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RÉSILIENCE ET PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT INTRODUCTION « Les questions que nous pouvons nous poser à propos du modèle de la rési- lience… sont ainsi : quelles sont les utilisations du modèle de la résilience ? Quelles sont les valeurs explicites ou implicites de ce modèle et les consé- quences en pratique clinique, éducative, et/ou de soins ? » (Anaut, 2003, p. 117). C’est de la conclusion du livre de M. Anaut qu’il nous semble nécessaire de partir afin de poser un regard épistémologique et critique sur ce qu’est la rési- lience, et tenter d’expliciter ce que seraient les valeurs ou les conceptions du monde implicites sous-jacentes à l’approche conventionnellement utilisée pour l’analyser et la comprendre. Nous étudierons d’abord la résilience comme un concept quelque peu incer- tain, puis nous tenterons d’évaluer la pertinence et les limites de l’approche scientifique de la résilience ; dans un troisième volet, nous aborderons ce que pourrait nous dire de la résilience la philosophie de l’esprit contemporaine. Enfin, nous discuterons le problème d’une évolution possible vers une philoso- phie phénoménologique de la résilience. 167 J. VION-DURY 1 1. Service de neurophysiologie clinique, hôpital de la Conception, Marseille, et Institut des neurosciences cognitives de la Méditerranée (UMR-CNRS 6193). Chercheur associé au Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives (UMR-CNRS 6059). Vieillissement et résilience A. Lejeune, Solal, éditeur, Marseille - 2004. Collection Résilience et interactions tardives résilience - MEP 29/10/04 8:28 Page 167

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RÉSILIENCE ET PHILOSOPHIEDE L’ESPRIT

INTRODUCTION

« Les questions que nous pouvons nous poser à propos du modèle de la rési-lience… sont ainsi : quelles sont les utilisations du modèle de la résilience?Quelles sont les valeurs explicites ou implicites de ce modèle et les consé-quences en pratique clinique, éducative, et/ou de soins ? » (Anaut, 2003, p. 117).

C’est de la conclusion du livre de M. Anaut qu’il nous semble nécessaire departir afin de poser un regard épistémologique et critique sur ce qu’est la rési-lience, et tenter d’expliciter ce que seraient les valeurs ou les conceptions dumonde implicites sous-jacentes à l’approche conventionnellement utilisée pourl’analyser et la comprendre.

Nous étudierons d’abord la résilience comme un concept quelque peu incer-tain, puis nous tenterons d’évaluer la pertinence et les limites de l’approchescientifique de la résilience ; dans un troisième volet, nous aborderons ce quepourrait nous dire de la résilience la philosophie de l’esprit contemporaine.Enfin, nous discuterons le problème d’une évolution possible vers une philoso-phie phénoménologique de la résilience.

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1. Service de neurophysiologie clinique, hôpital de la Conception, Marseille, etInstitut des neurosciences cognitives de la Méditerranée (UMR-CNRS 6193). Chercheurassocié au Centre d’épistémologie et d’ergologie comparatives (UMR-CNRS 6059).

Vieillissement et résilienceA. Lejeune, Solal, éditeur, Marseille - 2004.

Collection Résilience et interactions tardives

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LA RÉSILIENCE, UN CONCEPT INCERTAIN

LA RÉSILIENCE EXISTE-T-ELLE ?

Il semble y avoir plusieurs raisons d’ordre épistémologique qui peuvent nousconduire à nous demander si la résilience existe vraiment.

La première raison est la définition floue, variable, polysémique et largementmétaphorique de la résilience. Que l’on pense par exemple à cette comparai-son de la résilience avec le phénomène physique de résistance à la déforma-tion et à l’écrasement, « travail nécessaire pour rompre, par flexion sous l’effetd’un choc, une éprouvette portant une entaille de forme et de profondeur déter-minées » (Colombier et Henri, 2002). Il convient de se demander dans quellemesure et sous quelles précautions cette notion est transposable, mêmecomme métaphore, aux événements de la vie.

La deuxième raison est que le concept de résilience se trouve nécessaire-ment associé à un autre concept, celui de traumatisme psychique, de définitiontout aussi ambiguë ou discutée que celle de la résilience. Cet accolement à unautre concept incertain, et dans une démarche de définition, pose en lui-mêmeun problème épistémologique inhabituel.

Il existe également une confusion possible voire facile, ou bien peut-êtremême un recouvrement partiel, du concept de résilience avec d’autresconcepts comme celui de coping ou de défense (Anaut, 2003, p. 63).

Enfin, l’attestation par des témoignages multiples utilisée comme « démons-tration » de la résilience, la construction du concept autour d’histoires racontéeset non pas à partir d’une évidence empirique, l’absence de dispositif d’attesta-tion et de démonstration expérimentale constituent d’autres raisons qui nousincitent à mettre en cause le concept même de résilience.

Des raisons plus sociologiques en lien avec la production des objets scien-tifiques, voire des raisons d’ordre ethnologique vont abonder dans le sens decette remise en cause. On peut ainsi se demander s’il ne s’agit pas de la créa-tion de novo d’occasions publicatoires, dans la lignée de ce que Bourdieuappelle le capitalisme scientifique (Bourdieu, 1997, p. 28 sq). On peut sedemander également si cette attention à la résilience ne relève pas tout sim-plement d’une mode scientifique, ou d’une pseudo-innovation dans un champscientifique donné qui serait celui de la psychologie clinique, voire s’il ne s’agitpas d’une « scientifisation » abusive (demi-objectivation savante ou objectiva-tion demi-savante) (Bourdieu, 1997, p. 39) d’une évidence, simplement par lefait que l’on réalise une approche quantitative ou mathématisée d’une réalitéplus simple ou moins accessible. La question serait alors de savoir laquelle.

Nous devons enfin, sur le plan ethnologique, nous poser la question del’existence de la résilience, parce qu’il existe une similitude de structure trou-blante entre le couple traumatisme-résilience et les couples judéo-chrétiens demort-résurrection et de faute-pardon. Il pourrait s’agir alors d’un schème trèsclassique, qui au XXe siècle aurait été affublé du nom de résilience, notammentpour les raisons évoquées plus haut.

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CE QUI POURRAIT DIFFÉRENCIER LA RÉSILIENCE

A l’inverse, plusieurs arguments peuvent être produits en faveur de l’exis-tence de la résilience.

Le premier, indirect mais licite, est d’affirmer que le témoignage et la sub-jectivité ne sont pas à proscrire a priori dans une démarche intellectuellerigoureuse minimisant le processus de mathématisation du réel (sinon le sys-tème judiciaire lui-même serait invalidé). Le second argument est que l’onobserve de réelles spécificités dans les conduites dites résilientes, par rap-port à des comportements qui ne seraient pas qualifiés de résilients, notam-ment, à des degrés divers, la capacité à rebondir et à sortir vainqueur del’épreuve avec une force renouvelée (Anaut, 2003, p. 7). Les notions flouesde « couture », de reprise de la vie, de « réparation du tricot existentiel »développées par Cyrulnik (Cyrulnik, 2002, p. 88 et 100) nous semblent pou-voir faire partie également d’une psychologie de sens commun tout à faitrecevable dans le cadre de la philosophie de l’esprit, comme nous le verronsplus loin.

On peut clairement décrire un « squelette de la résilience » (figure 1). Cesquelette (ou schéma) de la résilience est à différencier a) du schéma quicaractérise le traumatisme suivi d’un effondrement avec suicide ou psychosesecondaire, b) du traumatisme suivi d’une adaptation, d’une survie, ou biend’un coping (« faire avec »). Le « squelette de la résilience » peut être plusspécifiquement caractérisé à la fois par le rebond et la couture d’un tissu exis-tentiel. D’une certaine manière, le repérage d’une telle structure de succes-sion de traumatisme-rebond (ou couture) nous permet de penser que ce phé-nomène est présent dans la vie d’un certain nombre de sujets. Il existeégalement des variantes du « squelette », comme par exemple une résiliencesurvenant après des traumatismes répétés, ou une résilience suivie d’uneffondrement, comme on a pu le voir chez Primo Levi, ou bien la résiliencetelle qu’on peut l’imaginer chez les sujets âgés dans ses diverses modalitéspotentielles.

Il est ainsi possible de souligner certaines propriétés de la résilience quipourraient en permettre la constitution comme concept différencié :

1. la résilience n’est pas un processus pathologique ; elle n’émerge pascomme une entité nosologique telle qu’une névrose ou une psychose ;

2. les quantificateurs de la psychologie scientifique ou de la psychiatrie bio-logique semblent peu utilisables dans la définition du concept de rési-lience (cf. infra) ;

3. la résilience est un processus extrêmement complexe, à déterminantsmultiples, de configuration variable, et qui ne peut probablement pas êtreréduit à des éléments simples ;

4. l’association nécessaire avec le concept de traumatisme en fait un objetscientifique encore plus complexe, la complexité du processus trauma-tique s’ajoutant à celle de la résilience ;

5. la résilience est probablement une occasion particulière de la réorgani-sation globale de la centralité des croyances du sujet ;

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FIGURE 1. En A, le « squelette de la résilience » d’après une idée originale de J.M.Verdier. Ce schéma global de la résilience doit être comparé à d’autres types de réac-tions face au traumatisme (B). Par ailleurs, on doit se souvenir que, selon B. Cyrulnik,le traumatisme est ici effraction du moi, et non simple deuil ou adversité. En C, quelquesvariantes du « squelette de la résilience».

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6. la résilience utilise les ressources de la mémoire ou du souvenir ; elles’inscrit obligatoirement dans le temps ou plus probablement dans la tem-poralité ;

7. l’intersubjectivité est indispensable à l’établissement de la résilience ;parce que, notamment, l’autre est celui qui écoute le récit du résilient ;

8. la résilience se réalise fréquemment dans la créativité, la transcendanceet la spiritualité.

PERTINENCE ET LIMITES DE L’APPROCHESCIENTIFIQUE DE LA RÉSILIENCE

La base de l’analyse scientifique est le syllogisme théorique dont la struc-ture est présentée à la figure 2 (Fisette et Poirier, 2000, p. 52).

Ce schéma logique correspond à l’explication de type déductif-nomolo-gique : déductif de la présence d’un autre événement à partir d’un premier, etnomologique parce que cette déduction se fait au travers d’une règle (nomos,en grec). Sur la base du syllogisme théorique, on a tenté, de diverses manières,de trouver des explications à la résilience (Anaut, 2003), dont voici un rapiderésumé.

L’approche physique de la résilience s’avère une approche entièrementmétaphorique et qui n’a pas de caractère explicatif (voir paragraphe II. A). Ellesouligne simplement la difficulté de la définition et le fait que la résilience est enquelque sorte une résistance à une certaine déformation due aux agressionsde la vie. Ceci étant, cette approche métaphorique ne nous apporte pas vérita-blement une définition claire et opératoire de ce phénomène.

L’approche neurobiologique pourrait éventuellement utiliser le concept heu-ristique de plasticité mais cette dernière n’est pas démontrée dans la résilience,bien que l’on puisse imaginer qu’elle soit possible. Ce qui nous paraît le plusprobable, et qui a été souligné par différents auteurs, c’est le contexte neuro-logique et/ou endocrinien du stress du à un gros traumatisme. On peut aussi

FIGURE 2. Syllogismes théorique et pratique

A) Le syllogisme théorique

1. Tous les P causent des Q Loi causale générale Explans : prémisse majeure2. P Evénement de type A Explans : prémisse mineure——————————————3. Q Evénement de type B Explanandum: conclusion

B) Le syllogisme pratique

1. L’agent vise, désire P2. L’agent croit, sait qu’il atteindra P s’il entreprend A————————————————————————3. L’agent entreprend de faire A

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discuter de la gravité de traumatismes qui seraient susceptibles d’empêcher lasurvenue du phénomène de résilience.

Les approches cognitives de la résilience se construisent essentiellementautour du terme de la compétence, du quotient intellectuel, de l’adaptation. Cequi est analysé en réalité c’est la performance cognitive du sujet. Il n’est pascertain que ceci soit une raison ou une cause de la survenue d’une résilience.

Les approches éthologiques (proches d’une conception behavioriste de lapsychologie), intéressantes et originales, soulignent des liens possibles avecdes processus d’empreinte, et ont permis de développer une théorie autour del’« attachement sécure » plus facilement retrouvé chez les sujets résilients.

La psychologie souligne l’importance d’un profil psychologique et/ou cogni-tif favorable à la résilience, reprend le problème des compétences et de la par-ticipation. Rutter et Gilligan ont proposé des profils de structures psycholo-giques facilitant les phénomènes de résilience. Ces profils ne constituent pasune loi causale générale du syllogisme théorique.

La psychanalyse s’est plutôt occupée à réfléchir sur la théorie du trauma-tisme, sur les conflits psychiques, sur le problème de l’effraction du moi et surles mécanismes de défense.

La psychiatrie, quant à elle, introduit, dans le concept de la résilience, outreles pathologies qui surviennent lors d’une rupture de résilience, les notionsd’oxymoron, de couture de tissu existentiel, et propose une approche plus prag-matique et plus proche du quotidien des gens que d’autres approches neuro-biologiques ou psychologiques.

On remarquera que l’approche psychologique et/ou psychiatrique de la rési-lience intéresse le plus souvent des résilients qui ratent leur résilience, puisqueceux qui la réussissent sont souvent silencieux. Il est ainsi difficile d’en définirexactement la proportion. Ainsi, en dehors des cas évidents, les études sur larésilience « cherchent les résilients », au risque de trouver des cas finalementpeu représentatifs, ou artificiellement qualifiés de résilients.

Il faut souligner, à ce stade de la réflexion, qu’aucun modèle expérimentalvéritablement pertinent pour soutenir une approche déductive nomologiquen’est disponible pour aborder le problème de la résilience. Le modèle canin dela résilience, proposé par C. Beata dans ce même ouvrage, bute non pas surle fait que le chien, lors de son arrachement à sa mère, subit véritablement untraumatisme et continue à se développer, mais sur l’incapacité qu’il a d’expri-mer dans un langage articulé le processus de reconstruction qui l’habiterait, etne peut sous aucun mode compréhensible pour notre espèce raconter l’histoiredu traumatisme. Le récit fait à l’autre devrait faire partie de tout modèle de larésilience, dans la mesure où il constitue (ainsi que le souligne B. Cyrulnik) unélément majeur de la résilience. Ce récit construit et exprime probablement, ànotre sens, la réorganisation globale de la centralité des croyances du sujetdans la résilience.

Dans tous les cas, la situation scientifique de la résilience est peu claire. Sil’approche scientifique classique, d’une manière générale, tente de trouver desinvariants dans la survenue ou le développement d’un phénomène, cetterecherche d’invariants dans le cas particulier de la résilience est hétérogène etlargement infructueuse. Elle ne pourrait de toutes les manières être unique en

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raison de la multiplicité de ces approches. En outre, il restait à démontrer, dansl’hypothèse où elle réussirait, que les invariants obtenus par ces différentesapproches sont cohérents entre eux.

Ainsi, on ne dispose pas pour l’analyse de la résilience de cause attestéescientifiquement et permettant de valider le syllogisme théorique. Ce sont engénéral des facteurs (favorisants) de risque ou de protection qui sont analysés.Dès lors, la recherche des causes de la résilience s’avère largement décevante,notamment parce que l’on réalise une approche statistique et probabiliste qui sedécline dans la comptabilisation du nombre ou de la proportion de sujets ayanttelle caractéristique et ayant fait finalement une résilience 1. Il est donc difficile,dans ces conditions, de trouver des invariants dans la résilience. De plus, on doitse demander dans quelle mesure des occurrences conjointes (famille cultivée,présence de tuteur, compétence cognitive) sont reliées à la résilience de manièrecausale, en l’absence d’expériences empiriques permettant l’attestation de cetteliaison supposée causale. Ainsi, l’analyse conduite autour de la résilience resteen général une catégorisation utile mais non explicative des types et des facteursde la résilience. Dans ce contexte un facteur de résilience n’est pas assimilableà un agent causal de la résilience selon le syllogisme théorique 2.

En outre, le concept de résilience et l’approche qui en est proposéecontiennent une philosophie mécaniste implicite 3. Il existe dans la descriptionde la résilience des mots qui ne trompent pas. On parle de mécanisme de larésilience, de système résilient, de fonctionnement résilient, de modèle de rési-lience, de facteur de résilience, de variables de protection, de processus derésilience, etc.

La résilience est ainsi piégée dans la pensée réductrice et disjonctive.Comme le dit E. Morin, « la pensée disjonctive isole tous les objets non seule-ment les uns des autres, mais aussi leur environnement. Elle isole les disci-plines les unes des autres et insularise les sciences. Elle ne peut concevoir lelien inséparable entre l’observateur et la chose observée. [...] La pensée réduc-trice, elle, unifie ce qui est divers ou multiple soit à ce qui est élémentaire soità ce qui est quantifiable. Ainsi, la pensée réductrice accorde la “vraie” vérité non

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1. Pour la différence entre causalité déterministe et explications statistiques, voirB. St-Sernin, article « Causalité », Encyclopaedia Universalis, 2002.

2. En réalité, si l’on peut récuser la recherche de lois universelles pour expliquer la rési-lience, au travers du syllogisme théorique, les explications proposées font partie des expli-cations probabilistes, soulignant une connexion entre deux faits : mais dans ce cas, lesénoncés explanans n’impliquent pas déductivement l’énoncé explanandum. Ce type d’ex-plications probabilistes (ou statistiques) convient à la microphysique. Son domaine n’estpas celui de la mécanique macroscopique, à laquelle appartient la notion de résiliencephysique, Hempel, C. (1996), Eléments d’épistémologie. Armand Colin, Paris, p. 90-91.

3. C’est ce physicalisme qui tend à promouvoir le concept de causes déterministesque l’on tente de rechercher dans la résilience. C’est aussi la raison de son échec (cf. le« fossé dans l’explication«, infra). Il n’est pas sans intérêt de noter également que cephysicalisme est en partie une conséquence de la définition métaphorique de la rési-lience à partir de la physique de la résistance des matériaux. On a pris, comme souvent,sans s’en rendre compte, la métaphore au sérieux.

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aux totalités mais aux éléments, non aux qualités, mais aux mesures, non auxêtres et aux existants, mais aux énoncés formalisables et mathématisables »(Morin, 1994, p. 314).

Si l’on refuse l’approche réductionniste et disjonctive de la résilience, onpeut observer que la résilience est pourvue de propriétés générales qui rap-pellent les comportements de type chaotique, à savoir : la détermination à courtterme de certains facteurs favorisants (état nutritionnel, neuroendocrinien…), lasensibilité aux conditions initiales (enfance, contexte du traumatisme), la totaleimprédictibilité au long terme de ce que va devenir la résilience chez un sujet,la présence de bifurcations de comportement sous l’effet de phénomènes sto-chastiques (c’est-à-dire en fait hasardeux, comme des rencontres fortuites d’unindividu) (Nicolas et Prigogine, 1992 ; Stewart, 1994).

La résilience semble porteuse d’une imprédictibilité essentielle et intelligible,ce qui correspond à la définition même de la complexité, et nous conduit àchanger de paradigme. Dans le cadre du paradigme de la complexité, qui noussemblerait plus pertinent, la résilience pourrait être pensée non plus comme uncomportement ou une caractéristique psychologique, mais comme un attrac-teur (étrange, ou chaotique), pouvant expliquer tout à la fois la polysémie et leflou de sa définition, son caractère dynamique et variable, la présence d’un pro-fil psychologique inconstant, la pertinence des approches transversales et mul-tiples, la bifurcation non prédictible du comportement, le rôle causal aléatoiredes facteurs.

Si cette approche de la résilience selon un autre type de modèle physiquesemble préférable au mécanicisme réducteur, elle reste une approche de typephysicaliste et donc intrinsèquement réductionniste, qu’il faudrait peut-être défi-nitivement écarter.

RÉSILIENCE ET PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT

Si l’on récuse l’approche nomologique-déductive de la science neurobiolo-gique ou de la psychologie cognitive contemporaines pour expliquer la résilience,une autre question qui nous est alors posée est de savoir dans quelle mesurela résilience serait accessible par l’intermédiaire de la philosophie de l’espritcontemporaine.

LES CAUSES ET LES RAISONS

Les explications scientifiques de la résilience relèvent, comme on l’a vu, dusyllogisme théorique. En réalité, cette recherche classique des causes, outreson a priori de philosophie mécaniste, possède un a priori méthodologiqued’extériorité. On peut ainsi objecter que la résilience constitue un processus deréorganisation de la centralité des croyances d’un individu et que l’on doit l’en-visager du point de vue de l’individu. La question qui doit être posée devient :« Quelles sont les raisons pour un sujet d’entrer en résilience? » La recherchedes raisons d’entrer en résilience est en général complètement négligée.

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Cette recherche des raisons correspond au syllogisme pratique (figure 2B)(Fisette et Poirier, 2000, p. 44). Le syllogisme pratique est ce que l’on appellel’explication par rationalisation (figure 2B). Il présente la structure du syllogismethéorique mais se pense du point de vue de l’agent. Le syllogisme pratique estle schéma conceptuel fondant la psychologie de sens commun, c’est-à-dire enfait le schéma de type : « désir et croyances ». Ce schéma est impliqué, commenous le verrons, dans la philosophie de l’esprit contemporaine.

RAPIDE PANORAMA DE LA PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT

L’histoire de la philosophie de l’esprit contemporaine doit être comprise entenant compte de la tradition des sciences de l’esprit et de la psychologie, c’est-à-dire en fait de la psychologie philosophique, au XIXe siècle. A la fin du XIXe siècle,la question qui se posait, dans les sciences de l’esprit, était de savoir si la philo-sophie était « soluble » dans la psychologie (Fisette et Poirier, 2000, p. 11-28).Deux types de réponses principales ont été apportées à cette question.

La première réponse a été apportée par la psychologie explicative considé-rée comme une science naturelle, avec des chercheurs comme Stuart Mill,Wund, ou Fechner, c’est-à-dire les pionniers de la psychophysique. L’autreréponse a été apportée par la psychologie descriptive (empirique), qui consi-dérait la psychologie non pas comme une science naturelle mais comme unescience humaine. Ce sont les positions de Dilthey et de Brentano.

Cette dichotomie a été reconduite au XXe siècle, à l’aube de celui-ci, avec uncourant qui est celui du psychologisme qui reprend à son compte le courant dela psychologie explicative, et qui a été très fortement renforcé par un courantnaturaliste. Cette approche de type naturaliste a intégré, en outre, le positi-visme logique du cercle de Vienne, avec en particulier des penseurs commeCarnap. De l’autre côté, la psychologie descriptive empirique s’est continuéedans les travaux de Husserl et de Frege. Tous deux, mais plus particulièrementFrege, ont affirmé une position dénommée antipsychologisme. Dans la psy-chologie descriptive considérée comme science humaine, la question sur le« quoi » précède et rend possibles les questions sur le « comment » et sur le« par quoi ». Ce sont ces deux approches radicalement différentes au début duXXe siècle qui ont structuré la réflexion contemporaine sur l’esprit.

Le tournant naturaliste, à partir des travaux du cercle de Vienne, a permisl’émergence de deux types d’approches. D’une part, le psychologisme radicalde Quine, et d’autre part, dans les années précédant la Seconde Guerre mon-diale, le behaviorisme de Skinner. Ces deux approches ont constitué les fon-dements des neurosciences cognitives dont le programme fort consiste à réa-liser la naturalisation de l’épistémologie et de la philosophie. Ceci revient àpostuler que la philosophie disparaît dans un naturalisme radical.

Cette approche liée aux sciences cognitives a été très fortement influencéepar la cybernétique et l’informatique, dans l’immédiat après-guerre, avec deschercheurs comme Turing et Minski. La cybernétique a conduit au dévelop-pement ultérieur de l’intelligence artificielle dont on connaît actuellement les

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différentes applications (Dupuy, 2000). En utilisant les concepts de la cyberné-tique et de l’informatique, les neurosciences cognitives se sont développéesselon plusieurs branches : une première branche est l’« éliminativisme » prônépar P. et P. Churchland, ayant pour hypothèse de départ que l’esprit n’existepas, et qu’il ne s’agit que de phénomènes physicochimiques. Une secondeécole de pensée des neurosciences cognitives a été fortement influencée parla linguistique après les travaux de Chomski. Une troisième branche constituele cognitivisme, avec comme chefs de file Putnam et Fodor. Ce courant s’estprogressivement construit autour du paradigme majoritaire actuel des sciencescognitives qui est le fonctionnalisme, promu notamment par Denett.

La philosophie de l’esprit contemporaine « s’organise majoritairementautour de trois décisions : a) la délimitation du champ d’investigation de la phi-losophie de l’esprit à l’aide de ce qu’on appelle communément la psychologiedu sens commun et de la thèse de la croyance et du désir inhérente à cette psy-chologie ; b) la subsomption de l’ensemble des problèmes de la philosophiesous les trois grandes catégories que sont l’intentionnalité, la rationalité et laconscience, et c) le recours, dans l’explication de l’esprit, aux sciences cogni-tives, notamment aux modèles computationnels et représentationnalistes popu-laires dans certains courants de la discipline » (Fisette et Poirier, 2000, p. 288).

Le paradigme dominant des sciences cognitives est le fonctionnalisme com-putationnel-représentationnel (C-R), ou paradigme symbolique de Putnam,Fodor et Block. Ce paradigme fait partie, avec les différents behavioristes et lesdifférents neurologismes, des monismes matérialistes de l’esprit. Il postule uneposition naturaliste de l’esprit, une préférence donnée à l’« image scientifique »du monde, plutôt qu’à l’image « manifeste » (Fisette et Poirier, 2000, p. 131-166). « L’esprit est mis en causes », ce qui correspond à la structure du syllo-gisme théorique.

Les postulats du fonctionnalisme C-R sont les suivants : a) l’esprit fonc-tionne comme un ordinateur. Il se réduit à une computation (c’est-à-dire un cal-cul sur les symboles). La pensée possède une structure de calcul logique ; b)la cognition est fondée sur des représentations mentales ; c) les états mentauxsont des intermédiaires cérébraux entre une entrée sensorielle et une sortiemotrice ; d) les fonctions causales des états cérébraux sont privilégiées parrapport à leurs propriétés neurologiques (fonctionnalisme versus neurolo-gisme) ; ce qui importe, ce ne sont pas les états neurologiques du cerveau maisplutôt les propriétés causales des états neurologiques liant les stimulus auxréponses. Ce système équivaut en fait à une machine de Turing, c’est-à-dire àun calculateur universel.

Si l’on se place du point de vue de la thèse croyance-désir (première déci-sion), on peut envisager d’examiner la résilience à partir de la philosophie del’esprit, ainsi qu’on l’a vu au paragraphe III. A (syllogisme pratique). Enrevanche, on a vu dans le paragraphe II que l’approche de type psychologiescientifique ou naturaliste (c’est-à-dire en fait cognitiviste, avec le syllogismethéorique) n’apporte pas grand-chose à l’explication de la résilience endehors de l’énumération de facteurs favorisants ou limitatifs. Par ailleurs, onvoit mal un ordinateur, y compris dans la version connexionniste-émergente

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du fonctionnalisme, à la fois subir un traumatisme qui effracte son moi, etconstruire une résilience, grâce à une autre machine de Turing. Sauf à penserqu’il n’y a ni esprit et donc ni traumatisme, ni résilience, en adoptant ainsi la ver-sion éliminativiste de la philosophie de l’esprit.

Un autre argument qui va contre l’analyse de la résilience avec les modèlescomputationnels des sciences cognitives est le problème du déplacement ducadre de référence et de la centralité des croyances. La résilience noussemble, nous l’avons vu plus haut, emblématique de la transformation majeurede l’évolution de la centralité des croyances d’un individu et de la réorganisa-tion de son cadre de référence. Or Fodor nous dit de manière très claire :« Notre science cognitive [...] fonctionne plutôt mal et [...] ses échecs provien-nent directement des types de problèmes que nous venons de discuter [cen-tralité/globalité] [...]. Par exemple, l’échec de l’intelligence artificielle à produiredes simulations réussies de compétences routinières de sens commun estnotoire sinon scandaleux [...]. Le réseau ne peut assurer la centralité et la per-tinence. Il est incompétent pour traiter les changement de théories. » (Fodor,2003, p. 66-67 et 88).

En d’autres termes, il nous faut douter de l’utilité de la philosophie de l’es-prit dans la réflexion sur la résilience en raison de la troisième décision, quisemble soit invalider la notion même de résilience, soit être inexploitable pourla résilience.

LA CONSCIENCE PHÉNOMÉNALE ET LE FOSSÉ DANS L’EXPLICATION

A ce stade de notre interrogation, et devant la difficulté à trouver desapproches explicatives à la résilience, il nous semble licite de proposer la thèsesuivante : les difficultés que nous avons pour comprendre la résilience, outre lacomplexité même de cette notion que nous avons déjà évoquée dans le para-graphe précédent, peuvent être subsumées sous le problème plus général du« fossé dans l’explication » de la conscience phénoménale rencontrée en phi-losophie de l’esprit.

La conscience phénoménale, c’est l’effet que cela fait, la conscience qu’ona d’être ou de vivre une expérience. Elle est différente de la conscience de soi(concept de soi), de la conscience de « monitorage », c’est-à-dire en fait laperception interne (l’introspection), ou de la conscience d’accès (conscienced’un état), selon la classification de Block (Fisette et Poirier, 200, p. 243-286).La conscience phénoménale a un lien direct avec les qualia. Les qualia sontles propriétés phénoménales portées par l’expérience subjective, par exemplela rougeur d’une tomate. Un quale (pluriel qualia) est la qualité subjective del’expérience, « l’effet que cela fait de… »

Ce problème de la conscience phénoménale est un point majeur de discus-sion en philosophie de l’esprit. En effet, si l’on part de la question suivante : « Laconscience phénoménale est-elle un ingrédient essentiel d’une théorie de l’es-prit ? » trois réponses sont possibles : la première est la réponse négative : leproblème n’existe pas, la conscience n’est pas un problème, pas plus quel’esprit, et on est dans l’éliminativisme déjà cité. Si l’on répond « oui » à la

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question, deux possibilités s’offrent à nous : a) soit on affirme que l’intentionna-lité est le trait distinctif de l’esprit. C’est ce que l’on appelle la conception bren-tanienne, qui prévaut actuellement chez les représentationnalistes et donc lestenants du paradigme R-C : les propriétés de la conscience sont des propriétésd’états intentionnels ; b) soit on répond « oui », mais en affirmant que laconscience phénoménale est le trait distinctif de l’esprit. Dans ce cas, noussommes dans la conception husserlienne et nous nous positionnons dans lalignée de la phénoménologie et des penseurs qui affirment qu’il y a un fosséontologique entre la conscience phénoménale et l’explication naturaliste.

La question fondamentale concernant la conscience phénoménale est lasuivante : « La conscience phénoménale peut-elle s’expliquer avec un appareildescriptif du même ordre que celui grâce auquel on est parvenu à expliquer lanature de toutes les espèces naturelles connues » (c’est-à-dire le naturalismeet le physicalisme)? Pour Levine, les sciences naturelles ont recouru aux expli-cations réductives ou explications par identification. Pour cet auteur, il y a un« fossé dans l’explication et la conscience phénoménale en raison du carac-tère arbitraire des liens entre ce qu’il s’agit d’expliquer (explanadum, laconscience phénoménale) et le schéma conceptuel à l’aide duquel on l’ex-plique (explanans, processus physique). Ainsi, aucune explication physicalistede la nature des états qualitatifs (qualia), comme la douleur, le plaisir, ne rendpleinement son explanandum » (Fisette et Poirier, 2000, p. 247).

Plus encore, « on peut affirmer que le problème de la conscience représenteun cas particulier du débat plus général sur l’explication en philosophie de l’es-prit. Il n’y a pas en effet de consensus de ce que serait une explication satis-faisante pas plus d’ailleurs que sur la manière de décrire notre problème. Lesantimatérialistes estiment que la conscience phénoménale fait achopper unevision physicaliste du monde. A l’inverse, les fonctionnalistes comme les physi-calistes demeurent confiants devant les chances de succès d’explication natu-raliste de la conscience, et ce en dépit des arguments qui tendent à montrer lecontraire » (Fisette et Poirier, 2000, p. 284).

PREMIÈRES CONCLUSIONS

Si nous posons désormais la question : « Qu’est-ce que cela fait d’être rési-lient? » il apparaît que l’ensemble des éléments « scientifiques » accumulésautour de la résilience ne peuvent conduire à une réponse satisfaisante à cettequestion.

Une première thèse est que l’importance du récit personnel dans la rési-lience suggère la proximité de l’expérience résiliente avec un complexe dequalia et de phénomènes préréflexifs (traumatismes vécus dans le corps,altération de l’être au monde), puis réflexifs, de l’ordre de la conscience phé-noménale. On peut alors sans peine envisager une différence ontologique (unfossé métaphysique) entre d’une part le vécu du traumatisme et de la rési-lience, et d’autre part l’explication mécaniste et naturalisante de la résilience,telle qu’elle pourrait être proposée par le cognitivisme et la psychologie scien-tifique.

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Ainsi, la philosophie de l’esprit, en raison de ses décisions épistémologiques2 et 3, ne peut répondre, en tout cas en l’état de son développement, à notreinterrogation sur la résilience.

Un autre argument nous conduit à rejeter l’approche de la philosophie del’esprit pour la résilience. Il s’agit de la critique de J.-P. Dupuy à son propos.« C’est une philosophie qui se glisse à l’intérieur du cheval de Troie dessciences et des techniques pour investir le domaine de l’esprit et en chasser lesintrus qui en occupaient la place : d’autres philosophies – principalement lesphilosophies de la conscience, la phénoménologie et l’existentialisme –,d’autres psychologies – comme le behaviorisme et la psychanalyse –, d’autressciences – singulièrement les sciences sociales et les sciences de l’homme detype structuraliste » (Dupuy, 2000, p. 34).

Sous peine d’incohérence, nous ne pouvons retenir l’investigation de la rési-lience par la philosophie de l’esprit contemporaine parce que nous organisonsl’investigation de la résilience avec ce que justement la philosophie de l’espritrécuse et rejette, plus particulièrement l’approche psychanalytique (traumatisme).

Nous pouvons alors proposer une seconde thèse : les caractéristiquesde la résilience (complexité, évolution du cadre de référence, histoireracontée) nous conduisent à privilégier une approche phénoménologiqueplutôt qu’une approche cognitiviste classique dans l’analyse de ceconcept, notamment en raison du problème difficile de la conscience phé-noménale.

VERS UNE PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA RÉSILIENCE

L’ALTERNATIVE PHÉNOMÉNOLOGIQUE

L’autre alternative non naturaliste de la réflexion sur l’esprit (et que nousavons présentée au paragraphe IIIB) s’est construite à partir de Brentano,Frege et Husserl et a été à l’origine de développement de cette grande partiede la philosophie qu’on appelle la phénoménologie 4. La phénoménologie ainsisté beaucoup sur la notion d’intentionnalité et de conscience phénoménale.Elle a eu, parmi d’autres, un grand représentant français qui est Merleau-Ponty.

Le concept d’intentionnalité développé par Brentano a été repris très lar-gement par le fonctionnalisme des sciences cognitives, dans un programmede naturalisation de cette intentionnalité. Mais, pour autant, le problème de laconscience phénoménale est resté entier et on a vu comment, à partir duchoix de l’intentionnalité ou de la conscience phénoménale comme caracté-ristique première de l’esprit, il était possible de décrire deux écoles de pen-sée radicalement différentes. Il n’en reste pas moins que la phénoménologiea tenté de réfléchir à son intrication avec les neurosciences dans le cadre dece que l’on appellera la « neurophénoménologie » (Varéla), qui tente de faire

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4. On prendra garde de ne pas confondre la phénoménologie comme philosophie,avec la phénoménologie, comme attention portée aux phénomènes observables lors dela résilience, dans le cadre d’une description externe du phénomène de résilience.

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cette synthèse entre les sciences cognitives et la vision phénoménologiquede l’esprit (Varéla, Thomson et Rosch, 1993).

Ce qui différencie sur le fond les deux grandes conceptions moniste et maté-rialiste de l’esprit est la position épistémologique. Les sciences cognitives (et laphilosophie de l’esprit), qui dérivent de la psychologie explicative et qui cher-chent à naturaliser l’intentionnalité, proposent une approche positiviste, natura-liste et matérialiste, s’effectuant en troisième personne, extérieure, en souli-gnant l’importance du « en soi ». Le courant plus minoritaire provenant de lapsychologie descriptive, et qui constitue le courant phénoménologique, insistesur la conscience phénoménale et propose une approche en première per-sonne, en soulignant l’importance du « pour soi ».

On peut ainsi décrire la position phénoménologique : « La phénoménologies’occupe d’élucider non pas la façon dont nous saisissons les choses dans lesmots mais la manière dont la réalité se manifeste dans la conscience »(Lescourret, 2002, p. 239) ou bien encore : « La plus importante acquisition dela phénoménologie est sans doute d’avoir joint l’extrême subjectivisme et l’ex-trême objectivisme dans sa notion du monde ou de la rationalité. [...] Le mondephénoménologique n’est pas l’explicitation d’un être préalable, mais la fonda-tion de l’être [...] et aucune hypothèse explicative n’est plus claire que l’actemême par lequel nous reprenons ce monde inachevé pour essayer de le tota-liser et de le penser » [Merleau-Ponty, 1945, p. XV].

LA RÉSILIENCE ET LE TEMPS

La phénoménologie, notamment avec Heidegger, est une philosophie qui apensé le temps. Ainsi, « le sens de l’être de l’étant dénommé Dasein [»l’êtrelà«] est la temporalité. [...] Cet étant que nous sommes nous-mêmes, et qui a,par son être, entre autres choses la possibilité de se poser des questions. [...]Car le temps est la condition sine qua non d’une compréhension et d’une expli-cation de l’être » (Heidegger, 1975, p. 146). Merleau-Ponty souligne égalementl’importance de la temporalité : « [...] Chaque présent réaffirme la présence detout le passé qu’il chasse et anticipe celle de tout l’avenir et que, par définitionle présent n’est pas enfermé en lui-même et se transcende vers un avenir et unpassé » (Merleau-Ponty, 1945, p. 481).

Dans l’ensemble des approches de la résilience, jamais le temps et l’être nesont considérés. Il faudrait sans doute engager une réflexion approfondie surce sujet, et voici ce que pourrait être le canevas d’une telle réflexion.

Lors du traumatisme, l’enveloppe du moi est effractée au cours de que l’onnomme une « agonie psychique ». Dans le traumatisme, le sujet se réduit à sonprésent de survie. Il n’a plus d’avenir (celui-ci devient impossible), ni de passé(celui-ci est inacceptable ou impensable). Il n’est plus à lui-même ni au monde,il n’« ex-siste » plus, selon la terminologie phénoménologique. En revanche,lors de la résilience, il peut organiser à nouveau son présent qui devient richede son passé grâce à l’importance du récit (qui souvent enjolive le passé réel)et se projeter à nouveau dans son futur et plus particulièrement dans un futurintemporel ou éternel que permettent de penser l’art ou la religion. La résiliencedonc s’avère comme la reprise du changement de l’être, comme la reprise de

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son existence et de sa temporalité. Que cette reprise se fasse fréquemmentdans la transcendance (artistique ou religieuse) n’est pas un hasard et nousdonne à penser. La question reste ouverte de savoir si l’on veut le penser.

LA RÉSILIENCE ET L’INTERSUBJECTIVITÉVERS UNE ÉTHIQUE DE LA RÉSILIENCE

Si la phénoménologie est une philosophie du temps, c’est également unephilosophie de la relation à l’autre. Ainsi que nous le dit Merleau-Ponty, « notrerapport au social est, comme notre rapport au monde, plus profond que touteperception expresse ou que tout jugement ». Ou bien « c’est en communiquantavec le monde que nous communiquons indubitablement avec nous-mêmes.Nous tenons le temps tout entier parce que nous sommes présents à nous-mêmes, parce que nous sommes présents au monde » (Merleau-Ponty, 1945,p. 415 et 485).

Dans le couple traumatisme-résilience, autrui est à la fois celui qui amène letraumatisme (violence, inceste, viol, déportation), celui qui écoute le récit (levoyeur et le complice de la violence du traumatisme, et héros par procurationde la résilience) et enfin le tuteur de résilience qui affirme la possibilité pourl’autre du rebond et de la couture. Ainsi, autrui devient un élément majeur dansle phénomène de la résilience et toute la problématique de la résilience s’orga-nise autour de l’intersubjectivité.

Plus encore, la capacité qu’a la phénoménologie de penser le rapport à autruiet à l’intersubjectivité nous amène à réfléchir, avec Lévinas, à une phénoméno-logie de la relation à autrui. Comme le dit cet auteur : « Le lien avec autrui ne senoue que comme responsabilité. [...] Dire : me voici. Faire quelque chose pourun autre. Dès lors qu’autrui me regarde, j’en suis responsable, sans même avoirà prendre de responsabilités à son égard ; sa responsabilité m’incombe. La rela-tion intersubjective est une relation non symétrique. En ce sens, je suis res-ponsable d’autrui, sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. [...] Lemoi a toujours une responsabilité de plus que tous les autres » (Lévinas, 1982,p. 82-98).

Cette phénoménologie de la relation à l’autre nous conduit alors à uneéthique qui pourrait là aussi nous permettre de penser autrement le bourreaupar qui vient le traumatisme, et le tuteur qui aide à la résilience.

CONCLUSION

A la fin de cette exploration philosophique de la résilience, nous oseronsproposer les conclusions suivantes.

1. Ni l’approche scientifique et philosophie mécaniste implicite, ni la philo-sophie de l’esprit se fondant sur les modèles cognitivistes ne sont àmême de nous donner une explication satisfaisante de la résilience.Quelle serait, cependant, dans une version optimiste, la compatibilité à

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Page 16: RÉSILIENCE ET PHILOSOPHIE DE L’ESPRITjean.vion-dury.pagesperso-orange.fr/Philoresilience.pdfLes approches cognitives de la résilience se construisent essentiellement autour du

terme des approches des neurosciences, de la psychologie et dessciences cognitives, et de la phénoménologie? Comment faire en sorteque la résilience puisse trouver une description et une compréhensionsatisfaisantes, à défaut d’explication, compte tenu de ces trois approchestrès différentes. Peut-être cette convergence pourrait se construire dansla méthode de Flanagan (Fisette et Poirier, 2000, p. 284)? Cette méthodepropose le développement de chaque discipline mais ce développementdoit être contraint par les données empiriques et conceptuelles des autresdisciplines de l’esprit. C’est dire ce que serait le coût épistémologiqued’une telle approche.

2. Il nous semble fécond d’utiliser la phénoménologie dans la compréhen-sion de la résilience, parce que c’est une philosophie du temps et de lasubjectivité. Pour B. Cyrulnik, la résilience serait du domaine de la philo-sophie du destin. A notre sens, elle serait plutôt du domaine d’une philo-sophie de la destinée, dans laquelle on entendrait les sens de l’étymolo-gie latine et de l’usage médiéval, moins mécaniscistes et déterminés queceux qui sont entendus dans le mot destin.

3. Il existe un déséquilibre dans la manière dont on pense la résilience, enfaveur d’une conception optimiste. Il nous semble que trop peu est dit surle traumatisme (le viol, le génocide, l’inceste). Pourquoi? Peut-être peut-on proposer deux hypothèses non exhaustives. La première serait quel’on soit contraint par le mythe du progrès moral de l’homme, c’est-à-direle mythe du bon sauvage rousseauiste par comparaison avec uneconception de l’homme comme mauvais primate. La seconde hypothèseserait que l’on a remplacé le couple mort-résurrection du christianismepar un succédané de cette dernière (la résilience). Et la question se posealors de savoir si la résilience n’est pas une fausse Bonne Nouvelle 5

dans l’horizon pitoyable de l’univers moral de l’homme après Auschwitz etle désenchantement du monde occidental. Pourrait-on alors imaginer deséglises (avec prêtres, prophètes et fidèles) dans lesquelles on professe-rait une foi dans une résilience non démontrée (« j’y crois ») et envers une« eschatologie » païenne et optimiste d’un bien-vieillir, dont l’atroce condi-tion serait d’avoir été traumatisé ?

4. Ainsi, au sein même du concept de résilience, se nouent des enjeux quine sont pas scientifiques. Ces enjeux relèvent d’une conception dumonde implicite, de schémas mentaux acceptés ou refusés, de clivagesmajeurs sur une vision philosophique de l’homme à propos de la souf-france et de la reconstruction personnelle d’autres hommes, face à l’in-humanité de l’humain. La résilience est un miroir de nos espoirs et de noscraintes quant au statut réel de l’homme face à l’adversité et face à luimême, bref face au Mal du traumatisme. Il se pourrait que son enjeu soitau fond non pas psychologique, psychiatrique ou biologique, mais anthro-pologique et métaphysique. Il s’agit là déjà d’un vieux problème.

5. Il nous paraît enfin nécessaire de signaler qu’il manque à la compréhen-sion contemporaine de la résilience une approche philosophique permet-tant de faire l’examen des concepts et des schémas mentaux, et ce dans

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5. On rappelle que le mot Evangile veut dire « bonne nouvelle ».

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tous les cas : soit parce que la résilience existe mais constitue une ver-sion contemporaine d’une structure de pensée propre à l’homme, trèsfondamentale, proche à la fois de la conscience phénoménale et desschémas anthropologiques les plus puissants qu’il reste à comprendre,sinon à expliquer ; soit enfin parce que la résilience est un artéfact et qu’ilfaut que nous sachions enfin pourquoi.

BIBLIOGRAPHIE

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