Pasolini avec Lacan

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Estudio sobre Pasolini y Lacan

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    Pasolini avec Lacan : de Thorme Sal 1

    Dans ce travail, nous tenterons une approche du cinma de Pier Paolo Pasolini dans une perspective

    lacanienne. Luvre de Pasolini se laisse delle-mme apprhender, lire ou voir sous le prisme de la

    psychanalyse : il a lui-mme t grandement influenc par Freud et sest intress plus

    gnralement la psychanalyse. Les thmatiques communes que touchent ou quapprhendent la

    psychanalyse et le cinma pasolinien sont donc nombreuses : nous pouvons dabord penser la

    tragdie, avec, entre autres, les deux premiers films de Pasolini : Accatone (1961) et Mamma Roma

    (1962). Lrotisme et la sexualit, que Pasolini a abord de diverses faons, peuvent tre galement

    convoqus ce titre, nous pensons cette sorte denqute sociologique que constitue Comizi

    damore (1964) o lon voit Pasolini interroger le peuple italien, ou encore sa Trilogie de la vie

    avec Le Dcamron (1971), Les Contes de Canterbury (1972) et Les Mille et une nuits (1974) qui

    sont des adaptations pasoliniennes des ouvrages ponymes. Le mythe est galement central,

    Pasolini ayant port au cinma un peu plus tt Mde (1969) et dipe roi (1967) ; disant de ce

    dernier quil est son film le plus autobiographique : nous pourrions ainsi le voir, certains gards,

    comme une espce dautoanalyse . La nvrose figure quant elle dans bon nombre des films que 2

    nous avons dj cits, mais aussi dans Thorme (1969) ou Porcherie (1969), mythes modernes

    de Pasolini auxquels il a aussi confr une dimension tragique. Peu avant la fin de sa vie aux airs

    de tragdie elle aussi Pasolini ralisa Sal ou les 120 journes de Sodome (1976), film dans

    lequel la transgression sadienne est mle, comme nous le verrons, la question de la domination et

    du pouvoir dans le cadre dune critique en rgle de nos socits contemporaines et de leur

    injonction de jouissance. Ce dernier film nous fera approcher linsupportable dans cette adaptation

    des 120 journes de Sodome de Sade qui ne peut que retenir notre attention afin de proposer un

    rapprochement avec Lacan tant il se confronta luvre du Marquis dans son apprhension de

    la psychanalyse cherchant proposer une nouvelle thique.

    Nous nous focaliserons dans un premier temps sur Thorme, puis sur Sal aprs un premier

    rapprochement plus gnral entre Lacan et le cinma pasolinien.

    Cette tude a t ralise dans le cadre du sminaire de master 1 de Guy-Flix Duportail de lanne 2014-2015 portant sur Le 1Sminaire VII de Lacan.

    Herv Joubert-Laurencin souligne mme, dans Le tambour de soi, qu il ny a pas dautre ralit de Pasolini que dautobiographie 2et dautoportrait. (). Ses psychanalyses sauvages des autres () ne sont quune seule autoanalyse ; nime ou plutt premier oxymore qui explique son amour si personnel de Freud. Ce point peut renvoyer galement la thmatique du drame familial, que nous allons observer dans Thorme : celle-ci fait cho la vie mme de Pasolini, notamment la mort prmature de son frre, Guido, ainsi quaux dissensions entre son pre et sa mre.

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    Sacralit, rotisme et innocence, das Ding pasolinien ?

    Lacan nous introduit das Ding , ou la Chose dans son Sminaire VII intitul Lthique de

    la psychanalyse : cette Chose est lie la catgorie du rel, qui, pour Lacan, ne correspond pas la

    ralit, mais une partie manquante de la ralit qui oriente notre recherche du plaisir. Das Ding

    correspond donc ce qui excde le discours, le rel ntant pas symbolisable ; le rel, cest

    lindicible, en ce sens, la psychanalyse nous montre au combien le dsir est opaque et obscur pour

    le sujet. Nous sommes comme spars de notre dsir que nous ne semblons pas connatre : tel

    est le point de dpart de Lacan qui vise ainsi une reconnaissance du dsir . Or, cette

    reconnaissance du dsir passe par le rel qui nest autre qu'un un rapport lobjet perdu ou

    encore la Chose objet toujours dj perdu qui oriente (mais ne dtermine pas pour autant) la vie

    du sujet. Le cinma pasolinien nous semble faire cho de nombreux gards cette recherche de

    lobjet perdu . Dune manire gnrale, nous dirions quelle prend place dans le rapport que

    Pasolini a pu tisser entre tradition et modernit. Cette qute dun objet perdu sest ainsi teinte ses

    cts de la couleur des banlieues de Rome, notamment dans Accatone ou Mamma Roma : face une

    modernit quil trouvait crasante, voue lhomognisation et luniformisation modernit

    quil nhsitait pas qualifier de fascisme Pasolini cherchait faire parler les pauvres des 3

    pourtours romains dans leur puret . Une premire esquisse de la Chose pasolinienne se livre

    ainsi nous : celle-ci a orient son cinma et ses dires. Cette qute dune puret perdue ou se

    perdant est passe par le langage : Pasolini a souvent enrl les hommes de la borgata romaine

    pour jouer dans ses films sans quils naient avant cela aucune exprience en tant quacteurs, il a

    aussi beaucoup travaill leurs manires de dire afin de se tenir au plus proche de ces mondes dans le

    cadre dune approche raliste. Cette recherche dun objet perdu est aussi passe par le frioulan,

    dialecte cher Pasolini dans lequel il a toujours tenu crire de ses pomes . Aussi, cette recherche 4

    est passe par lrotisme et la sensualit, notamment dans la Trilogie de la vie , o Pasolini

    chercha restituer linnocence, la volupt et toute la libert que symbolise lacte sexuel mme. La

    Il parlait aussi de gnocide pour dcrire un systme conomique quil trouvait faussement tolrant, destructeur et meurtrier. Ce 3point est dvelopp dans larticle Pasolini contre la marchandise de M.Leroy.

    Car Pasolini tait aussi pote. Pour certains, mme, il tait surtout pote. Ralisateur, romancier, pote, journaliste, acteur sont 4autant dtiquettes non exhaustives qui peuvent lui tre associe. Il est justement difficile de cadrer Pasolini ; pour ne le tenir quen un mot, nous dirions cependant quil tait un crateur.

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    conception pasolinienne du sacr est tout aussi importante, elle-mme intrinsquement lie 5

    lrotisme et linnocence dans cette qute que nous venons dvoquer.

    Ajoutons que pour Lacan, la reconnaissance du dsir passe par les mots ; donc par le langage, le

    symbolique. Ainsi, si nous ne prenons pas le temps darticuler nos rves par les mots, nous ne

    pouvons prendre conscience de notre inconscient. Dans Lenrag , Pasolini dit que Le cinma est 6

    en place autre, car il est la reproduction du langage naturel de la ralit, cest la langue crite des

    relations naturelles entre les hommes. , nous pensons donc y voir un lieu daccs privilgi de

    linconscient : le cinma ne nous met-il pas, aprs tout, de plain-pied dans le symbole ?

    Nous pouvons mme voir cet inconscient comme linconscient de Pasolini mme qui prendrait ainsi

    la forme de la sacralit, de lrotisme et de linnocence tels que nous venons de les dpeindre. Nous

    retrouverons ces notions au fil de notre expos, mais il est temps dsormais de rentrer un peu

    plus dans le cinma pasolinien avec Thorme.

    I / Thorme

    A - Les consquences dune rencontre

    Tu es irremplaable. Voil pourquoi la vie que tu mas donne est condamne la solitude.

    P.P.Pasolini, Supplique ma mre 7

    Prcisons pour commencer, que Thorme est un livre de Pasolini quil a ensuite adapt au cinma,

    adaptation datant de 1969 sur laquelle nous nous appuierons principalement.

    Le film met en scne une famille bourgeoise compose dun homme et dune femme ayant deux

    enfants, un garon et une fille, ainsi que leur bonne. Le passage dun hte mystrieux va perturber

    lquilibre familial. Tour tour, cet hte rpond la demande des membres de cette famille en

    couchant une fois avec chacun deux avant de disparatre tout aussi trangement quil est apparu.

    Aussi, il convient de souligner que cet hte sduit sans chercher sduire, quil attire sans chercher

    Pierre Beylot crit ainsi, dans Les corps pasoliniens, de lidole la vermine : Bien quathe, Pasolini voit dans le rel le plus 5ordinaire ou sordide une dimension de sacralit, notamment dans ses films sur le sous-proltariat romain (). Nous observerons plus loin, la fin de notre tude de Thorme, cette sacralit que Pasolini voit dans le monde et dans les choses. Celle-ci passe, dans bon nombre de ses films, par lemploi dun thme de musique classique contrastant avec la violence ou la duret des images. Nous pensons, par exemple, ce fort passage dAccatone dans lequel Accatone simule dembrasser son fils pour mieux lui voler sa chane en or, alors quon entend La Passion selon Saint Matthieu de Bach.

    Documentaire sur Pasolini de Jean-Andr Fiesch datant de 1986. 6

    Dans la biographie Pasolini de Ren de Ceccatty, p. 38.7

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    attirer : chaque membre de la famille voit, un moment donn, un dsir irrpressible natre son

    gard, dsir qui dbouche donc toujours, comme nous venons de le souligner, sur lacte sexuel.

    La disparition de lhte brise la sphre familiale : le pre laisse son entreprise et sen va hurler dans

    le dsert, le fils qui peignait jusqualors sans talent sessaye dsormais sublimer dsormais ce

    regard bleu que lui avait port lhte sur ses toiles, la mre qui tait rtive face aux propositions de

    son mari couche dsormais en srie avec de jeunes hommes quelle va chercher en voiture, la fille

    entre quant elle en catalepsie alors que la bonne devient mystique, ralise des miracles et cherche

    enfin tre enterre vivante, en martyre.

    Lacan nous permet de voir dans les peintures du fils une sublimation : il dtourne ainsi les pulsions

    quil doit encore avoir pour lhte dans une cration artistique. Nous pouvons aussi penser, avec

    Lacan, que le pre trahissait son dsir en dirigeant une entreprise, quil lui manquait cet tat desprit

    de solidarit et de camaraderie quavaient ses ouvriers. La mre, quant elle, semble avoir got

    un plaisir jusqualors refoul ou mme inconnu avec lhte. Ce plaisir prend alors la forme dun

    objet perdu, de das Ding : elle sen va coucher avec de jeunes inconnus sans y prendre aucun

    plaisir, en passant toujours ct de son dsir tel quil sest rvl elle avec lhte. La jeune fille,

    comme nous lavons soulign, entre en catalepsie. Soulignons quelle vouait un amour sans limites

    son pre comme le signale une des premires scnes du film dans laquelle elle carte un garon de

    son ge avant daller caresser une photo de son pre.

    Le cas de la fille nous permet dentrer plus en dtail dans la question de linceste ; il nous parat en

    effet quelle illustre une thse lacanienne : celle de la loi fondamentale de linterdit de linceste

    comme condition de la parole, et, donc, du dsir . En effet, il semblerait que le fait de coucher avec 8

    lhte aurait comme ralis son fantasme dipien : son dsir le plus profond daccder la Chose

    aurait ainsi t atteint par le biais de lhte, la vouant la catalepsie, mais aussi et surtout,

    laphasie. En effet, la jeune fille termine comme attache son lit, ne bougeant plus, dpossde de

    sa parole et, donc, de son dsir.

    Daprs Lacan, linterdit est le prix payer pour le dsir ; et lobjet du dsir, cest le manquement.

    Nous observerons plus loin avec Sal quau contraire, la jouissance correspond une satisfaction

    hors-norme du manque ; manquement que Pasolini dpasse dj dans Thorme : linterdit de

    linceste y est transgress et les rpercussions psychiques et sociales en sont remarquables pour tous

    les membres de la famille. Il convient de sappesantir nouveau sur le rle de lhte, en le

    comparant cette fois-ci celui dun psychanalyste.

    Le dsir tant li au langage selon Lacan. 8

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    B - Une anti-analyse ?

    Larticle Contresens du dsir de lanalyste de Genevive Morel nous servira de point dappui pour

    cette sous-partie.

    Nous avons vu, dj, que chacun des membres de la famille rencontre en lhte ce qui correspond

    son fantasme singulier, cest ce qui fait dire Morel quil est lincarnation de lobjet a de Lacan,

    pour tre singulier chacun, sintgrant un scnario fantasmatique compltement diffrent

    chaque fois, condition absolue du dsir de chacun. 9

    Morel compare laction de lhte lacte analytique. Ainsi souligne-t-elle dj que leffet sur eux

    est donc exactement linverse de lacte analytique qui donne la parole lanalysant. Ils sont

    aveugls et se soumettent lhte. Ce qui importe ici, cest que, justement, lhte couche avec 10

    chacun des membres de la famille : dans une analyse normale , lanalyste ne doit pas coucher

    avec lanalys afin de le pousser parler de son scnario fantasmatique, de le dcouvrir. Ainsi,

    selon Morel, cest comme si pour Pasolini lacte sexuel induit par le visiteur tait exactement la

    place de lacte analytique, comme une mtaphore lenvers de celui-ci : un acte qui change

    dcisivement le sujet. Chacun, aprs, en est profondment modifi et va inflchir la trajectoire de sa

    vie dans un autre sens, mais en accentuant sa pente initiale. 11

    la demande des membres de la famille, lhte rpond ainsi par une unique relation sexuelle, avant

    de disparatre. Il est indniable quil leur donne chacun quelque chose, mais les abandonne

    ensuite, ce qui explique les ravages qui sen suivent.

    Morel nous permet dobserver combien lhte, en un certain sens, diffre ou scarte du rle de

    lanalyste. Ainsi, labsence de dialogue avec chacun des membres de la famille les empcherait de

    reconnatre leur dsir, cette absence les empcherait mme de le formuler comme tel. Soulignons

    que la parole est, dans lanalyse, le moyen de reconnaissance du dsir selon Lacan. Nous avons vu

    galement que lhte offre une rponse la demande de lAutre. Cette demande est une demande

    damour ; or, Lacan souligne que celui qui on demande de lamour dtient, lors, une position de

    toute-puissance.

    Nous aimerions relativiser le constat de Morel : selon nous en effet, il y a bel et bien un dialogue

    qui se met en place avec lhte, nous pensons mme quil aide chacun des membres de la famille

    G. Morel, Contresens du dsir de lanalyste. 9

    Ibid. 10

    Ibid. 11

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    reconnatre son dsir. Dans la premire partie du film, il parle dj un peu. Il est aussi capable de se

    taire propos, au mme titre que lanalyste. Nous pensons une suite de scnes courtes qui nous

    semblent, en de nombreux aspects, remarquables. Celles-ci suivent lannonce du dpart de lhte :

    tour tour, chacun des membres de la famille se confie seul seul lhte, silencieux, sur ce que sa

    prsence a dclench. Ajoutons que ces scnes se situent toujours lendroit mme o lhte et le

    membre de la famille considr ont couch ensemble (la chambre pour le fils, le jardin pour la

    mre, un bout de campagne excentr pour le pre). Notre hypothse est que, pour tous, ce lieu est

    le lieu de la reconnaissance.

    En effet, ces scnes confirment deux points : lhte a rvl chacun des htes das Ding, mais

    aussi, il part au moment mme o la demande damour de chacun deux est au plus haut. Ainsi du

    fils, qui terminera en sanglot et qui dit donc lhte :

    Quadviendra-t-il de moi ? Ce sera comme vivre tout prs dun autre moi-mme, qui na rien de

    commun avec moi. Faut-il toucher le fond de cette diversit que tu mas rvle, et qui est ma vraie

    nature angoisse ? 12

    Il est clair que son inconscient lui a t rvl, mais tout le problme qui se pose dsormais lui est

    de vivre avec cet autre en lui quil dcouvre alors.

    La mre dit quand elle : Je nai jamais eu dintrt pour rien. () Je men rends compte

    aujourdhui. Tu as rempli ma vie dun intrt total et rel. Ton dpart ne dtruit rien de ce qui tait

    en moi, sauf une rputation de bourgeoise chaste. Mais quelle importance face ce que toi, tu mas

    apport : lamour dans le vide de ma vie. Mais, tu le dtruis en me laissant. 13

    Lhte a donc apport un sens la vie de la mre grce lamour quil lui a apport. Mais, nous

    voyons bien la toute-puissance de lhte qui, en partant alors que la demande de la mre est toujours

    prsente, dtruit avec lui lamour quil a apport.

    La fille dit pour sa part : Avant, je ne savais rien des hommes. Jen avais peur, je naimais que

    mon pre. Maintenant, tu me laisses tu me prcipites encore plus loin. Est-ce cela que tu as

    voulu ? La douleur de te perdre provoquera ma rechute, plus horrible que le mal qui maccablait

    avant la brve gurison due ta prsence. Je navais jamais dcel ce mal. Maintenant, si ! Par le

    bien que tu mas fait, jai mesur mon mal. Comment te remplacer ? Existe-t-il quelquun pouvant

    te remplacer ? Je ne pourrais plus vivre. 14

    Thorme, scne de la reconnaissance . Cette scne se situe un peu avant la fin de la premire moiti du film.12

    Ibid. 13

    Ibid. 14

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    En un sens, la fille confirme une hypothse de Morel quand elle dit tu me prcipites encore plus

    loin puisque, pour Morel, chacun accentue sa pente initiale . Mais il convient de souligner que,

    comme les autres, la fille reconnat son dsir en cet instant, dans le silence propre de lanalyste que

    lui offre alors lhte ; cest ce quelle dvoile en disant que, dsormais, elle a dcel ce mal .

    Enfin, elle exprime elle aussi sa dtresse quant au futur dpart de lhte : il est comme lobjet perdu

    de la famille dans son ensemble.

    Nous retrouvons enfin ce choc avec le pre, qui dit lhte : Tu es venu ici pour dtruire.

    (). Tu as ananti lide que je me faisais de moi-mme. Je ne trouve rien maintenant qui puisse

    me rintgrer dans mon identit. 15

    Nous retrouvons nouveau cette ide dun autre en soi, autre en soi qui nest pas compatible avec

    une identit jusqualors prsente. De fait, ce dvoilement chacun de son extimit pour le dire 16

    en des termes lacaniens est, en un certain sens, destructeur. Comment, donc, penser une re-

    connaissance qui est destructrice ? Il convient, pour ce faire, den venir au sacr et Dieu.

    C - Lenseignement de lhte : un retour au sacr ?

    Les articles Quand Dieu est un garon de Jean Allouch et Pathos et sacralit chez Pasolini de

    Vronique Taquin nous aideront mener notre propos. Allouch souligne dans un premier temps que

    Pasolini fait de lhte une figure mtonymique de Dieu : il est le seul innomm (et innommable , 17 18

    ajouterions-nous) du roman de Pasolini : son nom est justement cach sur le tlgramme qui

    annonce sa venue. Ce tlgramme est, en outre, apport par un ange innocent, une claire

    indication de la divinit de lhte daprs Allouch . Aussi, comme nous lavons dj observ, 19

    lhte na pas chercher sduire pour sduire, Allouch souligne ainsi que dans son livre, Pasolini

    crit prcisment quil ne dsire pas, mais quil se prte au dsir de chacun. 20

    Ibid. 15

    Voir notamment la page 167 de Lthique de la psychanalyse, XI - Lamour courtois en anamorphose .16

    Sous la plume de Pasolini, il est, comme pour nous, l hte .17

    Lacan fait justement de Dieu linnommable ; sorte de trou dans le symbolique. 18

    J. Allouch, Quand Dieu est un garon. 19

    Ibid. 20

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    Par des dialogues rares, par son regard bleu qui ne regarde quaprs avoir t regard, lhte incarne

    un langage ; Allouch insiste galement sur son silence, qui vaut celui de lanalyste pour 21

    souligner que ce langage quincarne lhte est un langage daction.

    Lhte, par sa prsence fugace rvle ainsi au spectateur, et toute la famille, la mort de Dieu. En

    effet, sa prsence invite au deuil dune certaine ralit et dun certain Dieu. Cette ralit prend la

    forme de la vie de cette famille bourgeoise telle quelle tait avant quil narrive. Lhte reparti,

    cette ralit ne pourra plus tre. Lhte arrive et dtruit un certain rapport idologique la vie, celui

    de lesprit bourgeois selon Pasolini tel que le souligne Taquin, respectabilit et ordre, balays par

    le scandale sexuel ; rationalit, branle par la passion et l'interrogation spirituelle ; logique

    utilitariste, dborde par la jouissance et la perte ; et enfin, quintessence de l'esprit bourgeois, un

    sens de la possession ancr dans un moi qui sappartient. 22

    Cette mort de Dieu , aussi paradoxale que cela puisse paratre, prend la forme du sacr. Lhte

    rvle en effet tous la dimension sacre de la vie. Il faut entendre le sacr de la manire dont

    Taquin lexpose :

    Le sens du sacr nest jamais tourn vers un autre monde, mais vers la sanctification de celui-ci et lapprobation de la vie terrestre. La qute du sacr est, en effet, dabord la recherche dun autre rapport au

    rel. V.Taquin, Pathos et sacralit chez Pasolini.

    Lorsque nous avions voqu le das Ding pasolinien, nous tions dj au plus proche de cette qute

    du sacr . Il nous semble on ne peut plus pertinent de parler en terme de qute, de recherche ;

    Thorme nous permet dapprhender laspiration plus gnrale du cinma pasolinien trouver (ou

    retrouver ) la dimension sacre de la ralit. Pasolini pense en effet que la sacralit est

    omniprsente comme il peut lcrire dans lExprience hrtique, la page 201 : Mon amour

    ftichiste pour les choses du monde m'empche de les considrer comme naturelles. 23

    Dans Thorme, lhte sen va, laissant chacun face solitude devant le caractre sacr inhrent la

    vie. Taquin souligne que tel est le caractre thormatique du film de Pasolini : la bourgeoisie a

    perdu le sens du sacr, [elle] est essentiellement incompatible avec lui. . Ainsi, les diffrents 24

    Ibid. 21Cest exactement ce que nous avons observ en B - une anti-analyse ?

    V.Taquin, Pathos et sacralit chez Pasolini. 22

    Cit dans larticle de V.Taquin, Pathos et sacralit chez Pasolini. 23

    Ibid. 24

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    personnages comprennent plus ou moins bien le message divin ou le caractre mtaphysique de

    leur dsir. Elle souligne ainsi trois niveaux, de la meilleure comprhension la plus 25

    mauvaise dans cet ordre : servante - parents - enfants. Ainsi, du fait de sa condition, la servante

    na gure de mal accepter cet effondrement du moi. Elle souligne que les parents ont assez 26

    de profondeur pour chercher leur dieu alors que les enfants se situent un niveau plus dsesprant

    plus profondment marqus que leurs parents parvenus par l'esprit bourgeois et moins capables

    dabandon. Taquin nous permet bien dobserver comment cet esprit bourgeois a pu contaminer 27

    lensemble de la famille qui nest alors plus capable de reconnatre le sacr inhrent aux choses du

    monde. Elle souligne mme que le pire est finalement le fils, qui senferme, aprs le dpart de

    lhte, dans le rle narcissique dun artiste rat, son art nest quun tissu de mensonges

    destins travestir son manque de talent et sa misre sentimentale. 28

    Pourquoi ce rappel ? Parce quun autre trait qui fait voisins Pasolini et Lacan est ce que jappellerai leur marquage du catholicisme. Lun et lautre savent que lon ne se dgage pas si aisment que lon pense de la question de Dieu, par exemple en dclarant simplement un certain jour que lon ny croit pas, ou en croyant ny avoir jamais cru. Car on jette ainsi le bb avec leau du bain : en dlaissant Dieu, on perd la spiritualit, le caractre sacr de la ralit, de laction et de la vie. () Pasolini savait aussi navoir pas dpass son appartenance la mythologie chrtienne . Quiconque, dailleurs, aurait revendiqu un tel dpassement auprs de Lacan aurait t considr par lui comme un sot.

    J.Allouch, Quand Dieu est un garon

    Nous en revenons ainsi Dieu, avec Allouch, afin dcarter un possible malentendu : parler de

    mort de Dieu , comme nous esprons lavoir montr, ne signifie pas pour autant, ni pour

    Pasolini, ni pour Lacan, vacuer la sacralit du monde. La mort de Dieu est prendre en un sens

    tout relatif. Il nous semble, ce titre, clairant de la penser comme une porte ouverte, celle dun

    nouvel amour, plutt que comme une fin quincarne remarquablement lesprit bourgeois tel que

    Pasolini le dvoile dans Thorme. Cette porte ouverte est la voix quemprunte Allouche, pour qui

    Lhte de Thorme, incarnation sil en est du nouvel amant nietzschen, est Dionysos aimant

    Ibid. 25

    Ibid. 26

    Ibid. 27

    Ibid. 28Nous avons soulign que le fils sublimait, par la cration artistique, son manque damour suite au dpart de lhte. Or, Taquin nous permet de relativiser ce constat si lon considre la sublimation avec Lacan comme une cration socialement reconnue. Le film ne nous montre, en effet, que la cration.

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    une humanit (hommes et femmes) dnomme Ariane . Cest ainsi que le geste de Pasolini, avec 29

    son hte, nous invite au plus prs de lthique de la psychanalyse telle que Lacan la concevait. Dans

    le Sminaire VII, Lacan cherche en effet penser lthique dans le cadre dun nouvel rotisme grce

    lamour courtois. Plus tt dans ce mme sminaire, Lacan stait confront aux traditions des

    thiques du bien et de la loi pour sen carter et en venir cet au-del des thiques

    traditionnelles. Il convient donc den venir Sal qui illustre lune de ces thiques : celle de la Loi

    sadienne.

    II / Sal ou les 120 journes de Sodome

    A - Une abjuration

    Ta beaut, survivante du monde antique, exige du monde futur, accapare par le monde prsent, devint ainsi un mal

    P.P.Pasolini, Marilyn 30

    Je me repens de linfluence libralisatrice que mes films ventuellement peuvent avoir eue sur les murs sexuelles de la socit italienne. Ils ont contribu en fait, en pratique, une fausse libralisation, voulue en ralit par le nouveau pouvoir rformateur permissif, qui est du reste le pouvoir le plus fasciste que lhistoire ait jamais gard en mmoire.

    P.P.Pasolini, Thtis , dans Erotismo, eversione, merce, Cappelli, 1973 31

    Ce texte de Pasolini tmoigne dun tournant dans son uvre cinmatographique. Pasolini abjure

    alors les trois films regroups gnralement sous le vocable de la Trilogie de la vie que nous

    avons mentionns en introduction. Pasolini y expose une sexualit lgre, libratrice, transgressive

    face une certaine bien-pensance moralisante. Lrotisme candide de ces films ntait donc pas

    dnu originairement, dun message politique. Ainsi, Herv Aubron souligne que La Trilogie de

    la vie en clamant sa grivoiserie ntait quune modalit insidieuse de lexploitation gnrale du

    corps dont le sadien Sal rvle lhorrible ralit. Sal est donc considrer dans la 32

    J. Allouch, Quand Dieu est un garon. 29

    Dans La perscution, p. 93. 30

    Cit la page 26 de R. Ceccatty, Pasolini. Le passage cit est galement traduit par Ren de Ceccatty.31

    H. Aubron, Le bal des icnes.32

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    perspective plus gnrale du regard que porte Pasolini sur la socit dalors, et dun changement de

    perspective quant lrotisme. Taquin affirme ainsi que Pasolini dans les annes 70 cesse de voir

    le corps et le sexe comme le dernier refuge de l'authenticit primitive. 33

    B - Linsupportable de la jouissance

    Avec Sal, comme le souligne Taquin, Pasolini ne flirte pas sans tourment avec les thmes

    sadiens, parce que sa rflexion sur le sujet est d'emble politise travers l'quation

    sadisme=fascisme (Rpublique de Sal ). Il semble que cest justement toute la force du film 34 35

    de Pasolini : le rapprochement entre pouvoir et sadisme permet de prendre Sade au srieux. Ce

    choix est trs proche de la manire dont Lacan se penche sur Sade. Dans son Kant avec Sade ,

    Lacan ose rapprocher Sade de Kant, sans, bien videmment, superposer deux auteurs aux crits bien

    distincts. Lacan remarque dabord que Sade fait de son fantasme politico-rotique un systme 36

    thique, allant jusqu enjoindre des impratifs. Ainsi, dans son Franais, encore un effort pour tre

    rpublicains, Sade propose, la manire de Kant, un impratif catgorique, comme le souligne

    Lacan :

    Disons que le nerf du factum est donn dans la maxime proposer sa rgle de jouissance, insolite sy faire droit la mode de Kant, de se poser comme rgle universelle. nonons la maxime : Jai le droit de jouir de ton corps, peut me dire quiconque, et ce droit, je lexercerai, sans quaucune limite marrte dans le caprice des exactions que jaie le got dy assouvir.

    J.Lacan, crits II, p. 123, Kant avec Sade

    Sade, comme Kant, dveloppe une thique de la Loi, cest la conclusion de Lacan dans Kant avec

    Sade . Le contenu de ces lois est bien entendu diffrent, ainsi, avec Sade : Lapologie du crime

    ne le pousse qu laveu dtourn de la Loi. Ltre suprme est restaur dans le malfice. Ainsi, 37

    la jouissance fait loi dans une recherche force du plaisir. Lacan entend ainsi la jouissance dans cet

    V.Taquin, Pathos et sacralit chez Pasolini. 33Dans Histoire de lil, Marco Bazzocchi relativise le constat dune sparation totale entre la Trilogie de la vie et Sal en esquissant une philosophie du voyeurisme. Il souligne ainsi que lil qui jouissait du retour du dsir [Trilogie] se transforme en il disciplinaire qui dtruit le dsir [Sal].

    Sal est une petite ville dItalie dans laquelle il y avait le ministre des Affaires trangres de Mussolini la fin du fascisme italien.34

    Ibid. 35

    Voir notamment J. Lacan, Kant avec Sade , dans crits II, p. 131. 36

    Ibid, p. 147. 37

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    au-del du plaisir laide de Sade, et cet au-del dbouche sur la souffrance. Nous pensons que

    Sal restitue bien cet univers sadien dun au-del du plaisir : comme le souligne Taquin, Pasolini

    npargne rien au spculateur en mettant en scne toute la prcision de lcriture sadienne. Ce 38

    point ne fait pas consensus, comme en tmoigne la critique de Foucault, pour qui, il ny a pas plus

    allergique au cinma que luvre de Sade dont la mticulosit exclue tout ce qui pourrait tre

    jeu supplmentaire de la camra. Sal parvient au contraire, daprs nous, restituer tout 39

    linsupportable de la prcision rituelle sadienne. Pasolini y tue lrotisme, et parvient mettre son

    spectateur dans un tat de crispation, de tension que lon retrouve la lecture du Marquis : dans un

    cas il est dur de croire ce que lon lit, dans lautre ce que lon voit. Tel est le but de Pasolini qui crit

    justement : lhyperbole [o] je voudrais arriver [est] la limite du supportable . 40

    Effectivement, Sal nous met en prsence de la Chose dans ce quelle a dinsupportable : Pasolini

    souhaite questionner son spectateur : ny a-t-il pas en toi de ces puissants infmes ? Cest 41

    exactement ce que suggrent les dernires scnes du film, scnes de la mise mort terrible des

    jeunes martyres que Pasolini nous fait voir depuis la peau des puissants, travers des jumelles.

    Moscovitz souligne ainsi que :

    La fiction Sal sollicite indment nos pulsions scopiques sadiques. Ce par quoi, moi comme spectateur, je dois voir et suis seigneur, alors que je ne le veux pas. Je nai pas ltre, ni tre tent pas mon sadisme personnel. () Sal, cest voir ce qui nest pas dj su de moi, de chacun : le sadisme de la pulsion, celle partielle, de nos orifices rognes par o a jouit. Plus-de-jouir, plus-value du tour de la pulsion selon Freud, celle dite de lobjet partiel, ftiche, petit a.

    J.-J.Moscovitz, Marx, Lacan, Pasolini, le cinma : questions sur lactuel , dans Marx, Lacan : Lacte rvolutionnaire et lacte analytique, p. 376

    Dans le Sminaire VII, Lacan souligne que la socit aime les uvres dart car elles voilent ce que

    la jouissance peut avoir de drangeant : ce sont des sortes de fantasmes socialement accepts pour

    avoir t sublims. Nous pourrions dire que Sal, en un certain sens, provoque un effet inverse : si

    ce film a t tant critiqu, sil a t ha, cest quil rvle ce que lon ne veut pas voir, savoir toute

    la dimension tragique et inacceptable de la jouissance.

    V.Taquin, Pathos et sacralit chez Pasolini.38

    Cinmatographe, dcembre 1975, repris dans Dits et crits, tome II. Cit dans R. Ceccatty, Pasolini, p. 227-228.39

    Corriere de la Serra, 25 mars 1975, cit dans Marx, Lacan : Lacte rvolutionnaire et lacte analytique, p. 371. 40

    Dans le film, un duc, un banquier, un prsident de tribunal et un monseigneur font de jeunes enfants quils ont enferm dans une 41villa Sal les instruments de leurs dsirs les plus atroces.

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    Le tragique de la jouissance est ici li son caractre obligatoire, dont ne dbouche que souffrance

    et douleur ; comme lcrit Lacan :

    Car pour atteindre absolument das Ding, pour ouvrir toutes les vannes du dsir, quest-ce que Sade nous montre lhorizon ? Essentiellement, la douleur. La douleur dautrui, et aussi bien la douleur propre du sujet, car ce ne sont loccasion quune seule et mme chose. Lextrme du plaisir, pour autant quil consiste forcer laccs la Chose, nous ne pouvons le supporter. Cest ce qui fait le ct drisoire, le ct pour employer un terme populaire maniaque, qui clate nos yeux dans les constructions romances dun Sade chaque instant se manifeste le malaise de la construction vivante, cela mme qui rend si difficile pour nos nvross laveu de certains de leurs fantasmes.

    J.Lacan, Lthique de la psychanalyse - Sminaire VII, p. 97, VI - De la loi morale

    Lacan nous permet de voir dans Sal la nvrose des puissants : ils narrivent pas faire face

    linsatisfaction inhrente la condition humaine face son dsir. Leur volont pourrait sembler 42

    libratrice face au Surmoi, comme en tmoigne linterdiction catgorique de jurer sur le nom de

    Dieu, mais ces hommes et ces femmes ne sont qualins leurs pulsions. Ils vivent leurs pulsions

    sans jamais sen carter : Sal, tmoigne de la qute dune jouissance toujours frustre, englue

    dans la souffrance. La satisfaction aussi phmre soit-elle y est absente. Nous remarquons au

    passage que, comme lavait remarqu Lacan, Sade exprime bien le chemin fourvoy que peut

    prendre une thique. Le rapprochement avec le fascisme de Pasolini illustre cela merveille,

    comme en tmoigne lultime scne du film, dans laquelle deux gardes dansent une valse dans la

    villa, ingnument, alors que lon massacre dans lhorreur de jeunes gens la fentre, ct deux.

    C - Retour au politique

    Outre la mtaphore du rapport sexuel (obligatoire et laid) que la tolrance du pouvoir de consommation nous fait vivre en ce moment, tout le sexe quil y a dans Sal (il y en a une quantit norme) est aussi la mtaphore du rapport du pouvoir avec ceux qui lui sont soumis. En dautres termes, cest la reprsentation (si a se trouve, onirique) de ce que Marx appelle la transformation de lhomme en marchandise : la rduction du corps ltat de chose ( travers lexploitation). Le sexe est donc appel jouer dans mon film un rle mtaphorique horrible.

    P.P.Pasolini, Entretien avec lui-mme, dans Il corriere della sera, 25 mars 1975 43

    Marco Bazzocchi cite Pasolini dans Histoires de lil et nous montre, encore une fois, combien Pasolini pensait das Ding 42pareillement la psychanalyse : Cest enfin une nouvelle confirmation du caractre inpuisable dun dsir qui renat continuellement de ses cendres dans Playboy, 1973, Mes Milles et Une Nuits .

    Cit dans dans R. Ceccatty, Pasolini, p. 226-227.43

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    Sal est ainsi une critique en rgle de la socit de consommation. Dire que les jeunes gens ne sont

    plus que les objets des puissants nest plus une image : ils sont dpossds tant de leur vie que de

    leur mort. Cest ce que souligne bien Moscovitz quand il crit attaquer leur mort, la leur enlever.

    Sal rend une telle laideur comme attaque de la vie, nommable, filmable, fantasmatisable . 44

    Par del la rification des corps, il nous parat intressant de souligner que le systme sadien est tout

    fait fcond, de lui-mme, pour proposer une critique du capitalisme contemporain. Cest ce que

    Pasolini a bien compris, et que lon retrouve dans larticle de Patrick Vassort, qui souligne que

    Sade labore un monde o la seule raison dtre des individus est la recherche de ce rendement

    record, de lorgasme absolu. Lauteur montre ainsi que lespace est rationalis, au mme titre 45

    que le temps, de sorte satisfaire les seuls intrts des libertins. Ainsi, tout est organis pour la

    production industrielle des plaisirs sexuels, comme lindustrie organise lespace pour la

    production industrielle des biens de consommation. Pasolini illustre bien cette taylorisation 46

    de la jouissance des puissants : lorganisation mme du sjour a t prpare dans un srieux

    implacable, srieux qui sillustre par les trois cercles dantesques que Pasolini intgre au film. Du

    cercle de la manie celui du sang en passant par celui de la merde le ralisateur nous rvle 47

    en effet combien cette entreprise entre crescendo dans lhorreur, jusqu atteindre linnommable.

    Pasolini montre ainsi que le Marquis de Sade a pens la perversion de la Loi, avec cette loi qui

    enjoint de jouir. Jouir, comme nous lavons soulign, en devient obligatoire : cest bien cette

    obligation qui est sadique. Pasolini rvle ainsi tout ce que la socit de consommation a de sadique

    grce au cauchemar de Sal. En 1975, Pasolini nous confronte ainsi dj au problme de la 48

    rgulation de nos jouissances. Comment rguler ces impratifs de jouissances ? En nous montrant la

    jouissance dans ce quelle a de plus terrifiant, Sal nous invite penser notre droit ne pas jouir.

    Rappelons ce titre que la jouissance est guide par le rel : Sal montre un principe de ralit

    cras par le rel. En effet, les puissants du roman de Sade que Pasolini porte lcran vitent la

    problmatique de leur castration telle que Lacan lentend. Celle-ci consiste ne pas pouvoir jouir de

    J.-J.Moscovitz, Marx, Lacan, Pasolini, le cinma : questions sur lactuel , p. 375. 44

    P. Vassort, Sade et lesprit du nolibralisme. 45

    Ibid. 46

    La merde se mlange en effet si lon peut dire la lubricit et la destruction, tant dans le roman de Sade que dans Sal. 47Freud disait, justement, propos du stade sadique-anal que la satisfaction [y] est recherche dans l'agression et dans la fonction excrmentielle. () nous pensons que le sadisme est une combinaison de pulsions purement libidinales avec des tendances purement destructives, combinaison qui ds lors persistera jamais (Abrg de psychanalyse).

    Le texte Au revers de lirrationnel de Roberto Chiesi souligne la dimension onirique de luvre cinmatographique de Pasolini qui 48mriterait elle seule une tude entire. Il cite ainsi Mario Serenellini qui dit propos de Sal que Le film est un rve, une vision. Le fascisme ny est pas racont dans sa ralit, mas par son atmosphre (Gazetta del Popolo, 11 mai 1975).

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    tout et passe ainsi par une dimension dinterdiction, elle-mme vhicule par le langage. Le

    message de Lacan, dont Pasolini se fait ici lcho, est justement de nous dire quil est possible

    datteindre la jouissance depuis un dsir ayant un horizon de satisfaction compatible avec la

    castration. Il semble aussi quen dpit de lincommunicabilit de la jouissance , il faille pouvoir 49

    lapprhender, dans une certaine mesure, comme un rapport lAutre. Lacan souligne en effet que

    le sadique nie lexistence de lAutre . Peut-tre que Pasolini et Lacan nous proposent, face au 50

    sadique, cet autre chemin de lAutre consistant affronter ensemble notre douleur

    dexister. 51

    Notre itinraire nous aura permis dentrevoir labondance dune approche lacanienne du cinma de

    Pasolini. Nous sommes partis du das-Ding pasolinien avant den arriver au bouleversement

    de lhte de Thorme, rencontre rvlatrice et sacre sur laquelle nous nous sommes

    longuement arrts, arrivant un ultime rapprochement avec Lacan dans sa qute dun nouvel

    rotisme. Le rle de linceste ainsi que le parallle entre lhte et lanalyste auront rvl dautres

    correspondances fcondes avec Lacan, notamment quant limportance du langage pour la

    reconnaissance du dsir. Vint enfin linsupportable Sal , tmoin dun changement de cap de

    Pasolini et dune critique sans concession de nos socits de jouissances, incapables de faire face

    cette douleur dexister avec lAutre.

    Lassociation entre le Marquis de Sade et le fascisme nous aura rappel le systmatisme thique

    de Sade que Lacan met aux nues en le rapprochant de Kant ; ainsi, Lacan et Pasolini nous invitent,

    de concert, nous dfier dune jouissance tout prix.

    Cest laspect pathtique tant de lamour que de la jouissance : au fond, on est toujours seul.49

    J. Lacan, Kant avec Sade , crits II, p. 134. 50

    Lacan crit justement que le sadisme rejette dans lAutre la douleur dexister (Ibid). 51

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    Bibliographie

    Freud :

    Abrg de psychanalyse, 2001 (1938), Ed. Presses Universitaires de France.

    Lacan :

    Lthique de la psychanalyse - Sminaire VII (1959-1960), 1986, Ed. Seuil, VI - De la loi

    morale , XI - Lamour courtois en anamorphose . 52

    crits II, 1966, Ed. Seuil, Kant avec Sade (1962).

    Pasolini :

    LExprience hrtique, 1976, Ed. Payot, traduction de Empirismo eretico paru en 1972.

    Thorme, 1978, Ed. Gallimard, traduction de Teorema paru en 1968.

    La Perscution - Pomes choisis, prsents et traduits de litalien par Ren de Ceccatty

    (1954-1970), 2014, Ed. Points, Marilyn (1962).

    Sur Pasolini :

    De Ceccatty Ren, Pasolini, 2005, Ed. Folio.

    Articles :

    Allouch Jean, Quand Dieu est un garon, 2009, consult en ligne, URL : http://

    www.jeanallouch.com/pdf/225

    Morel Genevive, Contresens du dsir de lanalyse, dans La clinique lacanienne, 2014/1 n 25, p.

    19-36, consult en ligne, URL : http://www.cairn.info/revue-la-clinique-lacanienne-2014-1-

    page-19.htm

    Moscovitz Jean-Jacques dans Marx , Lacan : Lacte rvolutionnaire et lacte analytique sous la

    direction de Silvia Lippi et Patrick Landman, 2013, Ed. Eres, Marx, Lacan, Pasolini, le cinma :

    questions sur lactuel

    Vassort Patrick, Sade et lesprit du nolibralisme, 2007, consult en ligne, URL : http://

    www.monde-diplomatique.fr/2007/08/VASSORT/15004

    Taquin Vronique, Pathos et sacralit chez Pasolini, 2007, consult en ligne, URL : http://

    chroniquesitaliennes.univ-paris3.fr/PDF/web12/Taquin12.pdf

    Les chapitres mentionns sont ceux qui ont t cits, nous nous sommes appuys sur les 11 premiers chapitres du Sminaire pour 52notre expos.

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  • Boyer Julien Lthique de la psychanalyse

    Gnies de Pasolini dans Le Magazine littraire, n551, 2015, avec Joubert-Laurencin Herv, Le

    tambour de soi , Roberto Chiesi, Au revers de lirrationnel , Beylot Pierre, Les corps

    pasoliniens, de lidole la vermine , Marco Bazzocchi Histoire de lil .

    Leroy Max, Pasolini contre la marchandise, 2015, consult en ligne, URL : http://www.revue-

    ballast.fr/pasolini-contre-la-marchandise/

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