Ricoeur. La Vie - Un Récit en Quete d'Un Narrateur

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8/17/2019 Ricoeur. La Vie - Un Récit en Quete d'Un Narrateur http://slidepdf.com/reader/full/ricoeur-la-vie-un-recit-en-quete-dun-narrateur 1/20 LA VIE: UN RÉCIT EN QUÊTE DE NARRATEUR QUE LA VIE ait à voir avec la narration a toujours été connu et dit; nous parlons de l'histoire d'une vie pour caractériser l'entre-deux entre naissance et mort. Et pourtant, cette assi milation de la vie à une histoire ne va pas de soi ; c'est même une idée banale qu'il faut d'abord soumettre à un doute cri tique. Ce doute est l'œuvre de tout le savoir acquis depuis quelques décennies concernant le récit et l'activité narrative - savoir qui paraît éloigner le récitde la vie vécue et la confiner dans la région de la fiction. Nous allons d'abord traverser cette zone critique en vue de repenser autrement ce rappo trop rudimentaire et trop direct entre histoire et vie, de telle façon que la fiction contribue à faire de la vie, au sens biolo giquedu mot, une vie humaine. Nousvoudrions appliquer au rapport entrerécit et vie la maxime de Socrate selon laquelle une vie non examinée n'estpasdigne d'être vécue. Je prendrai pour point de départ, pour la traversée de cette zone critique, le mot d'un commentateur: les histoires son racontées et non vécues ;la vie est vécue et non racontée. Afin d'éclairer ce rapport entre vivre et raconter, je propose que nous examinions d'abord l'acte même de raconter. La théorie narrative que je vaisévoquer maintenant est à la fois très récente, puisque sous sa forme élaborée elle procède des formalistes russes et tchèques des années 20 et 30 et de 257

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LA VIE : UN RÉCITEN QUÊTE DE NARRATEUR

Q UE LA VIE ait à voir avec la narration a toujours été connuet dit; nous parlons de l'histoire d'une vie pour caractériserl'entre-deux entre naissance et mort. Et pourtant, cette assimilation de la vie à une histoire ne va pas de soi ; c'est mêmeune idée banale qu'il faut d'abord soumettre à un doute critique. Ce doute est l'œuvre de tout le savoir acquis depuisquelques décennies concernant le récit et l'activité narrative -savoir qui paraît éloigner le récit de la vie vécue et la confinerdans la région de la fiction. Nous allons d'abord traversercette zone critique en vue de repenser autrement ce rappotrop rudimentaire et trop direct entre histoire et vie, de tellefaçon que la fiction contribue à faire de la vie, au sens biologique du mot, une vie humaine. Nous voudrions appliquer aurapport entre récit et vie la maxime de Socrate selon laquelleune vie non examinée n'est pas digne d'être vécue.

Je prendrai pour point de départ, pour la traversée de cettezone critique, le mot d'un commentateur: les histoires sonracontées et non vécues ; la vie est vécue et non racontée.Afin d'éclairer ce rapport entre vivre et raconter, je proposeque nous examinions d'abord l'acte même de raconter.

La théorie narrative que je vais évoquer maintenant est à lafois très récente, puisque sous sa forme élaborée elle procèdedes formalistes russes et tchèques des années 20 et 30 et de

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ÉCRITS ET CONFÉRENCES I

structuralistes français des années 60 et 70. Mais elle est aussitrès ancienne, dans la mesure où je la trouve préfigurée dans lPoétique d'Aristote. Il est vrai qu'Aristote ne connaissait quetrois genres littéraires : l'épopée, la tragédie et la comédie;mais son analyse était déjà suffisamment générale et formell pour laisser place à des transpositions modernes. Pour m part, je retiens de la Poétique d'Aristote son concept centralde mise en intrigue, qui se dit en grec muthos et qui signifieà la fois fable (au sens d'histoire imaginaire) et intrigue (ausens d'histoire bien construite). C'est ce deuxième aspect dmuthos d'Aristote que je prends pour guide; et c'est de ceconcept d'intrigue que je veux tirer tous les éléments susceptibles de nous aider ultérieurement à reformuler le rapporentre vie et récit.

Ce qu'Aristote dénomme intrigue, ce n'est pas unestructure statique, mais une opération, un processus intégrateur, dont j'espère montrer tout à l'heure qu'il ne s'achèveque dans le lecteur ou le spectateur, c'est-à-dire le récepteuvivant de l'histoire racontée. Par processus intégrateur,

j'entends le travail de composition qui confère à l'histoireracontée une identité qu'on peut dire dynamique: ce qui esraconté, c'est telle ou telle histoire, une et complète. C'esce processus structurant de la mise en intrigue que je veuxmettre à l'épreuve dans la première partie.

I.LA MISE EN INTRIGUEJe définirai très largement l'opération de mise en intriguecomme une synthèse d'éléments hétérogènes. Synthèseentre quoi et quoi? D'abord, synthèse entre les événementou les incidents multiples et l'histoire complète et une ; dece premier point de vue, l'intrigue a la vertu de tirer une

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LA VIE

histoire de multiples incidents ou, si l'on préfère, de transformer les multiples incidents en une histoire; à cet égardun événement, c'est plus qu'une occurrence, je veux direquelque chose qui simplement arrive ; c'est ce qui contribueau progrès du récit aussi bien qu'à son commencement et sa fin. Corrélativement, l'histoire racontée est toujours plusque l'énumération, dans un ordre simplement sériel ou successif, des incidents ou des événements qu'elle organise enun tout intelligible.Mais l'intrigue est encore une synthèse à un second pointde vue : elle organise ensemble des composantes aussi hétérogènes que des circonstances trouvées et non voulues, deagents et des patients, des rencontres de hasard ou recherchées, des interactions qui mettent les acteurs dans des relations allant du conflit à la collaboration, des moyens plus omoins bien accordés aux fins, enfin des résultats non voulus ;le rassemblement de tous ces facteurs dans une unique histoirefait de l'intrigue une totalité qu'on peut dire à la fois concordante et discordante (c'est pourquoi je parlerai très volontiersde concordance discordante ou de discordance concordante).On obtient une compréhension de cette composition par lmoyen de l'acte de suivre une histoire; suivre une histoireest une opération très complexe, sans cesse guidée par deattentes concernant la suite de l'histoire, attentes que noucorrigeons au fur et à mesure du déroulement de l'histoire

jusqu'à ce qu'elle coïncide avec la conclusion. Je note e passant que re-raconter une histoire est un meilleur révélateur de cette activité synthétique à l'œuvre dans la com position, dans la mesure où nous sommes moins captivé par les aspects inattendus de l'histoire et plus attentifs à lamanière dont elle chemine vers sa conclusion. Enfin, la miseen intrigue est une synthèse de l'hétérogène, en un sens plus

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ÉCRITS ET CONFÉRENCES I

profond encore, qui nous servira plus loin à caractériser ltemporalité propre à toute composition narrative.

On peut dire qu'on trouve deux sortes de temps danstoute histoire racontée : d'une part une succession discrète,ouverte et théoriquement indéfinie d'incidents (on peut tou

jours poser la question : Et puis quoi ? Et puis quoi ?) ; d'autre part, l'histoire racontée présente un autre aspect temporecaractérisé par l'intégration, la culmination et la clôturegrâce auquel l'histoire reçoit une configuration. Je dirai ence sens que composer une histoire, c'est, au point de vuetemporel, tirer une configuration d'une succession. Nousdevinons déjà l'importance de cette caractérisation de l'histoire au point de vue temporel, dans la mesure où, pour nousle temps est à la fois ce qui passe et s'enfuit, et, d'autre partce qui dure et demeure. Mais nous reviendrons sur ce poin par la suite. Contentons-nous pour l'instant de caractérisel'histoire racontée comme une totalité temporelle et l'acte poétique comme la création d'une médiation entre le tempcomme passage et le temps comme durée. Si l'on peut parlede l'identité temporelle d'une histoire, il faut la caractérisecomme quelque chose qui dure et demeure à travers ce qu passe et s'enfuit.

De cette analyse de l'histoire comme synthèse de l'hétérogène, nous pouvons donc retenir trois traits : la médiationexercée par l'intrigue entre les incidents multiples et l'histoire une, le primat de la concordance sur la discordanceenfin la compétition entre succession et configuration.

Je voudrais donner un corollaire épistémologique à cettethèse concernant la mise en intrigue considérée comme unesynthèse de l'hétérogène. Ce corollaire concerne le statut del'intelligibilité qu'il convient d'accorder à l'acte configurant

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LA VIE

Aristote n'hésitait pas à dire que toute histoire bien racontéenseigne quelque chose; bien plus, il disait que l'histoire

révèle des aspects universels de la condition humaine et que,à ce titre, la poésie était plus philosophique que l'histoire deshistoriens, trop dépendante des aspects anecdotiques de lavie ; quoi qu'il en soit de ce rapport entre la poésie et l'historiographie, il est certain que la tragédie, l'épopée, la comédie pour ne citer que les genres connus d'Aristote, développenune sorte d'intelligence qu'on peut appeler intelligence narrative et qui est beaucoup plus proche de la sagesse pratiquet du jugement moral que de la science et plus généralemende l'usage théorique de la raison.

On peut le montrer de façon simple. L'éthique tellequ'Aristote la concevait et telle qu'on peut encore laconcevoir, comme je le montrerai dans les leçons ultérieures parle abstraitement du rapport entre les vertus et la poursuitdu bonheur. C'est la fonction de la poésie, sous sa forme narrative et dramatique, que de proposer à l'imagination et à lméditation des cas de figure qui constituent autant d'expériences de pensée par lesquelles nous apprenons à joindreles aspects éthiques de la conduite humaine avec le bonheuet le malheur, la fortune et l'infortune. Nous apprenons pale moyen de la poésie comment des changements de fortunrésultent de telle ou telle conduite, telle qu'elle est construit par l'intrigue dans le récit C'est grâce à la familiarité quenous avons contractée avec les modes de mise en intriguereçus de notre culture que nous apprenons à lier les vertusou mieux les excellences, avec le bonheur et le malheur. Ce«leçons» de la poésie constituent les universaux dont parlaiAristote; mais ce sont des universaux d'un degré inférieuà ceux de la logique et de la pensée théorique- Nous devonnéanmoins parler d'intelligence, mais au sens qu'Aristote

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ÉCRITS ET CONFÉRENCES I

donnait à la phronêsis (que les Latins ont traduit par pru-dentia). En ce sens, je parlerai volontiers d'intelligence phro-nétique pour l'opposer à l'intelligence théorétique. Le réciappartient à la première et non à la seconde.

Ce corollaire épistémologique de notre analyse de l'intrigue a lui-même, à son tour, des implications nombreuseconcernant les efforts de la narratologie contemporaine pouconstruire une véritable science du récit; je dirai de ces entre prises, tout à fait légitimes à mes yeux, qu'elles ne se justifientqu'à titre de simulation d'une intelligence narrative toujours préalable, simulation qui met enjeu des structures profondeinconnues de ceux qui racontent ou suivent les histoiresmais qui mettent la narratologie au même niveau de rationalité que la linguistique et les autres sciences du langageCaractériser la rationalité de la narratologie contemporain par son pouvoir de simuler à un degré second de discours cque nous avons compris, déjà comme enfants, comme étanune histoire, ce n'est aucunement jeter le discrédit sur ceentreprises modernes, c'est simplement les situer avec exactitude dans les degrés du savoir.

Aussi bien aurais-je pu chercher en dehors d'Aristote unmodèle de pensée plus moderne, par exemple le rapport quKant établit, dans la Critique de la raison pure, entre le schématisme et les catégories. De même que chez Kant le schématisme désigne le foyer créateur des catégories et les catégoriesle principe d'ordre de l'entendement, de même aussi la misen intrigue constitue le foyer créateur du récit et la narratologie constitue la reconstruction rationnelle des règles sous

jacentes à l'activité poétique. À ce titre, c'est une science quicomporte ses exigences propres : ce qu'elle cherche à reconstruire, ce sont les contraintes logiques et sémiotiques, ainsque les lois de transformation, qui président à la marche du

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LA VIE

récit Ma thèse n'exprime donc aucune hostilité à l'égard dela narratologie : elle se borne à dire que la narratologie estun discours de second degré qui est toujours précédé par uneintelligence narrative issue de l'imagination créatrice.

Toute mon analyse se tiendra désormais au niveau de cetteintelligence narrative du premier degré.

Avant de passer à la question du rapport entre l'histoireet la vie, je voudrais m'attarder à un second corollaire qumettra sur la voie de la réinterprétation du rapport précisément entre récit et vie.

Il y a, dirais-je, une vie de l'activité narrative qui s'inscritdans le caractère de traditionalité caractéristique du schématisme narratif.

Dire que le schématisme narratif a lui-même sa proprehistoire et que cette histoire a tous les caractères d'une tradition, ce n'est aucunement faire l'apologie de la traditionconsidérée comme une transmission inerte d'un dépôt morc'est au contraire désigner la tradition comme la transmissionvivante d'une innovation qui peut toujours être réactivée parun retour aux moments les plus créateurs de la compositio poétique. Ce phénomène de traditionalité est la clef du fonctionnement des modèles narratifs et, par conséquent, de leuidentification. La constitution d'une tradition repose en effetsur l'interaction entre les deux facteurs d'innovation et desédimentation. C'est à la sédimentation que nous attribuonsles modèles qui constituent après coup la typologie de misen intrigue qui nous permet de mettre en ordre cette histoirdes genres littéraires ; mais il ne faut pas perdre de vue queces modèles ne constituent pas des essences éternelles, ma procèdent d'une histoire sédimentée dont la genèse a été oblitérée. Mais si la sédimentation permet d'identifier une œuvrecomme étant par exemple une tragédie, un roman d'édu-

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ECRITS ET CONFERENCES I

cation, un drame social, etc., l'identication d'une œuvre n'est pas épuisée par celle des modèles qui y sont sédimentés. Ell prend également en compte le phénomène opposé de l'innovation. Pourquoi ?

Parce que les modèles, étant eux-mêmes issus d'une innovation préalable, fournissent un guide en vue d'une expérimentation ultérieure dans le domaine narratif. Les règleschangent sous la pression de l'innovation, mais elles changenlentement et même résistent au changement en vertu du processus de sédimentation. L'innovation ainsi reste le pôleopposé de la tradition. II y a toujours place pour l'innovationdans la mesure où ce qui a été produit, à titre ultime dansla poiêsis du poème, c'est toujours une œuvre singulière -cette œuvre. Les règles constituent une sorte de grammairerégissant la composition de nouvelles œuvres, nouvellesavant de devenir typiques. Chaque œuvre est une productionoriginale, un nouvel existant dans le royaume du discoursMais l'inverse n'est pas moins vrai : l'innovation reste uneconduite gouvernée par des règles : l'œuvre de l'imaginationne part pas de rien. Elle est reliée d'une manière ou de l'autreaux modèles reçus par la tradition. Mais elle peut entrer danun rapport variable à ces modèles. L'éventail des solutionest largement déployé entre les deux pôles de la répétitionservile et de la déviance calculée, en passant par tous lesdegrés de la déformation réglée. Les contes populaires, lemythes, les récits traditionnels en général, se tiennent plus près du pôle de la répétition. C'est pourquoi ils constituent leroyaume privilégié du structuralisme.

Mais dès que nous dépassons le domaine de ces récits traditionnels, la déviance prévaut sur la règle. Le roman contem porain, par exemple, peut dans une large mesure être défincomme un anti-roman, dans la mesure où ce sont les règle

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LA VIE

elles-mêmes qui font l'objet d'une expérimentation nouvelle.Quoi qu'il en soit de telle ou telle œuvre, la possibilité de déviance est incluse dans la relation entre sédimentation einnovation qui constitue la tradition. Les variations entre cesdeux pôles confèrent à l'imagination productive une historicité propre et maintiennent vivante la tradition narrative.

II. DU RÉCIT À LA VIE

Nous pouvons maintenant nous attaquer directement au paradoxe qui est le nôtre aujourd'hui : les histoires seracontent, la vie est vécue. Un abîme semble ainsi se creuserentre la fiction et la vie.

Pour franchir cet abîme, il faut à mon sens appliquer auxdeux termes du paradoxe une sérieuse révision.Restons pour un temps du côté du récit, donc de lafiction, et voyons comment elle reconduit à la vie. Ma thèseest ici que le processus de composition, de configurationne s'achève pas dans le texte mais dans le lecteur et, souscette condition, il rend possible la reconfiguration de la vi par le récit Je dirais plus précisément : le sens ou la signification d'un récit jaillit à l'intersection du monde du texte edu monde du lecteur. L'acte de lire devient ainsi le momencrucial de toute analyse. Sur lui repose la capacité du récit detransfigurer l'expérience du lecteur.

Permettez-moi d'insister sur les termes que j'ai employés :le monde du lecteur et le monde du texte. Parler de mondedu texte, c'est insister sur ce trait de toute œuvre littéraired'ouvrir devant elle un horizon d'expérience possible, unmonde dans lequel il serait possible d'habiter. Un texte n'es pas une entité fermée sur elle-même, c'est la projection d'unnouvel univers distinct de celui dans lequel nous vivons

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ÉCRITS ET CONFÉRENCES I

S'approprier par la lecture une œuvre, c'est déployer l'horizon implicite d'un monde qui enveloppe les actions, le

personnages, les événements de l'histoire racontée. II en résuque le lecteur appartient à la fois en imagination à l'horizod'expérience de l'œuvre et à celui de son action réelle. Horizond'attente et horizon d'expérience ne cessent de s'affronteet de se fusionner, Gadamer parle en ce sens de la «fusiod'horizons» essentielle à l'art de comprendre un texte.

Je sais bien que la critique littéraire est soucieuse de maintenir la distinction entre le dedans du texte et son dehors. Elletient volontiers toute exploration de l'univers linguistiqu pour étrangère à son propos. L'analyse du texte devrait alorss'en tenir à la frontière du texte et s'interdire toute sortie horsdu texte. Je dirai ici que la distinction entre dehors et dedanest une invention de la méthode même d'analyse des texteet ne correspond pas à l'expérience du lecteur. Cette opposition résulte de l'extrapolation à la littérature de propriétécaractéristiques de la sorte d'unité avec laquelle travaille llinguistique : les phonèmes, les lexèmes, les mots ; pour lalinguistique, le monde réel est extra-linguistique. La réalitn'est pas contenue dans le dictionnaire ni dans la grammaire.C'est précisément cette extrapolation de la linguistique à l poétique qui me paraît critiquable : la décision méthodologique, propre à l'analyse structurale, de traiter la littératurdans des catégories linguistiques qui imposent la distinctioentre le dehors et le dedans.

D'un point de vue herméneutique, c'est-à-dire du poinde vue de l'interprétation de l'expérience littéraire, un texte aune tout autre signification que celle que l'analyse structuraleempruntée à la linguistique lui reconnaît ; c'est une médiationentre l'homme et le monde, entre l'homme et l'homme, entrel'homme et lui-même ; médiation entre l'homme et le monde,

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c'est ce que l'on appelle référentialité ; médiation entrel'homme et l'homme, c'est la communicabilité; médiationentre l'homme et lui-même, c'est la compréhension de soi.Une œuvre littéraire comporte ces trois dimensions de référentialité, de communicabilité, et de compréhension de soLe problème herméneutique commence ainsi là où la linguistique s'arrête. Elle veut découvrir les nouveaux traits dréférentialité non descriptive, de communicabilité non utiltaire, de réflexivité non narcissique, engendrés par l'œuvrelittéraire. En un mot, l'herméneutique se tient à la charnièrentre la configuration (interne) de l'œuvre et la refiguratio(externe) de la vie.

À mon sens, tout ce qui a été dit plus haut sur le dynamisme de configuration propre à la création littéraire n'esqu'une longue préparation à entendre le véritable problèmcelui de la dynamique de transfiguration propre à l'œuvreÀ cet égard, la mise en intrigue est l'œuvre commune dtexte et du lecteur. Il faut suivre, accompagner la configuration, actualiser sa capacité à être suivie, pour que l'œuvrait, à l'intérieur même de ses propres frontières, une confguration ; suivre un récit, c'est réactualiser l'acte configurantqui lui donne forme. C'est encore l'acte de lecture qui accom pagne le jeu entre innovation et sédimentation, le jeu avec lescontraintes narratives, avec les possibilités d'écart, voire llutte entre le roman et l'anti-roman. Finalement, c'est l'actede lecture qui achève l'œuvre, qui la transforme en un guidde lecture, avec ses zones d'indétermination, sa richesslatente d'interprétation, son pouvoir d'être réinterprétée defaçon toujours nouvelle dans des contextes historiques tou

jours nouveaux.À ce stade de l'analyse, nous entrevoyons déjà commen

récit et vie peuvent se réconcilier, car la lecture est déj

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ÉCRITS ET CONFÉRENCES I

elle-même une manière de vivre dans l'univers fictif del'œuvre ; en ce sens, nous pouvons déjà dire que les histoires seracontent, mais aussi se vivent sur le mode de l'imaginaire.

Mais il faut maintenant rectifier l'autre terme de l'alternative, ce que nous appelons la vie. Il faut mettre en questioncette fausse évidence selon laquelle la vie se vit et ne seraconte pas.

Je voudrais, dans ce but, insister sur la capacité prénarrative de ce que nous appelons une vie. Ce qu'il faut mettreen question, c'est l'équation trop simple entre vie et vécuUne vie n 'est qu 'un phénomène biologique tant qu 'elle n 'est

pas interprétée. Et dans l'interprétation, la fiction joue un rôlemédiateur considérable. Pour frayer la voie à cette nouvell phase de l'analyse, il nous faut insister sur le mélange d'agiet de pâtir, d'action et de souffrance, qui constitue la tramemême d'une vie. C'est ce mélange que le récit veut imiter dfaçon créatrice. Nous avons en effet omis, dans notre évocation d'Aristote, la définition même qu'il donne du récitc'est, dit-il, l'«imitation d'une action», mimësis praxeos. Ilnous faut donc chercher au préalable les points d'appui qule récit peut trouver dans l'expérience vive de l'agir et du pâtir; ce qui, dans cette expérience vive, requiert l'insertiondu narratif et peut-être en exprime le besoin.

Le premier ancrage que nous trouvons pour l'intelligibilité narrative dans l'expérience vive consiste dans lastructure même de l'agir et du souffrir humain. À cet égardla vie humaine diffère profondément de la vie animale et plus forte raison de l'existence minérale. Nous comprenonce que c'est qu'une action et une passion grâce à notre com pétence à utiliser d'une manière significative tout le réseaud'expressions et de concepts que nous offrent les langues

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LA VIE

naturelles pour distinguer l'action du simple mouvemen physique et du comportement psychophysiologique. Ainscomprenons-nous ce que signifie projet, but, moyen, circonstances, etc. Toutes ces notions prises ensemble constituent leréseau de ce qu'on pourrait appeler la sémantique de Vaction.Or nous retrouvons dans ce réseau toutes les composantes durécit que nous avons fait paraître plus haut sous le titre dsynthèse de l'hétérogène. À cet égard, notre familiarité avecle réseau conceptuel de l'agir humain est du même ordre quela familiarité que nous avons avec les intrigues des histoirequi nous sont connues ; c'est la même intelligence phroné-tique qui préside à la compréhension de l'action (et de l passion) et à celle du récit

Le second ancrage que la proposition narrative trouvedans la compréhension pratique réside dans les ressourcesymboliques du champ pratique. Trait qui va commandequels aspects du faire, du pouvoir-faire et du savoir-pouvoir-faire relèvent de la transposition poétique.

Si, en effet, l'action peut être racontée, c'est qu'elle estdéjà articulée dans des signes, des règles, des normes ; elleest dès toujours symboliquement médiatisée. Ce caractère del'action a été vivement souligné par l'anthropologie culturelle. Si je parle plus précisément de médiation symboliquec'est afin de distinguer parmi les symboles de nature culturelle ceux qui sous-tendent l'action au point d'en constituela signifiance première, avant que se détachent du plan pratique des ensembles autonomes relevant de la parole et dl'écriture. Nous les retrouverons quand nous discuterons dl'idéologie et de l'utopie. Aujourd'hui, je me bornerai à ce quel'on pourrait appeler le symbolisme implicite ou immanent par opposition à ce symbolisme explicite ou autonome. Cqui caractérise en effet le symbolisme implicite à l'action

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c'est qu'il constitue un contexte de description pour deactions particulières. Autrement dit, c'est en fonction dtelle convention symbolique que nous pouvons interprétetel geste comme signifiant ceci ou cela : le même geste delever le bras peut, selon le contexte, être compris comme unmanière de saluer, de héler un taxi, ou de voter. Avant d'êtresoumis à interprétation, les symboles sont des interprétaninternes à l'action. De cette façon, le symbolisme confèrà l'action une première lisibilité. Il fait de l'action un quastexte pour lequel les symboles fournissent les règles dsignification en fonction desquelles telle conduite peut êtrinterprétée.

Le troisième ancrage du récit dans la vie consiste dance qu'on pourrait appeler la qualité pré-narrative de l'expérience humaine. C'est grâce à elle que nous avons le drode parler de la vie comme d'une histoire à l'état naissant, edonc de la vie comme une activité et une passion en quêtde récit. La compréhension de l'action ne se borne pas à unefamiliarité avec le réseau conceptuel de l'action et avec semédiations symboliques, elle va même jusqu'à reconnaîtrdans l'action des structures temporelles qui appellent la naration. Ce n'est pas par hasard ou par erreur que nous parlonsde manière familière d'histoires qui nous arrivent ou d'histoires dans lesquelles nous sommes pris ou tout simplemende l'histoire d'une vie.

On objectera ici que toute notre analyse repose sur uncercle vicieux. Si toute expérience humaine est déjà médiatisée par toutes sortes de systèmes symboliques, elle l'esaussi déjà par toutes sortes de récits que nous avons entendus.Comment parler alors d'une qualité narrative de l'expérience et d'une vie humaine comme d'une histoire à l'étanaissant, puisque nous n'avons pas accès au drame tempore

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LA VIE

de l'existence en dehors des histoires racontées à leur suje par d'autres que par nous-mêmes ?

À cette objection, j'opposerai une série de situations qui,à mon avis, nous contraignent à accorder déjà à l'expérienceen tant que telle une narrativité virtuelle qui ne procède pade la projection, comme on dit, de la littérature sur la viemais qui constitue une authentique demande de récit. C'est pour caractériser ces situations que j'ai introduit plus haul'expression de «structure pré-narrative de l'expérience».Sans quitter l'expérience quotidienne, ne sommes-nous pasenclins à voir en tel enchaînement d'épisodes de notre vie ceshistoires non encore racontées, des histoires qui demandent àêtre racontées, des histoires qui offrent des points d'ancragau récit. Je n'ignore pas combien est incongrue l'expressiod'histoire non encore racontée. Encore une fois, les histoirne sont-elles pas racontées par définition ? Cela n'est pas discutable lorsque nous parlons d'histoires effectives. Mais lnotion d'histoire potentielle est-elle inacceptable?

Je m'arrêterai à deux situations moins quotidiennes danlesquelles l'expression d'«histoire non encore racontées'impose avec une force surprenante. Le patient qui s'adresseau psychanalyste lui apporte des bribes d'histoires vécuedes rêves, des «scènes primitives», des épisodes conflictuels ; on peut dire à bon droit des séances d'analyse qu'ellesont pour but et pour effet que l'analysant tire de ces bribed'histoire un récit qui serait à la fois plus supportable e plus intelligible. Cette interprétation narrative de la théor psychanalytique implique que l'histoire d'une vie procèded'histoires non racontées et refoulées en direction d'histoireseffectives que le sujet pourrait prendre en charge et tenir pourconstitutives cte son identité personnelle. C'est la quête decette identité personnelle qui assure la continuité entre l'his

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ÉCRITS ET CONFÉRENCES I

toire potentielle ou virtuelle et l'histoire expresse dont nouassumons la responsabilité.

Il y a une autre situation à laquelle la notion d'histoire nonracontée semble convenir. C'est le cas d'un juge qui s'emploieà comprendre un inculpé en démêlant l'écheveau d'intriguedans lequel ce suspect est pris. On peut dire que l'individu paraît «enchevêtré dans des histoires» qui lui arrivent avanque toute histoire soit racontée. L'enchevêtrement apparaîalors comme la pré-histoire de l'histoire racontée dont lecommencement reste choisi par le narrateur. Cette préhistoire de l'histoire est ce qui relie celle-ci à un tout plusvaste et lui donne un arrière-plan. Cet arrière-plan est fait dl'imbrication vivante de toutes les histoires vécues. Il faualors que les histoires racontées émergent de cet arrière-planAvec cette émergence, le sujet impliqué émerge aussi. On peutalors dire : l'histoire répond de l'homme. La conséquence principale de cette analyse existentielle de l'homme commêtre enchevêtré dans des histoires est celle-ci : raconter est un processus secondaire greffé sur notre «être enchevêtré dandes histoires». Raconter, suivre, comprendre les histoiresn'est que la continuation de ces histoires non dites.

Il résulte de cette double analyse que la fiction, princi palement la fiction narrative, est une dimension irréductiblde la compréhension de soi. S'il est vrai que la fiction nes'achève que dans la vie et que la vie ne se comprend qu'àtravers les histoires que nous racontons sur elle, il en résultqu'une vie examinée, au sens du mot que nous empruntionsau début à Socrate, est une vie racontée.

Qu'est-ce qu'une vie racontée ? C'est une vie dans laquellenous retrouvons toutes les structures fondamentales du récique nous avons évoquées dans notre première partie, et prin

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cipalement le jeu entre concordance et discordance qui nousa paru caractériser le récit. Cette conclusion n'a rien de paradoxal ni de stupéfiant. Si nous ouvrons les Confessions de saintAugustin au Livre XI, nous découvrons une description dtemps humain qui répond tout à fait à la structure de concordance discordante qu'Aristote, quelques siècles auparavanavait discernée dans la composition poétique. Augustin, dansce traité fameux sur le temps, voit le temps naître de l'in

cessante dissociation entre les trois aspects du présent, l'attente qu'il appelle présent du futur, la mémoire qu'il appell présent du passé et l'attention qui est le présent du présenD'où l'instabilité du temps; bien plus, son incessante dissociation. Augustin peut ainsi définir le temps comme undistension de l'âme, distentio animi. Elle consiste dans lecontraste permanent entre l'instabilité du présent humain ela stabilité du présent divin qui inclut passé, présent et futudans l'unité d'un regard et d'une action créatrice.

On est ainsi amené à mettre côte à côte et à confronter ldéfinition de l'intrigue par Aristote et la définition du temp par saint Augustin. On pourrait dire que chez Augustin ldiscordance l'emporte sur la concordance: d'où la misèrde la condition humaine. Et que, chez Aristote, la concordance l'emporte sur la discordance, d'où la valeur inappréciable du récit pour mettre de l'ordre dans notre expérienctemporelle. Mais il ne faudrait pas pousser trop loin l'op position car, pour Augustin lui-même, il n'y aurait pas ddiscordance si nous n'étions pas tendus vers une unité d'intention, comme le prouve l'exemple simple qu'il donne dla récitation d'un poème : quand je vais réciter le poème, ilest tout entier présent dans mon esprit, puis, à mesure que jle récite, ses parties passent l'une après l'autre du futur versle passé en transitant par le présent, jusqu'à ce que, le futu

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s'étant épuisé, le poème soit devenu tout entier passé. Il fautdonc qu'une visée d'intention totalisante préside à l'investigation pour que je ressente de façon plus ou moins cruelle lamorsure du temps qui ne cesse de disperser l'âme en mettantsans cesse en discordance l'attente, la mémoire et l'attentionSi donc, dans l'expérience vive du temps, la discordancel'emporte sur la concordance, encore faut-il que celle-ci soil'objet permanent de notre désir. On peut dire l'inverse chezAristote. Le récit, avons-nous dit, est une synthèse de l'hétérogène. Mais la concordance ne va pas sans discordance. Ltragédie est à cet égard exemplaire. Point de tragédie sansdes péripéties, des coups du sort, des événements effrayantet pitoyables, une faute immense faite de méconnaissance ede méprise plutôt que de méchanceté. Si donc la concordancl'emporte sur la discordance, ce qui fait récit, c'est bien lalutte entre concordance et discordance.

Appliquons-nous à nous-mêmes cette analyse de laconcordance discordante du récit et de la discordance concordante du temps. Il apparaît alors que notre vie, embrasséed'un seul regard, nous apparaît comme le champ d'uneactivité constructrice, empruntée à l'intelligence narrative par laquelle nous tentons de retrouver, et non pas simplemend'imposer du dehors, l'identité narrative qui nous constitue.J'insiste sur cette expression d' « identité narrative », car ce quenous appelons la subjectivité n'est ni une suite incohérented'événements ni une substantialité immuable inaccessibleau devenir. C'est précisément la sorte d'identité que seule lacomposition narrative peut créer par son dynamisme.

Cette définition de la subjectivité par l'identité narrativea de nombreuses implications. D'abord il est possible d'ap pliquer à la compréhension de nous-mêmes le jeu de sédimentation et d'innovation que nous avons reconnu à l'œuvr

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ÉCRITS ET CONFÉRENCES I

il risque de se réduire au moi narcissique, égoïste et avaredont précisément la littérature peut nous délivrer. Alors, ceque nous perdons du côté du narcissisme, nous le regagnondu côté de l'identité narrative. À la place d'un moi épris delui-même naît un soi instruit par les symboles culturels, au premier rang desquels sont les récits reçus de la tradition littéraire. Ce sont eux qui nous confèrent une unité non substantielle mais narrative. -