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ADMINISTRATION PUBLIQUE 222 RÉUNIONS PRIVÉES EN LIEUX CLOS ET COUVERTS ET POLICE DE L’ORDRE PUBLIC. RETOUR AUX SOURCES par Patrick GOFFAUX Professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles Avocat au barreau de Bruxelles Au départ de ce qu’elle perçoit comme une contradiction entre un enseignement de droit constitutionnel relatif à la liberté de réunion et une solution consacrée en droit administratif à propos de l’étendue des pouvoirs de l’autorité de police communale, la présente étude se propose d’exa- miner les sources de la conception doctrinale qui fait échapper les réunions privées à l’emprise de la police de l’ordre public et conclut que cette conception est en droit partiellement erronée 1 . SOMMAIRE I. Une contradiction ? .................................................................................................................. 222 II. Police de l’ordre public et propriétés privées......................................................................... 224 III. La liberté de réunion : retour aux sources .......................................................................... 225 A. Les débats au Congrès national ........................................................................................... 225 B. Les premiers auteurs ............................................................................................................ 231 C. Une évolution se dessine à la fin du XIX e siècle ................................................................. 234 D. Louvrage de LéON DUPRIEZ, origine ou catalyseur de l’évolution ..................................... 235 E. Critique de l’analyse de DUPRIEZ ......................................................................................... 237 F. La diffusion de l’analyse de DUPRIEZ ................................................................................... 239 G. Lamorce d’une nouvelle évolution ? .................................................................................. 241 IV. Et à présent ? ......................................................................................................................... 241 A. Une thèse partiellement erronée........................................................................................... 241 B. Définition d’une protection moins absolue .......................................................................... 242 V. Conclusion ............................................................................................................................... 246 I. UNE CONTRADICTION ? 1. L’examen d’arrêts récents de la section du contentieux administratif ou d’avis de la section de législation du Conseil d’État nous a conduit à 1 Voir aussi aux pages 292 à 295 du présent numéro, le commentaire du même auteur sous C.E., 14 décembre 2018, n o 243.250, Van Langenhove, inti- tulé « L’interdiction d’une manifestation sur la voie publique par le Ministre- Président de la Région de Bruxelles-capitale ». relire la doctrine et la jurisprudence relative à la liberté de réunion. Une contradiction, du moins apparente, nous est toutefois apparue. 2. D’une part, on présente traditionnellement la liberté de réunion, telle que consacrée notam- ment par l’article 26 de la Constitution, au moyen d’une triple distinction : les réunions en plein air, les réunions publiques dans des lieux clos et cou- verts et les réunions privées dans des lieux clos et couverts. Et, en ce qui concerne cette dernière [email protected] Réunions privées en lieux clos et couverts et police de l’ordre public. Retour aux sources Éditions Larcier - © Larcier - 04/01/2020

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RÉUNIONS PRIVÉES EN LIEUX CLOS ET COUVERTS ET POLICE DE L’ORDRE PUBLIC. RETOUR AUX SOURCES

par

Patrick GOFFAUX Professeur ordinaire à l’Université libre de Bruxelles

Avocat au barreau de Bruxelles

Au départ de ce qu’elle perçoit comme une contradiction entre un enseignement de droit constitutionnel relatif à la liberté de réunion et une solution consacrée en droit administratif à propos de l’étendue des pouvoirs de l’autorité de police

communale, la présente étude se propose d’exa-miner les sources de la conception doctrinale qui fait échapper les réunions privées à l’emprise de la police de l’ordre public et conclut que cette conception est en droit partiellement erronée1.

SOMMAIRE

I. Une contradiction ? .................................................................................................................. 222

II. Police de l’ordre public et propriétés privées ......................................................................... 224

III. La liberté de réunion : retour aux sources .......................................................................... 225

A. Les débats au Congrès national ........................................................................................... 225

B. Les premiers auteurs ............................................................................................................ 231

C. Une évolution se dessine à la fin du XIXe siècle ................................................................. 234

D. L’ouvrage de léon dupriez, origine ou catalyseur de l’évolution ..................................... 235

E. Critique de l’analyse de dupriez ......................................................................................... 237

F. La diffusion de l’analyse de dupriez ................................................................................... 239

G. L’amorce d’une nouvelle évolution ? .................................................................................. 241

IV. Et à présent ? ......................................................................................................................... 241

A. Une thèse partiellement erronée........................................................................................... 241

B. Définition d’une protection moins absolue .......................................................................... 242

V. Conclusion ............................................................................................................................... 246

I. UNE CONTRADICTION ?

1. L’examen d’arrêts récents de la section du contentieux administratif ou d’avis de la section de législation du Conseil d’État nous a conduit à

1 Voir aussi aux pages 292 à 295 du présent numéro, le commentaire du même auteur sous C.E., 14 décembre 2018, no 243.250, Van Langenhove, inti-tulé « L’interdiction d’une manifestation sur la voie publique par le Ministre-Président de la Région de Bruxelles-capitale ».

relire la doctrine et la jurisprudence relative à la liberté de réunion. Une contradiction, du moins apparente, nous est toutefois apparue.

2. D’une part, on présente traditionnellement la liberté de réunion, telle que consacrée notam-ment par l’article 26 de la Constitution, au moyen d’une triple distinction : les réunions en plein air, les réunions publiques dans des lieux clos et cou-verts et les réunions privées dans des lieux clos et couverts. Et, en ce qui concerne cette dernière

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catégorie de réunions, la tendance générale, avec certaines nuances sur lesquelles nous reviendrons, est de les présenter comme échappant en quelque sorte à l’emprise de l’administration et ce, au nom de l’inviolabilité du domicile par ailleurs garantie notamment par l’article 15 de la Constitution.

La réunion privée est classiquement définie comme étant celle dont l’accès est limité ; seuls pouvant y accéder ceux qui ont été invités person-nellement par les organisateurs de l’événement ou par les responsables des lieux où se tient la réu-nion. La réunion publique est celle qui est acces-sible à n’importe quelle personne intéressée, le cas échéant moyennant le paiement d’un droit d’en-trée ou sur production d’une invitation qui n’est pas fondée sur un lien personnel entre invitant et invité2.

Ainsi, dans les riches notes de cours de celui qui fut notre marquant professeur de droit consti-tutionnel, le procureur général Jacques Velu, on lit :

« Les réunions privées qui se tiennent dans des lieux clos et couverts ne peuvent être subordon-nées à des autorisations préalables, ni, a fortiori, être interdites.

Elles ne peuvent être réglementées.Enfin, lorsqu’elles ont lieu dans un domicile

privé, elles ne peuvent être soumises au contrôle de la police. Elles sont protégées alors par la règle constitutionnelle de l’inviolabilité du domicile. En vertu de l’article 10 de la Constitution [note : actuellement numéroté 15], le lieu de ces réunions est inviolable : aucune visite domiciliaire ne peut y avoir lieu que dans les cas prévus par la loi et dans la forme qu’elle prévoit.

La police ne peut intervenir que dans les cas exceptionnels où la loi autorise à s’introduire sans mandat d’un juge d’instruction dans le domicile des particuliers, par exemple :

– en cas de flagrant crime ou flagrant délit ;– en cas de réquisition ou de consentement de

la personne qui a la jouissance effective des lieux ;

– en cas d’appel venant du lieu où la réunion se tient ;

– en cas d’incendie, d’inondation ou d’autre catastrophe ;

– au cas où la réunion se tient dans une maison où l’on donne habituellement à jouer des jeux de hasard, sur la désignation de deux citoyens domiciliés ;

2 Voy. not. A. Mast et J. Dujardin, Overzicht van het Belgisch grondwette‑lijk recht, 7e éd., Gand, Story-Scientia, 1983, p. 565 ; R. Ergeç, Introduction au droit public, t. II, Les droits et libertés, Diegem, Story-Scientia, 1995, p. 130 ; F. Delpérée, Le droit constitutionnel de la Belgique, Bruxelles/Paris, Bruylant/L.G.D.J., 2000, p. 254 ainsi que C.E., 30 avril 2010, n° 203.503, Cornet.

– au cas où la réunion se tient dans des lieux livrés notoirement à la débauche, etc. »3

Son prédécesseur, le procureur général Walter-Jean Ganshof van der Meersch, enseignait de même :

« Il y a trois espèces de réunion :1) La réunion privée (à laquelle s’oppose la

réunion publique, dont ce caractère de publicité est déterminé par la jurisprudence) ; le constituant ne parle pas des réunions privées ; elles ne sont en aucune façon réglementées.

2) La réunion dans des lieux publics clos et couverts […]

3) Le rassemblement en plein air […] »4.Et un de leurs successeurs à l’Université libre

de Bruxelles, le professeur Ruşen Ergeç écrit de même à propos des « réunions privées » :

« Il s’agit de réunions dont l’entrée a lieu sur invitation ou convocation personnelle. Bénéficiant de l’inviolabilité du domicile, elles échappent à toute réglementation de la part de l’autorité publique. »5

3. D’autre part, on enseigne tout aussi tradi-tionnellement que les pouvoirs de police commu-nale générale (ou police de l’ordre public matériel) s’exercent sur l’ensemble du territoire communal et ce, même à l’égard des propriétés privées dès lors que celles-ci sont la source d’un trouble de l’ordre public.

Parmi de nombreuses références, on peut ainsi mentionner un arrêt du 31 janvier 1992, n° 38.624, Suslikova, par lequel le Conseil d’État a jugé à propos de la déclaration d’inhabitabilité pour cause d’insalubrité publique d’un immeuble situé à plus de 150 m de toute voie publique : « Que le pouvoir que le bourgmestre tient de l’article 135 de la nouvelle loi communale s’étend à toutes les causes de danger pour la sécurité ou la salubrité publiques ; qu’il peut donc exercer son pouvoir de police en dehors de la voie publique, dans l’intérêt des occupants d’un immeuble ».

Ou cet autre arrêt du Conseil d’État du 11 avril 2014, n° 227.104, Vanhamme qui a considéré : « que, même s’il se présente comme réglant l’affichage électoral sur la voie publique, un règlement communal peut viser des situations localisées dans les propriétés privées, comme l’affichage aux balcons des immeubles ; que le pouvoir de police des communes s’étend aux risques que de telles situations engendrent pour

3 J. Velu, Notes de droit public, vol. III, 3e éd. (avec la collaboration de M. Leroy et Ph. Quertainmont), Université libre de Bruxelles, Presses uni-versitaires de Bruxelles, 1989-1990, pp. 968-969.

4 X, Droit public, Notes prises au cours de droit public de M. W.-J. Gans-hof van der meersch, vol. II, Édition des trois cercles, polycopié, sans date, pp. 361-362.

5 R. Ergeç, Introduction au droit public, t. II, op. cit., p. 130.

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l’ordre public matériel ; que rien n’indique que la partie adverse aurait cru à tort que les balcons des immeubles privés faisaient partie de la voie publique ».

De même, par un arrêt du 20 juin 2008, la Cour de cassation a jugé, à propos de la propagation d’un foyer de mérule, que : « L’autorité commu-nale, à laquelle incombe le soin de faire jouir les habitants d’une bonne police, doit prescrire toutes les mesures propres à assurer, notamment, la salu-brité publique. Ces mesures ne sont pas limitées aux seuls biens publics et s’étendent aux causes qui ont leur origine dans l’enceinte des propriétés privées et dont l’action, se propageant au dehors, menace la salubrité publique »6.

4. Afin de démêler les fils de ce débat et de tenter, le cas échéant, de concilier ces opinions et analyses apparemment contradictoires, il nous a paru utile d’en revenir à leurs sources.

II. POLICE DE L’ORDRE PUBLIC ET PROPRIÉTÉS PRIVÉES

5. S’agissant de déterminer l’origine de la solu-tion selon laquelle le pouvoir de police de l’ordre public de la commune ne se limite pas aux rues et places publiques, nous pourrons être fort bref. Ce principe est en effet clairement admis depuis les premières années de l’Indépendance.

Ainsi, appelée à se prononcer sur la légalité d’un règlement de police interdisant les dépôts de fumier ou d’immondices, « même sur des terrains particuliers, clos ou non clos, en vue ou à portée de la voie publique », la Cour de cassation décida très explicitement par un arrêt du 17 mai 18387 :

« Attendu que l’accomplissement des devoirs imposés aux magistrats municipaux par les deux premières lois citées [à savoir l’article 50 de la loi du 14 décembre 1789 et l’article 3 du titre XI de la loi du 24 août 1790] ne se borne pas à prévenir les dangers résultant de faits posés dans les rues, lieux et édifices publics, mais s’étend nécessaire-ment aux causes qui ont leur principe et leur siège dans l’enceinte des propriétés particulières, et dont l’action insalubre, se propageant au dehors, est de nature à compromettre la santé publique ».

Cette jurisprudence sera confirmée par la suite notamment par des arrêts de la Cour de cassa-tion des 23 janvier 1865 (à propos d’un règle-ment communal interdisant de construire sans autorisation communale, même à l’intérieur

6 Cass., 20 juin 2008, J.L.M.B., 2008, p. 1310 et note de M. et E. Van Brustem.

7 Cass., 17 mai 1838, Pas., 1838, I, p. 306.

des propriétés, à moins de 20 mètres de la voie publique)8, 20 juin 1870 (à propos d’un règle-ment communal ordonnant de clôturer les terrains attenants à la voie publique)9, 21 juillet 1879 (à propos d’un règlement communal interdisant de construire sans autorisation communale à l’inté-rieur des propriétés)10 ou encore 4 février 1889 (à propos d’un règlement communal soumettant à autorisation communale les projets emportant des changements aux bâtiments situés le long de la voirie)11.

Elle sera approuvée et relayée notamment par Alfred Giron dans plusieurs de ses ouvrages12 ou encore par Paul Errera13.

Et à vrai dire, la solution peut prendre directe-ment appui dans l’un des textes de lois, issus de la période révolutionnaire française et qui fondent classiquement le pouvoir de police de la com-mune, à savoir l’article 3 du titre XI de la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire. En plusieurs de ses prévisions, cette disposition vise en effet des troubles de l’ordre public qui peuvent trouver leur source dans une propriété privée :

« Les objets de police confiés à la vigilance et à l’autorité des corps municipaux sont :

1° Tout ce qui intéresse la sûreté et la com-modité du passage dans les rues, quais, places et voies publiques ; ce qui comprend le nettoiement, l’illumination, l’enlèvement des encombrements, la démolition ou la réparation des bâtiments menaçant ruine, l’interdiction de rien exposer aux fenêtres ou autres parties des bâtiments qui puisse nuire par sa chute, et celle de rien jeter qui puisse blesser ou endommager les passants, ou causer des exhalaisons nuisibles ;

[…]5° Le soin de prévenir par les précautions

convenables, et celui de faire cesser par la dis-tribution des secours nécessaires, les accidents et fléaux calamiteux, tels que les incendies, les épidémies, les épizooties, en provoquant aussi, dans ces deux derniers cas, l’autorité des adminis-trations de département et de district ; […] » (on souligne)

8 Cass., 23 janvier 1865, Pas., 1865, I, p. 133.9 Cass., 20 juin 1870, Pas., 1870, I, p. 364.10 Cass., 21 juillet 1879, Pas., 1879, I, p. 366.11 Cass., 4 février 1889, Pas., 1889, I, p. 110.12 A. Giron, Essai sur le droit communal de la Belgique, Bruxelles/Leipzig,

Lacroix/Verboeckhoven & Cie, 1862, p. 308 ; Dictionnaire de droit administra‑tif et de droit public, t. 3, Bruxelles, Bruylant, 1896, p. 59.

13 P. Errera, Traité de droit public belge, Paris, Giard & Brière, 1909, p. 467.

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III. LA LIBERTÉ DE RÉUNION : RETOUR AUX SOURCES

6. La liberté de réunion ou de s’assembler est quant à elle garantie, en droit interne, par l’ar-ticle 26 de la Constitution du 17 février 1994 :

« Les Belges ont le droit de s’assembler pai-siblement et sans armes, en se conformant aux lois qui peuvent régler l’exercice de ce droit, sans néanmoins le soumettre à une autorisation préa-lable.

Cette disposition ne s’applique point aux ras-semblements en plein air, qui restent entièrement soumis aux lois de police. »

La rédaction de cette disposition est identique à celle de l’article 19 de la Constitution du 7 février 1831.

a. les débats au congrès national

7. L’origine de cet article 19 de la Constitution de 1831 est à rechercher dans l’article 24 du pro-jet de constitution, rédigé par la commission du Gouvernement provisoire14. Il s’énonçait en ces termes :

« Les habitants de la Belgique ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes, en se sou-mettant aux lois ; aucune autorisation préalable ne peut être requise »15.

Ce projet fut soumis à l’examen des sections (il y en avait dix) et puis de la section centrale du Congrès national.

À l’issue de cet examen préparatoire, la section centrale modifia quelque peu le projet d’article et le renumérota. Il devint l’article 15 et ne vise désormais plus que les Belges. Le double principe d’interdiction de toute autorisation préalable et de soumission de l’exercice de ce droit aux lois est maintenu :

« Les Belges ont le droit de s’assembler pai-siblement et sans armes, en se soumettant aux

14 Par un arrêté du 16 octobre 1830, le Gouvernement provisoire avait déjà veillé à garantir la liberté d’association. Même si l’on sait que les deux libertés sont souvent présentées de concert, cet arrêté ne vise toutefois pas expres-sément la liberté de réunion ou, pour reprendre une terminologie qui avait davantage cours à l’époque, la liberté de s’assembler :

« Art. 1er. Il est permis aux citoyens de s'associer, comme ils l'entendent, dans un but politique, religieux, philosophique, littéraire, industriel ou com-mercial.

Art. 2. La loi ne pourra atteindre que les actes coupables de l'association ou des associés, et non le droit d'association lui-même.

Art. 3. Aucune mesure préventive ne pourra être prise contre le droit d'asso-ciation.

Art.4. Les associations ne pourront prétendre à aucun privilège.Art. 5. Toute loi particulière et tout article des Codes civil, pénal et de

commerce, qui gênent la liberté de s'associer, sont abrogés. » (reproduit dans E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, Bruxelles, Société typographique belge, Adolphe Wahlen et Cie, 1844, p. 526).

15 E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 4, op. cit., pièce justificative n° 45, p. 44.

lois. Aucune autorisation préalable ne peut être requise. »

Dans le rapport de la section centrale sur le titre II « Des Belges et de leurs droits » fait par Charles de Brouckere le 9 décembre 183016, on peut lire que :

– deux sections étaient opposées au principe de l’interdiction de l’autorisation préalable ;

– une section a suggéré de prévoir un régime de déclaration préalable « afin que l’autorité eût au moins connaissance des rassemblements et pût, le cas échéant, prendre les mesures au-torisées par la loi pour écarter tout danger » ;

– tous les membres de la section centrale « ont senti la nécessité d’annuler l’article 291 du Code pénal, et de prévenir le retour d’une disposition aussi tyrannique » ;

– six membres de la section centrale « ont pen-sé qu’il était dangereux de reconnaître d’une manière absolue le droit de s’assembler » et deux autres membres « se sont joints aux premiers pour réclamer quelques restrictions pour le cas de rassemblements sur les places publiques » ;

– mais que « la majorité a senti que la loi pou-vait, aux termes de l’article 24 du projet pri-mitif, régler l’usage, et s’est décidée en consé-quence à n’apporter qu’un changement à la rédaction qui n’influe en rien sur le principe, mais en restreint le bénéfice aux Belges ».

Cet article 15 fut ensuite discuté lors de la séance du Congrès national du 27 décembre 183017.

Dans un premier temps, deux amendements furent déposés ; l’un par Pierre-François Van Meenen, l’autre par François de Langhe.

La portée de l’amendement Van Meenen est plutôt d’ordre légistique. Il n’a pas pour objectif de modifier les principes du texte adopté par la section centrale. Il propose de substituer au pas-sage « en se soumettant aux lois. Aucune auto-risation préalable ne peut être requise » les mots suivants : « en se conformant aux lois qui pour-ront régler l’exercice de ce droit, sans néanmoins le soumettre à une autorisation préalable »18.

L’amendement de de Langhe propose quant à lui de se départir du principe de l’interdiction de toute autorisation préalable pour confier au législateur le soin de déterminer des cas dans lesquels une autorisation préalable à la réunion serait requise. L’article serait alors rédigé comme suit : « Les Belges ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes. Il ne peut être requis

16 Ibid., t. 4, pièce justificative n° 49, p. 61.17 Ibid., t. 1, pp. 659-665.18 Ibid., t. 1, p. 664.

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d’autorisation préalable que dans les cas et de la manière à déterminer par la loi ».

Lors de la discussion de ces deux amendements, une ligne de division apparut nettement entre les membres du Congrès national qui prirent la parole. Les uns tout en rappelant leur attachement au prin-cipe de l’interdiction des mesures préventives, estimaient cependant que ce principe doit céder lorsque le maintien de l’ordre public le requiert. Les autres demeuraient attachés à une interdiction absolue des mesures préventives laissant à la loi le soin de punir les délits commis à l’occasion de l’exercice des libertés garanties, en l’occurrence ici la liberté de s’assembler ou liberté de réunion.

Ainsi, de Langhe justifia-t-il en ces mots choisis sa proposition d’amendement :

« Je vois de plus en plus qu’une idée pré-domine parmi nous ; c’est d’écarter à jamais la possibilité d’établir aucune mesure préventive. Ce principe, que j’adopte en général comme conservateur de nos libertés, me semble cepen-dant devoir dans quelques cas être subordonné à un principe supérieur, le maintien de l’ordre public. Je crois par conséquent que l’article 15 tel qu’il est proposé par la section centrale pré-sente un sens trop absolu, et qu’en certaines circonstances dont il est impossible de peser en ce moment la gravité, il faut donner à la loi la faculté de modifier et même de restreindre le droit qu’ont les Belges de s’assembler. On dira que s’il se commet des délits dans ou à l’occasion de ces assemblées, ils seront réprimés par la loi pénale. Mais comme elles peuvent être très nombreuses, s’élever même à plusieurs milliers d’individus, le mal qui en résulterait pourrait être de nature à ébranler la société jusque dans ses fondements ; et c’est à mon avis ce qu’il faut empêcher, fût-ce par des mesures préventives. Nous devons, ce me semble, messieurs, mettre tous nos soins à organi-ser une bonne législature et lui accorder quelque confiance sans trop la lier par notre loi fonda-mentale, car il arrivera de deux choses l’une : ou il faudra violer la constitution pour conserver le repos public, ce qui serait dangereux et du plus mauvais exemple, ou bien nous pourrions nous voir entraînés de désordres en désordres, et peut-être, après avoir passé par toutes les phases de l’anarchie, finirions-nous, fatigués d’une liberté excessive, par nous précipiter dans le despotisme ou la domination étrangère. C’est ce malheur que je voudrais éviter en nous réservant les moyens légaux d’y mettre obstacle.

Je n’ose espérer, messieurs, de vous faire par-tager ma manière de voir. Nous sortons d’un état d’oppression dont le souvenir nous fait embras-ser avec transport tout ce qui a l’apparence de la

liberté. Mais je pense que, par amour pour les prin-cipes, nous dépassons quelquefois les limites que la prudence devrait nous empêcher de franchir. Au surplus, je désire bien sincèrement que mes prévi-sions ne se vérifient pas. Mais elles m’ont paru si graves, elles m’oppressent tellement, que j’ai cru devoir vous les soumettre »19.

Le baron de Sécus (père), Charles Le Hon, Charles Blargnies, l’abbé Léon de Foere et Antoine Joseph Barthélémy se dirent en faveur de l’amendement de Langhe.

En revanche, l’abbé Désiré Dehaerne défendit l’opinion opposée :

« Messieurs, il me paraît que l’amendement proposé par l’honorable M. de Langhe tend à nous faire consacrer une exception au principe général de la liberté de se rassembler, et à nous mettre en contradiction avec nous-mêmes. Il tend à créer, dans certains cas, des mesures préventives, tan-dis que nous avons décidé, presque à chaque pas que nous avons fait dans la constitution, que nous n’en voulions pas. […] Messieurs, tout a ses dan-gers, tout a ses inconvénients ; ce n’est pas pour moi une raison de déroger aux principes ; je veux que nous ayons des clubs, je veux que nous ayons des associations en tout genre : je ne crains ni les uns ni les autres ; car je veux en même temps que les délits, dont ces clubs ou ces associations se rendront coupables, soient punis par la loi. Contentons-nous de réprimer les délits ; mais, je le répète, point de mesure préventive en rien : ces motifs me déterminent à voter contre l’amende-ment de M. de Langhe »20.

Alexandre Rodenbach et Lucien Jottrand se prononcèrent également contre l’amendement de Langhe.

Il est cependant apparu des débats que c’est la crainte des troubles causés par des rassemble-ments de masse et tumultueux sur la voie publique qui justifie cet amendement.

Ainsi, M. de Langhe précisa-t-il : « Du reste, en proposant mon amendement, je n’ai pas eu en vue les clubs ; je ne les crois pas dangereux, mais j’ai voulu empêcher des rassemblements semblables à ceux de l’Angleterre, qui finissent presque toujours par des excès déplorables. C’est contre ces rassemblements que je ne veux pas laisser le pouvoir désarmé ; il le serait, messieurs, si nous posions dans la constitution un principe auquel il ne serait plus permis de déroger »21.

De même, le baron de Sécus parle-t-il de « ras-semblements tumultueux [qui] peuvent commettre des désordres, des meurtres et bouleverser la

19 Ibid., t. 1, p. 660.20 Ibid., t. 1, pp. 666-667.21 Ibid., t. 1, p. 661.

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société, sans que personne puisse se promettre de les maîtriser. »22

Blargnies évoqua quant à lui les « ouvriers [qui] se coalisent lorsqu’ils veulent faire hausser le prix de leurs journées »23. Barthélemy, après avoir exprimé sa crainte d’« une constitution beaucoup plus anarchique que libérale »24, mentionna les récents rassemblements de « 40.000 anarchistes qui se sont promenés pendant trois jours dans Paris »25.

Ou encore Le Hon : « […] l’article s’adresse aux masses rassemblées sur la place publique, et qui se meuvent sous l’impulsion d’orateurs popu-laires : ces masses peuvent devenir dangereuses à l’ordre social ; or, il est nécessaire que la sûreté publique soit garantie, car sans cela que devien-drait la constitution elle-même, que vous voulez si favorable au peuple ? »26

Dans cette dernière intervention apparaît ainsi expressément une précision, qui était implicite dans les précédentes : le lieu où ces rassemblements peuvent se dérouler, à savoir la place publique.

Paul Devaux proposa un troisième amendement afin de concilier les points de vue. Il s’agit d’ajou-ter un second alinéa à l’article en projet. Il serait ainsi rédigé : « Cette disposition ne s’applique point aux rassemblements en plein air, qui restent entièrement soumis aux lois de police »27. Et l’au-teur de l’amendement de préciser : « J’ai proposé un amendement pour que les rassemblements en plein air restent soumis aux mesures de police. Je crois que ce sera un moyen d’éviter les dangers que tout le monde redoute »28.

Au terme des débats, l’amendement de Devaux fut adopté par 110 voix pour et 42 contre. Celui de Van Meenen, jugé, à juste titre, comme conciliable avec celui de Devaux, a quant à lui été adopté « à une assez forte majorité ». Celui de de Langhe fut considéré « comme non avenu »29.

Une légère modification de forme fut encore apportée lors de la séance du 7 février 1831 ; le verbe « pourront » de l’alinéa 1er est remplacé par « peuvent »30.

Le texte ainsi adopté devint l’article 19 de la Constitution du 7 février 1831.

* * *

22 Ibid.23 Ibid., t. 1, p. 662.24 Ibid., t. 1, p. 663.25 Ibid., t. 1, p. 664.26 Ibid.27 Ibid., t. 1, p. 664.28 Ibid., t. 1, p. 663.29 Ibid., t. 1, p. 665.30 Ibid., t. 4, pièce justificative n° 65, p. 114, note (e) et p. 116.

8. Dans une étude consacrée aux sources et à l’influence de la Constitution belge de 1831, le professeur John Gilisen31 expose que lorsqu’il a consacré la liberté de réunion ou droit de s’assem-bler paisiblement et sans armes, le constituant belge s’est inspiré du décret de l’Assemblée natio-nale constituante des 13 au 19 novembre 1790 qui déclare que tous les citoyens ont le droit de s’as-sembler et de former des sociétés libres.

Il s’agit plus précisément d’un décret qui, suite à des mesures d’interdiction prises par la muni-cipalité de Dax contre la Société des amis de la Constitution, « déclare que les citoyens ont le droit de s’assembler paisiblement et de former entre eux des sociétés libres, à la charge d’observer les lois qui régissent tous les citoyens »32.

9. D’autres textes révolutionnaires français ont également pu servir d’inspiration dont notam-ment :

– l’article 62 du décret de l’Assemblée natio-nale constituante du 14 décembre 1789 pour la constitution des municipalités, qui énonce que « les citoyens actifs ont le droit de se réunir paisiblement et sans armes en assem-blées particulières, pour rédiger des adresses et pétitions, soit au corps municipal, soit aux administrations de département et de district, soit au Corps-Législatif, soit au Roi, sous la condition de donner avis aux officiers muni-cipaux du temps et du lieu de ces assemblées, et de ne pouvoir députer que dix citoyens pour apporter et présenter des adresses ou pétitions » ;

– la constitution des 3-14 septembre 1791 qui, en son titre Ier, « garantit pareillement, comme droits naturels et civils : […] – La liberté aux citoyens de s’assembler paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de police »33 ;

– un décret de la Convention nationale du 13 juin 179334, pris en réaction à certaines ar-restations intervenues notamment à Toulouse en mai 1793, qui énonce en son article 2 : « Il est fait défense aux autorités constituées de troubler les citoyens dans le droit qu’ils ont de se réunir en société populaire » ;

31 J. Gilisen, « La Constitution belge de 1831 : ses sources, son influence », Res Publica, 1968, vol. X, p. 124.

32 Pour les textes français adoptés de 1788 à 1824, voy. J. B. Duvergier, Collection complète des lois, décrets, ordonnances, règlements et avis du Conseil d’État, Paris, Guyot et Scribe, Charles-Béchet, 1825. Pour le texte des différentes constitutions françaises, voy. aussi J. Godechot, Les consti‑tutions de la France depuis 1789, Paris, GF Flammarion, 1970 et le site internet du Conseil constitutionnel français à l’adresse https://www.conseil-constitutionnel.fr/la-constitution/les-constitutions-de-la-france.

33 En ce sens, J. Vanderlinden, « Aux origines du titre II de la Constitution belge de 1831. Essai d’histoire constitutionnelle comparative », in Mélanges offerts à Jacques Velu, t. 2, Bruxelles, Bruylant, 1992, pp. 1205-1206.

34 Décret du 13 juin 1793 relatif aux comités de salut public et aux sociétés populaires.

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– l’article 7 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui ouvre la Consti-tution du 24 juin 1793 et énonce : « Le droit de manifester sa pensée et ses opinions, soit par voie de la presse, soit sous toute autre ma-nière, le droit de s’assembler paisiblement, le libre exercice des cultes, ne peuvent être interdits. – La nécessité d’énoncer ces droits suppose ou la présence ou le souvenir récent du despotisme »35.

On notera cependant que ces textes français ne sont pas aussi libéraux que notre Constitution en ce sens qu’ils n’interdisent pas expressément de soumettre l’exercice de la liberté de réunion à un régime d’autorisation préalable.

Cela ne surprend pas, dès lors que l’on sait qu’une des devises de notre constituant était « la liberté en tout et pour tous »36 et que la Constitu-tion de 1831 était la plus libérale de son temps ; dès lors aussi que, comme cela ressort clairement du rapport de Brouckere, cité ci-dessus, la volonté du constituant fut « d’annuler l’article 291 du Code pénal, et de prévenir le retour d’une disposi-tion aussi tyrannique ».

10. Par ailleurs, s’il est sans doute exact que la Constitution belge ne contient pas d’emprunts directs aux dispositions constitutionnelles améri-caines37, il y a néanmoins tout lieu de penser que la Révolution américaine et ses prolongements constitutionnels ont marqué les membres du Congrès national et ont constitué un corpus idéo-logique et juridique nouveau dans lequel ils ont pu puiser une partie de leur inspiration, dès lors qu’il se conciliait avec leurs aspirations libérales.

Du reste, au Congrès national, il fut à plusieurs reprises fait référence à la situation américaine,

35 J. Vanderlinden, « Aux origines du titre II de la Constitution belge de 1831. Essai d’histoire constitutionnelle comparative », op. cit., pp. 1205-1206.

36 Voy. les interventions au Congrès national de : l’abbé De Smet : « tous nous voulons la liberté en tout et pour tous, autant que le besoin de l’ordre et de la paix publique le comporte » (séance du 20 novembre 1830, E. Huyt-tens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., p. 206) ; du baron de Pélichy Van Muerne : « Messieurs, liberté en tout et pour tous, voilà ce que nous avons proclamé à la face de l’Europe » (séance du 21 décembre 1830, E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Bel‑gique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., p. 576) ; du comte d’Arschot : « Liberté pour tous, voilà, messieurs la motion si fréquemment proclamée dans cette enceinte, voilà celle qui sera toujours ma devise et qui réglera toutes mes opinions. » (séance du 22 décembre 1830, E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., p. 601) ; de de Gerlache : « Du moment où nous eûmes fait retentir ces mots : liberté en tout et pour tous, notre cause fut gagnée ; en effet, la lutte durait depuis trois années que cette devise était devenue celle des catholiques et des libéraux » (séance du 24 décembre 1830, E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., p. 629). Voy. aussi le discours prononcé par Louis de Potter, doyen d’âge du Gouvernement provisoire, lors de la séance solennelle tenue le mer-credi 10 novembre 1830 pour l’ouverture du Congrès national (E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., pp. 100 et s.) : « Messieurs, vous allez achever et consolider notre ouvrage. Fondez l'édifice de notre prospérité future sur les principes de la liberté de tous, de l'égalité de tous devant la loi, et de l'économie la plus sévère. »

37 J. Gilisen, « La Constitution belge de 1831 : ses sources, son influence », op. cit., p. 130.

notamment lors des débats sur l’opportunité de joindre à la déclaration d’indépendance un mani-feste énonçant les griefs du peuple belge à l’en-contre du régime antérieur, ou lors des discussions sur la forme républicaine ou monarchique de l’État, ou encore sur la création d’un Sénat ou le rétablis-sement du jury populaire38. Il apparaît même que certains membres du Congrès avaient une bonne connaissance des institutions américaines, comme Le Hon qui a lu les diverses constitutions améri-caines39 et surtout Lebeau qui consacre de longs développements, références doctrinales à l’appui, aux États-Unis d’Amérique40.

Et, lors des débats relatifs à la liberté de réu-nion, référence a été faite à la situation en Amé-rique ainsi qu’en Angleterre. S’exprimant sur l’amendement de Langhe dont il a été question ci-dessus, Jottrand précisa en effet41 :

« Il me semble que le raisonnement de l’hono-rable préopinant va un peu loin. Si nous devons avoir une aussi grande confiance dans toutes les législatures qui nous succéderont, à quoi bon faire une loi fondamentale ? À quoi bon procla-mer des principes qu’il suffirait de laisser appli-quer annuellement, et selon les circonstances, aux chambres qui viendront après nous ?

Le droit de s’assembler peut être dangereux, il peut amener des délits. Mais, messieurs, c’est le droit de s’assembler paisiblement et sans armes que nous voulons consacrer. Les rassemblements qui seraient armés, ou qui ne seraient pas paisibles, seront par le fait même des délits punissables. La loi pourra toujours sévir à temps. D’ailleurs ce n’est pas une chose inouïe que le droit de s’as-sembler librement. L’Angleterre, l’Amérique offrent des exemples déjà anciens de l’existence de ce droit ; et dans ces pays, que notre Belgique vaut bien, on ne songe pas à tous ces dangers qui peuvent, dit-on, résulter du droit de s’assembler. Je ne voterai pas pour l’amendement de M. de Langhe, je m’en tiens à l’article proposé par la section centrale ».

La référence est très brève, mais sans doute peut-on affirmer que l’élu renvoyait notamment au premier amendement à la Constitution améri-caine de 1787 qui fut ratifié le 15 décembre 1791 et énonce42 :

38 E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., voy. not. les pages 180 (manifeste) ; 186, 190, 196, 207, 209, 210, 219, 242, 245, 247, 252 (forme du gouvernement) ; 415-416, 443, 458, 488-489, 491, 492 (question du Sénat) ; t. 2, p. 234 (jury).

39 E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., pp. 491-492.

40 Ibid., t. 1, pp. 210 et 41541 Ibid., t. 1, p. 662.42 S. Rials, Textes constitutionnels étrangers, 4e éd., coll. Que sais-je ?,

n° 2060, Paris, P.U.F., 1991, p. 36.

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« Le Congrès ne fera aucune loi relativement à l’établissement d’une religion ou en interdisant le libre exercice ; ou restreignant la liberté de parole ou de la presse ; ou le droit du peuple de s’assem-bler paisiblement, et d’adresser des pétitions au gouvernement pour une réparation de ses torts ».

* * *

11. Quant à l’article 291 du Code pénal napo-léonien de 1810, contre lequel notre constituant a incontestablement voulu réagir, il était rédigé comme suit :

« Nulle association de plus de vingt personnes dont le but sera de se réunir tous les jours, ou à certains jours marqués, pour s’occuper d’objets religieux, littéraires, politiques ou autres, ne pourra se former qu’avec l’agrément du gouverne-ment, et sous les conditions qu’il plaira à l’autorité publique d’imposer à la société.

Dans le nombre de personnes indiquées dans le présent article, ne sont pas comprises celles domi-ciliées dans la maison où l’association se réunit ».

Autrement dit, cette disposition, qui traite de manière confondue de la liberté de réunion et de la liberté d’association, subordonne l’exercice de ces deux libertés à l’autorisation préalable du Gouver-nement, dès lors que l’association ou la réunion compte plus de vingt personnes, compte non tenu des personnes domiciliées au lieu de la réunion.

Elle demeura d’application sous le régime hol-landais, la Loi fondamentale du 24 août 1815 ne contenant pas d’article qui soit consacré à la liberté de réunion.

On comprend dès lors aisément pourquoi notre constituant a eu soin d’interdire, d’une part, par l’article 19 de la Constitution de 1831, que l’exer-cice de la liberté de réunion soit soumis « à une autorisation préalable » de l’autorité, sauf les cas de « rassemblements en plein air » et, d’autre part, par l’article 20, que le droit d’association soit sou-mis à « mesures préventives ».

On sait en effet que la Constitution belge a été rédigée de manière très pragmatique. Le constituant a pris comme principal point de départ à la fois la Loi fondamentale du Royaume des Pays-Bas du 24 août 1815 et la Charte constitutionnelle française du 14 août 183043 et il a ajouté ici et là des dispo-sitions destinées à rencontrer sa volonté politique de changement, à savoir principalement prévenir le retour des abus commis par les régimes antérieurs44.

43 J. Gilisen, « La Constitution belge de 1831 : ses sources, son influence », op. cit., pp. 114 et 132.

44 Sur cette volonté de changement, voy. l’ensemble du discours pro-noncé par Louis de Potter le mercredi 10 novembre 1830 pour l’ouverture du

12. On notera cependant que la disposition napoléonienne présentait un relatif assouplisse-ment par rapport au régime qui eut cours après la réaction thermidorienne. Ce régime qui fit suite à l’épisode de la Terreur et la chute de Robespierre, avait fortement réduit les libertés d’association et de réunion ; du moins en ce qui concerne les asso-ciations et assemblées à visée politique. Il s’agis-sait pour les Girondins ou fédéralistes de mettre un terme à l’activité des clubs, sociétés populaires et cercles constitutionnels (et singulièrement du Club des Jacobins), auxquels ils étaient hostiles, craignant notamment le retour des troubles ainsi que l’émergence de corps intermédiaires ou corpo-rations qui viendraient se substituer aux autorités constituées.

Ainsi, la Constitution de l’an III (1795) contenait-elle plusieurs dispositions limitant for-tement les libertés de réunion et d’association :

– « Article 360. – Il ne peut être formé de corporations ni d’associations contraires, à l’ordre public » ;

– « Article 361. – Aucune assemblée de ci-toyens ne peut se qualifier de société popu-laire » ;

– « Article 362. – Aucune société particulière, s’occupant de questions politiques, ne peut correspondre avec une autre, ni s’affilier à elle, ni tenir des séances publiques, compo-sées de sociétaires et d’assistants distingués les uns des autres, ni imposer des conditions d’admission et d’éligibilité, ni s’arroger des droits d’exclusion, ni faire porter à ses membres aucun signe extérieur de leur asso-ciation. »

Et divers textes subséquents réduisirent davan-tage encore ces deux libertés. Un décret de la Convention nationale du 6 fructidor an III a inter-dit les clubs ou les sociétés populaires et ordonna la fermeture des salles où ces assemblées tiennent leurs séances45. Et, sous le Directoire, une loi du 7 thermidor an V défendit provisoirement toutes sociétés s’occupant de politique46 et un arrêté du Directoire exécutif du 24 ventôse an VI ordonna la fermeture des cercles constitutionnels47.

Congrès national (E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., pp. 100 et s.).

45 Décret du 6 fructidor an III (23 août 1795) qui dissout les assemblées connues sous le nom de Club, ou de Société populaire.

46 Loi du 7 thermidor an V (25 juillet 1797) qui défend provisoirement les sociétés particulières s'occupant de questions politiques.

47 Arrêté du Directoire exécutif du 24 ventôse an VI (14 mars 1798) concer-nant les adresses ou pétitions des cercles constitutionnels. On peut notamment lire ceci dans le préambule de l’arrêté : « Le Directoire exécutif, considérant que chaque jour il parait des adresses ou pétitions intitulées : Les citoyens de… réunis en cercle constitutionnel ; Que ces pétitions ou adresses, quoique signées individuellement, n'indiquent pas moins des sociétés composées exclusivement d'un nombre quelconque de citoyens admis, tandis que la Constitution ne per-met, pour les réunions qui s'occupent de questions politiques, aucune condi-

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* * *

13. À ce stade de l’examen de la genèse de l’ar-ticle 19 de la Constitution belge de 1831, devenu l’article 26 de l’actuelle Constitution, on peut donc conclure que la lettre de cette disposition consti-tutionnelle ne comprend pas la triple distinction qui est désormais faite lorsque cet article est com-menté ou appliqué et qui a été rappelée ci-dessus au point II. Il n’y est question que deux types de réunions : les rassemblements en plein air et les autres rassemblements.

Il n’en est pas davantage question dans les débats du Congrès national tels que le chevalier Huyttens nous les a transmis, ni dans les dispo-sitions de droit français ou hollandais qui ont pu inspirer le constituant belge.

* * *

14. Mais il est vrai que cette analyse classique se présente aussi comme prenant appui sur le droit à l’inviolabilité du domicile.

La règle de l’inviolabilité du domicile est énon-cée à l’article 10 de la Constitution de 1831 : « Le domicile est inviolable ; aucune visite domiciliaire ne peut avoir lieu que dans les cas prévus par la loi et dans la forme qu’elle prescrit. » ; disposition qui a été reprise dans les mêmes termes à l’article 15 de la Constitution de 1994.

Cet article trouve son origine dans l’article 7 du projet de constitution rédigé par la commission du Gouvernement provisoire, lequel était rédigé en ces termes : « Le domicile est inviolable ; aucune visite domiciliaire ne peut avoir lieu qu’en vertu de la loi »48.

Soumis à la discussion du Congrès national lors de la séance du 21 décembre 1830, ce projet fut légèrement modifié suite à l’adoption d’un amen-dement déposé par M. Van Meenen. Destiné à améliorer la qualité légistique du texte, cet amen-dement fut adopté sans véritable discussion49. En suite de cet amendement, les termes « qu’en vertu de la loi » furent dès lors remplacés par ceux qui figurent toujours dans notre Constitution : « que dans les cas prévus par la loi et dans la forme qu’elle prescrit ». M. de Robaulx proposa égale-

tion d'admission ni d'éligibilité, ni aucun droit d'exclusion ; Que la plupart des sociétés dites cercles constitutionnels semblent former des corporations dans l'État ; que les citoyens qui les composent et agissent collectivement violent évidemment la Constitution, qui ne reconnaît d'autres corps, d'autres réunions sous des dénominations collectives, que les autorités constituées ».

48 E Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 4, op. cit., pièce justificative n° 49, p. 62.

49 E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., p. 574.

ment d’ajouter qu’en cas de violation du domicile, la résistance légale est de droit ; mais comme il n’avait pas préparé d’amendement en ce sens, cette proposition ne fut pas débattue50 51 52.

Selon J Gilisen et J. Vanderlinden, cet article 10 de la Constitution de 1831 est directement ins-piré de l’article 170 de la Loi fondamentale des Pays-Bas de 181553 :

« Il n’est permis à personne d’entrer dans le domicile d’un habitant contre son gré, si ce n’est en vertu de l’ordre d’un fonctionnaire déclaré compétent à cet effet par la loi et en observant les formes établies par elle ».

Les trois idées consacrées par cet article 170 se retrouvent en effet reprises dans notre Constitu-tion, même si c’est sous un libellé un peu diffé-rent : inviolabilité du domicile, possibilité pour le législateur d’apporter des exceptions à ce principe, nécessité de respecter des formes.

Indirectement, d’autres dispositions issues de la période révolutionnaire française ont cepen-dant également pu influencer notre constituant, comme :

– l’article 9 du titre IV de la Constitution de 1791 :« Aucun agent de la force publique ne peut entrer dans la maison d’un citoyen, si ce n’est pour l’exécution des mandements de police et

50 Ibid.51 Par la suite, de Robaulx proposa de compléter le titre II de la Constitu-

tion par une disposition de portée générale sur le droit de résistance aux actes illégaux des fonctionnaires et agents de l’autorité. Après examen par les sec-tions, le Congrès national décida toutefois de ne pas adopter cette proposition : voy. E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., p. 668 (séance du 27 décembre 1830) et t. 2, p. 224 (séance du 21 janvier 1831).

52 J.-J. Thonissen expose que « quelques membres du Congrès national avaient proposé de reproduire les termes de l'art. 76 de la constitution de l'an VIII » qui définissait de manière détaillée la portée du droit à l’invio-labilité de sa maison ; mais que cette proposition ne fut pas suivie, car « le Congrès étant d'avis qu'on pouvait, sans danger, laisser à la législature le soin de déterminer tous les cas où les visites domiciliaires doivent être permises » (Constitution belge annotée, Hasselt, Milis, 1844, p. 33). Cet auteur ne men-tionne toutefois pas la source sur laquelle il fonde cette affirmation et nous n’avons pas trouvé trace de ce débat dans l’ouvrage d’Émile Huyttens. La même idée est reprise dans la deuxième édition de l’ouvrage de Thonissen mais sans être davantage étayée d’une référence (La Constitution belge annotée, 2e éd., Bruxelles, Bruylant-Christophe, 1876, p. 29).

Nous avons cependant trouvé une même affirmation dans le Code consti‑tutionnel de la Belgique expliqué par ses motifs et des exemples d’après le système de J.‑A. Rogron (Bruxelles, Société typographique Ad. Wahlen et Cie et librairie de jurisprudence H. Tarlier, 1836-1837, p. 4). Ce dernier ouvrage a été publié par plusieurs auteurs, que nous n’avons pu identifier, au départ des notes d’Isidore Plaisant, alors décédé (voy. la préface de l’ouvrage, p. IV). Isidore Plaisant (1795-1836) fut administrateur général de la sûreté publique durant la Révolution belge ; il devient ensuite le premier procureur général près notre Cour de cassation et le premier titulaire du cours de droit public à l’Uni-versité libre de Bruxelles (voy. l’extrait de la notice biographique établie par J. de le Court, Biographie nationale de Belgique, t. XVII, 1903, col. 706-711, disponible sur https://unionisme.be/cnPlaisant.htm).

53 J. Gilisen, « La Constitution belge de 1831 : ses sources, son influence », op. cit., p. 123 ; J. Vanderlinden, « Aux origines du titre II de la Constitu-tion belge de 1831. Essai d’histoire constitutionnelle comparative », op. cit., pp. 1205 et 1209.

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de justice, ou dans les cas formellement pré-vus par la loi. » ;

– l’article 359 de la constitution de l’an III (1795) :« La maison de chaque citoyen est un asile in-violable : pendant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inonda-tion, ou de réclamation venant de l’intérieur de la maison. – Pendant le jour, on peut y exécuter les ordres des autorités constituées. – Aucune visite domiciliaire ne peut avoir lieu qu’en vertu d’une loi, et pour la personne ou l’objet expressément désigné dans l’acte qui ordonne la visite. » ;

– ou, l’article 76 de la constitution de l’an VIII (1799) :« La maison de toute personne habitant le ter-ritoire français, est un asile inviolable. – Pen-dant la nuit, nul n’a le droit d’y entrer que dans le cas d’incendie, d’inondation, ou de réclamation faite de l’intérieur de la maison. – Pendant le jour, on peut y entrer pour un objet spécial déterminé ou par une loi, ou par un ordre émané d’une autorité publique »54.

15. Ceci étant, à nouveau, ni dans le texte de l’article 10 de la Constitution de 1831, ni dans ses travaux préparatoires, ni dans la ou les disposi-tions qui ont pu l’inspirer, on ne trouve de trace expresse de la triple distinction relative à la liberté de réunion qui nous occupe ici.

* * *

b. les premiers auteurs

16. Et, à vrai dire, les premiers auteurs qui ont commenté cette liberté constitutionnelle ne font pas cette triple distinction ; du moins pas dans les mêmes termes que ceux qui prévalent actuelle-ment.

Tel est ainsi le cas de Charles de Brouckere et François Tielemans, qui ont tous deux siégé au sein de la commission chargée par le Gouverne-ment provisoire de rédiger un projet de constitu-tion55 et peuvent dès lors être considérés comme des interprètes plus qu’autorisés de la Constitu-tion.

54 Ces trois dispositions françaises sont du reste citées par François Tiele-mans lorsqu’en 1843, il commente la notion de domicile dans le Répertoire de l’administration et du droit administratif de la Belgique (t. 6, Bruxelles, Weissenbruch père, pp. 387-388). Sur cette possible influence des textes fran-çais, voy. aussi V. Dujardin, « Les droits constitutionnels originaires », in M. Verdussen et N. Bonbled (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 37, spéc. p. 52.

55 E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 5, op. cit., table générale et alphabétique des matières, pp. 509 et 734.

Lorsque, dans leur Répertoire de l’administra‑tion et du droit administratif, ils commentent la notion d’assemblée, ils écrivent :

« Il y a plusieurs observations à faire sur l’ar-ticle 19.

1° L’assemblée doit être paisible et sans armes. […]

2° Le droit de s’assembler, tel que le consacre l’article 19, ne s’entend que des réunions dans un lieu couvert et fermé ; les agents de l’autorité ne pourraient donc pénétrer dans la maison où se tient l’assemblée que dans les cas prévus par la loi, et dans les formes qu’elle prescrit pour les VISITES DOMICILIAIRES. Voyez ce mot.

Après avoir consacré le droit de s’assembler sans autorisation préalable, l’article 19 ajoute que “cette disposition ne s’applique point aux rassemblements en plein air”. Ces mots en disent plus que le législateur n’a voulu dire : ils semblent indiquer que pour se réunir en plein air, il faut une autorisation préalable ; mais telle n’est pas la pen-sée du législateur. Le congrès a seulement voulu que ce genre de réunions restât soumis aux lois de police, c’est-à-dire que l’autorité pût toujours les disperser, même par la force, quand elle les croit dangereuses à l’ordre et à la tranquillité publique. Voyez ATTROUPEMENT, EMEUTE et RAS-SEMBLEMENT.

3° L’exercice de ce droit de s’assembler peut être réglé par une loi ; mais le droit lui-même ne peut être limité, ni soumis à la demande d’une autorisation préalable. […] L’un des objets les plus importants de la loi qui réglera cette matière, sera de défendre le port d’armes cachées et de per-mettre à l’autorité de s’introduire dans l’assemblée toutes les fois que l’ordre public et la sécurité des personnes l’exigeront.

4° La liberté de s’assembler que la constitution garantit aux Belges en général, ne s’applique point aux corps administratifs, judiciaires ou législatifs, ceux-là restent soumis aux lois et règlements par-ticuliers qui régissent leurs attributions. […] »56.

Ces auteurs distinguent ainsi entre réunion en plein air et réunion en lieu couvert et fermé. L’idée de protection du domicile, qui est à l’ori-gine de l’actuelle classification tripartite, apparaît néanmoins ; mais non pour, comme on l’entend de nos jours, soustraire la réunion qui se tient dans un domicile privé à toute réglementation mais pour limiter les cas dans lesquels les agents de l’auto-rité pourraient pénétrer dans ce lieu.

Cet extrait renvoie au v° Visites domiciliaires. Celui-ci ne sera cependant jamais publié, seuls les

56 C. de Brouckere et F. Tielemans, v° « Assemblée », Répertoire de l’administration et du droit administratif de la Belgique, t. 2, Bruxelles, Weis-senbruch père, 1834, pp. 337-338.

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huit premiers tomes du Répertoire ayant paru. On trouve néanmoins une indication intéressante à la rubrique consacrée aux bals publics et particu‑liers57 :

« C’est sans doute par ces considérations qu’on a appliquées en France, même aux bals particuliers, quand ils se renouvellent périodiquement, les dis-positions de l’article 291 du Code pénal, qui défend toute association de plus de vingt personnes sans une permission préalable de l’autorité. […] Il en est autrement en Belgique. La Constitution garantit à chacun le droit de s’associer et de s’assembler, et ce droit ne peut être soumis à aucune mesure préventive (art. 20 [lire : 19]). L’autorité peut bien intervenir, ainsi que nous l’avons vu tantôt, dans les bals publics, parce que tous les lieux publics de ras-semblement sont soumis à sa surveillance ; mais les bals particuliers qui se tiennent dans des maisons particulières sont inaccessibles à la police comme le domicile des citoyens. Voyez DOMICILE »58.

* * *

17. Il se confirme ainsi qu’à l’époque, l’ar-ticle 19 de la Constitution (devenu l’article 26 de la Constitution de 1994), même lu à la lumière de l’inviolabilité du domicile garantie par l’article 10 de la Constitution (devenu l’article 15 de l’actuelle Constitution), n’avait pas pour effet de soustraire les réunions privées à l’emprise du droit adminis-tratif mais à protéger les lieux où elles se déroulent de l’intrusion des autorités de police.

En d’autres termes, à la lecture de ces deux extraits de leur Répertoire, on peut donc dire que de Brouckere et Tielemans distinguent entre réu-nions en plein air et réunions qui se tiennent dans un lieu clos et couvert, étant précisé que si ce lieu est privé, il bénéficie de l’inviolabilité du domicile et que les forces de police n’y ont pas accès, ou du moins ne peuvent y accéder que dans les cas et formes déterminés par le législateur en exécution de la Constitution.

* * *

18. Paru en 1836-1837, le Code constitution‑nel de la Belgique expliqué par ses motifs et des

57 C. de Brouckere et F. Tielemans, v° « Bals publics et particuliers », Répertoire de l’administration et du droit administratif de la Belgique, t. 3, Bruxelles, Weissenbruch père, 1836, pp. 46-49, spéc. p. 49.

58 La consultation de la rubrique Domicile, à laquelle il est renvoyé dans cet extrait, ne livre pas d’enseignement complémentaire intéressant la question que nous examinons ici.

exemples d’après le système de J.‑A. Rogron59, ne consacre que peu de développements à l’article 19 de la Constitution. Il ne fait toutefois pas la triple distinction que nous connaissons actuellement. Il ne traite pas des bals privés, mais bien des bals publics pour rappeler la solution consacrée par un arrêt de la Cour de cassation du 19 septembre 1833 qui reconnaît à l’autorité de police communale le pouvoir de les soumettre à autorisation préalable.

En 1844, dans la Constitution belge annotée, Thonissen, docteur en droit qui deviendra par la suite professeur à l’Université catholique de Lou-vain, consacre de plus longs développements à l’article 19 mais il ne fait pas davantage la triple distinction et, comme l’ouvrage précédent, il men-tionne l’arrêt de la Cour de cassation de 1833 et ne dit mot des bals privés60.

19. L’attention ainsi accordée aux bals publics est justifiée par la controverse alors née à propos de la possibilité de soumettre à un régime d’auto-risation préalable les bals organisés dans un lieu couvert mais accessible au public, comme les cabarets ; un débat qui, dès les premières années de l’Indépendance, révèle les limites du compro-mis réalisé par l’amendement Devaux, à l’origine de l’article 19 de la Constitution de 1831.

À suivre la lettre de cet article, de tels bals ne peuvent pas être soumis à l’autorisation préalable de l’autorité de police communale, car ne se dérou-lant pas en plein air. La Cour de cassation décida cependant le contraire, par un arrêt du 19 septembre 1833, qui inaugurait une jurisprudence qui sera par la suite confirmée à de nombreuses reprises61.

Pour cet arrêt, rendu sur conclusions conformes de l’avocat général Defacqz, par une chambre pré-sidée par de Gerlache et dont le rapporteur était le conseiller Serruys (soit trois anciens membres du Congrès national), la solution s’impose pourtant d’évidence :

« Attendu que l’article 19 de la Constitution est évidemment inapplicable dans le cas présent, où il s’agit de la police des lieux publics et de la tran-quillité des habitants, et non point du droit qu’ont les citoyens de s’assembler. »

L’arrêt ne le précise pas expressément, mais P. Van Bersel nous l’explique dans son Dictionnaire

59 X, Code constitutionnel de la Belgique expliqué par ses motifs et des exemples d’après le système de J.‑A Rogron, op. cit., p. 5. Sur cet ouvrage, voy. supra la note infrapaginale n° 51.

60 J.-J. Thonissen, Constitution belge annotée, Bruxelles, Bruylant-Christophe, 1844, pp. 82-84. En ce sens aussi, voy. la deuxième édition de cet ouvrage parue en 1876 aux éditions Bruylant-Christophe, pp. 90-93.

61 Cass., 20 septembre 1833, Pas., 1833, I, p. 155. En ce sens, voy. not. les arrêts ultérieurs suivants : Cass., 16 mars 1846, Pas., 1846, I, p. 361 ; 11 avril 1864, Pas., 1864, I, p. 156 et concl. av. gén. Faider ; 11 mars 1878, Pas., 1878, I, p. 263 ; 4 juillet 1892, Pas., 1892, I, p. 312 ; 24 juin 1919, Pas., 1919, I, p. 164 ; 16 novembre 1920, Pas., 1921, I, p. 126 ; 14 novembre 1921, Pas., 1922, I, p. 65 ; 1er octobre 1934, Pas., 1934, I, p. 396 ; 23 avril 1958, Pas., 1958, I, p. 938 ; 30 juin 1958, Pas., 1958, I, p. 1216 ; 3 mai 1967, Pas., 1967, I, p. 1044.

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de police municipale62 : le raisonnement de la Cour de cassation est fondé sur l’article 137 de la Constitution de 1831.

Cette disposition énonçait :« La loi fondamentale du 24 août 1815 est abo-

lie, ainsi que les statuts provinciaux et locaux. Cependant les autorités provinciales et locales conservent leurs attributions jusqu’à ce que la loi y ait pourvu autrement »63.

La Cour lit donc l’article 19 de la Constitution à la lumière de cet article 137 et en conclut que les droits reconnus aux citoyens par l’article 19 ne portent pas atteinte aux pouvoirs jusqu’alors reconnus aux communes ; et en particulier les compétences de police administrative qui leur ont été confiées par les textes révolutionnaires fran-çais.

Ces textes sont du reste expressément visés par l’arrêt de la Cour de cassation. Il s’agit de l’ar-ticle 50 du décret du 14 décembre 1789 relatif à la constitution des municipalités, de l’article 3, 2° et 3°, du titre XI de la loi des 16-24 août 1790 sur l’organisation judiciaire et de l’article 46 de la loi du 22 juillet 1791 relatif à l’organisation d’une police municipale et correctionnelle.

Or une de ces dispositions, à savoir l’article 3, 2° et 3°, du titre XI de la loi des 16-24 août 1790, identifie expressément comme objets de police communale notamment « 2° le soin de réprimer et punir les délits contre la tranquillité publique, tels que les rixes et disputes accompagnées d’ameute-ment dans les rues ; le tumulte excité dans les lieux d’assemblée publique, les bruits et attroupements nocturnes qui troublent le repos des citoyens » et « 3° le maintien du bon ordre dans les endroits où il se fait de grands rassemblements d’hommes, tels que les foires, marchés, réjouissances et cérémo-nies publiques, spectacles, jeux, cafés, églises et autres lieux publics » (on souligne).

Bref, ces dispositions, maintenues en applica-tion par le biais de l’article 137 de la Constitution, confient expressément à la vigilance de l’auto-rité de police communale le soin d’encadrer les rassemblements qui se font notamment dans des cafés.

La Cour de cassation en a dès lors conclu, apparemment assez logiquement, que l’autorité communale pouvait continuer à exercer pleine-ment ses pouvoirs de police à l’égard des bals publics comme elle le faisait avant l’adoption de

62 P. Van Bersel (commissaire en chef de police, Bruxelles), Dictionnaire de police municipale, Bruxelles, Librairie encyclopédique de Périchon, 1842, p. 42.

63 L’arrêt de la Cour de cassation du 19 septembre 1833 ne vise pas expres-sément cet article 137 de la Constitution mais un arrêt rendu le 23 août 1833 (à propos d’un règlement de police communale fixant les heures d’ouverture d’un marché) s’y réfère quant à lui (Bull., 1833, p. 374, spéc. p. 378 ; Pas., 1833, I, pp. 143-144).

la Constitution 1831, ce qui comprend notamment le pouvoir de les soumettre à un régime d’autori-sation préalable.

Par la suite, la loi communale du 30 mars 1836 laissa subsister tels quels les fameux décrets révolutionnaires français relatifs à la police com-munale. Dès lors comme la loi n’a pas pourvu autrement, pour reprendre les termes de l’ar-ticle 137 de la Constitution, la solution consacrée par l’arrêt du 20 septembre 1833 put se maintenir.

Cette jurisprudence de la Cour de cassation a du reste toujours cours de nos jours puisqu’en 1988, le prescrit de ces décrets révolutionnaires a été intégré quasi littéralement dans l’article 135 de la nouvelle loi communale.

Le raisonnement ainsi consacré par la Cour de cassation est subtil. Il nous paraît cependant reposer sur une prémisse erronée. À cette lecture combinée des articles 19 et 137 de la Constitu-tion de 1831 retenue par la Cour en 1833, il aurait fallu, à notre estime, préférer une application de la règle specialia generalibus derogant ; et ce, dès lors que, on l’a vu, le constituant a expressément voulu abolir le régime de l’autorisation préalable jusqu’alors organisé par le Code pénal de 1810 et qu’après débats, il ne l’a finalement maintenu que pour les « rassemblements en plein air », ce que ne sont pas des bals qui se tiennent dans la salle d’un café64. Une telle solution s’impose d’autant plus qu’il est constant que les dispositions transitoires sont d’interprétation restrictive, la loi nouvelle étant présumée meilleure65.

On sait du reste que le Conseil d’État ne par-tage pas l’interprétation que la Cour de cassation a ainsi donnée de l’article 19 de la Constitution. Dès un arrêt du 24 avril 1953, n° 2.387, Boi, il a en effet jugé66 :

« que les fêtes dansées ou chantées ou autres réjouissances publiques […] qui sont organisées dans des locaux accessibles au public, sont en principe des assemblées paisibles qui se trouvent sous la protection de la disposition du premier alinéa de l’article 19 de la Constitution ; qu’il

64 Et on ajoutera, en quelque sorte surabondamment, que si on remet ces termes « en plein air », issus de l’amendement Devaux, dans le contexte des débats au Congrès national (voy. supra, III. A), on peut raisonnablement conclure que le constituant a voulu viser des rassemblements qui se tiennent sur la voie publique, ce que n’est pas la salle d’un cabaret.

65 Une autre raison, ne tenant pas au maintien de l’ordre public, a peut-être aussi commandé la solution retenue par l’arrêt de la Cour de cassation de 1833. Une taxe était alors perçue sur les entrées aux bals publics et autres réunions publiques. Son produit bénéficiait aux pauvres. Avertie, grâce au régime de l’autorisation ou de l’avertissement préalable, de la tenue d’une telle activité, la commune pouvait alors dépêcher un agent chargé de veiller à la bonne per-ception de la taxe (sur cette taxe, voy. P. Van Bersel, Dictionnaire de police municipale, op. cit., p. 52).

66 R.J.D.A., 1953, p. 222 et note d’observations de M. Dumont. Notons que par un arrêt antérieur, le Conseil d’État avait implicitement adopté la solution consacrée par la Cour de cassation : C.E., 31 janvier 1952, n° 1.279, a.s.b.l. La Fraternelle des démineurs de Belgique.

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est vrai que l’exercice de ce droit de réunion peut être réglé en application de la législation sur les pouvoirs de police des autorités chargées du main-tien de la tranquillité et de la sécurité publique ; que la non-observation des règles ainsi édictées peut avoir pour conséquence l’interdiction de la réunion ; que toutefois, ce pouvoir de police est limité par la disposition finale de l’article 19, ali-néa 1er, de la Constitution, en vertu duquel l’exer-cice du droit de réunion ne peut être soumis à une autorisation préalable ».

Cette jurisprudence fut confirmée par la suite67, tout en étant affinée ; ainsi, par un arrêt du 31 mai 1960, le Conseil d’État a considéré, conformément à des principes désormais bien établis en matière de police administrative68, qu’est illégale une interdiction préventive lorsqu’elle ne repose pas sur une crainte sérieuse et bien établie de surve-nance d’un trouble de l’ordre public et qu’il n’est pas davantage démontré que l’autorité communale ne serait pas en mesure de maintenir l’ordre public en prenant des mesures de police autres que l’in-terdiction de la réunion69.

c. une éVolution se dessine à la fin du xixe siècle

20. Dans le Droit public de la Belgique paru en 1884, Giron, professeur à l’Université libre de Bruxelles et magistrat, ne procède pas davantage à la triple distinction qui a aujourd’hui cours. Il s’en tient à la lettre de l’article 19 de la Constitu-tion et distingue ainsi « entre les rassemblements d’hommes qui ont lieu dans des édifices clos et ceux qui ont lieu en plein air »70.

En revanche, en 1895, dans le résumé de son cours de droit public, il y ajoute le cas des réu-nions privées :

« Les réunions purement privées, auxquelles n’assistent que les individus invités personnelle-ment par celui qui les organise, échappent à toute mesure réglementaire, par le motif que le domicile de chaque citoyen est inviolable et que la police n’y peut exercer aucune surveillance.

67 C.E., 25 janvier 1954, n° 3.095, Christiaens et n° 3.096, Vits. Sur l’en-semble de cette jurisprudence, voy. I. Leysen, « La liberté de danser : Les mesures de police administrative à l’égard des bals et salles de danse », A.P.T., 1999, p. 251 et P. Nihoul, « Le droit de se réunir librement », in M. Verdussen et N. Bonbled (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique, op. cit., vol. 2, spéc. p. 1068.

68 Voy. infra, le point IV.B.f.69 C.E., 31 mai 1960, n° 7.900, Van Bael.70 A. Giron, Le droit public de la Belgique, Bruxelles, Manceaux, 1884,

p. 464. Précisons aussi que Giron adhère à la jurisprudence de la Cour de cas-sation sur les bals publics dont il a été question ci-dessus : si la réunion se tient en un endroit clos mais accessible au public (comme un café, un estaminet ou un cabaret), l’autorité communale conserve son pouvoir de police, y compris celui d’imposer une autorisation préalable, car « le Congrès national n’a point abrogé la loi des 16-24 août 1790, titre XI, art. 3 ».

Il en est autrement des réunions qui ont un caractère public, où tout le monde peut pénétrer soit librement, soit en payant un droit d’entrée.

[…] Quant aux rassemblements en plein air, ils restent entièrement soumis aux lois et règlements de police »71.

Apparaît ainsi la classification tripartite.Et dans la deuxième édition de ce cours, publiée

en 1900, il maintient cette présentation triple.Il précise également son opinion concernant les

réunions privées :« Les réunions privées, auxquelles n’assistent

que les individus invités personnellement par ceux qui les organisent, ne sont pas matière à régle-mentation, par le motif que le domicile de chaque citoyen est inviolable et que la police n’y peut exercer aucune surveillance.

La réunion privée est celle où tout le monde n’est pas admis indistinctement, qui n’est pas ouverte au premier venu. C’est la réunion dont l’accès est subordonné à une convocation per-sonnelle et individuelle, émanant de celui qui a le droit de disposer du local où elle se tient.

Les réunions privées sont libres d’une manière absolue. L’autorité ne peut ni les interdire, ni les faire surveiller par la police, ni les soumettre à des mesures réglementaires »72.

21. On discerne les contours d’une même idée dans l’ouvrage Du droit de police des conseils communaux publié en 1879 par Seresia, avocat à la cour d’appel de Gand et qui fut aussi profes-seur à l’université de cette ville. Lorsqu’il étudie, sous l’angle du pouvoir de police communale, le cas des cafés et auberges, et commente à ce sujet un arrêt de la Cour de cassation de France du 24 décembre 1824, il écrit en effet ceci :

« Cette décision donne aux mots : lieux publics une étendue qu’ils ne comportent pas d’après la loi. Il suit de ce qui a été dit à la section précédente sur la portée de cette expression que l’administra-tion communale ne peut réglementer les auberges, cafés, etc. qu’en tant que le public y est admis : s’il existe dans ces établissements des chambres dans lesquelles le public ne soit pas admis, elles constituent un domicile privé et échappent au pou-voir réglementaire de la commune »73.

Et l’auteur de préciser aussi :« Les cabinets littéraires, les locaux à l’usage

d’une société particulière quelconque sont-ils soumis au pouvoir réglementaire de la commune, lorsqu’ils dépendent d’une habitation dont d’autres

71 A. Giron, Éléments de droit public, Résumé du cours professé à l’Uni-versité de Bruxelles, Bruxelles, Manceaux, 1895, pp. 272-273.

72 A. Giron, Éléments de droit public, Résumé du cours professé à l’Uni-versité de Bruxelles, 2e éd., Bruxelles, Manceaux, 1900, pp. 474-476.

73 A. Seresia, Du droit de police des conseils communaux, Gand, Hoste, 1879, p. 227.

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salles servent de cabaret ? La négative résulte des considérations exposées aux deux numéros précé-dents »74.

Ces lignes ne sont certes pas directement consa-crées à la liberté de réunion, mais on y perçoit bien l’idée que le domicile privé constitue en quelque sorte un sanctuaire à l’abri du pouvoir de police de la commune.

22. Ni Giron, ni Seresia ne fondent leur analyse par des renvois à de la jurisprudence ou à des écrits doctrinaux. Ils se limitent à en appeler à la règle de l’inviolabilité du domicile. Ces auteurs vont tou-tefois un pas plus loin que l’opinion qui était pré-cédemment défendue. De Brouckere et Tielemans invoquaient eux aussi cette règle d’inviolabilité du domicile mais ils n’allaient pas jusqu’à soute-nir que toute réglementation de police est exclue à l’égard du domicile privé et singulièrement à l’égard des réunions privées qui s’y tiennent. Une évolution s’est donc ainsi produite en doctrine.

23. Une même évolution s’observe dans les Pandectes belges.

La rubrique Assemblée, parue en 1883, présente la liberté de réunion en s’en tenant strictement au texte constitutionnel et distingue ainsi les rassem-blements qui se tiennent en plein air des autres réunions ; tout en adhérant à la solution consacrée par la Cour de cassation pour les bals publics75.

Mais en 1884, au v° Bal public, apparaît l’idée selon laquelle les bals privés et plus généralement les réunions privées échappent au pouvoir de police76 :

« Il ne faut pas perdre de vue que le droit de police communale ne s’exerce que sur les bals publics. Les bals particuliers, comme les maisons particulières, y échappent absolument ».

Et critiquant un arrêt de la Cour de cassation du 17 mai 186977 qui a jugé qu’une commune peut soumettre à autorisation préalable un bal privé donné dans un cabaret par une société particulière, l’auteur de cette rubrique précise78 :

« Cette décision attribue aux cabarets un carac-tère permanent et forcé de publicité. Elle se fonde sur ce qu’il serait trop facile, s’ils pouvaient, en certains cas, perdre ce caractère, de rendre illu-soires les précautions prises par les règlements dans l’intérêt de la tranquillité publique. On peut se demander si la seule difficulté de discerner quand il pourrait y avoir ou non contravention à un règlement de police permet de donner à celui-ci de plano une extension pareille et une portée aussi

74 Ibid.., p. 230.75 Pandectes belges, t. 10, v° « Assemblée », Bruxelles, Larcier, 1883,

nos 12 et 19.76 Pandectes belges, t. 12, v° « Bal public », Bruxelles, Larcier, 1884,

n° 13.77 Cass., 17 mai 1869, Pas., 1870, I, p. 65.78 Pandectes belges, t. 12, v° « Bal public », op. cit., nos 16, 18 et 20.

absolue, au risque de faire tomber sous son appli-cation des réunions d’un ordre purement privé, devant échapper dès lors à tout contrôle comme toute mesure préventive ? […]

Il nous paraît évident, en effet, que les sociétés privées régulièrement constituées sont dans leurs locaux, quels qu’ils soient, chez elles comme un particulier est chez lui dans sa maison. […] Le domicile est inviolable (art. 10 de la Const.) ; or, une société a un domicile, comme une autre per-sonne : c’est le siège social, et il importe peu qu’il soit établi dans un café, comme c’est l’usage, ou ailleurs ».

En 1898, le très bref verbum consacré à la liberté de réunion précise à propos des réunions privées79 :

« Le droit de réunion exercé en dehors de la voie publique, dans des locaux privés n’a jamais donné lieu en Belgique à aucune difficulté et l’on ne trouve dans nos volumineux recueils de juris-prudence aucune décision qui s’y rattache »

Mais surtout en 1908, une nouvelle rubrique dédiée à la liberté de réunion adopte une pré-sentation triple qui annonce celle qu’on retrouve à présent dans nos manuels. Elle distingue ainsi entre les rassemblements en plein air, les réunions publiques et les réunions privées et insiste sur ce que ces dernières échappent à toute réglementa-tion légale80 :

« Il y a lieu en la matière qui nous occupe de faire une distinction absolue entre les réunions pri-vées et les réunions publiques. […]

Les réunions privées échappent donc à toute réglementation légale, non seulement en ce qui concerne les mesures préventives, mais encore les lois qui, aux termes de l’article 19 de la Constitu-tion pourraient régler l’exercice du droit de réu-nion. Aucune disposition légale ou réglementaire ne pourrait donc les assujettir à l’accomplissement des formalités déterminées. – L. Dupriez, Liberté de réunion, p. 56 et s. ».

d. l’ouVrage de léon dupriez, origine ou catalyseur de l’éVolution

24. Comment expliquer cette évolution ? Nous inclinons à penser que, sinon l’origine, du moins le catalyseur de cette évolution est à trouver dans un « mémoire présenté au concours de 1886 pour la collation des bourses de voyage et agréé par le jury » publié en 1887, sous le titre « La liberté de réunion », par un jeune auteur qui allait par la

79 Pandectes belges, t. 59, v° « Liberté de réunion », Bruxelles, Larcier, 1898, n° 9.

80 Pandectes belges, t. 91, v° « Réunion (liberté de –) », Bruxelles, Larcier, 1908, nos 5 et 29.

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suite devenir professeur à l’Université catholique de Louvain, Léon Dupriez81.

Nul doute que la densité de l’ouvrage, la richesse de la documentation qui le fonde, la finesse et l’habileté de la plume de son auteur ont contribué à son rayonnement. La citation reprise au point précédent en atteste : en 1908, les Pan‑dectes belges le citent. De nos jours encore, il est cité.

Dupriez expose que la notion de réunion privée n’a guère été étudiée en Belgique à la différence notamment de la France où un décret de 185482 et une loi de 186883 reposaient sur la distinction entre réunions privées et publiques, les premières pouvant être soumises à autorisation préalable84.

Selon lui, toutefois, l’article 19 de la Constitu-tion n’est pas applicable aux réunions privées, seul l’article 10 qui traite de l’inviolabilité du domicile les régit85. Il en découle que86 : « Elles sont libres d’une manière absolue. Point de mesures préven-tives : ni autorisation préalable, ni interdiction générale ou spéciale. Point de mesures réglemen-taires : ni surveillance de la police, ni déclaration préalable, ni heures de retraite. Point de visites de la part des autorités, si ce n’est dans les cas prévus par la loi et dans les formes qu’elle prescrit. Mais des mesures répressives peuvent évidemment frapper les délits qui s’y commettent. »

Pour Dupriez en effet : « […] le Congrès en disant : “le domicile est inviolable”, n’a pas seule-ment voulu nous protéger contre les visites domi-ciliaires, mais aussi et surtout garantir la libre et entière jouissance de notre domicile. L’inviolabi-lité du domicile n’était que le moyen de nous en assurer la liberté. » Et, en accord avec une mode historiographique imprégnée de romantisme et de sentiment national, qui avait alors cours, l’auteur ajoute une référence à l’ancien droit : « L’ar-ticle 10 n’est après tout que le rappel dans notre

81 L. Dupriez, La liberté de réunion, Bruxelles, Imprimerie A Lesigne, 1887. L’auteur est alors présenté comme « docteur en droit » et « ancien élève de l’Université de Louvain ». Né à Péruwelz le 6 octobre 1863 et décédé à Louvain le 22 août 1942, Léon Dupriez, juriste et professeur à l’Université catholique de Louvain, enseigna à cette université le droit romain et le droit public approfondi (voy. O. Louwers, « Hommage à Léon Dupriez », Institut royal colonial belge, Bulletin des séances, XIV, 1943/2, pp. 312 et 330). Voy. aussi la notice publiée par la Bibliothèque nationale de France : https://data.bnf.fr/fr/10268500/leon_dupriez/.

82 Nous n’avons pu trouver de décret de 1854 traitant des réunions. Peut-être l’auteur veut-il faire référence à un décret pris en 1852 par Louis-Napoléon, président de la République française, à savoir le décret du 25 mars 1852 « qui abroge celui du 28 juillet 1848, sur les Clubs, à l'exception de l'article 13, et déclare applicables aux Réunions publiques les articles 291, 292 et 294 du Code pénal, et les articles 1, 2 et 3 de la loi du 10 avril 1834 » (Bulletin des lois de la République française, n° 499, pp. 859-860).

83 Sans doute l’auteur vise-t-il la loi du 6 juin 1868 sur les réunions publiques. Le texte de cette loi est reproduit et commenté dans l’ouvrage d’An-dré Rousselle, Le droit de réunion et la loi du 6 juin 1868, Paris, Degorge-Cadot, 1870, spéc. pp. 246-249 pour le texte de la loi.

84 L. Dupriez, La liberté de réunion, op. cit., p. 49.85 Ibid., p. 56.86 Ibid., p. 59.

Constitution d’un principe qui avait été écrit en tête de toutes nos vieilles chartes : “Pauvre homme en sa maison est roi” »87.

Et pour fonder la conclusion selon laquelle l’article 19 de la Constitution n’envisage pas les réunions privées, l’auteur s’exprime en ces termes qu’il est utile de reprendre in extenso88 :

« Il résulte d’ailleurs directement des discus-sions que l’article 19 ne visait pas les réunions pri-vées. Deux partis bien tranchés s’étaient formés au Congrès à propos de cet article. Les uns, partisans de la liberté, appuyaient l’amendement de M. Van Meenen qui forme le texte actuel ; les autres vou-laient laisser au législateur le droit de prendre en certains cas des mesures préventives. M. de Lan-ghe, se faisant l’écho de cette opinion, proposait un article ainsi conçu : “les Belges ont le droit de s’assembler paisiblement et sans armes. Il ne peut être requis d’autorisation préalable que dans les cas et de la manière à déterminer par la loi.” Le texte concernait-il les réunions privées ? Une loi qui les eût interdites, qui les eût soumises à une autorisa-tion préalable, eût-elle été constitutionnelle. Évi-demment non. Cette loi aurait toujours été contraire au droit garanti à chaque citoyen de jouir librement de son domicile. Mais si l’article proposé par M. de Langhe ne restreignait pas la liberté des réu-nions privées, c’est donc que cette liberté était garantie indépendamment de l’amendement de M. Van Meenen, par un autre article que l’article 19. Et puis, n’oublions pas que la liberté qui résulte de l’inviolabilité du domicile est bien plus étendue que celle dérivant de l’article 19, qui notamment ne s’applique pas aux assemblées en plein air. Or le Congrès a voté cet article dans une pensée de liberté. Peut-on admettre que l’effet réel de son vote ait été précisément de limiter une liberté qu’un texte plus restrictif eût laissé absolument entière ?

Les discussions de l’article 19 ne peuvent infir-mer notre opinion, bien au contraire. Le principe de la liberté de réunion y est posé par quelques orateurs d’une manière absolue ; mais lorsqu’ils descendent aux applications, ils ne parlent que des réunions publiques. Tous les exemples qu’ils citent n’ont trait qu’à des réunions publiques ; aucune allusion n’est faite aux réunions privées. Le rapporteur de la section centrale parle, il est vrai, de l’article 290 du Code pénal, article qui ne distinguait pas les réunions privées des réunions publiques. Mais le rapporteur était à côté de la question : l’article 290 du Code pénal visait le droit d’association bien plus que le droit de réu-nion, et son abolition résulte au moins autant de l’article 20 de la Constitution que de l’article 19 ».

87 Ibid., pp. 57-58.88 Ibid., pp. 58-59.

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e. critique de l’analyse de dupriez

25. L’analyse ainsi développée par Dupriez n’est cependant pas à l’abri de la critique.

26. Premièrement, les arguments invoqués pour justifier la conclusion selon laquelle les réunions privées ne seraient pas réglées par l’ar-ticle 19 (devenu 26) de la Constitution, ne nous convainquent pas.

a) Certes, les débats du Congrès national n’ont pas expressément porté sur les réunions privées. On l’a vu, ils se focalisèrent sur la soumission ou non des rassemblements sur la voie publique à une autorisation préalable. Mais cela ne veut pas pour autant dire que le verbe s’assembler qui figu-rant dans le projet de disposition constitutionnelle n’entendait viser que les réunions publiques, à l’exclusion des réunions privées.

Dupriez ne le relève pas ; mais une partie d’une intervention de Le Hon aurait pu, à première vue, être citée à l’appui de son analyse. Ce membre du Congrès national précisa en effet : « l’article s’adresse aux masses rassemblées sur la place publique ». Mais lorsqu’on replace cette phrase dans l’ensemble de l’intervention de Le Hon, on incline plutôt à conclure que l’intervenant vou-lait plutôt viser l’amendement de Langhe et plus précisément les cas pour lesquels la Constitution devrait autoriser le législateur à prévoir, si néces-saire, un régime d’autorisation préalable, à savoir les cas de rassemblements sur la voie publique. Bref, il serait excessif de déceler dans cette phrase une volonté d’exclure les réunions privées du champ de l’article 1989.

Du reste, une autre intervention, de de Langhe cette fois, qui vise les clubs (qui sont en principe des réunions privées) donne au contraire l’impres-sion que les rassemblements envisagés dans le projet d’article en discussion visent indistincte-ment réunions publiques et réunions privées, étant précisé que pour les premières, de Langhe souhai-tait un encadrement législatif plus strict90.

89 « Messieurs, partisan de toutes les libertés, et de la liberté de s'associer, et de celle de parler tout haut des affaires publiques, et de la liberté d'ensei-gnement, je crois cependant être conséquent avec moi-même quand je viens appuyer l'amendement de l'honorable M. de Langhe ; c'est que la liberté pour moi n'est pas cette liberté indéfinie de mouvoir le levier sur les masses, qu'un des préopinants nous a dit pouvoir soulever avec la force du levier d'Archi-mède. Messieurs, nous sommes ici pour asseoir la liberté sur des fondements solides ; il faut prendre garde que les masses ne comprennent mal ce que nous voulons faire pour la nation : et ici, remarquez-le bien, l'article s'adresse aux masses rassemblées sur la place publique, et qui se meuvent sous l'impul-sion d'orateurs populaires : ces masses peuvent devenir dangereuses à l'ordre social ; or, il est nécessaire que la sûreté publique soit garantie, car sans cela que deviendrait la société, que deviendrait la constitution elle-même, que vous voulez rendre si favorable au peuple ? » (E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., p. 661).

90 « Je crois qu'on peut n'être pas ami des mesures préventives, et ne vou-loir pas cependant les proscrire entièrement. Il est des cas où ces mesures sont nécessaires au salut de la société, qui est la loi suprême : eh bien ! je veux que dans ces cas on puisse en faire usage. Du reste, en proposant mon amendement,

Au seul vu des interventions faites au Congrès national, il paraît donc difficile de conclure que le constituant a voulu exclure les réunions pri-vées du champ de ce qui allait devenir l’article 19 de la Constitution de 1831. Nous pensons qu’il faut alors s’en tenir au libellé de la disposition et conclure qu’à défaut d’autres précisions dans le texte ou dans les travaux préparatoires, le verbe s’assembler doit se comprendre dans son sens usuel et désigne dès lors indistinctement réunions privées et réunions publiques.

b) Dupriez admet que le rapport de la section centrale établi par Charles de Brouckere pré-sente l’article en discussion comme abolissant le régime de l’article 29191 du Code pénal de 1810. Or cette disposition vise tant les réunions publiques que les réunions privées. Dupriez écarte cependant l’argument en avançant que le rapporteur « était à côté de la question » car cette disposition « visait bien plus le droit d’associa-tion que le droit de réunion ». L’argument ne convainc pas. Notre impression est plutôt que cet article 291 ainsi que les articles 292 à 294 qui le suivent et le complètent, visaient indistincte-ment ce que nous appelons aujourd’hui liberté de réunion et liberté d’association. Ils formaient du reste la 7e section du chapitre III du titre I du Livre III du Code pénal dont l’intitulé était « Des associations ou réunions illicites ». Enfin et tout état de cause, qu’importe que la sec-tion centrale et son rapporteur se soient ou non mépris sur la portée de cette disposition napoléo-nienne, ce qui compte ici pour résoudre le pré-sent problème d’interprétation de l’article 19 de la Constitution, c’est que le constituant a alors estimé qu’elle était applicable en matière de réu-nion et qu’elle concernait réunions publiques et réunions privées.

c) Par ailleurs, nous avouons avoir peine à saisir la logique du raisonnement lorsque Léon Dupriez affirme : « Mais si l’article proposé par M. de Langhe ne restreignait pas la liberté des réunions privées, c’est donc que cette liberté était garantie indépendamment de l’amendement de M. Van Meenen, par un autre article que l’article 19 ».

On l’a compris : de Langhe voulait laisser au législateur la possibilité d’encadrer ultérieurement la liberté de réunion, le cas échéant en soumettant

je n'ai pas eu en vue les clubs ; je ne les crois pas dangereux, mais j'ai voulu empêcher des rassemblements semblables à ceux de l'Angleterre, qui finissent presque toujours par des excès déplorables. C'est contre ces rassemblements que je ne veux pas laisser le pouvoir désarmé ; il le serait, messieurs, si nous posions dans la constitution un principe auquel il ne serait plus permis de déro-ger. Laissons quelque chose à faire aux législatures qui nous suivront ; ne leur lions pas les mains, et ne les rendons pas impuissantes à faire le bien qu'elles pourraient juger nécessaire. Je persiste dans mon amendement. » (E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit.).

91 Erronément numéroté 290 dans l’ouvrage de Dupriez.

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son exercice à une autorisation préalable. Il est cependant apparu des débats que la crainte de débordements fondant cet amendement ne se jus-tifiait que pour les réunions sur la voie publique (« en plein air »). Devaux proposa dès lors un amendement réalisant un compromis en ce sens. Il fut adopté par une majorité d’élus, y compris par de Langhe ; et l’amendement de ce dernier fut quant à lui considéré comme non avenu92. Mais de ces seules considérations, nous voyons mal comment il pourrait être déduit que l’article pro-posé par la section centrale et que M. de Langhe a voulu amender ne concernait pas les réunions privées. La conclusion nous paraît hâtive.

Quant à l’amendement Van Meenen auquel Dupriez renvoie, il ne tendait, on l’a vu (n° 7), qu’à améliorer la qualité légistique du texte pro-posé par la section centrale, sans en modifier la portée.

d) Il est de même inexact d’affirmer que l’ar-ticle 19 ne s’applique pas « aux assemblées en plein air ». Il s’applique aussi à ces assemblées mais pour ce type de réunions, le constituant a laissé au législateur les coudées plus franches.

e) Enfin, en soi, le fait que l’inviolabilité du domicile offre aux réunions privées qui se tiennent dans un domicile une protection supplémentaire ne permet pas davantage de conclure que ces réunions ne sont pas visées par l’article 19 de la Constitution qui garantit la liberté de réunion.

27. Par ailleurs, deuxièmement, l’autre affirma-tion de Dupriez (celle selon laquelle, en substance, l’article 10 de la Constitution ferait échapper les réunions privées aux mesures de police adminis-trative de nature individuelle ou réglementaire) n’est pas davantage justifiée de manière convain-cante.

À vrai dire, le raisonnement de l’auteur tient davantage de la pétition de principe que de l’argu-mentation juridique : les réunions privées « sont libres d’une manière absolue » car le droit à l’in-violabilité du domicile « nous garanti[t] la libre et entière jouissance de notre domicile ». Et en guise d’argument complémentaire, est avancée une brève référence tirée du droit médiéval lié-geois : « Pauvre homme en sa maison est roi »93. C’est lapidaire, mais cette référence aux lointaines racines de notre droit convenait à merveille en cette seconde partie du XIXe siècle, à une époque où il importait de faire remonter le plus loin pos-sible les racines du jeune État belge.

92 E. Huyttens, Discussions du Congrès national de Belgique, 1830‑1831, t. 1, op. cit., p. 665.

93 Sur l’origine de cette maxime remontant à 1198, voy. v° « Inviolabilité du domicile », Pandectes Belges, t. 45, Bruxelles, Larcier, 1896, n° 6 et J.-J. Thonissen, La Constitution belge annotée, 2e éd., op. cit., p. 29.

28. Enfin, troisièmement, nous avons le sen-timent que l’opinion de Dupriez a été influencée par la situation qui prévalait alors en France, en particulier sous Louis-Napoléon, devenu ensuite Napoléon III. En ces temps d’autoritarisme, la liberté de réunion des citoyens était strictement encadrée par le pouvoir politique. Par le décret du 25 mars 1852, Louis-Napoléon a interdit les clubs et encadra strictement les réunions publiques, les soumettant notamment au régime de l’autorisation préalable prévu par l’article 291 du Code pénal dont il a déjà été question ci-dessus (voy. no 11 par : III.A ). Le régime instauré par la loi du 6 juin 1868 sur les réunions publiques fut certes un peu plus libéral mais il demeurait néanmoins fort contraignant : autorisation préalable pour les réu-nions publiques traitant de matières politiques ou religieuses, déclaration préalable pour les autres réunions publiques, présence d’un fonctionnaire de l’ordre judiciaire ou administratif lors de la réu-nion, possibilité pour ce dernier de prononcer la dissolution de la réunion ; et des règles plus strictes encore prévalaient pour les réunions publiques électorales. Aussi sous un tel régime, la réunion privée qui n’était pas soumise à ces règles parais-sait en France comme un espace de liberté qu’il fallait absolument protéger de l’emprise du prince. D’où, bien entendu, l’insistance des auteurs sur cette distinction entre réunions publiques et réu-nions privées et sur la liberté devant entourer ces dernières. Cela apparaît clairement sous la plume d’André Rousselle, avocat à la Cour de Paris, qui a consacré en 1870 un ouvrage au droit de réunion et à la loi du 6 juin 186894 :

« On le voit, l’exercice du droit de réunion, en vertu de la libérale loi du 6 juin 1868, n’est ni commode ni facile. Voilà pourquoi un grand nombre de citoyens, qui ne se sont jamais fait la moindre illusion sur l’effet des promesses du 19 janvier, continuent à s’en tenir, en fait de réunions, aux bonnes vieilles réunions privées. On s’est demandé si ces sortes de réunions sont encore libres et permises depuis la loi du 6 juin. L’importance de cette question résulte des consi-dérations qui précèdent. Non seulement les réu-nions privées sont soustraites à l’arbitraire, plus ou moins éclairé, des préfets et des commissaires de police, mais encore elles ne sont pas astreintes à se renfermer dans tel ou tel délai, ni à se borner à telle ou telle “matière”, à tel ou tel “objet spécial et déterminé” ».

Le régime voulu par le constituant belge est toutefois bien plus libéral que celui prévalant alors en France sous le Second Empire. Il a aboli

94 A. Rousselle, Le droit de réunion et la loi du 6 juin 1868, op. cit., pp. 236-237.

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le régime de l’autorisation préalable sauf pour les réunions « en plein air ». Point n’était donc besoin de s’arc-bouter derrière une théorie des réunions privées95 les sanctuarisant le plus possible, et sans doute à l’excès.

f. la diffusion de l’analyse de dupriez

29. Quoi qu’il en soit de son fondement, l’ana-lyse ainsi défendue par Dupriez allait faire flo-rès et s’imposer rapidement en doctrine. Tantôt sont reprises les deux parties de cette analyse (à savoir 1° l’article 19 de la Constitution ne traite pas des réunions privées et 2° les réunions privées sont libres de manière absolue et échappent ainsi à toute mesure réglementation, singulièrement à toute mesure de police), tantôt seule la seconde partie l’est.

30. Ainsi, on a déjà vu ci-dessus qu’elle allait se retrouver dans certains écrits de Giron, à savoir ses Éléments de droit public parus en 1895 et 1900 (supra, no 20), ainsi qu’au v° réunion des Pan‑dectes belges publié en 1908, ce dernier ouvrage renvoyant du reste expressément à l’étude de Dupriez (supra, no 23).

Sans nullement prétendre à l’exhaustivité, on peut citer d’autres auteurs encore.

En 1894, Gustave Beltjens, conseiller à la Cour de cassation, commentant l’article 19 de la Consti-tution, reproduit l’opinion exposée dans une étude parue en 1891 dans la Belgique judiciaire et qu’il attribue à H. Schuermans : « Les réunions dans un local privé où ne sont admis que les invités, sont seules affranchies de tout contrôle de l’autorité ». Beltjens ne développe cependant pas davantage la notion préférant plutôt consacrer d’amples déve-loppements aux meetings publics, sujet alors de grande actualité et suscitant de vifs débats parle-mentaires, suite à l’interdiction de telles réunions décidées par des bourgmestres96.

En 1911, la chose semble devenue évidente. Oscar Orban professeur à l’Université de Liège, expose ainsi que : « Nul doute que la Constitution ne s’occupe que des réunions publiques, à l’ex-clusion des réunions privées, dont tout le monde s’accorde à trouver la sauvegarde dans l’art. 10 » et que « les réunions privées sont absolument libres »97. Référence expresse est faite à Dupriez.

95 Dupriez parle du reste expressément de « toute la théorie des réunions privées » lorsqu’il examine la situation française (op. cit., p. 49).

96 G. Beltjens, La Constitution belge révisée, Liège, Godenne, 1894, pp. 317 et s., spéc. p. 320 citant une dissertation intitulée « Liberté des réunions publiques, meetings » (Belgique judiciaire, 1891, col. 1505), étude publiée sans nom d’auteur et qui fait suite à un autre article, signé « H », apparemment du même auteur : « Le droit de réunion – Les meetings en plein air. Pouvoirs de police du bourgmestre », Belgique judiciaire, 1889, col. 161.

97 O. Orban, Le droit constitutionnel de la Belgique, t. III, Liège/Paris, Dessain/Giard & Brière, 1911, pp. 562-563.

Et le juriste liégeois d’asséner : « Tels sont les principes constitutionnels ».

Notons cependant qu’en 1909, dans son Traité de droit public belge, Paul Errera, professeur à l’Université libre de Bruxelles, ne parle pas des réunions privées lorsqu’il commente la liberté de réunion. Il distingue entre les « réunions en lieux clos » et les « rassemblements en plein air »98. Faut-il en conclure que, comme Orban, il les considère comme ne relevant pas de l’article 19 de la Constitution d’alors ; ou bien, doit-on en penser qu’il les considère comme une variété de réunions en lieux clos ? On ne peut le dire. Relevons toute-fois qu’il n’en parle pas davantage lorsqu’il exa-mine l’inviolabilité du domicile99.

En 1939, Henri Van Mol, avocat honoraire et gouverneur de la Province de Hainaut, écrit : « La Constitution ne s’occupe que des réunions publiques ; en effet, les réunions privées sont sau-vegardées par l’inviolabilité du domicile »100.

Pierre Wigny, ancien ministre et professeur à l’Université catholique de Louvain, enseigne dans son ouvrage de Droit constitutionnel paru en 1952, que : « Des réunions peuvent être pri-vées. Elles ont ce caractère lorsqu’elles se font sur des invitations personnelles et individuelles. Dans ce cas, elles sont protégées par l’inviolabi-lité du domicile (art. 10). Aucune réglementation légale n’est concevable. Les agents de l’autorité ne peuvent s’immiscer dans ces réunions privées qu’en respectant les règles édictées en matière de visite domiciliaire »101.

Nous avons déjà mentionné en début d’étude la portée des enseignements de Ganshof van der Meersch, Velu et Ergeç à l’Université libre de Bruxelles (voy. supra, no 2). Ils s’inscrivent dans la lignée de Dupriez.

André Mast défendra une opinion analogue à celle de Wigny : « Private vergaderingen zijn vrij en worden beschermd door het grondwettelijk voorschrift betreffende de onschendbaarheid van de woning (art. 10 G.W.). Zij kunnen niet geregle‑menteerd of aan het toezicht van de politie onder‑worpen worden »102.

Francis Delpérée reprend également l’idée selon laquelle les réunions en un lieu privé échappent à l’article 19 de la Constitution de 1831 (devenu l’article 26 en 1994) et bénéficient de la garantie

98 P. Errera, Traité de droit public belge, Paris, Giard & Brière, 1909, pp. 107-110.

99 Ibid., pp. 51-52.100 H. Van Mol, Manuel de droit constitutionnel de la Belgique, 9e éd.,

Liège, Thone, 1939, p. 51.101 P. Wigny, Droit constitutionnel. Principes et droit positif, Bruxelles,

Bruylant, 1952, pp. 380-382 (renvoi est fait à Dupriez pour l’ensemble de la matière de la liberté de réunion).

102 A. Mast (avec J. Dujardin), Overzicht van het Belgisch grondwettelijk recht, 7e éd., Gand, Story-Scientia, 1983, p. 566. Renvoi est fait à Dupriez.

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de l’inviolabilité du domicile consacrée par l’ar-ticle 10 (devenu 15). Mais il ne s’étend pas davan-tage sur l’étendue du pouvoir de police qui pèse ou non sur ces réunions103.

De même, André Alen enseigne qu’en raison de l’inviolabilité du domicile, les réunions privées bénéficient d’une protection plus large que celle qui prévaut pour les réunions publiques en lieu clos et les réunions en plein air mais n’en dit pas davantage sur l’étendue de cette protection et son interaction avec les lois de police104.

Johan Vande Lanotte et Geert Goedertier analysent également la règle d’inviolabilité du domicile comme conférant une protection sup-plémentaire aux réunions privées et résument le contenu de cette protection en des termes conformes à l’analyse qui, depuis l’ouvrage de Dupriez, s’est désormais généralisée : « Private vergaderingen in gesloten plaatsen kunnen niet worden gereglementeerd, niet aan het toezicht van de politie en niet aan een voorafgaande toe‑lating of machtiging worden onderworpen. De overheidsdiensten (bv. Politie) kunnen slechts binnendringen in de gevallen en op de wijze door de wet bepaald (bv. met een huiszoekings‑bevel) »105.

L’édition de base du Répertoire pratique du droit belge, v° Liberté d’association et de réu‑nion, ne traite pas des réunions privées ; mais il est vrai que cette rubrique s’attarde davantage à la première de ces deux libertés106. En revanche, le complément paru en 2011 et consacré à ces deux mêmes libertés, précise, sans autre dévelop-pement, que « la réunion privée échappe à toute réglementation » et que : « En vertu de l’inviola-bilité du domicile garantie par l’article 15 de la Constitution, les réunions privées qui s’y tiennent – donc en un lieu non accessible au public – peuvent se faire en toute liberté, sauf respect des lois. L’autorité étatique ne peut réglementer l’exercice de cette réunion, qui relève dès lors de la vie privée »107.

Pierre Nihoul rappelle lui aussi la protection complémentaire qui découle pour les réunions privées de l’article 15 de la Constitution, précise qu’elles « sont libres » et illustre son propos en

103 F. Delpérée, Droit constitutionnel, t. 1, Bruxelles, Larcier, 1987, p. 240 et Le droit constitutionnel de la Belgique, Bruxelles/Paris, Bruylant/L.G.D.J., 2000, p. 254.

104 A. Alen, Handboek van het Belgisch Staatsrecht, Deurne, Kluwer, 1995, p. 620, n° 645. En ce sens, voy. aussi A. Alen et K. Muylle, Handboek van het Belgisch Staatsrecht, Malines, Kluwer, 2011, p. 966, n° 821.

105 J. Vande Lanotte et G. Goedertier et T. Pelsmaeker (collab.), Hand‑boek Belgisch publiekrecht, Bruges, die Keure, 2013, p. 487, n° 777.

106 R.P.D.B., v° « Liberté d’association et de réunion », t. 7, Bruxelles, Bruy-lant, s.d., pp. 565-571.

107 R.P.D.B., v° « Liberté de réunion et d’association », compl., t. XI, Bruxelles, Bruylant, 2011, p. 120, n° 40 (rubrique rédigée par Lionel Kaëns).

mentionnant diverses décisions de jurisprudence desquelles il ressort que ces réunions ne peuvent être soumises à autorisation préalable (ce qui comprend aussi l’interdiction d’imposer une attestation préalable de sécurité), ni être inter-dite par un bourgmestre mais qu’en revanche ces garanties constitutionnelles ne s’opposent pas à la technique de l’infiltration d’une telle réunion par un fonctionnaire de police agissant dans le cadre des méthodes particulières de recherche108.

Robert Andersen approuve entièrement la solu-tion traditionnelle selon laquelle les réunions pri-vées bénéficient de la protection complémentaire de l’article 15 de la Constitution et renvoie à ce sujet à Orban, qui lui-même, on l’a vu, reprodui-sait l’enseignement de Dupriez109.

Une même analyse est livrée par Jan Velaers110 : protection des réunions privées par les articles 26 et 15 de la Constitution, impossibilité pour les autorités d’exercer une quelconque prérogative à leur endroit, interdiction pour la police d’y péné-trer (sauf accord écrit et préalable de l’intéressé, mandat délivré par un juge, flagrant délit, situa-tions d’urgence) et en principe, impossibilité de soumettre ces réunions à des mesures préventives.

Un avis de l’assemblée générale de la section de législation du Conseil d’État, émis le 8 janvier 2013, a consacré la thèse ainsi admise en doc-trine depuis la fin du XIXe siècle à propos des « réunions en lieu clos, qui ne sont pas librement accessibles à tout le monde et qui présentent un caractère privé »111 : protection complémentaire découlant de l’article 15 de la Constitution, impos-sibilité d’« être interdite, comme c’est le cas pour toute réunion paisible et sans armes en lieu clos », mais également interdiction de pénétrer dans le lieu où se tient la réunion, sauf exceptions pré-vues par le législateur. L’avis conclut même que le bénéfice de cette protection profite aux réunions privées indépendamment du caractère paisible ou sans armes de la réunion : « 9.2. S’il s’agit de réu-nions privées en lieu clos, des mesures préventives telles que celles visées aux articles 2 et 3 de la pro-position de loi sont également exclues, même sans qu’il soit pertinent de déterminer si la réunion se déroulera paisiblement ou sans armes. À l’égard de ces réunions privées, seules peuvent être prises

108 P. Nihoul, « Le droit de se réunir librement », op. cit., spéc. pp. 1066-1067.

109 R. Andersen, « Liberté de manifester et ordre public », in Liber ami‑corum Anne Mie Draye, Anvers, Intersentia, 2015, p. 209, spéc. pp. 213-214.

110 J. Velaers, De Grondwet. Een artikelsgewijze commentaar, t. 1, Bruges, die Keure, 2019, p. 567, nos 9 et 10.

111 Proposition de loi modifiant la législation relative à la répression du racisme en vue d’interdire les réunions de groupes racistes et néonazis, avis du Conseil d’État n° 52.523/AG du 8 janvier 2013, Doc. parl., Ch. repr., sess. 2012-2013, n° 53-2160/002, p. 3, spéc. pp. 6-8 et p. 10.

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des mesures qui se conforment à ce qui a été dit au point 6 ; ces mesures peuvent donc seulement être de nature répressive et non préventive ».

g. l’amorce d’une nouVelle éVolution ?31. De ces différentes opinions globalement

concordantes et conformes à l’analyse défendue par Léon Dupriez, on distinguera néanmoins ces lignes du commentaire consacré à l’article 26 de la Constitution par Rahim Hachem Samii dans l’ou-vrage La Constitution belge publié en 2004 sous la direction de Marc Verdussen112. Après avoir rappelé que les réunions privées « sont libres » et que « [g]énéralement, elles le sont, non pas tant en vertu de l’article 26 qu’en vertu du prin-cipe de l’inviolabilité du domicile que proclame l’article 15 de la Constitution », l’auteur ajoute : « La seule limitation concevable doit être dictée par la recherche d’un autre impératif supérieur et à la condition que la liberté de réunion et l’invio-labilité du domicile ne s’en trouvent limitées que dans la stricte mesure du nécessaire ».

Et on relèvera aussi l’avis n° 52.834 émis le 27 février 2013 par la section de législation du Conseil d’État. Tout en se référant à l’avis sus-mentionné de l’assemblée générale du 8 janvier 2013, ce second avis en nuance la portée et admet la possibilité pour l’autorité publique de prendre, dans certaines circonstances des mesures préven-tives à l’égard d’une réunion privée ; ces circons-tances tenant à la nécessité de protéger d’autres droits fondamentaux d’une valeur égale à celle de la liberté de réunion113 :

« 22. Quant, enfin, aux réunions qui se tiennent en un lieu clos et qui sont dotées d’un caractère privé, elles sont régies par la garantie de l’invio-labilité du domicile consacrée à l’article 15 de la Constitution et ne peuvent dès lors en principe faire l’objet d’aucune mesure préventive.

Pour être compatible avec les articles 15 et 26 de la Constitution, la proposition de loi en projet doit dès lors s’interpréter comme ne conférant en prin-cipe aux autorités communales aucune prérogative à l’égard de réunions privées qui viendraient à se tenir dans un débit de boissons fermé au public.

Il convient toutefois de tenir compte de ce que certains locaux ont une activité à caractère com-mercial qui consiste à accueillir régulièrement des réunions privées, par exemple celles qui sont tenues sur invitation, comme certaines réunions de

112 M. Verdussen (dir.), La Constitution belge, Lignes & entrelignes, Bruxelles, Le Cri, 2004, p. 106.

113 Proposition de loi modifiant l’article 135 de la Nouvelle loi communale du 24 juin 1988 en vue d’autoriser les communes à réglementer les heures d’ou-verture des débits de boissons, avis du Conseil d’État n° 52.834 du 27 février 2013, Doc. parl., Ch. repr., sess. 2012-2013, n° 53-2099/004, spéc. p. 18.

famille, des soirées de mariage, des réunions d’un club sportif, etc., lesquelles peuvent, nonobstant cette qualification juridique, susciter des atteintes à l’ordre public ou à la tranquillité publique de nature comparable à celles que l’on rencontre en raison de réunions publiques dans des lieux clos et couverts.

Le seul fondement juridique d’une mesure res-trictive prise à titre préventif et affectant la liberté de réunion qualifiée de privée, telle que celle qui est envisagée par la proposition et qui pourrait être mise en œuvre par les autorités communales, serait celui du résultat de la confrontation admis-sible de la liberté de réunion avec d’autres droits fondamentaux d’égale valeur, comme le droit à la santé, le droit à l’environnement sain et le droit au respect du domicile, ainsi que de la vie privée et familiale, conformément à ce qui a été exposé plus haut, aux nos 8 à 10 et nécessiterait une motiva-tion toute particulière, compte tenu de la liberté en cause et des principes qui s’y attachent, rappelés ci-avant ».

IV. ET À PRÉSENT ?

a. une tHèse partiellement erronée

32. À l’issue de ce long périple dans le temps, que peut-on alors en conclure ? Au seuil de notre recherche, nous avons identifié ce qui nous appa-rut comme une contradiction entre deux principes reçus en droit belge ; d’une part, l’enseignement de droit constitutionnel selon lequel les réunions privées échapperaient à toute réglementation, et singulièrement à toute intervention de police administrative de l’ordre public (n° 2) et, d’autre part, la solution admise en droit administratif selon laquelle les compétences de police communale de l’ordre public ne se limitent pas aux seules voies publiques mais s’étendent aussi aux troubles de l’ordre public qui ont leur origine dans l’enceinte des propriétés privées (n° 3).

Contradiction il y a bien et nous pensons que c’est de manière erronée que la solution aujourd’hui dominante entend exclure de la sorte toute compétence de police administrative à l’égard des réunions privées.

Cette solution repose tout d’abord sur l’affir-mation inexacte selon laquelle l’article 26 de la Constitution (numéroté 19 en 1831) ne concer-nerait pas les réunions privées, mais les seules réunions publiques en lieu clos et les réunions publiques en plein air. Les réunions privées ne seraient quant à elles régies que par l’article 15 (10 en 1831) de la Constitution qui garantit l’inviolabilité du domicile. Ni le libellé de cette

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disposition, ni les discussions au Congrès natio-nal, ne permettent cependant de fonder cette allé-gation. L’article 26 de la Constitution distingue entre les réunions (publiques) en plein air et toutes les autres réunions. Et nous n’avons pas trouvé, dans les travaux du Congrès national, trace d’un débat au cours duquel notre Constituant se serait exprimé sur le lien qu’il faudrait faire entre invio-labilité du domicile et réunion privée (nos 7 à 13).

Ensuite, cette thèse, devenue classique, prend aussi appui sur l’idée selon laquelle l’inviola-bilité du domicile offrirait aux réunions privées une liberté absolue ; ces dernières seraient ainsi sanctuarisées du fait qu’elles se tiennent dans un domicile privé ou en un lieu assimilable à un tel domicile. Mais à nouveau, nous n’avons trouvé rien de tel dans les discussions du Congrès natio-nal. Et il faut bien constater que le texte même de l’article 15 de la Constitution habilite le législateur à apporter des limitations au droit à l’inviolabilité du domicile qu’il consacre (nos 14 et 15).

Il y a fort à penser que c’est un mémoire consacré à la liberté de réunion publié en 1887 par un jeune diplômé en droit qui allait ensuite devenir professeur à l’Université catholique de Louvain, Léon Dupriez, qui est à l’origine de la diffusion de cette analyse sanctuarisant les réu-nions privées (n° 24). Sans doute peut-on déjà voir dans une étude de Seresia, parue en 1879, poindre les prémices de l’analyse des réunions privées soutenue par Dupriez (n° 21). Mais nous inclinons néanmoins à penser que c’est l’ouvrage de Dupriez qui a donné à cette interprétation son assise et a garanti son rayonnement. De fait, une fois ce mémoire paru, la thèse qu’il défend va se diffuser en doctrine. Certains auteurs, tel Giron, adapteront même les nouvelles éditions de leurs ouvrages pour l’intégrer (nos 20 et 23). Et en quelques années, l’analyse de Dupriez va être adoptée par la doctrine et s’imposer avec la force de l’évidence des idées et concepts qui se transmettent de génération d’auteurs en généra-tion d’auteurs (nos 29 et 30).

33. Nous pensons cependant avoir démontré les limites du raisonnement fondant la conclusion défendue par Léon Dupriez.

Nous pensons dès lors qu’il faut rompre avec cette conception trop absolue des réunions pri-vées et en revenir à une analyse juridique des réunions privées davantage en accord avec le pres-crit constitutionnel et les principes de notre droit public ; une analyse qui peut du reste directement se rattacher à l’enseignement des premiers auteurs publicistes belges que furent De Brouckere et Tie-lemans (nos 16 et 17). Elle peut s’énoncer comme suit.

b. définition d’une protection moins absolue

34. a) Tout d’abord, l’article 26 de la Constitu-tion ne repose pas sur une triple distinction mais distingue entre les réunions en plein air et les autres réunions, qu’elles soient publiques ou pri-vées. Les secondes sont visées par l’alinéa 1er de l’article 26 ; les premières par l’alinéa 2.

Une relative ambiguïté des termes « plein air » peut être rapidement levée. Par plein air, on entend sur la voie publique ou dans un lieu assimilé, à savoir « tout endroit non couvert et non fermé auquel le public a libre accès »114, comme un ter-rain attenant à la voie publique mais dont la clô-ture a été enlevée pour permettre l’accès du public lors de réjouissances locales115. Le constituant n’a bien entendu pas voulu viser par ces mots « plein air » des réunions privées se tenant dans un espace clos mais en plein air, comme un parc privé116.

Seules ces réunions publiques en plein air au sens de l’alinéa 2 de l’article 26 de la Constitution peuvent donc être soumises à un régime d’autori-sation préalable.

Toutes les autres réunions, donc y compris les réunions privées, ne peuvent quant à elles pas être soumises à autorisation préalable. Bien entendu, pour bénéficier de cette garantie constitutionnelle, la réunion doit être paisible et sans armes117.

On peut sans doute assimiler à une autorisation préalable les systèmes qui, sans formellement exi-ger une telle autorisation, aboutissent dans les faits à un système aux effets équivalents118.

114 Pandectes belges, t. 83, v° Rassemblement, Bruxelles, Larcier, 1906, n° 15. Voy. aussi P. Nihoul, « Le droit de réunir librement », op. cit., p. 1066 ; J. Velaers, De Grondwet, op. cit., p. 572, n° 23.

115 Cass., 21 décembre 1838, Pas., 1837-1838, I, p. 429.116 Pandectes belges, t. 83, v° « Rassemblement », op. cit., n° 12.117 A notre estime, ne peut être considérée comme paisible une rave party

organisée sur un bien privé sans l’accord du titulaire des droits (réels ou person-nels) de jouissance sur ce bien, et ce, non seulement parce que, par définition, une telle réunion s’ouvre par une violation des droits de ce titulaire mais aussi parce qu’elle s’accompagne de l’emploi de puissants moyens de sonorisation qui troublent la tranquillité publique dans un vaste périmètre. Pour un cas où, en mai 2019 à Feluy, plusieurs milliers de personnes ont occupé, sans titre ni droit, un ancien site industriel et s’y sont adonnées à de festives activités s’entendant à plusieurs kilomètres, voy. : https://www.dhnet.be/regions/centre/une-rave-party-clandestine-de-48-heures-a-feluy-la-bourgmestre-prend-un-arrete-pour-l-interdire-5cd6f8a69978e2534716cc78

et https://www.dhnet.be/regions/centre/une-rave-party-lancee-vendredi- soir-toujours-en-cours-sur-un-site-desaffecte-a-seneffe-5cd82889d8a-d586a5a0e8c55

118 Un arrêt du Conseil d’État du 30 juin 2015, n° 231.808, Cremer, n’a pas jugé illégale, en son principe, la prescription d’un règlement de police communale imposant à l’organisateur d’une manifestation publique dans un lieu clos et couvert (en ce compris les tentes et les chapiteaux) l’obligation d’en avertir au préalable et par écrit le bourgmestre. Il a en revanche estimé que viole la liberté de réunion le fait de prévoir que cette déclaration préalable doit, sans dérogation possible, être introduite au plus tard 45 jours calendrier avant l’événement. Il a aussi considéré que le non-respect de cette obligation ne fonde pas le bourgmestre à arrêter d’office la réunion indépendamment de la constatation d’un trouble de l’ordre public. Et, par un second arrêt Cremer, n° 244.972 du 26 juin 2019, le Conseil d’État a jugé que viole l’article 26 de la Constitution la prévision d’un règlement communal qui prévoit une sanction administrative en cas de non-respect de cette obligation de déclaration préalable de la réunion publique, car, dans ce cas, le règlement « lui attribue la nature

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35. Bien entendu, si la réunion se tient dans un lieu qui peut se prévaloir de la règle de l’inviolabi-lité du domicile posée par l’article 15 de la Consti-tution, elle devra aussi bénéficier de l’ensemble des garanties découlant de cette règle. Le tout est cependant de définir la portée de cette protection complémentaire.

b) La lettre de cette disposition constitution-nelle n’envisage que les visites domiciliaires en ne les permettant que dans les cas et les formes prévus par la loi. Mais on sait que cet article 15 doit être combiné avec le droit au respect de la vie privée et familiale tel que garanti notamment par l’article 22 de la Constitution et l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme119 ; et qu’il reçoit de ce fait une portée plus large120.

Comme la Cour constitutionnelle l’a précisé par son arrêt n° 202/2004 du 21 décembre 2004 :

« B.12.2 […] Les articles 15 et 22 de la Consti-tution, qui garantissent respectivement l’inviola-bilité du domicile et le droit au respect de la vie privée et familiale, sont liés à l’article 29 et par-ticipent de la même volonté du Constituant de protéger l’individu dans sa sphère privée afin de permettre son développement et son épanouisse-ment. »

C’est ainsi que la validité de la législation de procédure pénale sur les méthodes particulières de recherche a également été appréciée par la Cour constitutionnelle au regard du droit à l’in-violabilité du domicile et du droit au respect de la vie privée et familiale bien que ces méthodes particulières de recherche n’impliquent pas néces-sairement que les agents publics pénètrent dans le domicile de la personne concernée (p. ex. l’observation)121.

Ceci étant, même interprétée largement la pro-tection qui s’attache au domicile n’est pas abso-lue. La lettre de l’article 15 de la Constitution, on l’a vu, permet au législateur de prévoir des visites domiciliaires en dérogation à la règle de l’invio-labilité du domicile. Et il en va de même pour les garanties complémentaires que la pratique a, au fil du temps, rattachées à cette dernière règle. Un arrêt de la Cour constitutionnelle n° 178/2015 du 17 décembre 2015 le confirme :

d’une mesure préventive, ce que prohibe l’article 26 de la Constitution pour les réunions qui ne sont pas des rassemblements en plein air ».

119 Cette dernière disposition traite du reste conjointement de ces deux droits fondamentaux ainsi que du droit au secret de la correspondance, lequel est également garanti par l’article 29 de la Constitution.

120 B. Maréchal et S. Depré, « Le droit au respect de la vie privée et le domicile », in M. Verdussen et N. Bonbled (dir.), Les droits constitutionnels en Belgique, op. cit., p. 971, spéc. pp. 972-973.

121 C. const., 21 décembre 2004, n° 202/2004, B.5.3 et s. ; 19 juillet 2007, n° 105/2007, B.6.4 (interprété a contrario). Voy. aussi B. Maréchal et S. Depré, « Le droit au respect de la vie privée et le domicile », op. cit., pp. 988, 991 et s.

« B.38. Les articles 15 et 22, alinéa 1er, de la Constitution et l’article 8 de la Convention euro-péenne des droits de l’homme n’excluent pas une ingérence d’une autorité publique dans le droit au respect de la vie privée ou de l’inviolabilité du domicile, mais ils exigent que cette ingérence soit autorisée par une disposition législative suffi-samment précise, qu’elle corresponde à un besoin social impérieux et qu’elle soit proportionnée aux objectifs légitimes poursuivis. »122

En d’autres termes, même interprété largement, tel qu’il l’est de nos jours, le droit à l’inviolabilité du domicile ne permet pas de justifier juridique-ment la sanctuarisation des réunions privées. En particulier, la combinaison « domicile + réunion » ne permet pas de soustraire ipso facto ce domicile et ce qui s’y déroule (donc la réunion) à toutes les compétences de police administrative de l’ordre public.

Ceci étant posé, il est néanmoins incontestable qu’une protection particulière bénéficiera à la réu-nion privée se tenant dans un domicile ou un lieu y assimilé123.

c) Ainsi, tout d’abord, les agents de l’autorité ne pourront y pénétrer que dans les cas et les formes prévus par le législateur.

d) De même, compte tenu de l’article 26, ali-néa 1er, de la Constitution, l’autorité de police de l’ordre public (et l’on songe principalement ici à la commune) ne pourra pas soumettre la réunion à une autorisation préalable ou à toute mesure assi-milée à une telle autorisation.

e) Mais, sous cette réserve, cela ne lui interdit pas, à notre estime, d’exercer son pouvoir régle‑mentaire de police à l’égard de ce domicile et de ce qui s’y déroule. Ainsi, la réunion privée qui a lieu dans un domicile pourra être soumise aux

122 Voy. aussi C. const., 12 octobre 2017, n° 116/2017 : « B.3.2. Ces dis-positions exigent que toute ingérence des autorités dans le droit au respect de la vie privée et du domicile soit prescrite par une disposition législative, suffisamment précise, corresponde à un besoin social impérieux et soit pro-portionnée à l’objectif légitime poursuivi par celle-ci. […] B.8.1. En réservant au législateur compétent le pouvoir de fixer dans quels cas et à quelles condi-tions il peut être porté atteinte à l’inviolabilité du domicile, l’article 15 de la Constitution garantit à toute personne qu’aucune immixtion dans ces droits ne peut avoir lieu qu’en vertu de règles adoptées par une assemblée délibérante, démocratiquement élue.

Outre cette exigence de légalité formelle, l’article 8 de la Convention euro-péenne des droits de l’homme impose que l’ingérence dans le droit au respect du domicile soit libellée en des termes clairs et suffisamment précis qui per-mettent d’appréhender de manière prévisible les hypothèses dans lesquelles le législateur autorise pareille ingérence, de manière à ce que chacun puisse prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les consé-quences pouvant résulter d’un acte déterminé (CEDH, 17 février 2004, Maestri c. Italie, § 30) ».

123 Sur ce que la protection vaut aussi pour les locaux affectés à des activités professionnelles et commerciales ainsi que pour les sociétés, voy. C. const., 1er octobre 2015, n° 132/2015, B.16.4 ainsi que C. const., 19 décembre 2007, n° 154/2007, B.77.2 et 12 octobre 2017, n° 116/2017, B.5.1. Pour la conception plus restrictive que la Cour de cassation donne à la notion de domicile, voy. B. Maréchal et S. Depré, « Le droit au respect de la vie privée et le domicile », op. cit., p. 976. et J. Velaers, De Grondwet, op. cit., p. 286, n° 11.

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dispositions du règlement de police communale qui traitent par exemple du tapage, de l’apposi-tion de calicots en façade ou des tirs de feu d’arti-fice124. Du reste, l’alinéa 1er de l’article 26 de la Constitution précise expressément que l’exercice du droit de réunion doit se faire « en se confor-mant aux lois qui peuvent régler l’exercice de ce droit » ; et par la loi, on doit bien entendu entendre non seulement la loi en tant que telle mais aussi les mesures réglementaires125.

f) Plus délicat est le cas de l’interdiction de tenue d’une réunion dans un domicile.

Une première solution pourrait être de soute-nir qu’interdire préventivement revient dans les faits à exiger une autorisation préalable, ce qui est interdit par la Constitution126. Ce serait tou-tefois, à notre sens, excessif et peu en accord avec le fait que la police administrative est par nature préventive. Sur le plan de l’intensité de l’atteinte aux libertés publiques, interdire au cas par cas lorsqu’un motif d’ordre public le requiert n’est en outre pas la même chose que soumettre de manière systématique à autorisation préa-lable. Ajoutons que l’article 26 de la Constitution emploie les termes d’« autorisation préalable » tandis que l’article 27 utilise ceux, plus larges, de « mesure préventive ».

Aussi préférons-nous une solution reposant sur l’application des principes généraux de droit de la motivation interne et de la proportionnalité, à l’instar du reste de la démarche qui est tradition-nellement suivie pour toute mesure d’interdiction de police administrative.

124 La pratique réglementaire offre d’ailleurs des exemples en ce sens. Voy. p. ex. le règlement général de police de la commune d’Uccle du 22 janvier 2015 : art. 34 (interdiction de faire usage de pièces d’artifice, sauf autorisation), art. 45 (défense de placer sur les façades de bâtiments ou de suspendre à travers la voie publique des calicots, banderoles ou drapeaux, sauf autorisation), art. 74 (bruit excessif venant de propriétés privées) ; ou le règlement général de police coordonné des communes de Braine-le-Comte, Écaussinnes, Le Roeulx et Soi-gnies du 4 février 2016 : art. 238 (interdiction des bruits intempestifs y compris ceux venant d’une habitation particulière) ; art. 244 (qui envisage expressément le bruit venant des réunions publiques ou privées : « Les organisateurs de réu-nions publiques ou privées et les exploitants des locaux où se tiennent de telles réunions sont de tenus de veiller à ce que le bruit produit de l'intérieur n'incom-mode pas exagérément les habitants du voisinage ») ; art. 246 (interdiction de tirer des artifices et des campes ou de lancer des pétards sauf autorisation). Ces textes sont consultables sur le site internet des villes et communes concernées.

125 Rappr. J. Velaers, op. cit., t. 1, p. 565, n° 5.126 En ce sens, voy., semble-t-il, l’avis déjà cité de la section de législa-

tion n° 52.523/AG du 8 janvier 2013, Doc. parl., Ch. repr., sess. 2012-2013, n° 53-2160/002, p. 9 : « Dans la mesure où les articles 2 et 3 de la proposition de loi emportent que des réunions en lieu clos peuvent être interdites ou que d’autres mesures peuvent être imposées, à titre de mesures préventives, ils se heurtent à l’article 26, alinéa 1er, de la Constitution […] ». Rappr. C. const., 11 mars 2009, n° 40/2009 : « B.83. Les articles 26 et 27 de la Constitution reconnaissent le droit d’association et de réunion et, sauf en ce qui concerne les réunions en plein air, s’opposent à ce que ces droits soient soumis à des mesures préalables. Ces dispositions ne s’opposent pas à ce que le législateur règle l’exercice de ces droits en ce qui concerne les matières dans lesquelles son intervention est nécessaire, dans une société démocratique, à, notamment la protection des droits d’autrui » (on souligne).

On le sait127. Lorsqu’elle prend une mesure de police administrative, l’autorité communale doit établir que celle-ci se justifie par des faits concrets et étayés de preuves (comme des rapports de police) tenant au maintien de l’ordre public. Une menace hypothétique ou le souhait de s’aligner sur la pratique des communes voisines ne suffit pas. C’est là l’application du principe de la motivation interne des actes administratifs combiné avec la notion légale d’ordre public. Si l’acte administratif en question tombe sous le coup d’une obligation de motivation formelle, ces motifs devront être exprimés dans l’instrumentum de l’acte.

L’autorité administrative doit en outre respecter le principe général de droit de la proportionnalité. Appliqué à la mesure de police, cela signifiera qu’une interdiction ne peut être que l’ultime recours ; l’autorité de police ne pourra interdire l’exercice d’une liberté publique que si c’est le seul moyen de maintenir l’ordre public.

Ainsi, à propos d’une mesure d’interdiction d’un spectacle prise en exécution de l’article 130 de la nouvelle loi communale, le Conseil d’État a-t-il précisé128 :

« Considérant qu’il n’est pas contesté que l’ar-ticle 130 de la Nouvelle loi communale n’autorise le collège des bourgmestre et échevins à interdire un spectacle que lorsque des circonstances extraor-dinaires l’exigent, l’interdiction devant être, dans ce cas, le seul moyen d’assurer le maintien de la tranquillité publique ; qu’une telle interdiction, dérogeant à la règle générale de la liberté d’opinion et d’expression, doit être d’application restrictive. »

On retrouve le même raisonnement dans l’af-faire qui a donné lieu à l’arrêt du Conseil d’État du 3 avril 2014, n° 227.046, Lootens‑Stael, et ce, précisément à propos d’une réunion privée. Le Vlaams Belang entendait organiser une réu-nion électorale privée dans un lieu clos, à savoir le théâtre du Vaudeville établi dans les Galeries de la Reine à Bruxelles. Une manifestation d’op-posants à cette réunion était annoncée ainsi que la venue de contre-manifestants. Craignant des troubles de l’ordre public, le bourgmestre de la Ville de Bruxelles a interdit la réunion du Vlaams Belang ainsi que tout rassemblement de plus de trente personnes à proximité du théâtre et en rap-port avec ladite réunion. Le bourgmestre invoquait entre autres la disposition des lieux qui rend dif-ficile une intervention de police ainsi que le fait

127 Pour une synthèse de cette jurisprudence, voy. dans le présent numéro d’Administration publique, notre note sous l’arrêt du Conseil d’État du 14 décembre 2018, n° 243.250, Van Langenhove. Voy. aussi not. Ph. Bou-vier, R. Born, B. Cuvelier et F. Piret, Éléments de droit administratif, 2e éd., Bruxelles, Larcier, 2013, p. 158.

128 C.E., 25 février 2004, n° 128.544, société à responsabilité limitée de droit français Bonnie Production.

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que les services de police seront déjà retenus le même jour par la surveillance d’autres manifesta-tions dont un important sommet Europe-Afrique. Le Conseil d’État fit droit au recours d’extrême urgence et suspendit la décision. Il releva en par-ticulier que le risque de trouble de l’ordre public découlait non de la réunion projetée, dans un lieu clos non accessible au public, mais de la présence de contre-manifestants et de heurts probables entre ceux-ci et des partisans de la tenue de la réunion. Il réaffirma la jurisprudence constante du Conseil d’État selon laquelle dans un tel cas de figure, l’autorité de police doit d’abord veiller à interdire les contre-manifestations et mobiliser des forces de police suffisantes plutôt que d’interdire une réunion pacifique. Il constata aussi que le bourg-mestre n’a pas établi que les moyens policiers disponibles ce jour-là seraient insuffisants pour garantir le maintien de l’ordre public aux environs de la salle du Vaudeville dès lors que les autres manifestations prévues à cette date seraient pour la plupart terminées à l’heure de la tenue de la réu-nion du Vlaams Belang et qu’il pouvait aussi être fait appel à la réserve fédérale129.

En conséquence, nous sommes d’avis que contrairement à ce que la thèse issue des écrits de Léon Dupriez enseigne, une mesure d’interdic-tion préventive, à des fins de maintien de l’ordre public, d’une réunion privée en lieu clos n’est pas d’office exclue du fait du caractère privé de cette réunion. Elle est juridiquement possible, mais en pratique, elle sera très rarement légalement admissible, car il faudra que l’autorité de police démontre que la seule façon de maintenir l’ordre public est l’interdiction de la réunion.

Les données de l’espèce sont bien entendu déterminantes. Relevons ainsi que par un arrêt Laghmich du 4 mai 2014, n° 227.249, rendu au contentieux de l’extrême urgence, le Conseil d’État a décidé que n’a pas pris « une mesure manifeste-ment disproportionnée » le bourgmestre qui a inter-dit, pour un motif de maintien de l’ordre public, la tenue d’une réunion « dans un lieu privé, clos et couvert » (une salle de location pour fêtes et spec-tacles) et ce, compte tenu du fait que des rapports de l’OCAM et de la zone de police établissaient une menace sérieuse pour l’ordre public, que les organisateurs de l’événement n’avaient pas averti en temps utile le bourgmestre de la tenue de la réu-nion alors qu’ils étaient conscients des risques de débordements liés à la présence de provocateurs et de contre-manifestants, et que plus de six cents participants à la réunion étaient attendus. L’arrêt a aussi eu soin de préciser que la compétence de

129 Pour un raisonnement analogue, voy. l’arrêt du Conseil d’État du 31 mai 1960, n° 7.900, Van Bael.

police communale peut également « s’exercer à l’égard des lieux privés dès lors que ceux-ci seraient source d’un trouble à l’ordre public »130.

En revanche, il devrait être plus aisé de prendre une décision d’interdiction pour interrompre une réunion qui a débuté mais dont il apparaît qu’elle trouble l’ordre public ou, pour reprendre le terme de l’article 26 de la Constitution, qu’elle ne se déroule pas paisiblement. Dans un tel cas, en effet, le trouble de l’ordre public est avéré. Mais, comme, par hypothèse, la réunion se tient dans un endroit bénéficiant de l’inviolabilité du domicile, l’accès des agents de l’autorité de police pourra cependant rencontrer certaines difficultés décou-lant de cette protection131.

36. g) La relecture de l’article 26 de la Consti-tution que nous proposons ainsi serait-elle toute-fois de nature à remettre en cause la conclusion à laquelle a abouti l’avis de la section de législation du 8 janvier 2013, n° 52.523/AG, rendu sur une proposition de loi modifiant la législation relative à la répression du racisme en vue d’interdire les réunions de groupes racistes et néonazis ?

Cette proposition entendait notamment confier au bourgmestre, « lorsqu’il existe des motifs rai-sonnables ou des présomptions de croire que plu-sieurs personnes identifiées ou non identifiées, en fonction de leurs comportements, d’indices maté-riels ou des circonstances, se préparent à com-mettre une infraction visée aux articles 19 à 28 [de la loi du 30 juillet 1981]132 » ou « une infraction à l’article 1er [de la loi du 23 mars 1995]133 », le pouvoir d’interdire « par ordonnance de police » « l’attroupement de ces personnes et prendre toutes les mesures nécessaires pour empêcher la perpétration des infractions ».

Nous ne le pensons pas. Bien entendu, dans notre thèse, le raisonnement ne pourrait plus se baser sur l’idée qu’une protection absolue s’attache aux réu-nions privées. Mais cette proposition législative continue néanmoins de prêter le flanc à la critique. Elle fait en effet appel au pouvoir de police géné-rale du bourgmestre. Or l’exercice de ce pouvoir est conditionné par la notion d’ordre public, laquelle recouvre la sécurité, la salubrité et la tranquillité publiques134. Et en soi, tenir une réunion au cours

130 Sur cette affaire, voy. aussi notre note dans A.P.T., 2015, p. 108.131 Voy. les articles 87 et s. du Code d’instruction criminelle et l’article 1er

de la loi du 7 juin 1969 fixant le temps pendant lequel il ne peut être procédé à des perquisitions, visites domiciliaires ou arrestations.

132 Loi du 30 juillet 1981 tendant à réprimer certains actes inspirés par le racisme ou la xénophobie.

133 Loi du 23 mars 1995 tendant à réprimer la négation, la minimisation, la justification ou l’approbation du génocide commis par le régime national-socialiste allemand pendant la Seconde Guerre mondiale.

134 Voy. not. l’avis de la section de législation du Conseil d’État n° 63.791/2/V du 6 août 2018 sur un avant-projet de loi relatif à l’approche administrative communale, p. 5.

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de laquelle sont commises des infractions aux deux lois susmentionnées n’est pas nécessairement constitutif d’un trouble de l’ordre public. L’avis du Conseil d’État le précise d’ailleurs ; certes, en des mots différents car plutôt qu’en appeler à la notion d’ordre public, il préfère prendre appui sur la condition relative au caractère paisible de la réu-nion posée par l’article 26, § 1er, de la Constitution, mais ces deux ordres de considération se rejoignent toutefois ici : « […] il y a lieu de souligner que le caractère paisible de la réunion renvoie au dérou-lement de la réunion même. Le fait que le but final poursuivi par la réunion ne soit pas paisible ne suf-fit donc pas en soi pour considérer cette réunion comme non paisible »135 136.

Ceci dit, prima facie, nous inclinons à penser – toujours dans notre thèse – qu’une initiative législative qui ferait appel, non aux compétences de police du bourgmestre, mais à une autre auto-rité, comme une autorité judiciaire, aurait plus de chance de succès137138 . Un tel projet emprunterait la porte entrouverte par la section de législation du Conseil d’État dans son avis déjà cité n° 52.834 du 27 février 2013 (supra, no 31). Il faudrait bien entendu démontrer que la limitation ainsi apportée à la liberté de réunion répond aux conditions de légitimité d’objectif poursuivi, de nécessité et de proportionnalité, qui s’imposent à toute loi restrei-gnant une liberté fondamentale139. Et surtout, cela supposerait un cadre judiciaire, donc répressif. Il ne s’agirait plus d’interdire une réunion à titre pré-

135 Avis de la section de la législation du Conseil d’État n° 52.523/AG du 8 jan-vier 2013, préc., Doc. parl., Ch. repr., sess. 2012-2013, n° 53-2160/002, p. 10.

136 Compte tenu de cette condition relative au caractère paisible de la réu-nion, il faudrait aussi conclure à l’inconstitutionnalité d’une proposition de loi qui étendrait les compétences du bourgmestre au-delà du cadre normal du maintien de l’ordre public et lui donnerait en quelque sorte une police spéciale des réunions de groupes liberticides. Une réunion au cours de laquelle se com-mettraient des infractions aux deux lois susmentionnées mais qui se déroulerait de manière paisible et sans armes nous paraît en effet bénéficier de la protection de l’article 26 de la Constitution.

137 Rappr. : proposition de loi modifiant l’article 134quinquies de la nouvelle loi communale en vue de permettre au bourgmestre de fermer les établisse-ments suspectés d’abriter des activités terroristes, avis de la section de législa-tion du Conseil d’État n° 59.402/2 du 15 juin 2006, Doc. parl., Ch. repr., sess. 2015-2016, n° 54-1473/003, pp. 6-7.

138 Comp. l’article XV.30 du Code de droit économique : « Le ministère public ou, si une instruction judiciaire est ouverte, le juge d'instruction, peut ordonner la fermeture provisoire de l'établissement du contrevenant. La durée de la fermeture provisoire ne peut excéder la date à laquelle il aura été statué définitivement sur l'infraction.

La décision de fermeture provisoire exclut la procédure transactionnelle visée aux articles XV.61, XV.62 et XV.62/1.

La fermeture provisoire de l'établissement produit ses effets quarante-huit heures après sa notification au contrevenant. ».

139 Voy. l’article 8, § 2, de la convention européenne des droits de l’homme et C. const., 11 mars 2009, n° 40/2009, B.83 (reproduit par extrait ci-dessus en note infrapaginale 125). S’agissant de réunions se tenant dans une salle prise en location pour l’occasion, peut-être pourrait-il être aussi tiré argument, par analogie, de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme selon laquelle le droit d’ingérence des États pourrait être plus étendu pour des locaux utilisés à des fins professionnelles ou commerciales, soit des locaux qui ne sont pas des domiciles au sens premier de l’expression (Cour eur. D.H., 14 mars 2013, Bernh Larsen Holding AS e.a. c. Norvège, § 104 ; 16 décembre 1992, Niemietz c. Allemagne, § 31).

ventif mais, après constat d’une infraction, de fer-mer par exemple un lieu de réunion afin d’éviter la commission de nouvelles infractions140.

V. CONCLUSION

37. Au départ d’une étude de Léon Dupriez publiée à la fin du XIXe siècle s’est imposée une conception sanctuarisant les réunions privées en les mettant notamment à l’abri de toute interven-tion, de nature réglementaire ou individuelle, de la police administrative de l’ordre public (nos 20 à 24 et 29-30).

Au terme de la présente étude, nous pensons avoir démontré que cette analyse, qui ne peut prendre appui ni sur le texte constitutionnel, ni dans les débats du Congrès national (nos 7 à 15), est partiellement erronée car trop absolue (nos 25 à 28 et 32 à 36).

Les réunions privées qui se tiennent en un lieu correspondant à la notion de domicile au sens des articles 15 de la Constitution et 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des liber-tés fondamentales bénéficient certes des garanties découlant de la règle de l’inviolabilité du domi-cile, lesquelles viennent ainsi s’ajouter à la pro-tection constitutionnelle que l’article 26, alinéa 1er, de la Constitution offre aux réunions qui ne se déroulent pas « en plein air ». Mais ces garanties ne mettent pas pour autant ces réunions à l’abri de toutes mesures de police administrative de l’ordre public. De leur seule nature privée, ces réunions n’échappent pas au pouvoir de police générale de la commune dont il est constant (n° 5) que l’action ne se borne pas à prévenir les seuls dangers résultant de faits posés dans les rues, lieux et édifices publics, mais s’étend nécessairement aux causes qui ont leur principe et leur siège dans l’enceinte des proprié-tés particulières, et dont l’action, se propageant au dehors, est de nature à compromettre l’ordre public.

On a ainsi vu que l’autorité de police com-munale peut exercer sur les réunions privées sa compétence réglementaire et qu’elle peut même prendre à leur égard certains actes de portée indivi-duelle dont une mesure d’interdiction. La légalité d’une telle mesure d’interdiction devra cepen-dant s’apprécier au regard des exigences clas-siques découlant des principes généraux de droit de motivation interne et de proportionnalité avec cette conséquence qu’en pratique, l’interdiction

140 Sur cette problématique, voy. les actes du colloque du 14 février 2000, Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ? Groupements liberticides et droit, Bruxelles, Bruylant, 2000 et not. la contribution de H. Dumont et F. Tulkens, « Les activités liberticides et le droit public belge », p. 219, spéc. pp. 228-234.

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d’une réunion privée ne pourra être admise qu’en tant qu’ultima ratio, c’est-à-dire lorsqu’il sera établi que toute autre mesure serait, compte tenu des données de l’espèce, impuissante à garantir le maintien de l’ordre public (n° 35).

Cette conception moins absolue de la protection qui s’attache aux réunions privées devrait aussi permettre d’envisager différemment les initiatives législatives qui se proposent d’encadrer certains types de réunions privées, comme celles qui réu-nissent des individus dont le but est de renverser notre ordre démocratique (n° 36).

La remontée aux sources de la liberté de réunion consacrée par l’article 26 de la Constitution nous a aussi incidemment permis de comprendre l’ori-gine de la divergence qui existe entre la jurispru-dence de la Cour de cassation et celle du Conseil d’État à propos de la légalité de règlements com-munaux qui soumettent à autorisation préalable les bals se donnant dans une salle de danse ou un café accessible à tous.

L’analyse consacrée par le Conseil d’État est, à notre sens, la plus juridiquement défendable (n° 19).

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