Paul Ricoeur, Autrement: Lecture D'Autrement Qu'Etre (1998)

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Paul Ricoeur, Autrement: Lecture D'Autrement Qu'Etre

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  • Collection LES ESSAIS DU COLLGE

    INTERNATIONAL DE PHILOSOPHIE

    dirige par FRANOIS JULLJEN

    Prsident de l'Assemble collgiale

  • Paul Ricur

    AUTREMENT

    Lecture d'Autrement qu'tre ou au-del de l'essence

    d'Emmanuel Levinas

    PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

  • ISBN 213 048918 4

    Dpt lgal- 1" dition : 1997, octobre

    Presses Universitaires de France, 1 997 108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

  • Sommaire

    Autrement que .. . : le Dire et le Dit

    Autrement dit : le tiers et la justice

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    Proximit, responsabilit, substitution Le tiers et la justice Rptition de l'ontologie ?

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  • AUTREMENT QUE . . . : le Dire et le Dit

    Cette tude est anime par le vu de comprendre Levinas selon sa plus grande difficult. Ce vu explique le choix quasi exclusif, titre de guide de ma lecture, de Autrement qu'tre ou Au-del de l'essence. Le pari majeur de ce livre est de lier le destin du rapport tablir entre l'thique de la responsabilit et l'ontologie au destin du langage de l'une et de l'autre : le Dire du ct de l'thique, le dit du ct de l'ontologie. Le pari est audacieux dans la mesure o la solidarit de chacune de ces deux disciplines avec sa manire propre de signifier porte au premier plan deux difficults engendres par la manire nouvelle de philosopher : difficult, d'une part, pour l'thique de s'affranchir de son infatigable confron-

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  • AUTREMENT

    tation avec l'ontologie ; difficult, d'autre part, trouver pour l'ex-ception drglant le rgime de l'tre, le langage qui lui convient, son langage propre} le dit de son Dire. Les deux difficults sont indissociables et se condensent dans le mot, dans l'adverbe : autrement} autre.,. ment que ... Il faut en effet toujours s'arracher par l'autre-ment que ... cela mme dont on entreprend de suspendre, d'interrompre le rgne ; mais il faut en mme temps tenter de donner une articulation langagire ce au nom de quoi on est requis et assur de pouvoir, de devoir, prononcer l'antriorit de l'thique de la responsabilit par rapport au train que mne l'tre, le train de l'essence (il vaudrait mieux dire de l'essance, avec un a , selon la note de la premire page du livre). A l'arrire-plan de ces difficults jumelles, je voudrais faire paratre une difficult, non formule comme telle, savoir le recouvrement entre le rgime du Dire et l'thique de la responsabilit.

    Deux remarques pralables. D'abord le livre n'offre - ne permet- aucune intro

    duction ; on est d'emble plong in medias res} comme

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    chez Hegel niant la possibilit d'une introduction la philosophie qui ne serait pas dj la philosophie mme, et comme chez Heidegger pour qui l'nonciation de l'oubli de la question de l'tre, la premire ligne de la premire page de tre et temps, vaut rature de prface.

    Seconde remarque, solidaire de la premire : on ne note aucune progression visible dans l'argument ; les chapitres successifs ne s'ajoutent pas l'un l'autre ; tout est dit dans ce qui est dnomm Argument (p. 13-42) et, en quelque sorte, rpt dans les brves pages terminales, intitules de faon particulirement intressante, pour nous ici : autrement dit. L'autrement que dit du Dire se cherche- et peut-tre se donne- un autrement dit. Entre les deux extrmits se dploie ce que l'auteur dnomme Itinraire la fin de l'Argument (p. 3 7) - mot immdiatement comment par le terme ex-position (qui donne son titre au chap. II) ; ce mot annonce moins une avance au-del de l'Argument (qui, en un sens, est complet) qu 'un d-ploiement, un dpli qui rvle le pli majeur de l'thique de la responsabilit, savoir la substitution. La substitution, dit l'Argument, comme l'autrement qu'tre au fond de la proximit (p. 37). Dpli, donc, ou creusement,

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  • AUTREMENT

    comme on voudra dire, qui pose au plan du discours, et du fait du discours tenu dans le livre, la question de la thmatisa/ion dans une philosophie qui, comme on va le voir, met le thme, la thmatique, la thmatisation, du ct du dit. Si donc une avance tait possible l'intrieur d'une telle philosophie, elle consisterait montrer la drivation du discours de l'ontologie partir du discours de l'thique, drivation plusieurs fois annonce et effectivement amorce sous le signe des notions du tiers et de la justice. La place de ces notions par rapport la substitution et son l'un--l'autre fait son tour difficult. Je rserverai pour laseconde partie de mon tude cette thmatique du tiers et de la justice, que l'on peut appeler une avance, dans la mesure o elle fait merger un dit nouveau suscit par le Dire d'autrement que dit- celui-l mme que le dernier paragraphe du livre dnomme prcisment autrement dit.

    Entrons donc dans l'Argument, qu'il restera toffer dans le dpli des plis de la suite du livre.

    L'Argument dbute franchement par le premier soustitre : L'autre de l'tre (p. 13) ; ce sous-titre dit

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  • LE DIRE ET LE DIT

    tout ou plutt ddit tout, le tout, la totalit. L'opposition fondamentale ainsi annonce vise dissocier l'autrement qu'tre de toutes les autres figures de l'autre, dont on va montrer que l'ontologie les inclut, les rsorbe, ou, selon une expression frquente, les rcupre . L'Esse de l'tre domine le ne-pas-tre-luimme (p. 14). L'autrement que .. . transcende l'autre qui, en quelque sorte, circule dans les intervalles de ngativit de l'tre et rsorbe la guerre intestine dans la paix de la compensation. Or, on n'en a jamais fini avec ces figures de l'autre, en tant qu'intervalles de nant, qui font de l'tre un inter-esse, un intr-essement - qui marque le triomphe, et non la subversion, de l'tre. C'est alors, et sans dlai, qu'entrent en scne les deux protagonistes du drame constitutif de l'nonc du livre : le Dire et le dit. Toutes les cartes sont jetes dans le geste d'un seul jet : Dire, verbe Dire, ajoint proximit de l'un l'autre , dsintressement , responsabilit de l'un pour l'autre , substitution . La gerbe de ces matres mots est noue en une seule page (p. 17) o, avoue l'auteur, on interroge en anticipant .

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  • AUTREMENT

    Mais commenons dplier. Pourquoi appeler tout de suite originel ou mme proriginel le Dire) langage prsum de la responsabilit de l'un pour l'autre ? Par rapport quelle origine, incluse dans le rgime ontologique du dit ? Eh bien, par rapport une corrlation langagire qui annule l'autrement du Dire au bnfice du dit. Cette corrlation fait du Dire un simple ddoublement interne et finalement une subordination du Dire au dit : La corrlation du Dire et du dit, c'est--dire la substitution du Dire au dit, au systme linguistique et l'ontologie est le prix que demande la manifestation (p. 17). Arrtons-nous l : Lvinas signifie ici qu'il n'attend rien d'une distinction entre le Dire et le dit qui resterait corrlative, et ne constituerait pas un arrachement, une substitution, une rduction (en un sens non husserlien). Ce jeu, tenu pour interne l'apophantique adquate une philosophie centre sur l'tre, c'est celui que la philosophie analytique du langage a systmatis dans l'opposition entre une smantique de l'nonc et une pragmatique de l'nonciation. On reconnat l le dit et le Dire. C'est prcisment cette corrlation que Levinas tient pour non pertinente, philo-

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  • LE DIRE ET LE DIT

    sophiquement parlant. Cette premire figure de l'autre ne fait selon lui qu'adjoindre un appendice, une excroissance, la smiotique de l'nonc. Et pourquoi ? Parce que la pente de l' apophansis, c'est la nominalisation, le faire-nom de toutes les ressources de signification du langage . Levinas tire ici argument du fait que la corrlation Dire-dit prend appui, dans le langage, sur la corrlation entre le verbe et le nom. Cela, on le sait depuis le Craryle qui fonde l'acte prdicatif sur la polarit nomverbe (honoma-rhema). De fait, deux versions modernes de cette structure corrlative confirment le Craryle : en phnomnologie, la paire nose-nome ; en thorie du langage, l'assignation des verbes aux vnements, aux actions, comme on voit chez Davidson dans vnements et Actions. Qu'il s'agisse de la phnomnologie de la nose ou de la linguistique du verbe, les deux versions de la corrlation entre verbe et nom ouvraient la possibilit d'une pragmatique du Dire qui, en premire approximation, pourrait justifier la dialectique du Dire et du dit. Mais, pour Levinas, il ne peut s'agir que d'une corrlation qui annule l'altrit, comme il essaie de le dmontrer avec l'analyse de l'opration prdicative qu'il

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  • AUTREMENT

    tient pour une identification partielle du prdicat au sujet ; identification partielle, dans la mesure o dire A est B , ce n'est pas dire A est A ; il s'agit bien nanmoins d'une identification, ds lors qu'on peut driver la dnomination de la prdication la faveur du lien a ssimilateur du en tant que , du fameux Als was) voqu de son ct par Heidegger. C'est ainsi que l'identit travaillerait sous, dans, travers la diffrence. La prdication, en ce sens, reste une opration qui fait prvaloir l'identit sur la diffrence. C'est l une premire manire de prtendre qu'il n'y a pas de vraie diffrence, de vraie altrit, avant l'altrit de l'autrui dans l'approche et la proximit.

    Le dbat est-il clos ? Nous verrons plus tard que dans la recherche d'un discours signifiant appropri la dcouverte de la responsabilit, une certaine revanche du nom - le nom propre - devra tre porte au bnfice d'un dit postrieur la rduction thique du dit apophantique.

    Rsumons ce mouvement de pense, avant de considrer une autre tentation - ou sduction - d'altrit quoi il sera rpliqu par le prononcer d'un ddire.

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  • LE DIRE ET LE DIT

    Levinas rassemble sous le titre du thmatique quivalent de la thse doxique de la phnomnologie, une nouvelle unit corrlative du Dire et du dit, o un certain usage de la catgorie de l'autre se fait jour, mais pour tre aussitt neutralis. On atteint en ce point l'origine de ce que j'ai appel la seconde difficult du discours tenu par l'auteur d'Autrement qu;tre, la difficult se thmatiser elle-mme son tour, et en son lieu propre d'ex-ception savoir le lieu dans le discours de l'thique de l' approche, de la proximit, de la responsabilit, de la substitution. Pour le moment, le discours ne peut tre que de dnonciation, au sens o l'on dnonce un pacte. Dnonciation nourrie par une accusation de trahison. Je lis p. 19 :Autrement qu 'tre qui, ds le dbut, est recherch ici et qui, ds sa traduction devant nous se trouve trahi dans le dit dominant le Dire qui l'nonce. C'est bien, si l'on ose dire, une trahison de la trahison que Levinas exprime par le terme ddire : L'autrement qu 'tre s'nonce dans un dire qui doit aussi se ddire pour arracher ainsi l'autrement qu'tre au dit o l'autrement qu'tre se met dj ne signifier qu'un tre atttrement (ibid.). On voit poindre ici l'enjeu de cette bataille contre toutes les

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    figures de l'autre qui ne seraient pas autrui et qm ne seraient que des variations de l'tre autrement et donc des trahisons de l'autrement qu'tre. Mais l'autrement qu'tre trouvera-t-il son dit dans la foule de son ddire ? C'est tout l'enjeu mthodologique de l'ouvrage.

    Mais poursuivons le travail du ddire. Sans quitter encore le champ linguistico-logique, celui de l'apophantique dnonce, arrtons-nous au prfixe pr- dans proriginel et au prfixe dia- dans dia-chronie . D'abord le pr- de pr-originel . La querelle avec les thories linguistiques qui font du Dire une annexe du dit est l'occasion d'un usage de la notion d'origine avec lequel il faut aussi faire rupture. La thorie des actes de discours et des performatifs, et mme plus gnralement une linguistique de la phrase comme celle de Benveniste, suggrent une position du sujet parlant, du locuteur, comme faisant acte de dire, comme prenant la parole, donc comme prenant une initiative de discours. Or une telle initiative incline faire du sujet parlant l'origine de son Dire. De cela Levinas ne veut aucun prix, dans la mesure o dans l' approche , l'initiative vient principiellement de l'autre, d'autrui. Je vois l, pour ma part,

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    un point d'extrme difficult. Est-il permis de dpouiller le Dire de son caractre d'acte pour l'accorder avec la passivit plus passive que toute passivit , propre la rception de la mise en responsabilit du soi par l'autre que soi ? Quoi qu'il en soit, nous touchons l, quel qu'en soit le prix, la raison d'introduire dans la discussion le pr- de pr-originel . Lequel entrane le an . . . de l'an-archie. L'an-archie du Dire thique se soustrait l' arch, l'archie de l'nonciation, rduite une simple excroissance du dit apophantique . Mais le prfixe pr- ne veut-il pas dire antriorit temporelle ? Une autre tte de l'hydre de l'autre ontologique se dresse ici, qu'il faut son tour couper. C'est l'autre prtendu de l'antriorit temporelle. Autre prtendu, dans la mesure o le pass retenu est rcupr par le prsent de la prsence. Ce n'est plus simplement le prsent de l'initiative de l'nonciation qui est en cause, mais le prsent de la prsence, dans lequel Husserl aurait, selon Levinas, rsorb, rcupr l'altrit du pass par le truchement de la rtention et plus encore par le biais d'une assimilation de la r-trospection une synthse de rtentions de rtentions. Levinas joue ici fond la carte de la proximit au sens

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    thique contre celle de l'antriorit, en son sens onticoontologique. A cet gard, Levinas refuse l'appui que pouvait lui offrir une phnomnologie de la mmoire, de l'histoire et du rcit. Ce sont l pour lui trois oprations qui rynchronisent ce qu'Augustin appelait pourtant distentio ani mi (c'est moi qui parle ici, mais je crois le faire dans la ligne du texte de Levinas). Celui-ci plaide sans rpit pour une dia-chronie sans ryn-chronie rcupratrice. Il ne reconnat ni la mmoire, ni l'histoire, de diachronie irrductible, dans la mesure o la mdiation linguistique du rcit neutralise, selon lui, le passage du temps comme dis-sociation, comme dia-chronie. Cette bataille frontale mene contre l'histoire et la mmoire est d'autant plus significative qu'Augustin avait traduit par distentio la diastasis des noplatoniciens. Mais, suivre Levinas, cette diastasis ne ferait pas cart irrcuprable comme le font l'approche et la proximit d'autrui. A cet gard, les textes sont nombreux, bien que courts et allusifs, concernant la rcupration de tous les carts constitutifs du dphasage de l'instant l'gard de luimme qui fait du temps un paJSage, un laps d'cart - je cite : Rcupration de tous les carts par la rtention,

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    par la mmoire, par l'histoire. Il faut que dans sa temporalisation o, par la rtention, la mmoire et l'histoire, rien ne se perd, o tout se prsente ou se synthtise ou se rassemble, comme dirait Heidegger, o tout se cristallise ou se sclrose en substance, il faut que dans la temporalisation rcuprable, sans temps perdu, sans temps perdre et o se passe l'tre de la substance - se signale un laps de temps sans retour, une diachronie rfractaire toute synchronisation, une diachronie transcendante (p. 22).

    En ce sens, le pass en tant que mmorable, c'est-dire rendu reprsentable par la mmoire et l'histoire, relve du thmatisable. D'o la qualification, non seulement de pr-originel, mais de pr-mmorable du Dire, en rupture de synchronisation. Ici le prfixe pr- rejoint le prfixe dia- de dia-chronique ( la diachronie, rfractaire toute synchronisation ) . Mais il faut bien considrer que cette antriorit d'un pass pr-originel et an-archique ne s'inscrit pas elle-mme dans le temps synchronisable de la mmoire et de l'histoire. C'est en ce sens qu'il est immmorial (ou mieux, immmorable). Levinas tire ici argument de la conception husserlienne

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    de la rtention des rtentions considre comme modification de la conscience du prsent. Peut-tre la TViederholung heideggrienne doit-elle tre aussi souponne de synchroniser d'une certaine faon les trois extases temporelles dans un tre-tout, comme peut le laisser penser le titre et le contenu de la dernire section d'tre et temps. Il n'est pas venu l'esprit de Levinas que la mmoire puisse tre interprte comme reconnaissance de la distance temporelle, irrcuprable en re-prsentation. Mais alors il faudrait dlivrer la mmoire elle-mme de toute emprise de la re-prsentation. Sinon, comment crire la poignante exergue : A la mmoire des tres les plus proches . . . ? N'est-ce pas cette mmoire, soumise elle-mme l'preuve de l'altrit, de la perte et du deuil, qui autorise pointer le pass ne revenant pas en guise de prsent (p. 23), ou encore : Le pass qui se passe de prsent (p. 25) ? Et encore : Un pass qui ne fut pas prsent (p. 45) ?

    Dans notre reconstruction du discours tenu dans Autrement qu'tre, nous nous trouvons devant la difficult apparente de faire concider le pr-originel du discours du Dire, avec la contemporanit de l'approche du prochain.

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  • LE DIRE ET LE DIT

    Certes le pr-originel de Levinas est dchronologis, dtemporalis, autant qu'il est possible. Mais je vois l une vraie difficult : l'affinit entre la dia-chronie rfractaire toute synchronisation (p. 23) et ce que je ne peux, semb le-t-il, penser que comme contemporanit de l'approche, pose question. Or c'es t sur cette ques tion que s 'ouvre l'thique ou plutt c'est elle qui ouvre l'thique.

    Je voudrais faire culminer cette lutte c ontre les figures de l'autre tenues pour rcuprables dans une ontologie, dans la figure la plus radicale du ddire, savoir celle que met en scne la diffrence ontologique entre tre et tant chez Heidegger. Il est important - et, de ce point de vue, considrable - que Levinas parle de la diffrence ontologique en termes d' amphibolo gie , tant entendu que l'on entend par ce terme une production d'ambigut, d'quivocit dans un champ conceptuel homogne. Avec la diffrence entre tre et tant nous sommes encore sous l'empire de la corrlation, comme nous y tions avec la diffrence entre discours et dit en apophantique. De cette amph ibologie il est affirm qu'elle ne signifie pas l 'ultime (p. 43). A cet

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  • AUTREMENT

    gard, les p. 67 sq. - l'amphibologie de l'tre et de l'tant - pourchassent la trahison du Dire dans un autrement qui n'est pas la hauteur de l'autrement qu'tre . L'tre est certes autrement que l 'tant. Mais l'oreille est ici sduite par une diffrence qui n'est en ralit qu'un redoublement. Si j e dis : le rouge rougeoie (on songe l'expression heideggrienne : le temps temporalise ), sous les apparences du Dire le verbe reste pris dans les rets de la nomination : Le dit comme verbe est l'essence de l'essence. L'essence} c'est le fait qu'il y a thme, ostension, doxa ou logos et, par l, vrit. L'essence ne se traduit pas s eulement, elle se temporalise dans l'nonc prdicatif (p. 69). La verbalit du verbe ne fait pas cart vritable par rapport la substantialit du nom. La rsonnance du verbe ne sera reconnue telle que dans l'injonction la responsabilit. Il faut en convenir, l'tre dans son verbe ne nous arrache pas au dit du participe nominalis . En ce sens, la philosophie de Heidegger n'chappe pas cette surdit auss i profonde que celle qui consiste n'entendre dans le langage que des noms (p. 71 ) . Il est frappant que ce soit dans le paragraphe consacr l 'amphibologie de

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  • LE DIRE ET LE DIT

    l'tre et de l'tant que se lisent les pages les plus virulentes contre la capture du Dire dans le dit, comme si cette capture n'tait dcidment thmatise que dans l'amphibologie de l'tre et de l'tant. Telle est l'amphibologie : tre, ds lors, dsigne au lieu de "rsonner" (p. 73). Mais Levinas ne se tient pas pour quitte : la fin de ce paragraphe dcisif il s'efforce de donner la forme de la question ce ddire virulent.

    La question, ici, vaut tentation sinon dj trahison Il faut, dit Levinas, remonter en de de cette corrlation /Dire-dit/. Certes, mais la question demeure : Dire n'est-il que la forme active du dit ? Se Dire revient-il "tre dit" ? (p. 74). On devine la rponse ngative : se Dire se dissocie d'tre dit quand il signifie

    rpondre , s'offrir , souffrir . C'est alors que se propose comme un recours le voca

    bulaire husserlien de la rduction (p. 75 sq.). Rduction, si on l'ose, de la rduction du Dire la forme active du dit. Arrachement. Libration du Dire de la condition de l' cho du dit rduit . Cette libration n'est accomplie que dans l'interruption thique de !'es-

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  • AUTREMENT

    sence (p. 76). Suit l 'aveu : Mais on ne peut remonter cette signification du Dire - responsabilit, substitution - qu' partir du dit et de la question : "Qu'en est-il de . . . ?", dj intrieure au dit o tout se montre (p. 7 6). Je p arle d'aveu ; si, en effet, on n'en a jamais fini avec l'tre autrement, c'est seulement dans les fissures de la solidit des corrlations dis simulantes qu'un cho du Dire se laisse entendre dans le dit - promesse de la possibilit de remonter du dit au Dire. Mais voici, s 'exclame Levinas, la rduction du dit au Dire, au-del du Logos de l'tre et du non-tre - au-del de l'essence, du vrai et du non-vrai - la rduction la signification, l'un-pour-l'autre de la responsabilit (ou plus exactement de la substitution) . . . (p. 77).

  • AUTREMENT DIT le tiers et la justice

    1 - Proximit) responsabilit) mbstitution

    Rptons la difficult : comment faire concider le plaidoyer tenu dans l'Argument en faveur de l'irrductibilit du Dire au dit avec le discours tenu dans la partie mdiane de l'ouvrage sur la proximit, la relation dissymtrique de responsabilit et, couronnant l'ouvrage, la substitution ? Je voudrais montrer que l'irruption dconcertante du thme du tiers et de la justice en plusieurs lieux stratgiques du livre a quelque chose voir avec cette difficult et, pour le dire d'un mot par anticipation, avec la possibilit mme du discours tenu tout au long du livre sur l'quation qui j oint le Dire, comme ins-

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  • AUTREJ'v1ENT

    tance de parole, et la responsabilit comme instance reine d'une thique sans ontologie .

    Les pages consacres la triade proximit, responsabilit, substitution sont prononces sur un ton qu'on peut dire dclaratif, pour ne pas dire krygmatique, soutenu par un usage ins istant, pour ne pas dire obsdant, du trope de l'hyperbole. C'est par ces deux traits concernant le ton et le trope que je caractriserai l'effectuation du Dire en thique . Mais ce Dire peut-il rester s ans un dit appropri ? C'est au traitement de cette question que ressortit selon moi la position du tiers et de la justice.

    Concentrons-nous sur le chapitre III : Sensibilit et proximit et le chapitre IV : La substitution , dont l'auteur nous dit qu'il est le cur du livre, son origine, en quelque sorte.

    La monte aux extrmes est rapide : la proximit est nomme obsession; par cette rupture soudaine, la diffrence du mme l'autre s e fait non-indiffrence. Dans l 'obse s s ion par le prochain s 'effectue le Dire: Le Dire, o le sujet parlant s 'expose autrui, ne se rduit pas

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  • TIERS ET LA JUSTICE

    l'objectivation du thme nonc: qu 'est-ce qui est donc venu blesser le sujet pour qu'il expose ses 'penses ou s'expose dans son Dire?! (p. 133). Pour dire l'tre affect, il faut dire l'tre expos - et pour dire l'tre expos, il faut dire l'tre agress, bless, traumatis. Pire, Dire l'accus l'accusatif du me. Nous sommes bien au carrefour des deux problmatiques du Dire et de l'thique : La signification propre de la subjectivit est la proximit, mais la proximit est la signifiance mme de la signification, l'instauration mme de l'un-pourl'autre, l'instauration du sens que toute signification thmatise reflte dans l'tre (p. 135). Tenons pour l'instant en rserve le dernier membre de phrase, qui nous rej ettera en haute mer. Et insistons sur: signification, signifiance, en conjonction avec proximit.

    Pourquoi cette monte aux extrmes : obsession, blessure, traumatisme ? Pourquoi cette surenchre du pathique en pathtique et pathologique ? Parce qu'on n'en a jamais fini avec l'obsession inverse, celle de l'apparition, de la phnomnalit : Le prochain comme autre ne se laisse prcder d'aucun prcurseur qui dpeindrait ou annoncerait sa silhouette. Il n'apparat pas.

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  • AUTREMENT

    (p. 137) (je souligne). Le prochain me concerne sans apparatre . C'est ce sans apparatre qu'on n'a jamais fini de Dire. L'obsession n'est pas conscience, ni espce de conscience, ni modalit de la conscience (p. 1 39). Redondance dans la dngation. Il faut prendre la mesure de la violence qui est ainsi inflige au langage mme du visage. On pourrait en effet croire que l'autre apparat dans son visage, est donn voir. Non point : il chappe la reprsentation ; il est la dfection mme de la phnomnalit (p. 1 41 ) . Il n'est pas non plus entre lui et moi de prsent commun, contrairement l'attente navement formule la fin de la premire partie de cette tude. Le prochain n'est pas mon contemporain ; sinon on retournerait la synchronie dont sont grevs , nous l'avons vu plus haut, la mmoire, l'histoire, le rcit : La proximit est drangement du temps remmorable (p. 1 42). On peut appeler cela apocalyptiquement clatement du temps ; mais il s 'agit de la dia-chronie efface mais indomptable du temps non historique, non dit, qui ne se synchronise pas dans un prsent par la mmoire et l'historiographie o le prsent n'est que la trace d'un pass immmorial.. . Tel est le sens

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  • TIERS ET LA JUSTICE

    de la non-phnomnalit du v1sage (p. 142). Il ordonne sans se montrer, sans se faire voir . Dmesure contre conjonction . Ne rompt cet extrmisme que le charme de la caresse, dnudation jamais assez nue (p. 144). De quelle beaut trange sont ces pages qui clbrent la beaut de la peau aride , trace d'elle-mme (p. 1 4 7) ! Mais la traque de la trace reprend son cours, - trace de l'ex-cession, de l'excessif (p . 1 46) .

    L'ex-cession, l'excessif se concentrent dans le mouvement de la proximit la substitution, c'est--dire du souffrir par autrui, au souffrir pour autrui. Que peut bien ajouter - en excs - la substitution la proximit ? Qu'est-ce qui fait d'elle l'quivalent de la s ignifiance mme de la signification laquelle signifie dans le Dire avant de se montrer dans le Dit ? (p. 158). A vrai dire , ce chapitre nuclaire (outre le caractre rcapitulatif de l'ensemble de l'uvre qu'il doit sa publication spare et qu'il conserve dans son cadre dfinitif) ne russit qu' amplifier l'effet de rupture exerc par le vocabulaire de la blessure inflige, par le recours un vocabulaire plus extrme encore, celui de la perscution, de la prise

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  • AUTREMENT

    d'otage. Le Soi occupe la place de l'autre sans l'avoir cho is i ni voulu. Le malgr s oi de la condition d'otage signifie l'extrme passivit de l'inj onction. Le paradoxe devrait choquer, d'une condition d'inhumanit appele dire l'injonction thique. Le non-thique dit l'thique en vertu de s a seule valence d'excs . Si la substitution doit signifier quelque chose d'irrductible un vouloir-souffrir, o le Soi retrouverait l'empire sur lui-mme dans le geste souverain de l'offrande, de l'oblation, il faut qu'elle reste une expuls ion de soi hors de soi .. . ; le soi se vidant de lui-mme (p. 1 75) . Bref, il faut que ce soit par sa mchancet mme (p. 17 5) que la haine perscutrice (ibid.) signifie le subir par autrui de l'injonction l'enseigne du Bien. Je ne sais si les lecteurs ont mesur l'normit du paradoxe consistant faire dire par la mchancet le degr d'extrme passivit de la condition thique. C'est l' outrage , comble de l'injustice, qu'il est demand de signifier l'appel la bienveillance : C'est de par la condition d'otage qu'il peut y avoir dans le monde piti, compassion, pardon et proximit (p. 1 86) . Ce n'est pas tout ; il faut encore que le traumatisme de la perscution (p . 1 78) signifie

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    l' irrmissibilit de l'accusation (ibid.), bref, la culpabilit sans bornes . Ici Dostoevski relaie Isae, Job, le Qoblet. Il y a l comme un crescendo : perscution, outrage, expiation, accusation absolue, antrieure la libert (p . 1 87) . N'est-ce pas l'aveu que l'thique dconnecte de l'ontologie est sans langage direct, propre, appropri ? Cette question nous met sur la voie de l'hypothse de lecture qu'on proposera plus loin concernant le rle stratgique j ou par le thme du tiers dans le discours tenu par le philosophe crivant Autrement qu'tre . . . La dtresse du discours est encore aggrave par le dni et le rejet de toute solution thologique, apaisante ou consolante (p. 1 84). Le texte de Levinas est cet gard violemment antithologique, dans la mesure o une fonction fondatrice ou justificatrice serait as signe pareille solution. Dsert des mots : Le So i comme expiation est en de de l'activit et de la passivit (p . 1 83). Ce n'est pas comme homme capable - capable d'expier (p. 1 87) - que le moi est sollicit : Il est cette expiation originelle - involontaire - car antrieure l'initiative de la volont (p. 1 87) . C'est en cela que l'expiation n'est pas rachat,

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    dans la mesure o le rachat rtablirait l'galit, l'adquation, la commensurabilit, comme dans le pardon hglien. Levinas ne veut pas tre pardonn de cette faon-l, ce prix-l. Ni non plus pardonner.

    Avons-nous assez montr que le Dire de la responsabilit ne peut qu'ajouter au ddire de toute relation galisante une tropologie rvulsive dploye de la blessure l'outrage ? Une tropologie de la violence inflige ? Avons-nous assez montr qu'il n'est rien dit sur la responsabilit comme thme ? Que le dire de la responsabilit s'puise dans cette monte aux extrmes du discours de la mchancet ?

    2 - Le tiers et la justice

    C'est sur ce fond, j'oserai dire, de terrorisme verbal, que surgit le discours de la justice, tenu dans le site du tiers. Comment y accde-t-on ? Dans le livre, dans le discours du livre, furtivement. Non pas une fois, mais ving fois, trente fois, et chaque fois comme en passant, en disant sans raison. Peut-tre est-ce seulement dans l' apre's-coup

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    que ce coup de force peut faire sens. Voici la premire occurrence du thme - car c'est bien un thme, le seul admis dans l'Argument (p. 1 3 43). Dans ce texte s 'annonce ce que Platon aurait appel une seconde navigation . Il faut une justice entre les incomparables (et la suite). Il faut donc une comparaison entre les incomparables et une synopsis ; mise ensemble et contemporanit ; i l faut donc une thmatisation, pense, histoire et criture (p. 33). La question se pose alors de ce qui lgitime cet apparent retournement. Levinas continue, aprs le texte qu'on vient de lire : Mais il faut comprendre l'tre partir de l' atttre de l'tre. tre, partir de la signification de l'approche, c 'est tre avec autrui pour le tiers et contre le tiers ; avec autrui et le tiers contre soi (p. 33) (notez le avec partir du par et du pour autrui), pour le tiers ou contre le tiers , avec autrui et le tiers contre soi (ibid.). Et un peu plus loin : En ce dsintressement [titre de l'Argument] . .. se dessinent la justice qui compare, rassemble et pense, la synchronie de l'tre et de la paix (p. 33). C 'est bien d'un Dit d'aprs le Dire -Dit de la pense, de la justice et de l 'tre (p. 37) qu'il s'agit. Un

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    Dit qui sera un redire (p. 39) parmi les philosophes, un redire qui tout l'heure permettra la rappropriation du Bien platonicien et de l'Infini cartsien. C'est dans le d4j dit que les mots - lments d'un vocabulaire historiquement constitu - trouveront leur fonction de signe et un emploi et feront pulluler toutes les possibilits du vocabulaire (p. 65). L'hypothse se prcise : c'est la justice qui permet de thmatiser la sorte de Dire qui permet de philosopher. Mais de quelle place, de quel poste parlera-t-on ? De la position, du lieu du tiers, savoir cet autre qui n'est pas le proche, mais le lointain, l'tranger, comme dans la Bible, comme dans le Sophiste de Platon . On doit aussi rappeler que la proximit n'est pas d'emble jugement de justice, mais au pralable responsabilit pour autrui, qu'elle ne se mue en justice qu'avec l'entre du tiers (p. 84, n. 1 ) . (Ici le texte renvoie V, 2 quoi on viendra plus loin.) Mais continuons ce parcours par touche o le tiers se signale en marge du Dire de la proximit et de la substitution. Parlant de l'humanit, dans le chapitre sur la proximit, Levinas se demande si l'homognit de l'espace de l'approche serait pensable sans la signification

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    humaine de la justice contre toute diffrence et, par consquent, sans toutes les motivations de la proximit dont la justice est le terme (p. 1 29) . C'est ainsi que l'exigence de justice se laisse tisser dans l'envers du tissu de la proximit (p. 129- 1 32) : La reprsentation de la signification nat elle-mme dans la signifiance de la proximit dans la mesure o un tiers ctoie le prochain (p. 1 32) . Avec insistance, le texte se ponctue de rfrences au tiers et la justice : C'est la proximit du tiers qui introduit, avec les ncessits de la jus tice, la mesure, la thmatisation, l'apparatre et la justice (p. 188, n. 1) . A ce stade, la comparaison entre les humains instaure par la justice parat ddire le Dire de la substitution qui excluait la possibilit de comparaison (p. 201 ). Le contraste est avou et as sum : parlant de la dissymtrie propre l'accusation et l'accusatif, cette notation : Quelles que soient les voies qui mnent la superstructure sociale o - dans la jus tice -la dissymtrie qui me tient dpareill l'gard de l'autre, retrouvera la loi, l'autonomie, l'galit (p . 202) . Mais qui est le tiers ? Question considrable en mesurer l'enjeu : Le tit que l'autre, mon prochain est aussi

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    tiers par rapport un autre, prochain lui aussi, est la naissance de la pense, de la conscience et de la justice et de la philosophie (p. 204). On voit l s'esquisser la thse que je dfendrai plus loin, qui lie justice, vrit et possibilit du discours philosophique. Mais creusons l'ide de l'autre de l'autre et, pourquoi pas ?, l'autre que l'autre, mon proche. Proximit redouble force d'tre ddouble.

    C'est dans le chapitre V, auquel plusieurs notations et notes renvoient maintes reprises, que la question du tiers, de la justice et de la vrit est pose le plus directement, de plein fouet, si j'ose dire. Une premire salve s 'entend ( 1, n. b) : Ce qui dans ce signifier, dans ce l'un-pour-l'autre, peut et doit conduire au savoir, la question ... ce qui, dans ce signifier, mne l'ontologie et, par l, la prsence, la manifestation, au midi sans ombre de la vrit, la supputation, la pense, l'installation, l'institution - il faudra sans doute le montrer (p. 215). Le mot tiers , le mot justice ne sont pas prononcs, mais la reprise, la rptition, le re-dire du savoir sont anticips comme l'horizon du tiers et de la justice. Le texte est ici en

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    avance sur le pas du tiers. Nous lisons p. 245 : La responsabilit [qui est proximit] est trouble et se fait problme ds l'entre du tiers. Le tiers est autre que le prochain, mais aussi un autre prochain, mais aussi un prochain de l'Autre [A majuscule] et non pas simplement son semblable (p. 245). Il faudrait lire toute cette page o est voqu le verset d'Isae 57, 19 : Paix, paix au prochain et au lointain . Le prix de cette subversion de second degr, subversion de la subversion, si l'on peut dire, est norme : Le tiers introduit une contradiction dans le Dire dont la signification devant l'autre allait, jusqu'alors, dans un sens unique . .. Il faut la justice c'est--dire la comparaison, la coexistence, la contemporanit, le rassemblement, l'ordre, la thmatisation, la visibilit des visages et, par l, l'intentionnalit et l'intellect . . . l'intelligibilit du systme et, par l aussi, une coprsence sur un pied d'galit comme devant une cour de justice (p. 245). Plus nergiquement encore : La comparaison des incomparables , thmatisation du Mme partir de la relation avec l'Autre, partir de la proximit, est l'immdiatet du Dire . .. Et encore : La justice exige la contem-

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    poranit de la reprsentation. C'est ainsi que le prochain devient visible, et d-visag, se prsente, et qu'il y a aus si justice pour moi. Le Dire se fixe en Dit -s'crit prcisment, se fait livre, droit et science (p. 247) .

    Nous en avons dit assez pour oser formuler en clair l 'hypothse que voici : la position du tiers, lieu d'o parle la justice , est aus si le lieu d'o parle Levinas, dans la mesure o son Dire s 'inscrit dans un Dit qui est le livre que nous lisons . J 'en ai surpris une fois l'aveu furtif : Le discours que nous tenons en ce moment sur la signification, sur la dia-chronie et sur la transcendance de l'appro che au-del de l'tre - dis cours qui s e veut philosophie - est thmatisation, synchronisation des termes, recours au langage systmatique, constant usage du verbe tre) ramenant dans le giron de l'tre toute signification prtendument pense au-del de l'tre ; mais sommes-nous dupes de cette subreption ? (p. 242) . Le discours mme que nous tenons en ce moment . . . (p. 242). Le mot subreption est bien trange : il revient p . 244, s outenu p ar la localisation du lieu o prtend se tenir le prsent expos lui-mme

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    (p . 244) . La justice n'est pas seulement le lieu de l'tat, c'est le lieu de la vrit et de l'essence dont l'ordre . . . est au premier rang d e la philosophie occidentale (p . 244) . Levinas , ici, s 'inquite : Pourquoi sommesnous alls chercher l' essence sur s on Empyre ?

    . Pourquoi

    savoir ? Pourquoi problme ? Pourquoi philosoph ie ? (p . 244) . Au lieu de rpondre sur le lieu de la question, on fait un brusque pas en arrire : Il faut donc suivre dans la s ignification ou dans la proximit - ou dans le Dire) la naissance latente de la connaissance et de l'essence, du Dit ; la naissance latente de la question dans la respons abilit (p . 244) . Si je comprends bien, si l'on se dit philosophe on ne peut s 'en tenir aux tropes d e l'obsess ion et de la prise d'otage, la violence traumatique (p. 202) professe plus haut. Il faut auss i questionner la responsabilit, discerner la naissance latente de la question dans la responsabilit (p . 244) . Pour ma part, j e n'arrive pas arbitrer entre deux lectures : d'un ct, la propos ition d'un saut du proche au lointain, du visage qui n 'apparat pas la justice qui donne vis ibilit (p . 245) aux visages . . . De l 'autre ct, l'vocation d'une nais sance latente , mais nais sance latente du savoir

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    dans la proximit (p. 245) . Pareille nais sance latente n'est-elle pas suspecte de subreption , l 'aune du discours tenu plus haut ?

    Je terminerai ce paragraphe sur le tiers, la justice, comme lieu du discours philosophique par le texte particulirement explicite qui se lit p . 266 : Mais la raison de la j ustice, de l'tat, de la thmatisation, de la synchronisation, de la re-prsentation du logos et de l'tre - n'arrive-t-elle pas absorber dans sa cohrence l'intelligibilit de la proximit o elle s 'panouit ? On note le tour interrogatif de la dclaration. De mme, p. 264 : Ce qui est vrai du discours que je suis en train de tenir en ce moment mme . . .

    3 - Rptition de l'ontologie ?

    Une fois atteint ce point extrme d'avance, la question se pose de savoir s'il y a dans Autrement qu 'tre . . . les rudiments d'une post-thique qui serait une manire de re-dire la tradition. L'criture du livre tire-

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  • t-elle le seul bnfice de ce pas de la substitution dissymtrique la justice qui galise ? Je me risquerai l 'esquis s e qui suit.

    Oui, il y a chez Levinas une quasi-ontologie qu'on peut dire post-th ique . Je la discerne dans quelques thmes - au s ens fort du mot thme , thmatique , c'est--dire Dit, qui, mon sens, excdent l'thique de la responsabilit . J 'en retiens quatre que j e me borne ici nommer.

    Vient d'abord la bont et le recours au Bien platonicien, lequel, comme on sait, est au-del de l' ousia (les citations abondent autour de cette perce, si l 'on ose, de la responsabilit qui accuse et meurtrit) .

    Vient ensuite l 'Infini vis , semble-t-il, au-del du prochain et du tiers, selon la flche de dmesure de toute cette tropologie violente ; ici aus si les citations abondent ; au cycle de l'Infini appartiennent deux thmes connexes : la gloire de l'infini et le tmoignage , que j 'ai comments dans Lectures Ill

    Vient encore l' i!lit) qui dborde sur la troisime personne, que le Tu de Buber risque de capter dans une intimit trop innocente ; j e ne citerai qu'un texte

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  • AUTREMENT

    qui curieus ement rapproche illit et tertialit (cit p. 234) . Peut-tre d'autres textes , que je n'ai pas trouvs, pourraient clairer cette page nigmatique ; de mme p. 261.

    Enfin, et pour culminer, le Nom de Dieu en tant qu'il fait irruption dans le discours philosophique tenu par Levinas lui-mme. Ce Nom exceptionnel marque la revanche du nom sur la condamnation initiale de la dnomination, telle qu'elle a servi de machine de guerre contre l'ontologie. En un sens ce retour du nom a une signification plus large, lie la question de la signifiance du Dire, en tant qu'exception ce qui est appel la signification du Dit. On a vu plus haut comment la nominalisation rcupre le verbe au bnfice du dit substantiv . Mais il y a un moment de la signifiance qui requiert le nom en position d'exception. C'est l'apparoir mme du vis age comme individu. Ce n'est certes pas le Moi, mais moi qui suis moi, non gnralisable : Non pas Dire se dis s imulant et se protgeant dans le Dit (p. 31 ) , mais s 'exposant, vulnrable, l'outrage, la bles sure (ibid.) . La subjectivit, est-il rappel, n'est pas une modalit de l'essence, comme l'atteste son Dire dans

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  • TIERS ET LA JUSTICE

    le Dit du nom propre. Ce n'est pas par hasard que Dieu est nomm pour la premire fois p . 233 dans ce contexte : n'est-il pas le Nom ? Le Nom qui signe la signifian sans quoi le Dire sans dit virerait l'ineffable ? Nom qui ne thmatise pas et pourtant signifie. De ce Nom rayonnent tous les noms . Et avec les noms la question qui ? - la qttis-nit ose Levinas (p . 46) . Autrui qui . . . moi qui . . . Non pas thme, comme le sont le quoi ou le comment. La ques tion du nom - nom de Dieu et noms propres - recouvre toute la plage de la signifiance au-del de la s ignification. Sur cette plage circulent les noms sous l'horizon du Nom. Nom hors essence, ou au-del de l'tre : Mais le Nom hors l 'e s sence ou au-del de l 'es s ence, l'individu antrieur l 'individualit se nomme Dieu. Il prcde toute divinit, c 'est--dire l 'essence divine que revendiquent comme les individus s 'abritant dans leurs concepts - les faux dieux (p. 8 9 , n. 1 ) . Je lai s se l ce Nom sans thologie, laquelle est livre l'illusion (p. 1 5 1 ) . C'est sous le signe de ce Nom que l' Infini peut tomber en thique tandis que la Totalit retombe en ontologie.

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  • AUTREMENT

    Oserai-j e tirer une dernire salve ? Mais c'est le texte qui m'y autori s e : il existe un vieux thme qui refait surface la fin d'Autrement qu ' tre . . . : celui de l'il y a . Il faut attendre l'trange hors texte final, intitul bon escient autrement dit, pour voir res surgir cette tte de gorgone de l'il y a, vocable de la nause face la possibilit sans cesse renaissante du non-sens o s 'annuleraient en mme temps les deux adversaires : l'tre et la responsabilit, l'ontologie et l 'thique : Sans is sue du dilemme, sans issue de l'Essence : l'angoisse de la mort s 'ajoute l'horreur de la fatalit, de l'inces sant remue-mnage de l'il y a - horrible externit au fond de l'Essence (p. 27 1 ) . On s'est demand, tout au long de ces pages, s i tout sens procde de l'Essence. Mais, s 'il n'y avait pas de s ens ? Si l'ignorance et l 'oubli taient le dernier mot ? Crainte de mourir ou horreur de l'il y a, c'est tout un (p. 263) . . . A quoi il n'est pas d'autre rponse - faute de garantie -que l'exposition, la passivit du supporter, bref le recours la j ustice, au face face de la proximit et de la substitution, - la charge crasante - l'au-del - de l'altrit (p. 277) . Car : Dire toujours trahit par le Dit . . . (p. 278) .

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  • TIERS ET LA JUSTI CE

    Encore un mot : avec la justice ne peut-on esprer le retour du souvenir, au-del de la condamnation du mmorable ? Sinon, comment Emmanuel Levinas aurait-il pu crire le sobre exergue : A la mmoire des tres les plus proches . . . ?

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