sujet peut sortir des illusions du moi.

Dans ce retour à l'objet, il s'agit d'un objet pathologique qui n'est supporté par aucun cadre transcendantal capable de lui donner du sens, ni par aucun attachement fantasmatique (puisque tout immédiat a été effacé par le primat de la Loi posé par la première négation). En ce sens, il s'agit d'un pathologique qui se présente comme opacité radicale : on retrouve le statut du pathologique reconnu par la Loi chez Hegel. Comme chez Hegel, le « non » de Sygne en face du prêtre qui va lui rendre l'extrême-onction est une demande de reconnaissance de l'irréductibilité du sensible. Reconnaissance « qu'il y a un élément de réconciliation dans l'irréconciliable »413. Mais ici aussi, la Loi reste muette.

Nous verrons comment cet acte au-delà du cadre de la Loi, cet acte qui traverse la Loi est l'acte de quelqu'un qui a traversé le fantasme. C’est dans cette voie que la clinique lacanienne s'engagera. Mais pour pouvoir ouvrir l'espace nécessaire à cet acte, il faut encore écarter bien des pierres.

413 ADORNO, DN, p. 308.

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5. La perversion comme figure de la dialectique du désir

Ce n'est pas plaisant, en effet, de consoler pour et contre, et d'être le seul agent

de deux intérêts directement contraires. Lettre de Mme de Merteil à Valmont

L'immanence perverse

Nous pouvons maintenant développer la dernière considération lacanienne, et sûrement la plus polémique, sur le rapprochement structural entre la philosophie pratique de Kant et la fantasmatique sadienne. Afin que l'immanence de l'Autre de la Loi au sujet soit possible, il faut une opération réalisée par le concept psychanalytique de fantasme. Il y a une médiation du fantasme dans toute identification possible entre le sujet et la pure forme de la Loi. Il n'y a pas d'identification à la Loi qui ne soit supportée par un fantasme fondamental. C'est cela que Sade nous montre.

Avant de cerner ce concept de fantasme, résumons quelques acquis. Nous avons vu que le problème de l'intersubjectivité lacanienne consistait à penser une procédure de reconnaissance du désir pur par la Loi qui rapprochait Lacan du dispositif kantien de détermination transcendantale de la volonté. Mais Sade pensait aussi l'acte moral dans le cadre de la reconnaissance du désir pur par la Loi. Cette convergence entre Lacan, Kant et Sade signifie-t-elle que tout dispositif de reconnaissance du désir dans la pure forme universelle de la Loi nous amène nécessairement vers la perversion ?

Il semble que Lacan soit prêt à assumer une telle conclusion - ce qui explique pourquoi, à partir de Kant avec Sade, il cherche les coordonnées capables de déterminer aussi bien un acte au-delà de la Loi qu’une jouissance au-delà de la jouissance phallique. Car un renversement de la Loi en perversion est virtuellement inscrit au cœur de la Loi et de la réflexion du désir comme désir pur.

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Afin de comprendre comment cette inversion est possible, il faut revenir sur une contrainte qui pèse autant sur Kant que sur Sade. Ils doivent postuler un principe d'immanence et d'identité entre la volonté et la Loi. Notre hypothèse est que l'immanence entre la volonté et la Loi, ou encore entre la jouissance et la pure forme vide de la Loi, est une procédure nécessairement perverse, dans la mesure où l'immanence de la Loi est le fantasme pervers par excellence. Jouir de la Loi, c'est le désir suprême du pervers414. Autrement dit, la jouissance perverse ne résulte pas de la fixation dans le particularisme d'un objet sensible. Elle est jouissance de la pure forme de la Loi. Même dans le cas de la fixation fétichiste, nous n'avons pas une fixation d'objet, puisque le fétichisme est, en fait, le résultat de l'annulation de toute résistance sensible de l'objet par sa conformation parfaite à un cadre fantasmatique lié à la phallicisation de la femme. Ce que le pervers ne peut pas reconnaître, c’est exactement la possibilité de « jouir de la résistance du sensible », autrement dit de la résistance des objets à leur conformation intégrale à la Loi. C’est la jouissance de ceux qui agissent en affirmant que « les sens sont déterminés par l´appareil conceptuel avant même que ne se produise la perception »415.

Il ne s'agit pas d'affirmer que la philosophie morale kantienne ou que la stratégie lacanienne de reconnaissance du désir par la Loi paternelle et phallique sont perverses. Il s'agit tout simplement de montrer comment ces deux régimes de reconnaissance s'avouent incapables d'éviter les renversements de la moralité en perversion – ce qui est un problème totalement différent.

Il faut pourtant souligner la limite d'une clinique qui pense les opérations de reconnaissance et de subjectivation du désir pur à travers la symbolisation effectuée par le signifiant pur et son pouvoir transcendantal de négation. La reconnaissance du désir n'est pas simplement du côté de la subjectivation de la castration, pour autant qu'il y a une modalité de subjectivation de la castration qui est à la disposition de la structure perverse. Après Kant avec Sade, la clinique lacanienne verra l'hypostase de la Loi comme risque majeur - Sygne de Coûfontaine oblige. Ce sont les risques venus d'une telle hypostase qui amènent Lacan à affirmer qu’

à remonter ce courant, on finira bien par inventer quelque chose de moins stéréotypé que la perversion. C'est même la seule raison pour quoi je m'intéresse à la psychanalyse416.

414 Car « le pervers semble reconnaître que, à un certain niveau, il y a toujours une jouissance attachée à l'énonciation de la loi morale » (FINK, A clinical introduction to lacanian psychoanalysis, Harvard : University Press, 1997, p. 190). 415 ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison, p. 95. 416 LACAN, S XXII, séance du 08/03/75.

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La perversion apparaît donc comme le grand problème auquel la psychanalyse doit se confronter. Cette idée, nous le verrons, n’est compréhensible qu’en suivant la trajectoire intellectuelle lacanienne. La perversion et ses coordonnées structurales

Il faut donc analyser de façon détaillée la figure de la perversion.

Nous devons essentiellement expliquer comment le pervers peut jouir de la pure forme de la Loi. La réponse demande un détour par la définition psychanalytique de la perversion.

Dans Trois essais sur la théorie de la sexualité, Freud essaye de penser la nosographie perverse au-delà de l'idée de déviation par rapport à une norme morale. C'est le résultat de la reconnaissance des multiples tendances perverses dans la sexualité dite « normale », tendances qui apparaissent comme insistance de la disposition perverse polymorphique propre à la sexualité infantile préœdipienne : « la plupart de ces transgressions [perverses] forment un élément rarement absent de la vie sexuelle des bien-portants et ceux-ci leur accordent la même valeur qu'aux autres intimités »417. « Normale » signifie ici « soumise à l'organisation génital ». La stratégie freudienne consiste à déterminer comme perverse la structure qui, au lieu de se soumettre au primat général de l'organisation génitale, se pose comme voie exclusive de la jouissance. C’est pourquoi les névrosés peuvent avoir certains comportements « régionaux » propres aux pervers sans qu'il s'agisse nécessairement d'un trait de structure.

Mais dans Le fétichisme de 1927, Freud nous fournit une voie pour comprendre la constitution de la structure générale de la perversion en montrant comment le refus du primat génital, au moins dans le cas du pervers fétichiste, est lié à un mode spécifique de négation : le déni (Verleugnung) de la castration de la femme. L’importance de la Verleugnung dans la structure de la perversion est le résultat d'un long travail dont les racines doivent être cherchées dans le concept de refoulement partiel présenté dans une communication de 1909 sur la genèse du fétichisme418.

Cette donnée de structure permet à Lacan de restreindre la portée de l'idée que « la névrose est, pour ainsi dire, le négatif de la perversion »419, comme si la structure perverse pouvait être comprise comme simple passage à l'acte des fantasmes pervers inconscients que le névrosé ne pourrait

417 FREUD, Trois essais sur la sexualité infantile, op.cit., p. 73. 418 Sur le processus de formation du concept freudien de fétichisme, voir REY-FLAUD, Comment Freud inventa le fétichisme... et re-inventa la psychanalyse, Paris : Payot, 1994. 419 FREUD, idem, p. 80.

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assumer que sous la forme des symptômes. Il faut toujours souligner qu'il y a des pervers qui ne passent pas à l'acte alors que certains névrosés ne peuvent s'empêcher de le faire. L'incidence des comportements liés à la polymorphie de la sexualité n'est donc pas une condition suffisante pour déterminer un diagnostic de perversion.

D'autre part, s'il est vrai qu'il n'y a pas de différence entre des fantasmes névrotiques et des scénarios pervers, pour autant qu'il n'y a pas de fantasmes exclusifs des pervers (ce que Freud nous avait déjà montré dans Un enfant est battu), cela ne sert qu'à montrer que « le fantasme pervers n'est pas la perversion »420. La compréhension du fantasme pervers ne donne pas la structure de la perversion - qui est fondée sur une relation particulière du sujet à la Loi de la castration.

Le fétichisme montre cela d'une façon évidente, puisque que le fétiche est un objet dont la fonction consiste à se substituer au pénis manquant de la femme - plus précisément, de cette femme qui est le premier Autre du sujet : l'Autre maternel. « L'horreur de la castration, dit Freud, s'est érigé un monument en créant ce substitut »421. Par la production d'un objet fétiche, le pervers peut se défendre de l'angoisse de castration. Dans ce cas, « l'objet a une certaine fonction de complémentation par rapport à quelque chose qui se présente comme un trou, voire comme un abîme dans la réalité »422.

Il y a encore beaucoup à dire sur la modalité fétichiste de déni de la castration de la femme. C’est un mode de négation plus complexe que l'expulsion propre à la Verwerfung et que la dénégation névrotique présente dans la Verneinung, puisqu’il s’agit d’une négation qui accepte un certain genre de savoir sur la castration.

La conception lacanienne de la perversion part de l’idée d’une défense contre l'angoisse de castration par la production d'un objet de substitution. Lacan transforme la logique fétichiste de production d'un objet capable de dénier la castration de la femme en un paradigme qui inclut l'ensemble des procédures perverses. Le fétichisme devient ainsi « la perversion des perversions »423. Souvenons-nous, par exemple, de cette affirmation canonique :

tout le problème des perversions consiste à concevoir comment l'enfant, dans sa relation à la mère [...] s'identifie à l'objet imaginaire de ce désir [de la mère] en tant que la mère elle-même le symbolise dans le phallus424.

420 LACAN, S VI, séance du 24/06/59. 421 FREUD, Le fétichisme in La vie sexuelle, op.cit, p. 135. 422 LACAN, S IV, p. 23. 423 Ibidem, p. 194. 424 LACAN, E. p. 534.

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La perversion, chez Lacan, se transforme en un mode fétichiste de

constitution d´objet. Cette tendance à transformer le fétichisme en paradigme général de la structure clinique de la perversion demande un certain clivage. Il ne s'agit pas de dire que les choix pervers d'objet sont nécessairement fétichistes. Il est très difficile de parler, par exemple, de choix fétichiste d'objet dans le cas du sadisme, puisque le sadisme n'admet ni la fixation ni la surestimation de l'objet – des éléments majeurs dans une économie fétichiste de la jouissance. Au contraire, un principe d'indifférenciation, d'interchangeabilité et de sacrifice des objets empiriques est toujours nécessaire pour comprendre la position sadique dans son rapport à la transcendantalité de la Loi. C'est dans le masochisme qu'on trouve le plus clairement un choix fétichiste d'objet avec ses dénis de la castration de la femme, ses fixations métonymiques et ses stratégies de survalorisation et d'idéalisation de l'objet. Si l'on veut parler d'un fétichisme propre à la perversion dans sa totalité de structure, il ne faut pas le chercher dans les modes de choix d'objet, mais dans la position subjective que le pervers occupe dans sa relation à l'Autre de la Loi.

Souvenons-nous que, pour Lacan, la castration a surtout une valeur symbolique, dans la mesure où le Phallus lacanien n'est pas le pénis organique. Dire que la castration est symbolique c'est dire que la Loi ne peut pas fournir l'objet adéquat à la jouissance et qu'elle ne peut pas fournir un savoir positif sur la jouissance. La castration symbolique est castration du Symbolique, une situation inacceptable pour le pervers. Il n'accepte pas que le Phallus soit purement le signifiant de la castration ou « signifiant d’un manque dans l’Autre »425. Ainsi, pour pouvoir jouir de la Loi, il doit dénier la castration du Symbolique (mais, comme nous le verrons, le déni n'est pas un non-savoir).

L'élément central ici c'est le désir pervers de posséder un savoir instrumental sur la jouissance. Il veut avoir la Loi de la jouissance dans l'immanence de son cœur pour pouvoir se défendre contre la division subjective entre le savoir de la conscience et la vérité de son désir, entre désir et jouissance. Contrairement au névrosé, piégé par l'éternelle insatisfaction de son désir et son « qu'est-ce que je veux vraiment ? », le pervers sait très bien ce qu'il veut. Il est un sujet-supposé-jouir pourvu d’une représentation adéquate de la jouissance. Et ce n'est pas un hasard si les écrivains pervers (Sade, Bataille, Genet etc.) adoptent généralement un ton professoral. Ils veulent à la fois enseigner à jouir et montrer comment on

425 Ibidem, p. 818.

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peut atteindre un savoir sur la jouissance426 : « il y a chez eux une subversion de la conduite appuyée sur un savoir-faire, lequel est lié à un savoir, au savoir de la nature des choses »427.

Cela explique le caractère « démonstrateur »428 du sujet pervers dans son rituel. Il inverse la proposition « la jouissance est interdite à qui parle comme tel »429 et énonce le discours sur le droit à la jouissance. En ce sens, nous pouvons dire que le langage pervers est un langage qui admet un horizon régulateur de transparence, un tèlos de dévoilement où séjourne le désir de tout dire sur la jouissance430. Cette convergence entre jouissance et signifiant montre la croyance perverse en l'avènement d'un discours où la volonté pourrait devenir Logos pur, comme dans le discours moral kantien pour Adorno.

Mais comment le pervers peut-il postuler un tel savoir ? L'hypothèse de Lacan consiste à dire qu'il assume la logique du fétiche en se mettant, lui-même, à la place de cet objet capable de dénier la castration dans l'Autre. Dans ses fantasmes inconscients, il s'offre à la jouissance de l'Autre. De cette façon, il produit la consistance dont l'Autre a besoin afin d'être le lieu d’où vient la représentation adéquate de la jouissance. Dans la dimension de la perversion, le sujet est donc une espèce de fétiche de la Loi. Nous devons analyser ce mode de relation entre sujet et Loi si l´on veut comprendre la perversion.

Cet objet fétiche, le troisième terme qui serait absent de l'expérience morale kantienne, a un nom dans le vocabulaire lacanien : l'objet petit a, l'objet propre au fantasme. Nous aborderons dans le prochain chapitre les questions concernant la structure du fantasme dans la clinique lacanienne. Pour l'instant, il faut dire que cette identification du sujet à l'objet du fantasme permet à Lacan d'affirmer que le pervers

institue à la place privilégiée de la jouissance, l'objet a du fantasme qu'il substitue à l'A barré431. Car loin d'être fondée sur quelque mépris de l'Autre, la fonction du

426 Cela permet de souligner le caractère clinique dominant du pervers comme étant « le fantasme pré-conscient d'attendre la jouissance à travers le savoir et le pouvoir sur un objet inanimé, réduit à l'abjection ou lié à un contrat » (BRAUNSTEIN, La jouissance : un concept lacanien, Paris : Point Hors Ligne, 1995, p. 236). 427 LACAN, S XX, p. 80. 428 LACAN, S XV, séance du 14/06/67. 429 Idem, E., p. 821. 430 Ici nous pouvons suivre la remarque de Serge André sur la logique perverse : « cette logique est la suivante : tant que tout n'aura pas été dit, tant que l'objet comme tel (c'est-à-dire l'objet de la jouissance) n'aura pas été nommé, répertorié, coulé en lettres, il faut qu'il survive pour rester offert aux coups du bourreau qui poursuit son découpage symbolique. C'est pourquoi, dans le récit sadien, la victime est dotée d'une résistance et d'une capacité de survie qui défient le bon sens » (ANDRE, L'imposture perverse, Paris : Seuil, 1993, p. 28). 431 LACAN, E., p. 823.

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pervers est quelque chose qui est à jauger d'une façon autrement riche [...]. Il est celui qui se consacre à boucher ce trou dans l'Autre432.

Quelle est donc l'hypothèse de Lacan dans son articulation entre Kant et Sade ? Il s'agit surtout d'affirmer que Kant aurait ignoré la dimension fantasmatique de l'objet a dans la médiation entre l'empirique et le transcendantal. Au fond, c'est un développement d'une ancienne position de Lacan. Nous avons vu, dans le chapitre III, que le psychanalyste comprend l'Imaginaire comme un genre de schéma de catégorisation spatio-temporelle du divers de l'intuition et de la sensibilité. Un schéma qui vient à la place du schéma transcendantal de la première Critique de Kant. Mais nous connaissons la subversion qui consiste à rapprocher le locus de l'Imaginaire de ce procédé général de l'imagination qui est constitution du schème, pour autant que l'Imaginaire lacanien est d'abord espace d'aliénation et de blocage dans la relation entre structure et phénomène. Il en va de même pour la dimension pratique de la raison. Avec l'élément médiateur capable d'opérer la synthèse entre l'empirique et le transcendantal dans l'acte moral, Kant nous fournit le type de la pure forme d'une loi universelle de la nature433. Ici, tout se passe comme si Lacan identifiait l'objet a à la place du type434. Ce qui revient à dire que l´objet a fonctionne comme une pure forme qui ne peut se réaliser dans l´effectivité qu´à travers le rejet radical de la sérialité des objets empiriques – ce qui, dans le sadisme, ne peut signifier que la simple destruction des objets. Le savoir pervers de la jouissance se fonde sur l´effort de conformation fantasmatique du formalisme vide de la Loi à la dimension des objets. A sa manière, Adorno avait perçu cela en insistant sur les rituels pervers de Sade :

ce qui [dans les orgies de Sade] semble être plus important que le plaisir, c´est leur fonctionnement actif, leur organisation, de même que dans d´autres époques démythologisées, la Rome impériale, la Renaissance ou le Baroque, le schéma d´une activité comptait plus que son contenu435.

La vraie source de jouissance c´est la réalisation de la pure forme du schéma et par conséquent l’annulation de la résistance du sensible.

432 Idem, S XVI, p. 253. 433 D'où la règle du jugement soumis aux lois de la raison pure : « demande-toi si l'action que tu projettes, en supposant qu'elle dût arriver d'après une loi de la nature dont tu ferais toi-même partie, tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté » (KANT, Critique de la raison pratique, op.cit., pp. 71-72). 434 Ce que plusieurs commentateurs ont déjà perçu. Voir, par exemple, BAAS, Le désir pur, op.cit., p. 74 et ZUPANCIC, Ethics of the real, op.cit., p.28. 435 ADORNO et HORKHEIMER, idem, p. 99.

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Néanmoins, n´oublions pas une donnée majeure : affirmer que la médiation entre l´empirique et le transcendantal dans la dimension pratique de la raison est réalisée par l´objet a revient à instaurer « sur la cheville de l'impur une nouvelle Critique de la Raison »436. C´est un point qui sera analysé de façon plus systématique dans le prochain chapitre. Pour l´instant, rappelons simplement que l'objet a n'est pas un objet transcendantal, mais un objet partiel (sein, regard, voix etc.) produit par une genèse empirique et non pas par une déduction transcendantale. Il correspond cela dit à une production fantasmatique qui remplit une fonction transcendantale. D´une certaine manière, le dévoilement de sa genèse empirique permettra au sujet de réorienter ce qui est de l´ordre de la cause de l´acte. Nous verrons comment cela permettra à Lacan d'insister sur le poids du fantasme dans toute configuration d'action437.

En ce sens, il ne faut pas hypostasier l'affirmation lacanienne sur l'objet a comme « présence d'un creux, d'un vide, occupable, nous dit Freud, pour n'importe quel objet », pour autant que nous serions devant « l'objet éternellement manquant »438. L'objet a est présence d'un vide au sens où il n'a pas de correspondant phénoménal. Mais il ne s'agit pas ici d'affirmer qu'il est un genre d'objet a priori – ce qui reviendrait à nier toute genèse empirique de l'objet a. Dolmancé comme objet

À propos de ce mode pervers d'identification à l'objet du fantasme, le meilleur exemple vient de Dolmancé, l'agent sadien exécuteur du commandement de la Loi. Nous avons vu qu'il était le terme moyen entre le moi empirique de la victime et l'Autre de la Loi. Il exécute de façon apathique la Loi sans se laisser guider par des penchants empiriques. Une apathie qui apparaît comme obéissance aux injonctions de ce représentant de l'Autre de la Loi qui est Madame de Saint-Ange : « je m'oppose à cette effervescence. Dolmancé, soyez sage, l'écoulement de cette semence, en

436 LACAN, E., p. 775. 437 Soulignons ici une contradiction apparente. Le souci kantien de ne pas admettre une immanence entre intentionnalité et contenu de l'acte montre que l'impératif catégorique kantien n'était pas tout simplement une injonction perverse. Cette incertitude concernant l'adéquation du contenu de l'acte à la Loi est totalement absente chez le pervers et son désir d'un savoir instrumental de la jouissance. Mais soutenir que Sade est la vérité de Kant et placer de cette façon l'objet a comme élément de médiation entre l'action empirique et la Loi transcendantale revient aussi à dire que le sujet moral se voit obligé, dans des situations où la dimension pragmatique doit être justifiée par la Loi morale, à agir comme s'il suivait un principe d'immanence très proche de celui qui détermine la conduite perverse. 438 LACAN, S XI, p. 168

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diminuant l'activité de vos esprits animaux, ralentirait la chaleur de vos dissertations »439. Il s'agit autrement dit de nier l'effervescence du plaisir sensible lié au moi afin de donner la place à la chaleur du pouvoir démonstratif de la Loi.

Lacan peut ainsi affirmer, à propos de Dolmancé, que « sa présence à la limite se résume à n'en [de la jouissace de l’Autre] être plus que l'instrument »440. Pour caractériser une telle position, Lacan parle aussi d'un « agent apparent [qui] se fige en la rigidité de l'objet »441, d'un « fétiche noir ». L'apathie ici apparaît comme négation radicale du désir encore attaché aux choix d'objets particuliers. Deleuze parle très justement de l'apathie sadienne comme du « plaisir de nier la nature en moi et hors de moi, et de nier le Moi lui-même »442. Le vrai bourreau sadien est celui qui a d'abord nié son moi pour devenir pur instrument de la Loi.

L´argument lacanien s´organise de la façon suivante : il n´est possible d´appliquer une Loi transcendantale qui oriente le comportement qu´à la condition de détruire tous les liens entre le sujet et le sensible. Une destruction qui transforme le sujet en un support de la Loi ou encore d´objet de la Loi – comme si l´autonomie promise par la Loi était la figure la plus visible de l´hétéronomie. D´où le fait de voir en Dolmancé le vrai sujet de l'expérience morale. Il s'est identifié à l'objet en passant par une destitution subjective afin de soutenir la consistance de cet Autre jouisseur qu’est la Nature.

Il faut souligner l'idée de « destitution subjective » parce que, quand Dolmancé parle, il croit que c'est la Loi qui parle en lui, cela grâce à la négation qui réduit son moi empirique au silence. Quand il agit et jouit, c'est la Loi qui agit et jouit à travers lui. En bref, il se pose comme un genre de particulier nié, un objet qui se nie afin de pouvoir incarner, de façon renversée, l'Universel de la Loi443. Toute inadéquation et toute résistance qui pourraient se manifester dans la relation d'identification entre le sujet et la Loi doivent être niées. Il n'y a rien dans l'action qui échappe à une économie fantasmatique de la jouissance. On comprend comment le pervers peut être « un singulier auxiliaire de Dieu »444.

439 SADE, La philosophie dans le boudoir, op.cit., p. 97. 440 LACAN, E., p. 773. 441 Ibidem, p. 774. 442 DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, op.cit., p. 27. 443 Zizek l’a bien perçu : « avec le fétiche, se trouve désavouée la dimension castrative de l'élément phallique, le “rien” qui accompagne nécessairement son “tout” [...]. Le fétiche est le S1 qui, par sa position d'exception, incarne immédiatement son Universalité, le Particulier qui se trouve immédiatement “fusionné” avec son Universel » (ZIZEK, Ils ne savent pas ce qu'ils font, op.cit., p. 81). 444 LACAN, S XVI, p. 253.

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Ce dispositif de destitution subjective ne peut pas être identique à celui que nous trouvons dans la fin de l'analyse. L’un comme l’autre sont certes fondés sur l’identification avec l'objet a (ce que nous verrons au prochain chapitre) mais il faut distinguer ces deux processus : il est difficile d'assumer que cette position de l'objet fasse partie du discours sadique. Bien au contraire, dans la dimension de son discours, le sujet apparaît plutôt comme agent. Dans le scénario sadique, le sujet se pose comme sujet autonome grâce à son identification avec la Loi. Ce qui amène Lacan à affirmer que la vérité du sadisme et de ses dispositifs se trouvera dans une autre-scène : la scène masochiste. C'est donc la scène masochiste qui pourra nous révéler toute la complexité de la relation entre le pervers et la Loi.

Revenons sur une question centrale. Il a été dit dans le dernier chapitre que le défi de Sade était aussi un défi envers le paradigme lacanien de l'intersubjectivité analytique. L'affirmation semble un peu déplacée, pour autant que l'intersubjectivité lacanienne a été définie à partir de la reconnaissance de la négativité du désir pur à travers une Loi symbolique qui est Loi de la castration. Une Loi qui ne dit rien sur l'objet adéquat à la jouissance, contrairement à la Loi perverse qui, comme nous le savons, n'accepte pas la castration et son non-savoir sur la jouissance. Comment est-il donc possible que Sade puisse poser un défi à la rationalité lacanienne ?

Pour que le schéma lacanien de la reconnaissance intersubjective soit viable, il faut la notion typiquement structuraliste d'un Univers symbolique transcendantal composé de signifiants purs. Mais tout se passe comme si Sade démontrait l'impossibilité d'un Univers symbolique qui ni ne se fonde sur, ni ne tire sa consistance d’un fantasme (puisque, comme nous le verrons, c´est le fantasme qui produit l´indexation des phénomènes sur la structure). Lacan le dira clairement Lacan, quelques années plus tard : « le rapport du sujet au signifiant nécessite la structuration du désir dans le fantasme »445. Il n'y a que le fantasme pour produire la médiation entre la Loi et la réalité phénoménale.

A partir du moment où il accepte cette indissociabilité entre production fantasmatique et Loi, Lacan doit produire un déplacement progressif dans sa conceptualisation du Symbolique. Il n’est plus compris comme un système fermé d'articulations signifiantes libéré de l'interférence de l'Imaginaire. Lacan développe l'idée d'un système fétichisé, dont la consistance est fruit de l'Imaginaire : système des semblants où le fantasme se fait sentir partout. Lacan a donc besoin d'un changement radical dans la compréhension du rapport entre Symbolique et Imaginaire qui est le résultat d´un modification dans la distinction entre Loi et fantasme. Ce changement

445 LACAN, S X, p. 252

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touche à des notions cliniques majeures comme l'interprétation, la symbolisation analytique (avec ses dispositifs comme le Phallus et le Nom-du-Père) et le statut du fantasme dans la fin de l´analyse. Un long chemin s'ouvrait alors à la pensée lacanienne.

La critique de Kant remplit donc le rôle d'autocritique d’un structuralisme dur en tant que paradigme de rationalité analytique – ce qui ne pourrait nous amener que vers un genre de clinique du transcendantal. Cela n’aurait rien d’étonnant dans la mesure où Lévi-Strauss n'a jamais caché sa filiation kantienne. Le cas lacanien sera tout autre.

Masochisme, vérité du sadisme

Nous avons vu que le principal caractère de la jouissance perverse

est d'être jouissance de la pure forme de la Loi. À propos de la question sur comment le pervers peut jouir de la Loi, nous avons vu Lacan affirmer que le pervers construit sa position subjective à travers la logique du fétiche en s'identifiant avec l'objet a. À travers des opérations propres au fantasme, le pervers peut donner une représentation phénoménale à la négativité de l'objet transcendantal de la Loi. Il faut comprendre comment il est capable d’accomplir une opération qui, dans un autre contexte, semble définir la sublimation.

Néanmoins, ces affirmations semblent adéquates surtout pour le sadisme. Il n'est pas difficile d'établir, à partir d´elles, la stratégie sadique pour jouir de la Loi. Si l'on suit Deleuze, il est possible de dire que le sadique se pose comme instrument d'une Loi qui se manifeste comme pur pouvoir transcendantal de la négation. Ainsi Sade pouvait-il démontrer la violence impersonnelle de l'Idée de raison pure dans son anéantissement de toute résistance du sensible et du moi. Dans l'anéantissement du sensible et du pathologique, le sadique peut jouir de la puissance négative de la Loi, jouissance dont le fantasme majeur est le crime d'une destruction qui ne peut pas être inversée en régénération. Négation absolue qui ne peut pas être renversée dans une affirmation446.

Mais Lacan introduit un point qui rend notre compréhension du rapport entre Loi et perversion plus complexe. On le trouve dans l'affirmation, jusqu'à un certain point surprenante, du masochisme comme vérité du sadisme :

446 Selon la formule du système du pape Pie VI : « il faudrait, pour la mieux la servir encore [la nature], pouvoir s'opposer à la régénération résultant du cadavre que nous enterrons. Le meurtre n'ôte que la première vie à l'individu que nous frappons ; il faudrait pouvoir lui arracher la seconde, pour être encore plus utile à la nature » (SADE, Histoire de Juliette, Paris : 10/18, 1997, p. 78).

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le sadisme n'est nullement à voir comme un retournement du masochisme [position classique assumée par Freud lorsqu’il parle du masochisme comme d’un « un sadisme retourné sur le moi propre »447]. Car il est bien clair que tous les deux opèrent de la même façon, à ceci près que le sadique opère d'une façon plus naïve448.

Si Lacan peut affirmer que le bourreau sadique n'est qu'un genre de masochiste naïf, c'est parce qu'il pense principalement à la situation d'instrument de la jouissance de l'Autre qui caractérise aussi bien le sujet sadique que le masochiste. Comme nous l’avons vu, la « naïveté » du sadique vient de ce qu’il croit être sujet autonome là où il n'est que le support d'une jouissance Autre. Cette croyance indique l'écart entre l'écriture du scénario imaginaire sadique et la structure de son fantasme inconscient.

En fait, cette naïveté n’est qu'un refoulement qui constitue l'inconscient pour le sujet. C’est pourquoi « il y a tout autant de Verdrängung dans la perversion que dans le symptôme »449. Une Verdrängung qui porte sur le nouage entre le désir du sujet et le désir de l'Autre, et sur la reconnaissance nécessaire de la castration. Mais s'il y a Verdrängung, c'est parce qu'il y a un savoir qui ne veut pas être su, une méconnaissance, une pensée qui essaye d'échapper à la visibilité de la conscience, une parole qui reste bloquée dans la dimension de l'Autre et qui rapproche le rapport du pervers au fantasme de la structure de refoulement propre à la névrose. Il arrive à Lacan d'utiliser, à plusieurs reprises, des formules qui indiquent que le sadique « ne sait pas ce qu'il fait »450.

En ce sens, il est possible de comprendre comment le masochisme peut être vu comme la vérité du sadisme. S’il est vrai que « le sadisme est la dénégation du masochisme »451, alors le masochisme doit marquer le retour de ce qui a été refoulé par le scénario imaginaire sadique. Il peut se reconnaître dans la position de pur instrument de la jouissance de l'Autre. Nous verrons qu'il y a un mode de reconnaissance de la castration de l'Autre dans le masochisme. Contrairement à ce que nous voyons dans le sadisme, il n'y a pas de refoulement dans le masochisme, tout est déjà sur scène. C'est pourquoi nous sommes devant « la plus radicale des positions perverses du

447 FREUD, Pulsions et destins de pulsions in Métapsychologie, op.cit., p. 25. 448 LACAN, S XIV, séance du 14/06/67. 449 Idem, S V, p. 336. 450 Cf., par exemple, LACAN, S XIV, séance du 14/06/67. Ou encore : « le sujet pervers, tout en restant inconscient de la façon dont cela fonctionne, s'offre loyalement, lui, à la jouissance de l'Autre » (Idem, S X, p. 62). 451 Idem, S XI, p. 167.

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désir »452. La plus radicale aussi du point de vue de son analyse, pour autant qu'il n'y a plus rien ici à dévoiler.

Tandis que le sadique refoule sa position de support de la Loi, le masochiste, dans ses fantasmes et dans les pratiques qu'il conditionne, la met en scène en la transformant en pièce maîtresse qui soutient le cadre de la jouissance fantasmatique :

Bref, ce qu´il recherche, c´est son identification à l'objet commun, l'objet d'échange. Il lui reste impossible de se saisir pour ce qu'il est, en tant que, comme tous, il est un a453.

Il y en a deux choses à dire sur ce point. D'abord, cette formule du

masochisme comme vérité du sadisme semble amener Lacan à annuler toute autonomie structurale entre les deux nosographies cliniques, puisque elles « opèrent de la même façon » même si elles suivent des économies de discours distinctes (la Verdrängung porte sur l'opération sadique et n'est pas présente dans le masochisme). Tout se passe comme si Lacan croyait qu’il n’y a pas de sadiques mais seulement des masochistes naïfs. Il arrive à Lacan de reconstruire ce que serait le fantasme fondamental de Sade afin de trouver, dans sa vie, une preuve de cette vérité masochiste que ses personnages n'avouent pas. Au-delà du scénario imaginaire de jouissance propre aux personnages de Sade, il y aurait un fantasme masochiste qui montrerait comment « Sade n'est pas dupe de son fantasme [sadique] »454, mais dupe de son fantasme masochiste. Lacan l'identifie dans la relation fantasmatique de Sade avec la Présidente de Montreuil, sa belle-mère qui remplirait la position de la Volonté de jouissance - place du représentant de l'Autre de la Loi. « Quoi de plus masochiste, demande Lacan, que de s'être entièrement remis entre les mains de la Présidente de Montreuil ? »455.

452 Idem, S VI, séance du 24/06/59. 453 Idem, S X, p. 124 454 Idem, E., p. 778. 455 Idem, S XIV, séance du 14/01/63. Voir, par exemple, cette lettre de Sade écrite à la Présidente de Montreuil lors de l'une de ses arrestations : « Oh! Vous que je nommais autrefois ma mère avec tant de plaisir, vous que j'étais venu réclamer comme telle, et qui ne m'avez donné que des fers au lieu des consolations que j'attendais, laissez-vous attendrir par ces larmes et ces caractères sanglants dont j'ai voulu tracer cette lettre. Songez qu'il est le vôtre, ce sang, puisqu'il anime aujourd'hui des créatures que vous chérissez, qui vous tiennent de si près, et au nom desquelles je vous implore. Je le puiserai jusqu'à la dernière goutte s'il le faut, et jusqu'à ce que vous m'ayez accordé la faveur que je vous demande, je ne cesserai de m'en servir pour vous le demander. Hélas! grand Dieu, voyez-moi à vos genoux, fondant en larmes, vous suppliant de m'accorder à la fois et le retour de vos bontés et votre commisération » (SADE, Lettre à Mme. de Montreuil in LEVER, Sade, Paris : Fayard, p. 303).

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Kant avec Sacher-Masoch Mais que veut Lacan exactement lorsqu'il fait de Sade la vérité de

Kant et de Sacher-Masoch la vérité de Sade ? Serait-il intéressé par la réduction de la relation du sujet à la Loi d’après le motif freudien de la subordination de la morale à l'expérience de culpabilité venue de la pression sadique du surmoi contre le moi ? Il est vrai que Lacan soulignera comment la facticité de la Loi morale est indissociable d'une expérience de « culpabilité objective »456. Comme le rappelle Adorno, toutes les concrétisations de la morale, chez Kant, ont des traits répressifs (l'obéissance, l'obligation, la crainte, le devoir, le respect, la douleur, l'humiliation)457. Ce que David-Ménard souligne également en affirmant que « dans tous ses textes sur la morale, Kant met au centre de ses réflexions la conscience de l'infraction »458. Lacan serait-il en train d’annuler sa défense de l'autonomie de la Loi devant l'expérience de culpabilité surmoïque ?

Néanmoins, la vraie question esquissée par le masochisme ne s'épuise pas dans la mise en scène de l'indissociabilité du primat de la Loi (et du contentement moral que cela doit apporter, selon Kant, ou de la jouissance, selon Lacan) et de l'expérience de culpabilité et d'humiliation du moi. Il faut ici comprendre quelle est la véritable spécificité du mode de rapport entre le masochiste et la Loi.

Le masochiste est un « maître humoriste »459, dit Lacan. En posant l'humour comme le vrai dispositif masochiste de rapport à la Loi, Lacan suit de près Deleuze et sa Présentation de Sacher-Masoch460, le même Deleuze qui avait démontré la nature parodique de la culpabilité masochiste et la structure de caricature que prend le surmoi dans la figure extérieure de la maîtresse.

Dans un passage majeur de son texte, Deleuze démontre comment, après Kant, il y a deux modes distincts pour renverser les aspirations d'une Loi morale qui est détermination transcendantale de la pure forme du devoir. Il s'agit de l'ironie et de l'humour.

456 LACAN, S VII, p. 367. 457 « L'irrésistibilité empirique de la conscience morale en sa réalité psychologique, du surmoi, garantit à cette conscience malgré son principe transcendantal, la facticité de la loi morale, qui pourtant, aux yeux de Kant, la disqualifie en tant que fondation de la morale autonome, tout autant que l'impulsion hétéronome" (ADORNO, DN, p. 261). 458 DAVID-MENARD, La folie dans la raison pure, op.cit., pp. 220-221. 459 LACAN, S XVII, p. 75. 460 Dans le séminaire XIV sur La logique du fantasme, Lacan se réfère plusieurs fois à Deleuze et à son livre qui venait de sortir, lorsqu'il est question du masochisme et de la perversion.

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En pensant l'ironie à partir du schéma propre au romantisme, qui la définissait comme « bouffonnerie transcendantale » faite par ceux qui ne prennent au sérieux aucune déterminité concrète461, Deleuze pense l'ironie comme « le mouvement qui consiste à depasser la loi vers un plus haut principe, pour ne reconnaître à la loi qu'un pouvoir second »462. L'idée d'un « plus haut principe » sert à montrer que, dans ce cas, l'ironie est la position d'une perspective transcendantale de signification encore plus élevée capable de dépasser la position de la Loi morale. En ce sens, Sade est, pour Deleuze, l'ironiste suprême avec son concept de Nature comme source de la Loi. Une nature première conçue comme pur pouvoir du négatif, comme pulsion éternelle de destruction qui apparaît sous la figure de l'Etre-suprême-en-méchanceté.

Mais si l'ironie consiste à dépasser la Loi « par le haut », l'humour vise à contourner la Loi par l'approfondissement de ses conséquences. On ne pose aucun principe de signification au-delà de la Loi morale. Elle est suivie par une scrupuleuse application : « on prend la loi au mot, à la lettre ; on ne conteste pas son caractère ultime ou premier »463. Mais ces effets sont détournés par la possibilité de désignations multiples. Disons qu'on conserve les conditions transcendantales de jugement de l'acte, mais on montre qu'ils peuvent justifier des cas radicalement contradictoires. Si Deleuze peut affirmer que l'humour est la coextensivité entre le sens et le non-sens464, c'est parce qu'il veut montrer comment la signification de la Loi peut être compatible avec une pragmatique qui normalement lui serait étrangère : « la plus stricte application de la loi y a l'effet opposé à celui qu'on aurait normalement attendu (par exemple, les coups de fouet, loin de punir ou de prévenir une érection, la provoquent, l'assurent) »465.

Nous voyons déjà que l'exemple majeur vient de Sacher-Masoch, ce même Sacher-Masoch qui présente à Deleuze une insolence par obséquiosité, une révolte par soumission. Mais on rate toute la spécificité du rapport du masochiste à la Loi si on ne le voit que comme un cas d'hypocrisie, c'est-à-dire d'action conforme à la Loi qui cache, sous la conformité à l'universalité du commandement, des intérêts particuliers de jouissance. Le vrai défi du masochiste consiste à montrer comment la transcendantalité de la Loi peut soutenir des conséquences qui lui sont 461 Comme le rappelle Paulo Arantes, « l'ironie rapproche et met au même niveau des contenus incommensurables en se moquant des déterminations essentielles que soutiennent la reproduction de la société » (ARANTES, Ressentimento da dialética, São Paulo : Paz e Terra, 1996, p. 279). Voir aussi BEHLER Ernst, Ironie et modernité, Paris : PUF, 1997, pp. 13-33. 462 DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, op.cit., p. 77. 463 DELEUZE, idem, p. 77. 464 Cf. idem, Logique du sens, Paris : Minuit, 1969 (éd. 1997). p. 166. 465 Ibidem, p. 78.

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normalement contraires, sans que cela implique nécessairement une contradiction performative.

Par exemple, suivre la Loi c'est d'abord régler sa conduite selon un impératif catégorique, universel et inconditionnel capable de poser un principe de rationalité dans la dimension pratique en écartant le déterminisme de la causalité naturelle. Cela révèle aussi bien l'existence d'une volonté libre et purifiée de tout attachement privilégié aux objets empiriques qu'un horizon régulateur de la conduite. Cet horizon est capable de fonder un espace transcendantal de reconnaissance intersubjective de l'autonomie et de la dignité des sujets où ils ne seront jamais traités comme simples moyens ou instruments de la jouissance de l'autre.

En ce sens, l’un des renversements majeurs du masochisme consiste à montrer qu'une volonté libre de toute fixation sur des objets empiriques peut être fétichiste et qu'un horizon de reconnaissance intersubjective de l'autonomie et de la dignité des sujets peut comporter la soumission et l'humiliation sans que cela implique en contradiction performative.

Ici le non-sens semble absolu car on ne voit pas en quoi le masochisme règle sa conduite sur une volonté libre par rapport aux objets pathologiques et sur un horizon de reconnaissance intersubjective. On doit ici analyser les deux procédures fondatrices de tout scénario masochiste : le contrat et la fétichisation.

Le contrat est nécessairement reconnaissance du désir entre des égaux qui se reconnaissent mutuellement comme des sujets. Deleuze a clairement identifié cette réflexivité intersubjective en affirmant que, dans le scénario masochiste, « nous sommes devant une victime qui cherche un bourreau, et qui a besoin de le former, de le persuader, et de faire alliance avec lui pour l'entreprise la plus étrange [...], c'est lui [le masochiste] qui la forme et la travestit, et lui souffle les dures paroles qu'elle lui adresse »466. Cette figure d'une victime qui forme un bourreau nous rappelle que devenir pur objet de jouissance par contrat, être Maître et esclave par contrat est une forme absolument détournée et parodique de reconnaissance de l'autonomie des sujets. Car la figure du contrat présuppose la reconnaissance de la dignité des sujets qui mettent de côté leur dignité afin de soutenir une mise en scène limitée dans le temps et dans l'espace. Nous pouvons dire que la réalisation suprême de l'idéal d'autonomie présent dans la Loi morale consisterait à pouvoir jouer de façon parodique le rôle de l'hétéronomie et de la soumission467. C'est une des raisons qui amènent Lacan à dire que « le

466 DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, op.cit., p. 22. 467 D'où, par exemple, cette affirmation : « pendant qu'il [Sacher-Masoch] joue le rôle de valet à courater derrière sa dame, il a toutes les peines du monde à ne pas éclater de rire, encore

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pervers reste sujet dans tout le temps de l'exercice de ce qu'il pose comme question à la jouissance »468. Il reste sujet même en jouant le rôle de pur objet. Le contrat masochiste devient alors l'acte suprême d'humour. A travers cet humour, le scénario de soumission masochiste devient construction d'un espace de semblants en tant que semblants. Il devient jeu de simulacres absolument consistent avec des impératifs de diginité et d´autonomie propre à la Loi morale. Voici un point majeur posé par le masochisme lorsqu´il insiste sur la signification de l´autonomie pouvant soutenir la mise en scène de la servitude : il est possible d´inverser les désignations de la Loi sans rentrer dans une contradiction à propos de sa signification, car il y a un mode de réalisation de la reconnaissance de la Loi à travers des semblants. Ce processus de renversement devient plus visible si l´on se souvient que le contrat masochiste est passé normalement avec une femme bourreau soumis aux protocoles de fétichisation. Ces protocoles nous renvoient au problème du statut de l'objet dans l'économie masochiste de jouissance. Reste la question de savoir comment il est possible de concilier les aspirations d'une volonté libre de tout primat de l'objet imaginaire avec des procédures de fixation fétichiste. Ce rapport peut être posé. Il faut comprendre l'idéalisation fétichiste d'abord comme l'annulation de toute détermination qualitative et de l'intégralité des attributs imaginaires d'une femme. Elle devient un objet qui est passé par une désaffection, pur support d'un trait (une fourrure, un soulier, un certain brillant sur le nez etc.) qui détermine sa valeur à l'intérieur de l’économie fantasmatique de la jouissance. En ce sens, nous pouvons dire que le fétiche est « présence réelle de l'objet comme absent »469, pour autant qu'il permet l’avènement d'une féminité qui se présente dans le vide de l'effacement de toute femme.

L'humour masochiste consiste ici à transformer la fixation fétichiste dans la reconnaissance de l'inadéquation foncière entre le vide du désir et les objets empiriques. Il admet l'existence d'une inadéquation entre la Loi et les objets empiriques, mais il agit comme s'il ne le savait pas. Lacan se sert, par exemple, de la métaphore fort instructive du fétiche comme voile où « ce qui est au-delà comme manque tend à se réaliser comme image ». Mais cette réalisation du manque comme image se fait à travers une étrange transformation du fétiche dans « l'idole de l'absence »470 - où le terme idole

qu'il prenne l'air le plus triste possible. Il ne retient qu'avec peine son rire » (LACAN, S XIV, séance du 14/06/67). 468 Ibidem, séance du 31/05/67. 469 REY-FLAUD, Comme Freud inventa le fétichisme et re-inventa la psychanalyse, Paris : Payot, 1994, p. 100. 470 LACAN, S IV, p. 155.

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sert à souligner la puissance de la fascination comme désir de déni. Comme si la reconnaissance de l´inadéquation des objets empiriques à la volonté pure pouvait se réaliser comme lien à des objets qui se montrent comme inadéquats. Ainsi, si le névrosé perd la Chose et trouve à sa place des objets marqués par leur caractère de substituts, le fétichiste sacrifie l'objet pour trouver, comme reste de ce sacrifice, la Chose : « le pervers se consacre lui-même à l'abolition du monde des objets imaginaires pour advenir à l'Univers de la Chose »471, mais à travers l'économie fantasmatique du fétiche. Comme si le rejet radical de la sérialité des objets empiriques ne nous amenait pas simplement vers la destruction sadique du sensible, mais aussi à l´annulation fétichiste de l´empirique à travers sa conformation à l´image du semblant. Cette opération fétichiste mérite une analyse plus détaillée. Afin d'inventer quelque chose moins stéréotypé que la perversion, comme disait Lacan, il faut que la psychanalyse sache faire la critique du fétichisme en tant que choix d'objet. Cette critique est foncière si la psychanalyse veut se poser comme un discours qui ne soit pas du semblant, pour autant que, comme nous le verrons, le fétiche est le semblant par excellence. La négation fétichiste comme production des semblants Comprendre comment un objet tel que le fétiche est possible signifie principalement comprendre le mode de négation qui le supporte. Nous avons analysé jusqu'ici trois types de négation présents dans la clinique analytique : la négation comme refus névrotique propre au non-vouloir-savoir de la Verneinung, la Verwerfung comme expulsion psychotique d'un événement traumatique et le pouvoir transcendantal de la négation comme fondement des modes de symbolisation du désir pur à travers la Loi phallique et paternelle. Ici, il faut analyser la négation perverse propre à la Verleugnung472. 471 REY- FLAUD, idem, p. 200. 472 Contrairement à la Verneinung et à la Verwerfung, Lacan ne développe que régionalement des considérations sur la Verleugnung. Néanmoins, il y a un grand développement sur le fétiche dans le Séminaire IV. Nous trouvons au moins deux considérations assez importantes sur la Verleugnung chez Lacan. Dans le Séminaire sur La logique du fantasme, Lacan articule la Verleugnung à l'anatomie de l'acte. Il parle de la limite posée à la reconnaissance par l'ambiguïté des effets de l'acte. Il utilise d'abord le terme de méconnaissance, mais se corrige ensuite et parle de Verleugnung (Cf. LACAN, S XIV, séance du 22/02/67). C'est-à-dire qu’il y a une dimension des conséquences de l'acte dont le sujet ne peut pas se reconnaître. C’est une négation articulée à travers la Verleugnung. Plus tard, Lacan dira que la Verleugnung a « un rapport avec le réel. Il y a toutes sortes de démentis qui viennent du réel » (idem, Conférences et entretiens nord-américains, op.cit., p. 37). Si l'on articule les deux énoncés, il est possible de conclure que la Verleugnung porte sur le réel de l'acte, c'est-à-dire sur ce qui

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La spécificité de cette forme perverse de négation vient du fait que, contrairement aux autres modes de négation analysés auparavant, il n'y a aucun non-savoir sur la castration dans la Verleugnung. Il ne s'agit pas ici de refouler ou d'expulser le savoir sur la castration et sur le vide d'objet qu'elle impose. Nous sommes devant un double mouvement où savoir et non-savoir peuvent coexister. Au lieu du savoir marqué par l'oubli propre au refoulement, la Verleugnung est une contradiction posée qui est, en même temps, contradiction résolue. Deux jugements contradictoires sont présents dans le moi, mais sans que leur résultat soit un néant. Il y a production d'un objet à partir des contradictions. Mais pour comprendre cette structure de la Verleugnung, il faut d'abord revenir à Freud. La trajectoire de la Verleugnung dans le texte freudien est complexe car le terme est utilisé pour décrire aussi bien la négation psychotique de la réalité que la négation perverse de la castration de la femme. Par exemple, dans La perte de réalité dans la névrose et dans la psychose, de 1924, Freud dira que « la névrose ne dénie pas la réalité, elle veut seulement n'en rien savoir ; la psychose la dénie et cherche à la remplace »473. Mais Freud est le premier à « regretter d'avoir osé aller trop loin ». Il y a des cas où une représentation de la réalité est déniée et néanmoins nous n'avons pas de psychose474. Cela peut nous expliquer pourquoi la tendance des textes ultérieurs de Freud consiste à restreindre l'utilisation de la Verleugnung à une opération spécifique : la castration de la femme. Il faut revenir sur la logique du fétichisme pour mieux comprendre la structure de la Verleugnung. Freud a construit sa théorie du fétichisme à partir de sa défense contre la perception de la castration féminine et contre la reconnaissance de la différence sexuelle impliquée par une telle perception. En fait, « perception » est un terme qui a toujours posé des problèmes pour autant que la castration féminine, en tant qu´absence de pénis, est un fantasme, et non pas une réalité qui pourrait être perçue. Nous pouvons conserver cette problématique de la castration à condition d´admettre la valeur symbolique de la castration comme nom de la reconnaissance de l´inadéquation entre le désir et les objets. Suivons d´abord le schéma de Freud. Nous savons qu'il ne s'agit pas simplement, pour Freud, d'expulser ou de refouler la castration. Notons que est opaque à l'appréhension réflexive du sujet. C'est l'opacité subjective de l'acte qui est déniée - ce qui nous permet de comprendre pourquoi la Verleugnung est décisive à l'intérieur d'une économie perverse où la maîtrise absolue de l'acte est le fantasme majeur. 473 FREUD, Névrose, psychose et perversion, Paris : PUF, 1995, p. 301 474 Rappelons d'ailleurs comment cette façon de définir la psychose à travers le déni d'une réalité dont le statut s'avère problématique dans l'œuvre freudienne sera nécessairement insuffisante. Voir, par exemple, RABANT, Inventer le réel : le déni entre psychose et perversion, Paris : Denöel, 1992, pp. 277-279.

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le fétichiste a un savoir sur la castration. Le fétichiste sait que la femme est châtrée. En ce sens, contrairement à la psychose, il y a eu une première symbolisation (Bejahung) de la castration : « il n'est pas exact que l'enfant, après son observation sur la femme, ait sauvé sans modification sa croyance (Glauben) au phallus de la femme. Il l'a conservée, mais également abandonnée ; dans le conflit entre le poids de la perception non souhaitée et la force du contre-souhait (Gegenwunsches), il est arrivé à un compromis »475. Le même objet peut nier l'expérience de la différence des sexes et de la castration, fonctionnant comme un substitut du pénis manquant de la femme, et affirmer ce qu'il nie. Freud est très clair sur l'idée que le fétiche serait une contradiction incarnée, d'autant qu'il « concilie deux affirmations incompatibles : la femme a conservé son pénis et le père a châtré la femme »476. Toute la complexité du fétiche vient du fait qu'il est support d'une construction fantasmatique (la femme phallique) tout en reconnaissant le réel de la castration477.

Mais quel est le processus qui permet au fétichiste de concilier deux affirmations apparemment aussi incompatibles ? En 1938, Freud parlera d'un déplacement de valeur (Wertverschiebung) qui transfère la signification du pénis (Penisbedeutung) à une autre partie du corps (ou à un autre objet : fourrure, latex etc.). Il faut noter que ce déplacement est inscrit comme marque portée par l'objet478. Pour comprendre la Verleugnung, il faut se rappeler que l'objet substitut (Ersatz) est posé comme n'étant qu'un substitut.

475 FREUD, Fétichisme, op. cit. p. 135 476 Ibidem, pp. 137-138 477 Des psychanalystes comme Alan Bass montrent, de façon pertinente, que l´oscillation entre la reconnaissance de la castration féminine et la non-castration est, en fait, une oscillation entre deux fantasmes, pour autant que la négation fétichiste a une incidence sur la reconnaissance de la différence sexuelle. Le fétichiste nierait la différence sexuelle dans le fantasme d´un monisme phallique et la croyance qu´il n´existe que la jouissance phallique. Comme si la jouissance féminine ne pouvait être acceptée qu´à travers la transformation de la femme en support des attributs phalliques (ce qui semble très proche de ce que Lacan essaye de développer à travers la notion de mascarade). Cela donne au fétichisme un moment de vérité. Il nous rappelle l´impasse de penser la subjectivation du désir à travers le phallus en tant que signifiant central des processus de sexuation aussi bien pour la position masculine que féminine. 478 Lacan avait caractérisé ce déplacement propre au fétiche à partir de la métonymie. D'où l'affirmation : « cette fonction fétiche n'est concevable que dans la dimension signifiante de la métonymie » (LACAN, S V, p. 70). La fonction fétiche de l'objet n'est autre chose que l'exposition de son caractère métonymique. Mais cela ne veut pas dire simplement que le fétiche est une partie qui essaye de représenter le Tout. Il nous semble qu'il est plutôt l'image de ce qui ne se présente pas dans le déplacement signifiant, c'est-à-dire le déplacement lui-même, le travail du désir. Il est la fixation perverse de ce moment où la femme est en train de devenir jambes, bouche. Il est l'image même du mouvement pris dans un moment de suspension. En ce sens, l'objet porte les marques de sa condition de substitut.

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Dans tout fétiche, il y a toujours une insistance sur le caractère factice de l'objet (qui n'est pas étranger à l'origine portugaise du mot479).

Grâce à cela, la Verleugnung peut donc apparaître comme une surprenante négation de la négation. Le sujet nie la castration à travers un déplacement de valeur et la production d'un objet fétiche mais, en même temps, il nie cette négation en présentant le fétiche comme un simple substitut, ou encore, si l'on veut, comme un semblant. En ce sens, nous pouvons dire que le fétichiste fait déjà la critique du fétichisme, tel qu’un intellectuel aufklärer. Lacan a donné une formule très heureuse de cette logique de la Verleugnung en disant que, avec le fétichiste, « il semble que l'on soit en présence d'un sujet qui vous montre avec une excessive rapidité sa propre image dans deux miroirs différents »480.

Il y a un clivage du sujet qui lui permet, en même temps, de s'identifier avec la femme castrée (en reconnaissant la castration) et avec le phallus imaginaire qui lui manquerait. C'est la structure de semblant propre au fétiche qui permet au sujet de soutenir ce clivage sans avoir besoin des opérations de refoulement. En ce sens, disons avec Rabant que « le “dénieur” n'est qu'à moitié dupe de son propre démenti »481. Dans la dimension du fétichisme, le sujet sait que porter une botte de latex noir ne permet pas à une femme d'être moins châtrée qu'auparavant. Il y a donc un savoir de la vérité, mais cela ne l'empêche pas de jouir comme s'il ne le savait pas. Comme le disait Octave Mannoni, la proposition par excellence d'une pensée fétichiste obéit toujours à la forme « je sais bien, mais quand même... »482. Je sais bien que la femme est châtrée, mais quand même je

479 Le mot fétiche vient du portugais fetiche, qui articule deux sources étymologiques distinctes. L'une vient de feitiço et signifie un certain genre de magie. L'on dit en portugais, par exemple : « Ela me enfeitiçou » pour dire « elle m’a fascinée ». L'autre source vient de factício qui a le même sens que le mot français factice. 480 LACAN, S IV, p. 86. 481 RABANT, Inventer le réel : le déni entre perversion et psychose, op.cit., p. 132. 482 MANONNI, Clefs pour l'imaginaire ou l'Autre scène, Paris : Seuil, 1969, pp. 9-33. Ou encore : « d'un côté, il [le pervers fétichiste] sait qu'un pied est un pied, mais que, de l’autre, il maintient “quand même”, en même temps, qu'un pied est autre chose qu'un pied » (REY-FLAUD, Comment Freud inventa le fétichisme et ré-inventa la psychanalyse, op.cit., p. 100). En ce sens, nous pouvons suivre aussi les considérations de Migeot sur le déni pervers dans la figure des libertins de Laclos : « c'est un discours roué où le sujet n'adhére jamais à son dit puisqu'il n'est jamais totalement là où il parle, puisqu'il n'est qu'à demi dans ce qu'il dit ; c'est encore un discours de la dérision, puisqu'aucune assertion ne peut être assumée sans être aussitôt assortie d'une autre qui devient en quelque sorte sa doublure. Le discours devient un jeu, un art, voire une maîtrise placée sous le signe de la toute-puissance à laquelle aspire le pervers » (MIGEOT, (Dé)négation - déni - névrose - perversion dans Les liaisons dangereuses in Négation, Dénégation, Annales Littéraire de l'Université de Besançon, 1993, p. 55).

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peux jouir de l'apparence de sa non-castration, comme dans le scénario masochiste construit sur un contrat des simulations. Néanmoins, Freud parle de cette division subjective entre la croyance fétichiste et la reconnaissance du réel de la castration comme « d'une déchirure qui ne guérira jamais plus, mais grandira avec le temps »483. Il lui arrive, en 1938, de se référer à un cas clinique où la création du fétiche est accompagnée de la production d'un symptôme qui témoigne de la peur de la menace de castration venue du père, comme si le patient avait refoulé la représentation de la castration en déplaçant l'affect, dans son cas vers une angoisse d'être dévoré par le père et vers une sensibilité anxieuse de ses deux petits orteils devant un attouchement. Mais cette manière de concevoir le fétichisme dans sa solidarité à la formation d'un symptôme semble effacer la façon dont Freud lui-même avait montré que le fétiche est déjà compromis entre déni et reconnaissance484. Comme s'il ne pouvait pas y avoir une Verleugnung sans une dimension archéologique du refoulement – ce qui nie tout le travail freudien autour de l´especificité des modes de négation dans la perversion. L'acte analytique au-delà de la perversion Plusieurs hypothèses sur la perversion ont été posées au début de ce chapitre et il faut y revenir. On avait dit que la jouissance perverse était jouissance de la pure forme de la Loi et qu'elle n'était possible qu'à travers le déni de la castration de l'Autre. En ce sens, le pervers devait s'identifier avec l'objet a pour servir d'instrument à la jouissance de l'Autre. Il permettait la médiation entre la détermination transcendantale de la Loi et la réalité empirique.

Mais avec l'analyse plus détaillée du masochisme et du fétichisme, nous trouvons la vraie complexité du rapport entre le sujet et la Loi dans la perversion. Son déni de la castration n'exclut pas une reconnaissance de la castration de l'Autre. Sa position d'identification avec l'objet de la jouissance de l'Autre n'exclut pas le dévoilement d´un certain régime de manque dans l'Autre. Le langage pervers, marqué par un Telos où séjourne le désir de tout

483 FREUD, Résultats, idées, problèmes II, Paris : PUF, 1998, p. 284 484 Il nous semble qu'il s'agit ici plutôt d'un genre de retour à une voie auparavant tracée par Freud lorsqu'il a pensé le fétichisme à travers la notion de refoulement partiel. Elle apparaît encore en 1915, quand Freud affirme qu’« il peut même se faire, comme nous avons vu dans la genèse du fétiche, que le représentant pulsionnel originaire ait été divisé en deux morceaux, dont l'un a subi le refoulement, tandis que le reste, précisément en raison de cette intime connexion, a connu le destin de l'idéalisation » (FREUD, Métapsychologie, op.cit., p. 52). Il nous semble que cette notion ne converge pas avec la compréhension du fétiche à travers la Verleugnung.

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dire sur la jouissance, n'exclut pas le mi-dire propre à l'humour masochiste qui inverse toute signification de la Loi. C'est la compréhension de la Verleugnung qui nous a montré le fondement de cette stratégie perverse.

Ainsi, nous pouvons percevoir comment la perversion comporte un régime très problématique pour la clinique de subjectivation de la castration et de la vérité du désir comme désir pur. Car la perversion semble mettre en marche des dispositifs propres à la fin de l´analyse (au moins telle quel Lacan l´avait pensée). Ce qui nous laisse avec la question de savoir comment les différencier.

Soulignons deux questions pour mieux poser le problème. D´abord, la façon lacanienne de penser le fétiche comme un semblant résultant de la présence de deux jugements contradictoires, l’un qui reconnaît la castration et l´autre qui, en dépit de cela, affirme la jouissance, est très proche de sa façon de penser le phallus, au moins si l´on voit le phallus comme ce qui est, en même temps, signifiant de la castration et présence réelle du désir. Il représentait le grand risque d´affirmer que tout ce qu´il y a de réel dans le sexuel trouve sa forme dans le phallus en tant que pure marque de la soustraction de l´objet.

On a vu comment la jouissance phallique, avec ses exigences de sacrifice des objets empiriques, consistait dans l´assomption d´un choix d´objet qui est choix d´une apparence, choix d´un masque. Lacan a insisté sur ce point lorsqu´il disait que le phallus était solidaire d´un semblant. Cela n’est pas sans conséquence. Si la subjectivation du manque à travers le phallus a pour résultat la formalisation de l´inadéquation de tout objet empirique au désir, alors rien n´empêche le sujet de jouir d´un objet qui fait semblant d´être adéquat, un objet qui est un masque. Autrement dit, rien n´empêche le sujet de se servir du phallus comme d´un fétiche. C´est exactement cela que fait le pervers lorsqu´il transforme le sacrifice de l´objet en motif de jouissance. Un sacrifice qui ne signifie pas simplement destruction de l´objet (comme dans le sadisme), mais surtout conformation de l´objet au semblant (comme dans le masochisme).

Nous devons insister sur ce point : la jouissance de la pure forme de la Loi rapproche nécessairement jouissance phallique et jouissance perverse. Ainsi, nous pouvons dire, par delà les structures de choix d´objet, que le pervers est celui qui nie toute jouissance de la résistance du sensible en affirmant « qu´il n´y a d´autre jouissance que la jouissance phallique »485. Il nie la jouissance de l´opacité des objets qui résistent à l´adéquation intégrale à la Loi ou, ce qui revient au même, à leur annulation par la castration. Il nie

485 BRAUNSTEIN, La jouissance : un concept lacanien, p. 253. Cela peut-être nous explique pourquoi, aux yeux de Lacan, l´acte d´amour est la perversion polimorphique du mâle.

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grâce à une Verleugnung qui est négation de l´opacité de l´objet sensible à travers son élévation à la dignité du semblant. Cela explique l´importance donnée par Lacan à la confrontation du sujet avec l´objet dépourvu de structure fantasmatique d’appréhension, l´objet comme reste opaque, comme déchet, comme « matérialité sans images », si l´on veut parler comme Adorno.

Ainsi, ce mode pervers de subjectivation du manque montre comment le fétiche opère de façon identique au concept lacanien de phallus. Il se pose comme réalisation cynique et parodique des exigences de sexuation et de subjectivation du désir. Contrairement à ce qu´on pourrait croire, cette discussion sur le fétichisme n´est pas restreinte aux cadres cliniques propres à la perversion. Comme des études psychanalytiques récentes le montrent, Freud lui-même, dans ses derniers textes, essayait de repenser la centralité des mécanismes de répression pour mettre à sa place une théorie fondée sur la Verleugnung et le clivage du moi486.

La deuxième question concerne le masochisme. Dans plusieurs moments de ses écrits, Lacan reconnaît que le masochisme semble un chemin qui conduit à la fin de l’analyse. Par exemple, lorsqu´il parle de l´acte analytique, Lacan ne laisse pas de parler du masochisme pour rappeler « cet acte qui s´insiste en ouverture de jouissance comme masochiste, qui en reproduit l´arrangement, le psychanalyste en corrige l´hybris d´une assurance, celle-ci : qui nul de ses pairs ne s´engouffre en cette ouverture, que lui-même donc saura se tenir au bord »487. Ou encore lorsqu´il affirme que la jouissance trouvée par la vérité dans sa résistance au savoir est présente dans le masochisme488. Si l´on se souvient que le masochiste avait été défini comme maître humoriste capable d emontrer comment la jouissance de la Loi peut soutenir une jouissance des semblants, alors il est possible de comprendre pourquoi le masochisme est sur la route du progrès analytique selon Lacan.

Nous pouvons systématiser ces considérations en affirmant que la perversion apparaît comme une faille toujours ouverte dans le cœur de la pensée de la transcendantalité du désir pur et de la volonté morale. Car sa valeur majeure consiste, peut-être, dans le fait de nous montrer comment toute stratégie transcendantale de détermination de la volonté morale et du désir pur s’achève dans l'impossibilité de distinguer perversion et moralité. Afin de sortir de cette impasse, le désir doit être pensé au-delà de l'amour de la Loi, au-delà de la position d'un horizon régulateur de conformation du désir à la pure forme de la Loi. Comme nous l’avons vu dans l'exemple de 486 BASS, Difference and disavowal: the trauma of Eros, Stanford University Press, 2000 487 LACAN, AE, p. 348. 488 Ibidem, p. 358.

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Sygne de Coûfontaine, tout acte moral demande un deuxième temps qui est position de la volonté morale comme volonté de soutenir l’opacité de l’objet et de l’acte. La fin de l’analyse doit penser le désir à partir d'un retour au sensible, d'un retour à l'objet afin d'empêcher la fixation dans le jeu infini des renversements et des impasses de la Loi. Sur ce point, nous le verrons, Lacan est proche de la dialectique négative et de ses exigences de primat de l´objet.

Lacan disait que « les Anciens mettaient l’accent sur la tendance elle-même, alors que nous, nous la mettons sur son objet ». Peut-être n’avions-nous pas tort de mettre l'accent sur l'objet, à condition maintenant de penser ce que peut être l'objet après cette expérience de « traversé de la Loi ».

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6. Traverser le fantasme à travers le corps

On n'aime une personne que pour des qualités empruntées.

Pascal

Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas,

qui n’était pas mon genre. Marcel Proust

Penser le fantasme Jusqu’ici, nous avons suivi l'épuisement du paradigme de l'intersubjectivité chez Lacan et ses conséquences. Nous avons vu comment l'intersubjectivité lacanienne n'était pas liée à l'élargissement de l'horizon de compréhension auto-réflexive. Elle était un régime d'identification entre la négativité d'un désir sans objet et le vide de la Loi du Symbolique. Ainsi, au moins sur ce point, la démarche lacanienne était proche de la démarche kantienne de détermination transcendantale de la volonté libre. L'impossibilité d'empêcher les renversements de la moralité en perversion a montré à Lacan le besoin de traverser ce paradigme de rationalité analytique et de chercher d'autres modes de subjectivation dans l'analyse. Il doit relativiser une clinique dont les pièces maîtresses étaient la critique du primat de l'objet et la subjectivation comme symbolisation du manque à travers la reconnaissance du sujet dans une Loi transcendantale. Il doit donc penser les conséquences cliniques du constat que : « nul phallus à demeure, nul phallus tout puissant, n'est de nature à clore par quoi que ce soit d´apaisant la dialectique du rapport du sujet à l'Autre, et au réel »489.

En revanche, Lacan gardera le besoin de penser la clinique analytique comme processus de reconnaissance et de subjectivation. Il ne s'agit plus de penser les modes de subjectivation du manque propre au désir

489 LACAN, S X, p. 276

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pur, mais de construire un mode de subjectivation de l'opacité de l'objet, c'est-à-dire de cet objet non-narcissique qui se présente hors du cadre fantasmatique. C’est pourquoi la fin de l'analyse sera pensée moins à partir de la reconnaissance du désir pur qu’à partir la problématisation du destin de l'objet et de la confrontation entre sujet et objet. C'est là la conséquence de la reconnaissance des limites du processus de purification du désir qui amènera Lacan à repenser la direction de la cure et à affirmer que « le désir de l'analyste n'est pas un désir pur »490. L'idée d'une limite au processus de purification du désir conduit Lacan à définir l'objet a après la traversée du fantasme comme « ce résidu de présence, en tant que lié à la constitution subjective »491.

Notre hypothèse en ce qui concerne cette reconsidération des modes de subjectivation et de reconnaissance dans la clinique lacanienne consiste à dire qu’elle suit les coordonnées fournies par la dialectique négative. Nous verrons, dans la prochaine partie de ce livre, comment la dialectique négative se rapproche de la clinique analytique dans sa tentative pour fournir une base où l´irréductibilité du primat de l´objet peut être le moteur de l´irréductibilité de la reconnaissance du sujet dans le champ du signifiant. Reconnaissance qui ne se fera plus à travers la pensée conceptuelle comme prose totalisante, ni même à travers la systématisation différentielle du signifiant, mais à travers d'autres modalités de formalisation qui amèneront Adorno à reconnaître l'importance du « moment esthétique » (ästhetische Moment) dans le travail conceptuel,

Dans le cas de Lacan, nous savons comment de nouveaux modes de formalisation apparaîtront à travers les considérations sur la lettre et le mathème. Comme nous l’avons déjà dit, cette disjonction entre modes de formalisation et action du signifiant ne doit pas être pensée à partir d'une extériorité indifférente. Mais elle marque un changement dans le locus de la pensée clinique sur la subjectivation. Il ne se trouvera plus dans la rencontre entre psychanalyse, linguistique et ethnologie, mais dans la rencontre entre psychanalyse, esthétique et mathématique.

Il manque encore une analyse détaillée des possibilités de rapprochement entre la dialectique négative et ces nouveaux modes de subjectivation analytique. C'est le concept de sublimation, avec la constellation conceptuelle qui l'entoure (pulsion, répétition, jouissance, objet non-fantasmatique etc.), qui montrera le bien-fondé de la démarche. Dans le prochain chapitre, nous verrons plus précisément en quoi le privilège donné

490 Idem, S XI, p. 248. 491 LACAN, S XIV, séance du 07/06/67.

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à la sublimation peut pêtre justifié par un questionnement portant sur les bases dialectiques de la psychanalyse.

Dans le présent chapitre, il s'agit d'analyser certains aspects du problème du fantasme dans la clinique lacanienne, principalement ceux qui concernent la constitution de l'objet du fantasme et le rapport entre fantasme, structure symbolique et Réel. Nous verrons comment Lacan développe le problème de la reconnaissance à la fin de son enseignement et, surtout, comment ce problème guide le progrès analytique. A partir de ces questions, il sera possible de réorienter la confrontation entre dialectique et psychanalyse. Genèse et structure du fantasme Tel que l'être chez Aristote, le fantasme chez Lacan se dit de plusieurs façons. Ici, il s'agit de se concentrer sur la nature spécifique et la fonction des objets fantasmatiques, puisque le problème de l´objet est à l’origine de la réflexion lacanienne sur le fantasme. Commençons par la définition du fantasme comme scène imaginaire où le sujet représente la réalisation de son désir. Représentation qui est, il faut le souligner, production d'un objet propre au désir. Le fantasme est cette construction qui indique la façon singulière dont chacun de nous essaie de déterminer un chemin vers la jouissance. C’est là le sens de la définition de Lacan : « le fantasme fait le plaisir propre au désir »492.

Il ne s'agit pas simplement d'affirmer que le fantasme indique la prédominance du principe de plaisir dans la réalité psychique. Rappelons comment le désir chez Lacan est dépourvu de toute procédure naturelle d'objectivation. En ce sens, affirmer que le fantasme produit un objet capable de satisfaire ou, comme le précise Lacan, de faire le plaisir propre au désir, veut dire qu'il permet au sujet de donner une réalité empirique à ce qui, jusqu'ici, n'était que pure indétermination négative. Cela montre comment le fantasme est la seule procédure disponible au sujet pour l'objectivation de son désir. Il est, selon une formule de Lacan, « le soutien du désir »493, ou encore « ce lieu de référence par où le désir va apprendre à se situer »494.

Comme le montre, par exemple, Mélanie Klein dans la description du cas de la psychose du Petit Dick, sans l'action du fantasme, le sujet ne saurait pas comment désirer et établir une relation d'objet. Toute capacité de symbolisation serait donc bloquée et il entrerait dans une position autiste angoissante où il serait impossible de dire quelque chose à propos du 492 Idem, E., p. 774. 493 LACAN, S XI, p. 168. 494 Idem, S VI, séance du12/08/58.

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désir495. Lorsqu'il n'y a pas de fantasme, c'est le silence brut de l'angoisse qui parle. En définissant le fantasme à travers cette stratégie, Lacan cherchait à montrer comment sa vraie fonction logique consistait à n'être qu'une barrière de défense contre l'angoisse produite par l'innommable du désir. Une angoisse qui apparaît souvent sous la forme d'angoisse de la castration : ce dévoilement de l'impossibilité du sujet à produire une représentation adéquate du sexuel. Ici, rappelons la raison qui a amené Lacan à insister sur le rôle du fantasme dans les expériences morales kantienne et sadienne. Nous avons vu comment il faudrait un troisième terme intermédiaire pour passer de l'indétermination totale d'une Loi transcendantale et universelle qui n'énonce aucune norme, qui ne dit rien sur ce que je dois faire pour atteindre la jouissance, à la réalisation effective et particulière de l'action. Sinon, la présence de la Loi ne pourrait produire que l'angoisse du vide. Ce troisième terme doit être capable de produire quelque chose comme une norme, un cadre spatio-temporel qui m'enseigne comment désirer. Pour Lacan, ce terme n'est autre que le fantasme.

Ici, une question centrale demeure : comment le fantasme est-il capable de produire un objet propre au désir ? C'est-à-dire comment peut-on inscrire et rendre positif ce manque-à-être qui se détermine comme essence du désir ? Soulignons l’importance de la question, puisque c'est à travers la problématisation de la genèse propre au fantasme que Lacan développera le concept métapsychologique qui, d’après lui, était l’un des seuls qu’il ait lui-même forgé : l'objet a. Mais si l'on veut comprendre le problème de la geneèse du fantasme, il est nécessaire de revenir à la théorie freudienne du désir.

Nous avons vu comment, pour Freud, le mouvement du désir était coordonné par la répétition hallucinatoire des expériences premières de satisfaction. Ces premières expériences laissent des images mnésiques de satisfaction dans le système psychique. Lorsqu'un état de tension ou de désir réapparaît, le système psychique actualise d'une façon automatique ces images, sans savoir si l'objet correspondant à l’image est ou n'est pas effectivement présent. Nous avons vu à travers cette thématique de la répétition comment le désir essayait de retrouver un objet perdu lié aux premières expériences de satisfaction.

495 Cf. le commentaire de Klein sur Dick : « le moi avait cessé d'élaborer une vie fantasmatique et de tenter d'établir quelque relation à la réalité. Après un faible début, la formation symbolique s'était arrêtée » (KLEIN, Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1972, p. 268).

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Mais ce mouvement est plus complexe qu'on imagine. Car si l'on analyse de façon plus précise la nature de ces premières expériences de satisfaction, on verra qu’elles se donnent à travers la relation entre le sujet et ce que Karl Abraham a indiqué comme étant ce qu'on connaît aujourd'hui sous le nom d’objets partiels496. Dans ce cas, l'adjectif « partiel » signifie principalement que, à cause d'une insuffisance dans la capacité perceptive du nourrisson, ses premières expériences de satisfaction ne se donnent pas avec des représentations globales de personnes comme la mère, le père ou le moi comme corps propre, mais avec des parties de ces objets, comme les seins, le pénis, le flot urinaire, la voix, le regard, les excréments etc. Ce caractère partiel des premiers objets de satisfaction est aussi lié à la structure originalement polymorphique de la pulsion, c'est-à-dire au fait que les motions pulsionnelles se présentent d'abord sous la forme de pulsions partielles dont le but consiste à satisfaire le plaisir spécifique de l'organe. Pensons au bébé qui n'a pas encore à sa disposition une image unifiée du corps propre. Dans son cas, chaque zone érogène a tendance à suivre sa propre économie de jouissance. Notons aussi que cette jouissance des pulsions partielles est auto-érotique, puisque l'investissement libidinal de ces objets partiels se donne avant l'avènement de l'image narcissique et de son cadre d'identités, et dans un moment d’indifférenciation subjective entre intériorité et extériorité.

L'amour d'objet, au sens de l'amour propre à la relation interpersonnelle avec un autre, ne serait possible qu'à travers l'opération de transposition des motions pulsionnelles partielles. Ainsi, les pulsions partielles seront intégrées dans des représentations globales de personnes ou sublimées dans des représentations sociales. L'exemple freudien le plus célèbre est la transformation du désir féminin d'avoir le pénis en désir d'avoir un homme porteur du pénis.

Cette intégration des objets partiels ne posera pas beaucoup de problèmes à Abraham et, à sa suite, à Mélanie Klein et à d'autres représentants de l'école anglaise de psychanalyse. Car de tels objets sont des parties d'un tout qui sera donné a posteriori. Le désir pour le sein se résout logiquement dans l'amour pour la mère. Le désir pour le pénis se résout logiquement dans l'amour pour l'homme porteur du pénis. L'ouverture aux relations intersubjectives semblait donc être assurée497. Ici, la métonymie de

496 Abraham parle en fait d'un stade de l'amour partiel où « l'objet des sentiments amoureux et ambivalents est représenté par une de ses parties introjectées par le sujet » (ABRAHAM, Esquisse d'une histoire du développement de la libido, in Oeuvres complètes 1915-1925, Paris : Payot, 2000, p. 220). 497 C’est en ce point que se situe, par exemple, une critique fort pertinente de Deleuze et Guatarri : « dès la naissance, le berceau, le sein, la tétine, les excréments sont des machines

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l'objet est reconnaissance de la présupposition de son intégration dans une totalité fonctionnelle.

Mais la position de Lacan est totalement différente. En s'appropriant le concept d'objet partiel, il opère un renversement majeur dans la perspective psychanalytique classique. Ce renversement produira des conséquences décisives touchant la notion de rationalité analytique.

Lacan note d’abord que, si le mouvement du désir consiste à essayer de retrouver un objet perdu, il doit s'agir de retrouver la relation entre le sujet et ces objets partiels498. Il faut souligner le terme relation puisqu'il ne s'agit pas de retrouver un objet au sens représentatif du mot « objet », mais une « forme relationnelle » incarnée par le type de lien affectif du sujet au sein, à la voix, aux excréments etc. C’est pourquoi « un sein, c'est quelque chose qui n'est pas représentable », sauf « sous ces mots : “le nouage éblouissant des seins” »499 qui nous donnent la forme relationnelle du sujet aux objets où le désir s'aliène. Selon Lacan, c'est cette sorte de relation qui serait mise en scène dans les représentations imaginaires du fantasme. Et c'est elle qui sera formalisée dans le mathème du fantasme ($◊a). L'objet a est donc présence d'un vide d'objet phénoménal parce qu´il est la dérivation d'une forme relationnelle produite dans les premières expériences de satisfaction.

Ici, nous pouvons mieux comprendre pourquoi Lacan désignait l'objet a comme l'objet cause du désir. Car, par exemple, ce qui cause l'amour pour une femme particulière est l'identification de l'objet a dans son style et son corps. De la même façon que ce qui causerait l'amour d’Alcibiade envers Socrate, dans Le Banquet, serait cet objet que Socrate cache en lui et que les Grecs nomment agalma : « si cet objet vous passionne, explique Lacan, c'est parce que là-dedans, caché en lui, il y a l'objet du désir, agalma »500. Comme si Socrate pouvait être le support d´une forme relationnelle qui soutient le désir d´Alcibiade.

En principe, il semblerait que dans cette façon de penser la cause du désir, Lacan suive le chemin de ceux qui croyaient au passage possible de

désirantes en connexion avec les parties de son corps [le corps du bébé]. Il nous semble contradictoire de dire à la fois que l'enfant vit parmi les objets partiels et que ce qu'il saisit dans les objets partiels sont les personnes parentales même en morceaux » (DELEUZE et GUATARRI, L'anti-oedipe, Paris : Minuit, 1969, p. 53). 498 Sur ce point, il est fidèle à l'affirmation de Freud : « lorsqu'on voit un enfant rassasié quitter le sein en se laissant choir en arrière et s'endormir, les joues rouges, avec un sourire bienheureux, on ne peut manquer de se dire que cette image reste le prototype de l'expression de la satisfaction sexuelle dans l'existence ultérieure » (FREUD, Trois essais sur la sexualité, op.cit, p. 105). 499 LACAN, S XIV, séance 25/01/67. 500 Idem, SVIII, p. 180.

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l'amour partiel d'objet à l'amour pour des représentations globales de personnes. Passage poussé par le primat génital. Mais en fait, il fait le contraire :

la notion d'objet partiel nous paraît ce que l'analyse a découvert de plus juste, mais au prix de postuler une idéale totalisation de cet objet, où se dissipe le bénéfice de cette trouvaille501.

Pour Lacan, dire que l'amour pour une femme particulière était causé par l'identification, dans cette femme, de l'objet a signifiait assumer l'échec de toute relation interpersonnelle possible. Car

avec vos proches, vous n'avez fait que tourner autour du fantasme dont vous avez plus au moins cherché en eux la satisfaction. À eux, ce fantasme a plus au moins substitué ses images et ses couleurs502.

Nos « proches » apparaissaient toujours comme l'écran de projection des fantasmes. Cela nous renvoie aux fondements narcissiques de la notion d'objet dans la psychanalyse503.

Cette façon de poser l'importance du fantasme dans les relations entre sujets nous permet de revenir au problème de l'inexistence du rapport sexuel. Nous avons déjà affirmé que le rapport sexuel serait le prototype par excellence de la relation intersubjective. Il serait la seule relation où le sujet pourrait être présent à l'Autre à travers la matérialité du corps. Mais, avec cette théorie du fantasme, Lacan soutient que le sujet trouve toujours dans le corps de l'Autre les traits de l'objet a. Si le sujet va au corps de l'Autre, c'est pour y chercher les traits archéologiques de ses propres scènes fantasmatiques venues des premières expériences de satisfaction. Ce n'est qu'à cette condition que ce corps peut devenir, comme le dit Lacan, métaphore de ma jouissance. Avant d'être métaphore, il doit devenir d'abord corps fétichisé, corps soumis aux procédures de conformation à la pensée fantasmatique. Et si « on ne peut jouir que d'une partie du corps de l'Autre »504, c'est parce que, dans le rapport sexuel, c'est le corps de l'Autre

501 Idem, E., p. 676. Ou encore : « la partie n'est pas le tout, comme on dit, mais d'ordinaire inconsidérément. Car il faudrait accentuer qu'elle n'a avec le tout rien à faire. Il faut en prendre son parti, elle joue sa partie toute seule » (Ibidem, p. 843). 502 LACAN, S VIII, p. 319 503 Nous pouvons donner une autre raison pour l'impossibilité de passer de l'amour partiel à l'amour pour des représentations globales de personnes: "Les aspirations les plus archaïques de l'enfant sont à la fois un point de départ et un noyau jamais entièrement résolu sous un quelconque primat de la génitalité, ou une pure et simpleVorstellung de l'homme sous la forme humaine, si total qu'on l'a suppose, par fusion androgyne" (Idem, S VII, p. 112) 504 LACAN, S XX, p. 26

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comme ensemble des objets partiels qui arrive à la scène. On comprend alors que :

il n'y a pas de rapport sexuel parce que la jouissance de l'Autre prise comme corps est toujours inadéquate - perverse d'un côté, en tant que l'Autre se réduit à l'objet a - et de l'autre, je dirais folle, énigmatique [résultat de la compréhension lacanienne de la jouissance féminine comme proche de la jouissance mystique]505.

Nous allons donc garder à l'esprit cette notion du fantasme comme

blocage du rapport sexuel. Nous allons aussi conserver cette réponse provisoire quant à la genèse du fantasme : le fantasme peut produire un objet propre au désir car il actualise des objets liés aux premières expériences de satisfaction. Il y aurait certes plus de choses à dire encore sur la nature de cet objet du fantasme, mais pour l'instant, soulignons comment, grâce à cette façon de penser, le fantasme peut déterminer la pragmatique du sujet et transformer toute action effective en une tentative de retrouver l'objet a.

Ici, nous pouvons appréhender le problème posé par cette façon de penser le fantasme et son objet. La position de cause donne à l'objet a une fonction de matrice quasi transcendantale de constitution du monde des objets du désir506. S'il y est « l'objet des objets », c'est parce que toutes les relations d'objet présentes dans l'histoire du désir sont des répétitions modulaires de ces relations fantasmatiques. Cette histoire est soumise au poids insurmontable du passé, car elle ne fait que répéter les fantasmes originaires. Principe déterministe certes, dont nous allons tout de suite voir les conséquences réelles.

Il faut noter le poids de ces affirmations. D'être une matrice quasi transcendantale qui constitue le monde des objets du désir du sujet, le fantasme peut être un « index de signification absolue »507, ou encore une espèce d'axiome capable de produire une « signification de vérité »508. Autant de formules qui indiquent comment le fantasme est devenu le dispositif responsable de la construction du contexte à travers lequel nous percevons le monde comme consistant et doté de sens. Il est le seul dispositif capable de soutenir les effets de sens produits par des typologies multiples de discours.

Lacan est en train d'affirmer que la réalité propre au sujet est foncièrement fantasmatique. La réalité, qui dans ce contexte est un concept

505 Ibidem, p. 131 506 D'où cette affirmation : « ces objets antérieurs à la constitution du statut de l'objet commun, communicable, socialisé. Voilà ce dont il s'agit dans le a » (LACAN, S X, p. 108). 507 Idem, E., p. 817. 508 Idem, S XIV, séance du 21/06/67.

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symétrique à l'apparence, n'est qu'un « prêt-à-porter » issu de « l'opération de structure logique du fantasme »509. Dans la répétition propre au fantasme, le sujet soumet le divers de l'expérience à l'identité fantasmatique et instaure un univers sans espace pour la vraie altérité ou pour la division subjective. L'objet a est la perspective qui définit les coordonnées de la surface du visible. Il est le regard qui organise la visibilité du monde en espace. Cela pose des questions majeures pour une théorie de la connaissance, pour autant que ces considérations lacaniennes nous invitent à problématiser le rôle du fantasme dans la structuration de la capacité cognitive du sujet.

D'autre part, un problème clinique majeur subsiste : comment traverser le fantasme afin de permettre au sujet d'avoir une expérience de l'ordre du Réel capable de produire le décentrement? Et surtout, comment traverser le fantasme sans jeter le sujet, une fois pour toutes, dans le silence absolu de l'angoisse ?

L'objet a entre fantasme et Réel Avant de répondre à ces questions, tâchons d’expliciter une contradiction apparente dans la manière proprement lacanienne de concevoir l'objet du fantasme. Nous savons que les objets partiels sont des objets que le sujet doit perdre pour développer des processus d'auto-référence dans la construction du moi. En tant qu'image spéculaire du corps propre, le moi est d'abord le résultat d'une succession de coupures qui ont une incidence sur un genre de corps pulsionnel pré-spéculaire, montage inconsistant des objets a comme le sein, les excréments, le regard, la voix etc. D'où le le fait que: « c'est parce que le a est quelque chose dont l'enfant est séparé d'une façon en quelque sorte interne à la sphère de son existence propre, qu'il est bel et bien le petit a »510. L'insistance sur ce processus de séparation interne, ou encore d'auto-mutilation qui laisse des traces sous la forme de marques de coupure et de bord dans la configuration des zones érogènes (lèvres, « enclos des dents », marge de l'anus, vagin, sillon pénien etc.) permettra l’avènement d'une pensée du corps non-spéculaire et non-narcissique. Cette tension entre les objets a et l'image du corps propre soumise à l'instance du moi amènera Lacan à soutenir qu’il s’agit « des objets qui, dans le corps, se définissent d'être, en quelque sorte - au regard du principe du plaisir, hors corps »511. Nous voyons ici le besoin d'une topologie capable d'articuler cette position

509 LACAN, S XIV, séance du 16/11/66. 510 Idem, S X, p. 270 [Dans ce cas, j´ai preferé garder la traduction donné par la version du séminaire établie par l´Association Freudienne International] 511 Idem, S XIV, séance du 14/06/67.

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ex-time de l'objet a dans son rapport au corps, en même temps dedans et dehors. La contradiction apparente consiste donc à dire que ce que le sujet a perdu afin d'être constitué comme instance d'auto-référence et comme image du corps propre sert de matrice quasi-transcendantale capable de soutenir le cadre d'identification fantasmatique de son monde. Ce que le sujet a perdu afin d'être une identité narcissique, « cet objet dont le statut échappe au statut de l'objet dérivé de l'image spéculaire »512, fournit la matrice du cadre de soumission du divers de l'expérience à la pensée de l'identité fantasmatique. Nous arrivons à l'étrange conclusion qu'un objet non-identique (au sens de non-narcissique, de ce qui résiste à sa corporification dans l'image soumise au signifiant) sert de matrice à une pensée de l'identité. Autrement dit, l'objet du fantasme est un objet soumis au cadre fantasmatique, mais il ne lui est pas totalement identique. Et si Lacan peut dire « qu'il n'y a pas d'autre entrée pour le sujet dans le réel que le fantasme »513, c'est parce que l’objet qui était auparavant celui du fantasme peut déjà fournir au sujet une expérience de l'ordre de la non-identité et du décentrement propre au Réel. Ce qui peut nous expliquer pourquoi, dans la métapsychologie lacanienne, le même objet peut apparaître à la fois comme objet de la pulsion lié à la dimension du Réel, objet du fantasme et objet de la perversion lié à la dimension du semblant et à la fascination fétichiste514.

Cette triple détermination montre comment il peut y avoir différents modes d'appréhension d'un même l'objet515. C'est une considération qui a des conséquences cliniques majeures. Elle indique que l'analyste ne cherchera plus à « faire évanouir l'objet comme tel »516, ou encore à libérer le sujet de la fixation sur l'objet afin de permettre l'établissement d'une dynamique fluide des choix d'objet, ou encore d´une certaine ataraxie par rapport à tout objet particulier. Le vrai travail analytique se situe dans la production des opérations de déplacement à l'intérieur de la signification de l'objet, opération de dévoilement du décentrement dans l'objet. En profitant une formule heureuse, disons qu’il s’agit de savoir révéler le « noyau réel du fantasme qui transcende l’image »517.

512 LACAN, S X, p. 51 513 Idem, AE, p. 326. 514 Idem, S XI, pp. 168-169. 515 Ce qui peut nous expliquer comment l'objet a « c'est ça, ce qui s'attrape au coincement du symbolique, de l'imaginaire et du réel comme nœud » (Idem, La troisième, conférence non-publiée). 516 Idem, S II, p. 130. 517 BOOTHBY, Richard, Freud as philosopher, New Your : Routledge, 2001, pp. 275-276.

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Afin de mieux cerner ce point, insistons donc sur une question majeure concernant le rapport entre fantasme et Réel dans l'objet a. Il s'agit du rapport entre l'objet a et le corps. Depuis le stade du miroir, nous connaissons la notion de schéma corporel produit par l'image du corps propre comme perspective d'appréhension cognitive du monde des objets. Il s'agissait d'un aspect de la théorie lacanienne très marqué par les considérations venues de la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty et de l'éthologie allemande de la première moitié du XXème siècle. Lacan se servait de ces considérations pour les articuler à une réflexion sur le processus de constitution de l'image du corps à partir de l’appréhension du désir de l'Autre. Il pouvait ainsi démontrer comment cette image du corps était le topos fantasmatique dans lequel le moi se pose comme objet du désir de l'Autre. Avec le développement du concept d'objet a, ce chiasme entre corps, fantasme et désir de l'Autre sera complexifié sans être vraiment abandonné. Lacan soulignera d’abord la topologie du bord propre à l'objet a, pour autant qu'il marque un chiasme entre le sujet et l'Autre, entre le dedans et le dehors. Lacan parle significativement de « ce qu'il y a de plus moi-même dans l'extérieur »518. D'où l'effort pour formaliser la structure de l'objet a à travers le recours à des figures topologiques comme les bilatéraux qui sont, en même temps, des unilatéraux (ce qu'on voit dans le cas de la bande de Moebius), ou comme les cercles qui se reprennent eux-mêmes à l'intérieur d'eux-mêmes (ce qu'on voit dans le cas du huit intérieur). En insistant sur cette topologie du bord comme caractère majeur de l'objet a, Lacan fait converger deux élaborations distinctes sur l'objet en psychanalyse. D'un côté, il reprend à son compte les considérations de Winnicott sur les objets transitionnels. De l'autre, il développe ses analyses sur la structure des objets partiels.

Lacan n'a jamais laissé de reconnaître sa dette envers Winnicott à propos de ses réflexions sur l'objet. D’après lui, le psychanalyste anglais est le premier à avoir cerné la spécificité du statut topologique de l'objet du fantasme. Dans l'analyse de ce qu'il a appelé des « phénomènes transitionnels » déjà présents dans la première enfance, Winnicott arrive à conceptualiser l'existence d'une aire intermédiaire d'expérience située entre le subjectivement conçu et l'objectivement perçu. Sur ce concept d'objectivité, Winnicott affirme qu'il s'agit du monde externe « tel qu'il est perçu par deux personnes en commun »519, espace intersubjectif qui nous

518 LACAN, S X, p. 258 519 WINNICOTT, Jeu et réalité,Paris : Gallimard, 1975, p. 13.

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renvoie nécessairement au concept lacanien de l'Autre. Les objets qui se déploient dans cet espace intermédiaire entre le sujet et l'Autre (objets transitionnels de l'enfant, fétiche, productions culturelles dans le domaine de l'art et de la religion - comme l'hostie du saint sacrément etc.) ne sont pas objectifs mais ne sont non plus exactement des hallucinations. Ils ne sont pas soumis à l'hallucination de toute-puissance, mais ils ne sont pas non plus totalement hors de contrôle (comme c'est le cas de la mère réelle selon Winnicott). Winnicott parle d'un genre d'illusion pour dire qu'ils sont les pôles d'une tension entre « la réalité du dedans et la réalité du dehors ». Une tension dont « nul être humain ne parvient à se libérer »520.

Pour Winnicott, la fonction de ces objets transitionnels consiste à produire une défense contre l'angoisse de type dépressif venue des expériences de frustration de l'objet maternel. D'où le besoin d'affirmer que l'objet transitionnel prend la place du sein ou de l'objet de la première relation. Il nous montre que ce qui est engendré par la frustration n'est pas l'accès épistemique à l'objet « réel », mais la constitution d'un objet dont le statut est celui d'un semblant qui se répand dans le domaine de la culture, illusion reconnue de façon intersubjective en tant que telle et structurellement indépassable. Lacan parlera donc « d'objets mi-réels, mi-irréels »521 afin d'établir la spécificité du statut ontologique de cet objet522. D'autre part, Lacan s’est bien rendu compte que les objets partiels sont également marqués par un certain espace d'entrelacs, mais entre le corps du sujet et le corps de l'Autre. Un espace de limite et de torsion où le corps du sujet peut s'inscrire plus facilement comme corps de l'Autre. Cela permettra à Lacan d'affirmer que ces objets sont des objets « cessibles » à l'Autre. En parlant de l'angoisse du sevrage propre au nourrisson, le psychanalyste renverse la perspective traditionnelle pour affirmer que : « ce 520 Ibidem, p. 24. Ou encore : « la question de l'illusion est inhérente à la condition humaine et nul individu ne parviendra jamais à la résoudre bien qu'une compréhension théorique du problème puisse apporter une solution théorique » (Ibidem, p. 23). 521 LACAN, S IV, p. 127. 522 Il est donc important de comprendre pourquoi Winnicott admet que l'objet transitionnel est symbole de l'objet partiel, en affirmant en même temps « que cet objet ne soit pas le sein (ou la mère), bien qu'il soit réel, importe tout autant que le fait qu'il soit à la place du sein (ou de la mère) » (WINNICOTT, idem, p. 14). Car il importe de montrer que l'enfant connaît le statut d'illusion et de supplément propre à l'objet transitionnel. Nous pouvons déjà trouver chez Freud une indication de ce statut de l'objet cause du désir de l'enfant. En écrivant sur le monde du jeu de l'enfant, Freud dit que « ce serait un tort de penser alors qu'il [l'enfant] ne prend pas ce monde au sérieux ; au contraire, il prend son jeu très au sérieux, il y engage des grandes quantités d'affect ». Mais « l'enfant distingue très bien son monde ludique, en dépit de tout son investissement affectif, de la réalité (Wirklichkeit), et il aime étayer (lehnt) ses objets et ses situations imaginés sur des choses palpables et visibles du monde réel » (FREUD, Le créateur littéraire et la fantaisie in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris : Gallimard, 1985, p. 34).

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n'est pas tant qu'à l'occasion le sein manque au besoin du sujet, c'est plutôt que le petit enfant cède le sein auquel il est appendu comme à une part de lui-même »523. Au-delà de l'objet perdu, il faudrait donc parler de l'objet cédé à l'Autre comme morceau séparable. Ces objets partiels apparaissent donc comme des objets que le sujet a cédés afin de déterminer le désir de l'Autre (s'il peut les céder à l'Autre, c'est parce que l'Autre les désire). Et si le fantasme est le cadre de production de l'objet par où le désir va apprendre à se situer, c'est parce que la topologie de l'objet du fantasme nous permet d'opérer cette liaison entre le désir du sujet et le désir de l'Autre (rappelons le graphe du désir, où le fantasme apparaît comme suppléance au Che vuoi ? de l'Autre). On voit, dans cette thématique de l'objet a comme objet cessible, que le fantasme est le scénario où le sujet arrive à produire un objet pour le désir de l'Autre. Il est une procédure de nouage entre le désir du sujet et le désir de l'Autre et, pour ainsi dire, un mode de demande de reconnaissance envers l'Autre qui se produit d'abord dans la scène du fantasme524. Le dernier pas de Lacan consiste à faire converger ces deux thématiques de l'objet à travers une interprétation du jeu enfantin de la bobine, rapporté par Freud dans l'Au delà du principe du plaisir. Lacan donnera plusieurs versions de l'interprétation de ce jeu essentiel pour la compréhension du processus de symbolisation de l'enfant, mais la version qui nous intéresse le plus est celle qui apparaît dans la cinquième séance du Séminaire XI.

En observant le comportement de son petit-fils d'un an et demi, Freud s'interroge sur la signification d'un jeu répété compulsivement et qui consiste à faire disparaître une bobine, attachée à une ficelle, en la jetant par dessus le rebond d’un petit lit à rideaux pour la faire ensuite réapparaître. Ces deux mouvements étaient accompagnés par les vocables fort (pour la disparition) et da (pour le retour). En comprenant le jeu comme un processus de symbolisation capable de répondre au renoncement pulsionnel auquel

523 LACAN, S X, p. 362 524 En ce sens, la formule de Dews nous semble précise. D'un côté : « l'introduction de l'objet a à la fin des années 50 a été le résultat de la compréhension lacanienne que quelque-chose d’essentiel au sujet ne pouvait pas être exprimé dans le “trésor du signifiant” partagé intersubjectivement et, donc, universel ». Mais, de l’autre, l'objet a est l'objet de désir de l'Autre : « la médiation entre le sujet et l'Autre est réinstaurée par l'objet a, de cette façon l'objet est fantasmé comme étant ce qui peut rassurer l'être du sujet par l'incorporation de cette partie mystérieuse du sujet qui est désirée par l'Autre" (DEWS, The limit of disenchantment, London : Verso, 1995, p. 254). Cela montre comment c'est le fantasme qui soutient la structure de l'intersubjectivité. Néanmoins, grâce à la « double nature » de l'objet a (entre fantasme et réel), Lacan laisse la porte ouverte à un autre dispositif de reconnaissance par l'identification du sujet à l'objet a.

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l'enfant a été soumis à travers la perte de l'objet maternel, Freud donne déjà un exemple majeur de l'objet transitionnel de Winnicott dans son rôle de défense contre l'angoisse. Le complément lacanien consiste à dire que la bobine, loin d'être seulement un symbole de la mère marquée par la perte, est d'abord « un petit quelque-chose du sujet qui se détache tout en étant bien encore à lui, encore retenu »525. Lacan parle d'un jeu d'automutilation pour souligner comment la bobine s'inscrit en fait dans la suite des objets partiels compris comme des objets cessibles capables de nommer le désir de l'Autre. L'amour dans la chair

En ce point, nous pouvons revenir aux considérations lacaniennes sur l'image du corps propre. A partir des années soixante, Lacan développe ses considérations sur le corps en construisant la métaphore du corps spéculaire comme habillage de l'objet a. Il dira donc que « c'est à cet objet insaisissable au miroir que l'image spéculaire donne son habillement »526. Si l'image du corps est le topos fantasmatique dans lequel le moi se pose comme objet du désir de l'Autre, c'est grâce à l'objet a - qui devient en ce sens ce qui fait tenir l'image spéculaire. Cela nous montre comment, au fond de l'image spéculaire, il y a cet objet qui échappe au sujet tout en le constituant.

Mais que signifie exactement la métaphore de l'habillage ? Notons ici comment, tel que le fantasme, l'image du corps fournit un cadre qui habille l'objet en lui donnant consistance, mais elle l'empêche de venir à jour. A cause du primat de l'image sur l'expérience du corps, on perd l'accès à ce que Lacan nomme « l'objectalité »527 du corps. Cela signifie que l'effacement de l'image du corps peut être une mise à nu de l'objet a. C’est ce qui explique pourquoi Lacan essaye de rapprocher cette dimension de l'objet a du concept de « chair » :

« C'est ton cœur que je veux », est là, comme toute autre métaphore d'organe, à prendre au pied de la lettre. C'est comme partie du corps qu'il fonctionne, c'est, si je puis dire, comme tripe528.

L'étrangeté de cette affirmation est une étrangeté qu'il faut savoir révéler pour que puisse apparaître ce qui est de l'ordre de la cause du désir. C’est pourquoi l’un des noyaux centraux de l'expérience clinique lacanienne consistera à déterminer comment il est possible de faire sortir l'objet du 525 LACAN, S XI, p. 69 526 LACAN, E., p. 818. 527 Idem, S X, p. 248 528 Ibidem, p. 249.

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cadre fantasmatique d'appréhension. Le sujet peut ainsi avoir une expérience du réel du corps, c'est-à-dire du corps en tant que chair opaque qui ne se laisse pas soumettre à la forme fétichisée de l'Imaginaire, ni ne se laisse corporifier dans le régime signifiant et son primat phallique529. On assiste alors à une espèce de tournant matérialiste de la pensée lacanienne du sujet qui est récupération du sensible au-delà de la contrainte de l'Imaginaire.

Cette expérience du réel du corps est essentielle pour la compréhension de certains modes de traversée du fantasme. Il faut articuler les problèmes de réel du corps, de la traversée du fantasme et de l´amour. L´amour apparaît ici pour répondre à la possibilité d´établir des choix d´objet et des structures de reconnaissance qui ne sont plus supportés par le fantasme. Il s´agit de la récupération psychanalytique d´un thème philosophique majeur : l´amour comme espace de réalisation des opérations de reconnaissance.

L'amour est conçu d'abord par Lacan comme lieu de l'impasse de l'Un. Il critique la démarche freudienne consistant à articuler l'Éros comme tension d'unification, pour autant que cette articulation présuppose nécessairement une perspective d'adéquation et d'harmonisation qui ne peut se baser que sur le narcissisme avec ses stratégies de conformation entre l´objet et le fantasme Il parle alors du « narcissisme jusqu'à son terme extrême qui s'appelle amour »530. Il ne peut pas en aller autrement pour quelqu'un qui a exposé la place majeure du fantasme fondamental et de l'objet a dans la structuration des rapports entre sujets, principalement en ce qui concerne le rapport sexuel. A partir du moment où il a montré comment le corps dans le rapport sexuel est d'abord corps fétichisé soumis à la condition de support du fantasme, Lacan doit affirmer que

529 Lacan nous donne une image du réel du corps déjà au Séminaire II, lorsqu'il commente le rêve de l'injection d'Irma. En interprétant l'image du fond de la gorge d'Irma qui apparaît dans le rêve lorsque Freud demande à la patiente d'ouvrir la bouche, il parlera d'une révélation du réel en disant qu’« il y a là une horrible découverte, celle de la chair qu'on ne voit jamais, le fond des choses, l'envers de la face, du visage, les sécretatas par excellence, la chair dont tout sort, au plus profond même du mystère, la chair en tant qu'elle est souffrante, qu'elle est informe, que sa forme par soi-même est quelque chose qui provoque l'angoisse, dernière révélation du tu es ceci - Tu es ceci, qui est le plus loin de toi, ceci qui est le plus informe » (idem, S II, p. 186). Cette constellation sémantique (informe, fond des choses, dernière révélation) nous montre une expérience du corps comme reconnaissance de soi dans l'opacité du corps qui nous explique l'idée de subjectivation du réel présente dans les derniers années de l'enseignement de Lacan. 530 LACAN, S XV, séance du 07/02/68.

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l'amour est impuissant quoiqu'il est réciproque, parce qu'il ignore qu'il n'est que le désir d'être Un, ce qui nous conduit à l'impossible d'établir la relation d'eux, la relation d'eux qui ? deux sexes531. Mais il y a un autre amour, celui qui vise l'être. C'est un amour qui

découvre que l'essence de l'objet, c'est le ratage. On rate un rapport sexuel lorsque le corps de l'autre ne se soumet pas totalement au cadre fantasmatique. L'amour s'adresse alors au semblant et s'affronte à l'impasse d'un objet qui résiste à la pensée identifiante du moi. Lacan soutient que l'amour qui vise l'être demande le courage de soutenir le regard devant l'impasse, soutenir le regard devant l'étrangeté de ce corps insoumis à l'image et à sa « significantisation ». Ou si l'on veut, comme disait Hegel, courage de regarder le négatif en face et de séjourner auprès de lui.

Le regard peut alors découvrir, à travers le ratage de la quête de l'image fantasmatique dans le corps de l'autre, que « tout le corps n'est pas pris dans le processus d'aliénation »532. Ainsi, le sujet arrive à voir, dans l'opacité du corps de l'autre, l'incarnation de l’innommable du désir. Je vois dans ton corps l'image de l'opacité de mon désir. C'est une reconnaissance, dira Lacan, qui se donne dans un instant de rencontre où le masque du fantasme vacille :

Cette reconnaissance n'est rien d'autre que la façon dont le rapport dit sexuel - devenu là rapport de sujet à sujet, sujet en tant qu'il n'est que l'effet du savoir inconscient - cesse de ne pas s'écrire533.

Cette reconnaissance n´obéit plus à la reconnaissance fantasmatique fondée sur la conformation de la demande au désir de l´Autre, reconnaissance elle-même fondée sur la conformation du désir pur à la Loi du Symbolique. Au contraire, elle se réalise à travers la compréhension du réel du corps comme ce qui reste irréductible à l´image et au signifiant534. On comprend mieux l´affirmation majeure de Lacan :

531 Idem, S XX, p. 12. 532 Idem, S XIV, séance du 31/05/67. 533 Idem, S XX, p. 132. 534 Ce le sens de l´affirmation : « Pous la réalité du sujet, sa figure d´aliénation, pressentie par la critique sociale, se livre enfin de se jouer entre le sujet de la connaissance, le faux sujet du ‘je pense’, et ce résidu corporel où j´ai suffisament, je pense, incarné le Dasein, pour l´appeler par son nom qu´il me doit : soit l´objet (a) » (LACAN, AE, p. 358). C´est une façon de dire que la sortie de l´aliénation implique la confrontation du sujet avec ce résidu corporel où nous trouvons l´irréflexivité de ce qui est de l´ordre de l objet. Cette confrontation justifie des impératifs comme : « C´est en ce point de manque [où nous trouvons l´objet a comme ce qui manque d´image et d´inscription symbolique] que le sujet a à se reconnaître » (idem, S XI, p. 243).

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La femme n'ex-siste pas. Mais qu'elle n'ex-siste pas, n'exclut pas qu'on en fasse l'objet de son désir. Bien au contraire, d'où le résultat. Moyennant quoi L'homme, à se tromper, rencontre une femme, avec laquelle tout arrive : soit d'ordinaire ce ratage en quoi consiste la réussite de l'acte sexuel535.

Autrement dit, on réussit l’acte sexuel à travers le ratage de l’adéquation entre ce qui est d’une femme et les représentations fantasmatiques de La femme. Un ratage qui arrive lorsque le corps d’une femme porte l’opacité de ce sensible qui ne se montre que dans la vacillation du fantasme. Pour récupérer le rapport sexuel, il faut donc parler avec Sartre :

au cours d’un long commerce avec une personne, il vient toujours un instant où tous ces masques se défont et où je me trouve en présence de la contingence pure de sa présence ; en ce cas, sur un visage ou sur les autres membres d’un corps, j’ai l’intuition pure de la chair. Cette intuition n’est pas seulement une connaissance ; elle est l’appréhension affective d’une contingence absolue536.

Ce long commerce que nous appelons intimité, cette voie où les masques du fantasme vacillent et où le corps devient l’opacité sensible de la chair, indique le chemin d’une traversée du fantasme et d´un concept de reconnaissance propre à la fin de l´analyse. Il nous montre aussi comment la traversée du fantasme ne présuppose pas la dissolution de la fixation de l´objet. Le sujet reste devant le même objet qui a supporté son fantasme. Pourtant, devant cet objet où le désir se laisse rassurer, le sujet a maintenant l´expérience de l´inadéquation entre l´opacité sensible de l´objet et les représentations fantasmatiques qui l´ont colonisé. Adorno et le corps comme cause de l´acte La réflexion lacanienne sur le réel du corps peut nous fournir une voie pour comprendre certains aspects de la figure du sujet chez Adorno. Il y a une pensée du corps chez Adorno. Elle est visible dans plusieurs moments clés de la démarche critique de la Dialectique négative. Dans la Dialectique de la raison, Adorno affirmait déjà que le sujet doit surmonter le dénigrement historique à l'égard de son propre corps. Cet impératif s'inscrit à l'intérieur du projet de penser la figure du sujet à l'écart d'une contrainte de 535 Idem, AE, p. 538. Le passage du « rapport sexuel » à « l´acte sexuel » c´est en fait une façon d´empêcher la constitution d´un rapport entre deux termes incompatibles. Néanmoins, nous devons nous rappeller, et cela nous savons au moins depuis Hegel, qu´un non-rapport n´est l´expulsion de l´autre vers une exteriorité indifférente. Dans certains cas, un non-rapport est un rapport qui se détermine à travers une unité négative. Cela semble être le cas du sexuel. 536 SARTRE, L’être et le néant, op. cit., p. 384.

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l'identité qui peut apparaître comme impulsion d'instrumentalisation de la nature par le moi. Ici, nous trouvons l'Adorno lecteur de Malaise dans la culture et plus précisément de l'indissociabilité entre travail de civilisation et répression des motions pulsionnelles. Mais, pour une pensée dont la matrice est dialectique, la nature ne doit être ni principe immédiat donateur de sens, ni destination originaire et immanente de l'être car l'expérience sensible ne peut pas aspirer à une validité positive en tant que fondement d'une pensée conceptuelle. Pour mieux comprendre ce point, commençons par rappeler l´importance de la notion adornienne d´impulsion (Impuls, Trieb, Drang) liée au corps dans la construction d´un « concept positif de Raison qui puisse la libérer des rets dans lesquels la retient la domination aveugle »537. Un concept positif de Raison doit être capable de reconnaître que « les objectivations plus lointaines de la pensée sont nourries par les impulsions » puisque « si les pulsions ne sont pas surmontées (aufgehoben) dans la pensée, qui échappe à cet empire, alors la connaissance advient impossible, et la pensée qui tue le désir, son père, est rattrapé par la vengeance de la bêtise »538. Adorno insiste en ce sens sur le rôle majeur du Moment somatique (somatischer Moment ou leibhafter Moment) à l'intérieur de la pensée conceptuelle : « irréductible, le moment somatique l'est comme moment non purement cognitif de la connaissance »539. Il rappelle que le corps n'est pas simple loi de la connexion des sensations et des actes, mais impulsion (Drang) qui indique comment les catégories de l'entendement se structurent autour d'un objet pulsionnel qui leur échappe. « On pense à partir du besoin » (Aus dem Bedürfnis wird gedacht), dit Adorno pour souligner que tout spirituel est impulsion corporelle modifiée. Ces propositions nous rappellent que les performances cognitives du sujet de la connaissance et ses actions dans la dimension pratique sont affectées par le pulsionnel. Il s’ensuit un usage de concepts à forte résonnance psychanalytique comme Drang et Trieb dans la construction de la constellation sémantique de l´impulsion540. Par exemple, en analysant la causalité de la volonté libre, Adorno critique l'idée de causalité par liberté afin de parler du supplément (das Hizutretende) comme cause de l'acte (Handlung) qui ne s'épuise pas dans la 537 ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison , op. cit., p. 18. 538 ADORNO, Minima moralia, Paris: Payot, 1983, art. 79 [traduction modifiée] 539 ADORNO, DN , p. 188. 540 Que la construction du concept adornien d´impulsion soit guidée par des considérations psychanalytiques sur la pulsion, voici quelque chose qui devient évident avec des affirmations comme celle-ci : « la conscience naissante de la liberté se nourrit du souvenir de l´impulsion archaïque, non encore guidée par un moi solide » (ADORNO, DN, p. 215). En fait, Adorno a ici en vue les motions pulsionnelles auto-érotiques.

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transparence de la conscience. Adorno peut ainsi insister sur le fait que la réduction de la volonté à une raison centrée sur la conscience n´est qu´une abstraction. Car ce supplément est quelque chose de corporel lié à la raison et qualitativement différent d'elle. Sa genèse est liée à l'impulsion (Impuls) venue d'une phase auto-érotique dans laquelle le dualisme de l'extra- et l'intramental n'était pas encore entièrement fixé. La causalité de l´acte ne peut être pensée que dans un autre concept de raison capable d´accepter ce qui, en tant que cause de l´acte, excède la conscience : « cela touche aussi le concept de volonté, qui a pour contenu ce qu´on appelle des faits de conscience, lesquels, d´un point de vue purement descriptif, ne se réduisent cependant pas à être des faits de conscience : voilà ce qui se cache sous le passage de la volonté à la pratique »541. Car s´il est vrai qu´il n´y a pas de conscience sans volonté, cela n’implique pas une identité simple. La récupération de la notion d´impulsion vise à montrer ce décalage. Dans ses leçons sur la Métaphysique, Adorno travaille l´idée du supplément corporel en tant que cause rationnelle de l´acte moral. Ici aussi les références psychanalytiques sont évidentes. Il arrive à Adorno de dire que la sexualité infantile est nécessairement liée au problème de la détermination du supplément. Cela ne signifie pas poser quelque genre d´irrationalisme, mais simplement reconnaître que la plus simple existence physique est liée aux plus hauts interêts de la raison. Il peut dire ainsi, par exemple, que le principe métaphysique qui soutient des injonctions comme « ne pas infliger de la douleur » ne se fonde pas sur une idée pure de la raison, mais sur le recours à la réalité matérielle et corporelle. Il est frappant de voir comment la démarche adornienne est ici symétrique à la démarche lacanienne. Car Lacan a aussi critiqué la causalité par liberté dans la volonté libre en faisant appel à un supplément corporel qui « instaurerait sur la cheville de l'impur une nouvelle Critique de la raison »542. Ce supplément corporel vient aussi d'une phase auto-érotique dans laquelle le dualisme de l'extra- et l'intramental n'était pas encore fixé. Lacan donne un nom à ce supplément : objet a. Façon lacanienne d’insister sur ce que la pensée doit au pulsionnel, en tant que les catégories de l´entendement seraient structurées par un objet pulsionnel qui leur échappe. Ce rapprochement nous aide à comprendre comment Adorno peut faire appel à une récupération de l'expérience sensible qui ne l'amène ni vers une hypostase du non conceptuel ni vers un empirisme étranger à une pensée dialectique. Car il s'agit ici aussi de trouver une expérience liée au réel du

541 ADORNO, DN , pp. 221-222. 542 LACAN, E., p. 775.

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corps. Cela peut expliquer cette remarque étonnante à propos de la genèse de la négation dialectique : « toute douleur et toute négativité, moteur de la pensée dialectique, sont la figure médiatisée de façon multiple et parfois méconnaissable du physique (Physischen) »543. C'est là la radicalisation d’une orientation matérialiste : la négation vient du physique : proposition qui peut être comprise comme la radicalisation d´une perspective matérialiste.

Il ne s'agit évidemment pas ici d'une rechute dans la philosophie de la nature ou dans la position d´un principe d´immanence basé sur la notion d´impulsion. Cette négation du physique est résistance de la non-identité du sensible à la saisie conceptuelle. En parlant du besoin d'un matérialisme sans images, Adorno affirme que « c'est là le contenu de sa négativité [du matérialisme] »544. Cette négativité dépourvue d'image va se réaliser dans l’avènement de la chair (Fleisches). Et c'est dans la reconnaissance de l'irréductibilité de la chair que le sujet peut enfin se poser comme figure non dépendante d'une pensée de l'identité. La destitution subjective comme procédure d’amour

Avant de clore ce chapitre, on doit souligner une spécificité majeure dans cette façon qu’a Lacan de comprendre l’amour, et expliquer ainsi certains points concernant le problème de la reconnaissance dans ses derniers écrits et leurs conséquences cliniques. Nous devons nous demander quelle est la position subjective d´un sujet capable de reconnaître que l´amour cherche le point d´excès de l´objet par rapport à la pensée soumise aux coordonnées du fantasme.

Mais insistons sur la particularité de la façon lacanienne de penser l´amour. Nous savons que l’amour est normalement vu comme le premier espace de reconnaissance entre des sujets considérés dans leur dignité de sujets. Un tel régime de la pensée rend possible une réflexion socio-philosophique sur le problème de l’amour. Axel Honneth, par exemple, a produit une théorie de l’amour à partir de considérations sur le processus de fondation de la reconnaissance sociale. A ses yeux, « l’amour représente le premier degré de la reconnaissance réciproque, parce que les sujets s’y confirment mutuellement dans leurs besoins concrets, donc comme des êtres nécessiteux »545. Il parle plus précisément encore de « symbiose réfractée par l’individuation respective des partenaires »546.

543 ADORNO, idem, p. 197. 544 Ibidem, p. 201. 545 HONNETH, Axel, La lutte pour la reconnaissance, op. cit., p. 117. 546 Ibidem, p. 131.

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La perspective lacanienne insiste sur un autre point. Un amour qui ne se laisse pas emprisonner par la logique fantasmatique du narcissisme ne peut déterminer les choix d’objet que lorsque le sujet est capable de se reconnaître dans ce qui, dans l’autre, apparaît comme quelque chose de l’ordre de l’opacité des objets. Ainsi, un amour qui ne veut pas nous conduire à l’unité indifférenciée de l’Un doit être sensible à ce chiasme par lequel le sujet trouve dans l’autre la même opacité qui pourra constituer des rapports non-narcissiques à soi. Cette opacité aux processus d’auto-réflexion indique le statut problématique du corps, du sexuel et de la vérité de l’inconscient du point de vue d’une appréhension subjective.

Mais cette opacité indique surtout ce qu’il y a d’impersonnel dans le sujet. L’avènement du vocabulaire de la chair dans le contexte de la vie amoureuse n’est pas gratuit. La chair est ce qui marque l’insistance de l’informe et de l’impersonnel devant la tentative de personnalisation produite par la constitution de l’image du corps propre. La chair est toujours ouverture à cet « anonymat inné de moi-même »547 où le sujet trouve son appartenance au monde des choses.

En ce sens, rappelons comment, pour Lacan, le moi est d’abord l’image du corps propre. C’est à partir du moment où le sujet a à sa disposition un schéma corporel résultant de la transcendance de l’image du corps propre qu’il peut articuler des jugements d’auto-référence. Pour la psychanalyse, il y a une relation constitutive entre ipséité et imaginaire du corps. Ainsi, cette « intuition pure de la chair », par-delà l’image narcissique du corps de l’autre dont parle Sartre, est en fait une expérience de reconnaissance de l’autre à la limite de sa dépersonnalisation. Pour Lacan, l’amour au-delà du narcissisme est un amour qui me permet de reconnaître mon désir dans le point de dépersonnalisation de l’autre, point où l’autre révèle ce noyau de l’objet qu’il porte et qui constitue tout sujet. C’est un phénomène distinct de cette « symbiose réfractée par l’individuation respective des partenaires » dont parle Honneth. La réflexivité de ce processus nous amène à dire que le résultat d´un tel amour est ce que, dans une relation subjective, nous appelons une « destitution subjective ».

Nous devons insister sur le rôle du processus analytique de destitution subjective dans la liquidation d´un autre amour : l´amour de transfert, pour autant que la destitution subjective a été le dernier mot de Lacan sur la fin de l´analyse. La destitution subjective est ce qui arrive lorsque le sujet se reconnaît dans l´opacité d´un objet pulsionnel qui le constitue en même temps qu’il lui échappe, opacité qui dans les textes de Lacan apparaît lorsqu’il parle de l’avènement de l’objet a dans sa condition

547 MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, Paris : Gallimard, 1964, p. 183.

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de reste, de déchet, de « résidu corporel », c’est-à-dire dans la condition de ce qui est dépourvu de la valeur du point de vue de sa puissance de satisfaction du fantasme. A l’intérieur d’une relation analytique, ce processus advient lorsqu’on peut parler d’une « chute du sujet supposé savoir et sa réduction à l’avènement de cet objet a, comme cause de la division du sujet qui vient à sa place »548. Comprenons : l’Autre n’apparaît plus dans cette position fantasmatique de sujet supposé savoir, sujet qui détient le savoir sur la jouissance. Un savoir qui doit être compris comme puissance de nomination positive et de désignation d’un objet adéquat à la jouissance. Ce qui apparaît à sa place, c’est l’autre dans sa condition d’objet inerte lié au Réel.

Pourtant, si l´analyste apparaît comme objet, surtout au sens où il agit de façon paradoxale comme objet, cela ne signifie pas qu´il agisse en hypostasiant la dimension de l´irréflexivité. Ce serait une conclusion possible si on lisait de façon erronée l´affirmation lacanienne : « c´est en ne pensant pas que l´analyste opère ». En fait, affirmer que l´acte analytique est réalisé par l´objet est la conséquence directe du fait que le désir de l´analyste n´est pas un désir pur, puisqu´il doit être nécessairement lié à un objet. Ce désir est pathologique au sens kantien, pour autant qu´il ne se pose pas dans l´indifférence par rapport à la série des objets empiriques. Cet objet auquel le désir de l´analyste est lié et qui guide son acte n´est pas un objet pris par le fantasme, et il faut insister sur ce point.

En fait, cette confrontation avec un désir lié à un objet non soumis au fantasme impose un changement radical dans la position subjective, cela si le sujet est capable de soutenir l´investissement libidinal dans un objet posé dans ces conditions. La chute du sujet supposé savoir dans le transfert ne doit pas être pensée simplement sous le signe de la désillusion et de la désublimation, marques toujours présentes dans la tentative de destruction de l’analyste dans le transfert. Elle doit révéler que l’amour de transfert n’était pas intégralement supporté par la promesse d’un savoir sur la jouissance, mais qu’il était supporté aussi par la promesse de rencontrer un objet capable de résister à sa destruction par la pensée identifiante du fantasme. C´est la réalisation d´une telle promesse qui permet au sujet de trouver une voie pour traverser le fantasme, de trouver le noyau de son économie pulsionnelle par-delà le fantasme.

Il faut parler ici d’une destitution subjective parce qu’il s’agit d’une reconnaissance réflexive dans ce qui apparaît dans l’autre comme non soumis au fantasme. Comme c’est le fantasme qui fournit le cadre de signification aux objets empiriques, pour autant qu’il est un « index de

548 LACAN, S XV, séance du 10/01/68.

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signification absolue », ce qui apparaît à travers la traversée du fantasme, apparaît nécessairement dépourvu de signification qui le singulariserait, dépourvu de la valeur (d´où l´usage lacanien, dans ce contexte, du vocabulaire du reste). En bref, il apparaît comme quelque chose d´informe, d´impersonnel, d´opaque aux déterminations de l’identité.

Cependant, cette destitution subjective n’est pas le résultat de l’abandon de la catégorie de sujet. La confrontation du désir devant l’impersonnel à l’intérieur d’une relation amoureuse susceptible de résoudre l’amour de transfert n’est pas solidaire de l’auto-effacement du sujet. Parler d’une destitution subjective à partir de son chiasme avec l’effacement de l’individuation de l’objet ne signifie pas confondre la fin de l’analyse avec des processus d’indifférenciation extrapsychiques qui font le lit de certains fonctionnements psychotiques, comme l’autisme symbiotique ou schizophrénique. Il s´agit tout simplement de reconnaître la nécessité de penser un sujet capable de formaliser des expériences de non-identité, ce qui est le vrai défi laissé par l´expérience intellectuelle lacanienne.

Ainsi, l´articulation entre des problèmes apparemment fort éloignés l´un de l´autre comme l´irréductibilité de l´expérience de la chair dans le rapport sexuel et le lien au réel de l´objet dans le désir de l´analyste trouve une justification. Il ne s´agit pas d´essayer de soumettre la particularité de l´expérience clinique à un problème propre à la « phénoménologie » des relations amoureuses. Il s´agit simplement d’assumer ceci que des problèmes convergents peuvent être présents dans des sphères divergentes et autonomes. La confrontation avec l´expérience de la chair à l´intérieur d´une relation amoureuse nous permet de penser comment un sujet est capable de se poser dans une relation qui ne soumet pas le non identique à ce que Lacan a appelé une « synthèse fantasmatique » de l´Un. Cette position du sujet nous fournit des conditions pour penser la relation d´objet après la traversée du fantasme, relation importante pour comprendre l´enjeu propre au désir de l´analyste à la fin de l´analyse. Qu´un problème qui n´est pas clinique nous permette de penser les modes de subjectivation dans la clinique, voilà quelque chose qui n´est pas étrange dans la pensée lacanienne.

Finalement, la destitution subjective nous sert surtout à comprendre que « les hommes ne sont humains que lorsqu'ils n'agissent pas ni ne se posent pas en tant que personnes ; cette partie diffuse de la nature où les hommes ne sont pas des personnes ressemble aux linéaments d'un être intelligible, à une ipséité qui serait délivrée du moi (jenes Selbst, das vom Ich erlöst wäre) : l'art contemporain en suggère quelque chose »549. Les hommes ne sont humains que lorsqu’ils se reconnaissent dans ce qui n’a pas la

549 ADORNO, DN, p. 267.

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structure auto-identique d’un moi. Car il n´y a de sujet que là où il y a la possibilité de reconnaître une expérience interne de non-identité. Une expérience dont l´espace n´est plus la relation intersubjective de la conscience de soi, mais la confrontation traumatique entre sujet et objet.

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III.

Destins de la dialectique

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7. Repenser la dialectique

Le plus haut point de la raison est-il de constater ce glissement du sol sous nos pas, de nommer

pompeusement interrogation un état de stupeur continuée ? Merleau-Ponty

Dans cette dernière partie, nous allons enfin aborder de façon directe le problème concernant la formation d´un concept de dialectique capable d´exposer la rationalité de la clinique analytique lacanienne et ses modes de subjectivation. À travers un développement historique de la pensée lacanienne, nous avons vu comment le premier essai pour rapprocher psychanalyse et dialectique devait nécessairement échouer, pour autant qu´il était caractérisé par l´usage du concept d´intersubjectivité. L´intersubjectivité lacanienne du désir n´était pas une dialectique, mais était fondée sur un certain usage du questionnement transcendantal. En ce sens, nous pouvons dire que cette notion d´intersubjectivité était plus proche d´une stratégie kantienne que proprement hégélienne. Cette thèse a été soutenue à travers le dévoilement du rôle majeur de Kant avec Sade dans la trajectoire lacanienne. D´un autre côté, l´échec de la notion de reconnaissance intersubjective du désir pur comme fondement de la direction de la cure est devenu visible à partir du moment où la clinique était incapable d´établir des différences précises entre fin de l’analyse et perversion. Les confusions entre la structure du phallus et celle du fétiche étaient l’expression la plus aiguë d’une telle incapacité. Lacan était conscient de ces défis et ce sont eux qui l’ont obligé à repenser la rationalité de la clinique analytique. Ce geste conduira la psychanalyse à passer du primat du signifiant pur à un genre de primat de l´objet, d´usage clinique du pouvoir de confrontation entre le sujet et ce qui, dans l´objet, ne se soumet pas au fantasme ou à l´articulation différentielle des signifiants. C’est pourquoi la relation sujet/objet gagnera à nouveau de l´importance à l´intérieur de la réflexion lacanienne en permettant, grâce à

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une compréhension particulière de l´amour au-delà du narcissisme, la récupération d´un concept de reconnaissance entre les sujets construit à partir de la confrontation entre sujet et objet, et non pas à partir de la soumission de la relation sujet/objet à un cadre préalable de reconnaissance intersubjective. Nous verrons que ce changement est décisif. Il est bien possible que ce changement nous achemine vers la véritable nature dialectique de la pensée lacanienne. Il faut revenir à Hegel et montrer comment cette réflexion construite à partir de la confrontation entre le sujet et un sensible qui apparaît comme inadéquation de l´objet au concept est centrale pour une théorie dialectique de la reconnaissance. Une lecture du problème des articulations entre langage et négation dans la pensée hégélienne s’impose comme voie d´ouverture au problème de la reconnaissance. Ce retour à Hegel doit servir de base pour penser certains déploiements de la pensée dialectique. Car la radicalisation du problème de la relation entre le langage et une négation venue de l´inadéquation de l´objet au concept permet l’avènement d´un « tournant esthétique » de la dialectique. Ce tournant prend place dans un processus de dissociation entre formalisation et conceptualisation. Grâce à lui, nous trouverons les dispositifs de convergence entre la clinique de Lacan et la dialectique négative d’Adorno, et comprendre le legs de la dialectique chez l’un comme chez l’autre – ce qui sera l´objet des deux derniers chapitres. Travail et langage Revenons à Hegel. Lorsqu'il a été question du problème du désir chez Hegel, nous avons souligné le besoin de prendre en compte le lien indissoluble entre désir et travail. Car la dialectique hégélienne ne pouvait pas se réduire, comme Lacan le pensait, à une organisation de la réflexivité imaginaire. Le passage du désir au travail montrait comment Hegel était conscient du besoin de changement de registre où le poids de la reconnaissance par l'Autre se faisait sentir. Un Autre qui n'était pas simplement l'autre conscience ou une projection spéculaire de la conscience, mais la structure sociale spiritualisée de façon réflexive par l'histoire. Il faut revenir ici à Hegel pour développer quelques conséquences de la proximité entre travail et langage dans la compréhension du processus de reconnaissance. Ce lien est très visible si nous rappelons qu´il y a une similarité logique entre langage et travail chez Hegel. Nous pouvons insister sur cette proximité à partir du moment où nous acceptons le fait que la théorie hégélienne de l’acte (Handlung) suit la même dynamique d’inversions que la théorie hégélienne du langage ou, pour être plus précis,

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que la théorie hégélienne de l’énonciation telle qu'on la trouve dans plusieurs moments de la Phénoménologie de l’Esprit (par exemple, dans les chapitres sur La certitude sensible, sur Le mode de l’esprit devenu étranger à soi et sur La conscience morale), ainsi que dans les Principes de la philosophie du droit (chapitre sur la moralité). Les paradoxes de l’acte sont pensés à travers les paradoxes de l'énonciation et vice versa. Car « langage et travail sont des extériorisations (Auβerungen) dans lesquelles l’individu ne se conserve plus et ne se possède plus en lui-même ; mais il laisse aller l’intérieur tout à fait en dehors de soi et l’abandonne à la merci de quelque chose d’Autre »550. Chez Hegel, les problèmes dérivés de la théorie du langage déterminent la configuration des possibilités de la raison dans sa dimension pratique. En un sens, pour Hegel, l´idée pragmatique selon laquelle une théorie du langage est une partie d´une théorie de l´action serait valable. Nous pouvons développer ce point en insistant sur le passage de la théorie hégélienne du langage au problème de la reconnaissance. Nous verrons comment la théorie hégélienne du langage exige de comprendre que le véritable but de la dialectique se trouve dans la transformation de la notion de sens à travers la modification de la grammaire philosophique. Grâce à la compréhension dialectique du langage, nous pouvons sortir d´un registre de discursivité représentative où les mots sont signes des choses et rentrer dans une dimension « spéculative » où la grammaire n´obéit plus au principe d´adéquation et d’identité, cela sans qu’il soit besoin d’admettre un discours de l´immanence expressive551. Cette grammaire n’est lisible qu´à partir du moment où nous comprenons comment elle réoriente le problème du statut des négations.

La logique des négations est fondamentale dans cette transformation de la notion de sens et guidera l´ensemble des réflexions sur la dialectique dans ce chapitre. Le langage spéculatif n'est possible qu'à partir du moment où l'on admet une notion de négation conçue comme mode de présence de l'individuel dans son aspiration à la reconnaissance en tant qu'individualité de l'essence. Dans la compréhension spéculative du langage, la négation peut être « rétablie dans sa dimension ontologique »552 comme essence même de l'être.

550 HEGEL, PhE I, p. 259. 551 « Telle est l´unique surprise que réserve le passage au spéculatif : cette lente altération qui semble métamorphoser les mots dont nous usions au départ, sans pourtant que nous devions renoncer à eux ou en inventer d´autres, c´est le sens même, enfin dépouillé de sa finitude » (LEBRUN, La patience du concept, Paris : Gallimard, 1971, p. 114). 552 Cf. MABILLE, Idéalisme spéculatif, subjectivité et négations In : GODDARD, Jean-Christophe (org.); Le transcendental et le speculatif,. Paris : Vrin, 1999, p. 230. Suivons son affirmation : « ce que seul le spéculatif peut voir, c'est que la négation révèle une négativité

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Nous avons vu aussi comment la clinique lacanienne demandait une notion de négation capable d'être présence de quelque chose de l'ordre du Réel. Le noyau dialectique de la psychanalyse lacanienne doit être cherché dans la logique des négations qui supporte la relation entre le Réel et les déterminations symboliques. Ainsi, l'articulation entre Hegel et Lacan montre qu'il faut à la clinique lacanienne une notion de négation ontologique très proche de ce qu'on peut trouver chez Hegel. Nous verrons jusqu´où cela peut nous amener.

Il s'agit donc de montrer que nous trouvons chez Hegel une théorie du langage qui annonce, en plusieurs points, certains problèmes majeurs de la théorie lacanienne du signifiant. Autrement dit, il s'agit de mettre en scène une stratégie improbable qui consiste à chercher, dans la tradition dialectique, les racines de quelques questions majeures pour la pensée néo-structuraliste lacanienne. Une stratégie qui deviendra moins improbable si l'on arrive à montrer comment, avant de fournir une théorie de la conscience, Hegel nous donne une théorie du langage. Hegel, Lacan et le problème de l´arbitraire du signe En guise d’introduction à la théorie hégélienne du langage, il convient de partir d´une distinction centrale entre symbole, signe et concept. Pour Hegel, le signe est lié à la logique de la représentation et de l'adéquation caractéristique de ce que la doctrine de l'essence appelle réflexion extérieure (äusserliche Reflexion). D'où cette définition : « le signe (Zeichen) est une quelconque intuition immédiate, mais qui représente un tout autre contenu que celui qu’elle a pour elle-même ; - il est la Pyramide en laquelle est transférée et conservée une âme étrangère »553. La relation arbitraire que le signe soutient est évidente, puisqu'il représente un contenu distinct de ce qui apparaît à l'intuition. L’« intuition immédiate » posée par le signe est étrange en tant qu’elle conserve la distance entre le contenu intuitionné et le contenu représenté, entre ce qui est visé (Meinung) et ce qui est effectivement dit. Dans un texte célèbre, Derrida a vu, dans le motif de la pyramide, la figure parfaite d´une notion de signe, présente encore chez Saussure, conçue comme jonction entre le signifiant matériel et le signifié. Figure qui nous amènerait à comprendre le signe comme : « une sorte d´intuition d´absence [par rapport à la présence matérielle de la référence]

qui n'est pas une invention subjective mais est l'essence même de l'être. Voilà la négation rétablie dans sa dimension ontologique. » 553 HEGEL, Encyclopédie, op. cit., § 458.

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ou, plus précisement, la visée d´une absence à travers une intuition pleine »554

Contre l'arbitraire du signe (ou contre son arbitre – Willkür), Hegel pose initialement le caractère motivé du symbole, où le contenu de l'intuition est « plus ou moins » présenté dans ce que le symbole exprime. Mais ce n'est pas à travers les voies du symbolisme que la dialectique hégélienne passera.

Ouvrons le Cours d'Esthétique pour comprendre le besoin hégélien de dépasser le langage symbolique. Ici, nous découvrons comment l'adéquation entre signification et image sensible dans les formes symboliques est encore imparfaite car, en réalité, la motivation du symbole est contextuelle. Elle dépend d'une convention admise puisque le symbole est une métonymie articulée à partir d’une relation analogique entre la signification et un attribut à l'intérieur d'une multiplicité d’attributs de ce qui est immédiatement représenté par l'image sensible. La force est un des attributs de la multiplicité qui compose le lion. En fait, le symbole est le cas le plus visible d'un problème général dénoncé par la philosophie hégélienne : l'impossibilité de fonder le sens à travers la présupposition de l'immédiateté d'une référence naturalisée. L'expérience immédiate ne possède pas l'unité d'un domaine autonome. L'appel à la référence est toujours indéterminé, celle-ci glisse toujours sur le mauvais infini de la multiplicité des perspectives possibles d'appréhension. Le langage allégorique du symbole cache toujours une herméneutique capable de fournir un point de capiton pour arrêter cette mauvaise fuite infinie du sens. L'image sensible du triangle dans une église chrétienne présuppose l'existence d'un texte caché qui nous permet de passer du triangle à la Trinité.

Dans le paragraphe 458 de l'Encyclopédie, Hegel semble plus intéressé par l'activité créatrice des signes. Une activité qui consiste à nier l'immédiateté de l'intuition sensible afin de rendre possible la production d'un « autre contenu pour signification et âme ». Ce n'est que de cette façon que la conscience peut se libérer de l'illusion d'immanence de la particularité propre à la certitude sensible et accéder au début du savoir555. Il y a ici une négation de la facticité de la référence sensible qui semble, au moins jusqu'ici, converger avec les réflexions lacaniennes sur la symbolisation comme opération métaphorique. Dans la Phénoménologie de l´Esprit, cette négation est louée comme étant « l´énergie de la pensée, du moi », cela lorsque Hegel affirme que « l´activité de diviser est la force et le travail de

554 DERRIDA, Marges de la philosophie, Paris : Minuit, 1972, p. 96 555 On peut suivre ici l’affirmation de Derrida : « la production de signes arbitraires manifeste la liberté de l’esprit. Et il y a plus de liberté dans la production du signe que dans celle du symbole. L’esprit y est plus indépendant et plus près de lui-même. Par le symbole, au contraire, il est un peu plus exilé dans la nature » (Ibidem,p. 99).

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l´entendement, de la puissance la plus étonnante et la plus grande qui soit, ou plutôt de la puissance absolue »556. Cette force étonnante est une abstraction par rapport au sensible.

En principe, cette force d´abstraction qui trouve sa manifestation dans l´arbitraire du signe semble être la réalisation nécessaire d´un concept d´Esprit qui a été préalablement défini, au début de la section de l´Encyclopédie consacrée à la psychologie, comme ce qui s´est « élevé (erhoben) au-dessus de la nature et de la déterminité naturelle, au-dessus de l´intrication (Verwicklung) avec un objet extérieur, c´est-à-dire au-dessus de l´élément matériel en général (das matterielle überhaupt) »557. Ce qu´il y a de négatif dans l’activité de l´Esprit semblait donc trouver sa place dans la grammaire du signe et de son (pourquoi ne pas ressusciter ici une thématique chère à Kojève ?) « assassinat de l’immédiateté sensible de la Chose ».

Cependant, la dialectique n'est pas une connaissance par signes. La négativité du signe dans son pouvoir d´abstraction n´est pas encore la manifestation ontologique de la négation cherchée par la dialectique, cette négation qui nous donne accès à la Chose même réconciliée avec la dimension de l´empirie. Au contraire, la négativité du signe n´est que négation simple, annulation sans retour. C’est pourquoi penser à travers des signes est encore penser sur le fond de la distance. Ce que Hegel cherche est, au contraire, une grammaire philosophique qui soit capable de réconcilier, à travers la notion d'unité négative, cette scission, tellement propre au signe, entre sens et référence. Pour Hegel, il est clair que la connaissance par signes affirme plus de choses qu'elle ne veut admettre. Au fond, le signe cache une perspective externaliste dans la compréhension de la relation entre langage et référence. Car c'est à partir d'une perspective externaliste que je peux affirmer que le signe sera toujours arbitraire comparé à l'intuition sensible. Nous avons besoin ici d'une grammaire qui annule la nécessité d'un vocabulaire de l'arbitraire sans que cela signifie rentrer dans les voies d'un langage fondé sur le caractère motivé et expressif du symbole.

Le thème hégélien de l'arbitraire du signe annonce déjà une discussion typiquement lacanienne. Lorsque Lacan critique la structure du signe chez Saussure, il développe un argument absolument convergent avec la problématique hégélienne. Pour Lacan, parler d'arbitraire du signe signifie glisser vers une perspective externaliste propre au discours du Maître.

Le signifiant est « immotivé, c'est-à-dire arbitraire par rapport au signifié, avec lequel il n'a aucune attache naturelle dans la réalité »558,

556 HEGEL, PhE I, p. 29. 557 HEGEL, Encyclopédie, op. cit., § 440 558 SAUSSURE, Cours de linguistique générale, Edition Tullio de Mauro, Payot : Paris, 1972, p. 101. Cela conduit Saussure à demander : « qu'est-ce qu'une entité grammaticale en effet ?

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explique Saussure. Aussi bien b-ö-f que o-k-s représentent le même concept (signifié), ce qui démontre l'arbitraire de la relation. Mais en réalité, un tel arbitraire indique aussi un mode de relation entre signe et référence, puisque, comme le rappelle Benveniste dans un texte célèbre559, ils sont arbitraires parce qu'ils se référeraient à la même réalité extra linguistique. Autrement dit, il y a une certaine théorie naturalisée de la référence soutenant l'argument de Saussure. Tout se passe comme si je pouvais identifier l'existence d'une espèce naturelle (natural kind) pour affirmer qu'elle peut être représentée aussi bien par b-ö-f, par o-k-s que par n'importe quel autre son.

La notion d'arbitraire présuppose la possibilité d'une comparaison entre les contenus des représentations mentaux et les objets, les propriétés et les relations existant dans un monde qui serait largement indépendant de notre discours. Nous atteignons ici dans le fameux paradoxe présent dans la question professionnelle posée par le scepticisme, telle qu'elle a été formulée par Richard Rorty : « en quoi sommes-nous fondés à croire que quelque chose de mental peut représenter quelque chose qui ne l'est pas ? Comment savoir si ce que l'œil de l'esprit voit est un miroir (et peu importe qu'il soit déformant, voire même enchanté) ou un voile ? »560.

À propos de cette question sur l´arbitraire du signe, nous pourrions suivre une orientation typiquement structuraliste et affirmer que « l'arbitraire recouvre de façon exactement ajustée une question qui ne sera pas posée : qu'est-ce que le signe quand il n'est pas le signe ? qu'est-ce que la langue avant qu'elle soit la langue ? - soit la question qu'on exprime couramment en termes d'origine. Dire que le signe est arbitraire, c'est poser la thèse primitive : il y a de la langue »561. Cette élimination de toute question sur l'origine, amènerait la linguistique structurale à adopter la thèse « kantienne » selon laquelle « la liaison qui les rassemble [les choses] en tant que choses ne peut rien avoir de commun avec la liaison qui les rassemble en tant que faces d'un signe : aucune cause relevant de la première ne peut opèrer sur la seconde »562.

Pour la dialectique hégélienne, ce clivage entre la langue et ce qui vient avant la langue, c´est-à-dire la référence dans son autonomie métaphysique, n'est qu'un moment (absolument nécessaire) du mouvement

Nous procédons exactement comme un géomètre qui voudrait démontrer les propriétés du cercle et de l'ellipse sans avoir dit ce qu'il nomme un cercle et une ellipse » (SAUSSURE, Écrits de linguistique générale, Paris : Gallimard, 2002, p. 51). 559 BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris : Gallimard, 1966, pp. 50-51. 560 RORTY, L'homme spéculaire, Seuil : Paris, 1990, p. 60. 561 MILNER, L'amour de la langue, Paris : Seuil, 1978, p. 59. 562 idem, p. 58.

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propre à la compréhension spéculative de la pragmatique du langage. L'hypostase de ce moment implique la conservation d'une perspective externaliste dans la compréhension de la référence. Pour la dialectique, il ne s'agit pas de revenir à la question de l'origine, mais d'inverser la perspective et de comprendre la liaison entre les choses comme, jusqu'à un certain point, causée par la liaison d'opposition et de différence propre au langage. Robert Brandom a appelé cette perspective philosophique holisme sémantique : c´est l´idée selon laquelle les relations entre concepts sont une condition suffisante (et non pas simplement condition nécessaire) pour la détermination du contenu de ce qui se pose comme objet de l´expérience563.

Sur ce point, la perspective lacanienne n´est pas sans convergence avec la dialectique hégélienne dans la mesure où Lacan soutient, à cause du problème sur l´arbitraire du signe, qu’

un linguiste aussi pertinent qu'a pu être Ferdinand de Saussure parle d'arbitraire. C'est là glissement, glissement dans un autre discours, celui du maître pour l'appeler par son nom. L'arbitraire n'est pas ce qui convient564.

Lacan écarte, à la fin de son enseignement, le vocabulaire de l'arbitraire parce que sa théorie du langage n'est pas simplement conventionnaliste. En ce sens, il préfère parler d'un rapport de « contingence »565 entre le signifiant et ce qu'il y a de réel dans la référence. Comme l'a bien vu Milner, cela signifie que « chez Saussure, arbitraire signifie proprement le refus de savoir ; chez Mallarmé comme chez Lacan, les termes sont positifs et disent qu'un savoir est possible »566. Pour la clinique lacanienne, il faut une relation possible entre le Symbolique et le Réel. Dans certaines conditions, le Réel peut se présenter à l'intérieur de l'univers symbolique, même s'il ne s'agit pas d'une relation de correspondance ou d'expression. Tout le problème de Lacan consiste à penser dans quelles conditions on peut parler d'une présence du Réel dans la 563 BRANDOM, Holism and idealism in Hegel´s Phenomenology, In BRANDOM, Tales of the mighty death, Harvard University Press, 2002, pp. 178-210. Il faut remarquer ici que cela n´est possible qu'à partir du projet hégélien de ne pas assumer la séparation stricte des pouvoirs entre l'usage transcendantal de l'entendement (relation des concepts, identité, non-contradiction, tiers-exclu) et la relation entre des objets empiriques (diversité, opposition ou contradiction réelle), telle qu'on la trouve chez Kant, dans De l'Amphibologie des concepts de la réflexion résultant de la confusion de l'usage empirique de l'entendement avec son usage transcendantal. Aux yeux de Hegel, cette division n'est acceptable qu'à partir du moment où on accepte hétérogénéité radicale entre la sensibilité et l'entendement, ce que, justement, le projet dialectique hégélien essaye de critiquer. Car, pour Hegel, la sensibilité n'est jamais détermination d'un simple donné. Sa diversité est toujours diversité de la réflexion. 564 LACAN, S XX, p. 32. 565 Ibidem, p. 41. 566 MILNER, L'amour de la langue, op.cit., p. 58.

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médiation du Symbolique (même un non-rapport est encore un genre de médiation, parce qu'il est réflexion extérieure qui rentre dans la détermination de l'Autre). Nous avons vu Lacan développer d'abord la notion de symbolisation métaphorique qui présupposait le réel comme entité négative et reste métonymique. Mais il n'engageait pas de réflexion sur les modes de subjectivation de ce réel dans la mesure où le signifiant (le seul dispositif d'intervention analytique) était dépourvu de puissance dénotative. Ce qui n’empêchait pas Lacan de renverser, dans certaines situations, cette absence de dénotation en symbolisation du réel comme négation. Nous avons dit aussi que cette oscillation serait dépassée par un changement de paradigme dans le programme de rationalité psychanalytique. Après l'abandon du paradigme de l'intersubjectivité et de la restriction du pouvoir clinique de la symbolisation, il y aura d'autres modes de formalisation du Réel, comme le mathème et la lettre, qui ne passeront pas par la symbolisation réflexive bien qu’il s’agisse d’opérations propres au Symbolique. Nous verrons cela dans le prochain chapitre. La performativité du concept et les rapports entre langage et action

Pour l´instant, voyons comment Hegel cherche à surmonter le

problème du signe et de la représentation. Comme il n´accepte pas la perspective d´autolimitation propre à un conventionnalisme qui se soutient dans une perspective externaliste, Hegel insiste : le concept n´est pas un signe, pas même une représentation qui subsume la généralité de l´expérience sensible grâce à une détermination par un générique linguistique. Mais d´autre part, le concept n´est pas non plus l´expression immanente de ce qu´il détermine. La notion d’immanence (même si l´on parle d´une immanence « restaurée ») ne convient pas à la relation hégélienne entre concept et objet, bien que Hegel parle parfois du savoir absolu comme point où le savoir peut « correspondre » à l´objet. Comme nous le verrons, cette correspondance ne présuppose pas le recours à la logique de l´adéquation.

Tout lecteur attentif de la Phénoménologie sait que le mouvement dialectique est animé par la reconnaissance de l´inadéquation entre concept et objet de l´expérience, entre des exigences organisatrices du concept et la résistance de l´objet. Il y a une relation de négation entre concept et objet. Par ailleurs, nous savons que « concept », chez Hegel, n´est pas un opérateur qui se détermine à partir de la relation bi-univoque avec un objet isolé. Il est formalisation des structures de rapports entre des objets. Nous ne pouvons pas parler de concept d´objet chez Hegel, mais de concept

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d´états des choses. Comme nous le verrons, la « correspondance » entre concept et objet ne se donnera que lorsque le même régime de négation qui détermine la confrontation entre concept et objet pourra apparaître comme processus structurateur des relations internes au concept.

Nous pouvons commencer à discuter le problème de l´existence d´un régime d´immanence entre concept et objet dans la philosophie hégélienne à partir des considérations sur la structure « performative » du concept. Rappelons-nous que le concept hégélien n´est pas un opérateur constatatif responsable de la description adéquate des états naturalisés des choses. En fait, nous serons plus proches de la vérité en disant qu´il est un opérateur performatif pour autant qu´il produit la réalité à laquelle il fait référence. Chez Hegel, il y a une performativité du concept liée au caractère anti-représentatif de la dialectique567, ainsi qu´un arbitraire du signe et une motivation apparente du symbole. C´est la certitude du caractère performatif du concept qui amène Hegel à affirmer que « dans la vérité absolue de celle-ci [la libération de l´esprit], c´est, pour lui [l´esprit], une seule et même chose que de trouver déjá là (Vorfinden) un monde comme un monde présupposé, de l´engendrer (Enzeugen) comme quelque chose de posé par lui, et de se libérer de ce monde et dans ce monde »568.

Il serait possible de fournir ici une série d’indicateurs, à l´intérieur des textes hégéliens, qui montrent clairement le caractère performatif du concept. Tenons-nous en à deux exemples majeurs.

D´abord, nous avons l´idée, fondamentalement pragmatique, de la vérité comme résultat d’un processus qui se déploie à partir du champ des expériences linguistiques ordinaires. Rappelons-nous comment le mouvement dialectique vers l´affinité entre concept et objet commence, dans la Phénoménologie, par les impasses de la certitude sensible, c´est-à-dire par la discussion sur les attentes qui animent les usages les plus élémentaires du langage, comme la désignation ostensive. Cela nous rappelle que, pour Hegel, la vérité n´est pas une question de description d´états des choses, mais « l´essence s´accomplissant et s´achevant moyennant son développement »569. Un accomplissement dépendant de la résolution des problèmes qui apparaissent avec l´usage ordinaire du langage. Un développement qui indique comment la vérité est une question de description, et non pas de production.

Ensuite, et c´est là un point majeur, Hegel expose clairement l´importance du rapport entre le langage et les structures de l´action. Cela

567 Voir GIMMLER, “Pragmatics aspects of Hegel´s thought” In: EGGINTON, The pragmatic turn in philosophy, New York: SUNY, 2004 568 HEGEL, Encyclopédie, op. cit. § 386. 569 HEGEL, PhE I, p. 19.

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apparaît surtout dans la reconnaissance de la proximité structurale entre travail et langage. Nous avons vu comment la théorie hégélienne de l´acte (Handlung), avec ses déploiements nécessaires en direction d’une réflexion sur le travail, suit la même dynamique de renversements que la théorie hégélienne du langage. La thèse de John Searle selon laquelle une théorie du langage est une partie d´une théorie de l´action est donc hégélienne.

Pourtant, si nous revenons sur problème de l´immanence possible entre concept et objet, nous verrons que la notion de performativité n´élimine pas la présupposition d´une telle immanence. Au contraire, sous certains aspects, cette présupposition est la base d´une théorie performative, pour autant que le succès de la performance exige, normalement, une identité solide entre intentionnalité et force perlocutionnaire de l’acte de parole, force de modification des états des choses et du champ d´expérience où les sujets sont inscrits.

Cette identité solide est le résultat d´une présupposition. Lorsqu’il s´engage dans un acte de parole intentionnellement orienté, le sujet peut toujours (situation de droit qui n´est pas nécessairement une situation de fait) présupposer savoir ce qu´il veut dire et comment il doit agir socialement pour faire ce qu´il veut dire. Dans des situations de performativité, le sujet aurait donc une représentation préalable et fondée du contenu intentionnel de son acte de parole et, surtout, des conditions de satisfaction d´un tel contenu. Ce dernier point est plus complexe. Comme la parole est un mode de comportement gouverné par des règles et par ma connaissance du fait que parler une langue exige la maîtrise d´un système de règles d´action sociale, il s’ensuivrait que le parlant aurait toujours la possibilité de savoir comment un tel système de règles détermine la production du sens de l´action en général et des actes de parole en particulier.

Cette présupposition est une conséquence dérivée de l´enjeu propre à ce que les pragmatiques appellent « principe d´expressivité », c´est-à-dire principe selon lequel il y aura toujours un ensemble de propositions partagées de façon intersubjective capables de formuler exactement un contenu intentionnel déterminé. Ce principe vaut aussi pour régler les exigences référentielles dans l´usage du langage, pour autant que faire référence à quelque chose ou à un état de choses implique la capacité performative et intentionnelle d´identifier ce quelque chose à travers une expression de sens.

Hegel semble pourtant abandonner tout simplement tout genre de principe d’expressivité dans la compréhension de l´acte de parole qui instaure le concept. En fait, la conscience semble nécessairement savoir ce qu´elle veut dire et comment agir pour faire ce qu´elle veut dire. Mais cette position sera renversée de façon systématique par la dynamique de

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l´expérience. Hegel dit : « langage et travail sont des extériorisations où le sujet ne se conserve plus et ne se possède plus », et non pas : « langage et travail sont des extériorisations où le sujet exprime des contenus intentionnels et réalise des exigences référentielles ». Il y a à cela une raison claire.

Il peut sembler que nous tombons ici dans une contradiction. Hegel pense le langage et ses dispositifs de production de sens à partir d'une pragmatique propre à la parole. Plusieurs commentateurs ont insisté sur le fait que le mouvement propre au langage hégélien est le résultat « de la primauté du mot parlé sur le mot écrit »570. Pourtant, précisément à cause de cette primauté de la parole, il ne semble pas que Hegel soit disposé à abandonner l´horizon régulateur du principe d’expressivité. Au contraire, la déffinition canonique du langage comme « être-là du Pur Soi comme Soi » (das Dasein des reinen Selbsts, als Selbsts) semble déjà impliquer un privilège du langage comme expression du moi en tant que centre intentionnel. D´où une affirmation comme celle-ci : « le langage contient le Moi dans sa pureté ; seul il énonce le Moi, le Moi lui-même (sie allein spricht Ich aus, es selbst) »571. Comment le langage peut-il être la présence du pur Soi s´il est une extériorisation où le sujet ne se possède plus ? Une réponse à cette question passe par la compréhension de ce mouvement de dépossession de Soi à l´intérieur du langage.

Nous devons nous rappeler que le mouvement dialectique, tel qu´il est présenté par Hegel, est souvent organisé à partir d´une perspective pragmatique qui l'amène toujours à poser cette question : « qu'est-ce qu'il arrive lorsqu'on énonce ce qu'on veut dire ? », c'est-à-dire « que fait vraiment la conscience lorsqu´elle énonce ce qu´elle veut dire ? »

Plusieurs exemples peuvent être identifiés dans l'œuvre hégélienne, mais il y en a un particulièrement important pour la perspective psychanalytique. Il s'agit de la dialectique du Moi, telle que nous la voyons à l’œuvre à partir du premier chapitre de la Phénoménologie de l'Esprit. Sa pertinence psychanalytique est évidente, pour autant que cette dialectique expose la trajectoire nécessaire à l'auto-présentation du sujet dans un champ linguistique structuré.

Par ailleurs, au moment d'assumer la figure de la saine raison législatrice (gesetzgebende Vernunft) qui croit posséder le savoir immédiat de l'universalité de la détermination éthique et d'énoncer un tel savoir, la conscience de soi fait l'expérience de ceci qu’« elle parlait autrement qu’elle ne pensait (sie sprach anders als sie meinte) »572. Si l'on se réfère à la 570 ADORNO, Trois études sur Hegel, Paris : Payot, 1975, p. 130. 571 HEGEL, PhE II, p. 69. 572 HEGEL, PhE I, op.cit., p. 345.

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Science de la Logique, il est possible de voir le même mouvement de renversement propre à l'énonciation apparaître dans la critique au principe d'identité (A=A) en produisant le passage de la négation extérieure à la négation internalisée. En affirmant que l'identité et la différence sont différentes, « ils [les consciences communes] ne voient pas qu’en cela déjà ils disent eux-mêmes que l’identité est quelque chose de divers ; car ils disent que l’identité est diverse par rapport à la diversité »573. Ces exemples sont le résultat d'une grammaire philosophique fondée sur des considérations particulières concernant la pragmatique du langage574.

Nous pouvons parler de « considérations particulières » parce qu´il s´agit d´un acte de parole qui se méconnaît en tant que tel puisque la conscience croit se servir du langage pour décrire une réalité immédiate et non-problematisée ou pour poser une certitude immanente. Pourtant, elle est en train de produire un mouvement de clivage dans cette réalité et dans cette certitude. Ainsi, s'il y a acte de parole chez Hegel, il est toujours manqué puisque la conscience n'est jamais capable de réaliser de façon immédiate ce qu'elle vise. Pour qu´elle puisse réaliser, de façon réussie, la « correspondance » entre son concept et un état des choses déterminé, il faut que la compréhension des modes de rapport entre concept et réalité soit reconfigurée, puisque ces modes ne pourront plus être pensés à partir de notions non-dialectiques comme « subsomption » ou « application ».

Admettons une hypothèse majeure : les modes de rapport entre concept et état des choses, chez Hegel, ne seront visibles que si nous acceptons que le moteur de la dialectique soit l'impossibilité de faire converger de façon immédiate désignation (Bezeichnung) et signification (Bedeutung) dans l'acte de parole575. Ainsi, une réflexion sur le langage dialectique doit partir des raisons qui ont amené Hegel à poser l´expérience d’un tel déphasage comme le vrai moteur des usages de la langue.

573 HEGEL, Science de la logique II, op.cit., p. 41. 574 C’est pour souligner ce caractère d’acte que Hegel voit l’unité opérationnelle du langage dans le jugement (déployé comme syllogisme), et non pas dans la proposition. 575 Comme nous l’a bien signalé Zizek : « Hegel sait donc qu'on dit toujours trop ou bien trop peu, bref : quelque chose d'autre, par rapport à ce qu'on voulait dire : c'est cette discorde qui est le ressort du mouvement dialectique, c'est elle qui subvertit chaque proposition » (ZIZEK, Hegel passe : le plus des hystériques, op.cit., p. 19). Nous pouvons donner aussi une autre compréhension de l'impossibilité de faire converger désignation et signification dans l'acte de langage. Il suffit de penser l'acte de parole comme l'acte de soumettre la particularité du désignable à une détermination de sens. Pensons à l'acte de mariage réalisé à travers l'énonciation « tu es ma femme ». Comme nous l'avons vu, il peut être compris comme la soumission du particulier de cette femme au signifiant « femme de ... », et une donation de sens venue de cette nomination grâce à l'assomption d'un nouveau rôle social. Comme Lacan, Hegel sait que cette identification n'est jamais position immédiate d'identité ; et la dialectique peut être comprise exactement comme le déploiement de cette tension.

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Rappellons-nous aussi que ce déphasage produit des conséquences lorsque l'objet visé est le Moi, c'est-à-dire lorsque la conscience essaie de présenter son auto-identité à travers des propositions du type « je suis celui-ci », par exemple dans le premier chapitre de la Phénoménologie, ou encore « voici ce que je suis » (Ich bins), à la fin du chapitre sur la consicence morale. Cela nous acheminera vers une nouvelle compréhension de la dynamique hégélienne de la reconnaissance.

Le moi et sa dialectique

Dans le premier chapitre de la Phénoménologie, on trouve la

conscience sensible devant un paradoxe rythmé par le clivage entre le vouloir dire et le dit, entre le viser (Meinen) de l'énonciation et le dire de l'énoncé. Le viser est toujours inverti (verkeht) par l'énoncé, pour autant que la parole « a la nature divine d'inverser immédiatement mon avis pour le transformer en quelque chose d'autre »576.

Lorsqu'elle essaie de parler de soi en assumant la première personne et en énonçant la certitude de son auto-identité, la conscience découvre que

dans le langage la singularité étant pour soi de la conscience de soi entre comme telle dans l’existence, en sorte que cette singularité est pour les autres [...] Moi est ce Moi-ci, mais est aussi bien Moi universel. Sa manifestation est aussi immédiatement l’aliénation et la disparition de ce Moi-ci, et est donc sa permanence dans son universalité577. On est en présence d’une dialectique entre l'universel du langage et

l'individualité de la subjectivité qui est absolument lisible à partir du clivage entre le sujet de l'énonciation et le sujet de l'énoncé. Car, en essayant de dire « moi », la conscience dévoile la structure d'embrayeur578 du Moi : cette nature de signifiant pur que le philosophe allemand appelle « nom comme nom » ou encore « quelque chose en général »579. Cette nature transforme toute tentative de reférence-à-soi en référence à soi « pour les autres » et comme un Autre. Ce Moi-ci ne peut se manifester qu’en fading, qu’en

576 HEGEL, Phe I, p. 92. 577 Idem, Phe II, p. 69. 578 Cf. JAKOBSON, Essais de linguistique générale, Paris : Minuit, 1963 et BENVENISTE, Problèmes de linguistique générale, Paris : Gallimard, 1966. L'embrayeur est une unité grammaticale qui ne peut pas être définie hors la référence à un message. Sa nature est double. D'un côté, il fonctionne comme symbole à cause de sa relation conventionnelle à la référence. De l’autre, comme index à cause de sa relation existentielle à la reférence. Dans le cas du pronom personnel « Moi », il est en relation existentielle avec l'énoncé en même temps qu’il lui est associé de façon conventionnelle. 579 HEGEL, Science de la logique III, op.cit., p. 111.

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disparition dans un Moi universel. L'illusion d'immédiateté de l'autoréférence se dévoile comme médiation formatrice, parce qu'elle est produite de façon performative par le signe linguistique et son caractère universalisant.

Nous devons souligner que le rapprochement entre le problème hégélien de la certitude sensible et la pragmatique présupposée par les embrayeurs ne peut être justifié que si l'on relativise le fait que, pour Hegel, des termes comme « moi » expriment des contenus universels, pour autant que le langage n'énonce que l'universel. Nous savons que les embrayeurs ne sont pas exactement des universels. Ils sont des signifiants vides dont le signifié ne peut être produit que de façon ponctuelle dans l'acte d'énonciation. Mais, malgré cela, nous pouvons suivre Lacan et rappeler que l'assomption du sujet à la première personne du singulier est toujours une aliénation de la négativité de l'individuel, une inscription du sujet à la place de l'Autre qui, au moins dans sa perspective dynamique, converge avec la dialectique hégélienne de l'universel du langage et de l'individuel visé.

Mais cette impossibilité bouleverse la fonction des embrayeurs. Même si la conscience sensible renvoie la signification de ces termes à l'acte d'indication, la désignation ne peut pas s'effectuer. Hegel sait que les coordonnées qui identifient la place logique de l'acte d'indication sont, depuis le début, articulées à une structure donnée comme condition a priori de l'expérience. Il affirme, par exemple, que « l'ici indiqué, que je tiens fermement, est un cet ici qui en fait n'est pas cet ici, mais est un avant et un arrière, un haut et un bas, une droite et une gauche »580. Il n'y a pas de singularité qui ne passe a priori par le générique de la structure, puisque toute indication est faite dans un temps et un espace structurellement coordonnés. Tout se passe comme si Hegel avait déjà perçu le problème de Quine sur l'incrustabilité de la référence. Rappelons comment Quine soutient que « la référence est non-sens, sauf relativement à un système de coordonnées [...]. Chercher une référence plus absolue ressemblerait à vouloir une position absolue ou une vitesse absolue au lieu de la position ou la vitesse par rapport à un cadre de référence donné »581. Quine peut alors conclure qu'être, c'est être la valeur d'une variable. Hegel, pour sa part, comprend d'abord le résultat comme l'expérience de l'échec de la présentation positive immédiate de l'événement singulier (ou de la référence en tant qu'être sensible). L'instance singulière référée n'accède pas à la

580 HEGEL, PhE I, p. 89. 581 QUINE, La relativité de l'ontologie et autres essais, Paris : Aubier, 1997, p. 62.

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parole ; néanmoins, cela ne signifie pas que sa dignité ontologique soit annulée582.

Soulignons ici un point crucial qui concerne le destin de la référence. Lorsqu´il affirme qu´il est exclu que nous puissions dire l’être sensible, il semble que Hegel affirme que le langage ne peut pas rendre compte du problème de la référence, sauf si nous admettons que la référence n´a de sens que par rapport à un système différentiel de coordonnées. Cela peut être compris comme l´acceptation d´un arbitraire du langage lié à l´abstraction nécessaire du langage par rapport au sensible. On ne saurait alors établir des rapports avec la Chose.

Néanmoins, la tentative pour récupérer ce qui apparaît d´abord comme extériorité du sensible par rapport au système linguistique des différences et des oppositions sera le moteur de la dialectique. Comme nous le verrons, la question est ici celle-ci : « comment le langage peut-il récupérer ce qu´il perd lorsqu´il opère ? »583

Le problème relatif à la désignation de la singularité sensible ne s´épuise pas dans l´impossibilité à réaliser les exigences propres à la certitude sensible. En fait, ce n´est que la première figure d´un problème plus général qui concerne la façon dont Hegel pense le rapport dialectique entre, d´un côté, des règles, systèmes et modes de structuration des relations qui cherchent une validité universelle et, de l´autre, des cas empiriques particuliers capables de déterminer des contenus. C´est une dialectique qui concerne la détermination des modes d´indexation entre règle et cas et qui sera continuellement utilisée par Hegel dans la problématisation des conditions de possibilité pour réaliser les exigences pratiques de la raison. D´où cette affirmation précise de Robert Brandom :

Le problème concernant la compréhension de la nature et des conditions de possibilité (au sens intelligibilité) de la normativité conceptuelle [c´est-à-dire du concept comme norme qui porte, en soi-même, le mode de détermination des cas] devient central584.

582 En ce sens, Hegel peut admettre la remarque de Frege : « nous ne nous contentons pas non plus du sens ; nous supposons une dénotation » (FREGE, Écrits logiques et philosophiques, Paris : Seuil, 1971, p. 107). Mais il nous semble qu'il ne pourrait pas accepter qu’« avec le signe, on exprime le sens du nom et on en désigne la dénotation » (idem, p. 107). C'est exactement l'impossibilité de faire converger sens et désignation dans le signe qui anime la dialectique. Pour Hegel, l'objet s'évanouit lorsqu'il est désigné par le signe, il ne pourra être récupéré que comme négation. 583 Disons, avec Bourgeois, que le spéculatif « s'enracine dans la visée - “indicative”, infradiscursive - du ceci sensible, pour être, en tout son discours, l'explication des réquisits de l'affirmation originelle: “c’est”, “il y a” ». (BOURGEOIS, Etudes hégéliennes : raison et décision,op. cit., p. 89) 584 BRANDOM, Tales of the mighty death, op. cit., p. 212.

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Le sensible entre Hegel et Lyotard Revenons au problème du destin de la catégorie de sensible chez

Hegel. Lyotard disait à propos de Hegel que « l’extériorité de l’objet dont on parle ne relève pas de la signification, mais de la désignation »585. Car la référence « appartient au montrer, non au signifier, elle est insignifiable »586. Hegel peut bien admettre que la référence relève de la désignation et qu'elle est, en principe, insignifiable. Pour lui, le fondement de la négation dialectique est la négation qui vient de l'échec de la désignation. En revanche, il ne peut pas accepter la prétention d’immanence de la désignation qui se résout dans le montrer, pour autant que la dialectique ne peut pas assumer la perspective externaliste qui croit pouvoir sortir des limites du langage pour saisir l’extériorité de l’objet.

Cela ne signifie pas que le pari dialectique soit fondé sur une simple totalisation qui serait un retour à la pensée de l'adéquation et de l'identité. Lyotard est le premier à reconnaître que l'Aufzeigen qui nous ouvre à une expérience de l'ordre du sensible ne sera jamais totalisé dans le langage dialectique. Il faudrait plutôt dire que la dialectique vise la possibilité de présentation de cet impossible (représenté par ce que Lyotard appelle la négativité transcendantale qui sous-tend toute visée vers la référence) dans un langage qui porte en soi sa propre négation, en la conservant en tant que négation. On peut toujours dénoncer cette internalisation du négatif comme une façon rusée de cacher la coupure entre savoir et réalité phénoménale :

mais ce n’est pas parce que l’objet est signifié dans le système que le système perd sa relation d’arbitraire avec l’objet. L’immotivation est inscrite dans le langage comme sa dimension d’extériorité par rapport aux objets. Cette extériorité une fois signifiée est certes intériorisée dans le langage, mais celui-ci n’aura pas perdu son bord pour autant, et son bord est sa face regardant ailleurs587. Il est vrai que le clivage entre signification et désignation est voué à

une certaine réconciliation par le Concept. Mais dire cela, au fond, n'est pas beaucoup dire. Car la vraie question consiste à savoir quel est le régime de réconciliation capable de guérir les cicatrices de ce clivage, c'est-à-dire comment la réconciliation peut surmonter la négativité du sensible. Et, même en admettant que l'horizon hégélien de réconciliation soit capable d'inscrire de façon positive cette négativité du sensible (c'est-à-dire même si la négation de la négation était, à la fin, une simple affirmation un peu plus rusée et avertie - ce qu'il faudrait encore prouver), il serait impossible de ne

585 LYOTARD, Dialectique, index, forme in Discours, figure, Paris : Klicksieck, 1985, p. 50. 586 Ibidem, p. 40. 587 Ibidem, p. 46.

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pas reconnaître un point décisif : Hegel a trouvé le mouvement d'articulation du problème de la relation entre sujet et détermination symbolique qui marque la trajectoire intellectuelle du structuralisme mitigé de Lacan. Et c'est dans le déphasage apparemment irréductible entre désignation et signification dans l'acte de parole que nous allons trouver la nature dialectique de la pensée lacanienne. Un déphasage qui, nous le verrons, nous amène au problème majeur de la clinique analytique en ce qui concerne la symbolisation impossible de ces individuels irréductibles : le réel du corps, de la jouissance et de la relation sexuelle.

En revanche, en ce qui concerne la perspective de Lyotard, nous pouvons soutenir que le problème est qu'elle présuppose trop de choses. Par exemple, elle présuppose la possibilité d’une expérience immédiate accessible hors les limites de mon langage. Elle présuppose aussi une intégralité du sensible qui resterait libre par rapport au Symbolique, c'est-à-dire une immanence du sensible qui s'ouvrirait dans son intégralité à l'expérience du locuteur : c’est ce que l'on voit lorsque Lyotard reproche au système hégélien de ne pas laisser l'objet à l'extérieur comme son autre. Dire que l'objet doit être conservé à l'extérieur du système présuppose une altérité indifférente aux différences. C’est ce que Hegel lui-même avait critiqué dans le chapitre sur la diversité de la Doctrine de l'essence. Cette altérité indifférente cache le besoin d'un tiers (que Hegel nomme das Vergleichende) comme lieu permettant la comparaison entre l'extériorité et l'intériorité du système. Ce tiers fait disparaître l'indifférence du divers et établit une unité négative entre l'objet de l'expérience sensible et le langage. Cette unité négative devient opposition structurée.

Il est vrai que, lorsque Lyotard parle de ce laisser-être l'objet hors langage (qui est aussi laisser-être du désir), il ne tombe pas dans une hypostase de l'ineffable. Sa stratégie consiste plutôt à poser un espace figural qui peut se manifester aussi dans l'ordre du langage : « seulement ce n'est pas comme signification, mais comme expression »588. Quelque chose qui se montre, au lieu de se laisser dire.

Nous pouvons nous demander si ce retour à l'expression, qui montre comment l'activité sensible est un Dasein et non une Bedeutung, ne nous renvoie pas à un langage de l'immanence. Le problème majeur de cette lecture de Hegel vient peut-être d'une certaine confusion, chez Lyotard, entre la négation oppositive (propre au structuralisme et à un certain niveau du langage chez Hegel) et la négativité absolue en tant que contradiction qui se manifeste, d'abord, à l'intérieur de l'objet et qui reconnaît que l'objet est aussi

588 Ibidem, p. 51.

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quelque chose hors le système. Les exemples hégéliens sont clairs et instructifs sur ce point.

D'autre part, pour notre perspective comparatiste, il faut souligner que le Réel lacanien n’a rien à voir avec une telle hypostase du sensible, même étant la notion de sensible (comme nous avons vu au chapitre précedent), avec sa résistance à la pérsonalisation et à l´individuation, une figure majeure pour penser l´expérience du Réel. Néanmoins, il ne faut pas oublier que, pour Lacan, le Réel est ce qui est présupposé par le Symbolique comme son reste. Chez le psychanalyste, il n'y a pas d'extériorité indifférente entre le Réel et le Symbolique (d’où la possibilité d´une formalisation du Réel qui n´est pas nécessairement symbolisation du Réel). Comme toute pensée marquée par la tradition dialectique, la pensée lacanienne reconnaît que la pure singularité est, en fait, une production fantasmatique de la pensée de l'identité : elle est son envers. Mais, avant de revenir à Lacan, il faut laisser parler Hegel pour voir jusqu’où nous pouvons le suivre.

Construire des rapports à travers des négations déterminées

Nous avons dit auparavant que, pour Hegel, la place logique de l'acte

d'indication est, depuis le début, articulée à une structure donnée comme condition a priori de l'expérience. La conscience attachée à la visée croit qu’elle est capable de poser immédiatement l’auto-identité parce qu'elle ignore qu’une telle identité n’est qu’un moment de la différence constituée à partir de rapports de négation structurés et différentiels. Le problème de la certitude sensible nous montre comment énoncer l'identité revient à énoncer que la chose occupe une place dans un système linguistique de déterminations, n'ayant pas son identité en elle-même, mais dans ce système de rapports.

En fait, il n'y a pas d'expérience qui ne soit pas nommée dans un langage dont la dynamique obéit à des lois de structure. Mais la saisie d’un contenu dans un système structuré propre au savoir de la conscience doit nécessairement produire un reste dont le destin nous pose jusqu'ici des problèmes. Et si, dans la Logique de l'essence, la détermination-de-réflexion propre à l'identité est surmontée par la diversité (Verschiedenheit), c'est parce qu'il s'agit d’abord de critiquer la pensée de l'identité à travers le recours à l'irréductibilité du multiple caractéristique du divers de l'expérience589.

589 On peut même dire avec Longuenesse que le moment de la diversité est « le moment de l'empirisme dans la dialectique » (LONGUENESSE, Hegel et la critique de la métaphysique, Paris : Vrin, 1981, p. 70).

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Essayons de comprendre ce clivage de l'expérience hégélienne par un détour. Toute détermination est une négation, disait Spinoza. L'affirmation caractérise bien le premier niveau d'engendrement de l'identité à partir des oppositions. Cette formule peut aussi être déduite du caractère structurel de la linguistique de Saussure. Si l’identité est l’autre de l’autre c’est parce que la production de détermination est un fait de structure. La dialectique et le structuralisme sont d'abord une pensée de la relation590.

Pour le linguiste, un signifiant ne reçoit sa valeur qu’à travers sa relation différentielle et oppositionnelle avec les autres signifiants d’un système linguistique donné : « dans la langue il n'y a que des différences »591. Le caractère le plus déterminant d’un signifiant c’est d’être l’autre de l’autre. En ce sens, c´est l´opposition qui permet la structuration des processus d’identification On peut affirmer que pour Saussure comme pour Hegel : « l’identité d’une entité consiste dans l’ensemble de ses traits différentiels »592. Car, pour Hegel, « l’identité et la différence sont des moments de la différence, maintenus à l’intérieur d’elle-même ; elles sont des moments réfléchis de son unité »593.

Il y a pourtant ici au moins deux distinctions à faire. La première concerne l´articulation entre structure de relation et référence. La deuxième porte sur la distinction entre opposition et négation déterminée entendues comme deux procédures d´identification et de détermination d´identités en tant que, pour Hegel, « négation déterminée » est le nom du processus qui permet la structuration des relations dialectiques. Commençons par ce deuxième point.

Revenons à l’hypothèse du holisme sémantique, c’est-à-dire la compréhension des relations entre des objets comme condition suffisante pour la détermination du contenu de l´expérience. Une première lecture semble nous indiquer que le savoir absolu hégélien serait la réalisation de l´adéquation totale entre le concept (compréhension des relations – rappelons que, pour Hegel, le concept n´est pas la subsomption du divers de l´expérience sous la forme d´objet, mais la position des structures de relation) et l´objet (le contenu de l´expérience) ; ou encore d´un conventionnalisme qui ne voit le contenu de l´expérience que comme ce qui peut s´adapter à la structuration des relations.

590 Ce primat de la relation dans la détermination de l´identité des objets peut être déjà trouvé dans les textes du jeune Hegel. Il suffit de mentionner La relation entre scepticisme et philosophie où la perspective rationnelle est définie comme celle qui appréhende « des relations nécessaires à un Autre, car le rationnel c´est la relation elle-même». 591 SAUSSURE, Cours de linguistique générale, op.cit., p. 166. 592 ZIZEK, Subversions du sujet, op.cit., p. 135. 593 HEGEL, Science de la logique II, op.cit., p. 58.

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Hegel souligne que l´adéquation entre concept et objet et la structuration des relations internes au concept ne seront possibles qu´à condition de penser la structuration des relations à partir des négations déterminées, et non pas à partir des oppositions.

En principe, la définition de la « négation déterminée » est simple. Prenons deux propositions négatives :

• La femme n´est pas haute. • La femme n´est pas homme.

Nous percevons clairement qu´il y a ici deux usages différents de la négation, un usage indéterminé et un usage déterminé. Il sont les résultats de deux usages différents du verbe « être » : l´une comme prédication et l´autre comme position d´identité. La négation qui porte sur le verbe « être » à l´intérieur d´une relation de prédication est indéterminée. La négation d´un terme ne mène pas directement à l´autre terme. Je ne peux pas passer de « femme » vers « haute » et vice-versa. Mais la négation qui porte sur le verbe « être » à l´intérieur d´une relation d´identité est déterminée. La négation d´un terme me fait passer directement à l´autre terme. En ce sens, la négation « conserve » ce qu´elle nie. Dans notre exemple, la négation du sujet grammatical « femme » mène au terme posé en prédicat. Cela arrive parce que nier le verbe « être » à l´intérieur d´une relation d’identité signifie établir un rapport d´opposition ou de contrariété. « Passer d´un terme vers l´autre », si nous voulons utiliser une expression hégélienne, indique l´existence d´une relation de solidarité entre des termes contraires : homme et femme, Un et multiple, être et rien. L´Un est initialement négation du multiple, l´être est initialement négation du rien. Cela nous montre comment une négation ne peut être posée qu´à travers l´opposition, c´est-à-dire qu’elle doit accepter la réalité de son opposé. La positivité de l’identité à soi est supportée par la force d´une négation interne qui, en fait, présuppose toujours la différence pensée comme altérité.

Ainsi, lorsque nous disons que la négation déterminée permet au concept de structurer des relations entre des objets, il semble que nous sommes simplement en train de dire que toute relation capable de déterminer des identités est nécessairement une relation d´opposition. Nous pourrions dire avec Deleuze que « Hegel détermine la différence par opposition des extrêmes ou des contraires »594, comme si toute différence pouvait être soumise à des relations d´opposition. Parler d´une négation qui conserve le nié semble simplement une façon plus floue de dire que, dans toute relation d´opposition, la position d´un terme présuppose la réalité de son opposé en tant que limite de sa signification. En ce sens, nous pourrions comprendre

594 DELEUZE, Différence et répétiton, op. cit., p. 64.

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des tentatives, comme celle de Robert Brandom, visant à définir la négation déterminée comme la réflexion sur les conséquences des relations d incompatibilité matérielle. Rappellons-nous de ce qu´il dit à ce propos :

Hegel accepte le principe médiéval (et spinoziste) onmi determinatio est negatio. Mais la différence simple n´est pas encore la différence que la déterminité exige à partir de ce principe. En fait, la propriété déterminante propre à la négation est l´exclusivité présente dans le principe de non contradiction : p s´exclut de ~p ; ils sont incompatibles595. Ainsi « le concept d´incompatibilité matérielle ou, comme Hegel

l´appelle, de “négation déterminée” est son instrument conceptuel le plus important »596.

Cette compréhension de la négation déterminée comme figure de l´opposition est pourtant trompeuse en plusieurs points. Elle est utile pour nous rappeler comment la négation peut structurer des relations conceptuelles, mais elle ne rend pas compte de certains problèmes majeurs. Le principal concerne le fait que Hegel construise le concept de négation déterminée comme dispositif critique de l´idée selon laquelle les oppositions rendent compte de la structuration intégrale des relations. L´opposition peut admettre qu´il n’est possible de poser un terme qu´à travers la présupposition de la réalité de son opposé, qui apparaît ici comme limite de sa signification. Ainsi, elle admet que toute détermination de l’identité d´un terme n´est possible qu´à travers la médiation de l´altérité. Mais l´opposition ne peut pas admettre que l´identité d´un terme soit le passage dans son opposé, que la limite d´un terme, parce qu´il est une limite lui appartenant aussi, fasse partie de l´extension du terme lui-même. La négation déterminée signifie exactement cela : le terme, lorsqu´il se réalise, c´est-à-dire lorsqu´il fait réference à l´expérience, passe nécessairement dans son opposé et ce passage est, en même temps, la perte et la réalisation de son sens597.

595 BRANDOM, Tales of the mighty dead, op. cit., p. 179. 596 Ibidem, p. 180 597 Nous devons passer ici au problème de la référence parce que la négation déterminée n´est pas simplement le mode de relation entre deux termes, mais le mode de relation entre concept et objet. En ce sens, rappellons-nous de l’idée majeure de Hegel : la connaissance des relations n´est pas le résultat des déductions ; elle est la formalisation des processus dans l´expérience. La négation déterminée concerne les modes de réalisation du concept dans l´expérience. Cela signifie que, lorsqu´elle essaie d´indexer le concept à un objet, lorsqu´elle essaie de réaliser le concept dans l´expérience, la conscience verra le concept passer dans son opposé et engendrer un autre objet (d´où la négation déterminée comme étant le locus du passage d´une figure de la conscience à l´autre). Ainsi, la conscience n´arrive jamais à appliquer son concept au cas sans engendrer une situation qui contredit les aspirations initiales de signification du concept. L´expérience est exactement le champ de ces renversements. Rappellons-nous que Hegel s’intéresse à la façon dont le sens des concepts se

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En principe, cela semble n´avoir pas de sens, pour autant qu´il s´agit de rendre problématique la notion de « relation ». Dans cette perspective, la notion de négation déterminée semble obscure. Car comment est-il possible de dire que la réalisation d'un terme (au sens de sa référentialisation dans l´expérience) est un passage dans l´opposé, est la reconnaissance de son identité avec sa négation?

Deux (ou trois) négations : entre l'opposition réelle et la contradiction

Répondre à cette question exige que nous rentrions, de façon claire, dans le commentaire de l´articulation hégélienne entre théorie des négations et ontologie. Lorsque nous parlons des modes de négation chez Hegel, il ne faut pas oublier que la pensée spéculative connaît deux niveaux distincts (ou même trois) de négation : la négativité abstraite (abstrakte Negativität), qui parfois apparaît sous le nom de négation simple (einfache Negation), et la négativité absolue (absolute Negativität) qui parfois apparaît sous le nom de négation de la négation qui produit une négation déterminée (bestimmte Negation). À l'intérieur de la négativité absolue, nous pouvons déterminer encore deux autres niveaux de négation représentés par les renversements propres à l'umschlagen ou la Verkehrung, et par la suppression propre à l'Aufhebung. Il est possible qu'une négation qui se veuille dialectique soit bloquée au premier niveau, propre aux renversements. C'est-à-dire qu’il peut y avoir des renversements sans résolution dialectique. Néanmoins, il ne peut pas y avoir de résolutions dialectiques sans renversements.

Ces deux systèmes majeurs de négation (abstraite et absolue) s'articulent aux notions d'opposition réelle (Realentgegensetzung et aussi Realopposition) telle que Kant l'a développée dans son Essai sur les grandeurs négatives, et de contradiction (Widerspruch), telle que Hegel la conçoit.

Sur la négation abstraite, nous pouvons dire d'abord qu'elle se définit par son caractère de délimitation d'une déterminité à travers l'exclusion hors de soi de toute altérité. En ce sens, elle permet qu'une déterminité pose son identité à travers des relations d'opposition (en tant que, pour Hegel toute relation de différence nous amène nécessairement à une relation d'opposition). Ainsi, par exemple, dans la proposition « l'Individuel n'est pas l'Universel », la négation apparaît comme opération permettant au sujet

modifie à partir du moment où ils essaient de se réaliser dans l´expérience. Internaliser le sens de l´expérience signifie, pour Hegel, structurer des relations conceptuelles à partir des renversements imposés au concept par l´effectivité. Nous pouvons dire que ce n´est pas le concept qui modèle l´expérience, mais c´est l´expérience qui modèle le concept lorsqu’ elle impose une ré-orientation dans les possibilités d´application du concept.

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grammatical d'établir sa limite et son identité dans l'opposition au prédicat. Hegel pense à cette opération lorsqu'il affirme que la déterminité est essentiellement la limite, et a l'être-autre comme son fondement.

En posant les déterminations opposées comme extérieures, la négation abstraite entretient une relation de correspondance entre référence et concept. Elle nie la solidarité réflexive avec l'opposé en figeant les déterminations comme si elles étaient, selon Hegel, l'expression des différences naturalisées. Mais, en même temps, elle nie la différence entre la référence et son concept.

Sur le premier mouvement propre à la négation abstraite (la détermination de la déterminité à travers l´exclusion de toute altérité), nous devons nous rappeler que Hegel développe ces considérations en ayant en vue, entre autres, le concept kantien d'opposition réelle en tant que présence antagonique de deux être positifs. Pour Kant, une opposition réelle indique que deux prédicats d'un sujet sont opposés de façon contraire, mais sans contradiction. Ainsi « la force motrice d'un corps tendant vers un certain point et un pareil effort de ce corps pour se mouvoir en direction opposée ne se contredisent pas et sont en même temps possibles comme prédicats dans un même corps »598. Cette opposition est décrite en langage mathématique à travers les signes + et - (+A et -A) afin de montrer comment une prédication peut en détruire une autre et arriver à une conséquence dont la valeur est zéro sans qu'il soit besoin d’admettre un concept se contredisant lui-même (nihil negativum). Cela permet à Kant de souligner que le conflit résultant d'un principe réel qui détruit l'effet d'un autre au niveau de l'intuition ne présuppose pas une contradiction au niveau des conditions transcendantales de constitution de l'objet de la connaissance599. Ce conflit réel est la bonne négation « qui permet à l'entendement de constituer des objets »600, pour autant que, contrairement à la contradiction logique (pensée comme objet vide sans concept), cette négation laisse en dehors d'elle-même la question de l'existence du sujet du jugement.

598 KANT, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, Paris : Vrin 1949, pp. 19-20. 599 D'où l'affirmation : « mais dans l'intuition sensible où la réalité (par exemple : le mouvement) est donnée, se trouvent des conditions (des directions opposées) dont on faisait abstraction dans le concept du mouvement en général et qui rendent possible une contradiction qui sans doute n'est pas logique, puisqu'en effet elles consistent à faire d'une donnée simplement positive un zéro = 0 ; on ne pourrait donc pas dire que toutes les réalités s'accordent entre elles par cela seul qu'il ne se trouve aucune contradiction dans leur concept » (KANT, Critique de la raison pure, op. cit., p. 241). 600 DAVID-MENARD, La folie dans la raison pure : Kant lecteur de Swedenborg, op. cit., p. 41.

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Mais si Kant affirme que les prédicats opposés sont contraires sans être contradictoires, c'est parce qu'ils se mélangent comme des forces positives déterminées dans le résultat d'une réalité finale. Les opposés réels sont, pour Kant, des propriétés également positives, ils correspondent à des références objectives déterminées. Il n'y a pas de réalité ontologique du négatif (même s'il y a un pouvoir transcendantal de la négation dans la détermination du noumène comme concept vide par rapport à l'intuition des objets sensibles601). L'aversion et la douleur sont aussi positives (au sens qu'elles se référent à des objets positifs) que le plaisir. Elles ont une subsistance positive comme objets sensibles, qui n'est pas réductible au rapport d'opposition.

Hegel est attentif à la façon dont l'opposition réelle ne bouleverse pas la notion de détermination fixe oppositionnelle. Même en reconnaissant l'existence d'une solidarité entre les contraires dans le processus de définition du sens des opposés (en affirmant que « la mort est une naissance négative »602, Kant reconnaît que le sens de la mort est dépendant de la détermination du sens de la naissance), la notion d'opposition nous empêche de demander comment l'identité des objets est bouleversée lorsque la pensée prend en compte les rapports d'opposition603. Comme le dit Lebrun : « que chacun des termes ne puisse avoir de sens que branché sur son opposé, cela, l'Entendement le concède : cette situation est figurable. Mais que chacun devienne ce que signifie l'autre, ici commence le non-figurable »604. Car :

Tout en admettant, contre les classiques, que le positif peut se retrancher et que le négatif possède en quelque sorte une valeur de réalité, Kant ne mettra jamais en question l’axiome ‘la réalité est quelqu chose, la négation n’ést rien’. Cette proposition est même la clé de voûte de l’écrit sur les Grandeurs négatives ; elle est la condition nécessaire sans laquelle on ne pourrait discerner l’opposition logique de l’opposition réelle605.

Comme Hegel ne suit pas une grammaire de l'adéquation, il cherche

à déployer toutes les conséquences possibles d'une pensée de la relation basée sur le rôle majeur des négations déterminées. Car la production de l'identité à travers la médiation par l'opposé, telle qu'on la voit dans l'opposition réelle, est réflexion-dans-l'autre. Ce recours à l'altérité apparaît

601 Ibidem, pp. 25-71. 602 KANT, idem, p. 24. 603 Elle nous empêche de poser la question : « comment les objets sont-ils redéfinis, reconstitués, du fait qu'ils sont inscrits dans des rapports ? Quelles transformations la notion même d'objet reçoit-elle, du fait d'être ainsi reconstituée par la pensée ? » (LONGUENESSE, Hegel et la critique de la métaphysique, op. cit., p. 80). 604 LEBRUN, La patience du concept, op.cit., p. 292. 605 Idem, Kant et la fin de la métaphysique, Paris : Armand Colin, 1970, pp. 193-194

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comme constitutif de la détermination de l'identité prometant un basculement (Umschlagen) de l'identité dans la position de la différence. Comme le dit Henrich, le premier pas de ce mouvement dialectique consiste à passer de quelque chose qui se distingue de l'autre comme sa limite à quelque-chose qui n'est que limite606. Ce passage devient possible d'autant que Hegel soumet la négation fonctionnelle-véritative à la notion d'altérité, en suivant là une tradition qui remonte au Sophiste de Platon607 : « contrairement à la négation fonctionnelle-véritative [fondé sur l'idée d'exclusion simple], l'altérité est une relation entre deux termes. Il faut au moins deux termes pour qu'on puisse dire que quelque-chose est autre »608.

Cette soumission de la négation à l'altérité nous explique pourquoi la figure majeure de la négation chez Hegel n'est pas exactement le rien ou la privation, mais la contradiction609. La contradiction hégélienne apparaît lorsqu'on essaye de penser l'identité dans une grammaire philosophique qui soumet la négation à l'altérité. Dans cette grammaire, il n'y a d'identité que lorsqu'une relation réflexive entre deux termes peut être comprise comme

606 Voir HENRICH, Hegel im Kontext, op. cit., p. 112. 607 Comme nous le voyons dans cette affirmation : « quand nous énonçons le non-être, nous n'énonçons point, semble-t-il, quelque contraire de l'être mais seulement quelque chose d'autre" (PLATON, Sophiste in : Oeuvres Complète, Paris : Gallimard (La Pléiade), 1950, 257b). 608 HENRICH, Hegel im kontext, op.cit., p. 133. 609 En ce sens, Dubarle a bien noté que le terme faisant fonction de terme nul est absent de la doctrine du Concept telle que Hegel la formule (DUBARLE et DOZ, Logique et dialectique, Paris : Larousse, 1972, pp.134-145). La reponse se trouve dans le fait que le terme nié chez Hegel n'atteint jamais la valeur zéro, en tant que cette fonction de zéro sera critiquée par Hegel comme étant un « néant abstrait » (abstrakte Nichts). En ce sens, l'intérêt hégélien pour le calcul infinitésimal est lié à la façon dont Hegel structure sa compréhension de la négation comme un passage à la limite de la déterminité. La négation hégélienne n'atteint jamais la valeur zéro parce qu'elle fait passer le néant à la limite du surgir (Entstehen) et l'être à la limite du disparaître (Vergehen) (cf. HEGEL, Science de la logique I, op.cit., pp. 79-80). En fait, elle est expose ce moment où l'être est en train de disparaître et où le néant est en train de se manifester dans une déterminité. D'où l'importance donnée par Hegel à la notion de grandeur évanouissante dans la compréhension de la dialectique du devenir (Werden) : « ces grandeurs ont été déterminées comme des grandeurs qui sont dans leur disparaître (die in ihrem Verschbwinden sind), non avant leur disparaître, car alors elles sont des grandeurs finies - non aprés leur disparaître, car alors elles sont néant » (Ibidem, p. 78). Pour une analyse plus détaillée du rôle des infinitésimaux dans la Logique de Hegel, voir FAUSTO, Sur le concept de capital : idée d'une logique dialectique, Paris : L'Harmattan, 1996, pp. 23-25. Sur la question de l'impossibilité de la négation hégélienne à atteindre la valeur zéro, rappelons encore la façon dont Hegel détermine le vide (das Leere) : « le vide, donc, en vérité, n'est pas l'immédiat, indifférent pour soi en face du Un, mais il est le se-rapporter-à-autre-chose de cet Un, ou sa limite » (HEGEL, Science de la logique I, op.cit., p. 135). Rappelons aussi que Lacan, en utilisant la négation surtout comme « manque » et comme « vide », mais très rarement comme « rien », affirme que « la négation, ça n'est pas un zéro, jamais, linguistiquement, mais un pas un » (LACAN, S IX, séance du 21/02/62).

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relation simple et auto-référentielle, c'est-à-dire qu’il n'y a d'identité que là où il y a reconnaissance réflexive de la contradiction.

Nous pourrions penser que la négation absolue, ou la double négation, serait simplement l'affirmation de cette identité entre les contraires ou de « ce disparaître incessant des opposés dans eux-mêmes »610. Mais affirmer cela revient à confondre l'Umschlagen et la Verkehrung propre à ces passages dans le contraire avec l'Aufhebung qui fonde la négation absolue comme négation : elle « supprime de telle façon qu'elle conserve (aufbewarht) et retient (erhält) ce qui est supprimé »611. « Conservation » et « rétention » sont deux termes qui montrent comment l'Aufhebung est, à un certain niveau, un mode de négation qui opère des suppressions pour pouvoir bloquer les renversements et pour pouvoir poser dans l'effectivité une détermination sans la renverser dans son contraire.

Cela est possible parce que, contrairement à la négation abstraite, la négation absolue propre à l'Aufhebung n'est pas expulsion de ce qui lui est opposé, quoiqu'elle ne soit pas non plus un simple passage au contraire. Elle est présentation de ce qui ne peut pas être posé immédiatement de façon positive par le concept. En ce sens, son enjeu consiste à pouvoir conserver dans une détermination objective ce qui est négation ontologique.

Cette négation ontologique, négation qui présente ce qui est en soi négatif, se manifeste toujours à travers l´évanouissement (Vergehen) de la référence devant les opérations du concept. C´est en ce sens que nous devons comprendre cette affirmation d´Adorno : « puisque chaque proposition singulière de la philosophie hégélienne reconnaît sa propre inadéquation à cette unité, la forme exprime alors cette inadéquation dans la mesure où elle ne peut saisir aucun contenu de manière pleinement adéquate »612. Mais ce blocage dans la saisie du contenu est un fait inscrit dans la langue spéculative. « Si l'on dit aussi “l'effectivement réel est l'universel” (das Wirkliche ist das Allgemeine) [et pour Hegel tout processus de nomination passe par cette dialectique entre le particulier et l'universel – nommer c’est se rapporter à un particulier à travers l'universel du langage], l'effectivement réel comme sujet s'évanouit (vergeht) dans son prédicat »613. La négation dialectique se déploiera exactement comme la reconnaissance de ce caractère évanouissant de la référence. Nous pouvons dire que le langage dialectique est, à sa façon, un langage de l´évanouissement : langage qui ne pétrifie pas ses affirmations, mais qui présente la référence au moment de passer à la limite.

610 HEGEL, Science de la logique II, op.cit., p. 72. 611 HEGEL, PhE I, p. 160. 612 ADORNO, Trois études sur Hegel, op.cit, p. 104. 613 HEGEL, PhE I., pp. 54-55.

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Ainsi, contrairement à l'arbitraire du rapport signe/référence chez Saussure, la nature évanouissante de la référence chez Hegel exige d’admettre une modalité possible de relation entre le mot et la chose grâce à une négation pensée comme mode de présence de quelque chose de l´ordre du Réel. Cette différence entre l´arbitraire du rapport signe/référence chez Saussure et la nature évanouissante de la référence chez Hegel est fondamentale et indique le point de séparation entre structuralisme et dialectique. Mais, au moins en ce qui concerne ce problème, Lacan est beaucoup plus proche de Hegel que de Saussure614.

Affirmer la possibilité du langage devenir présence de quelque chose de l´ordre du Réel c'est une perspective que Saussure ne semble pas prêt à accepter, surtout lorsqu'il affirme que la spécificité des objets de la science du langage consiste « en ce que les objets qu'elle a devant elle n'ont jamais de réalité en soi, ou à part des autres objets à considérer, n'ont absolument aucun substratum à leur existence hors de leur différence ou en des différences de toute espèce que l'esprit trouve moyen d'attacher à la différence fondamentale »615. En fait, la grammaire hégélienne n'a jamais nié l'existence d'un genre de « réalité en soi » des objets nommés par le langage ; mais elle n'a pas été contrainte de poser un substratum pré-discursif comme recours à la pensée. L'en soi de l'objet n'est pas un donné positif, mais est une négativité en soi. Grâce à cela, l'idée d'un caractère évanouissant de la référence porte en soi une certaine modalité de présence caractéristique de la notion hégélienne de temporalité comme activité négative idéelle616.

Ce point est fondamental pour comprendre la nature de la double négation chez Hegel. Nous avons d'abord dit que la première négation est

614 Rappelons par exemple comment le rapport entre sujet et signifiant chez Lacan n'est pas pensé simplement à travers l'arbitraire. Entre sujet et signifiant il y a surtout un rapport de fading : « lorsque le sujet apparaît quelque part comme sens [à travers son aliénation dans le signifiant], ailleurs il se manifeste comme fading, comme disparition. Il y a donc, si l'on peut dire, une affaire de vie et de mort entre le signifiant unaire, et le sujet en tant que signifiant binaire, cause de sa disparition » (LACAN, S XI, p. 199). 615 SAUSSURE, Ecrits de linguistique générale, op.cit., p. 65. 616 Il n´est pas totalement correct de dire, comme Habermas que « le sujet est déjà pris dans des processus de rencontre et d´échange et se découvre toujours déjà situé dans des contextes. Le réseau des relations sujet-objet est déjà posé, les liens possibles avec les objets sont déjà établis avant que le sujet s´implique vraiment dans des rapports et rentre, en fait, en contact avec le monde » (Habermas, Wahrheit und Rechfertigung, Frankfurt : Suhrkamp, 2004, p. 191). Comme nous l’avons vu, il est vrai qu´il n´y a pas de désignation possible d´objet qui ne passe par une structure responsable de la production du signifié. Néanmoins, il n´est pas totalement correcte de dire que « les liens possibles avec les objets sont déjà établis avant que le sujet s´implique vraiment dans des rapports ». Le mouvement d´échec de la désignation montre qu´il y a quelque chose qui ne peut être récupéré par la médiation du langage que comme négation et évanouissement. Cela fait une grande différence car cela nous empêche de voir la philosophie hégélienne comme un hylémorphisme entre forme et contenu.

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inadéquation entre la structure linguistique de la pensée et l'objet de l'expérience. Dans les considérations sur la désignation chez Hegel, il est possible de cerner cette inadéquation comme négation qui vient de l'échec de la désignation. Un échec qui apparaît comme évanouissement de la référence à l'intérieur du système linguistique producteur de signification. L'inversion dialectique qui se fait à travers la négation de la négation consiste à voir dans le vide de l'évanouissement un mode de signification de l'individuel. La négation qui vient de la désignation et qui indique l'évanouissement de la référence est répétée de façon inverse : l'évanouissement de la référence nie la signification produite par la structure. La première négation va du langage aux choses ; la seconde, des choses au langage et est mise en opération par le travail du concept.

Ce double mouvement nous permet d'affirmer que le langage chez Hegel n'est ni conventionnaliste (entre le mot et la chose il n'y aurait que des relations arbitraires - position plus proche de Saussure), ni expressif (le mot est la présence de la chose, comme si existait un hylémorphisme entre forme et contenu qu’au fond Lacan essaye d’associer à Hegel). Car, comme le rappelle Lebrun : « L’expression? Mais le concept ne s’exprime ni ne s’indique à travers ses déterminations : il s’y démontre en les dissolvant et en niant leur indépendance apparente »617. Pour la dialectique, il n'y a pas d'expression qui ne soit négation de l'exprimé. Si l'évanouissement peut produire une signification, c'est parce que la pensée spéculative développe ce que Ruy Fausto a nommé des « significations-limites »: significations qui se donnent dans la limite du passage d'un terme à l'autre.

En ce sens, la réconciliation hégélienne apportée par la négation de la négation n'est pas la simple position d'une affirmation, elle n´est pas construction de la réconciliation à partir de la logique de l´adéquation. Elle est reconnaissance linguistique de l´essence des objets comme négation en soi. Ici nous voyons ce qui détermine le régime de relation entre langage et ontologie chez Hegel. La réalité ontologique de la négation (qui doit se manifester dans le champ de l´expérience lorsque ce qui est « simple concept » essaie d´indexer l´effectivité) oriente le langage dans ses exigences référentielles. Cela exige un concept capable de récupérer (au sens d´internaliser) ce qui a été nié de façon abstraite par le signe. Un concept qui, à partir de cette internalisation, soit capable de reconfigurer les régimes de relation entre des termes. Une des dimensions de ce travail d´internalisation de ce qui est négatif en soi nous amène à comprendre le concept comme ce qui est capable de formaliser des contradictions objectives.

617 LEBRUN, La patience du concept, op. cit., p. 353.

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La contradiction objective entre Hegel et Adorno

Contradiction objective n´est pas un terme que nous trouverons chez Hegel, puisqu´il a été produit par la tradition dialectique d’orientation marxiste afin de souligner le caractère réel, et non pas simplement logique, de la contradiction dialectique. Les critiques de la dialectique voient, dans le concept de contradiction logique, un genre de « monstruosité conceptuelle » qui serait le résultat d’une confusion plus au moins naïve entre opposition réelle et opposition logique. Néanmoins, il s’agit d’un concept décisif si nous voulons comprendre comment le concept internalise ce qu´il nie.

Pour comprendre la contradiction objective, il faut partir de cette affirmation hégélienne : « quelque-chose est donc vivant seulement dans la mesure où il contient dans soi la contradiction (Widerspruch in sich enthält) et à vrai dire est cette force [qui consiste] à saisir dans soi et à supporter la contradiction »618. Mais que signifie contenir dans soi la contradiction ? Suivons une indication d'Adorno : « le caractère objectif de la contradiction ne désigne pas seulement ce qui de l'étant reste extérieur au jugement, mais au contraire quelque chose dans le jugé lui-même [...]. Il s'agit de poursuivre dans la connaissance l'inadéquation entre la pensée et la chose : de l'éprouver dans la chose (Ding) »619. Éprouver dans la chose l'inadéquation entre la pensée et la réalité empirique ne peut signifier que montrer, à l'intérieur de l'objet de l'expérience lui-même, le décalage entre signe et désigné en tant que mode de manifestation de l´essence de ce qui se pose comme objet.

Rappellons ce que dit Adorno à propos de la double négation produite par la négation déterminée : « la négation de la négation ne résilie (rückgängig) pas cette négation mais révèle qu'elle n'était pas assez négative ; sinon la dialectique reste certes finalement indifférente à ce qui fut posé au début »620. Pour Adorno, la négation de la négation, qui ne résilie pas la première négation, doit nécessairement produire une contradiction objective, au lieu d'une affirmation. Elle nous amène à une pensée de l'objet de l'expérience fondée « non dans le principe mais dans la résistance (Widerstand) de l'autre à l'identité »621. À travers la négation de la négation

618 HEGEL, Science de la logique II, op.cit., p. 83. 619 ADORNO, DN, p. 152. 620 Ibidem, p. 158. 621 Ibidem, p. 157. La première exposition de cette résistance de l'objet suit la dialectique hégélienne entre l'identité et la diversité en tant que recours à un moment d'empirisme dans la dialectique. Adorno dira ainsi que « le moment de la non-identité dans le jugement identifiant est aisément discernable dans la mesure où tout objet singulier subsumé sous une classe possède des déterminations qui ne sont pas comprises dans la définition de sa classe » (Ibidem, p. 148). Qu'une pensée dialectique doive avoir recours à un argument empirique trivial sert d'indice au besoin de prendre en compte le moment de l'expérience sensible.

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on retourne à l'objet qui fut posé au début, mais l'essence de l'objet apparaît comme résistance à la signification produite par les schémas d'identification propres à la structure oppositionnelle de la pensée. « L'essence de l'objet, c’est le ratage » dirait Lacan et nous avons vu les conséquences cliniques de cette affirmation. Disons que la reconnaissance de ce nouage ontologique entre objet et négation anime aussi la dialectique adornienne622.

Il ne s'agit pas ici de faire de « l'indissolubilité (Unauflöslichkeit) de l'objet un tabou pour le sujet »623, voie certaine soit pour le scepticisme soit pour le retour à la positivité. Il s'agit surtout de reconnaître l'existence d'une négation venant de la résistance de l'objet en tant que pôle de l'expérience sensible. Un peu comme Hegel montrait, mutatis mutandis, comment le fondement de la négation dialectique est la négation qui vient de l'échec de la désignation du fait de l'évanouissement de la référence. Mais pour ne pas hypostasier la négation dans le blocage sceptique du non-savoir, cette résistance de l'objet ne peut être posée que comme résistance. Position qui est déjà une promesse de réconciliation. Cela amène Adorno à pousser la dialectique de l'universel et du particulier jusqu'à sa limite.

Il faut faire une « critique réciproque de l'universel et du particulier »624, en exposant la double négation. D'abord, la critique du particulier. L'abstraction propre à l'Universel qui soumet des êtres singuliers et de performances non-identiques (nichidentische Einselwesen und Leistungen) à un principe général et structural d'organisation doit être posée afin de briser l'illusion de l'immanence. C'est la première négation qui va du langage aux choses. Hegel ne disait pas autre chose dans ses considérations sur la puissance négative du langage.

Mais l'auto-réflexion du penser reconnaît que le vrai but de la pensée consiste à entendre les aspirations de ce qui a été perdu et à savoir retourner à l'objet. Dans ce retour il trouve l'objet non pas comme positivité désignée, mais comme point d'excès d'une opération de nomination. D'où l'importance de la contradiction objective comme moment d'exposition de ce point d'excès à l'intérieur d'un objet qui a été structuré par les procédures d'universalisation de la pensée conceptuelle. Ainsi « le non-identique constituerait l'identité propre de la chose (Sache) face à ses identifications »625. C'est le moment de négation qui part de la chose vers le langage.

622 Cela sans oublier que l'essence chez Adorno reçoit une définition éminemment négative : « l'essence rappelle la non-identité, dans le concept, de ce qui n'est pas tout d'abord posé par le sujet mais qu'il poursuit » (Ibidem, p. 167). 623 Ibidem, p. 157. 624 Ibidem, p. 145. 625 Ibidem, p. 159.

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Ce schéma reste fondamentalement hégélien, précisément là où il croit s'éloigner de la démarche de Hegel. Car, depuis Hegel, la dialectique se fonde sur la reconnaissance de la négation ontologique comme mode de présence de l'objet.

Revenons à certains exemples que Hegel fournit au moment d'expliquer comment quelque chose peut contenir en soi la contradiction. Notons ici l'importance de l'affirmation de Hegel à propos de la présence immédiate de la contradiction dans les déterminations relationnelles : « père est l’autre du fils et fils l’autre du père, et chaque terme est seulement comme cet autre de l’autre [...]. Le père, en dehors du rapport à fils est aussi quelque-chose pour soi (etwas für sich) ; mais ainsi il n’est pas père, mais un homme en général (Mann überhaupt) ». Hegel se sert du même raisonnement dans un autre exemple qui touche de façon directe au problème de la désignation : « haut est ce qui n'est pas bas ; haut est déterminé seulement à ne pas être bas, et n'est que dans la mesure où il y a un bas ; et inversement, dans une détermination se trouve son contraire ». Mais « haut et bas, droite et gauche, sont aussi termes réfléchis dans soi, quelque chose en dehors du rapport [c’est nous qui soulignons], mais seulement des lieux en général »626.

Ces deux exemples convergent dans une intuition majeure : les déterminités sont, en même temps, quelque chose dans une opposition logique et quelque chose pour soi, en dehors du système réflexif de ces déterminations oppositionnelles. Elles ont une manière de subsister irréductible. Hegel avait déjà souligné ce point en commentant l'opposition entre le positif et le négatif en tant que déterminations-de-réflexion autonomes : « le négatif a aussi, sans rapport au positif [c’est nous qui soulignons], un subsister propre »627. Autrement dit, le négatif n'est le manque d'une détermination ou un positif en soi qui apparaît comme négatif qu’à l'intérieur d'une relation, mais il est aussi un négatif en soi, en dehors de son opposition au positif. Cela restitue au négatif sa dimension ontologique.

Ces formulations sont très importantes pour la compréhension de la contradiction hégélienne. L’identité est toujours énoncée avec son contraire non pas parce que, par exemple, le père est simplement le contraire du fils et parce que dès qu'on pose le père il faut présupposer le fils à travers une réflexion l’excluant. La contradiction se trouve dans le fait que le père est, en même temps, détermination pour les autres (en tant que signifiant « père » qui se détermine à travers les oppositions entre les signifiants « fils », « mère » etc.) et indéterminité pour soi (en tant qu'il peut toujours

626 HEGEL, Science de la logique II, op.cit., p. 84. 627 Ibidem, p. 77.

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s’identifier avec la négativité de l'indétermination de l’homme en général). Comme l’indique Zizek : « je ne suis pas seulement “père”, cette détermination particulière, mais au-delà de ces mandats symboliques, je ne suis rien que le vide qui leur échappe (et comme tel, leur propre produit rétroactif) »628. De la même façon, la désignation reconnaît la présence d'une extériorité irréductible au système qui apparaît dans l'exemple hégélien comme le « lieu en général ». Comme si l'inscription de l'individualité dans un système structural d'oppositions produisait toujours une espèce de reste, d'échec réitéré de l'inscription que Hegel aurait reconnue à travers cette façon de concevoir la contradiction.

Il peut sembler étrange que des notions comme Homme en général et lieu en général soient comprises comme points d´excès par rapport à la tentative d´inscrire l´individualité dans un système structuré. Il peut sembler, par exemple, que Hegel veuille simplement montrer comment les sujets sont, en même temps, des singuliers individualisés dans un univers structural d’identités et différences (père de ..., fils de ...) et des personnes en général ayant des propriétés essentielles en commun avec d´autres personnes. Néanmoins, si cela était le cas, il n´aurait aucune raison de parler ici de « contradiction ». Si Hegel voit un exemple de contradiction c´est parce que « homme en général » est un lieu vide aux déterminations relationnelles que nous renvoie à la dialectique du fondement (Grund), qui suit les réflexions de Hegel sur la contradiction. Ainsi, en se servant d'un Witz fameux de l'idéalisme allemand, Hegel soutient que « ces déterminations-de-réflexion se sursument et la détermination qui est allée au gouffre (zu Grunde gegangene) est la détermination véritable de l'essence »629. Ou encore que « l'essence, en tant qu'elle se détermine comme fondement, se détermine comme le non-déterminé, et c'est seulement le sursumer de son Être-déterminé qui est son déterminer »630. « Homme en général » ne fait donc qu´indiquer ce qui ne se détermine pas à travers des prédications et des individualisations, mais qui reste indéterminé et négatif.

Cela nous fournit un moyen de comprendre la nature objective de la contradiction hégélienne. Pour Hegel, la contradiction est interne à l’objet parce qu'elle exprime la scission qui résulte de l’inscription de l’objet visé dans un réseau de déterminations symboliques631. Ainsi, le non-identique constituerait l'identité propre de la chose (Sache) face à ses identifications.

628 ZIZEK, Subversions du sujet.,op.cit., p. 136. 629 HEGEL, Science de la logique II, op.cit., p. 88. 630 Ibidem, p. 89. 631 C'est en ce sens que nous comprenons la remarque de Béatrice Longuenesse : « c'est qui reste, selon lui [Hegel], une découverte inestimable, est la tension entre l'unité du Je pense et la mutiplicité non pensée, ou non complètement unifiée par la pensée. Tout objet (pensé)

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Nous pouvons critiquer cette stratégie hégélienne en affirmant qu'elle réduit ce qui est hors système à un point vide, à une pure présence dépourvue d'individualité sensible. En ce sens, ce n'est pas un hasard si Hegel compare l'horreur habituelle de la pensée représentative devant la contradiction à l'horreur de la « nature devant le vacuum »632.

Mais cette stratégie peut être expliquée si l'on accepte que, du point de vue du concept, le sensible et le contingent apparaissent nécessairement comme pure opacité qui résiste à toute déterminité. Ce qui est contingent et particulier dans l'objet de l'expérience ne se manifeste à l'intérieur du savoir que comme ce qui est vide de concept. Si Hegel a pu faire un jeu de mots pour affirmer que le contingent (zufällig) est ce qui est voué a tomber (zu fallen), c'est parce que le contingent est ce qui tombe du concept, une chute dans le vacuum de ce qui n'a pas de concept.

Le problème hégélien consiste alors à savoir comment présenter ce qui est vide de concept dans une déterminité conceptuelle, et non pas comment effacer le non-conceptuel à travers l'emprise totale du concept. Est-il possible de conserver le non-conceptuel sans tomber dans son hypostase ? C'est une problématique adornienne par excellence. Comme l’a bien souligné Mabille, il y a, à l'intérieur même de l'ontologie hégélienne, un risque d'indétermination qu'il faut toujours d'abord assumer pour pouvoir ensuite le conjurer633.

Il nous semble que, pour Hegel, cette tâche philosophique majeure ne peut être réalisée que lorsqu'on essaye de répondre à la question des conditions d'un « acte-de-saisir et d'énoncer (Auffassen und Aussprechen) la contradiction »634. Il s’agit autrement dit d'une énonciation qui puisse présenter la contradiction et l’amener à la dimension des opérations du concept. C’est une façon dialectique de soutenir qu'en vérité, la synthèse est déjà réalisée par la scission635.

porte en soi cette tension, c'est pourquoi tout objet porte en soi la contradiction » (LONGUENESSE, Hegel et la critique de la métaphysique, op. cit., p. 51). Une contradiction « entre son inscription dans une unité rationnelle et son irréductibilité à l'unité » (ibidem, p. 52). C’est sans doute pourquoi le savoir spéculatif détermine toujours l'objet comme syllogisme. Comme le dit Hegel : « l’objet est le syllogisme ou le mouvement de l’universel, à travers la détermination vers la singularité, aussi bien que le mouvement inverse de la singularité, à travers la singularité comme supprimée (aufgehobne) ou [comme] la détermination vers l’universel » (HEGEL, PhE II, p. 294). 632 HEGEL, Science de la logique II, op. cit., p. 85. 633 Car « chaque fois que Hegel parvient à un moment de perfection où l'identité semble se recourber sur soi pour une jouissance autarcique, c'est la négation de cette identité qui sauve l'Absolu de l'abstraction et de l'indétermination » (MABILLE, Idéalisme spéculatif, subjectivité et négations, op. cit., p. 170). 634 HEGEL, Science de la logique II, op. cit., p. 83. 635 Cf. ZIZEK, Hegel passe : le plus sublime des hystériques, op.cit., p. 120.

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Entre intersubjectivité et reconnaissance Nous pouvons enfin revenir au problème hégélien de la reconnaissance pour le penser à partir de la dynamique des actes de parole capables d´énoncer la contradiction interne à la détermination de l’identité. Si l´hypothèse selon laquelle Hegel cherche à penser comment présenter ce qui est vide de concept dans une déterminité conceptuelle est correcte, alors elle doit produire des conséquences dans une réflexion sur la reconnaissance. En fait, la confrontation entre sujet et objet, un objet pensé comme lieu privilégié de la contradiction, doit constituer les possibilités et les structures de reconnaissance, et non pas l´inverse. Ce ne sont donc pas les structures intersubjectives de l´usage ordinaire du langage qui constitueront le champ des expériences possibles d´objet. On doit alors abandonner tout concept d´intersubjectivité qui fonderait la rationalité de l'action dans un horizon de transparence entre l'intentionnalité et l'effectivité de la parole.

En ce sens, il est très difficile d´admettre que la reconnaissance hégélienne est une reconnaissance intersubjective, comme le croyait Lacan. Et ce n´est pas hasard si dans la Phénoménologie de l'Esprit, toutes les figures de la conscience où le langage apparaît manifestement comme espace de réconciliation sont des figures qui finissent dans des impasses. En fait, tout se passe comme si Hegel cherchait à démontrer que la confrontation avec l´opacité de l´objet, avec l´indétermination de ce qui ne se soumet pas de façon immédiate à la production structurée de sens, devait configurer les possibilités de reconnaissance entre des sujets, en tant qu´elle organise dialectiquement le langage. Comme nous l’avons déjà vu, chez Hegel, les relations d´objet ne se soumettent pas intégralement aux relations intersubjectives préalablement établies (comme si la première n´était que réification de la deuxième). En fait, la résistance des relations d´objet met en mouvement le champ de reconnaissance vers des exigences chaque fois plus vastes de réconciliation.

Il y a beaucoup à dire à propos de cette hypothèse, mais il est possible qu´elle devienne plus claire par l´analyse de quelques figures de réconciliation dans la Phénoménologie. Le mieux serait peut-être de discuter le concept de moralité à la fin de la section « Esprit ». C´est un mouvement majeur qui doit être d’abord compris sous le signe de la confrontation entre Kant et Hegel. Une confrontation qui vise la critique de la notion transcendantale de subjectivité et de ses impasses pratiques lorsqu’elle exige la reconnaissance. En ce sens, nous pouvons revenir de façon plus systématique à certaines considérations esquissées au chapitre IV.

Hegel commence en rappelant que, en tant que Gewissen, la conscience-de-soi détermine le devoir comme essence posée par elle même

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en tant que fait de sa propre liberté. Cette conscience du devoir comme ce qui est essentiel pose la nature comme une effectivité dépourvue de signification. D´où l´idée que la volonté libre est celle qui s´abstrait de toute détermination de la nature, puisqu´il n´y a pas de liberté là où le sentiment physiologique du bien-être guide le comportement. Dans ce cas, le sujet est soumis à une causalité naturelle où l´objet et les instincts liés à la satisfaction des nécessités physiques donnent à la volonté la Loi. Comme nous l’avons vu, selon Kant, il n´y a de liberté que lorsque le sujet peut déterminer de façon autonome un objet pour la volonté. Afin de pouvoir produire cette détermination, il doit s´appuyer sur la raison contre les impulsions pathologiques du désir. C´est à travers le refus radical de la série des objets pathologiques que le comportement humain et son système de décisions peuvent être autre chose que le simple effet de la causalité naturelle.

Mais la nature n´est pas seulement l´extériorité du purement autre. Elle est sensibilité (Sinnlichkeit) qui, dans la figure du vouloir, apparaît comme Trieb qui se contrapose à la volonté pure comme pure finalité du devoir. Dans ce conflit entre raison et sensibilité, la raison doit être capable de poser une réconciliation qui permet la réalisation du bonheur. Pourtant, Hegel sait que, dans ce contexte, la Loi morale de la volonté pure ne peut s´affirmer qu´à partir d´une opération de rabaissement du sensible, opération qui enlève toute dignité ontologique de l´expérience du sensible dans la détermination de la signification de l´acte moral. Selon Hegel, pour la conscience morale comme pur devoir (reinen Pflicht), la sensibilité a seulement une signification négative et désigne seulement la non-conformité au devoir. D'où la nécessité pour la conscience morale de renvoyer l'accomplissement de la moralité, c'est-à-dire l'harmonie parfaite entre moralité et bonheur, à l'infini à travers les postulats de Dieu, de l'immortalité de l'âme et de la liberté. Cette modalité hégélienne de reprise critique de Kant montre comment Hegel veut opérer un retour au sensible contre la transcendantalité pure de l'impératif moral : « la moralité pure, tout à fait séparée de l'effectivité (Wirklichkeit), en sorte qu'elle serait sans aucun rapport positif avec celle-ci serait une abstraction sans conscience, ineffective (bewuβtlose, unwirkliche Abstraktion), dans laquelle le concept de moralité [...] serait complètement supprimé »636.

Pour n´être que le pur devoir, l´action morale ne doit pas agir. Car Hegel rappelle qu´en agissant la conscience se confronte avec quelque chose qui va au-delà de la pure représentation du devoir. La conscience entre en relation avec l´objet opposé pensé comme « effectivité du cas multiforme ». L'idée d'une multiplicité des cas s'opposant à la représentation simple que la

636 HEGEL, PhE II, pp. 165-166.

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conscience a du devoir indique comment chaque contenu déterminé de l'action reçoit sa signification de la spécificité des contextes multiples. Signification toujours évanouissante pour autant que le cas produit toujours une multiplicité innombrable de conséquences où la conscience peut ne pas se reconnaître : « un donné, une situation qui survient est une effectivité extérieure concrète qui, de ce fait, a à même soi un nombre indéterminable de circonstances. Chaque moment singulier qui se montre condition, fondement, cause d'une telle circonstance, et qui y a de ce fait contribué pour sa part, peut être regardé comme en étant moralement-responsable ou, du moins, comme y ayant une responsabilité morale. Par conséquent, l'entendement formel, dans le cas d'un riche donné (par exemple la Révolution française), peut choisir une multitude innombrable de circonstances, celle dont il veut affirmer qu'elle en est moralement-responsable »637. L'acte produit toujours un reste où la conscience liée à l'entendement ne peut pas se reconnaître.

En fait, lorsqu´elle rentre dans des contextes d´action, la conscience morale finit par se diviser entre le respect de la pure représentation du devoir et le respect des lois, devoir et contextes multiples qui affectent la sensibilité. D´où l´affirmation de Hegel selon laquelle la conscience agissante voit le pur devoir apparaître comme un Autre. Hegel joue ici avec le clivage entre la forme générale de l'action et le contenu, contextuel et déterminé. Ce clivage amène la conscience à affirmer qu'il n'y a aucune effectivité qui soit morale ou qu'il y en a une, mais seulement dans la représentation. Le résultat sera soit la simple hypocrisie, soit l´ironisation des comportements avec des passages dans l´opposé que Hegel décrit dans le chapitre intitulé Die Verstellen.

C´est comme une réponse à ce danger d´ouvrir les portes à l´absence de fondement de l´action que la conscience morale peut enfin apparaître comme Gewissen, pure certitude morale immédiate qui est, à l'intérieur de soi-même, l'esprit libre. Hegel comprend la Gewissen comme la troisième figure du Soi de la conscience après la personne abstraite du droit et de la liberté absolue dépourvue de contenu.

La Gewissen n´est pas tout simplement un recours à l´intériorité. La conscience reconnaît le rôle fondamental du langage en tant que champ de reconnaissance, pour autant que le langage est « l´élément collectif (Gemeinschaftlich) des consciences de soi ». Avec la Gewissen, le langage aparraît clairement comme « élément médiateur des consciences de soi indépendantes et reconnues ». Mais ici elle n´est pas langage du déchirement

637 HEGEL, Principes de la philosophie du droit, trad. Jean-François Kervégan, Paris : PUF, 1998, p. 194.

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(comme elle a été à l´occasion de l´épuisement, dans le monde de la culture, de l´éthique aristocratique de l’honneur en tant qu’horizon de socialisation et de comportement). Elle est langage de la conviction qui sait que l´essence de l´action est la justification qui construit le champ de reconnaissance avec l´Autre. Hegel affirme que dans ce cas réaliser l´action ne signifie pas traduire (übersetzen) la finalité dans une effectivité abstraite, mais traduire la forme de la certitude immédiate dans la forme de l´assertion (Versicherung).

Mais avant d’aborder la façon dont Hegel comprend l´impasse de la Gewisssen, nous devons rappeler quelques éléments majeurs qui constituent l´arrière-fond de ce débat. Car lorsqu´il parle de la conviction de détenir le contenu de l´action, Hegel pense de nouveau avec Kant. Nous savons comment Kant essaie de réconcilier la raison avec sa dimension pratique à travers la fondation d´une Loi morale inconditionnée, catégorique et universelle. Loi capable d´ouvrir un champ intersubjectif de validation du comportement rationnel qui amènerait le sujet à guider ses actions vers la réalisation d´un lien systématique des êtres rationnels par des lois communes. Nous avons vu que la stratégie kantienne était dépendante d´une articulation entre la signification de l´action et une transcendantalité qui présuppose une immanence entre forme générale de l´acte et intentionnalité morale. Avec Kant nous savons toujours dans quelles conditions un acte doit être réalisé pour qu'il soit le résultat d'une volonté libre. Notre ignorance porte sur la présence effective de ces conditions. Je ne saurai jamais, en toute certitude, si un acte a été ou n´a pas été accompli par amour pour la Loi, mais je saurai toujours quelle est la forme d´un tel acte, pour autant que « la forme est déjà l´objet d´une volonté libre » ou, comme le dit Hegel à propos de la perspective de la Gewissen, que « c´est dans la forme de l´action que se trouve l´universalité (Die Allgemeinheit liegt in der Form derselben). »

En fait, la problématisation de ce rapport entre transcendantalité et signification, problématisation qui nous renvoie de nouveau au chapitre IV, est la base des discussions hégéliennes sur la Gewissen. Lorsqu´il parle de la façon dont la Gewissen détient le contenu du devoir pur, Hegel essaie de montrer comment elle croit en la signification comme simple soumission transcendantale du cas (Fall) à une Loi d´aspiration universelle qui se confond avec la volonté pure de la conscience et qui la rassure dans la certitude des usages corrects du langage. Néanmoins, à l´intérieur même de l´acte, la conscience fera l´expérience du clivage entre sa position particulière de « soi même singulier » et sa position de conscience universelle, conscience qui essaie de poser ses procédures de validation et de comportement à travers une perspective universaliste et inconditionnelle qui est « savoir et vouloir universel qui reconnaît les autres ». C´est un clivage qui apparaît à nouveau comme conflit entre la représentation simple du

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devoir et le caractère multiple du cas : « d'autres considèrent peut-être comme une fraude (Betrug) sa façon de procéder, c'est qu'ils s'en tiennent à d'autres aspects du cas concret, tandis que lui retient fermement cet aspect du cas selon lequel il est conscient de l'accroissement de sa propriété comme pur devoir »638. Hegel a en vue un problème concernant les structures d’application des normes universelles à des cas concrets. Si le moteur de la dialectique se situe dans l´expérience du décalage entre désignation et signification – décalage qui ne peut être résolu que par la compréhension de l´évanouissement comme mode de manifestation de l´essence – alors il doit organiser aussi les régimes de reconnaissance et d’application des critères normatifs de justification. L´absence de transparence entre détermination transcendantale et réalisation concrète est donc un moment nécessaire pour constituer la raison dans sa dimension pratique. Car ce n´est qu´à travers l´assomption de la rationalité d´un tel moment que peut advenir un acte qui exige la reconnaissance de la rationalité de ce qui apparaît au sujet comme opaque à l´intérieur de son propre agir. Tel est peut-être le sens de l’affirmation suivante : « l´œuvre à laquelle la liberté prenant conscience de soi pourrait parvenir consisterait en ceci : comme substance universelle, elle se ferait objet et être permanent ; cet être-autre serait la différence au sein de liberté »639. Ayant cela em vue, nous pouvons revenir à une figure majeure de la réconciliation chez Hegel.

Nous savons que Hegel essaie de résorber ce clivage entre action et justification grâce à la figure du Mal et son pardon et à sa dynamique d´énonciation de la confession. Nous avons vu comment l´acte de se confesser est l´énonciation d´une contradiction, pour autant que la conscience, en disant « voici ce que je suis » lorsqu´elle se voit dans le mal, l´indéterminé, le contingent, énonce son identité avec la pathologie du sensible. Néanmoins, cette confession est la reconnaissance d´une différence, pour autant qu´elle permet de reconnaître que la conscience n´est pas totalement emprisonnée dans la détermination contingente de l´action. Nous pouvons même dire que le Dasein auquel la conscience est liée porte en soi même sa propre négation. Ainsi, la confession est nécessairement, pour la conscience, une contradiction posée. Mais elle est aussi contradiction résolue, puisque, en exigeant que l´Autre de la Loi répète la confession, la conscience montre que le vrai motif de la confession est le partage du pain de la division subjective avec l´Autre. Un partage qui implique de reconnaître que la confrontation entre le sujet et l´opacité de ce qui se pose comme l´objet (Gegen-stand) est un moment fondateur pour la re-

638 HEGEL, PhE II, p. 179. 639 Ibidem, p. 135.

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structuration des rapports avec l´Autre. L´Autre de la Loi doit reconnaître l´impossibilité d´annuler l´indéterminé à l´intérieur de l´acte, et c´est cela qui permet la réconciliation. Ainsi, la confession apparaît comme un acte de parole capable d´énoncer la contradiction interne de la détermination de l´identité640.

La reconnaissance de soi dans ce qu'il y a d'opaque dans l´acte, dans ce qui a un statut d'objet nous semble centrale dans la démarche hégélienne, pour autant qu'elle nous amène nécessairement au chapitre final de la Phénoménologie. Hegel y présente un jugement infini (unendlichen Urteil)641 capable de produire la synthèse de la scission que nous avons vue jusqu'ici : « l’être du Moi est une chose (das Sein des Ichs ein Ding ist), et précisément une chose sensible et immédiate (ein sinnliches unmittelbares Ding) ». Cette affirmation est suivie d'un commentaire : « ce jugement pris littéralement, immédiatement, est vide d’esprit ou plutôt est l’absence même d’esprit », car si l'on comprend la chose sensible comme une prédication simple du moi, alors le moi disparaît dans l'empiricité de la chose - le prédicat pose le sujet. « Mais en fait en considérant son concept, il est la plus grande richesse spirituelle »642.

Il s´agit d’affirmations majeures. Elles montrent comment, au moins dans la Phénoménologie, le terme de la démarche spéculative n'advient qu'avec ce jugement : « l'être du Moi est une chose sensible ». Il n'est pas structurellement différent du « voilà ce que je suis » énoncé dans la figure du Mal et son pardon et qui réalisait le « je suis cela » qui, lui, insistait depuis la

640 Il semble que notre manière de lire Hegel comme le théoricien d'une telle reconnaissance ne peut pas rendre compte d’affirmations très claires, par exemple celle-ci : « le résultat, amené par le concept de l'esprit, du combat pour la reconnaissance, est la conscience de soi universelle [...] c'est-à-dire la conscience de soi libre pour laquelle l'autre conscience de soi qui lui est ob-jet (Gegenstand) n'est plus [...] une conscience de soi sans liberté, mais une conscience de soi pareillement subsistante-par-soi. A ce niveau, les sujets conscients de soi en relation l'un avec l'autre se sont, ainsi, par la suppression de leur singularité particulière inégale, élevés à la conscience de leur universalité réelle, de leur liberté qui appartient à tous - et, par là, à l'intuition de leur identité déterminée l'un avec l'autre » (HEGEL, Encyclopédie, op. cit., Add. 436). Nous proposons de lire l'avènement de cette conscience de soi universelle à partir de la reconnaissance de soi dans l'irréductibilité de l'opacité du pathologique. L'autre n'est plus ob-jet pour une conscience dans la position de maîtrise, parce que cette conscience (qui se posait comme pouvoir d'une conscience jugeant) s'est aussi révélée dans son attachement à l'objet pathologique. La liberté vient avec la reconnaissance de l'universalité de la scission. 641 Hegel a défini le jugement infini comme un rapport entre termes sans rapport : « il doit être un jugement donc contenir un rapport de sujet et prédicat ; mais un tel [rapport] en même temps ne doit pas y être » (HEGEL, Science de la logique III, p. 123). Néanmoins « le jugement infini, comme infini, serait l'accomplissement de la vie se comprenant soi-même » (HEGEL, PhE II, p. 287). 642 HEGEL, PhE II, p. 296.

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figure initiale de la conscience sensible. Ainsi, si le langage a été caractérisé comme « l’être-là du pur Moi », la compréhension spéculative du jugement « l’être du moi est une chose » élucide la relation entre sujet et langage dans la philosophie hégélienne, pour autant que Dasein et Ding sont ici des termes qui indiquent le passage nécessaire à l'effectivité que seuls le langage et le travail peuvent réaliser. Ici se réalise la modalité de réconciliation entre le sujet et l’effectivité propre de la dialectique hégélienne à travers la reconnaissance du sujet dans ce qui apparaît d’abord comme choséité irréfléchie. Ici se réalise autrement dit la reconnaissance de ceci que « la conscience de soi est justement le concept pur étant-là, donc empiriquement perceptible (empirisch wahrnehmbare) »643. Mais il s´agit d´une modalité de reconnaissance qui ne se réalise que lorsque le sujet trouve, dans soi même et de façon déterminante, un noyau de l´objet. Cette rencontre n´est pas simple soumission de l´objet à partir d´un formalisme éthique, mais insistance de la rationalité de l´esprit pour se reconnaître dans ce qui est opaque aux déterminations du sens. Ainsi, s´il est vrai que Hegel a essayé de reconduire la moralité divisée de la modernité à l´unité et à la spontanéité d´un flux de la vie intact, il nous semble que ce projet ne pouvait être réalisé qu´à travers un concept de réconciliation qui n´annule pas ce qui, dans l´objet, ne se laisse pas déduire à partir d’un accord intersubjectif a priori .

Il est certain que plusieurs questions liées à la fonction du cadre institutionnel et de l´ordre juridique chez Hegel exigeraient un travail supplémentaire. Mais à supposer même que ces considérations finissent par « régionaliser » cette structure de la reconnaissance que nous retrouvons dans la Phénoménologie, cela n´annule pas l´objectif majeur de l’orientation ici proposée : identifier une autre possibilité de réflexion sur la reconnaissance ouverte par la pensée dialectique. Une autre possibilité qui aurait amené Hegel à fournir une histoire de la modernité et de ses promesses nous conduisant vers des pratiques sociales qui produisent des identités n’ayant plus besoin d´être fondées dans le refoulement et dans la domination de la non-identité et du contingent. Des identités qui se sacrifient en tant que figures déterminées, qui se dissolvent pour autant qu´elles ont leur fondement dans la pure forme du temps qui abolit toute déterminité. Une modernité entièrement différente de celle que la contemporanéité essaye de nous faire confondre avec la pensée hégélienne.

643 HEGEL, Science de la logique III, op.cit., p. 307.

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Les limites de la démarche « D'un certain point de vue, la logique dialectique est plus positiviste

que le positivisme qui la proscrit ; comme penser, elle respecte ce qui est à penser, l'objet (Gegenstand), même là où il ne consent pas aux règles du penser (Denkregeln) »644. Au fond, cette affirmation d'Adorno a guidé notre analyse de la logique dialectique hégélienne. L'effort majeur a consisté à cerner la logique des négations propre à la dialectique, en essayant de montrer ses conséquences pour une théorie spéculative du langage et de l'acte. Nous avons insisté sur le nouage nécessaire entre négation et détermination de l'objet de l'expérience. L'expérience de cette négation devient visible dans la méditation sur le déphasage entre signification et désignation. Ce qui insiste dans la désignation peut apparaître comme individualité contingente, comme dimension particulière de l'expérience sensible, comme reste pathologique de l'acte. Il s’agit de la négativité de ce moment non-conceptuel qui ne consent pas aux règles du penser mais qui doit être conservé dans l'effectivité conceptualisée. D'où la définition de l'Aufhebung hégélienne à partir de l'idée de contradiction objective. C'était notre façon de suivre la remarque adornienne : « toute définition du concept nécessite des moments non-conceptuels, déictiques »645.

En ce qui concerne notre enquête sur la matrice dialectique de la psychanalyse lacanienne, nous pouvons dire que ces considérations sur la théorie hégélienne du langage et de l'acte visent à poser les coordonnées d'une autre pensée de la reconnaissance qui ne soit pas pensée de l'intersubjectivité. Une reconnaissance qui est, comme dira Lacan à propos de la sublimation, « conscience d'être dans un objet »646. Cette conscience d'être dans l'opacité d'un objet (qui n'est plus totalement soumis à un cadre fantasmatique) est une définition précise de la fin de l'analyse telle que Lacan essayera de la définir à partir des années soixante. Nous verrons en ce sens dans le prochain chapitre comment la reconnaissance du sujet dans l'acte éthique, cet acte par lequel « nous débouchons dans le réel »647 et dont la praxis analytique n'est qu'un prélude, ne peut être compris qu'à partir des considérations hégéliennes sur l'irréductibilité du pathologique dans la détermination de l'acte. Un pathologique qui n'indique pas un ancrage dans l'origine ou dans l'immanence de l'immédiat, mais qui est négation d'une pensée de la pureté transcendantale du désir.

644 ADORNO, DN, p. 140. 645 ADORNO, idem, p. 22. 646 LACAN, AE, p. 195. 647 Idem, S VII, p. 30.

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Serions-nous alors en train de transformer Hegel en théoricien de la chute de l'objet a et de la fin de l'analyse ? Disons simplement qu'il faut reconnaître une certaine convergence de démarches. Les réflexions hégéliennes sur la négation comme démarche constitutive de l'expérience, sur la détermination d'une figure de la négation (la contradiction objective) capable de nous donner accès à ce qu'il y a de réel dans l'objet, ainsi que les réflexions sur l'évanouissement comme mode de présence sont décisives pour déterminer la rationalité de la praxis analytique dans sa tentative d'ouvrir au sujet une expérience réflexive de l'ordre du Réel. Si la cure analytique ne peut venir qu'avec la reconnaissance de l'importance et de l'irréductibilité de la négation dans l'expérience d'auto-objectivation du sujet, alors nous voyons comment la démarche dialectique est une référence première pour la psychanalyse lacanienne surtout là où elle se croit plus eloignée de la dialectique.

Cette procédure doit évidemment aussi reconnaître ses limites. Dans ce chapitre, nous nous sommes gardés d’entrer dans une critique des procédures totalisantes de la dialectique hégélienne. La stratégie utilisée jusqu'ici a consisté surtout à isoler certains mouvements à l'intérieur de la dialectique hégélienne qui offrent moins de résistances à une dialectique négative et qui annoncent déjà la pensée du primat de l'objet et du décentrement du sujet. Elle se justifie par le désir de montrer comment certaines démarches majeures de la psychanalyse lacanienne (et aussi de la dialectique négative) sont déjà indiquées par la dialectique hégélienne. Désir de montrer que les traits de continuité sont aussi importants que les opérations de rupture. En ce sens, il s'agit de poser une cartographie plus adéquate pour le rapprochement entre psychanalyse et dialectique. Mais il y a au moins un point où ce rapprochement ne peut pas se réaliser sous l'égide de Hegel : Lacan doit reconnaître une limite à la pensée conceptuelle et à ses dispositifs de symbolisation, ce que Hegel n'est pas prêt à accepter.

« Concevable, c'est-à-dire saisissable avec la main »648. La phrase expose de façon claire ce que Lacan entend par pensée conceptuelle. La saisie conceptuelle est comparable à l'appréhension par la main, manipulation instrumentale permise par le savoir de l'objet – ce que ne fait que nous rappeller du sens de greifen présent dans l´allemand Begriff. Pour Lacan, cette saisie est indissociable d'une compréhension des processus d'universalisation conceptuelle comme soumission du divers de l'expérience à la généralité du cadre. D'où l'idée d'un « échec du concept »649 dans la détermination du particulier. Ce caractère de résistance au concept posé par

648 LACAN, S XXIII, p. 86. 649 Idem, S V, p. 65.

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le particulier (et aussi par l'inconscient, qui est foncièrement Unbegrieff) indique en fait ce qu'il y a de réel dans l'objet : « l'objet est ob, obstaculant à l'expansion de l'Imaginaire concentrique, c'est-à-dire englobant »650. Nous pouvons parler de « ce qu'il y a de réel dans l'objet » parce que le réel est exactement « le heurt, c'est le fait que ça ne s'arrange pas tout de suite, comme le veut la main qui se tend vers les objets extérieurs »651.

Notons que si l'objet est déterminé comme ce qui fait obstacle au concept, c'est parce que l'action du concept est indissociable d'une opération de production de consistance propre à l'Imaginaire. Pour Lacan, la fonction du concept consiste surtout à donner consistance à l'objet en unifiant (Einheit) le multiple de l'expérience par un processus qui efface le non-identique.

Mais à côté de cette critique de la pensée conceptuelle, Lacan reconnaît le besoin de développer « notre conception de concept », c'est-à-dire une modalité de concept plus apte à appréhender ces phénomènes majeurs de la psychanalyse comme l'inconscient, la répétition, la pulsion et le transfert. Ce qui démontre comment la critique lacanienne du concept n'exclut pas une reformulation nécessaire de la pensée conceptuelle qui est, au fond, une stratégie d'auto-critique de la raison. Le mode de saisie propre à ce concept lacanien

n'est pas sans rapport avec ce que nous impose, comme forme, le calcul infinitésimal. Si le concept se modèle en effet d'une approche à la réalité qu'il est fait pour saisir, ce n'est que par un saut, un passage à la limite, qu'il s'achève à se réaliser652.

Un passage à la limite qui est reconnaissance de l'irréductibilité du

non-conceptuel en tant que négativité, pour autant qu'il est formalisation de ce moment où le non-conceptuel est à la limite de passer à la prédication du concept. Mais le concept du non-conceptuel ne peut pas demeurer chez soi. Le paradigme de cette auto-critique lacanienne du concept vient de la mathématique et des expériences de décentrement propres à l'écriture d'avant-garde.

Mais en quoi cette critique a-t-elle besoin du concept hégélien ? Nous avons vu comment le concept hégélien n'est pas un signe, ni une représentation, ni exactement ce qui peut être simple prédication d'un nom d'objet. En fait, il est le nom de cette pulsation propre à la pensée et qui consiste à s'aliéner (Entfremdung) dans un en-soi distinct et à retourner à soi (Erinnerung). D'où l'idée hégélienne selon laquelle il n'y a que l'auto- 650 Idem, S XXIII, p. 86 651 Idem, S XI, p. 152. 652 Ibidem, p. 23.

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mouvement réflexif du concept pour donner une visibilité littérale à la choséité (Dingheit) de l'expérience sensible. Cette visibilité permet à la conscience de rester « immédiatement conscient de son unité avec cet étant déterminé et distinct (bestimmten und unterschiedenen Seienden) »653. Car, comme nous l’avons déjà dit, pour Hegel, la réabsorption infinie du négatif à l'intérieur du concept est déjà la réalisation littérale du sens. La critique lacanienne du concept est donc, en même temps, pertinente et non pertinente pour le concept hégélien.

Non pertinente parce que, pour Hegel, concevable n'est pas saisissable avec la main. Si « le temps est le concept même étant là »654 (Die Zeit ist der Begriff selbst, der da ist), c'est parce que le temps montre le concept comme puissance négative qui nie toute déterminité immédiate. En ce sens, il suffit de suivre le mouvement du concept pour voir qu'il laisse derrière lui une accumulation de ruines. Ruine de l'être, ruine de l'Un, ruine du néant etc. Comme le rappelle Lebrun, le concept hégélien est destruction de la grammaire philosophique de la représentation et ouverture à un parler qui est reconnaissance des objets comme temporalité. Il n'est pas instrument de maîtrise de l'effectivité, mais reconnaissance réflexive de soi dans ce qui glisse entre les doigts de la main qui voulait saisir l'objet. Il est en fait plus proche des réflexions de Lacan sur la convergence entre saisie conceptuelle et calcul infinitésimal. D'un autre côté, la critique lacanienne est extrêmement pertinente envers ce que le concept hégélien peut ouvrir. En pensant la réalisation du sens comme absorption infinie du négatif à l'intérieur du concept, Hegel laisse la porte ouverte pour soutenir que même le muet et l'opaque devaient être esprit et l'esprit, la relation , pour autant qu'ils trouvent leur destination dans « le terrain prosaïque de la réfutation par des arguments raisonnés » (prosaischen Boden der Widerlegung durch Gründe)655. En ce sens, le concept risque de devenir solidaire d'une puissance cognitive qui est croyance en la transmission intégrale du savoir (qui, ne l'oublions pas, est savoir de la rationalité de ce qui force le concept) et réalisation littérale du sens. Sur le terrain prosaïque de la controverse, le concept risque de devenir opérateur de consistance des objets et processus de symbolisation, et l'unité risque de devenir unification. Pour sauver le concept de cette tension interne qui est la sienne, il faut suivre le nœud entre Lacan et Adorno, c'est-à-dire blesser le concept en se dirigeant vers une autre scène où d'autres modes de formalisation peuvent se poser. Nous devons, par exemple, concevoir le recours aux formalisations esthétiques non pas comme la figure d´une raison 653 HEGEL, PhE I, p. 168. 654 HEGEL, PhE II, p. 305. 655 HEGEL, Cours d'Esthétique II, op.cit., p. 103.

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imparfaite, mais comme la réalisation ultime de la raison dans ses formes. Il faut donc passer à l´analyse du recours lacanien aux arts dans la configuration des opérations de la rationalité analytique, cela afin de voir dans quelle mesure ce recours tente de répondre à certains problèmes posés par la négation dialectique. La proximité avec Adorno deviendra alors évidente.

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8. Esthétique du réel

Pour amour au bonheur on renonce au bonheur. Ainsi survit le désir dans l'art.

Adorno Psychanalyse et art : histoire d'un échec ? A plusieurs reprises, nous avons éprouvé le besoin d´esquisser un genre de chiasme entre des processus de formalisation et des processus de conceptualisation, cela afin de déterminer les conditions de la récupération d´une pensée dialectique. Il a été dit que cette stratégie rapprocherait Adorno et Lacan, et qu´elle pourrait éclaircir le problème de la reconnaissance chez ces deux auteurs. Notre question finale porte sur la manière de formaliser ce qui se présente comme opacité ontologique. Ici, une réflexion sur la pensée psychanalytique des arts s´impose, pour autant que la formalisation esthétique peut nous aider à penser ce qui se présente comme résistance à l’appréhension conceptuelle et à la répétition fantasmatique. Comme nous le verrons, il s’agit d´un point privilégié pour la confrontation entre Adorno et Lacan.

Mais avant cela, il faut avouer que les rapports entre psychanalyse et art sont, encore aujourd'hui, loin d'être non-problématiques. Si l'on s’en tient, par exemple, à la seule analyse du recours freudien à l'esthétique, il est difficile de ne pas suivre Badiou lorsqu'il affirme que « le rapport de la psychanalyse à l'art n'est jamais qu'un service rendu à la psychanalyse elle-même. Un service gratuit de l'art »656.

Une analyse de la place occupée par les considérations sur l'esthétique dans l'économie du texte freudien nous montre le type de service gratuit que l'art a pu rendre à la psychanalyse. Si Freud arrive à affirmer que « les écrivains sont des précieux alliés »657, c'est parce qu'il y a chez lui deux

656 BADIOU, Petit manuel d'inesthétique, Paris : Seuil, 1998, p. 18. 657 FREUD, Le délire et les rêves dans la Gradiva de W. Jensen, Paris : Gallimard, 1986, p. 141.

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champs d'exposition phénoménale des concepts métapsychologiques : la clinique et l'analyse des productions de la culture (où la partie majeure revient à l'esthétique). Ces deux champs se posent comme des champs de légitimation du savoir analytique, cependant il n'y a que la clinique pour fonctionner comme un champ inducteur de production des concepts métapsychologiques. Il n'arrive jamais à Freud de changer la structure d'un concept métapsychologique ou d'un processus de subjectivation analytique parce qu’elle se montrait insuffisante pour appréhender les productions esthétiques.

Néanmoins, le même système d'interprétation mobilisé dans la saisie analytique du matériau clinique sera toujours utilisé dans la saisie du matériau esthétique658. En ce sens, Freud ne reconnaît aucune contrainte spécifique du matériau esthétique sur le cadre interprétatif de la psychanalyse. Ce matériau subira un travail de quête archéologique du sens qui vise à dévoiler la rationalité causale du phénomène esthétique en reconstruisant un genre de texte latent rendu presque imperceptible par l'oblitération du travail de l'artiste. Un texte où on peut lire les motifs majeurs du cadre interprétatif de la psychanalyse concernant le conflit œdipien et d'autres aspects de la théorie de la sexualité infantile659. Ainsi, derrière le sourire des tableaux de Leonardo, Freud découvrira les traits des fantasmes originaires liés à la figure de la mère phallique. Derrière les motifs majeurs des Frères Karamazov de Dostoïevski, le psychanalyste verra la révélation de conflits œdipiens produits par la menace de castration venue du père.

Il est vrai que Freud affirme clairement que l'analyste ne peut que déposer les armes devant le problème du créateur littéraire. Mais la proposition indique bien ce qu'elle veut indiquer. L'opacité du discours analytique vient du problème concernant l'analyse des processus créatifs, c'est-à-dire que l'analyse ne peut pas comprendre pourquoi certains sujets sont plus aptes à sublimer leurs conflits pulsionnels en produisant des

658 Cette notion de matériau esthétique nous vient d'Adorno. Selon lui, le matériau n'est pas la même chose que le contenu. Il est « ce dont disposent les artistes ; ce qui se présente à eux en paroles, en couleurs et en sons, jusqu'aux associations de toutes sortes, jusqu'aux différents procédés techniques développés ; dans cette mesure, les formes peuvent également devenir matériau » (ADORNO, TE, p. 209). Ainsi, Adorno parlera d'une contrainte du matériau, qui est résistance de l'objet à son instrumentalisation par le faire de l'artiste. 659 Rappelons qu'il ne s'agit pas simplement d’établir une étiologie sexuelle des phénomènes de l'art. L'enjeu freudien est bien décrit par Rancière : « il est d'intervenir sur l'idée de la pensée inconsciente qui norme les productions du régime esthétique de l'art, de mettre de l'ordre dans la manière dont l'art et la pensée de l'art font jouer les rapports du savoir et du non-savoir, du sens et du non-sens, du logos et du pathos, du réel et du fantasmatique » (RANCIÈRE, L'inconscient esthétique, Paris : Galilée, 2001, p. 51).

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œuvres d'art reconnues socialement en tant que telles. Freud rapproche le créateur littéraire du rêveur diurne afin de penser l'écriture comme formalisation des fantasmes (Phantasie) et des motions pulsionnelles. Cela lui permet, par exemple, de toujours trouver dans l'antichambre de l'écriture « sa Majesté le Moi, héros de tous les rêves diurnes, et de tous les romans »660 (ce qui rend difficile l'analyse des écritures du décentrement - celles, par exemple, de l'avant-garde moderniste). Mais il se garde aussi de répondre à la question de l'établissement d'un système d'analyse des modes de sublimation pulsionnelle. Savoir passer de la particularité du fantasme à l'universalité de l’œuvre, c'est là « le secret le plus intime »661 du créateur littéraire où le travail du psychanalyste trouve son terme.

Néanmoins, reconnaître une limite à l'analyse des processus créatifs ne signifie pas reconnaître des limites à l'interprétation psychanalytique des œuvres. Le nouage entre l'esthétique et le pulsionnel sert à déployer un horizon de visibilité intégrale des œuvres d'art. En ce sens, ce n'est pas un hasard si la plus grand partie des analyses freudiennes des œuvres d'art obéit normalement à une analyse sémantique du contenu qui laisse peu de place ou une place secondaire à l'analyse des structures formelles dans leur dynamique interne et aux considérations historico-sociales sur les oeuvres.

« J'ai souvent remarqué, note Freud, que le contenu d'une oeuvre d'art m'attire plus fortement que ses qualités formelles et techniques »662. Cette remarque innocente est, au fond, l'exposition de tout un programme. Il s'agit de révéler la pensée présente dans la forme esthétique (pensée, selon Freud, dont la source est « l'intention de l'artiste », c'est-à-dire ses désirs inconscients et ses motions pulsionnelles) à travers l'acte consistant à « dégager le sens et le contenu de ce qui est représenté dans l’œuvre d'art »663.

À la psychanalyse, il reviendrait donc la tâche de dévoiler la vérité de la forme esthétique, car l'œuvre ne coïncide pas avec sa lettre, son essence se situe sur une autre scène où se dévoile ses shémas de production et qui demande une lecture de profondeur. Comme le dira Adorno, ce programme est au fond une herméneutique : « parce qu'elle [la psychanalyse freudienne]

660 FREUD, Le créateur littéraire et la fantaisie in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris : Gallimard, 1985, p. 42. En ce sens, la critique adornienne envers Freud nous semble extrêmement pertinente : « la théorie freudienne de l'art est beaucoup plus idéaliste qu'elle croit l'être. En se contentant de transférer les œuvres d'art dans l'immanence psychique, elle les dépouille de l'antithèse au non-moi que les pointes de l'œuvre d'art laissent intacte » (ADORNO, TE, p. 30). 661 FREUD, idem, p. 46. 662 FREUD, Le Moïse de Michel-Ange in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Paris : Gallimard, 1985, p. 87. 663 Ibidem, p. 89.

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considère les œuvres d'art essentiellement comme des projections de l'inconscient de ceux qui les ont produites, elle oublie les catégories formelles en procédant à l'herméneutique des matériaux »664. Nous pouvons parler ici d'herméneutique parce que nous sommes devant un régime esthétique qui consiste à soumettre la rationalité des œuvres à une notion d'interprétation pensée surtout comme déchiffrage de signes, ce qui présuppose une compréhension sémantique des productions déchiffrées. Ce déchiffrage pose les catégories liées aux complexes psychiques qui articulent le pulsionnel comme le champ structural privilégié de signification possible du matériau.

La position de Lacan est plus complexe, parce qu'articulée sur un double versant. En parlant de Marguerite Duras, Lacan déclare que

le seul avantage qu'un psychanalyste ait le droit de prendre de sa position, lui fût-elle reconnue comme telle, c'est de se rappeler avec Freud qu'en sa matière, l'artiste toujours le précède et qu'il n'a donc pas à faire le psychologue là où l'artiste lui fraie la voie665.

Tout comme chez Freud, la proposition indique bien ce qu'elle veut indiquer. Le refus lacanien concerne le développement d'une psychologie de l'artiste, ce qui ne l’empêche pas, par exemple, d’avoir recours à la biographie de James Joyce pour trouver, dans son rapport à la défaillance paternelle à travers d´un supplement au Nom-du-Père, la racine des enjeux de la stylistique de son écriture666. Mais ce refus d’entrer totalement dans le domaine de la psychologie de l'artiste et principalement de faire de la psychobiographie, n’implique pas d'emblée la reconnaissance de la résistance du matériau esthétique aux procédures interprétatives de la psychanalyse. Il y a, chez Lacan, deux types de recours psychanalytique à l'art qu’il faut distinguer. Le premier type de recours nous renvoie à une interprétation du matériel esthétique comme dévoilement de la grammaire du désir. Le commentaire lacanien sur La lettre volée, de Poe, nous apparaît comme le texte paradigmatique de cette méthode, mais nous pourrions aussi ajouter principalement les analyses sur Hamlet, sur Le balcon de Genet et sur L'éveil du printemps de Wedekind. Il nous semble que dans ces cas le matériau esthétique est traité comme espace d'organisation d'une grammaire du désir pensée principalement à partir des deux opérateurs majeurs de la clinique

664 ADORNO, TE, p. 24. 665 LACAN, AE, pp. 192-193. 666 Ce qui lui permet d'affirmer que « Ulysses, c'est le témoignage de ce par quoi Joyce reste enraciné dans son père tout en le renian. C'est bien ça qui est son symptôme » (idem, S XXIII, p. 70).

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lacanienne : le Phallus et le Nom-du-Père. En ce sens, le recours psychanalytique à l'art apparaît encore une fois comme champ de légitimation de la métapsychologie. Lorsqu'il lit le conte de Poe, Lacan dit qu'il cherche à « illustrer la vérité du moment de la pensée freudienne que nous étudions »667. Sans avoir le moindre besoin de recourir à la psychologie de l'écrivain et à la tentative de révéler ses traits dans la surface du texte littéraire, Lacan montre avec finesse la distinction des champs de l'Imaginaire et du Symbolique dans les deux scènes qui donnent corps au conte. Il suit le trajet de la lettre pour montrer comment l'automatisme de répétition signifiante détermine le sujet jusqu'au moment où il le laisse dans une position féminine. Mais il n’y aura jamais d’analyse stylistique de l'écriture de Poe, de questionnement sur la place de l'œuvre à l'intérieur de la chaîne composée par les autres œuvres de l'écrivain et de problématisation des procédures de négociation entre l'œuvre et la singularité du moment historico-culturel dont elle fait partie. Il est vrai que Lacan veut se garder de commettre « ce frotti-frotta littéraire dont se dénote le psychanalyste en mal d'invention »668. Mais cela ne nous empêche pas de constater que, lorsqu’il se sert de la littérature pour montrer l'ampleur des concepts métapsychologiques, Lacan laisse ouverte la question de savoir en quoi cette usage révèle l'ampleur de l'œuvre comme événement singulier. Nous pouvons nous demander si ce genre de recours à l’art ne serait pas une forme plus développée d'herméneutique des matériaux qui construit des effets de sens et oblitère encore une fois la prise en compte des modes de résistance du matériau esthétique par rapport aux procédures d'interprétation. Car l´oeuvre n´apparaît que comme illustration des concepts analytiques. Il nous semble qu'il y a chez Lacan un autre type de recours à l'art. Ce type ne vise pas à exposer une méthode d'interprétation de la grammaire du désir, mais il se structure autour de la question du statut propre de l'objet esthétique dans son irréductibilité. Ainsi, à propos de ses innombrables références à la peinture, Lacan dira que « c'est au principe radical de la fonction de ce bel art que j'essaie de me placer »669. En cherchant un « principe radical de la fonction de l'art », Lacan semble en fait en quête des coordonnées qui lui permettraient de comprendre la spécificité de la formalisation esthétique et de ses modes de subjectivation. Nous pouvons

667 LACAN, E., p. 12. Cette fonction d'illustration littéraire de la métapsychologie donnée au conte de Poe sera réitérée à la fin du commentaire lacanien. Sur ce recours à la littérature, Lacan dira qu’« il nous fallait illustrer d'une façon concrète la dominance que nous affirmons du signifiant sur le sujet » (idem, E., p. 61). 668 idem, AE, p. 12. 669 idem, S XI, p. 101.

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mettre en relief trois moments majeurs de cette démarche : les considérations lacaniennes sur la sublimation, dans le Séminaire VII, sur la visibilité de l'image esthétique, dans le Séminaire XI, et sur la lettre en Lituraterre. Nous devons être attentifs au fait que la formalisation esthétique apparaît chez Lacan comme un mode d’appréhension des objets qui résistent aux procédures générales de symbolisation réflexive. D´où des affirmations comme celle-ci : « ce dont l'artiste nous livre l'accès, c'est la place de qui ne saurait se voir : encore faudrait-il le nommer »670. Nous verrons comment, pour Lacan, les réflexions sur la visibilité de l´image esthétique, sur la sublimation et sur la lettre nous permettent de comprendre comment l´art pourrait nommer ce qui ne se laisse pas voir tout en gardant son opacité. Nous sortons ici de la quête freudienne visant à fonder un horizon de visibilité intégrale des œuvres par le dévoilement de la structure pulsionnelle de production. Chez Lacan, l´art peut apparaître comme mode de formalisation de l´irréductibilité du non-conceptuel, comme pensée de l´opacité. Cette spécificité de la formalisation esthétique a une racine claire. Une spécificité qui, comme dirait Merleau-Ponty dans un texte décisif pour la formation de la pensée lacanienne sur les arts, est « ouverture aux choses sans concepts »671. En insistant sur la genèse des œuvres à partir de la sublimation des motions pulsionnelles, la réflexion psychanalytique sur les arts est obligée de récupérer la catégorie d´expression dans la compréhension de la rationalité des phénomènes esthétiques. L’idée freudienne selon laquelle la pensée de la forme esthétique serait liée à un genre d'intentionnalité inconsciente de l´artiste n´est qu´un déploiement problématique de l’importance de cette catégorie. Néanmoins, on doit à Lacan une réforme du concept de pulsion, à travers notamment la reconstruction de la notion d´objet de la pulsion. Cette réforme a des conséquences sur la configuration de l´expression et de ses possibilités constructives. L´expression, pensée selon un schéma particulier de sublimation pulsionnelle, ne pourra se réaliser qu´en amenant le sujet à se poser comme « conscience d'être dans un objet »672, mais dans un objet où le sujet ne reconnaît pas son image, formée d'identifications et d'anticipations imaginaires. Cet objet pulsionnel ne se montre que lorsque la forteresse du moi s'effondre et s'évanouit. En fait, cette figure de l´art permettrait au sujet de réorienter sa notion d’« identité » parce qu´elle lui permettrait de reconnaître, dans sa relation à soi, quelque chose de l´ordre de l’opacité de

670 idem, AE, p. 183. Une affirmation qui n'est que le déploiement de la définition canonique de l'art comme mode d'organisation autour du vide de la Chose (cf. idem, S VII, p. 155). 671 MERLEAU-PONTY, L'oeil et l'esprit, op.cit., p. 43. 672 LACAN, AE, p. 195.

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ce qui se détermine comme obs-tant (Gegenstande), comme non saturé dans l´univers symbolique. Mais avant de commencer à exposer cette trajectoire, rappellons-nous de nous demander sur la fonction des réflexions sur les arts à l´intérieur du projet lacanien. Poser cette question sert à indiquer qu´il ne s´agit pas ici de penser la réflexion psychanalytique sur les arts comme champ légitimatuer des constructions métapsychologiques, mais comme champ inducteur des modes de subjectivation dans la clinique. Lacan essaiera de repenser les modes de subjectivation et de formalisation disponibles pour la clinique à partir de la réflexion esthétique. Mais pour mieux comprendre ce point, il faut se demander ce qu´il doit arriver à l´objet esthétique pour qu´il puisse se poser comme objectivation d´un sujet qui ne doit plus se reconnaître dans l´image du moi, autrement dit pour qu´il puisse se poser comme objet de la pulsion. Une analyse préalable du concept lacanien de pulsion s´impose. La mort comme pulsion

« Toute pulsion est virtuellement pulsion de mort »673. Cette affirmation est décisive pour comprendre la figure lacanienne de la pulsion. Souvenons-nous que le psychanalyste a tendance à opérer dans la clinique selon une modalité très particulière de monisme pulsionnel et il n'est pas par hasard qu’il parle normalement de la pulsion au singulier.

Ce monisme pulsionnel est le résultat direct de la réduction de la pulsion de vie à une illusion narcissique. Lacan part de l´idée freudienne selon laquelle le destin d´Eros serait : « d’élaborer à partir de la substance vivante des unités de plus en plus grandes, et ainsi de conserver la vie dans sa permanence et de l’amener à de plus hauts développements »674. Pour Lacan, ce caractère unificateur de la pulsion de vie qui transforme Eros en puissance de l´Un n´était qu´un essai de soumission de l´autre au pouvoir colonisateur de l´Imaginaire et de ses mécanismes narcissiques de projection et d’introjection. Il y a une puissance unificatrice de l´Imaginaire qui consiste à lier le sujet à un autre qui n´est qu´une image du moi. Comme si les unités à chaque fois plus grandes dont parle Freud étaient construites par le lien du divers des représentations et des affects à l´image du même. « L´ego est toujours un alter ego »675 déclare Lacan afin de pouvoir affirmer que l´Eros n’est qu´une illusion propre au narcissisme.

673 idem, E., p. 848 674 FREUD, Psychanalyse et théorie de la libidio In : Résultats, idées, problèmes II, Paris : Puf, 1998, p. 77 675 LACAN, S II, p. 370.

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En ce sens, le vrai problème clinique pour Lacan n´est pas de limiter l´impulsion de destruction de la pulsion de mort afin de permettre à la vie d´opérer des processus larges d´unification. Au contraire, il s´agit d’abord de produire une rupture de cette unité imaginaire recherchée par Eros. Richard Boothby est sans doute le commentateur lacanien qui a le mieux compris cela : « pour Lacan, la force de désintégration propre à la pulsion de mort n´est pas dirigée contre l´intégrité de l´organisme biologique, comme Freud l’avait conclut, mais contre la cohérence imaginaire du moi »676 et contre les relations imaginaires d´objet. En ce sens, il nous semble que Lacan a eu le mérite de comprendre la pulsion de mort au-delà de la répétition compulsive de l´instinct de destruction, ce qui a ouvert une nouvelle voie pour penser les figures du négatif dans la clinique.

Ce changement nous explique pourquoi la pulsion de mort lacanienne n'est pas exactement identique à son homologue freudien. Pour Freud, la pulsion de mort indique une « poussée inhérente à l'organisme vivant vers le rétablissement d'un état antérieur »677 inanimé. Expression de l'inertie dans la vie organique, cette tendance au rétablissement se manifeste principalement à travers la figure de la compulsion de répétition comprise comme mouvement de retours vers la mort organique, comme forçage répétitif de la mort qui insiste au-delà du principe de plaisir.

La place de la pulsion de mort dans la clinique freudienne est complexe. Dans Analyse finie et analyse infinie, Freud demande s'il y a des limites au liason (Bändigung) de la pulsion - ce que nous pouvons comprendre comme une question portant sur la possibilité de dompter, principalement, la compulsion de répétition caractéristique de la pulsion de mort. La réponse freudienne est programmatique : c'est la correction après coup du processus de refoulement originaire, c'est-à-dire de cette première négation (Verwerfung) entendue comme rejet hors de soi d'un réel qui ébranlait le principe de constance de l'appareil psychique, qui peut mettre fin à la puissance effective du facteur quantitatif de la pulsion. Mais Freud lui-même a été le premier à reconnaître le caractère infini de la force pulsionnelle en soulignant le caractère inépuisable de son domptage : « on pourrait parfois douter que les dragons du temps originaire soient vraiment morts jusqu’au dernier »678. Comme s’il y avait une négativité qui ne cessait jamais de faire retour. Comme si la symbolisation psychanalytique ne

676 BOOTHBY, Freud as philosopher, New York : Routledge, 2001, p. 151 677 FREUD, Au-delà du principe de plaisir in Essais de psychanalyse, Paris : Payot, 1981, p. 80. 678 idem, L’analyse avec fin et l’analyse sans fin in Résultats, idées, problèmes n.2, Paris : PUF, 1998, p.244.

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pouvait pas dissoudre ce forçage répétitif de la mort comme pulsion qui insiste au-delà du principe de plaisir.

Mais la négativité de la pulsion de mort ne sera pas incorporée à la clinique freudienne en tant que moteur des processus de guérison. La compulsion de répétition apparaîtra comme limite à la clinique et aux mécanismes de remémoration, de verbalisation et de symbolisation réflexive propres aux modes freudiens de subjectivation. Freud ne peut penser la manifestation de la négativité de la pulsion de mort à l'intérieur de la clinique qu'à travers la figure de la réaction thérapeutique négative, de le destruction de l’autre dans le transfert et d'autres manifestations des fantasmes masochistes ou sadiques qui doivent être rayés afin d'amener le sujet à la fin de l'analyse. Autrement dit, le programme freudien visant à « enrayer la compulsion de répétition et de la transformer en une raison de se souvenir (Erinnerung) »679 grâce à la liquidation d'une répétition souvent confondue avec le transfert sera valide jusqu'au but, même si Freud reconnaît des limites à son efficacité.

Lacan conserve l'idée de la pulsion comme retour vers la mort mais c'est le concept même de mort qui se transforme. Au lieu de la mort organique et de l'inanimé biologique, Lacan pense la possibilité de satisfaire la pulsion à travers une « mort symbolique » ou une « seconde mort »680. En fait, il veut sauver une puissance du négatif comme fonction ontologique de ce qu'il y a de réel dans le sujet sans être obligé d’entrer dans le cortège propre au désir brut de mort.

Freud parlait d'une autodestruction de la personne dans la satisfaction de la pulsion de mort. Disons que, pour Lacan, la mort cherchée par la pulsion est vraiment « l’autodestruction de la personne », mais à condition qu’on entende par personne l’identité du sujet à l’intérieur d’un univers symbolique constitué. Cette mort est donc l'opérateur phénoménologique qui nomme la suspension du régime symbolique et fantasmatique de production des identités, l'effacement du pouvoir organisateur du Symbolique qui, à la limite, nous amène vers la rupture du moi comme formation imaginaire. Lacan est ici très proche de Deleuze qui a également cherché la pulsion de mort par-delà la répétition compulsive de l´instinct brut de destruction. De Deleuze vient l´affirmation, absolument centrale si nous voulons accepter la stratégie lacanienne, selon laquelle la

679 idem, Remémoration, répétition et perlaboration, in La technique analytique, Paris : PUF, 2000, p. 113. 680 « L'homme aspire à s'y anéantir pour s'y inscrire dans les termes de l'être [cela nous montre comment la mort est une figure phénoménologique de la transcendance négative du sujet]. La contradiction cachée, la petite goutte à boire, c'est que l'homme aspire à se détruire en ceci même qu'il s'éternise » (idem, S VIII, p. 122).

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mort cherchée par la pulsion c´est « l´état des différences libres quand elles ne sont plus soumises à la forme que leur donnaient un Je, un moi, quand elles se développent dans une figure qui exclut ma propre cohérence au même titre que celle d´une identité quelconque. Il y a toujours un “on meurt” plus profond que le “je meurs” »681. Ainsi, le négatif de la mort peut apparaître comme figure du non-identique.

Le vocabulaire de la non-identité ne relève pas ici du hasard. En fait, tout se passe comme si Lacan suivait Adorno, pour qui, comme nous l’avons vu, « les hommes ne sont humains que lorsqu'ils n'agissent pas ni ne se posent en tant que personnes ; cette partie diffuse de la nature où les hommes ne sont pas des personnes ressemble aux linéaments d'un être intelligible, à une ipséité qui serait délivrée du moi (jenes Selbst, das vom Ich erlöst wäre) : l'art contemporain en suggère quelque chose ».

L'art contemporain en suggère quelque chose dans la mesure où il se soutient dans la tension de ceux qui savent que plus l'art est impensable sans l´expression subjective, plus il est impérieux de se débarrasser de l’« élément idéologique » lié au caractère affirmatif de l´expression. Adorno parlera souvent du besoin de penser une expression qui ne serait pas liée directement à l´intention. Ces affirmations indiquent un changement concernant la catégorie d´expression très proche de ce que nous trouvons chez Lacan. Pour quelqu´un comme Adorno qui a construit la catégorie d´impulsion subjective (Impuls, Drang, Trieb) à partir du concept psychanalytique de pulsion, l´expression ne peut pas être subordonnée à la grammaire des affects ou de la positivité de l’intentionnalité. Une expression pensée à partir de la pulsion apparaît à l´intérieur des œuvres comme négation des identités fixes soumises à une organisation fonctionnelle, comme incidence du négatif dans l´œuvre. Dans certains cas, cette négation apparaît comme tendance vers l´informe, ce que nous voyons dans les analyses adorniennes d’Alban Berg. Adorno ne cesse de rappeler, à propos de Berg, que « celui qui analyse cette musique, surtout, la voit se désagréger comme si elle ne contenait rien de solide »682 et il lui arrive de parler de pulsion de mort en tant que tendance originaire des œuvres, cela à cause du désir d´informité qui les habite. « La complicité avec la mort, une attitude d´aimable urbanité envers son propre effacement caractérisent son œuvre »683. Ainsi, ce qu´Adorno avait dit de 681 DELEUZE, Différence et répétition, Paris : PUF, 2000, p. 149 682 ADORNO, Alban Berg : le maître de la transition infime, Paris : Gallimard, 1989, p. 23 683 Ibidem, p. 21. Anne Boissière a bien perçu comment le problème de l´informe est un des éléments responsables de la liaison entre les monographies sur Berg et Mahler : « au plus haut point formée, la musique de Mahler est, à certains moments, tendance dialectique vers l´informe. S´il y a là un thème - celui de la dialectique de l´organisation et de la désorganisation, de la forme et de l´informe -, simplement esquissé dans le Mahler, on le voit en revanche prendre une importance de premier ordre dans le livre sur Berg, à travers l´idée

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John Cage vaut pour Berg : « ces compositeurs cherchent à faire de la faiblesse psychologique du moi une force esthétique »684. Lacan dirait peut-être qu'ils cherchent à transformer l'expérience de mort symbolique dans un nouage possible entre esthétique et pulsionnel.

Il faut convoquer Adorno parce qu'il entre dans une véritable complémentarité avec Lacan sur ce point. Ils conservent chacun la catégorie de sujet mais reconnaissent le problème posé par la possibilité de l'auto-objectivation du sujet à l'intérieur de la réalité aliénée des sociétés modernes. D´autre part, ils chercheront aussi un horizon de réconciliation dans la formalisation esthétique.

Nous avons vu comment Lacan détermine la signification autant de la réalité que de son cadre symbolique comme supportée par le fantasme et ses modalités de production narcissique d'identité. Ce rapport à l’objet du « moi de l’homme moderne » et soumis aux protocoles d’un narcissisme fondamental produit un discours instrumental dont les objectivations nous conduisent à « l’aliénation la plus profonde du sujet de la civilisation scientifique »685. Le modèle d’une critique de la rationalité instrumentale se dessine alors et conduit Lacan à montrer comment ce discours aliéné produit une communication soumise « à l’énorme objectivation constituée par la science et qui permettra au sujet d’oublier sa subjectivité »686.

Adorno reconnaît également la structure narcissique (il parle de « fausse projection ») propre à la compétence cognitive du moi de l’homme moderne. En ce sens, il lui arrive de dire que « toute perception est projection »687 en se servant de la théorie freudienne de la soumission de la perception à la quête d’un objet fantasmatique. La considération « génétique » sur le moi donne une assise supplémentaire au diagnostic historique selon lequel le sujet de notre époque serait devant une réalité mutilée par la pensée identifiante de la logique des équivalents qui est caractéristique du fétichisme de la marchandise. Cette pensée identifiante ravalée à sa condition instrumentale « ne détruit pas seulement les qualités, elle contraint les hommes à être de véritables copies conformes »688.

Ainsi, pour Lacan comme pour Adorno, qui ne veulent pas tout simplement éliminer la catégorie du sujet mais la délivrer de la contrainte de l'identité, il n’y a de cure possible qu'à travers l'accès à une expérience de la “pulsion de mort” de sa musique ; une musique qui, pourtant formée à l´extrême, “s´apprête toujours à s´évanouir dans l´amorphe” » (BOISSIÈRE, Adorno : la vérité de la musique moderne, pp. 89-90). 684 ADORNO, Quasi une fantasia, op.cit., p. 304. 685 LACAN, E, 281. 686 Ibidem, p. 282 [citation modifiée]. 687 ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison, op. cit., p. 196. 688 Ibidem, p. 30.

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radicale de descentrement et de non-identité dont le modèle vient de la force négatrice de l´art contemporain. Une expérience qui permet à Lacan de trouver l'émergence de la pulsion en tant que négation qui se heurte à l’identité d´une pensée conceptuelle réduit à sa condition instrumentale.

En ce sens, lorsque Lacan affirme, d'une part, que « la pulsion de mort, c'est le réel en tant qu'il ne peut être pensé que comme impossible »689 et, d'autre part, que « le subjectif est quelque chose que nous rencontrons dans le réel »690, nous voyons se dessiner un axe majeur de sa stratégie clinique. Il s'agit de mettre la subjectivation de la pulsion de mort au centre de la réflexion sur les protocoles analytiques de cure. Cette opération de subjectivation trouve une procédure majeure de formalisation dans les usages esthétiques de l´informe et de la dépersonnalisation.

Cette opération de subjectivation de la pulsion exige une explication. Lacan affirme qu'il s'agit ici d'une « subjectivation acéphale, une subjectivation sans sujet, un os »691. Il explique clairement cette notion de subjectivation sans sujet dans la remarque qui suit :

il faut bien distinguer le retour en circuit de la pulsion de ce qui apparaît - mais aussi bien de ne pas apparaître, - dans un troisième temps, à savoir l'apparition d'ein neues Subjekt qu'il faut entendre ainsi - non pas qu'il y en aurait déjà un, à savoir le sujet de la pulsion, mais qu'il est nouveau de voir apparaître un sujet692.

C'est-à-dire que, dans la pulsion, il n'y a pas un sujet qui serait destination d'origine des motions. Lacan ne parle pas de sujet de la pulsion comme il parle, par exemple, de sujet du désir ou de sujet du fantasme. Néanmoins, il y a une subjectivation qui permet la constitution d'un sujet capable de se rapporter à la pulsion et c´est elle qui sera pensée à travers la sublimation. La défense d'une subjectivation sans sujet ne signifie pas nécessairement l'abandon de la catégorie de sujet.

Afin de comprendre la nature de ce rapport nous devons souligner que, bien qu’il existe un caractère « pré-subjectif »693 de l'objet de la pulsion, il ne faut pas comprendre le rapport à la pulsion comme le retour à un genre d'immanence pré-réflexive du corps . Si la pulsion démontre qu'il y a quelque chose de « non-subjectif dans le sujet »694, ce non-subjectif n'est pas un champ pré-réflexif d´immanence. Le fait que la pulsion soit virtuellement pulsion de mort nous indique qu'il s'agit du rapport du sujet à ce qu'il y a

689 LACAN, S XXIII, p. 125 690 Idem, Le discours analytique, conférence non-publiée. 691 Idem, S XI, p. 167. 692 Ibidem, p. 162. 693 Ibidem, p. 169. 694 ADORNO, TE, p. 163.

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d'irréductiblement négatif et opaque aux procédures réflexives de production de sens. La corporéité peut bien apparaître comme racine du caractère pré-subjectif de l´objet de la pulsion, mais le corps n´apparaît pas ici comme champ d´immanence. Le corps apparaît comme espace du négatif. Pour introduire le concept lacanien de sublimation Avant d’entrer dans l'analyse du concept de sublimation il faut souligner la place centrale qu’il occupe dans la métapsychologie lacanienne, pour autant qu'il indique une destination possible aux catégories et positions que Lacan caractérise comme « impossibles »695. En fait, tout ce qui est figure du non-identique dans la clinique, tout ce qui est espace de reconnaissance de l'altérité radicale rentre dans la catégorie de l'impossible. En ce sens, le terme « impossible » nomme cette série d’expériences qui opposent des résistances insurmontables à toute procédure de symbolisation réflexive et qui ne peuvent pas trouver de place à l´intérieur de l´univers symbolique qui structure la vie sociale. Nous pouvons en indiquer cinq : le rapport sexuel (« il n'y a pas de rapport sexuel »), la position féminine (« la femme n’existe pas »), le Réel (« le Réel c’est l’impossible »), le corps au-delà de l'image spéculaire et la jouissance phallique (qui apparaît toujours au conditionnel : « l’Autre jouissance, si elle existait »). La sublimation nous permet de dégager une procédure commune de résolution de ces impasses. Rappelons d'abord comment la sublimation articule de façon conjointe les thèmes de la jouissance (la sublimation est avant tout le mode de satisfaction - Befriedigung - de la pulsion), de la position féminine (« c'est toujours par l'identification à la femme que la sublimation produit l'apparence d'une création »696), du corps (car, en disant que la sublimation est une jouissance, nous ne pouvons pas oublier qu'« il n'y a de jouissance que du corps »697) et du Réel (la sublimation permet la présentation de ce qu'il y a de réel dans l'objet). Cela nous montre comment elle est une voie privilégiée pour essayer de penser ces questions. En ce sens, si l'impossible est défini exactement comme « ce qui ne cesse pas de ne pas s'écrire », nous pouvons dire que la sublimation est un mouvement

695 L'impossible est en fait un régime de négation à l'intérieur de la clinique. Même en étant « impossibles », ces catégories ne sont pas exclues de l'expérience du sujet et du développement de la cure. Elles ne sont impossibles que dans la perspective du savoir réflexif de la conscience. Ce qui nous explique pourquoi ces catégories peuvent être formalisées, mais non symbolisées.. 696 LACAN, S XIV, séance du 01/07/67. 697 Idem, S XIV, séance du 31/05/67.

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dialectique qui transforme l'impossible à écrire en une écriture de l'impossible.

Si nous revenons à Freud, nous trouverons la sublimation définie comme un des quatre destins possibles de la pulsion. Elle sera surtout une façon de satisfaire les pulsions sexuelles polymorphiques à travers le détournement (Ablenkung) du but sexuel vers des nouveaux buts socialement reconnus et liés, principalement, aux activités artistiques. À côté de l'idée de détournement du but sexuel, Freud parle aussi de la sublimation comme d'une inhibition quant à son but (zielgehemmt). Dans ces deux cas, la sublimation esthétique indiquerait ce mouvement où l'énergie sexuelle serait désexualisée et mise au service du moi, ce qui permet de transformer la libido en réalisation sociale.

Il faut souligner deux aspects de la sublimation chez Freud. D'abord, en introduisant l'idée de satisfaction de la pulsion à travers des buts socialement valorisés, Freud insère le problème de la sublimation dans une logique de la reconnaissance où le sujet est capable d'enlever les barrières « entre chaque moi individuel et les autres » en produisant ainsi un moyen de reconnaissance et une promesse de jouissance de ce que tout sujet perd dans la socialisation du désir. « Le créateur littéraire nous met en mesure de jouir de nos propres fantaisies » 698, dit Freud en transférant toute négativité de l'art dans les conflits pulsionnels de sa genèse pour l'effacer dans le résultat de l'œuvre. Plusieurs lecteurs de Freud ont noté cette fonction sociale de l'art comme promesse de bonheur, comme « illusion d´une vie plus heureuse »699. Cet hédonisme esthétique libère l´œuvre de toute négativité et la transforme dans l´image positive d’une réconciliation entre des exigences pulsionnelles et les impératifs intersubjectifs de la vie sociale. L´espace de conflits est totalement transféré vers les conflits pulsionnels qui produisent l´œuvre. Certains commentateurs ont souligné que cette fonction sociale de l´art comprise à partir d´une jouissance esthétique capable de réaliser une promesse de réconciliation était liée à une certaine configuration historiquement déterminée de la pensée de l'art qui ne rend pas compte des questions majeures émergeant après le modernisme comme la critique de l´apparence esthétique et des aspirations de totalité harmonique.

Ensuite, et là réside toute la complexité de l'enjeu, Freud pense la trajectoire de la sublimation comme un détournement du but sexuel sans refoulement. Mais qu'est-ce que pouvait signifier « détourner sans refouler » ?

698 FREUD, Le créateur littéraire et la fantaisie, in L´inquiétante étrangeté et autres essais, Paris : Gallimard, 1985, p. 46. 699 ADORNO, TE, p. 30.

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Lacan revient sur cette question. Pour lui, affirmer que la pulsion peut trouver sa satisfaction dans un but qui n'est pas directement sexuel ne signifie pas qu'elle puisse être tout simplement désexualisée, d'autant qu'il y aura toujours pour lui un rapport fondamental entre esthétique, éthique et érotique. La désexualisation ne fournit pas l'explication des processus de détournement. Et Lacan n'oublie pas de montrer que « l'objet sexuel, accentué comme tel, peut venir au jour dans la sublimation »700. La possibilité de détournement sans refoulement indique simplement que la pulsion ne se confond pas avec « la substance de la relation sexuelle »701 pensée comme fonction biologique de reproduction soumise au primat de l'organisation génitale. Autrement dit, l'objet de la pulsion n'est pas lié à l'adéquation à l'empirie de l'objet génital propre à la fonction biologique de reproduction. Au contraire, il est intimement lié à la reconnaissance de ce que l'objet « est ce qu'il y a de plus variable dans la pulsion, il ne lui est pas originalement lié »702.

La stratégie lacanienne consiste à voir dans cette variabilité structurale de l'objet (qui n'est pas une simple indifférence à l'égard de l'objet) que le but de la pulsion est, d'une certaine façon, le mouvement d'inadéquation par rapport aux objets empiriques : « son but n'est point autre que ce retour en circuit »703. Si l'objet est ce qu'il y a de plus variable dans la pulsion et s'il peut « être remplacé à volonté tout au long des destins que connaît la pulsion »704, c'est parce que le but de la pulsion est la négation de l'objet. Cela est explicitement posé par Lacan lorsqu'il affirme que « la pulsion saisissant son objet apprend en quelque sorte que ce n'est justement pas par là qu'elle est satisfaite [...] aucun objet, d'aucun Not, besoin, ne peut satisfaire la pulsion »705, pour autant qu'il n'y a pas d'objet empirique adéquat à la pulsion. Il est vrai que, comme dit Laplanche, « la clinique psychanalytique nous apprend que le type même d´objet que chacun recherche, loin d´être variable, est souvent extrêmement fixé et déterminé ; lorsque nous analysons les choix amoureux de tel ou tel individu, ce n´est pas la variabilité qui nous frappe, mais au contraire un certain nombre de traits extrêmement spécifiques »706.

Néanmoins, cette fixation de l´objet de la pulsion, une fixation qui ne disparaît pas dans la fin de l´analyse, ne peut pas être comprise comme la 700 LACAN, S VII, p. 191. 701 Idem, S VI, séance du 01/07/59. 702 FREUD, Pulsion et destins des pulsions in Métapsychologie, Paris : Gallimard, 1968, p. 19. 703 LACAN, S XI, p. 163. 704 FREUD, idem, p. 19. 705 LACAN, idem, p. 151. 706 LAPLANCHE, Problématiques III: La sublimation, Paris : PUF, 1998, p. 24.

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fixation de l´objet dans le fantasme. La fixation de l´objet dans la pulsion n´est pas le résultat de la répétition fantasmatique des expériences premières de satisfaction, comme il arrive souvent dans les « choix amoureux de tel ou tel individu ». La fixation de l´objet dans la pulsion est d´un autre ordre.

Pour la comprendre, nous devons nous rappeler comment Lacan, en analysant la pulsion à partir du texte Pulsion et destins de la pulsion, se tourne vers ce mouvement pulsionnel de retour en circuit, d'aller-et-retour, cette réversion signifiante que Freud nomme renversement dans le contraire (Verkherung ins Gegenteil) afin de rendre compte de l'un des destins de la pulsion et d'analyser les renversements du sadisme en masochisme et du voyeurisme en exhibitionnisme. Le terme freudien de Verkehrung est lourd de résonances pour la dialectique, pour autant qu'il nous renvoie nécessairement au renversement hégélien avec ses passages dans l´opposé. En ce sens, il nous semble que, si Lacan peut affirmer que « ce qui est fondamental, au niveau de chaque pulsion, c'est l'aller et retour où elle se structure »707, c'est parce qu'il veut penser un objet de la pulsion à partir de cette structure des renversements. Si le mouvement de la pulsion consiste à faire le tour de l'objet, si l'on veut jouir en faisant le tour de l'objet, alors rien n'empêche la pulsion de se satisfaire et de se fixer à un objet qui est déjà en soi une torsion, au sens d'un objet qui est déjà une torsion dans son identité.

Ainsi, si le but de la pulsion est la négation de l'objet, alors la pulsion peut se satisfaire dans la jouissance d'un objet qui porte en soi sa propre négation. Car la négation propre à la pulsion de mort peut construire un objet à partir de la destruction des protocoles d´auto-identité. La sublimation lacanienne n´est compréhensible que comme satisfaction dans « un objet qui montre la perte, la destruction, la disparition des objets »708, comme nous disait Jasper Johns. Ainsi, la quête lacanienne pour des modes d´auto-objectivation du sujet dans sa non-identité ne peut se réaliser qu´à travers la compréhension de l´art comme formalisation des objets qui montrent la destruction des protocoles d´identité et de représentation. La fixation libidinale qui anime cette reconnaissance entre sujet et objet est ce que Lacan a appelé « sublimation ». Car détruire des objets est une chose que l’on peut faire de plusieurs façons. Mais il y a au moins une destruction qui est un régime de création. Si l'on peut dire que le but de la pulsion est la négation de l'objet, c'est parce que, chez Lacan, la pensée du sexuel est foncièrement liée à la pulsion de mort. Lacan ne croit pas qu'il n'y a que le sadisme et le 707 LACAN, S XI, p. 162. 708 Jasper Johns cité et commenté par CAGE, Jasper Johns: stories and Ideas in J. John, Paitings, Drawings and Sculptures, London: Whiteschapel Gallery, 1964, p. 27.

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masochisme pour lier l’Eros sexuel au Thanatos de la pulsion de mort en transformant la négation de l'objet en un désir d'annulation de la résistance du sensible. La sublimation, selon Lacan, est une autre voie dont il faut explorer le sens ; il y a donc une certaine « proximité de méthode », principalement entre sublimation et masochisme, pour autant que nous sommes, dans les deux cas, devant des modalités de nouage entre pulsion de mort et sexuel qui produisent des objets à partir des négations. Nous sommes aussi devant deux tentatives de satisfaction de la pulsion à travers une certaine « esthétisation » de l’autodestruction du moi. Souvenons-nous, par exemple, des descriptions de Deleuze à propos de l’importance majeure du « suspens esthétique et dramatique chez Masoch »709. D’ailleurs, une telle proximité ne devrait pas nous étonner. Combien de fois un névrosé croit trouver la sublimation là où il n’y a qu’idéalisation de la perversion ? Cette confusion existe à cause d’une certaine proximité entre sublimation et masochisme.

Il faut toutefois insister aussi sur une différence majeure à propos de la destination de l’objet dans la sublimation. Car si la sublimation nous montre que la négation ontologique caractéristique de la pulsion de mort est un mode de production des objets qui s'engendrent à partir des négations internes, elle nous montre aussi que ces objets ne sont pas des semblants – comme dans le cas du masochisme et de ses protocoles de fétichisation. Ainsi, en produisant un objet qui peut satisfaire la pulsion de mort, la sublimation reconnaît une modalité de négation qui serait un mode de manifestation de la résistance de l’objet et un mode de conservation de la structure négative du réel de la pulsion. La sublimation comme contradiction objective

« La pulsion de mort est une sublimation créationniste »710 ; « la pulsion de mort se présente dans le champ de la pensée analytique comme une sublimation »711. Ces deux affirmations montrent comment, pour Lacan, la sublimation est liée à la négation de l´objet propre à la pulsion de mort. Rappelons-nous comment l´objet est d´abord pôle imaginaire de projection narcissique. En ce sens, la pulsion de mort peut apparaître pour Lacan comme un moteur de dés-aliénation du sujet dans l´imaginaire. Néanmoins, si nous voulons que cette négation ne soit pas un simple désir de destruction, il faut spécifier le mode de négation propre à la sublimation. Il faut

709 DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 81. 710 LACAN, S VII, p. 251. 711 Ibidem, p. 240.

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comprendre comment la sublimation peut produire un objet qui soit la négation de sa propre auto-identité.

Nous avons vu jusqu'ici quatre modes de négation présents dans la clinique lacanienne : la Verneinung, la Verwerfung, la Verleugung et la négation transcendantale propre au signifiant pur. Aucune de ces négations ne peut rendre compte de la tâche propre à la sublimation.

D'abord, la sublimation n'est pas compatible avec la Verneinung, quoique la Verkehrung joue un rôle majeur dans la constitution de l'objet de la sublimation. Comme nous l’avons vu auparavant, la Verneinung est un passage au contraire qui advient lorsqu'une négation soutenue de façon péremptoire se transforme en une affirmation. Ainsi, la position de la négation pleine d´un terme se dissout dans son contraire, c'est-à-dire dans l'affirmation de la présence de l´opposé. D'où l'idée que le refoulement et le retour du refoulé sont la même chose. Mais la sublimation a besoin d'une figure de la négation qui puisse supporter l'irréductibilité de la négation ontologique à l'intérieur de la pensée. D'autre part, la Verneinung est une négation secondaire qui n'apparaît qu'après la symbolisation primordiale produite par un jugement d'attribution qui a posé le réel de la pulsion comme hors symbolisation. En ce sens, la Verneinung peut être révélation de l'être, mais non subjectivation du réel de la pulsion.

La sublimation ne peut pas non plus être compatible avec la Verwerfung. Ce rejet hors de soi d'un réel qui porte atteinte au principe de plaisir produit un retour qui n'est pas subjectivation, mais présence du réel sous la forme d'hallucination, de délire et d'acting-out. Elle est blocage psychotique de la possibilité de reconnaissance réflexive du réel. Gardons-nous pour l'instant de comparer la sublimation avec la Verleugnung.

Il nous semble aussi que la sublimation et le pouvoir négatif du transcendantal propre au signifiant pur sont des procédures différentes. La symbolisation faite par le signifiant pur s'inscrit dans une logique d'annulation de l'objet capable de l'élever à la condition de pure marque qui soutient le vide du désir. Ce mouvement permet la subjectivation de la castration comme impératif de sacrifice de tout objet empirique du désir et promesse de jouissance dans le vide de la transcendantalité de la Loi. La sublimation marque exactement un retour au primat de l'objet dans la clinique. C'est de cette façon que nous comprenons l'affirmation selon laquelle, dans la sublimation, « quelque objet peut venir prendre la place que prend le - ϕ dans l'acte sexuel comme tel »712. Ce retour à l'objet demande évidemment un « autre mode d'imaginarisation » (néologisme qui pouvait

712 LACAN, S XIV, séance du 22/02/67.

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être remplacé simplement par « objectivation »)713 non spéculaire et permettant l'avènement d'une « Erscheinung »714 qui est venue au jour de la négativité de la Chose sous la forme de l'objet.

Le mode de négation propre à la sublimation doit être compris à travers son rapprochement avec l'Aufhebung dialectique. Une Aufhebung qui, comme nous l’avons vu au chapitre V, se structure à travers une double négation dont la seconde produit une contradiction objective.

Notons ici comment il existe chez Lacan une pensée de la double négation. Il montre comment la double négation, au lieu de réitérer une affirmation, est la seule façon de conserver la négation à l'intérieur de la pensée en la définissant comme mode de présence du sujet715. D'ailleurs, elle indique un dispositif de synthèse disponible au sujet qui n'est pas fondé sur des procédures de totalisation systémique. « L'unité où se présente cette présence du sujet divisé, ça n'est rien d'autre que cette conjonction des deux négations »716.

Comment peut-on introduire le problème de la double négation dans la problématique de la sublimation ? Posons ici quelques éléments d'une dialectique de l'Universel et du particulier qui ont été toujours présents chez Lacan717. Elle va nous expliquer comment « la sublimation élève un objet à la dignité de la Chose »718.

Si nous tournons notre attention vers la négation première dans la double négation, nous verrons qu'elle a été produite par la pensée du moi et animée par la tentative de répéter les premières expériences de satisfaction. La pensée niait tout ce qui était non-identique et qui ne se conformait pas au principe hallucinatoire de répétition fantasmatique caractéristique du plaisir. Nous avons vu que cette négation a produit un reste que Lacan a appelé la Chose. Cette Chose était ce qui résistait à s'inscrire dans les représentations symboliques de la pensée du moi. Elle était le nom de la singularité qui ne pouvait pas s'écrire. Cette singularité de la Chose apparaît comme résistance aux prédications posées par la pensée fantasmatique du moi. La Chose ne peut être caractérisée que négativement comme ce qui n'est pas objet d'une

713 Idem, S X, p. 51. 714 Idem, S VII, p. 130. 715 « Il n'est d'aucune façon possible de s’acquitter de ce qu'il en est de la double négation en disant par exemple qu'il s'agit là d'une opération qui s'annule, et qu'elle nous ramène et nous rapporte à la pure et simple affirmation » (idem, S XV, séance du 28/02/68). 716 Ibidem, séance du 06/03/68. 717 On le voit dans cette affirmation : « un certain usage de la double négation n'est pas du tout fait pour se résoudre en une affirmation, mais justement pour permettre, selon le sens où elle est employée, cette double négation, soit qu'on l'ajoute, soit qu'on la retire, d'assurer le passage de l'universel au particulier » (ibidem, séance du 06/03/68). 718 Cf. idem, S VII, p.133.

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prédication. On comprend comment une telle tension entre la Chose et la pensée suit la négation du particulier par l'Universel de la pensée identifiante et fantasmatique en tant que, pour Lacan, ce qui est de l'Un (Einheit) ne peut être supporté que par le fantasme.

La question consiste donc à savoir comment on peut nier et surmonter cette négation de la singularité de la Chose par le cadre fantasmatique. En suivant une perspective dialectique, il faut dire qu'il y a une façon de rater la Chose qui est déjà mode de son apparition. C'est ici qu'on doit faire entrer en jeu la notion de contradiction objective comme constitution des objets décentrés, c'est-à-dire des objets qui supportent en soi une contradiction qui empêche l’établissement de l'auto-identité.

La sublimation serait alors une façon de donner forme d'objet imaginaire à la contradiction existant entre le fantasme et la Chose. L'expérience d'étrangeté que le sujet a sentie lorsque les schémas fantasmatiques de la pensée se sont heurtés au Réel se dévoile maintenant comme l'essence même de l'objet. C'est une étrangeté comme point d'excès à l'intérieur d'un objet qui a été structurée par des procédures d'universalisation propres à la pensée soumise à la répétition et aux protocoles d'identification fantasmatique. C'est ainsi que vient au jour un objet « impossible » qui est destruction de soi, torsion interne de son principe d'identité. C'est ainsi que vient au jour une image qui est destruction de l'image719. Un « venir-au-jour » que Lacan décrit lorsqu'il rappelle qu’

il existe des moments d'apparition [une des traduction possibles d'Erscheinung] de l'objet qui nous jettent dans une toute autre dimension [...] C´est la dimension de l'étrange. Celle-ci ne saurait d'aucune façon se saisir comme laissant en face d´elle le sujet transparent à sa connaissance. Devant ce nouveau, le sujet vacille littéralement et tout est remis en question du rapport soi-disant primordial du sujet à tout effet de connaissance720.

Ce n´est que devant cet objet non-identique produit par la sublimation que le sujet peut se reconnaître.

719 En parlant de l'image de la beauté sublime d'Antigone, Lacan pose le besoin de penser un régime d'image à travers laquelle « nous sommes purgés, purifiés de tout ce qui est de cet ordre-là. Cet ordre-là nous pouvons d'ores et déjà le reconnaître - c'est, à proprement parler, la série de l'imaginaire. Et nous en sommes purgés par l'intermédiaire d'une image entre autres » (LACAN, S VII, p. 290). Cette imposition esthétique d'une image qui est la destruction de l'imaginaire peut nous renvoyer, par exemple, à ce que Didi-Huberman dit à propos du programme des specifics objects, de Donald Judd : « c'était inventer des formes qui sachent renoncer aux images, et d'une façon parfaitement claire qui fassent obstacle à tout processus de croyance devant l'objet » (DIDI-HUBERMAN, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris : Minuit, 1992, p. 35). 720 LACAN, S X, p. 74

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L'historicité du concept lacanien de sublimation

Il n'y a pas d'évaluation correcte possible de la sublimation dans l'art si nous ne pensons pas à ceci, que toute production de l'art, spécialement des Beaux-Arts, est historiquement datée721.

Cette remarque est centrale pour une analyse de la catégorie lacanienne de sublimation dans son rapport à l'art. Elle nous invite à poser la question du régime esthétique auquel la pensée lacanienne de la sublimation appartient. Que doit être l'art pour qu'une sublimation comme pouvoir de constitution des objets à partir des négations internes, comme production d´images de destruction des images puisse être comprise comme sublimation ?

Répondre à cette question exige un pas en arrière. Nous avons vu comment la réflexion lacanienne sur les arts ne pouvait pas abandonner la catégorie d´expression en tant que fondement pour la compréhension de la rationalité des phénomènes esthétiques. En ce sens, elle ne peut pas accepter des programmes esthétiques fondés, par exemple, sur l´hypostase de la construction intégrale et de l´organisation fonctionnelle des œuvres (comme c´est le cas du sérialisme intégral en musique). Néanmoins, la catégorie d´expression est reconstruite grâce à des considérations sur la pulsion. Une pulsion qui est virtuellement pulsion de mort et qui, par conséquence, doit apparaître à l´intérieur des œuvres comme négation des identités fixes soumises à une organisation fonctionnelle. Des procédures esthétiques de dépersonnalisation et d´émergence de l´informe apparaissent comme fondements pour une nouvelle réflexion sur les arts.

En outre, cette expression esthétique se réalise dans les œuvres comme sublimation. Mais, au lieu de comprendre la sublimation comme détournement du but et de l´objet sexuel vers des objets socialement valorisés, Lacan va relativiser le problème de la désexualisation afin d´insister sur la structure particulière de l´objet dans la sublimation. Il rappelle que, dans la sublimation, l´objet n´est plus un pôle imaginaire des projections narcissiques. Cela rejoint ce qu´Adorno affirmait à propos du sublime esthétique, qu´il était identification qui « ne consistait pas à rendre l´œuvre semblable à soi même mais, au contraire, à se faire semblable à elle »722. A l´intérieur du cadre conceptuel lacanien, cela signifie que l´objet doit apparaître comme destruction des protocoles d’identification narcissique. Comme nous le verrons, ces réflexions sur l´esthétique se rapprochent des tentatives pour penser l´objet esthétique comme

721 LACAN, S VII, p. 128. 722 ADORNO, TE, p. 37.

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formalisation d´une expérience de non-identité capable de poser une expression qui n´est plus expression d´un moi, mais expression d´un sujet profondément décentré.

Cette expérience de décentrement est exactement ce que Lacan essaie appréhender à travers la catégorie de Réel. Le Réel lacanien n´est pas un horizon accessible à la conscience immédiate ou un état des choses qui se soumettrait à la pensée de l’adéquation. Le Réel n´est pas lié à un problème de description objective des états des choses. Il concerne un champ d’expériences subjectives qui ne peuvent pas être symbolisées de façon adéquate ou colonisées par des images fantasmatiques. C’est pourquoi l´émergence du Réel est normalement comprise par Lacan comme « événement traumatique », pour autant que le trauma est défini ici surtout comme rencontre avec un événement non supporté par le cadre symbolique responsable de la détermination des identités. En ce sens, il n’y a rien de plus traumatique que l'apparition du réel de l'objet comme ce qui résiste à la prédication de la pensée et au régime d´identification de l´Imaginaire. Il n´y a rien de plus traumatique qu´un art capable « d'absorber dans leur nécessité immanente le non-identique au concept »723. Il trouverait peut-être la meilleure définition de son régime dans le concept de « réalisme traumatique »724.

Nous devons nous demander si l´hypostase de cette expérience de décentrement ne serait pas, en fait, un programme esthétique de retour à l´immanence de l´archaïque ou de l´originaire. Comme s´il était question de retourner à la pré-réflexivité de l´être ; ce qui pourrait expliquer l´intérêt, pour Lacan, des réflexions esthétiques de Heidegger sur la Chose. Ou comme s´il était question de l´esthétisation du retour à la dimension des pulsions non socialisées ; ce qui pourrait alors expliquer l´importance, à ses yeux, des thèmes de Bataille, par exemple l´hétérogène et la jouissance mortifère et transgressive comme force esthétique de l´impossible.

La complexité d´un tel sujet exigerait un autre livre. Il faut tout de même noter que ces perspectives présupposent un rapprochement entre la notion lacanienne d´inconscient et des notions liées à l´archaïque ou à l´immanence des affects. Mais cette manière de penser une certaine esthétique du Réel comme formalisation des expériences de décentrement est surtout une réponse à un diagnostic historique. L´esthétique lacanienne du Réel est le résultat d'un temps qui ne voit plus dans l'art une promesse de bonheur, comme le disait Stendhal, c'est-à-dire une détermination concrète et adéquate de la Chose. Au contraire, le temps de la sublimation lacanienne

723 ADORNO, TE, p. 148. 724 FOSTER, Return to the real, Cambridge : MIT Press, 1996, p. 132.

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correspond au moment historique qui voit l'art comme rature du pouvoir réconciliateur et unifiant de la symbolisation et du langage. Ou encore comme façon sensible de soutenir ce qui ne peut pas trouver des images pour s'affirmer immédiatement dans une réalité totalement fétichisée. D'où le besoin d'une certaine définition de l'art : « tout art se caractérise par un certain mode d'organisation autour de ce vide [de la Chose] »725. Un vide qui indique la négativité du singulier au régime de déterminité des étants, et non pas une certaine esthétisation de la théologie négative qui insiste sur les thèmes de l´absence et de l´incomplétude, comme nous voyons dans certaines lectures esthétiques inspirées par Lacan, surtout dans le champ littéraire. Et qui essaient de raporcher le psychanalyste et, par exemple, Maurice Blanchot.

Le vide lacanien est davantage compréhensible si nous nous rappelons du diagnostic historique qui indique comment « devant ce que devient la réalité, l'essence affirmative de l'art, cette essence inéluctable, lui est devenue insupportable »726. La critique de l´essence affirmative de l´art ne peut pourtant pas faire appel au retour à des horizons archaïques ou originaires. Cela devient clair si nous pensons aux protocoles dont Lacan se sert pour structurer les processus de sublimation. Trois protocoles de sublimation : soustraction

Comprendre la façon dont Lacan pense les modes d´objectivation de la non-identité exige d´abord de rappeler qu´il y a au moins trois opérateurs différents pour articuler les rapports entre art et sublimation : la Chose (dans le séminaire VII), le semblant (dans le séminaire XI) et la lettre (dans Lituraterre). Chacun de ces opérateurs porte sur un problème particulier : le statut de la présence et de l´absence dans l´objet esthétique (la Chose), le rapport entre art et apparence (le semblant) et la résistance du matériau dans la formalisation esthétique (la lettre). Ces questions tissent des rapports internes et fournissent trois protocoles distincts de sublimation : à travers la soustraction des qualités de l´objet imaginaire (l´exemple majeur ici c´est la femme dans l´amour courtois), à travers la position de l´apparence comme pure apparence (la peinture comme jeu des semblants) et la littéralisation de la résistance du matériau (l´écriture de Joyce de Finnegans Wake). La soustraction pour commencer. Afin de comprendre cette opération, nous devons nous rappeler que, dans l'économie de la pensée lacanienne, l'amour courtois est surtout l'amour pour un objet dépersonnalisé et dépourvu de tout trait d'individualité. Comme Lacan le remarquera à 725 LACAN, S VII, p. 153. 726 ADORNO, TE, p. 16.

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propos des figures de la Dame présentes dans la littérature courtoise, qu’elles ont toutes le même caractère, « tous [les poètes] semblent s'adresser à la même personne »727. Cela nous rappelle que le travail de constitution de la femme dans l'amour courtois est un travail de soustraction de l'objet, de dépouillement de toute détermination qualitative capable de servir de support d'individuation. Elever l´objet à la dignité de la Chose signifie d´abord soustraire toute détermination attributive et qualitative. C'est un travail qui nous explique pourquoi, dans ce cas, « l'objet féminin s'introduit par la porte très singulière de la privation, de l'inaccessibilité »728. L'inaccessibilité est le résultat de la soustraction opérée dans l'objet et qui le prive de tout point de saisie. Elle nous renvoie, par exemple, au commentaire de Lacan sur Lol V. Stein, le personnage principal du roman de Marguerite Duras, Le ravissement de Lol V. Stein. Lorsque cette espèce de Dame moderne qu’est Lol aux yeux de Lacan, est déshabillée par son amant au moment de faire l’amour pour la première fois, il se révèle un rien à voir : « c'est qu'on disait de vous quand vous étiez petite, que vous n'étiez jamais bien là »729. Revenons à l'amour courtois. L'image de la femme est donc l'image de ce qui reste lorsqu'on vide un objet de tout trait imaginaire d´individuation. Il reste une image infiniment reproductible, impersonnelle, inexpressive, indifférente au point d'être froide et cruelle, image désensibilisée et marque indéniable d'une procédure de soustraction. Le paradoxe consiste à dire qu'il n'y a qu'une image désensibilisée pour produire un retour au sensible de la sublimation. Car il n'y a pas d'expérience sensible immédiate, c'est l'Imaginaire qui donne forme et signifié au divers de l'expérience. Pour que la choséité de l'objet puisse apparaître, il faut d'abord désensibiliser l'image. C'est la voie majeure pour libérer le matériau de la contrainte de l'Imaginaire. Lacan rejoint ici un des principaux motifs de l'esthétique adornienne : la désensibilisation du matériau, seule façon pour que le sujet s’affranchisse de l'enchevêtrement dans la fétichisation du matériau naturel. C'est à travers cette image désensibilisée, image qui est destruction de l'image, que la négativité de la Chose peut venir au jour dans la forme de l'objet.

Si nous posons certaines coordonnées historiques de la procédure de soustraction en tant que production d'une image désensibilisée, nous verrons qu'elle nous rappelle nécessairement les dispositifs de création du minimalisme et sa critique des procédures de représentation. Regardons, par exemple, les tableaux absolument noirs de Ad Reinhardt où le critique d'art 727 Idem, S VII, p. 179. 728 Ibidem, p. 178. 729 Idem, AE, p. 193.

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Richard Wollheim voyait les restes d'un travail de destruction de l'image et de formalisation de la pulsion répétitive de destruction : « avec ces tableaux, le travail de destruction a été cruellement complet, et toute image a été démantelée d'une telle façon qu'aucun pentimenti ne reste »730. Ce qui reste après ce travail de destruction est la présence matérielle d'un vide de représentation, quelque chose qui n'est « ni peinture, ni sculpture, mais objet »731. Mais entre les tableaux noirs de Ad Reinhardt et la femme dans l'amour courtois il existe une différence majeure touchant le reste qui soutient l'image désensibilisée. Car, dans l'image de la femme, il y a quelque chose en plus de la pure image de soustraction de l'Imaginaire. Il y a cette idéalisation (liée à une certaine surévaluation - uberschätzung) de la femme, image d’une beauté parfaite et figée qui semble garder quelque chose d'une teneur propre au fétichisme. Il y a la permanence de ce qu'Adorno appelle un élément mimétique, c'est-à-dire les traits de ressemblance imaginaire de l'objet artistique à la réalité fétichisée732. Cela nous amène à une discussion sur la possibilité, pour l´art contemporain, de soutenir le programme de la soustraction intégrale de la fascination fétichiste.

Notre question est donc celle-ci : comment concilier la désensibilisation de l'image et cette participation au fantasme ? C'est ici qu'il faut aborder le deuxième protocole lacanien de sublimation : le déplacement. Mais avant cela, une certaine tension entre sublimation et perversion doit être relevée dans la perspective lacanienne. L'ironie de Lacan lorsqu’il choisit l'amour courtois comme paradigme de la sublimation est remarquable. Car on pourrait penser que l'idéalisation de la femme dans l'amour courtois est la procédure fantasmatique et fétichiste par excellence. On pourrait même dire que la position de la Dame dans la littérature courtoise, au moins telle que Lacan la conçoit, n'est pas très différente de la position de la maîtresse dans la Vénus à la fourrure, de Sacher-Masoch. Nous sommes devant des constellations convergentes. La Vénus à la fourrure est aussi le résultat d'une opération de soustraction de tout attribut imaginaire d'objet (tout ce qui est d'une femme est annulé pour qu'elle puisse devenir support d'un trait unaire - la fourrure). Sa beauté indescriptible n'apparaît que lorsqu'une femme perd ses déterminations qualitatives

730 WOLLHEIM, Minimal art in BATTCOCK, Mininal art : a critical antology, Berkeley : California Press, 1995, p. 398. 731 JUDD, Specific objects in Complet writings, New York : The Press of Nova Scotia School of Art and Design, 1975, p. 23. 732 Adorno dira que « l'art est le refuge du comportement mimétique » (ADORNO, TE, p. 85). Car « l'art y est contraint à cause de la réalité sociale. Tout en s'opposant à la société, il n'est pourtant pas capable d'adopter un point de vue qui lui soit extérieur » (Ibidem, p. 190).

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individuelles pour devenir une image inaccessible, impersonnelle, indifférente au point d'être froide et cruelle... comme une Dame733.

Néanmoins, la Dame n'est pas une Maîtresse et ici, nous devons entrer dans les considérations sur la distinction entre Verleugnung et sublimation. Dans le chapitre VII, nous avons vu comment la Verleugnung pouvait produire un objet (le fétiche) à partir de deux jugements contradictoires. Tout en reconnaissant la réalité de la castration, la Verleugnung peut produire un objet qui est marque de l'inadéquation entre le vide du désir et les déterminations imaginaires d'objet. Le fétiche sera ainsi le reste d'un sacrifice radical de l'objet. Néanmoins, ce sacrifice aboutit à la production d'un pur semblant qui vise à supporter le cadre fantasmatique de la femme phallique, même en reconnaissant le point vide du désir. La Verleugnung peut ainsi faire croire en une maîtrise de la négativité de la Chose à travers une jouissance du semblant et en élevant par là un semblant à la dignité de la Chose.

La proximité entre sublimation et perversion est indéniable dans la perspective lacanienne. Car, d´un côté, le fétichisme peut nous fournir une voie d´élévation de l´objet à la dignité de la Chose par la soustraction des déterminations qualitatives d´individuation. De l´autre, il y a des points de contact entre l´économie pulsionnelle de la sublimation et du masochisme. Sublimation et masochisme nous placent devant des chiasmes entre pulsion de mort et pulsion sexuelle qui produisent deux tentatives pour satisfaire la pulsion à travers un genre d´esthétisation de l´autodestruction du moi.

Dans la pensée lacanienne, la distinction structurale entre sublimation et perversion passe par la compréhension du rôle de la « profonde ambiguïté de l´imagination sublimante », point de torsion où l'objet sort du cadre fantasmatique et où l'image idéalisée devient image d'étrangeté. Lorsqu´il pense à la Dame, Lacan parle, par exemple, d'un poème d'Arnaud Daniel où, à travers un brusque retournement,

la femme idéalisée, la Dame, qui est dans la position de l'Autre et de l'objet, se trouve soudain, brutalement, à la place savamment construite par des signifiants

733 La désexualisation de la Dame ne doit pas servir d'élément de différentiation ici. D'abord, parce que Lacan a toujours insisté que la désexualisation n'est pas un dispositif déterminant dans la sublimation. Deuxièmement, si la dame est désexualisée, c'est pour être resexualisée après mais à partir de l'attribut de la froideur, de la cruauté et de l'inaccessibilité. En ce sens, elle suit la même logique de la maîtresse dont le 'corps de marbre' (SACHER-MASOCH, La Vénus à la fourrure in DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, Paris, Minuit, 1966, p. 140) est le résultat d'une désexualisation (et il n'est pas un hasard s'il n'y a presque pas des descriptions des actes sexuels dans les romans de Sacher-Masoch) qui donne espace à une resexualisation sur les signes de la froideur, de la cruauté et de l'inaccessibilité (Voir DELEUZE, Présentation de Sacher-Masoch, op. cit., p. 101)

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raffinés, mettre dans sa crudité le vide d'une chose qui s'avère dans sa nudité être la chose, la sienne, celle qui se trouve au cœur d'elle-même dans son vide cruel734. Sans cette destruction de l'image idéalisée, il n'y a pas de

sublimation, mais simplement du fétichisme. Nous pouvons dire qu'à la différence de la Verleugnung, la sublimation ne produit pas un semblant qui est conformation du fantasme au vide d'objet. En fait, elle vise l'objectivation d'une négation qui vient de la résistance de l'objet et qui apparaît comme résistance du matériau à sa saisie par la pensée identifiante du fantasme. Cette résistance ne peut apparaître que comme rature de l'image, dévoilement de ce qui est ob-scène (au sens d'un objet dépourvu de scène). L'ambiguïté de l'art selon Lacan vient du fait qu'il doit poser l'attachement au fantasme fondamental et à la fixation fétichiste pour pouvoir le nier. Il faut poser le moment d'idéalisation dans l'art pour pouvoir le nier. Ce besoin nous renvoie au problème de l´irréductibilité de l´apparence dans l´art. Trois protocoles de sublimation : le déplacement à l´intérieur de l´apparence Quatre ans après les discussions sur la femme dans l´amour courtois comme paradigme de la sublimation, Lacan revient sur le problème de la visibilité de l'image esthétique. Ce sont les paradigmes utilisés par Lacan pour penser le statut de l'image dans l'art qui nous intéressent dans ces discussions esthétiques. Ils sont fondés sur la triade anamorphose, mimétisme et trompe l’œil. Lacan peut parfois soutenir, par exemple, que le mimétisme, ainsi que le trompe l’œil, sont les équivalents de la fonction exercée par la peinture. Ces remarques indiquent d'abord l´irréductibilité de l'apparence (pensée comme espace de présentation soumis à la logique de l´Imaginaire) dans la formalisation esthétique. En ce sens, Lacan discute une question majeure pour l´esthétique du XXème siècle. Des critiques d'art comme Craig Owen comprennent le développement de l'art au XXème siècle à partir du problème de l´apparence : « la théorie moderniste, présuppose que la mimésis, l'adéquation de l'image à la référence peut être surmontée et que l'objet d'art peut être substitué (métaphoriquement) par ses références [...]. Le post-modernisme ne surmonte pas la référence mais travaille pour problématiser l'activité de la référence »735. En insistant sur l´irréductibilité du moment de l´apparence dans l´art, Lacan semble suivre ce deuxième versant, mais nous ne devons pas oublier

734 LACAN, S VII, p. 194 735 OWENS, The allegorical impulse : toward a theory of postmodernism in October, New York : 12/13, 1980, p. 235.

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que, dans son cas, il ne s´agit pas d’absorber l´art dans la dimension du simulacre et des jeux infinis d´apparences disséminées : « ce que nous cherchons dans l'illusion est quelque chose où l'illusion elle-même se transcende en quelque sorte, se détruit, en montrant qu'elle n'est là qu'en tant que signifiant »736. Cette idée d´une « autodestruction de l´illusion » propre à l´apparence esthétique est décisive et nous renvoie à la notion de sublimation comme image de la destruction de l´image. Afin de mieux comprendre la particularité de la position de Lacan, revenons à ce qui l’intéresse dans le trompe-l´œil en tant que fonction essentielle de l´art :

qu'est-ce qui nous séduit et nous satisfait dans le trompe-l’œil ? [...]. Au moment où, par un simple déplacement de notre regard, nous pouvons nous apercevoir que la représentation ne bouge pas avec lui et qu'il n'y a là qu'un trompe-l’œil. Car il apparaît à ce moment-là comme autre chose qu'il se donnait, ou plutôt il se donne maintenant comme étant cet autre chose737.

Insistons sur l’idée d’une appréhension esthétique comme déplacement à l´intérieur de l´apparence. Le sujet reste devant la même image fantasmatique qui a fasciné son regard, il reste attaché aux mêmes matériaux, mais sa valeur change : cela brise l´image comme dispositif de présence. Ce qui se donnait comme promesse de présence positive se montre comme « apparence qui dit qu'elle est ce qui donne l'apparence »738. Il y a au moins deux façons de reconnaître l´irréductibilité de l´apparence dans l´art. L´une nous mène vers la compréhension de l´art comme espace de déploiement des semblants et des simulacres. Il s´agit d´un art propre à un temps pour lequel, comme dit Deleuze, « tout est devenu simulacre. Car, par simulacre, nous ne devons pas entendre une simple imitation, mais bien plutôt l´acte par lequel l´idée même d´un modèle ou d´une position privilégiée se trouve contestée, renversée »739. Dans une situation historique où la dimension de la présence ne semble plus nous renvoyer à des systèmes structurés de production de sens, le thème du simulacre gagne de l’importance parce qu’il dissout les dichotomies entre apparence et essence. Mais la position de l´apparence peut aussi apparaître comme mode de dévoilement de la négativité de l´essence. Il ne s´agit pas de dire que le semblant dissout l´opposition entre apparence et essence, mais qu´il permet le passage vers une essence qui n´est plus pensée à partir des déterminations

736 LACAN, S VII, p. 163. 737 Idem, S XI, p. 103. 738 Ibidem, p. 103. 739 DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 95.

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positives de substance. Comme dans la dialectique hégélienne de l´essence et de l´apparence, ce passage se produit lorsqu´on dévoile comment « la réalité de l´apparence n´est autre chose que la nature négative de l´essence »740. L´essence est appréhendée lorsque l´apparence apparaît comme ce que Hegel nomme « le négatif posé comme négatif ». Ce régime de détermination de l´apparence esthétique comme formalisation de l´inadéquation est proche des réflexions lacaniennes sur des objets qui sont objectivations de la non-identité. Nous pouvons ainsi établir des distinctions entre l´esthétique lacanienne de la sublimation et tout programme esthétique fondé sur la catégorie de simulacre.

Adorno offre un dispositif pour que nous puissions penser une expérience de la nature négative de l´essence et de l´apparence comme formalisation de l’inadéquation qui nous aide à comprendre les questions majeures liées à la notion lacanienne de sublimation. Il s´agit du problème adornien de l´irréductibilité du fétichisme dans l´art. En réfléchissant au destin du fétichisme dans l´art, Adorno prend ses distances par rapport à l’idée que la critique de l´apparence doit être faite à partir des structures de production qui déterminent la signification de l´œuvre, ce qui pourrait impliquer l´annulation de l´apparence par le passage à une essence pensée comme espace positif de donation de sens. Ici, nous devons prendre au sérieux des affirmations comme celle-ci : « l'art ne réussit à s'opposer qu'en s'identifiant avec ce contre quoi il s'insurge »741, pour autant que dans la modernité capitaliste, la vie sociale serait colonisée par une « objectivité fantasmatique » propre à l´abstraction fétichiste de la forme-marchandise. Adorno insiste beaucoup sur cette idée. Il suffit de se rappeler que « les œuvres modernes s'abandonnent mimétiquement à la réification, à leur principe de mort »742. Affirmation apparemment étrange, puisqu´on a au contraire l´habitude de définir l´œuvre d´art moderne à partir du refus de toute affinité mimétique avec la société réifiée, cela par exemple à travers la critique de la représentation et de la figuration.

Ce qu´Adorno soutient dans la Dialectique négative reste valable : « on ne peut exclure de la dialectique de ce qui est établi ce que la conscience éprouve comme étranger en tant que chosifié ». Car « ce qui est étranger en tant que chosifié est conservé (ist das dinghaft Fremde aufbewahrt) »743. Le chosifié doit être conservé car « celui pour qui le chosifié est le mal radical tend à l'hostilité à l'égard de l'autre, de l'étranger (Fremd) dont le nom ne résonne pas par hasard dans aliénation

740 HENRICH, Hegel im context, op. cit., p. 117. 741 ADORNO, TE, p. 190. 742 Ibidem, p. 190. 743 Idem, DN, p. 186.

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(Enfremdung) »744. La négation abstraite du chosifié produit le blocage du dévoilement de la non-identité ; sa négation déterminée présuppose au contraire un genre de dialectique du rapprochement mimétique. Ainsi, la vraie critique, comme nous le voyons dans toute œuvre d´art fidèle à son contenu de vérité, ne doit pas essayer de dissoudre la fixation fétichiste par la présupposition utopique d´un horizon construit par « les temps chargés de sens (die sinnerfüllten Zeiten) dont le jeune Lukács souhaitait le retour »745. Le vrai défi de la critique consiste à trouver la non-identité dans la confrontation avec des matériaux fétichisés, façon de dire, comme Lacan, « qu´il n´y a pas d´autre entrée pour le sujet dans le réel que le fantasme »746.

Pour Adorno, poser cet horizon de jouissance comme destin de l'art signifie poser un retour à une pensée de l'identité comme principe régulateur d'évaluation des régimes esthétiques.

Cela produit un changement des valeurs dans la dimension de l´apparence : « si les fétiches magiques sont l'une des racines historiques de l'art, un élément fétichiste - distinct du fétichisme de la marchandise - demeure mêlé aux œuvres »747. Cet autre fétichisme est l'investissement libidinal de ce qui est devenu ruine. Cet objet dont la valeur venait de sa soumission docile à la logique du fantasme (ou, en termes marxistes, au régime d'abstraction de la forme-marchandise), doit être présenté dans son opacité de matérialité brute et sensible, reste qui résiste à l'identité fantasmatique. Nous pouvons parler d'un matériau auparavant fétichisé, mais qui maintenant est devenu un déchet qui nous rappelle les ruines de la grammaire du fétiche. Cette reconnaissance de la négation venant de la résistance du matériau permet à cet objet qui m'était le plus familier de dévoiler son étrangeté et de s'élever à la dignité de la Chose. Ainsi, comme la Dame idéalisée lacanienne qui se dévoile brutalement porteuse de la cruauté du vide, l´art pour Adorno doit savoir dévoiler l´étrangement là où nous n´attendons que la répétition du fantasme. Nous devons suivre les conséquences du fait que « dans le chosifié, ces deux éléments sont réunis : le non-identique de l'objet et l'assujettissement des hommes aux conditions de reproductions dominantes, leur propre interconnexion fonctionnelle de production d’eux-mêmes »748. Ce n´est pas sans ironie que nous pouvons voir Adorno et Lacan se rapprocher d´une intuition majeure de Deleuze :

744 Ibidem, p. 186. 745 Ibidem, p. 186. 746 LACAN, AE, p. 326. 747 ADORNO, TE, p. 315. 748 Idem, DN, p. 187.

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plus notre vie quotidienne apparaît standardisée, stéréotypée, soumise à une reproduction accélérée d´objets de consommation, plus l´art doit s´y attacher, et lui arracher cette petite différence qui joue d´autre part et simultanément entre d´autres niveaux de répétition, et même faire résonner les deux extrêmes des séries habituelles de consommation avec les séries instinctuelles de destruction et de mort [...] reproduire esthétiquement les illusions et mystifications qui font l´essence réelle de cette civilisation, pour qu´enfin la Différence s´exprime avec une force elle-même répétitive de colère, capable d´introduire la plus étrange sélection749.

Ce n´est qu’à travers cette petite différence, capable de déplacer

l´apparence, que peut apparaître l´image comprise comme destruction de l´image elle-même. Trois protocoles de sublimation : la littéralisation Cette réflexion sur la manifestation de la négativité de l´essence à travers la position de l´apparence comme apparence nous amène vers le troisième protocole lacanien de sublimation : la littéralisation. Avec la littéralisation et l´usage de la lettre, Lacan peut organiser les problèmes esthétiques liés à la résistance du matériau. La première question à laquelle nous devons répondre est : pourquoi la lettre ? Pourquoi Lacan a-t-il éprouvé le besoin de poser, au-delà du signifiant pur, un autre dispositif d'inscription symbolique à travers le recours à la lettre ? Il nous semble que la réponse tient dans l'affirmation « l’Un ne tient que de l’essence du signifiant »750. L’essence du signifiant – on comprend cela à partir de la notion de semblant et du questionnement sur le fantasme comme élément médiateur entre la Loi symbolique et la réalité empirique – c’est de s’articuler avec l'Imaginaire pour produire un système structuré fermé et totalisant. Un ensemble consistant d’éléments multiples qui ont des rapports entre eux tels que les parties d’un système. Si l'on essaie de penser une écriture de signifiants dans l'art, le résultat est une écriture sérielle dont les opérations positionnelles définissent l'intégralité des possibilités de sens du matériau et perpétuent la contrainte de la forme. Le telos de l'organisation totale du matériau par l'articulation des procédures de déplacement et de condensation demeure inéluctable. Qu'est-ce qui peut alors être une écriture de la lettre ? Une des premières définitions lacaniennes de la lettre apparaît dès 1957 : « nous désignons par lettre ce support matériel que le discours concret emprunte au langage »751. Autrement dit, elle est le nom du matériau dont la langue se sert

749 DELEUZE, Différence et répétition, op. cit., p. 353 750 LACAN, S XX, p. 12. 751 idem, E., p. 495.

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pour produire des relations propres à l'instance du signifiant. Chez Lacan, elle n'est pas l'élément d'une archi-écriture transcendante, « irréductible à la parole »752 et composée de traces pures. Une archi-écriture pensée comme composition de la différance, c’est-à-dire comme événement originaire antérieur et irréductible à toute subjectivation. Pour Lacan, parler de lettre sans l'affecter « d'une primauté au regard du signifiant »753 signifie simplement indiquer la résistance de ce qui, du matériau de la langue, ne se laisse pas tout systématiser. Une écriture de la lettre est nécessairement une écriture de la résistance du matériau. Elle se pose comme rature du pouvoir réflexif de symbolisation afin d'indiquer la présence du réel de l'objet dans l'acte de formalisation.

Cette limite au savoir est résistance aux procédures herméneutiques d'interprétation ; d'où ceci que « l'écrit, ça n'est pas à comprendre »754. Mais il est aussi littéralisation de ce qui est d'abord apparu comme le point vide de la Chose. Cette rature est mode de présence, façon de formaliser la négation qui vient de la non-identité du matériau.

Penser la formalisation esthétique comme rature, comme dissolutiobn du pouvoir organisateur du langage, est une procédure centrale chez Lacan. Si le système signifiant est espace de l'Un et de la pensée comme identification, il n'y a de formalisation du singulier qu'à travers la distorsion et le forçage de la surface de la langue. Cette esthétique de l´inadéquation qui s’achève sur la désarticulation des capacités organisatrices de la langue comme protocole de formalisation de ce qui n´est pas identique au concept n´est pas sans résonances avec certains aspects de la métaphysique du sublime propre au XIXème siècle, mais cela est l’objet d’un autre livre.

Pour conclure, nous pouvons dire qu’aujourd'hui, une œuvre d’art est toujours une perte de la croyance en la puissance communicationnelle de la langue. Perte qui s'inscrit dans les dispositifs de sa production. En ce sens, l'écriture de la lettre ne peut se réaliser que comme écriture de ruines, « accommodation des restes »755. C'est le destin de la littérature (et de toute formalisation esthétique fidèle à son contenu de vérité) aux yeux de Lacan : il faut l’envisager comme formalisation de cette matière opaque qui subsiste lorsque les masques du fantasme vacillent. C'est le seul lieu où le sujet peut encore se reconnaître.

Hegel avait l'habitude de voir dans les Perses le premier peuple historique « parce la Perse est le premier empire qui a disparu (Persien ist

752 DERRIDA, L'écriture et la différence, Paris : Seuil, 1967, p. 310. 753 LACAN, AE, p. 14. 754 Idem, S XX, p. 35. 755 Ibidem, p. 11.

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das erste Reich, das vergangen ist) »756 en laissant derrière soi la mobilité (Beweglichen) et l'inquiétude de ce qui ne peut s'exprimer qu'à travers des ruines. Depuis le premier peuple historique, le principe de subjectivité n'a jamais cessé de reconnaître la certitude de son existence dans les ruines. Et c'est vers elles que Lacan demande au sujet de tourner ses yeux afin d'affirmer, encore une fois, son irréductibilité.

756 HEGEL, Vorlesungen über die Philosophie der Weltgeschichte Band II-IV, Hambourg : Felix Meiner, 1968, p. 414.

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9. Reconnaissance et dialectique négative

Mène-moi vers la vie Au-delà de la grille basse

Qui me sépare de moi même Qui divise tout sauf mes cendres Sauf la terreur que j’ai de moi.

Paul Éluard Nous nous sommes jusqu’à présent efforcés de récupérer un concept de reconnaissance capable d’appréhender ce qui était fondamental dans l´expérience intellectuelle lacanienne. Nous avons vu comment la singularité de la clinique lacanienne se trouvait dans ses modes de subjectivation. Ces subjectivations ne passaient pas par la nomination positive de l´objet de la pulsion, du réel du corps et du sinthome ou par l´intériorisation réflexive d´un processus de remémoration de l´histoire subjective. Au contraire, elles étaient fondées sur la reconnaissance du caractère éminemment négatif des objets auxquels la pulsion se lie. Afin de mieux comprendre la structure de la subjectivation chez Lacan, nous en sommes venus à des considérations sur la sublimation, pour autant qu´elle nous montrait comment le sujet pouvait se confronter avec ce qui, dans l´objet, ne se soumettait pas directement aux protocoles de symbolisation et d’appréhension catégorielle ; confrontation avec une négation qui venait de l´objet et qui animait la reconfiguration lacanienne du concept de pulsion. Ce point était fondamental puisqu´il montrait comment la rationalité des modes de subjectivation dans la clinique lacanienne ne peut être comprise que si nous acceptons que ces modes soient fondés sur une théorie des négations d’inspiration dialectique, c’est-à-dire une théorie qui reconnaît l´existence d´une négation ontologique, d´un régime de manifestation de l´essence dans son processus de détermination. Elle montre comment, à l´intérieur de la clinique, les mouvements de négation ne sont pas nécessairement des figures de la destruction (destruction de l´autre dans le transfert, réaction thérapeutique négative, fantasmes masochistes, destruction de l´objet désiré dans la névrose obsessionnelle, etc.). Les mouvements de

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résistance ne sont pas nécessairement des figures de la dénégation névrotique. Il y a une négation qui est mouvement de constitution des objets, qui est dévoilement de la structure négative des objets de la pulsion. D´où l´idée qu´il y a une négation, propre à la clinique, qui est mode ontologique de présence de ce qu´il y a de réel dans l´objet. Bref, il y a une résistance qui est résistance de l´objet à son instrumentalisation par la pensée identifiante du fantasme et c´est vers elle qu´une analyse doit nous mener. La fin de l´analyse serait donc liée à un processus de reconnaissance construit à partir de la confrontation entre sujet et objet. Une confrontation qui, comme nous l’avons vu dans la réflexion lacanienne sur l´amour, peut servir de fondement à la reconfiguration des processus d´interaction entre des sujets. Le terme « ontologique » peut causer un certain malaise. Si l’on dit que certains concepts majeurs de la métapsychologie liés à la théorie de la pulsion ont un statut ontologique, qu’est-ce que cela signifie ? Pour finir ce livre, nous devons désormais aborder cette question qui concerne le statut de la métapsychologie et ses régimes d´articulation avec la praxis. Néanmoins, il faut d´abord revenir sur l´articulation entre Lacan et Adorno. Adorno a fourni un nom pour ce processus d’identification non-narcissique entre le sujet et l’objet en son point de résistance : mimesis. C´est un terme absent chez Lacan, mais qui peut nous permettre d’inscrire dans un tableau plus vaste la fin de l´analyse qu’il conçoit comme identification avec l´opacité de l’objet a dans la condition de réel. Le concept adornien de mimesis nous permet de comprendre, dans un cadre plus large d´intéraction sociale, les conséquences de cet étrange investissement libidinal dans un objet qui n´est plus supporté par la projection narcissique ou par l´image spéculaire. Il n’est pas inutile de penser la proximité entre Lacan et Adorno à partir du rapport entre mimesis, relation non narcissique d´objet et reconnaissance. Critique de l´intersubjectivité

Avant de discuter le recours adornien à la mimesis et sa proximité avec le problème du destin de l´objet chez Lacan, nous devons insister sur le fait qu’elle nous permet de penser la structure d´une reconnaissance qui ne se résout pas à travers l´auto-objectivation du sujet dans le champ intersubjectif du langage. Il s´agit d’avoir recours à un concept de reconnaissance qui répond à ce que nous pouvons appeler « critique totalisante de la réification du langage ordinaire ». Cette compréhension du langage ordinaire comme espace des processus de réification et d´aliénation amène Lacan et Adorno à soutenir une tension irréductible entre la subjectivité et le champ linguistique intersubjectif. Cette idée est un

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prolongement de l´impossibilité de l´auto-objectivation du sujet dans la réalité aliénée des sociétés modernes.

Lacan est très clair sur ce point. Il esquisse parfois une critique de la rationalité instrumentale en montrant que la parole vide du langage réifié produit une communication soumise « à l’énorme objectivation constituée par la science et qui permettra au sujet d’oublier sa subjectivité »757. Un discours instrumental dont les objectivations nous conduisent à « l´aliénation la plus profonde du sujet dans la civilisation scientifique »758. Lacan parle alors du langage, dans sa dimension instrumentale, comme d’un « mur » qui empêche le sujet d’établir des « rapports authentiquement intersubjectifs »759 qui seraient articulés à l’intérieur d’un langage capable d’exprimer le processus structural de fonctionnement de l’univers symbolique et libéré du poids de la réification.

Mais, dans les années 60, Lacan élargit sa critique de la réification du langage en l’élevant à une question liée au fonctionnement même des structures symboliques. On le voit notamment lorsque Lacan abandonne ses considérations socio-historiques pour conclure que

le signifiant se produisant au champ de l’Autre fait surgir le sujet de sa signification. Mais il ne fonctionne comme signifiant qu’à réduire le sujet en instance à n’être plus qu’un signifiant, à le pétrifier du même mouvement où il appelle à fonctionner, à parler, comme sujet760.

Aussi le champ intersubjectif de la chaîne signifiante ne peut faire parler le sujet qu’en le pétrifiant et le divisant : « s’il apparaît d’un côté comme sens, produit par le signifiant, de l’autre il apparaît comme aphanisis »761. Que le sujet doive apparaître de l’autre côté comme ce qui est en train d’échapper comme aphanisis, cela indique un rapport d’inadéquation entre subjectivité et intersubjectivité. Rappelons que Lacan sera toujours sensible à ce que le sujet doit perdre pour se constituer comme instance d’autoréférence par des processus de socialisation et de formation du moi. Comme nous l’avons vu, la notion d´objet a a été créée afin d’indiquer que quelque chose de fondamental dans le sujet ne trouvait pas de place à l´intérieur de la chaîne signifiante.

Pour Adorno, le sujet de notre époque serait devant une réalité mutilée par la pensée identifiante de la logique des équivalents propre au fétichisme de la marchandise. Cette pensée identifiante ravalée à sa

757 LACAN, E., p. 282 [citation modifiée]. 758 Ibidem, p. 281 759 Idem, S II, p. 285 760 LACAN, S XI, pp. 188-189. 761 Ibidem, p. 191.

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condition instrumentale aboutit nécessairement à un langage réifié qui « ne détruit pas seulement les qualités, elle contraint les hommes à être de véritables copies conformes »762. Cette soumission de l’existant à l’objectivité fantasmatique de l’abstraction fétichiste instaure une inadéquation entre les aspirations de singularité de la subjectivité et le champ intersubjectif du langage. Il s’ensuit que

lorsque la vie publique atteint un stade où la pensée se transforme inéluctablement en une marchandise et où le langage n’est qu’un moyen de promouvoir cette marchandise, la tentative de mettre à nu une telle dépravation doit refuser d’obéir aux exigences linguistiques et théoriques actuelles avant que leurs conséquences historiques rendent une telle tentative totalement impossible763.

La subjectivité n’a donc plus qu’à rentrer dans la quête du toujours non-identique. Elle sera assouvie par le recours philosophique à l´art.

Cette critique de la réification du langage ordinaire peut nous expliquer pourquoi Adorno et Lacan refusent de comprendre le concept positif de raison à partir d’une rationalité communicationnelle. En ce sens, il est certain que le concept adornien d’expérience ne prenait pas en compte une théorie de l’intersubjectivité. Mais cette exclusion a lieu à partir d’une critique du langage qui suit le même modèle que celle qui fait dire à Lacan que l'expérience freudienne se fige dès que l´intersubjectivité apparaît. Dans les deux cas, il s’agit d’affirmer que l’expression à l’intérieur du champ intersubjectif est nécessairement soumise à des processus de réification et d’objectification. L’auto-objectivation du sujet ne peut s’effectuer que par la négation des déterminations intersubjectives, négation dialectique qui ne doit pas nous amener vers l’ineffable ou l’archaïque.

Mais les démarches de Lacan et d’Adorno ne sont pas totalement convergentes. Le diagnostic adornien de la réification du langage est en effet le résultat d’un constat historique lié aux modes de développement du capitalisme, tandis que celui de Lacan est plutôt d’ordre structural. Il faut toutefois insister sur l’historicisme problématique de la critique adornienne de la réification du langage qui se déploie comme critique de l’intersubjectivité. Adorno est le premier à soutenir que la disqualification du sensible qui apparaît comme le résultat d’un langage réifié et soumis à la rationalité instrumentale est un phénomène qui se confond avec la raison occidentale : « de Parménide à Russell, la devise reste : Unité. Ce que l’on continue à exiger, c’est la destruction des dieux et des qualités »764.

762 ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison, op. cit., p. 30. 763 Ibidem, p. 14. 764 Ibidem, p. 25.

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On connaît les pages de la Dialectique de la raison consacrées à ce genre de considération. Axel Honneth avait déjà insisté sur une certaine « inversion » de la perspective marxiste classique chez Adorno et Horkheimer puisque, dans la Dialectique de la raison, « l’échange de marchandise est simplement la forme historiquement développée de la raison instrumentale »765 dont les sources doivent être cherchées (et ici Adorno ne pouvait pas être plus freudien) dans le processus humain d’auto-préservation devant les dangers la nature. Les coordonnées historiques de la critique de l’économie politique vont autrement dit se soumettre à une vraie philosophie de l’histoire.

Mais l’on peut aussi insister sur les coordonnées ontologiques de cette philosophie adornienne de l’histoire. Telle que dans la philosophie de l’histoire de Hegel et dans la critique de la technique de Heidegger, l’histoire selon Adorno présuppose un ensemble de positions proprement ontologiques sur les modes de présentation de l’essence766. Cela nous rappelle que le problème de la réification du langage ne s’épuise pas dans une considération historique régionale (ce qui peut nous expliquer pourquoi la critique adornienne doit passer de la critique « restreinte » de l’économie politique à la critique « généralisée » de la rationalité instrumentale) mais a le poids d’une considération d’ordre structural, comme chez Lacan . Ce rapprochement entre considération structurale et considération ontologique n’est pas évident, ce qui ne nous empêche pas de penser entre chacune d’elles une certaine convergence.

Cette critique de la réification du langage ordinaire n’interdit pas des modes de reconnaissance qui ne sont pas fondés sur la position d´un champ linguistique intersubjectif. Lacan et Adorno restent ouverts à un mode de reconnaissance qui prend en compte l´irréductibilité du sujet et qui pourrait être dérivé d´une compréhension nouvelle du rapport sujet-objet. C’est en ce sens que nous devons comprendre les tentatives adorniennes pour fournir un modèle de communication qui ne soit plus pensé à partir de la communication entre des sujets :

s’il était possible de spéculer sur l’état de réconciliation (Versöhnung), il ne serait pas question de le penser dans la forme de l’unité indifférenciée entre le sujet et l’objet ou dans la forme d’une antithèse hostile, mais comme une communication du différencié (Kommunikation des Unterschiedenen). Le concept de communication peut alors rencontrer son lieu de droit comme quelque chose d’objectif. Le concept actuel est honteux parce qu’il trahit le meilleur, la force d’un

765 HONNETH, Axel, Kritik der Macht,Ftankfurt, Surkhamp, 1985, 766 Il faut suivre Bubner lorsqu’il affirme que la théorie critique demande une théorie de l’histoire qui aspire à un statut ontologique (BUBNER, Rüdiger, Äesthetische Erfahrung, Surkhamp, 1989).

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entendement (Einverständnisses) entre hommes et choses, et nous offre à sa place la communication (Mitteilung) entre des sujets telle que la raison subjective la requiert767. On voit normalement dans cette affirmation d’Adorno le symptôme

d’une philosophie qui persiste à penser le rapport du sujet au monde exclusivement comme confrontation entre sujet et objet, confrontation caractéristique de la philosophie de la conscience qui néglige le cadre intersubjectif déterminant le rapport à l’objet. Cela expliquerait, par exemple, le besoin de récupérer le concept nuageux de mimesis comme promesse d’entendement entre hommes et choses, en dépit des processus réflexifs de compréhension déjà présents dans la communication propre à la vie ordinaire. Mais cette lecture inverse les choses et considère comme « négligence » ce qui est en vérité le résultat d’une critique. Critique de l’effacement de toute dignité ontologique de ce qui apparaît comme résistance et opacité de l’objet dans le cadre intersubjectif de signification. Critique de l’effacement de toute dignité ontologique concernant l’ irréductibilité du sujet et de ses fonctions par rapport aux déterminations positives du langage ordinaire. Cet effacement doit être compris comme le résultat de la méconnaissance de l´aliénation propre à la genèse sociale du moi. Adorno et Lacan ont insisté sur le caractère aliénant des processus de socialisation et ont indiqué le besoin d´une transcendance dans la fonction du sujet afin de dépasser l’identification narcissique du moi. Ce double effacement ne peut être corrigé que par la reconnaissance de la présence, à l´intérieur du sujet, d´un noyau de l´objet, noyau de ce qui se détermine comme obs-tant. Une communication du différencié ne nous conduisant pas vers l’unité indifférenciée doit être sensible à ce chiasme grâce auquel le sujet trouve dans l’objet la même opacité que celle pouvant constituer des relations à soi non-narcissiques. Opacité aux processus d´auto-réflexion qui indique le statut problématique du corps, du sexuel et de la vérité de l´inconscient pour une appréhension subjective. Mimesis, nature et étrangeté Ayant ces questions en vue, nous pouvons passer aux considérations sur le recours adornien à la mimésis. Il existe une interprétation « hégémonique » du problème de la mimesis chez Adorno. Elle a été synthétisée surtout par Habermas, Albrech Wellmer et Axel Honneth. En

767 ADORNO, Stichworte in Kulturkritik und Gesellschaft II, Frankfurt: Suhrkamp, 2003, p. 743.

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tant que récupération d’une affinité non conceptuelle qui se soustrait à une relation entre sujet et objet déterminée sur le mode cognitif-instrumental, le recours adornien à la mimesis semble surtout promettre une réconciliation entre le sujet et la nature. Une réconciliation capable d’opérer une ouverture par-delà la soumission du divers de l’expérience sensible à la structure catégorielle d’une raison qui aurait hypostasié son propre concept, soumission qui, selon Adorno, indique le processus d’imbrication entre rationalisation et domination. Mais cette façon de penser une réconciliation fondée sur des affinités non conceptuelles semble s’inscrire dans une perspective de retour à un concept de nature pensé comme plan positif de donation du sens.

Habermas, par exemple, dit que la logique de la mimesis apparaît comme « une remontée aux origines où l’on tente de revenir en-deçà de la rupture de la culture avec la nature »768. Ce retour à l’origine placerait Adorno aux côtés de Heidegger : « la mémoire (Eigendenken) de la nature tombe dans une proximité choquante avec la réminiscence (Andenken) de l’être »769. Dans les deux cas, cette pensée de l’origine et de l’archaïque nous amènerait nécessairement à abandonner la philosophie en dépit du recours philosophique au poème, pour autant que la puissance mimétique de l’art peut nous indiquer ce que le concept rate toujours. Dans le cas de la mimesis chez Adorno, on pourrait même songer à une certaine Naturphilosophie qui n’a pas le courage de dire son nom. Il suffit de comprendre ce dévoilement mimétique des « multiples affinités entre ce qui existe »770 comme récupération d’une puissance cognitive de l’analogie et de la ressemblance.

Ces interprétations, et leurs innombrables modulations possibles, présupposent chez Adorno un concept de nature pensé comme horizon de donation positive de sens accessible à un genre d’intuition. La nature apparaît comme un signe d’authenticité. Cela s’oppose à toute pensée dialectique de la nature, pensée où celle-ci n’est posée ni comme horizon de donation positive de sens ni comme simple construction discursive réifiée. Or nous tenons que c’est une telle pensée qui est cherchée par Adorno. Il suffit de rappeler que, du fait de la médiation posée comme processus universel, il est simplement impossible que la nature apparaisse comme l’originaire ou l’archaïque. Si la médiation est universelle, il n’y a aucun 768 HABERMAS, Théorie de l’agir communicationel I, Paris : Fayard, 1987, p. 387. 769 Ibidem, p. 389. C’est pourquoi « le théme d’un moi qui revient à la nature prend plutôt chez Adorno les traits d’une utopie sexuelle et d’un certain anarchisme. Parfois il laisse cette utopie d’une nature réconciliée avec la civilisation perdre presque insensiblement de son éclat, parce qu’il désespère de sa possibilité, et finalement se confondre avec cette nature attirante qui en fait paye ses bienfaits d’un abandon de l’individuation » (HABERMAS, Profils philosophiques et politiques, Paris : Gallimard, 1980, p. 239). 770 ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison, op. cit., p. 28.

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sens à « revenir à l’origine ». Au contraire, si, selon Adorno, la nature dont l’art poursuit l’image n’existe pas encore, ce n’est pas parce que le philosophe tombe dans les rets d’une théologie négative, mais parce que la nature est définie comme ce qui empêche l’indexation intégrale des existants par le concept. La nature n’est qu’une figure du négatif, ce qui n’est pas surprenant pour quelqu’un comme Adorno qui conçoit le problème de la nature interne à partir de la théorie freudienne des pulsions – théorie qui dénaturalise toute racine instinctuelle en l’homme en tant qu’elle ne reconnaît pas un objet naturel à la pulsion (on a déjà vu cette question au chapitre sur le problème du corps chez Adorno).

Cette idée de la nature comme figure du négatif peut nous expliquer pourquoi « l’art n’est fidèle à la nature phénoménale que lorsqu’il représente le paysage dans l’expression de sa propre négativité »771. La nature est donc ce qui ne peut pas se poser comme immédiatement présent. Et si nous rappelons la remarque adornienne selon laquelle les temps chargés de sens dont le jeune Lukács souhaitait le retour sont également le produit de la réification, il faut alors se demander si le blocage de la présentation de la nature est en réalité un problème d’ordre historique ou ontologique. S’il s’agit d’un problème ontologique, l’accès à la nature n’est pas une aporie, mais manifeste une essence qui ne peut se donner que comme négation dialectique de l’apparence.

C’est dans ce contexte qu’on peut comprendre l’importance du recours adornien à la mimesis. Cependant, pour cerner la spécificité d’un tel concept, il faut se rappeler qu’il est construit pour rendre compte de quatre questions différentes, mais complémentaires, à savoir le problème du contenu de vérité de la pensée analogique qui soutient les pratiques magiques et rituelles, la tendance pulsionnelle à régresser vers un état de nature marqué par la dépersonnalisation, le mimétisme animal et, surtout, les expériences esthétiques contemporaines de confrontation avec des matériaux réifiés. Théorie anthropologique de la magie, théorie psychanalytique des pulsions, mimétisme animal et problème esthétique de la représentation : tels sont les axes de la problématique adornienne du mimétisme. Venons-en à leur analyse.

Nous savons comment la pensée qui marque la raison moderne refuse tout contenu cognitif à la mimesis, à l’analogie et à la ressemblance, pour autant que la pensée « magique » serait encore prisonnière des chaînes de la sympathie et de la participation. Adorno et Horkheimer soutiennent pourtant qu’il y a un contenu de vérité dans cette rationalité mimétique de la pensée magique, ce qui ne signifie pas du tout qu’ils sont en train de revenir

771 ADORNO, TE, p. 101.

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en-deçà de la rupture de la culture d’avec la nature. Cela signifie simplement que la pensée magique est capable d’exposer certaines procédures logiques refoulées par la raison réduite à sa condition instrumentale. Ces procédures concernent surtout la façon dont l’auto-identité se reconnaît comme un moment de la position de la différence. Lacan l’a bien montré en commentant la nature de « l’identification itérative » du Bororo qui dit « Je suis une ara » :

seule la mentalité antidialectique qui, pour être dominée par des fins objectivantes, tend à réduire à l’être du moi toute activité subjective, peut justifier l’étonnement produit par un Van den Steiner par le Bororo qui dit « Je suis une ara ». Et tous les sociologues de la « mentalité primitive » de s’affirmer autour de cette profession d’identité, qui pourtant n’a rien de plus surprenant pour la réflexion que d’affirmer : « Je suis un médecin » ou « Je suis citoyen de la République française », et présente sûrement moins de difficultés logiques que de promulger : « Je suis un homme », ce qui dans sa pleine valeur ne peut vouloir dire que ceci : « Je suis semblable à celui qu’en reconnaissant comme homme, je fonde à me reconnaître pour tel ». Ces diverses formules ne se comprenant en fin de compte qu’en référence à la vérité du « Je est un autre », moins fulgurante à l’intuition du poète qu’évident au regard du psychanalyste772

La remarque indique comment l’affirmation Bororo de l’auto-identité à travers l’identification avec l’autre (qui ici équivaut nécessairement à une identification mimétique) révèle ce qui est de l’ordre des individuations modernes. Si le « Je suis une ara » a la même valeur que le « Je suis citoyen de la République française » et le « Je est un autre », c’est parce que, dans les trois cas, la référence à soi ne se constitue que par la médiation de ce qui est posé comme marque d’altérité. Mais si la « mentalité antidialectique » s’étonne qu’un sujet puisse trouver des affinités entre lui et une ara, c’est parce que l’identité du moi moderne se fonde sur la dénégation du rôle constitutif de l’identification mimétique avec l’autre. Du point de vue de la logique dialectique, nous pouvons dire que le moi de l’homme moderne se fonde sur la négation simple du rôle constitutif de l’opposition dans la détermination de l’identité, en tant que la délimitation de l’auto-identité du moi ne s’effectue que par l'exclusion hors de soi de toute altérité.

N’oublions pas en ce sens comment, dans sa thèse de doctorat, Lacan avait déjà insisté sur le rapport entre la logique de ladite pensée magique et la structuration de l’auto-identité du moi de l’homme moderne773. Si, à cette époque, Lacan affirmait que l’absence apparente des principes logiques de contradiction, de localisation spatio-temporelle et de l’identité dans la pensée magique pouvait indiquer une proximité avec la psychose,

772 LACAN, E, p. 117. 773 LACAN, DPPRP, pp. 294-298.

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c’était pour rappeler que la structure même des individuations dans la modernité suit une logique paranoïaque qui ne peut assumer le rôle constitutif des identifications imaginaires que sous la forme des explosions de rivalité et d’agression. D’où le besoin de penser la psychose paranoïaque dans ses rapports avec le processus de formation du sujet en tant que personnalité.

Ces remarques sont absolument convergentes avec la démarche adornienne. Rappelons d’abord la façon dont la problématique du contenu de vérité de ladite pensée magique se pose pour Adorno. Si la pensée rationnelle doit dénier toute puissance cognitive de la mimesis c’est parce qu’il s’agit de soutenir « l’identité du moi qui ne peut pas se perdre dans l’identification avec un autre, mais [qui] prend possession de soi une fois pour toutes comme masque impénétrable »774. L’identité du moi est donc dépendante de l’essentialisation d’un système fixe d’identités et de différences catégorielles. La projection d’un tel système sur le monde est ce qu’Adorno et Horkheimer appellent exactement une « fausse projection » liée à la logique du narcissisme et aux processus de catégorisation du sujet de la connaissance775, ce qui leur raproche de la compréhenesion lacanienne de l´Imaginaire comme champ de construction des objets à partir du moi.

Mais si la rationalité mimétique de la pensée magique peut révéler les multiples affinités entre ce qui existe, c’est parce qu’elle plus ouverte à la reconnaissance de cette nature constitutive de l’identification. La pensée magique nous permet de voir comment l'identité fixe des objets est bouleversée lorsque la pensée prend en compte la nature constitutive des rapports d'opposition (et dans ce contexte l’opposition a la valeur d’une identification qui n’est pas encore posée)776. Cela peut nous expliquer l’importance de considérations comme celle-ci : « l’esprit qui s’adonnait à la magie n’était pas un et identique ; il changeait comme les masques du culte qui étaient supposés ressembler aux nombreux esprits »777.

Mais si la pensée magique nous révèle la structure d’identification qui supporte les déterminations d’identité, elle ne fournit pas à Adorno un concept positif de nature. Car, insistons une fois encore sur ce point,

774 ADORNO et HORKHEIMER, Dialectique de la raison, op. cit., p. 27. 775 Voir par exemple l’affirmation suivante : « chaque fois que les énergies intellectuelles sont concentrées intentionnellement sur le monde extérieur […] nous ignorons souvent le processus subjectif dans la schématisation et nous posons le système comme la chose même. Comme la pensée malade, le penser objectivant implique l’arbitraire de la finalité subjective qui est étrangère à la chose elle-même » (ibidem, p. 201). 776 Martin Jay a bien souligné que, chez Adorno, le comportement mimétique n’est pas une imitation de l’objet, mais l’assimilation (anschmiegen) de soi à l’objet (JAY, Mimésis and mimetology in HUHN et ZUIDERVAART, The semblance of subjectivity, p. 30). 777 ADORNO et HORKHEIMER, idem, p. 27.

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l’assimilation de soi à l’objet dans le mimétisme ne peut pas être comprise comme promesse de retour à l’immanence de l’affect et de l’archaïque. D’où le besoin adornien de penser le concept de nature à partir de la théorie pulsionnelle freudienne. Suivons à ce propos une remarque centrale sur le mimétisme. Il serait l’index d’une :

tendance à se perdre dans l’environnement (Umwelt) au lieu d’y jouer un rôle actif, la propension à se laisser aller, à régresser à la nature (Natur). Freud l’a qualifié de pulsion de mort (Todestrieb), Caillois de mimétisme778. Si la pulsion de mort nous indique une réconciliation avec la nature,

il faut alors admettre plusieurs conséquences. Car la pulsion de mort freudienne expose l’économie libidinale qui amène le sujet à se lier à une nature comprise comme espace de l’inorganique, figure majeure de l’opacité matérielle aux processus de réflexion. Cette « tendance à se perdre dans l’environnement » dont parle Adorno en pensant à la pulsion de mort est le résultat de la reconnaissance de soi dans ce qui est dépourvu d’inscription symbolique. Il est vrai que Freud parlait d'une autodestruction de la personne à propos de la pulsion de mort. Mais la notion de personne doit être comprise ici comme l’identité du sujet à l’intérieur d’un univers symbolique constitué. Cette mort où conduit la pulsion est donc l'opérateur phénoménologique qui nomme la suspension du régime symbolique et fantasmatique de production des identités. Elle marque l'effacement du pouvoir organisateur des structures symboliques de socialisation et, à la limite, entraîne la rupture du moi comme formation imaginaire.

Cela devient encore plus clair si l´on prend au sérieux le recours d’Adorno à Caillois. Il nous aide à mieux comprendre ce que signifie cette « tendance à se perdre dans le milieu » dont parle Adorno. Caillois, avec son concept de psychaténie légendaire, essayait de montrer comment le mimétisme animal ne pouvait pas être compris comme un système de défense, mais comme une « tendance à se transformer en espace » qui produisait des perturbations du « sentiment de personnalité en tant que sentiment de la distinction de l’organisme dans le milieu »779. A propos de cette tendance du mimétisme à se perdre dans le milieu, Caillois affirme que

778 Ibidem, p. 245 [traduction modifiée]. 779 CAILLOIS, Le mythe et l´homme, Paris : Gallimard, 2002, pp. 110-111. Le terme « psychaténie » cocnerne la nosographie de Pierre Janet, qui comprenait la psychaténie comme une maladie mentale caractérisée par le rabaissement de la tension psychologique entre le moi et son millieu et qui produisait des desordres comme le sentiment d´incomplétude, la perte du sens de réalité, des phénomènes d´angoisse etc.

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l’espace semble à ces esprits dépossédés une puissance dévoratrice. L’espace les poursuit, les cernent, les digère en une phagocytose géante. A la fin, il les remplace. Le corps alors se désolidarise d’avec la pensée, l’individu franchit la frontière de sa peau et habite de l’autre côté de ses sens. Il cherche à se voir d’un point quelconque de l’espace. Lui-même se sent devenir de l’espace, de l’espace noir où l’on ne peut mettre de choses780.

Cet espace noir à l’intérieur duquel on ne peut pas mettre des choses (puisqu’il n’est pas un espace catégorisable, condition transcendantale de constitution d’un état des choses) est un espace qui nous empêche d’être semblables à quelque chose de déterminé. D’un autre côté, tel quel la tendance freudienne de retour à un état inorganique, Caillois rappelle que l’animal mimétise non pas seulement le végétal ou la matière, mais le végétal corrompu et la matière décomposée : « la vie recule d’un degré »781. Nous pouvons comprendre comment cette pensée du mimétisme en tant qu’identification avec le milieu a permis à Adorno de libérer le concept de mimétisme de sa subordination à la nature en tant que plan immanent et positif de donation du sens.

L’impératif mimétique de reconnaissance de soi dans la mort comme négation de la puissance d’organisation du Symbolique (Freud) et dans l’extériorité vide de concept (Caillois) nous indique ainsi où le sujet doit se reconnaître pour s’affirmer dans sa non-identité. C’est un point que Josef Früchtl a bien compris : « l’ambivalence envers la mimésis qu’il est possible d’identifier chez Adorno doit être expliquée par la solidarité absolue qu’il reconnaît entre réconciliation et destruction »782, c’est-à-dire entre réconciliation avec l’objet et destruction du moi en tant qu’identité subjective figée à l’intérieur d’un univers symbolique constitué. Pêut-être celle-ci est la conséquence majeure de l´assomption du programme adornien de retour au « primat de l´objet ».

Nous voyons donc comment cette articulation entre Freud et Caillois implique une identification avec une négativité qui vient de l’objet en tant que moteur de décentrement. Car le problème de la mimésis montre que, pour Adorno, l’objet est ce qui marque le point dans lequel le moi ne reconnaît plus son image, point dans lequel le sujet se voit devant un sensible qui est « matérialité sans image ». La mimesis apparaît comme reconnaissance de soi dans l’opacité de ce qui ne s’offre que comme négation. C’est elle qui peut nous indiquer comment réaliser cette promesse

780 Ibidem ,p. 111 781 Ibidem, p. 113 782 FRÜCHTL, Mimesis : Konstellation eines Zentralbegriffs bei Adorno, Würzburg, 1986, p. 43.

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de reconnaissance, dont nous avons déjà parlé, posée de façon aussi surprenante par Adorno :

les hommes ne sont humains que lorsqu'ils n'agissent pas ni ne se posent en tant que personnes ; cette partie diffuse de la nature où les hommes ne sont pas des personnes ressemble aux linéaments d'un être intelligible, à un Soi qui serait délivré du moi (jenes Selbst, das vom Ich erlöst wäre) : l'art contemporain en suggère quelque chose783. Autrement dit, la reconnaissance des hommes en tant que sujets est

dépendante de la leur capacité à se poser, à s’identifier avec ce qui ne se soumet plus aux linéaments identiques du moi et à ses protocoles d’individuation. Si l’on considère la mimesis comme opération d’identification avec une nature comprise comme figure du négatif, il est possible de comprendre comment cette reconnaissance s’articule. C´est ici qu´il faut introduire quelques considérations sur le recours à la mimesis dans la Théorie esthétique d’Adorno. Cela pourra nous expliquer comment l’art contemporain suggère quelque chose de ce Soi délivré du moi. Schoenberg mimétique L´art fournit à Adorno une logique de la reconnaissance qui peut guider la reconfiguration des processus d´interaction sociale. Nous devons assumer les conséquences du fait qu´Adorno voit dans l´art comme rationalité qui critique la pensée conceptuelle sans l´esquiver, pour autant que les oeuvres d´art seraient capables « d'absorber dans leur nécessité immanente le non-identique au concept »784 et de se poser comme dimension de vérité, comme retour de ce qui a été refoulé par la pensée. Contrairement à une tendance générale de la pensée esthétique du XXème siècle, Adorno ne cesse d´analyser les œuvres à partir du critère de vérité et de fausseté, d´authenticité et d´inauthenticité785. Cela lui permet de relativiser la tendance à l´autonomie des sphères de la valeur pour penser aussi bien l´action morale que les expectatives cognitives. Contrairement à Kant, pour qui l´accord intersubjectif sur le Beau n´exige aucune référence à la vérité rationnelle et à la norme morale, Adorno ne cesse d´insister sur le fait que des forces identiques agissent sur des sphères non identiques786. 783 ADORNO, DN, p. 267. 784 Idem, TE, p. 148. 785 Il lui arrive de dire que « tous les problèmes esthétiques aboutissent à celui du contenu de vérité des œuvres d'art : la part d´esprit objectif que recèle objectivement une oeuvre dans sa forme spécifique est-elle vraie ? » (ADORNO, idem, p. 464). 786 « Il ne faut pas confondre la science et l’art, mais les catégories qui valent pour l’un et pour l’autre ne sont pas absolument différentes […] La même chose s’applique à la morale.

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Dans le champ de l’esthétique, le recours adornien à la mimesis est très spécifique. La mimesis n´est pas ici directement liée à l’impératif de réconciliation avec l’image positive de la nature, mais avec ce qu´il y a de plus mort et ruiné dans la réalité sociale ; cela n’est pas sans conséquences sur le destin du fétichisme dans l´art, comme nous avons vu au chapitre précedent. En ce sens, une thèse comme « l´art ne réussit à s´opposer qu´en s´identifiant avec ce contre quoi il s´insurge »787 mérite d’être prise au sérieux.

Cet impératif mimétique d´identification avec la réalité sociale fétichisée est décisif pour la compréhension de la rationalité esthétique. Si on l´oublie, il devient par exemple impossible de comprendre les critiques adornienne de John Cage et de ses protocoles mimétiques d´affinité organique avec la facticité du sonore. Penser le son comme présence en soi ou affirmer avec Cage que « la notion de rapport enlève son importance au son »788 signifie, pour Adorno, perdre de vue l´effort de l´art pour libérer le sujet de la fétichisation du matériau « naturel ». Ce n´est pas à travers l´immanence du sonore que la musique peut formaliser son autocritique de la raison.

Celle-ci est, aux yeux d'Adorno, la leçon donnée par Schoenberg et c´est elle qui le pousse à conclure, dans Le rapport entre musique et philosophie, que ce que le dernier Schoenberg était capable de réaliser représente un gain pour la connaissance philosophique.

Lorsqu'on parle de l'esthétique musicale d'Adorno, on a pour habitude de voir en lui le dernier défenseur radical de la rationalité de la technique dodécaphonique. Son hégélianisme serait manifeste en esthétique parce qu’il soutiendrait la possibilité d’une expérience d'organicité fonctionnelle des œuvres fondée sur le primat de la série et sur la critique de l'autonomie des moments et des matériaux. Une critique qui apparaît à travers le problème du fétichisme de la musique.

Mais on oublie volontiers que, grâce au renversement toujours visible d’une pensée dialectique comme celle d'Adorno, la rationalité de la totalité dodécaphonique est critiquée à partir du moment où elle devient insensibilité au matériau : « certes, on a accordé l'égalité de droits au tritonus, à la septième majeure et aussi à tous les intervalles qui dépassaient l'octave, mais au prix d'un nivellement de tous les accords, anciens et nouveaux »789. Cette insensibilité que Gyorg Ligeti appellera plus tard

La brutalité envers les choses est potentiellement une brutalité envers les hommes » (ibidem, p. 320). 787 Ibidem. p. 190. 788 KONSTELANETZ, Conversations avec John Cage, p. 306. 789 ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique, Paris : Gallimard, 1962, p. 85.

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insensibilité aux intervalles, indique que les opérations de sens seraient le pur résultat des jeux positionnels déterminés par la structure de la série. Le sens serait un fait de structure en tant qu’aucun principe non dérivé du travail sériel n’aurait de rationalité.

Si Schoenberg conserve encore l’écriture thématique en tant que principe d’expression qui échappe au primat de la série (voir, par exemple, la valse des Cinq pièces pour piano, opus 23)790, Webern suivra le chemin vers le fétichisme de la série, cela à cause de sa croyance en la possibilité d’indexer toutes les occurrences de sens dans une œuvre :

à partir du moment où le compositeur juge que la règle sérielle imaginée a un sens de par elle-même, il la fétichise. Dans les Variations pour piano et dans le Quatuor à cordes opus 28 de Webern, le fétichisme de la série est éclatant791.

Dans ces œuvres, Webern fétichise la totalité parce qu’il ne reconnaît aucun élément opaque. Le matériau apparaît alors comme ce qui peut être totalement maîtrisé dans une totalité de relations sérielles. En fait, le matériau advient le système même de production de l’œuvre. L’œuvre ne dissimule plus, à travers l’apparence esthétique, son processus de production de sens. Cette visibilité intégrale est pourtant la figure d’un principe de domination totale du matériau dans lequel Adorno voit une rationalité qui s’est transformée en domination de la nature. Le naturalisme de Webern, également présent dans l’idée selon laquelle le compositeur doit découvrir les lois de productivité de la Nature, doit donc être compris comme naturalisation des processus généraux de construction. Adorno critique Webern parce que celui-ci essaye de penser une construction intégrale de l’œuvre où tout n’est que relation et où toutes les incidences de sens sont déterminées par des jeux de position. Cette critique est la même que celle adressée plus tard par Lyotard à Adorno. C’est parce qu’il voit le principe de construction intégrale comme le purement irrationnel à l’intérieur de la rationalisation qu’Adorno comprend parfois le dodécaphonisme comme

un système de domination sur la nature dans la musique, qui répond à une nostalgie du temps primitif de la bourgeoisie : « s’emparer » par l’organisation de tout ce qui

790 Adorno insiste sur ce point en rappelant que c´est: « à travers ces catégories traditionnelles que la cohérence de la musique a été conservée, ainsi que le sens (Sinn) de la composition authentique, dans la mesure où la musique n’est pas un simple arrangement. Le conservatisme de Schoenberg à ce propos n’est pas dû à un manque de consistance, mais à sa crainte que la composition soit sacrifiée à la préfabrication du matériau (Mittel) » (ADORNO, Das Altern der Neuen Musik in Gesammelte Schriften XIV, Digitale Bibliothek band 97, 1999, p. 150). 791 ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique, op. cit., p. 120.

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sonne, et dissoudre le caractère magique de la musique dans la rationalité humaine792.

Un processus de rationalisation qui se renverse aussi en enchantement car

en tant que système clos, et en même temps opaque à soi-même, où la constellation des moyens s'hypostasie immédiatement en fin et loi, la rationalité dodécaphonique se rapproche de la superstition793. Cette discussion nous montre que le vrai problème de l´esthétique

adornienne n'est pas la perte de la totalité et de l'organicité fonctionnelle des œuvres. D'ailleurs, ce serait là chose fort étrange pour un philosophe qui n'a jamais cessé de dénoncer le Tout comme le non-vrai. Son problème est, en fait, la déposition de toute résistance possible, de toute opacité du matériau musical. C’est pourquoi le geste radical de Schoenberg ne tient pas aux yeux d’Adorno dans le refus de la tonalité lié au primat de la série dodécaphonique, mais dans la « force de l'oubli » qui lui permet, dans ses dernières œuvres, de revenir à la tonalité devenue désormais matériau désensibilisé et mutilé, car incapable de produire une expérience de la totalité. Il revient à un matériau fétichisé, mais pour dévoiler son étrangeté. Grâce à cet investissement libidinal de ce qui est devenu ruine, « il se désolidarise d'avec cette domination absolue du matériau qu'il a créée lui-même [...]. Le compositeur dialectique dit halte à la dialectique »794.

L’ironie majeure ici consiste à traiter le matériau tonal comme exposition du fragment, comme manifestation de la non-identité dans l’œuvre. Cela indique un retour à la tonalité qui n’a rien à voir avec une possibilité de restauration car la grammaire tonale revient en haillons et n´a plus la force de produire des expériences d´organisation fonctionnelle.

Il faut s’arrêter longuement sur cette façon schoenbergienne de dire halte à la dialectique au moment où le sujet se reconnaît dans un matériau mutilé, qui a perdu sa valeur esthétique et est devenu une espèce de reste opaque qui représente l’irréductibilité du non-artistique dans l'art. Car la ruse suprême de la dialectique est peut-être là, dans l'acte de savoir se taire pour laisser les ruines parler.

792 Ibidem, p. 74. 793 Ibidem, p. 58. 794 ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique, op.cit., p. 133.

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Spécularité et opacité Cette discussion sur la mimesis semble très éloignée de Lacan. On ne saurait trouver chez lui une discussion conceptuelle très visible sur le concept de « nature ». Néanmoins, si l’on suit l’intuition d’Adorno et si l’on essaie de dériver un concept négatif de nature (la nature comme ce qui résiste à la réflexivité du concept) à partir de la théorie des pulsions, on obtiendra une lecture possible du texte lacanien.

De toute façon, une première approche de la pensée lacanienne nous amènerait à l’idée qu´elle est fondamentalement anti-mimétique. Le domaine de la mimesis chez Lacan semble se lier nécessairement à la dimension des rapports duels et transitifs qui sont, en fait, des symptômes des structures narcissiques et imaginaires d’appréhension des objets. Au premier abord, Lacan semble ne pas opérer avec la distinction adornienne entre fausse projection narcissique et mimesis.

Le « stade du miroir » en est un exemple. Nous savons qu’avant d´accéder à la pensée conceptuelle, le bébé se guide par des opérations mimétiques. Afin d´orienter son désir, le bébé mimétise un autre dans le rôle de moi idéal. Ces opérations ne sont pas liées seulement à l’orientation du désir, mais ont un rôle majeur dans la constitution du moi comme centre fonctionnel et instance d´auto-référence ; le bébé introjecte l´image d´un autre bébé en se servant de lui comme d´un miroir. L´introjection est la dernière étape du processus de rupture avec l’indifférenciation symbiotique avec la mère et les objets partiels (seins, regard, voix, fèces). En se séparant des objets disposés dans une zone d’interaction avec la mère, le bébé pourra enfin disposer d’une image du corps propre responsable pour l’organisation d’un schéma corporel.

Cette opération mimétique d’assomption des rôles et des images idéales n’implique pas une consolidation du rapport communicationnel entre des sujets. Lacan a essayé de montrer comment les figures multiples de l’agressivité et de la rivalité dans le rapport à l’autre étaient des symptômes de l’impossibilité pour le moi d’assumer le rôle constitutif de l’autre dans la détermination interne de sa propre auto-identité. Le résultat des opérations mimétiques d’assomption des rôles et des images idéales est ainsi une confusion narcissique entre le moi et l’autre, confusion à travers laquelle le moi constitue des processus d´auto-référence-à-soi à partir de la référence-à-l'autre tout en déniant cette dépendance. D’où l’affirmation suivante : « nous considérons le narcissisme comme la relation imaginaire centrale pour le rapport interhumain »795. Pour Lacan comme pour Adorno, l’identité du moi

795 LACAN, S III, p. 107

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moderne est le résultat de la dénégation du rôle constitutif de l’identification mimétique avec l’altérité.

Mais si le problème est celui-ci, on peut penser que la position centrale de l’identification mimétique avec l’autre serait capable de libérer le sujet des illusions identitaires du moi et de l’amener à assumer l’antériorité des relations intersubjectives dans la constitution des sujets socialisés. Comme si les espoirs placés dans la mimesis étaient réalisés lorsqu’on comprend de façon correcte la nature des relations intersubjectives.

Néanmoins, si les processus de socialisation et d’individuation sont tels que Lacan les conçoit, c’est-à-dire fondés d’abord sur l’introjection de l’image d’un autre qui forme le moi et le corps propre, alors le dévoilement des dynamiques d’introjection et de projection ne peut qu’amener le sujet à comprendre la socialisation comme aliénation nécessaire de soi dans l’image d’un autre, autrement dit à comprendre que les relations à soi, les dynamiques du désir et les expectatives du moi en tant que sujet de la connaissance sont formées à partir de l’autre. Cela est résumé par le logion : « le désir de l´homme c´est le désir de l´autre (avec une minuscule) ». Ainsi, si l’on pose les mécanismes de socialisation comme processus d’aliénation, il y a, grosso modo, deux façons d’amener le sujet au-delà de la confusion narcissique avec l’autre. La première façon consiste à insister sur l’existence d’une fonction de transcendance constitutive des positions des sujets. Transcendance qui implique l’absence de toute affinité mimétique entre le sujet et ce qui apparaît dans le champ empirique. Elle se manifeste chez Lacan à travers la thématique du désir comme pure négativité, comme « manque-à-être » primordial qui pose la non-adéquation entre le sujet et ce qui apparaît dans le champ empirique. Amener le sujet à se reconnaître dans la pure négativité du désir serait une manière de le guérir des illusions du narcissisme et de l’aliénation.

Nous savons déjà que cette fonction de transcendance du manque-à-être constitutif du sujet sera pourtant relativisée par Lacan. À partir principalement des années 60, il reconnaît que la vraie puissance de la non-identité ne vient pas d´une certaine transcendance négative du désir, parce qu’il comprend que le désir n´est pas exactement un manque primordial, mais qu´il est causé par des objets partiels (objet a) qui avaient été perdus dans les processus de socialisation et de formation du corps propre. Comme si la formation de l’identité était toujours solidaire de la production d’un reste qui insiste par-delà le désir socialisé. Cette stratégie semble être une façon rusée de penser le protocole de cure comme un retour à l’archaïque et à l’informe. Un retour aminé par la nostalgie d’un état perdu d’indifférenciation pré-discursive. Et c’est Lacan lui-même qui parle de l’objet perdu pour faire référence à ce qui « reste » des

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processus de socialisation. Mais il faut se rappeller ici que les sujets peuvent se poser dans ce qui ne se soumet pas de façon intégrale à l’individuation. Cette opération est nécessaire pour qu’on puisse « dissiper, avec la force du sujet, l’illusion d’une subjectivité constitutive »796. Il ne s’agit pas d’une opération de retour, mais simplement de comprendre le sujet comme espace de tension entre des exigences de socialisation (soumises aux protocoles d’aliénation) et de reconnaître l’irréductibilité de l’opacité des objets pulsionnels qui ne se conforment pas à l’image de soi. Un très bel exemple ici concerne la façon dont Lacan reprend une certaine « phénoménologie du regard » présentée par Sartre dans L´être et le néant. En prenant en compte une longue tradition de la philosophie de la conscience qui se sert des métaphores scopiques afin de parler des processus d’auto-réflexion, Lacan souligne que le regard est un objet spécial car toujours élidé à l’intérieur des relations intersubjectives : « le regard se spécifie comme insaisissable »797, cela au sens de non-objectifiable. Il y a donc quelque chose du sujet qui ne trouve pas de place dans le champ intersubjectif.

À fin de mieux expliquer cela, Lacan fait appel à la phénoménologie du regard chez Sartre, c´est-à-dire cette impasse intersubjective qui apparaît surtout dans les relations amoureuses. L’amant veut être le regard dans lequel la liberté de l´autre accepte de se perdre, regard par lequel l´autre accepte de se transformer en objet. Car l´amant exige « une liberté qui, en tant que liberté, réclame son aliénation »798. Ainsi, lorsque je me pose à la place du sujet, je n´ai jamais un regard désirant, regard qui donne présence à l’autre. J´ai seulement un regard réifié et transformé en objet narcissique dans lequel je ne vois que ma propre image. Je ne peux avoir devant moi un regard qu’à la condition de me poser comme objet. Car « je m’identifie totalement à mon être-regardé pour maintenir la liberté regardante de l’autre et, comme mon être-objet est la seule relation possible de moi à l’autre, c’est cet être-objet seul qui peut me servir d’instrument pour opérer l’assimilation à moi de l’autre liberté »799. La reconnaissance intersubjective d’un être qui, pour Sartre, est transcendance serait ainsi vouée à l’échec. Le regard (de la conscience) réduit toujours l’autre à la condition d’objet. « Jamais tu me regardes Là où je te vois. Inversement, ce que je regarde n’est jamais ce que je veux voir », dira Lacan800.

796 ADORNO, DN, p. 10 797 LACAN, S XI, p. 79 798 SARTRE, L´être et le néant, op. cit., p. 415 799 Ibidem, p. 404 800 LACAN, idem, p. 95

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Mais au lieu de rentrer dans cette impasse liée aux opérations d’une philosophie de la conscience, Lacan insiste sur la possibilité de poser, à travers la confrontation du sujet et de l’objet, ce qui ne trouve pas de place dans la relation entre des sujets. Pour cela, le sujet doit faire l’expérience de ceci que « du côté des choses, il y a le regard »801. Dire que du côté des choses, il y a le regard peut passer pour une façon nuageuse de parler du besoin d´une critique capable de montrer comment les relations intersubjectives ont été réfiées. N´oublions pas que l’arrière-fond de ce débat concerne la structure des relations amoureuses. Lacan veut pourtant dire une autre chose. Pour lui, dire que du côté des choses, il y a le regard signifie que le sujet peut se reconnaître dans la dimension d´un objet qui n´est plus constitué à partir de la logique narcissique du fantasme. Cette position peut être soutenue par Lacan dans la mesure où le regard est exactement un de ces objets a auxquels le sujet était lié dans les relations d’indifférenciation symbiotique précédant les processus de socialisation. Dans ce contexte, le regard n´est pas la source d´expression du désir dans sa quête fantasmatique pour un objet narcissique. Au contraire, il est l´objet non-spéculaire se situant au-delà des exigences expressives du moi et lié à une pulsion qui est pulsion de mort. Il n´est donc pas surprenant que Lacan convoque également Roger Caillois pour rappeler que le mimétisme animal explique comment un sujet peut se reconnaître là où les représentations, et leurs systèmes d’identités fixes, vacillent. On peut donc conclure ainsi, avec Merleau-Ponty (une autre référence constante dans se séminaire) :

De sorte que le voyant étant pris dans cela qu’il voit, c’est encore lui qu’il voit : il y a un narcissisme fondamental de toute vision ; et que, pour la même raison, la vision qu’il exerce, il la subit aussi de la part des choses, que, comme l’ont dit beaucoup de peintres, je me sens regardé par les choses, que mon activité est identiquement passivité, - ce qui est le sens second et plus profond de narcissisme802.

Le sens second et plus profond du narcissisme tient dans un certain renversement que l´objet – auparavant soumis à mon image narcissique – fait apparaître comme le point de torsion où mon regard revient à moi comme quelque chose d´étrange. Lorsque je me sens regardé par des choses qui étaient auparavant totalement soumises aux protocoles narcissiques, je me vois devant quelque chose qui m´empêche d´hypostasier le concept d´identité. Cette expérience, que Freud appelle Unheimlichkeit, est décisive pour récupérer la mimesis comme dispositif de la cure analytique. Il y aurait encore beaucoup à dire sur le sens d’une telle expérience, mais il est certain

801 Ibidem, p. 100 802 MERLEAU-PONTY, Le visible et l´invisible, op. cit., p. 183

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que, grâce à elle, Lacan et Adorno ont essayé de dissiper, avec la force du sujet, l’illusion d´une subjectivité constitutive. Vers une ontologie négative

Certainement, plusieurs questions sont restés sans réponse dans cet exercice de réconstruction de la matrice dialectique de la pensée lacanienne à travers le rapprochement entre clinique analytique et dialectique négative. Elles seront objet des travaux à venir et j´ai conscience que quelques développements présentés dans ce livre sont plutôt des indications des stratégies de questionement que des conclusions. Néanmoins, il y a une question qui peut être posée contre le projet général de ce livre. L´éffort pour montrer comment les modes de subjectivation dans la clinique lacanienne sont basés sur la reconnaissance d´une négation ontologique qui se manifeste à travers la confrontation entre sujet et objet, une confrontation qui peut produire des opérations comme : la récupération de l´amour par délà le narcissisme, la réconstruction de la rationalité esthétique à partir de la mimésis et la direction de la cure à travers une expérience du Réel ; tout cela semble trôp dépendante d un « tournant ontologique » à l ´intérieur de la métapsychologie.

C´est vrai, « les jeux sont faits ». Il s´agit vraiment de soutenir le statut ontologique de ce qui est le coeur de la métapsychologie : la théorie de la pulsion. Ce soutien exige penser comment les décisions ontologiques orientent la praxis analytique. Il ne s´agit pas de dire que les champs de la praxis sont directement soumis à des décisions ontologiques. Plusieurs concepts métapsychologiques sont des variables qui changent à partir des défis imposés par la particularité de chaque cas clinique, mas pas tous les concepts métapsychologiques sont des variables. Il y a un noyau invariable lié à la théorie de la pulsion. Cela veut dire que la modification de la théorie de la pulsion signifie la perte de l´expérience psychanalytique. Voici la vraie essence de la critique lacanienne à la l´ego psychology. Cela veut dire que, pour la psychanalyse, l´ontologique et l´ontique ne sont pas dans un régime d´exclusion mutuelle, mais ils s´articulent à travers des passages dialectiques complexes.

Certes, cette proposition demande plusieurs médiations complexes. Mais il me semble qu’elle s’avouera nécessaire surtout pour la clinique. Car je crois qu’il faut prendre vraiment au sérieux des affirmations lacaniennes comme : "j'ai mon ontologie - pourquoi pas? - comme tout le monde en a une, naïve ou élaborée"803. Oui, comme apparemment ce serait le cas de tout

803 LACAN, S XI, p. 69.

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le monde, Lacan a aussi une ontologie qui ne se veut pas naïve, la question c’est simplement de savoir où elle se trouve.

Dans ce livre, j´ai soutenu le besoin de chercher cette ontologie dans la théorie de la pulsion. Ayant cela en vue, nous avons vu comment il a fallu à Lacan repenser le concept de pulsion de fond en comble, surtout le concept de pulsion de mort et, par conséquent, d’objet de la pulsion. Il revient à Lacan le mérite d’avoir compris la pulsion de mort au-delà de la répétition compulsive de l’instinct de destruction, ce qui nous ouvre une voie nouvelle pour penser les figures du négatif dans la clinique. Cette stratégie de la pensée entraîne aussi des conséquences métapsychologiques majeures Ainsi, le concept de pulsion chez Lacan indique le point où la métapsychologie se noue nécessairement à une ontologie négative. Il suffit de suivre la parole de Lacan lorsqu’il affirme que la pulsion est une: "notion ontologique absolument foncière, qui répond à une crise de la conscience"804.

Néanmoins, il s´agit ici d´une ontologie négative, c´est-à-dire, ontologie pensée non pas comme régime de discursitivité positive de l’être en tant qu´être, mais opération basée sur la reconnaissance d´un concept ontologique de négation en tant que mode de manifestation de l´essence. Régime qui soutient la réalité de ce qui bloque l´épuisement de l’être dans une détermination positive. Bien sûr, il est toujours possible de penser que nous sommes devant un genre de théologie négative qui a peur de dire son nom, surtout si l’on prend en compte les motifs lacaniens de l’objet perdu, de l’assomption de la castration comme manque, de la jouissance impossible, de la place vide d’un sujet qui n’est jamais totalement présent. Des motifs qui nous ameneraient vers une « éthique de la résignation infinie », comme disait Deleuze sur les lacaniens ou vers une « idéalisation réligieuse du manque », comme disait Judith Butler à propos du rapport lacanien entre jouissance et Loi. Bien sûr, il est toujours possible de penser cela mais ces propostions sont fausses. En fait, le projet de Lacan consiste à transformer la confrontation avec la pulsion de mort dans le moteur du progrès analytique. Cela veut dire : confrontation avec le caractére négatif des objets aux quels la pulsion se lie et dans lesquels le sujet doit se reconnaître. Pour Lacan, il s´agit de la seule possibilité pour le sujet de s´auto-objetiver par dèlà les modes d´objectification propres à l´Imaginaire narcissique.

Il nous semble que Badiou montre une voie pour penser la négation ontologique chez Lacan lorsqu'il rappelle qu'il y a, dans la psychanalyse lacanienne, un accès à l'ontologie, pour autant que: « l'inconscient est cet être qui subvertit l'opposition métaphysique de l'être et du non-être »805.

804 Idem, S VII, p. 152. 805 BADIOU, Théorie du sujet, Paris: Seuil, 1982, p. 152

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L'inconscient de la pulsion, le ça, est cet être qui se pense dans une ontologie fondée sur le négatif. Lacan doit avoir cela en vue lorsqu’il dit que l’inconscient « porte à l'être un étant malgré son non-avènement »806.

Peut-être la difficulté d’accepter ces propositions est lié au fait de Lacan n´aimer pas la ligne droite. Rappellons-nous de ce qu´il parle, dans le même séminaire dedié aux Quatre concepts fondamentaux de la psychanlyse, quelques jours avant d´accepter qu’il avait une ontologie : « c’est bien d’une fonction ontologique qu’il s’agit dans cette béance, par quoi j’ai cru devoir introduire, comme lui étant la plus essentielle, la fonction de l’inconscient. La béance de l’inconscient, nous pourrions la dire pré-ontologique. J’ai insisté sur ce caract’ere trop oublié – oublié d’une façon qui n’est pas sans signification – de la premi’ere émergence de l’inconscient, qui est de ne pas prêter à l’ontologie », pour autant que l’ inconscient : « n’est ni l’être, ni non-être, c’est du non-réalisé »807. Cette idée de l’ordre de l’inconscient comme du pré-ontologique nous amene nécessairment vers Merleau-Ponty et son ontologie de la chair. Néanmoins, nous devons réconstruire le contexte de cette affirmation lacanienne à fin de mieux comprendre son enjeu.

Dans la séance précendent, lacan avait discuté la notion de « causalité inconsciente » avec l’aide des dernières pages de l’Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative, de Kant. Lacan avait en vue surtout la distinction kantienne entre principe logique et principe réel. A propos du principe logique, Kant dit, en 1763 : étant donné un principe, nous pouvons dériver une conséquence logique à partir de l´obéissance à la règle d´identité. Ainsi : « L´homme peut faillir ; il doit cette faillibilité à la finitude de sa nature ; je découvre en effet par l´analyse du concept d’esprit fini que la possiblité d´erreur y est incluse, autrement dit, qu’elle est identique au contenu du concpet d’esprit fini »808. Mais dans le principe réel, quelque chose se suit d’une autre chose sans obéir à la régle de l’identité, comme lorsque je dis que les phases de la lune sont la cause des vagues. Kant dira que, pour rendre compte du principe réel, il n’y a que : « des concepts simples et inanalysables de principes réels, dont on ne peut nullement éclaircir le rapport à la conséquence »809. Lacan croit que cette notion d´un concept inanalysable qui donne forme au rapport causal entre un principe réel et sa conséquence est adéquat pour déterminer le mode de causalité qui opère dans l’inconscient. Une causalité qui établie des rapports

806 LACAN, S XI, p. 117 807 Ibidem, pp. 31-32 808 KANT, Essai pour introduire en philosophie le concept de grandeur négative,op. cit., p. 60 809 Ibidem, p. 62

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entres des termes discontinus. C´est cela que Lacan nomme béance. Néanmoins, cette béance n´annule pas une notion d’ontologie qui n’est plus pensée à partir des idées comme « substance » et « identité ». En fait, il y a plusieurs questions à discuter sur ce point, mais cela sert à montrer que le débat n´est pas clos.

Finalement, quelque considérations sur un problème assez proche chez Adorno. En parlant de Lacan, j’ai indiqué le besoin clinique de reconnaître une résistance qui est résistance de l’objet à son instrumentalisation par la pensée identifiante. On sait que l’identification d’une telle résistance est exactement le moteur du concept adornien de primat de l'objet (Vorrang des Objekt). Un primat de l'objet qui, comme on a vu plusieurs fois, n'est pas hypostase du non-conceptuel, ni retour à un genre d'immanence pré-réflexive, mais qui est pensée de l'objet comme négation. Car, aussi pour Adorno, il y a une façon de nier qui est façon de présenter ce que dans le réel de l’objet ne se soumet pas au cadre de saisie conceptuelle.

Il est évident que je ne comprends pas la dialectique négative comme une critique totalisante de l’idéologie qui se retourne contre elle-même et qui rentre nécessairement en contradiction performative810. L’idée de la dialectique négative comme une théologie négative où se mélangent des motifs eschatologiques et sensualistes de réconciliation qui ne peuvent apparaître qu’ex negativo ne me semble aussi pas plus fiable811. Enfin, je ne la vois pas non plus comme une hypostase du non-conceptuel qui la placerait dans la lignée d’une certaine philosophie de la nature ‘à la Schelling’ à cause de l’usage du concept de mimésis. D’ailleurs, je crois simplement qu’il faut arrêter de voir dans l’idée adornienne de mimésis le résidu d’une philosophie qui croit trouver dans la nature un plan d’immanence de donation du sens. Il y a encore une difficulté à cerner le rôle exact du concept de nature (aussi bien externe qu’interne) dans une pensée dialectique, pour autant que nous sommes devant une pensée qui n’admet ni un rapport expressiviste ni un rapport conventionnaliste avec la nature. Pour la dialectique, la nature ne se réduit pas au résultat d´un processus de réification, mais elle n´est pas non plus un donné positif posé de façon immanente.

A mon avis, ces positions critiques envers Adorno résultent de la mécompréhension du noyau originel de la dialectique négative. Ce noyau n’est autre que le nouage ontologique entre objet et négation, façon de soutenir un retour au primat de l’objet et du sensible sans rentrer dans la fixation fétichiste de l’expérience immédiate. Nous sommes devant une dialectique qui reconnaît une mode de négation comme régime ontologique 810 Cf. HABERMAS, Jurgen, Le discours philosophique de la modernité, Paris: Gallimard, 1988, pp. 128-156. 811 Cf. WELMER, Albrecht, The persistence of modernity, Cambridge : MIT Press, p. 12

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de présentation de l’individuel ; il suffit de prendre plus au sérieux ce qu’Adorno appelle : « négation métaphysique » (metaphysische Negation)812. Et si cette négation doit apparaître comme extériorité au concept (ce qui ne veux pas dire qu’il s’agisse d’une extériorité indifférente), si elle ne peut être formalisée que comme limite à la prose communicationnelle du concept, si elle sert à une critique virulente à de la communication, cela ne veut pas dire que nous avons hypostasié la dimension d’ineffable, celle de l’archaïque ou de l’affect. Au contraire, cela veut dire tout simplement que nous devons soutenir des modes de formalisation qui ne soient pas des modes de conceptualisation avec ses stratégies de soumission du divers de l’expérience à l’attribution prédicative de traits d’identification positive. D'où l'importance d´arrêter de voir dans la réflexion adornienne sur les arts une esthétique inflationnée de vocabulaire philosophique.

En bref, que la dialectique négative d’Adorno nous fournisse les coordonnés pour penser une ontologie négative, voici quelque chose qui ne doit pas nous étonner, pour autant que, comme nous avons déjà vu, la récupération du statut ontologique de la négation est le noyau de la démarche dialectique depuis Hegel. Disons que toute pensée dialectique se fonde nécessairement sur la tension entre négation ontologique et impératifs de reconnaissance. En ce sens, je crois qu’un certain retour à Hegel peut donner des nouvelles lumières à des aspects très importants des expériences intellectuelles de Lacan et Adorno. C’est la mécompréhension du rôle central de l’ontologie négative dans la pensée dialectique qui a produit plusieurs questions, comme celle proposée par Habermas :

Seulement, s’il est vrai que la Dialectique négative est l’unique voie possible – impossible à parcourir discursivement – de la reconstruction, comment expliquer l’idée de la réconciliation, alors que c’est pourtant à la seule lumière de cette idée que Adorno peut rendre manifestes les manquements de la dialectique idéaliste ? 813.

Il est vrai que la compréhension de la dialectique négative comme figure possible d´une ontologie négation semble aller contre des affirmations d’Adorno comme :

La critique de l’ontologie n’a pas pour but de déboucher sur une autre ontologie ni même sir une ontologie du non-ontologique. Sinon elle ne ferait que poser un autre comme absolument premier ; cette fois-ci non pas l’identité absolue, l’être, le concept mais le non-identique, l’étant, la facticité. Elle hypostasierait ainsi le concept du non-conceptuel et irait à l’encontre de ce qu’il signifie814.

812 ADORNO, TE, p. 483 813 HABERMAS, Théorie de l’agir communicationnel – tome II, Paris : Fayard, 1987, p. 378. 814 ADORNO, DN, p. 136

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L´affirmation est rusée parce qu’elle montre les risques de toute tentative de récupérer une dimension ontologique pour la pensée. Mais cet affirmation n´est compréhensible que si l’on rappelle :

qu’il y a bien une ontologie qui demeure tout au long de l’histoire, celle du désespoir [le même désespoir qui, selon Hegel, établie la conscience dans le chemin vers le savoir]. Mais s’il s’agit d’une ontologie de la pérennité, alors la pensée verra chaque époque, et surtou la sienne, qu’elle connaît de façon immédiate, comme la plus terrible de toutes815.

Cette ontologie du désespoir ne peut pas être ontologie du non-

conceptuel, de la facticité irréductible. Elle ne peut pas être ontologie de la différence. Car il s’agir de ne pas poser un « absolument premier » comme discours de l’être en tant qu’être. Ici, poser c’est nier la non-identité de ce qui devrait être sauvé. Pour ne pas nier soi même, une ontologie négative ne peut qu’être préssuposé comme background des discours sur la dimension pratique. Elle ne peut apparaître que dans la latence de l’horizon qui oriente les exigeances de rationalité et qui insiste sous des discours « ontiques » comme l’esthétique, la morale et la clinique. Les figures de cette ontologie ne se montrent qu’à l’intérieur des champs de l’empirique et de la praxis, mais elles ne sont pas des prescriptions sur la praxis. Ceux qui ne peuvent pas admettre un mouvement semblable peut-être ne comprendrons jamais l’enjeu de l’expérience intelectuelle de Jacques Lacan et – pour quoi pas ? – de Theodor Adorno.

815 Idem, Notes sur la littérature, Paris: Flammarion, 1984, p. 424

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Index rerum Action morale, théorie de la ; 156-164, 179-182 Angoisse ; 90-91 Corps ; 70-71, 75, 206-209 Désir ; désir pur, 63-67, 83, chez Freud, 80-82, chez Hegel, 84-87, chez

Sartre, 79-80, et transcendance, 68-69 Dialectique ; 19-21, 40-41, et Aufhebung, 126-129, 241-248, et critique de

l’identité, 117-118, et langage, 218-228, et synthèse, 28-30 Fantasme, 192-206, et objet a, 193-203 Genres ; 131-135, et féminité, 59-62, 134 Hystèrie ; 54-61 Imaginaire ; 71, 74-78, et narcissisme ; 65, 71 Jouissance ; 148-153 Métaphore, théorie de la ; 97-103, et symbolisation analytique, 107-109, et

Nom-du-Père, 110-114, 119-122, et Phallus, 122-131 Négation ; contradiction, 237-241, 244-248, 277-280, négation déterminée,

233-237, négation ontologique, 241-243, 313-319, opposition réelle, 237-239, Verleugnung, 182-185, 286, Verneinung, 42-53, Verwerfung, 42-53,

Perversion ; 154-155, 167-185, et fétichisme, 182-185, 290 , et masochisme, 175-182, 286

Psychose, 106-110 Pulsion ; 267-273 Reconnaissance ; 17, 142-145, et amour, 204-206, chez Hegel, 17, 249-255,

et intersubjectivité, 39, 53-54, 62, 95, 295-299, et mimesis, 299-306, 310-313, et transfert, 209-213, et travail ,87-90, 92, 216-218

Semblant ; 130 Structure ; 95-96 Sublimation ; 273-292

333

Index nominun Abraham, Karl ; 194 Adorno, Theodor ; 12, 14, 19n,

24-31, 141, 154, 157-158, 159n, 164, 171, 206-209, 212, 226, 241, 244-245, 256-258, 262n, 263-266, 270-272, 281, 283, 289-290, 295-319

André, Serge ; 170n Arantes, Paulo ; 179n Austin, John ; 103n Baas, Bernard ; 66n, 87 Bass, Alan ; 184n Badiou, Alain; 20n, 66, 111n,

261, 315 Balmès, François ; 44 Bataille, Georges ; 282 Benveniste, Emile ; 221 Berg, Alban ; 270 Bichat, Xavier ; 138 Black, Max ; 104 Boissière, Anne ; 270n Boothby, Richard ; 189 Borch-Jacobsen, Mikkel ; 121n Bourgeois, Bernard ; 162n, 230n Brandom, Robert ; 222, 230, 236 Braunstein, Nestor ; 170n, 184 Breton, André ; 103 Butler, Judith ; 67n, 132, 315 Cage, John ; 307 Caillois, Roger; 305-306, 313 Claudel, Paul ; 162-163 David-Ménard, Monique ; 143n,

178, 238 Deleuze, Gilles ; 21, 24, 131n,

158, 173, 178-180, 235,

270, 277, 286n, 288, 291, 315

Derrida, Jacques ; 24, 47, 109, 219, 292

Descartes, René ; 24, 76-77 Descombes, Vincent ; 110n Dews, Peter ; 202n Didi-Huberman, Georges ; 280n Duras, Marguerite ; 264, 284 Foucault, Michel ; 16 Frege, Gotlob ; 118n, 230n Freud, Sigmund ; 15, 42-44, 46,

56, 59, 80, 81, 143n, 149-151, 167, 183-184, 186, 193, 201n, 202, 261-264, 267-269, 274, 306, 313

Fruchtl, Joseph ; 306 Habermas, Jurgen ; 13, 24, 41, 54,

299-300, 318 Hegel, G.W.F. ; 13, 14, 19, 21,

24, 27, 29-31, 40, 41, 49-51, 52, 53, 73, 84-93, 116-118, 161-162, 216-259, 293

Heidegger, Martin ; 75-78, 282, 300

Henrich, Dieter ; 289 Honneth, Axel ; 13, 52, 209, 298,

299 Hyppolite, Jean ; 27, 40-45, 47,

51-53 Jakobson, Roman ; 100 Johns, Jasper ; 276 Jones, Ernest ; 122n Judd, Donald ; 280n, 285

334

Kant, Immanuel ; 14, 24, 74-76, 87n, 142-148, 154, 156-159, 171, 237-239, 252, 316

Klein, Melanie ; 114, 192-193 Kojève, Alexandre ; 27, 36-37,

41, 63, 69, 79, 88 Laplanche, Jean ; 39n, 275 Lebrun, Gérard ; 217n, 239, 243 Lévi-Strauss, Claude ; 94, 110,

110n Ligeti, Gyorg ; 307 Longuenesse, Béatrice ; 233n,

239n, 247n Lukács, Gyorg ; 301 Lyotard, Jean-François ; 24, 231-

233, 308 Mabille, Bernard ; 217, 248 Macherey, Pierre ; 52n Manonni, Octave ; 185 Merleau-Ponty, Maurice ; 70, 77,

210, 266, 313, 316 Migeot, Bernard ; 185n Miller, Jacques-Alain ; 22n, 69n Milner, Jean-Claude ; 221-222 Nietzsche, Friedrich ; 102,143 Owens, Craig ; 287 Platon ; 240 Poe, Edgar Alan ; 264-265 Quine, W.V.O. ; 229 Rabant, Claude ; 185 Rancière, Jacques ; 262n Razavet, Jean-Claude ; 126 Reinhardt, Ad ; 284-285 Rey-Flaud, Henri ; 185n Ricoeur, Paul ; 41, 95 Rivière, Joan ; 123 Rorty, Richard ; 221 Sacher-Masoch, Leopold ; 178-

179, 285

Sade, D.A.F. ; 141, 153-159, 165, 171, 173, 175, 177

Safatle, Vladimir ; 12 Sartre, Jean-Paul ; 52,79-80, 206,

210, 312 Saussure, Ferdinand ; 220-221,

234, 242 Schoenberg, Arnold ; 306-309 Searle, John ; 225 Silvestre, Michel ; 121n Tausk, Victor ; 108 Von Uexkull, Jakob ; 77 Webern, Anton ; 308 Wellmer, Albercht ; 299 Winnicott, Donald ; 200-201 Wollheim, Richard ; 285 Zizek, Slavoj ; 66n, 118n, 173n,

227n, 247 Zupancic, Alenka ; 152n

Vladimir Safatle est Professeur au Département de Philosophie et à l’Institut de Psychologie de l’Universidade de São Paulo. Professeur-invité des Universités de Paris VII, Paris VIII, Toulouse et Louvain il a été aussi chargé de cours au Collège International de Philosophie. Il a publié, en portugais, Fetichismo: colonizar o Outro (Civilização Brasileira, 2010), Cinismo e falência da crítica (Boitempo, 2008), Lacan (Publifolha, 2007) et A paixão do negativo: Lacan e a dialética (Unesp, 2006, deuxième édition 2010). Il a aussi organisé, en portugais, Um limite tenso : Lacan entre a filosofia e a psicanálise (Unesp, 2003), Sobre arte e psicanálise (Escuta, 2005), Ensaios sobre música e filosofia (Humanitas, 2006) et A filosofia após Freud (Humanitas, 2008). Il fait partie du comité d’édition des Gesammelte Schriften, de Theodor Adorno, en portugais. Il est aussi un des fondateurs de la Société Internationale de Psychanalyse et Philosophie / International Society of Psychoanalysis and Philosophy.