Revue de Litterature Et Philosophie Alkemie n5 (Le Vide)

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Alkemie Revue semestrielle de littérature et philosophie Numéro 5 / Juin 2010 Le Vide

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Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR, Quelques tentatives scripturales de remplir le vide ............. 5AGORACiprian VĂLCAN, Statues et panthères ...................................................................... 13Eugène VAN ITTERBEEK, Cioran, lecteur des « révélations de la mort » ............. 17Simona CONSTANTINOVICI, Paradoxe, abîme, jeu. Aspects stylistiques du texte poétique de Paul Claudel ............................................................................. 25DOSSIER THÉMATIQUE : LE VIDEMassimo CARLONI, De l’abîme du néant à la plénitude du vide : l’itinéraire spirituel de Cioran ............................................................................. 41José Thomaz BRUM, Dieu, le vide et quelques choses de moindre importance ........... 58Odette BARBERO, Le vide : un essai de définition .................................................... 59Heinz WISMANN, Atomos idea (traduit de l’allemand par Marc de LAUNAY) .. 76Emilian CIOC, Industries supplétives. Usure et recyclage ............................................ 94Mihaela GRIGOREAN, Le vide plein dans L’Évangile de Thomas – herméneutique transdisciplinaire ......................................................................109

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  • AlkemieRevue semestrielle de littrature et philosophie

    Numro 5 / Juin 2010

    Le Vide

  • Directeurs de publication

    Mihaela-Geniana STNIOR (Roumanie)Rzvan ENACHE (Roumanie)

    Comit honorifiqueSorin ALEXANDRESCU (Roumanie)Marc de LAUNAY (France)Jacques LE RIDER (France)Irina MAVRODIN (Roumanie)Sorin VIERU (Roumanie)

    Conseil scientifiquePaulo BORGES (Portugal)Magda CRNECI (Roumanie)Ion DUR (Roumanie)Ger GROOT (Belgique)Arnold HEUMAKERS (Pays-Bas)Carlos EDUARDO MALDONADO (Colombie)Joan M. MARIN (Espagne)Simona MODREANU (Roumanie)Eugne VAN ITTERBEEK (Roumanie, Belgique)Constantin ZAHARIA (Roumanie)

    Comit de rdactionCristina BURNEO (Equateur)Massimo CARLONI (Italie)Nicolas CAVAILLS (France)Aurlien DEMARS (France)Pierre FASULA (France)Andrijana GOLUBOVIC (Serbie)Aymen HACEN (Tunisie)Dagmara KRAUS (Allemagne)Ariane LTHI (Suisse)Sorin Claudiu MARICA (France)Daniele PANTALEONI (Italie)Ciprian VLCAN (Roumanie)Johann WERFER (Autriche)

    ISSN: 1843-9012

    Administration et rdaction: 5, Rue Haegului, ap. 9, 550069 Sibiu (Hermannstadt), Roumanie Courrier lectronique: [email protected],Site web: http://alkemie.philosophie-en-ligne.fr/ Tel: 004069224522Priodicit: revue semestrielleRevue publie avec le concours de la Socit des Jeunes Universitaires de RoumanieLes auteurs sont pris de conserver un double de leur manuscrit.Tous droits rservs.

  • SOMMAIREMihaela-Geniana STNIOR, Quelques tentatives scripturales de remplir le vide ............. 5

    AGORA

    Ciprian VLCAN, Statues et panthres ...................................................................... 13Eugne VAN ITTERBEEK, Cioran, lecteur des rvlations de la mort ............. 17Simona CONSTANTINOVICI, Paradoxe, abme, jeu. Aspects stylistiques du texte potique de Paul Claudel ............................................................................. 25

    DOSSIER THMATIQUE: LE VIDE

    Massimo CARLONI, De labme du nant la plnitude du vide: litinraire spirituel de Cioran ............................................................................. 41Jos Thomaz BRUM, Dieu, le vide et quelques choses de moindre importance ........... 58Odette BARBERO, Le vide: un essai de dfinition .................................................... 59Heinz WISMANN, Atomos idea (traduit de lallemand par Marc de LAUNAY) .. 76Emilian CIOC, Industries suppltives. Usure et recyclage ............................................ 94Mihaela GRIGOREAN, Le vide plein dans Lvangile de Thomas hermneutique transdisciplinaire ...................................................................... 109

    DS/DEUX ORDRES DU MONDE ET DU LANGAGE

    Pierre FASULA, Ralisme littraire et ralisme philosophique ................................. 127Constantin MIHAI, LImaginaire et le discours obsessionnel. tude de psychologie culturelle .......................................................................................... 140

    EXPRESSIS VERBIS

    Il ny a dautre autobiographie possible que le modeste journal de nos illusions Entretien avec Philippe LEJEUNE ralis par Mihaela-Geniana Stnior .... 151

    CHOGRAPHIES AFFECTIVES

    Laurent FELS, contre-jour ....................................................................................... 161Paul MATHIEU, La mansarde de la nuit ................................................................ 162Eugne VAN ITTERBEEK, Trois pomes sur la mort ............................................. 164Monsif Ouadai SALEH, Pomes ............................................................................... 166

    LE MARCH DES IDES

    Ariane LTHI, Deux potes majeurs du XXe sicle .................................................. 171Aymen HACEN, Traduire le silence. Lexprience mystique de Mohamed Ghozzi ........... 175

    LISTE DES COLLABORATEURS .................................................................183

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    Quelques tentatives scripturales de remplir le vide

    Tout est rempli de dieux, disait Thals, laube de la philosophie; lautre bout, ce crpuscule o nous sommes parvenus, nous pouvons proclamer, non

    seulement par besoin de symtrie, mais encore par respect de lvidence, que tout est vide de dieux.

    (Cioran, De linconvnient dtre n)

    La notion de vide est dhabitude lie, potiquement et philosophiquement, ltat dtre ou plutt de non-tre. On connat bien le jugement de Parmnide : Ltre est, le non-tre nest pas. Le vide signifie justement quil ny a pas de matire, de contenu, dessence, de consistance. Le vide nexisterait donc qu lextrieur de ltre, celui-ci tant plein, comme le soutenait Platon. Mais les distinctions ne sont plus si videntes. Des mutations importantes, au plan individuel, social et religieux, se sont produites depuis lAntiquit. Nous vivons une poque o les antinomies disparaissent, o il ny a plus dopposition ou dinsparabilit entre le vide et le plein, le rien et le tout, le nant et Dieu (pour Cioran Dieu est le nant suprme, par exemple), o lon peut bien parler de la plnitude du vide, o la vie personnelle, sociale et religieuse de lindividu est domine par des paradoxes et des contradictions.

    Le vide cest lespace qui nest pas occup par la matire, synonyme de vacuit: les atomes et le vide dont parlait Voltaire; un espace vide cest un milieu o il ny a pas dobjets sensibles (choses ou personnes), synonyme de nant; do les expressions faire le vide autour de quelquun signifiant lisoler, carter tout le monde de luiou - faire le vide dans son esprit - pour ne plus penser rien; le vide cest galement lespace o manque quelque chose, synonyme de blanc, lacune, trou; il reprsente aussi le caractre de ce qui manque de ralit, dintrt, synonyme dinanit, nant, vacuit; le vide de lexistence.1

    Il faut dj remarquer les domaines o le vide apparat avec prdilection: celui de la physique, de la philosophie, de lontologie et du langage. On y retient surtout les expressions qui marquent lintrusion du vide dans la vie personnelle de lindividu, dans ses actions et ses sensations. Si jadis on tentait de parler du vide dans les domaines des sciences exactes, aujourdhui le vide est entr dans les proccupations quotidiennes de lindividu. La recherche de soi mne, parfois tragiquement, au vide, la non-substance de lexistence, au non-sens et au nant personnel et universel. De toute faon, le vide est une notion qui incite une sorte dautoanalyse. Cest le moi qui entre en jeu, qui se voit dissqu, mis nu, ananti:

    1 Cf. Le Petit Robert. Dictionnaire de la langue franaise, 1996, p. 2386.

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    Une ruse du moi: sacrifier le moi empirique pour prserver un Je transcendantal ou formel, sanantir pour sauver son me (ou le savoir, y compris le non-savoir).2

    Lme se trouve en double qute : de soi et de Dieu. Tentation et tentative destructrices et autodestructrices. Le vide, cest le dsastre, une composition bien dose de solitude, dabsence de Dieu et dangoisse existentielle:

    Solitude qui rayonne, vide du ciel, mort diffre: dsastre.3

    Pour arriver soi, lessentiel, la plnitude de ltre, de lexistence, il faut pourtant passer par le vide ou mieux dire, il faut faire le vide en soi-mme, se librer du tumulte des images, des dsirs ou des motions. Il est imprieux de dpasser le personnel, le vcu, lphmre, pour se soumettre la fascination de labsolu, de lternel, du divin. Cest une manire de se dcouvrir de lintrieur, de sauto-connatre dans ses profondeurs, dans ce quil y a au-del de lapparence et du passable. Le vide, cest encore labolition, la ngation, la dnudation. Selon Jacques Maritain, le vide est une nergie, cest lacte dabolition de tout acte.

    Dans ses Essais sur lindividualisme contemporain, Gilles Lipovetsky4 dcrit cette re du vide, cette socit post-moderne, domine par la logique du vide, o lindividualisme hdoniste et personnalis est devenu lgitime:

    Les grands axes modernes, la rvolution, les disciplines, la lacit, lavant-garde ont t dsaffectes force de personnalisation hdoniste; loptimisme technologique et scientifique est tomb, les innombrables dcouvertes saccompagnant du surarmement des blocs, de la dgradation de lenvironnement, de la drliction accrue des individus; plus aucune idologie politique nest capable denflammer les foules, la socit post-moderne na plus didole ni de tabou, plus dimage glorieuse delle-mme, plus de projet historique mobilisateur, cest dsormais le vide qui nous rgit, un vide pourtant sans tragique ni apocalypse.5

    Lhomme moderne a la conscience du vide existentiel, il vit intrieurement ce vide, tout en exprimant, par le langage, ce quil vit. Parler du vide, est-ce une manire de le remplir? Certainement. Les mots viennent matrialiser les sensations, ce sentiment profond et dchirant, quil ny a rien faire de lexistence, que cest la mort qui vient couronner labsence de substance de la vie.

    Sur le plan ontologique, le vide reprsente le dsir de disparatre. Cioran nous en donne potiquement lexplication:

    Le dsir de disparatre, parce que les choses disparaissent, a si violemment empoisonn ma soif dtre que, au sein des tincellements du temps, mon souffle steignait

    2 Maurice Blanchot, Lcriture du dsastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 26.3 Ibid., p. 220.4 Gilles Lipovetsky, Lre du vide. Essais sur lindividualisme contemporain, Paris, Gallimard, 1983.5 Ibid., pp. 15-16.

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    et le crpuscule de la nature me drapait dombres innombrables. Et, comme je vouais le temps en tout, jesprais tout affranchir du temps.6

    Le vide ontologique suppose le non-sens de tout geste ou de tout effort, le draisonnable ncessaire tout acte, la nullit des volupts et des vrits (La Gamme du vide).7 Ltre est mis sous le signe du reniement, de labstraction, la seule action quil veut encore entreprendre tant celle de se vider de soi, de rver le non-tre. Lhomme intrieur cest lhomme qui se vide, qui dtruit par volont ses relations avec les autres, avec le temps (avec son pass et ses anctres), qui nie toute matrialit et toute ralit. Cest un tre altr, alin, qui se voue la recherche de lui-mme, avec la conscience de lchec, de sa propre destruction, de son propre anantissement:

    (De reniement en reniement, son existence samenuise: plus vague et plus irrel quun syllogisme de soupirs, comment serait-il encore un tre de chair? Exsangue, il rivalise avec lIde; il sest abstrait de ses aeux, de ses amis, de toutes les mes et de soi; dans ses veines, turbulentes autrefois, repose une lumire dun autre monde. mancip de ce quil a vcu, incurieux de ce quil vivra, il dmolit les bornes de toutes les routes, et sarrache aux repres de tous les temps. Je ne me rencontrai plus jamais avec moi se dit-il, heureux de tourner sa dernire haine contre soi, plus heureux encore danantir dans son pardon les tres et les choses.)8

    Pour cet tre, tout est drisoire, mme la matrialit des choses, la vie ntant, en fin de compte, que litinraire du vide.

    Sur ce plan de la cration et du langage, le vide se traduit par la strilit, par le refus darticuler et de rendre matriel lide, labstraction, le soi:

    Supercherie du style : donner aux tristesses usuelles une tournure insolite, enjoliver des petits malheurs, habiller le vide, exister par le mot, par la phrasologie du soupir et du sarcasme!9

    Sur le plan religieux, le vide ronge de lintrieur lhomme sans Dieu, lhomme qui proclame, comme Nietzsche, que Dieu est mort. Il passe son temps mditer linutilit de tout, la vacuit de toute action, au rien auquel sont destines toutes les choses. Mais la mditation nest quune autre forme dloignement de soi et de lessence, une alination diffrente qui distancie ltre de lui-mme et le rend tranger:

    Rflchir cest faire le vide autour de soi, cest vacuer le rel, cest ne conserver du monde que le prtexte ncessaire aux interrogations et aux tourments de lesprit. La rflexion supprime; elle anantit tout, sauf elle-mme.10

    6 Cioran, Brviaire des vaincus in uvres, Paris, Gallimard, 1995, p. 526.7 Cf. Cioran, Prcis de dcomposition in op. cit., pp. 617-618.8 Ibid., p. 636.9 Cioran, Syllogismes de lamertume, in op. cit., p. 751.10 Cioran, Cahiers 1957-1972, avant-propos de Simone Bou, Paris, Gallimard, 1997, p. 62.

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    Penser ou crire, ce ne sont que des actions qui amplifient le vide intrieur, tout en intensifiant la conscience du malheur voque par Benjamin Fondane. Et cest toujours Cioran qui fait le processus de ltre passif, sans convictions, sans certitudes, qui se nourrit de son propre vide:

    Au fond, je fais tout ce que font les autres, mais je ne le fais plus dune faon instinctive. Cest ce que jai appel une autre fois: vivre sans conviction. Cest--dire quon prouve peu prs tous les apptits et toutes les satisfactions communes, mais quelque chose sest bris; et sil ny a pas brisure, il y a dtachement; on nest plus dedans, il est impossible de sidentifier quelque acte que ce soit, pourtant on excute tous les actes, on fait partie extrieurement de la socit, voire de la foule. Mais on a vu derrire les choses, on en a peru la non-ralit, la foncire vacuit. Un intervalle se creuse toujours entre soi et lacte, entre lacte et la chose. On cesse pour toujours dtre entier. On ne sera plus jamais tout un avec ce quon fait. Il ny aura plus de soudure entre le soi et ltre. Car il ny aura plus jamais dtre dans lancien sens du mot. Tout est devenu apparence? Non. Mais plus rien nest, plus rien ne ressemble ce que ctait avant. Ce nest pas le rel qui est transfigur, cest le vide.11

    Ds lors, rdiger un dossier sur le vide semble une entreprise paradoxale de plusieurs points de vue: tout dabord, chaque approche de ce concept comporte une tentative de le vaincre, de le remplir de sens et de mots; ensuite, il faut choisir la nature du vide que lon examine: le vide des physiciens, des philosophes, des potes, le vide extrieur ou le vide intrieur, le vide vcu ou le vide pens ; troisimement, il faut opter pour une manire de laborder: scientifiquement, par des procds constructifs ou dconstructifs dune ralit qui se prsente plus ou moins devant les yeux ; philosophiquement, par des spculations ingnieuses, dans des thses, antithses et synthses; potiquement, par des approches subtiles et sensibles, dans le but de rvler lhomme intrieur, pour lequel le vide ne serait peut-tre que lacte de veiller sur le sens cach, absent, mystrieux. Le vide reste un concept cl aussi dans les textes spirituels et religieux. Il est mis en relation avec Dieu, avec le nant, avec la vie individuelle et sociale de lhomme.

    Dans son analyse de la plnitude du vide chez Cioran, ce Bouddha de boulevard, Massimo Carloni parle du nant cioranien qui ne soppose pas ltre, mais lrode de lintrieur, cest un principe de dcomposition, un virus qui se dveloppe dans le sein mme de la vie. Odette Barbero propose un excursus thorique dans la multitude des sens et des dimensions du vide, invoquant et voquant plusieurs philosophes qui se sont penchs sur cette notion, comme Descartes et Pascal. Heinz Wismann fait une incursion systmatique au sujet de la notion de la philosophie antique de la nature de latome. Jos Thomaz Brum dcrit ltat de lhomme actuel, tourment par les penses les plus contraires , souffrant de la maladie de lincertitude , perdu dans lenfer de la technique et de la communication sans trve, redoutant le vide, lhomme sans Dieu qui rend visite soi-mme. Emilian

    11 Ibid., p. 869.

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    Cioc se pose des questions essentielles dans ce dbat sur le vide: Ce vide, comment compter avec? [] Que faire et comment faire ds lors que le vide sinsinue et creuse tres et actions?. Ensuite, cest aux potes de nous faire mditer, par les subtilits mtaphoriques des mots en liaison, mots qui senchanent pour raliser le vide symbolique dans lespace ouvert de la posie. Philippe Lejeune nous montre comment le journal personnel devient une manire de remplir le vide existentiel dans un monde qui a plac au centre de tout lart parce quil na plus de religion. Lautobiographie se propose ainsi dunifier la vie pour en dgager les sens.

    Lacte mme dcrire reprsente une manire de vaincre le vide. Il aide remplir un espace mort et permet de se chercher une autre identit, langagire, forme et dforme la fois par les mots, ces outils tratres, illusoires, dans un monde qui a perdu sa croyance et sa vocation.

    Mihaela-Gentiana STNIOR

  • Agora

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    Statues et panthres

    Title: Statues and PanthersAbstract: This paper focuses on the differences between major thinkers and eccentric ones.

    The notion of difference is regarded in terms of both the style of their written work and the role played by their biography in the economy of their writings.

    Key words: philosophers, classicism, eccentricity, frailty, asceticism.

    De grands penseurs, des penseurs excentriques. La distinction peut tre suivie autant au niveau de la biographie quau niveau de luvre. Les grands penseurs ont, dhabitude, une longue vie, respectable, pauvre en vnements, dvore entirement par leur tentative obsessive de sapproprier lide. Les penseurs excentriques sont toujours guetts par des accidents fatals. Ils ont une existence tumultueuse qui gagne des traits mythiques chez leurs admirateurs. Ils finissent leur vie dans une clinique pour alins ou choisissent de se suicider. Dans la plupart des cas, leur vie est plus intressante que leur uvre qui ne reprsente quune simple illustration de leur existence exceptionnelle. La vie des grands penseurs est banale, purement fonctionnariste, parfaitement bourgeoise, tandis que la vie des penseurs excentriques est presque toujours un vritable chef-duvre.

    Les grands penseurs crivent beaucoup, volume aprs volume, incits par leur essai de disloquer lopacit de ltre. Ils sont souvent prolixes, parfois excessivement techniques, dautre fois beaucoup trop obscurs. Leur style peut tre lourd, dpourvu dlgance, dform par leffort visible de poursuivre lide. Lobsession de la cohrence et du systme les rend souvent ennuyeux, voire ridicules. Mais malgr les diffrents dfauts ponctuels, leur uvre simpose nanmoins, offrant une terrible impression de solidit. Elle semble prsenter une perspective sur la vrit, impossible ignorer. Cela arrive aussi parce quils essaient toujours de prendre leur propre compte lentire histoire de la philosophie, en sinscrivant dans une gnalogie illustre, ou en y insistant pour sen dmarquer par une rupture originale. Quelque piste quils choisissent, dans leurs livres, ils sarrtent toujours la signification de la tradition, quils systmatisent, rcrivent ou dforment, tant fixs, spasmodiquement, sur les mmes grandes ides, pensant de leur propre manire les mmes thmes universels. Cest la raison pour laquelle on ne peut pas ngliger leur rflexion qui clarifie. En plus, ils vitent les excs et cherchent toujours une explication plausible concernant la marche du monde, tout en sefforant de proposer une Weltanschauung vaste et nuance. Leurs crits ne semblent jamais tre une simple expression de la fantaisie ou du jeu. Ils prtendent capturer la seule image authentique de la formation du monde et de la consistance de la ralit. Leur pense simpose justement par lintensit de la provocation quelle propose, par sa prtention doffrir une explication complte de tous les phnomnes. Aucun sens ne semble chapper la formidable articulation des tomes gigantesques comme, par exemple, LEncyclopdie des sciences philosophiques ou La Philosophie de

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    la mythologie. Aucun dtail ne peut se soustraire aux ambitions dune telle pense, prte lenregistrer, en le plaant parmi tous les autres dtails et en le dpouillant de lindit de son apparition unique, en lencadrant pour toujours dans limage globale de lunivers et en dtruisant son mystre. Soit quils essaient de construire explicitement un systme, soit quils sexpriment par des aphorismes ou des fragments gouverns par une ambition systmatique, les grands penseurs veulent toujours puiser le sens de la ralit, saisir toutes les nervures de lexistence dans leur explication qui vise la globalit.

    Les choses se prsentent diffremment chez les penseurs excentriques. Ils sont privs de la patience ncessaire faire leffort de reconstruire le monde par la pense. Ils ne peuvent pas accepter la lenteur graduelle de la construction. Ils ne sont pas du tout daccord avec la banalit ncessaire des pas intermdiaires, des lments de passage dune ide lautre. Ils privilgient le saut, le tressaillement, la palpation immdiate de lextraordinaire, la passion du dmesur, du barbare ou, au contraire, le raffinement dcadent et la prciosit du dtail. Ils prtendent liminer les longueurs excessives, la redondance de la pense classicise par une intuition instantane des choses vraiment importantes, par leur claire et concise description. Tout en se situant toujours sur une position rebelle, ils contestent la lgitimit du prestige des grands penseurs, de ceux qui sont pour ainsi dire devenus des penseurs officiels de la culture occidentale. Ils font appel une criture subversive qui met sans cesse en cause ses propres suppositions, qui sefforce de prouver la caducit et linadquation de toutes prtentions au srieux. Ils emploient les jeux dsinvoltes de limagination, ils misent sur lhumour, sur lironie, sur le grotesque. Intimids ou ennuys par la solennit dune approche globale de ltre, ils reconnaissent demble leurs prtentions plus modestes, leur orientation vers des aspects particuliers, dhabitude choquants, monstrueux ou banals. Ils ne se proposent jamais dexpliquer la ralit, de construire des arguments en faveur du dcryptage de la nature profonde du monde, mais ils aspirent plutt contredire limage classique de la ralit (soit celle du sens commun, soit celle des philosophes) ou proposer dautres ralits de substitution. Leur dialogue avec la grande tradition philosophique est marginal et bizarre. Ils ne suivent jamais les chemins dj parcourus, ils ne croient pas avoir le devoir de penser les mmes thmes chers tous, mais ils tentent de dcouvrir des sujets insolites, partir des passages obscurs, des observations marginales ou des notes de sous-sol des uvres canoniques. Leurs textes construisent une contre-ralit trange, un monde artificiel mais fascinant, o les autres ne se reconnaissent pas. Agissant comme des dandys de la philosophie, voulant toujours choquer, ils restent lextrieur des hirarchies officielles. On ne doit leur nom quaux efforts des admirateurs fanatiques ou la passion subite que la subtilit de leur criture rveille un grand esprit proccup de les rendre vivants.

    Les penseurs excentriques sont effrays par la possibilit de se rpter, par le pril de tomber parfois en platitude ou banalit. Essayant dviter tout prix les lieux communs, ils sont obligs de faire appel de vritables tours de force logiques, des trouvailles extraordinaires, de matriser des ressources de fantaisie et dimprovisation. Cest pourquoi le ton de leurs textes est souvent forc, sans harmonie, misant chaque

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    ligne sur la surprise et la brillance, risquant de drouter les lecteurs et de les laisser en proie la confusion. Si la mthode des grands penseurs ressemble assez bien aux techniques employes dans la construction dun grand roman, le style des penseurs excentriques est plutt potique, favorisant la discontinuit, lallusion, la mtaphore, limage russie. Le got aristocratique des penseurs excentriques les empche de suivre le raisonnement laborieux, de shabituer leffort ncessaire au saisissement de lide. Ils ont recours lintuition, ils ne notent que la conclusion, tout en liminant ce qui trahit les traces de leffort mental et du travail. Ils veulent toujours paratre en tat de grce, ils mettent laccent sur le rle de la crativit continue qui leur permet de jongler leur gr avec les ides les plus insolites, sans quils aient besoin dattendre, dhsiter, dlaborer longuement. Ils emploient avec plaisir les jeux de mots, se font un titre de gloire de leur ironie caustique, introduisent dans leurs textes de faux cibles, des filets pour les fantmes et de nombreux piges. Ils collectionnent des citations bizarres, inventent des personnages fantasmagoriques, rappellent leur soutien les thses tranges des auteurs mineurs quils clbrent toute occasion. Ils proclament avec enttement leur gnie, en misant sur les ressources minutieuses de leur golatrie, sur leur talent narcissique quils utilisent pour consolider leur mythe. Abouliques, inconstants, toujours dpressifs, incapables de fortes croyances, sans tre dous pour le fanatisme, ils font figure de sceptiques de service, se flicitant pour leur lucidit dvastatrice, qui nest, le plus souvent, quun simple masque de la navet enfantine. Fascins par tout ce qui est phmre, ils estiment les rves, linspiration, le dlire la mystique, lanecdote, laphorisme. Hrtiques par vocation, ils contestent tout ce qui tient de la loi, du systme, de la causalit, misant sur la spontanit anarchique des vnements, sur leur engendrement hasardeux qui vient du rien.

    Les penseurs excentriques sont frivoles, laissant limpression de ntre intresss que par un simple flirt avec ltre, tandis que les grands penseurs vivent avec lobsession de ltre, tant incapables de se sparer de la chaleur dvorante des ides. Les penseurs excentriques privilgient laventure, les grands penseurs sont pris dans la circularit rptitive de la manie. Les penseurs excentriques voyagent beaucoup, aiment les changements, la variation, le neuf; les grands penseurs ne quittent presque jamais leur tour divoire, tant hypnotiss par la rgularit parfaitement cadence de la routine. Les penseurs excentriques adorent la vie, les grands penseurs labhorrent. Les penseurs excentriques exaltent limagination, les grands philosophes la considrent la folle du logis. Les penseurs excentriques sont sceptiques, nihilistes, domins par des pulsions anarchiques. Les grands penseurs sont dogmatiques, partisans du sens global quils considrent illisible, admirateurs de la loi et de la raison, des citoyens disciplins, des bourgeois honntes. Les penseurs excentriques sont des tempraments artistiques, dous dun got esthtique infaillible, estimant surtout la musique et la peinture. Les grands penseurs naiment que la posie et la rhtorique, tant effrays par le potentiel irrationnel de la musique. Les penseurs excentriques sont soit des invertis sophistiqus, soit de redoutables collectionneurs de beauts fminines. Les grands penseurs vivent dune manire asctique, mourant souvent

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    vierges. Les penseurs excentriques sont fascins par les sauvages, par les enfants et les fous. Les grands penseurs ne sont attirs que par la figure du sage. Les penseurs excentriques regardent la politique avec mpris, les grands penseurs lui consacrent une partie importante de leur rflexion. Les penseurs excentriques croient la nature immuable de lhumanit, les grands penseurs sont convaincus de la perfectibilit du genre humain. Les penseurs excentriques adorent les chats et les chevaux, les grands penseurs aiment les chiens, les lions et les aigles. Les penseurs excentriques sont des natures oniriques qui aiment le sommeil et la paresse. Les grands philosophes nont pas de rves, dorment peu, sont les esclaves dun activisme sans mesure et contraints de produire des volumes par les injonctions de leur nature profonde. Les penseurs excentriques sont les partisans inconditionnels de linconscient, tandis que les grands penseurs nient son existence avec vhmence. Ils ne croient qu la toute-puissance de la conscience, la clart inhumaine de leur regard olympien.

    Ciprian VLCANTraduit du roumain par Mihaela-Geniana STNIOR

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    Cioran, lecteur des rvlations de la mort12

    Title: Cioran, Lecturer of The Revelations of Death.Abstract: The author studies the degree of influence on Cioran by the lecture of The

    Revelations of Death (1923) of Lev Shestov, a books he read and admired during his philosophical studies at the University of Bucharest, around 1930. The article comprises two themes: one defined by the convergence of the points of view concerning the criticism of Kants rationalism; the other defined by the divergence regarding the points of view on death, in which Cioran does not assume the interpretation of Shestov of the death of Ivan Ilich, the hero of a novel by Tolstoy. This text of Cioran dates from 1964 and it was published in The Fall into Time. Cioran refuses a metaphysical interpretation on the death of Tolstoys hero: True life begins and ends with agony. On this point, Ciorans thinking, rather stoical, meets that of Camus, explained in The Myth of Sisyphus (1942).

    Key words: Revelation, God, Life and Death, Kant, Dostoyevsky, Tolstoy, Camus

    Horizons gographiques des lectures de Cioran

    Cest en lisant Les rvlations de la mort de Lon Chestov que je me suis beaucoup mieux rendu compte de lappartenance religieuse de Cioran au monde slave et oriental, je songe particulirement Dostoevski, Rozanov, Chestov, Berdiaeff et tant dautres. Au plan philosophique, ce sont les Allemands qui occupent les premiers rangs, qui est sans doute d aux origines transylvaniennes, sibiennes mme, du penseur de Rinari. Cest aussi en Allemagne quil poursuivra ses tudes postuniversitaires. Mais les principales lectures se sont faites avant ses sjours en Allemagne. Cest dans les annes 30 quil lit Spengler, Kant, G. Simmler, Nietzsche, Schopenhauer, Heidegger. Quant ses lectures spirituelles, mystiques, il soriente vers la mystique occidentale flamande-rhnane, reprsente par Matre Eckhart et Ruusbroec, et les grands mystiques castillans Thrse dAvila et Jean de la Croix. Toute cette culture se nourrit des lectures de la Bible et des Pres de lglise, acquises et pratiques dans lenfance et la jeunesse au foyer, sous la direction du pre Emilian Cioran, prtre orthodoxe, cur lglise principale de Rinari. Ce sont, en premier lieu, les crits roumains qui sont marqus par ces influences, par ces croisements et conflits spirituels. Quant au domaine franais, le jeune Cioran ne trouve pas dquivalent philosophique et littraire, comparable Nietzsche ou Chestov. Son principal intrt va vers Henri Bergson qui il reproche, comme a crit Simmler, davoir nglig le ct tragique

    12 Entretien avec Sylvie Jaudeau, in Cioran, Entretiens (Arcades 41), Paris, Gallimard, 1995, p. 217. Voir galement Georg Simmel : Henri Bergson, dans Die Gldenkammer, 4. Jg. (Heft 9, Juni 1914, pp. 511-525), Bremen (http://socio.ch/sim/ber14, p. 12. Voir galement mon tude : Cioran lecteur de Bergson , in Approches critiques VII (Cahiers Emil Cioran), Sibiu-Louvain, d. Les Sept Dormants/Ed. Universitii Lucian Blaga, 2006, pp. 171-192.

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    de lexistence .13 En littrature, il faut citer en premier lieu Charles Baudelaire et Shakespeare. Il lit principalement Lon Chestov cause de sa manire de penser et dcrire, et, bien sr, par sa faon dinterprter Dostoevski en philosophe, cest--dire en tudiant les vrais problmes, comme il dit dans lentretien avec Sylvie Jaudeau:

    Il pensait juste titre que les vrais problmes chappent aux philosophes. Que font-ils en effet si ce nest quescamoter les vritables tourments?14

    Dans le domaine de la philosophie religieuse il est fort influenc par un trait du psychologue amricain James H. Leuba, disciple de William James, intitul Psychologie du mysticisme religieux, traduit en franais par Lucien Herr, publi en 1925 dans la Bibliothque de Philosophie contemporaine.

    Cioran, lecteur des Rvlations

    Quest-ce qui, parmi toutes ces lectures, aurait pu frapper Cioran en lisant les Rvlations de la Mort de Chestov?15 Tout dabord, ce quil y a de commun entre eux deux, cest limportance quaccorde Chestov aux vrais problmes , ce que le penseur russe appelle, citant Plotin, ce qui importe le plus, ce qui est la dfinition mme la plus complte de la philosophie : la question : quest-ce que la philosophie? Il rpond: T TIMIOTATON, cest--dire: ce qui importe le plus. Cest le suprme critre qui spare la philosophie de la science. Chestov va mme plus loin : cest le critre qui les oppose mme. La science est objective, indiffrente, crit-il encore, elle ne sintresse pas aux diffrences, par exemple ce qui distingue linnocent et le coupable, elle soccupe de ce qui est classifiable et non de ce qui est qualifiable.16 Par lopration de la raison, elle labore des thories permettant de transformer miraculeusement ce qui fut une fois, ce qui aux yeux ordinaires apparat comme contingent en ncessaire. Ainsi Chestov arrive opposer la vie la raison: Autrement dit, la science cest la vie devant le tribunal de la raison. (p. 52) Schmatisant, il reprsente le domaine de la science sous la forme dductrice de la formule arithmtique 2x2:4, soustrayant par l tout ce qui est la vie, cest--dire tout ce qui importe au pouvoir de la science, lattribuant en plein la philosophie. En fait la formule appartient Dostoevski et revient, tel un refrain, dans le fragment Le sous-sol, qui contient, sous la forme autobiographique dun journal, un long discours sur le sens de la vie, oppos celui dun monde domin

    13 Entretien avec Sylvie Jaudeau, dans Cioran, Op. cit., p. 217.14 Entretien avec Sylvie Jaudeau, dans Cioran, Op. cit., p. 217.15 Voir galement: Eugne Van Itterbeek, Cioran et les Russes: Rozanov, Chestov et Tolsto, dans Approches critiques V (Cahiers Emil Cioran), Louvain-Sibiu, 2004, pp.167-182.16 Chestov, Les rvlations de la mort. Dostoevsky-Tolsto. Prface et traduction de Boris de Schloezer, Paris, Plon, 1923, pp. 51-52.

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    par la science et la raison.17 Toute la question est de savoir si Chestov na pas forc la note en appliquant au discours de Dostoevski une problmatique antimoderniste par laquelle il a cherch affirmer sa propre aversion du monde moderne. Dans la deuxime partie des Rvlations il a voulu impliquer galement les dernires uvres de Tolsto dans sa vision sous lenseigne dostoevskienne de 2x2:4. Il faut donc se demander en quelle mesure le vitalisme du jeune Cioran, lecteur des Rvlations, sest laiss inspirer par la philosophie de la vie de Chestov. Par ses lectures de Bergson et surtout dEmmanuel Kant, Cioran tait fort intress au problme de la connaissance ce qui la conduit prcisment se dtourner de la philosophie:

    Je me suis dtourn de la philosophie au moment o il me devint impossible de dcouvrir chez Kant aucune faiblesse humaine, aucun accent vritable de tristesse ; chez Kant et tous les philosophes.18

    Est-ce que le problme de la connaissance philosophique se pose donc dans les mmes termes chez Chestov et Cioran?

    Cioran et Chestov, critiques de Kant

    Au sujet de Kant nous disposons de deux textes qui nous permettent de comparer et ventuellement de clarifier la position de Cioran et de Chestov par rapport au concept kantien de la connaissance. Le texte de Chestov figure au chapitre V de la premire partie des Rvlations de la mort qui porte le titre La lutte contre les vidences , entirement consacre Dostoevski. Quant Cioran nous nous rfrons particulirement lessai quil a prsent le 13 janvier 1931 au sminaire de philosophie, dirig par le professeur Nae Ionescu de lUniversit de Bucarest. Il sintitule Considrations sur les problmes de la connaissance chez Kant.19 Les observations critiques de Cioran trouvent des chos diffrents endroits de son uvre roumaine entre autres dans Le livre des leurres (Cartea amgirilor, 1937), ainsi que dans Prcis de dcomposition, principalement dans les fragments Penseurs crpusculaires et Adieu la philosophie.20 Il nest pas sans importance dobserver que, chez Cioran, le nom de Dostoevski napparat pas dans les textes mentionns.

    Le principal dfaut, par o pche le systme philosophique de la connaissance chez Kant, cest, selon Cioran, de sparer la pense de lexistence et de rompre ainsi avec la grande tradition philosophique de lAntiquit grecque, inaugure par Socrate. Je propose de prendre connaissance de quelques extraits du texte de Cioran sur Kant:

    17 Dostoevski, Le sous-sol, dans Ladolescent (Bibliothque de la Pliade), Paris, Gallimard, 1994.18 Cioran, Prcis de dcomposition (Quarto), Paris, Gallimard, 1995, p. 622.19 La version roumaine tant indite, je rfre ma traduction franaise et mes commentaires publis dans Approches critiques VI (Cahiers Emil Cioran), Sibiu-Louvain, Ed. Universitii Lucian Blaga - Les Sept Dormants, 2005, pp. 185-207.20 Cioran, uvres (Quarto), pp. 230-243; 610-612; 622-624.

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    Kant sest occup du problme de la connaissance et y a donn une prpondrance si dcisive, par le fait quil lui a manqu tout sentiment de lexistence, de tout ce qui est, de ce que nous prouvons comme une donne originaire et irrductible. Le manque de sensibilit pour le rel, labsence de vie concrte qui nous donne une prise immdiate sur la structure existentielle de ltre, a amen Kant spculer sur la connaissance, qui chez lui ne signifie nullement une approche de lexistence en tant que donne originaire mais comme mode de prciser les formes et les lments constitutifs de lesprit. () La philosophie grecque na pas seulement limit ce problme la philosophie, tant donn quelle tient de la nature et des formes structurelles de la culture, la philosophie grecque donc na pas connu cette sparation entre la connaissance et lexistence. 21

    Dans le deuxime fragment qui se situe dans le prolongement du prcdent, Cioran dveloppe sa pense en llargissant la culture moderne, qui se caractrise, tout comme la pense kantienne, par le fonctionnalisme et le mathmatisme , marquant une complte rupture avec la pense grecque:

    Ce qui caractrise cette culture cest le contact vivant et intime avec la ralit, cest cette profonde comprhension du qualitatif et de la substantialit que la culture moderne, base sur le fonctionnalisme et le mathmatisme, ne parvient plus comprendre. Le sentiment de la qualit est un sentiment de lexistence, cest une manire de transcender les conditionnements de la conscience en vue de prendre ralit dans sa structure originaire.

    Malgr la diffrence de langage entre les deux penseurs, il y a une parfaite concordance entre les points de vue de Chestov et du jeune Cioran. Tous les deux sinscrivent dans la tradition socratique, refusant de sparer la pense philosophique des autres voies daccs la connaissance de la vie et du monde, tels que lart et la religion. Cioran, na-t-il pas soulign dans le livre dEtudes dhistoire de la philosophie dEmile Boutroux, dans le chapitre consacr Socrate, la phrase significative: Cette ide dune runion de la science et de lart est le germe mme de la philosophie socratique?22 De mme a-t-il encadr un peu plus loin tout le paragraphe o Boutroux, parlant de la connaissance de soi, dsigne la mthode socratique pour pntrer, dans sa propre me, par del le particulier et le passager la dcouverte dufonds identique et permanent.23 Cest, tournant mme le dos la philosophie, le principe et la voie que Cioran va suivre, parfois dsesprment, dans toute son uvre. Chestov ne connat pas ce dsespoir et ces doutes, il va de lavant, suivant la route trace de Dostoevski et celle qui se dessine dans les dernires uvres de Tolsto. Il se laisse accompagner par saint Bernard, sainte Thrse et saint Jean de la Croix, jusquaux bords mme du nant mystique.24 Ce nest pas exclu que sous linfluence de Chestov Cioran ait t galement

    21 Cioran, Approches critiques VI, p. 198.22 Emile Boutroux, Etudes dhistoire de la philosophie (Bibliothque de philosophie contemporaine) 5me d., Paris, Flix Alcan, 1925, p. 34.23 Emile Boutroux, op. cit., p. 26.24 Chestov, Op. cit., p.26.

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    tent par cette direction spirituelle, laquelle il renoncera peu avant son dpart pour la France, aprs avoir crit Lacrimi i sfini quil publiera compte dauteur en 1937.

    Ce qui distingue donc Chestov et Cioran, cest la manire de penser, plus subjectivante chez Cioran, base sur la rflexion sur soi et mme contre soi, plus objectivante, oriente vers lautre chez Chestov, mais tous les deux enqutant limmense champ, la limite du cur et de la raison, qui souvre lexprience au del de la muraille, par les fentes de la palissade, pas le ciel de la forteresse, mais un autre, un ciel plus lointain, un ciel libre.25 Ce ciel apparat chez Cioran dans le fragment En finir avec la philosophie qui figure dans le Livre des leurres (1936). Ce ciel, cette fente dans le systme des lois, des rgles, de la monotonie du bagne, avec lequel Chestov compare le systme kantien, fonctionne chez Chestov comme un dfi, comme une possible issue, comme un espoir mtaphysique qui incite une lutte contre les vidences. Ce comportement ou plutt cette morale rappelle celle que va dvelopper Camus dans La peste (1947) et dans Lhomme rvolt (1951). De ce point de vue Cioran se situe plutt dans le climat moral qui caractrisera celui de lEtranger, cest--dire celui de lanalyse du non-sens, de la maladie, du dsespoir qui finira par se transmuer, dans la priode franaise de Cioran, dans une pense crpusculaire constituant le fond de son scepticisme, cette attitude du sourire sur les ruines, qui est celle des philosophes dcadents de lEmpire romain.

    Dans le Livre des leurres Cioran nest pas encore arriv ce point-l. Il continue danalyser, dobserver les malades, les hommes briss par la maladie dans le silence des salles dattente des mdecins. Ils me font penser Ivan Ilitch qui Cioran consacrera, daprs le modle des Rvlations de la mort, un chapitre de La chute dans le temps (1964). Nous comparerons ci-aprs les deux interprtations, celles de Chestov et de Cioran. Dans Le livre des leurres la maladie est vcue comme une catastrophe. Cioran reprend le terme de rvlation de Chestov: Car la maladie est une rvlation trop grande pour tous ces hommes qui attendaient trop peu de la vie pour comprendre de la maladie autre chose quune catastrophe. Ici il ny a pas de lutte ni de grandeur: Pour une maladie, il faut tre quip comme pour une vie.26 En face des misres de la vie la philosophie na donc rien offrir, selon Cioran, mme pas une consolation: Aucun philosophe ne peut nous consoler car pas un ne possde assez de destin pour nous comprendre. Cioran rpte dans le fragment mentionn du Livre des leurres largumentation quil a dveloppe dans son travail de sminaire contre Emmanuel Kant, recourant de niveau Georg Simmel: Il est terrible de penser que si peu des souffrances de lhumanit sont passes dans sa philosophie.27 Le reproche sadresse la pense elle-mme: Quest la pense au regard de la vibration de lextase, ou du culte mtaphysique des nuances qui dfinit toute posie? et plus correctement encore: Un pote la vision ample

    25 Dostoevski, Souvenirs de la maison des morts, dans Crime et chtiment (Pliade), Paris, Gallimard, 1950, p. 915.26 Cioran, Le livre des leurres, Quarto, p. 235. Il est intressant dobserver que Cioran reprend le terme de rvlation qui se substitue celui de connaissance, sans doute sous linfluence de Chestov. Le mot revient en plein dans son essai Les rvlations de la douleur (Azi, 1933).27 Cioran, Op. cit., p.232.

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    (Baudelaire, Rilke, par exemple) affirme en deux vers plus quun philosophe dans toute son uvre.28 Bref, la philosophie ne dispose daucune vrit.29 De l le recours au terme de rvlation pour dsigner ce que nous rvlent les souffrances, les maladies, la mort et tout ce qui appartient au domaine du cur.

    Deux interprtations de la vie et de la mort dIvan Ilitch

    Compar au matriel dont nous disposions sur linterprtation de Dostoevski, o la discussion tournait autour de la philosophie de la connaissance chez Kant, dans le cas de Tolsto, nous pouvons recourir deux interprtations dun mme texte, La mort dIvan Ilitch, respectivement celle de Lon Chestov figurant la fin de la deuxime partie des Rvlations de la mort et celle de Cioran qui occupe, sous le titre La plus ancienne des peurs, et avec le sous-titre propos de Tolsto, tout un chapitre de La chute dans le temps. Ce texte a paru dabord sous la forme dune prface dans un livre de Tolsto, comprenant La Mort dIvan Ilitch, Matre et Serviteur et Les Trois morts, publi dans la collection 10/18 en 1964.30 Dans la mme collection a paru en 1966, en rdition, le livre Lhomme au pige de Lon Chestov, accompagn dune prface de Boris de Schloezer, comprenant des essais sur Pouchkine, Tolsto et Tchkov. Voil le contexte dans lequel figure lessai de Cioran sur Tolsto. Il nest pas sans importance dobserver que le nom de Camus est associ celui de Chestov par la publication dun extrait du Mythe de Sisyphe (1942) sur la couverture de derrire du livre o Camus introduit la philosophie du penseur russe dans la problmatique de labsurde.

    Avant dentamer la discussion du sens que Chestov et Cioran ont donn la figure dIvan Ilitch, je voudrais brivement synthtiser lessai que Chestov a crit en 1908 loccasion du quatre-vingtime anniversaire de Tolsto et qui a t repris en traduction franaise dans Lhomme au pige. Cest dj de sa part une tentative de formuler une rponse aux deux crises qua connues Tolsto dans sa vie et la faon miraculeuse dont il est sorti. Chestov parle de transformation miraculeuse.31 Ces crises ont t chaque fois dclenches par une rencontre avec la mort, ce qui lui a chang compltement la vie. Au cur de ce changement intrieur, au contact de la mort, un monde sest effondr pour faire place un autre monde : Ce nest pas en vain quil a vu deux fois la mort, quil a deux fois dtruit et deux fois difi un monde.32 Tolsto lui-mme a attribu son retour la vie un retour Dieu: Dieu est la vie. Vis en cherchant Dieu, et il ny aura plus de vie sans Dieu. Tout autour de moi sest clair plus vivement que jamais et cette lumire ne ma plus abandonne, crit-il aprs sa seconde crise. 33 Comment expliquer, se demande Chestov, cette foi chez celui pour qui

    28 Cioran, Op. cit., p. 232 et 231.29 Cioran, Op. cit., p. 230.30 Dans le livre de 1964 lessai de Cioran sintitule: Tolsto et lobsession de la mort.31 Les rvlations, p. 228.32 Chestov, Lhomme au pige, Bibliothque 10/18, 1966, p. 73.33 Cit par Chestov, Op. cit., p. 57.

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    la raison avait le pouvoir daccorder un sens la vie. Un des thmes principaux de lessai de Chestov, qui lui personnellement ne partageait pas cette foi dans la science avec Tolsto, cest de chercher expliquer cette relation entre la foi et la raison chez lauteur de Guerre et Paix. Pour Chestov la raison et la foi, Dieu et la science sont incompatibles. La rvlation exclut la raison. La raison ne peut pas te sauver du dsespoir, seul Dieu en est capable, cest Lui la force vitale de la vie, telle que Tolsto explique son retour la vie: Connatre Dieu et vivre sont une seule et mme chose, professe Tolsto lui-mme.34 Cest ainsi que Chestov explique le changement intrieur dIvan Ilitch en face de la mort. Il est le rsultat dune rvlation, de la rvlation de la mort, dans le sens mystique du terme: philosopher, crit Chestov, cest se prparer la mort, cest mourir.35 Nous verrons comment Cioran utilise ce terme. Lui, il parle de la rvlation du non-sens de la vie.36 Sans le dire explicitement Cioran prend ses distances lgard de la vision de Chestov. Dune part il suit Chestov dans la description de limplacable dprissement physique et mental dIvan Ilitch, qui entrane mme dans sa chute vertigineuse tout le pass dhomme honnte du personnage, le poussant mettre en doute le sens fondamental de la vie, dautre part, passant lvocation des circonstances de la mort de Tolsto lui-mme, Cioran ne partage pas les vues de Chestov: Tolsto nest pas mort ni comme Ivan Ilitch ni comme Brkhounov, le riche personnage du Matre et le Serviteur, mort dans la neige aprs avoir renonc tous ses rves dun monde pass qui stait croul, aprs avoir lch les clefs de son royaume tomb en ruine. Et cest alors, crit Chestov, que lui est rvl un mystre admirable. Je viens, je viens, disait joyeusement mu tout son tre. Et il sentait quil tait libre et que rien plus ne le retenait. Et il alla, ou plutt il vola sur les ailes de sa faiblesse, sans savoir o elles lemportaient; il monta dans la nuit ternelle, terrible, incomprhensible aux humains.37 Cette prophtie, comme lappelle Chestov, ne fut pas le sort de Tolsto mourant daprs Cioran, qui a de la peine croire dans lauthenticit du personnage, dun esprit qui na jamais pu se faire lhumiliation de mourir.38 Chestov le fait mourir, senvoler comme un ange, lme lgre ou tout au moins allge devant le juge suprme. Il dut renoncer tout son beau pass et loublier, conclut Chestov et cest par l quil termine son livre, tirant la leon de la rvlation de la mort, accompagnant Tolsto dune citation de Plotin: Fuyons vers notre chre patriecest de l que nous sommes venus, cest l aussi que se trouve notre Pre.39

    Comme nous avons dit, telle ne fut pas lenvole platonicienne imagine par Cioran, qui y oppose sa vue, plutt stocienne, lucide de la mort: La vraie vie commence et se termine avec lagonie (cest Cioran qui souligne), tel est lenseignement qui se dgage de

    34 Citation de Tolsto dans Chestov, Op. cit., p. 57.35 Rvlations, p. 164.36 Cioran, Op. cit. (Quarto), p. 1134.37 Rvlations, Op. cit., p. 229.38 Cioran, La chute dans le temps (Quarto), p. 1140.39 Rvlations, p. 230.

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    lpreuve dIvan Ilitch, non moins que de celle de Brkounov dans Matre et Serviteur.40 Il ne faut pas attendre les derniers moments dans lassurance de se sauver par le bond ultime dans lirrationnel: Point de dnouement dans labsolu indpendamment de nos organes et de nos maux () La mtaphysique ne fait aucune place au cadavre, Ni dailleurs ltre vivant, ajoute cyniquement Cioran.41 Cest la leon de la mort dIvan Ilitch. Tolsto ne la pas applique lui-mme, il a tran derrire lui, jusquau moment ultime, dune crise lautre, lobsession de la mort. Or, la sagesse consiste vouloir vaincre cette peur-l sans tarder (cest de nouveau Cioran qui souligne). 42 Le comportement de Tolsto est contraire toute morale stocienne: Exister na de saveur que si on se maintient dans un enivrement gratuit, dans cet tat dbrit, faute duquel ltre ne possde rien de positif.43 Tolsto sest donc laiss prendre au pige! Cioran ne prte pas foi la dernire lumire, illuminant le moribond, ce que Chestov appelle lintervention imprieuse, peut-tre violente mme, dun fiat nigmatique survenant au moment du passage de la vie la mort. Sur cette question Cioran est en nette contradiction avec Chestov et mme avec Tolsto lui-mme, l o celui-ci a tir la conclusion de la mort dIvan Ilitch la fin du rcit, que je lis en traduction roumaine: n locul morii era o lumin ( la place de la mort apparut une lumire).44 Cette joie ni cette lumire nemportent la conviction, conclut Cioran, elles sont extrinsques, elles sont plaques.45 Sur ce point de vue, Cioran se rapproche de celui dAlbert Camus dans le Mythe de Sisyphe, reprochant prcisment Chestov dans le chapitre Le suicide philosophique le recours lirrationnel pour svader de labsurde qui culmine et se termine par la mort. Camus appelle cette chappade une drobade:

    Lhomme intgre labsurde et dans cette communion fait disparatre son caractre essentiel qui est opposition, dchirement et divorce. Ce saut est une drobade.46

    On y retrouve lantagonisme, que nous avons constat au dbut de ces rflexions, chez Chestov entre la foi et la raison, entre lirrationnel et le rationnel, qui fait problme chez Camus et chez Cioran en face du moment o se dcide la question du sens ou du non-sens de la vie, dans la confrontation ultime que Camus voque par le mot dHamlet, si souvent cit par Chestov lui-mme: The time is out of joint ou ce que Cioran appelle la plus ancienne des peurs. Les voil tous runis autour du chevet dIvan Ilitch, en face de lultime nigme : Dostoevski, Tolsto, Chestov, Cioran, Camus et last but not least Shakespeare lui-mme.

    Eugne VAN ITTERBEEK

    40 Cioran, La chute dans le temps (Quarto), p. 1133.41 Cioran, La chute dans le temps, Op. cit., p. 1133.42 Cioran, Op. cit., p. 1134.43 Cioran, Op. cit., p. 1136.44 Chestov, Rvlations, p. 211. Lev Tolsto, Moartea lui Ivan Ilici, Bucarest, Humanitas, 2010, p. 115.45 Cioran, Op. cit., p. 1137.46 Albert Camus, Le mythe de Sisyphe, p. 54.

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    Paradoxe, abme, jeu. Aspects stylistiques du texte potique de Paul Claudel

    Title: Paradox, Abyss, Play. Stylistic and Semantic Aspects of Claudels PoetryAbstract: In this study we made an attempt to discover some important aspects of Paul

    Claudels poetry. We have analyzed, from stylistic and semantic point of view, both his odes and some other poetries (Inside, House of sand salesman, Dissipabitur capparis, Swan). While in his five odes Claudel proves to be a faultless dogmatic and a philosopher-poet, in other poetries he takes the liberty of being ludic and making puns. Trying to gain all nuances from a word, his poetry builds, actually, an esthetic of poetic sign birth.

    Key words: poetry, style, semantics, paradox, philosophy.

    Les odes

    Les deux coordonnes de lexistence humaine, celles qui nous placent dans le monde, le temps et lespace, connaissent au long de lhistoire littraire et philosophique, des interprtations diffrentes, en fonction de la priorit que nous accordons lune ou lautre. La smantique des priodes temporelles implique, de la part de celui qui est dans le monde, une autoperception et une autoconnaissance de sa propre condition. Pour Paul Claudel, le temps existe; il est plus que lespace, il est tout et en lui se verse Dieu. La temporalit domine la substance textuelle. Quoi que nous puissions dire, la smantique de lespace, le monde de Claudel, le pote, nest pas trs diffrent de celui de Pascal, le philosophe; seulement linfinit dbordante qui enivre le pote, effraie le philosophe. Mais, tous les deux cherchent Dieu, sans se proposer du tout de nous dlivrer de la peur devant les divinits.

    tant donn que la posie de Paul Claudel est centre sur la prire et le chant religieux, figures lexicales minemment rptitives, elle peut tre considre comme la posie de la rptition par excellence. Nous pouvons intgrer aussi la smantique des priodes temporelles et celui de lespace dans le mme filon stylistique de la rptition.

    Comme nous avons tent une brve analogie entre la pense potique claudlienne et les Penses de Blaise Pascal, il serait intressant de montrer comment lespace et le temps deviennent sources profondes et, en quelque sorte, inhrentes, du paradoxe1. Nous tenterons de le dmontrer laide des exemples choisis, en tenant compte du fait que lart, en effet, tel que Paul Claudel le conoit, est la ngation de tout systme philosophique puisquil le remplace2.

    1 Pour M. Heidegger, par exemple, le problme de la parent entre la posie et la pense travers la mdiation du langage est le problme-source de son systme philosophique.2 Paul Claudel oppose la foi lart. Cest une opposition de circonstance car les deux ont des affinits: Lautre faille est la foi, ngation interne et a priori de toute construction purement rationnelle, garantie dinconnaissable et dabsurde. (A. Blanc, Claudel, Paris, Bordas, 1973, p.207). Nous soulignons.

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    Dans la premire ode, qui fait partie du cycle Les Cinq Grandes Odes, le hros mythologique Ene impose une certaine limite du pome, qui devient la limite de la vision infinie du monde. Cette limite est indique par les squences potiques: ltendue de ses eaux pontificales , quel calme , dans le milieu des sicles , miroir infini , limmense sillage etc.; Il me faut enfin dlaisser les bords de ton pome, Ene, entre les deux mondes ltendue de ses eaux pontificales! / Quel calme sest fait dans le milieu des sicles, cependant quen arrire la patrie et Didon brlent fabuleusement! / [...] / Et dabord on ne voyait que leur miroir infini, mais soudain sous la propagation de limmense sillage, / Elles saniment et le monde entier se peint sur ltoffe magique.3

    Limmensit de lespace soriente vers latemporalit. Nous sommes plongs dans illo tempore, ab origine: le monde entier se peint sur ltoffe magique . Plus loin, dans le mme pome, Claudel atteint une philosophie de lespace. Pour notre pote, lespace humain est ce qui se distribue autour dun centre. Et ce centre ne peut tre que Paul Claudel lui-mme. Dans lunivers claudlien, chaque objet et chaque tre peut donc devenir le centre du cercle. Il y a, dans son espace, un tat visqueux de la pense et du corps.4

    Selon le pote, les vers doivent subir les lois de la mesure, fait qui montre combien Paul Claudel a t attir par le souffle classique:

    Les abmes, que le regard sublimeoublie, passant audacieusement dun point lautre,ton bond, Terpsichore, ne suffirait point les franchir, nilinstrument dialectique les digrer.Il faut lAngle, il faut le compas quouvre avecpuissance Uranie, le compas aux deux branches rectilignes, qui ne se joignent quen ce point do elles scartent.Aucune pense, telle que soudain une plante jaune ou roseau-dessus de lhorizon spirituel,aucun systme de penses tel que les Plades,faisant son ascension travers le ciel en marche,dont le compas ne suffise prendre tous les intervalles,calculant chaque proportion comme une main carte.Tu ne romps point le silence! tu ne mles pas rien lebruit de la parole humaine. O pote, tu ne chanterais pas bienton chant si tu ne chantais en mesure.[]O grammairien dans mes vers! Ne cherche point le chemin,cherche le centre! Mesure, comprends lespace compris entre ces deux solitaires!

    3 Paul Claudel, Les Muses, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate trois voix, Paris, Editions Gallimard, 1966, p.21.4 Georges Poulet compare cet tat de viscosit et de pesanteur de la pense et du corps avec ltat caractristique des romans sartriens. (Oeuf, Semence, Bouche ouverte, Zro, in: Nouvelle Revue Franaise, 33, 1955, p.448).

  • 27

    Que je ne sache point ce que je dis! Que je sois une note entravail! Que je sois ananti dans mon mouvement! (rien que la petite pression de la main pour gouverner).Que je maintienne mon poids comme une lourde toile travers lhymne fourmillante!5

    Que signifie labme pour Paul Claudel? Quelque chose qui est concomitant avec notre existence. Il est le double, lombre de lexistence. A travers une exprience rationnelle, le passage, dans la pense, de lexistence habituelle au nant (abme) suppose une rupture entre deux niveaux de la connaissance: tre / paratre6. En vertu de sa croyance et de son inspiration, les abmes ne peuvent pas tre dfinis en termes habituels, mais ils acquirent la force de soutenir et dengloutir lesprit du pome. Mesure, comprend lespace dit Claudel, mais sa prire-exclamation nest pas conforme laspect extrieur, matriel de son ode. Nous avons devant nos yeux lode des temps modernes qui cherche en vain sapproprier la mesure et la forme parfaites. Aprs quil se penche (stre repenti), en suppliant la mesure suprme, Claudel revient en disant que le pome est un signe qui subit les lois de la rptition. Et nous voyons, dans ce vers, comment Paul Claudel demeure fidle aux nouvelles thories du signe potique et nous comprenons, ainsi, mieux peut-tre, pourquoi nous associons souvent la posie de Rimbaud ou de Mallarm lme de la pense claudlienne. Il y a, ce niveau-l, certainement, une influence inavouable, sous-jacente:

    Ainsi un pome nest point comme un sac de mots, il nest point seulementces choses quil signifie, mais il est lui-mme un signe, un acte imaginaire, crant le temps ncessaire sa rsolution, limitation de laction humaine tudie dans ses ressorts et dans ses poids.7

    Le pome, pour Claudel, est un acte imaginaire, crant / le temps ncessaire sa rsolution . Ainsi, le temps est une entit ambigu, soit dilate, soit raccourcie, selon les dimensions de lespace quil met en relief : Paul Claudel est essentiellement le pote du simultan. Lambiguit smantique peut intervenir tout de suite, la force dun mot intercal au niveau le plus habile de la phrase, l o nous ne nous y attendions pas, car Claudel nest nulle part dmonstratif, au contraire, il nie partout la certitude scientifique:

    5 Paul Claudel, Les Muses, p.25.6 Paul Claudel a eu le sentiment de cette rupture dveloppe et exprime, pareil au sentiment de lincomprhensible grandeur de lhomme. Pour lui, un certain moment, se manifeste, partir de cette rupture, la captivit volontaire de Dieu. La Maison ferme est concluante en ce sens. Entre Dieu et lhomme, il y a comme une captivit mutuelle et rciproque. ( J. Madaule, Claudel et le langage, Paris, Descle de Brouwer, 1968, p.159).7 Les Muses, p.26.

  • 28

    Mais dcolls de la terre, nous tions seuls lun avec lautre,habitants de cette noire miette mouvante, noys,perdus dans le pur Espace, l o le sol mme est lumire.8

    Le mot seuls entrent dans le syntagme lun avec lautre , une paradoxale association qui mne vers les couples consacrs: Dieu pote ; muse pote ; mer pote, etc.

    Dans la deuxime ode, la vision de lespace est plus terrestre. Nous avons ici lespace comme lieu o la vie est conduite jusqu la dernire trace. Lespace est, ici, la terre, llment primaire de lexistence:

    Or, maintenant, prs dun palais couleur de souci dans les arbres aux toits nombreux ombrageant un trne pourri, jhabite dun vieux empire le dcombre principal.Loin de la mer libre et pure, au plus terre de la terre je vis jaune,o la terre mme est llment quon respire, souillant immensment de sa substance lair et leau,ici o convergent les canaux crasseux et les vieilles routes uses et les pistes des nes et des chameaux,o lEmpereur du sol foncier trace son sillon et lve les mains vers le Ciel utile do vient le temps bon et mauvais.9

    Pour accder au ciel pur, il faut dpasser ce niveau, o tout est peint aux couleurs de la terre. La posie de Paul Claudel est primitive, enterre dans la sensualit, dans la ralit des choses, lourde et inerte.

    Le monde souvre et, si large quen soit lempan, mon regard le traverse dun bout lautre.Jai pes le soleil ainsi quun gros mouton que deux hommes forts suspendent une perche entre leurs paules.10

    Le pote a lambition sacre dengloutir toutes les sensations que lui offre le monde ouvert. Il regarde et il pse et, au bout de la contemplation et de la palpation, il cre le pome en tant que tel. Le soleil et le mouton sont les signes de ce monde anodin o nous sommes et, en mme temps, le symbole de lau-del. Ils confirment, indirectement, ladhrence un espace. Leau, lment incertain, associ dans cette ode lesprit, cest un autre signe potique qui construit le texte et qui fait partie de lespace imaginaire o nous vivons, comme tres humains:

    8 Idem, p.32.9 Paul Claudel, LEsprit et lEau, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate trois voix, Paris,ditions Gallimard, 1966, pp.35-36.10 Idem, p.43.

  • 29

    Ainsi leau continue lesprit, et le supporte, et lalimente,et entreToutes vos cratures jusqu vous il y a comme un lien liquide.11

    La troisime ode contient le vers: Je marchais parmi les pieds prcipits de mes Dieux!, dans lequel le thme du labyrinthe apparat comme une protubrance potique. Ce qui frappe la lecture, tant donn que Paul Claudel est un chrtien, donc quil croit dans un seul Dieu, cest la forme mes Dieux, qui accentue le paradoxe de sa haute criture, sinon de sa pense. Mcontent de limage que lui offrait une seule divinit, Claudel invoque la pluralit. Pour sexprimer compltement, le pote a eu besoin de plusieurs voix protectrices, voix qui, dailleurs, existaient en lui, sous la forme la plus commune du dialogue intrieur. Nous savons maintenant que lexpression littraire la plus vidente pour exprimer ses paradoxes (la plupart ontologiques) a t, pour Paul Claudel, le dialogue, sous la forme duo ou duel.

    Un peu plus loin, un autre signal dsespr, qui tmoigne dune certaine inconstance de la croyance chrtienne ou, plutt, dune certaine tendance schapper. Car, vouloir lucider est une des caractristiques de lesprit claudlien.12 Il prfre affirmer avant de dvelopper, do lcartement de la dcantation des choses. Il se pose tout le temps des questions, mais il prfre ne pas en donner la rponse.

    Bndiction sur la terre! bndiction de leau sur les eaux!bndiction sur les cultures! Bndiction sur les animaux selon la distinction de leur espce!Bndiction sur tous les hommes! accroissement et bndiction sur loeuvre des bons! accroissement et bndiction sur loeuvre des mchants!13

    Bndiction est un mot qui pse beaucoup lintrieur du vers claudlien, dune part par sa longueur (le signifiant) remarquable, qui se rpte six fois, deux fois dans le voisinage dun autre mot long comme accroissement et, dautre part, par sa signification (le signifi).

    Dans la quatrime ode, le personnage central, si nous pouvons parler ainsi, cest de nouveau la mer, associe, cette fois-ci, une barque, un cheval ou simplement la nuit. Voil, en ce sens, le dbut de lode:

    Encore! encore la mer qui revient me rechercher comme une barque,La mer encore qui retourne vers moi la mare de syzygie et qui me lve et remue de mon ber comme une galre allge,

    11 Ibidem, pp.43-44.12 LEsprit et lEau, p.58.13 Idem, Magnificat, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate trois voix, Paris, ditions Gallimard, 1966, p.71.

  • 30

    Comme une barque qui ne tient plus qu sa corde, et qui danse furieusement, et qui tape, et qui saque, et qui fonce, et qui encense, et qui culbute, le nez son piquet,Comme le grand pur-sang que lon tient aux naseaux et quitangue sous le poids de lamazone qui bondit sur lui de ct et qui saisit brutalement les rnes avec un rire clatant!Encore la nuit qui revient me rechercher,Comme la mer qui atteint sa plnitude en silence cette heure qui joint locan les ports humains pleins de navires attendants et qui dcolle la porte et le batardeau!14

    Si, dans lode LEsprit et lEau, tout nat et converge vers lide dune mer universelle, issue de la mythologie ancienne et mtamorphose en esprit, instance sacre de lexistence, dans lautre ode, La Muse qui est la Grce, la mer devient le principe inspirateur qui accompagne toujours la Muse et qui envahit lme du pote. Nous voyons limportance de leau pour la cration de Paul Claudel: lode que nous venons danalyser est lode de la Muse, par excellence, mais, malgr cela, elle commence avec limage particulire de la mer, paradoxe textuel. Un autre symbole pour Claudel, ce niveau, est le chaos, les tnbres.

    Et mme le croyant peut devenir inquiet, il peut demander limpossible, ce que nous ne devons pas exiger: Combien de temps encore? , mais ce quoi nous pensons tout le temps, comme si nous tions prisonniers dune qute imaginaire. Lincertitude (combien ... encore) se transforme en mconnaissance, augmente par la frquence avec laquelle nous utilisons le mot tnbres (sept fois cet endroit). Et nous revenons constamment la rflexion de Nietzsche, mme si nous ne le disons pas directement:

    La foi chrtienne est essentiellement un sacrifice, sacrifice de toute libert, de toute fiert, de toute confiance de lesprit en soi-mme; elle est en mme temps asservissement et dprciation de soi-mme, mutilation de soi-mme. Il entre de la cruaut et du phnicisme religieux dans cette foi qui se propose une conscience fatigue, complexe et blase; elle implique que la soumission de lesprit soit inexprimablement douloureuse, que tout le pass et les habitudes dun tel esprit se rebellent contre le comble dabsurdit qui soffre lui sous le nom de foi. 15

    Et au dehors sont les tnbres et le Chaos qui na point reu lvangile.Seigneur, combien de temps encore?Combien de temps dans ces tnbres? Vous voyez que je suispresque englouti! Les tnbres sont mon habitation.

    14 Paul Claudel, La Muse qui est la Grce, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate trois voix, Paris, ditions Gallimard, 1966, p.73.15 Nietzsche, Par-del bien et mal, Paris, ditions Gallimard, 1989, p.64.

  • 31

    Tnbres de lintelligence! tnbres du son!Tnbres de la privation de Dieu! Tnbres actives qui sautent sur vous comme la panthre [...]16

    Le paradoxe slve mme au-dessus de laccent ironique des mots. La dernire ode trane ses mots jusquau bout de la question primordiale. Imptueux, le style claudlien illustre la grande diversit du signe potique:

    Et vous qui connaissez le nombre de vos cheveux, est-ce que vous ignorez celui de vos toiles?Tout lespace est rempli des bases de votre gomtrie, il est occup avec un calcul clatant pareil aux computations de lApocalypse.Vous avez pos chaque astre milliaire en son point, pareil aux lampes dor qui gardent votre spulture Jrusalem.17

    Le signe potique saccompagne souvent, chez Paul Claudel, de blancs (marqus ou seulement imaginaires), vritables points dune rflexion profonde, trs importants, sans doute, et qui constituent la premire diffrence visible entre la posie et la prose. Avant de proclamer le signe potique, le pome claudlien sort du silence antrieur, oscillant entre la prsence et labsence. Les structures rptitives jouent leur rle dans ce jeu linguistique.

    Les pomes du jeu

    Intrieur

    Cest un pome de petites dimensions que nous sommes tents dappeler nature morte, en empruntant ainsi une expression chre au monde de la peinture. Nature morte, puisquil ny a pas de mouvement et de bruits, puisque tout converge mutuellement vers le miroir intelligent, do fleurit un granium blanc.

    Les informations que le texte laisse chapper sont dordre acoustique (ce silence luisant, ce cadre sourd) et chromatique (Acajou porcelaine argent!, granium blanc). Dans une salle, car il sagit dune salle manger, o prdominent le silence et la couleur blanc, le seul tmoin, ralit vivante mais immobile, est le granium. Les objets prsents dans ce cadre austre, ne sont pas dsigns directement. Nous savons quil y a une multitude dobjets, mais nous ne pouvons pas les identifier: acajou dnote la prsence des meubles, laccent tant mis sur la couleur et sur la quantit; argent signifie blanc et brillance, en mme temps richessse; porcelaine traduit la finesse et lexistence de la forme.

    16 La Muse qui est la Grce, p.82.17 Idem, La Maison ferme, dans Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate trois voix, Paris, ditions Gallimard, 1966, p.96.

  • 32

    Le masque de ponctuation entre les trois units smantiques diffrentes : Acajou porcelaine argent ! conduit lesprit vers lide de confusion, dhomognit en htrognit, la matire nest quune et les lments conus laide des matriaux tout fait contraires, sapprochent, en vertu de leur appartenance commune, une nature morte et aussi en vertu de lharmonie qui se creuse (souvre) entre les nuances chromatiques.

    Le silence, linsistance constante sur une gamme stylistique linaire vont tre secous par lintrusion dans le corps du pome dun symbole: le miroir. Ce symbole bouleverse lordre intrieur de la matire potique et galement lambiance du cadre:

    Du miroir intelligent Fleurit, et quelle paix autour Acajou porcelaine argent! Un granium blanc!18

    Ainsi que la nature morte va sordonner autour dune image que le miroir reflte. Le miroir, nous le savons, est le symbole de la connaissance, il cumule des significations profondes (Claudel lui ajoute lattribut intelligent), il est un support de laltrit r-exprime. Dans le texte claudlien, sa mission est plus innocente, il contribue la construction complte dune certaine ambiance.

    La maison du marchand de sable

    Cest le pome dont la formule potique se rsume une enfilade de nombreux distiques. La maison du marchand de sable est un double jeu:

    Au niveau de lcriture, cest le jeu des mots qui consonnent, des rimes inattendues, de la rptition obsdante (gris);

    Au niveau de la ralit dcrite, cest le jeu de la coexistence.Le thme du dpart cre lesprit de ce pome et engendre le motif du souvenir.

    En fait, le texte analys est lmanation du souvenir de tout un monde pass qui tranait dans et autour de la maison. La maison conue comme axis mundi, comme endroit de lintimit et de la scurit. Pour montrer limportance de la maison, le pote saide dune hyperbole (maison chteau):

    Jai vendu au marchand de sable Ce chteau considrable.19

    Cest incroyable comme Paul Claudel arrive transgresser la prominence soutenue de la prire, du chant religieux, en leur opposant un souffle potique pareil

    18 Paul Claudel, Intrieur, dans Posies, Paris, ditions Gallimard, 1970, p.164.19 Paul Claudel, La maison du marchand de sable, dans Posies, Paris, ditions Gallimard, 1970, p.160.

  • 33

    celui que nous sommes en train de dcouvrir. Le pome en cause est ddi au petit monde, au monde qui, dhabitude, passe inaperu loeil press et souvent accabl dignorance: la souris, le rat, le coucou, laraigne, tout un monde animal personnifi:

    Entrez, Madame la Souris! Serviteur, Monsieur le rat gris! [] Le coucou fait oraison Dans sa petite maison. [] Dans sa boutique laraigne Tourne son moulin caf.20

    Nous sommes, dans ce texte potique, les tmoins dun paradoxe. Cest le paradoxe du choix potique. Ce type de pome est pratiqu par Paul Claudel comme une sorte dentranement potique dans lequel il svertue mettre son intelligence linguistique, o il prouve quil sait jouer, dsinvolte, du bout des doigts, avec les mots.

    En dehors du petit monde, presque insignifiant, il y en a un autre, qui se rapproche du premier: le prtre, le colonel, le savetier, et au milieu du pome, la lune, gardienne de nos rves et souvenirs, gardienne de la vie. Ce monde mne une existence anodine et absurde:

    Il y a un petit prtre Qui fait de la bicyclette.

    Il y a un colonel Qui nettoie les bouteilles. [] Il y a un savetier qui tape. Il rpare sa savate.

    La lune coule un oeil dor travers le corridor.21

    La couleur (oeil dor, bonhomme gris) associe bizarrement des ralits incompatibles avec sa signification, et le son (un cricri, Grigna grigno grigna gris!, la sonnette, taper) sentremlent fraternellemnt et de leur communion (combinaison) dcoule une ambiance particulire, spcifique du monde dcrit et gardant les traits ineffaables du pass et le caractre vanescent du souvenir. Luniformit et la monotonie du pome sont sensiblement brouilles par lintrusion de quelques

    20 Idem, p.161.21 Idem, pp. 161-162.

  • 34

    lments de choc, tels que lalliance entre le monde de petits tres vivants et le monde humain.

    Lattribut gris, couleur de la cendre et du brouillard, est li lide du souvenir. Ce qui est cependant intressant, cest le fait que, dans ce pome, le gris ne donne pas limpression de tristesse, de mlancolie ou dennui ; au contraire, nous assistons au renversement de sa signification habituelle. Il devient le fond sombre de la plus pure gait. La gntique des couleurs22 dit que le gris se confond avec le centre du monde de la couleur. Il cache le difforme, uniformise les penses et les apparences de la vie. Il est lindtermin, qui nous le savons nest pas autre chose quune catgorie du savoir.

    Dissipabitur capparis23

    Les pomes de ce type ne sont pas nombreux dans lensemble des textes claudliens. Et, chose plus intressante, ils portent lempreinte de linfluence mallarmenne24 sans en tre subjugus. Si nous restons au coeur de la forme, le pome prsente une structure simple: cinq strophes, chacune contenant quatre vers disposs dans une sorte de pyramide rptitive: en se rfrant leur longueur, nous pouvons dire que deux vers courts rencontrent deux autres plus longs. Et lorsque nous parlons de pyramide rptitive, nous tenons compte, entre autres choses, du refrain qui apparat constamment la base de chaque strophe, en la clturant, refrain ambigu, car il comporte deux formes stylistiques opposes : tant pis tant mieux, expressions couples laide de la conjonction copulative et : -Tant pis, dit-il, et tant mieux !. Entre les deux extrmits antithtiques, le pote insre la formule neutre, dit-il, qui augmente le caractre ambigu du vers. Quentendons-nous par il ? Il peut tre lmanation dune prsence divine, aussi bien quil peut nommer lcho de la conscience cratrice du pote.

    Un autre trait de cette rptition la fin de chaque strophe : elle coupe, priodiquement, le message du pome, elle est un lment qui brise. Aprs trois vers qui coulent paisiblement, suit le refrain. Nous constatons que le corpus de trois vers est essentiellement charg dun contenu ngatif, soit quil sagisse de verbes (fuir, finir), soit quil sagisse dattributs ou de noms (vieux, pauvre vieux sourd, dure, dangereux).

    22 Chevalier, J. et Gheerbrant, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont Jupiter,1989, p. 487.23 Ce pome au nom latin tmoigne du sens profond de la rptition chez Paul Claudel. Les symtries contenues ont quelque chose dimparfait (voir le schma que nous avons dress!); la manire dont les vers sont disposs affirme un mouvement circulaire, dclenchant un effet de jeu tragique.24 Mais cette influence nest pas vidente. P. Claudel ne mise pas beaucoup sur la destruction du langage; son but est de valoriser les possibilits artistiques de la langue; les mots dans leur existence au-del de la rfrence quotidienne. Voici ce que R. Barthes crit de Mallarm: Lagraphie typographique de Mallarm veut crer autour des mots rarfis une zone de vide dans laquelle la parole, libre de ses harmonies sociales et coupables, ne rsonne heureusement plus. Le vocable, dissoci de la gangue des clichs habituels, des rflexes techniques de lcrivain, est alors pleinement irresponsable de tous les contextes possibles; il sapproche dun acte bref, singulier, dont la matit affirme une solitude, donc une innocence. Cet art a la structure mme du suicide: le silence y est un temps potique homogne qui coince entre deux couches et fait clater le mot moins comme le lambeau dun cryptogramme que comme une lumire, un vide, un meurtre, une libert. (p. 107) (voir R. Barthes, Le degr zro de lcriture, Paris, ditions du Seuil, 1953.)

  • 35

    Le contenu ngatif des vers repose sur la notion du temps. En fait, ce qui est ngatif, cest le temps: Le temps a fui.

    Voici par la suite, la structure rptitive du pome schmatis. Nous avons utilis les symboles a, b1, c, x et la chane drive {a1, a2, a3, a4}, o:

    a = Mars est fini b = Tu nes plus jeune, mais vieux c = -Tant pis, dit-il, et tant mieux! x = Le temps a fui b1 = Pauvre vieux sourd! a1 = Novembre aussi a2 = Fini lamour! a3 = Finis, les ftes et les jeux! a4 = Tout est fini

    La chane drive en fonction de a subsiste dans le verbe finir, repris constamment. Le schma se prsente ainsi :

    I x II a III a2 IV --- V xa a1 b1 a4

    b ? a3 Il reste Dieu!c c c c c

    Nous remarquons que cette structure rptitive nest pas forcment rigide. Les vers changent dallure, se permutent, lintrieur de la mme signification (cf. leffet de la circularit). Le schma dvoile la prfrence pour le jeu potique que Paul Claudel imagine, avec un got immense pour la futilit des mots, du temps et de lespace.

    Lavant-dernire strophe prsente deux isotopies spatiales: a) la route la mort chaque tournant; b)est dure est sre est dangereux.Cette strophe constitue une sorte de trempoline pour le vers de la dernire

    strophe: Il reste Dieu!. Si Claudel restait ce vers, sil coupait ici la sve de son pome, nous dirions, en fin de compte, quil na pas dout un seul instant de la puissance de sa foi. Mais le dernier vers trahit cette ventualit. Le refrain se colle irrversiblement au vers Il reste Dieu ! , en lui dmontant les articulations figes, le caractre de vrit absolue. Et, ainsi, le jeu de Paul Claudel cache, sous une forme rptitive libre, la tension dun jeu plus pur, situ au confluent de la forme et du contenu.

  • 36

    Le cygne

    Le lecteur est ici confront un pome double (I Jour dautomne; II Jour dt), trs complexe. Il renvoie, certainement, au pome mallarmen Le Sonnet du Cygne et, bien sr, par ses connotations, lide largie dart potique. Chez Paul Claudel, le signe potique refait le contour du cygne. Les deux entits, surgies de mondes diffrents, saccompagnent et se dfinissent rciproquement. Lhomophonie en ce cas nest pas du tout gratuite : Le signe lent / Du cygne blanc / A fait onduler le vide25.

    La premire partie de ce texte est une description au ralenti dun jour dautomne; la pluie, lennui, les feuilles le caractrisent et, au-dessus de tout, limage du cygne rgne triomphante. Cette partie prsente un systme de rimes compltement diffrent la configuration prosodique de la deuxime partie. Nous avons lemploi dun systme de rimes non-linaire, progressivement changes:

    a c f i na c f i nb d g j oa e h m pa e h m pb e g j o

    P. Claudel se montre l un vrai musicien du langage. Les enchanements vocaliques et consonnantiques construisent le pome, son jeu intrieur:

    Sous la lance Cette haleineDu silence Ne peineFrisonne le lourd miroir Sur londe o loiseau se mireCest lennui Cette touchePlein de pluie Sur la boucheDe la nuit Dune bouche qui expire26Quexhale ce prtre noir

    Le langage potique sarticule sur des homologies phoniques, surtout au niveau de la rime. P. Claudel jongle avec les isotopies phoniques, cest--dire quil rpte, sous des formes diverses, une catgorie smantique qui mne la cration dun univers uniforme, linaire : lance silence - lourd miroir ennui pluie nuit; haleine peine touche bouche, etc.

    25 Paul Claudel, Le cygne, I, dans Posies, Paris, ditions Gallimard, 1970, p.125.26 Le cygne, I, pp.125-126.

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    Le vide, le silence, lennui sont les motifs majeurs de cette premire partie. Ils lvent une grille, une matrice smantique du texte dont le principal don est laspect statique, lossature plate, sans embrasure.

    Chaque mot et chaque vers acquirent l leur histoire, qui va tre reprise dans Jour dt sur une autre tonalit. La deuxime squence est plus solennelle, plus conservatrice vis--vis des rgles du jeu potique; elle est plus classique dans la description envisage.

    Laccent se porte sur la dcouverte du cygne, trange oiseau qui aime le soleil et le silence. Voyons comment le cygne est, en fait, le pendant du signe potique:

    Sur la nappe blouissante Un cygne immortel est n. [] Loiseau puissant de sa palme Repousse lespace rel. Il savance dans le calme Entre la mer et le ciel. [] Solennel et virginal Nu de toute ombre le cygne Au miroir horizontal Apporte son message insigne.27

    Nous nous trouvons devant un vritable univers potique recourb sur lui-mme grce cette figure unique du cygne qui symbolise la puissante piphanie de la lumire. La lumire dans laquelle se dresse la silhouette du cygne est, dans notre cas, la lumire dun jour dt: lumineux, clatante extase, nappe blouissante, silence lumineux. Par sa couleur blanchtre, par son mystre suave, le cygne fait la liaison entre le ciel et la terre, entre lacte de la contemplation pure et le rgime de la fcondit tellurique. G. Durand voit dans le cygne un oiseau solaire qui nest que la manifestation mythique de lisomorphisme tymologiquede la lumire et de la parole28. Le cygne est, donc, avec les mots de Paul Claudel, hros spirituel issu de laffinit ancestrale quil y a entre la lumire et le langage. Et voici, comme argument illustrateur, la dernire strophe dun Jour dt:

    Parole profonde et tendre! Le mot sur le seuil de Dieu Que fut cr pour entendre Ce silence lumineux.29

    27 Le cygne, II, p.128.28 Le cygne, II, p.128.29 Cioran, Cahiers 1957-1972, Paris, Gallimard, 1997, p. 685. Les deux mots sont synonymes, et ils tirent leur racine de nimic, ils signifient strilit, inutilit, vanit, nullit. Cf. ibid., p. 645. La locution aurole ngative de tout un peuple se trouve dans Cioran, Bref portrait de Dinu Noca, dans Lami lointain, Paris-Bucarest, Paris, Criterion, 1991.

  • 38

    Le silence lumineux ouvre le passage vers une possible rvlation. Il se montre tre un tape du progrs dans la possession de la Parole.

    En revenant lide de saisons, lautomne fonctionne comme un symbole de la finitude, de ce qui sarrte, du dpart. Par contre, lt est le symbole de lpanouissement, de la lumire, de lexubrance, de la vie, de la puissance et, enfin, de la Parole, celle qui runit les contraires, la Parole sacre. En essayant de conqurir toutes les nuances de la parole, la posie de Claudel relve, en quelque sorte, une esthtique de la naissance du signe potique.

    Simona CONSTANTINOVICI

    BIBLIogRAPHIe des uvres de Paul Claudel

    uvre potique, Paris, ditions Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1967.Cinq Grandes Odes, suivies dun Processionnal pour saluer le sicle nouveau, La cantate

    trois voix, Paris, ditions Gallimard, 1966.Posies, Paris, ditions Gallimard, 1970.Loiseau noir dans le soleil levant, Paris, ditions Gallimard, 1930.Lil coute, Paris, ditions Gallimard, 1946.La lgende de Prakriti. Ossements. Le bestiaire spirituel, Annales Littraires de

    lUniversit de Besanon, 1972. Art potique, Paris, ditions Gallimard, 1984.

    BIBLIogRAPHIe des ouvrages critiques

    BARTHES, Roland, Le degr zro de lcriture, Paris, ditions du Seuil, 1953.BLANC, Andr, Claudel: Le point de vue de Dieu, Paris, Bordas, 1973.CHEVALIER, J. et Gheerbrant, A., Dictionnaire des symboles, Paris, Robert Laffont

    Jupiter,1989.GUILLEMIN, Henri, Claudel et son art dcrire, Paris, ditions Gallimard, 1955.MADAULE, Jacques, Claudel et le langage, Paris, Descle de Brouwer, 1968.NIETZSCHE, Friedrich, Par-del bien et mal, Paris, ditions Gallimard, 1989.POULET, Georges, La pense indtermine, 3 vol., 2e vol., Du romantisme au dbut du

    XXe sicle, Paris, PUF, 1987.Idem, uf, Semence, Bouche ouverte, Zro, dans Nouvelle Revue Franaise, 33, 1955.

  • DoSSIeR THMATIQUe: Le vIDe

  • 41

    De labme du nant la plnitude du vide: litinraire spirituel de Cioran

    Deux vrits auxquelles les hommes en gnral ne croiront jamais: lune de ne rien savoir, lautre de ne rien tre.

    Ajoutez-en la troisime, qui relve beaucoup de la seconde: de navoir rien esprer aprs la mort.

    LEOPARDI

    Comme des toiles, un dfaut de la vue, comme une lampe, Une exhibition magique, des gouttes de rose, ou une bulle,

    Un rve, un clair, ou nuage, Ainsi nous devons regarder ce qui est conditionn.

    LE SOUTRA DU DIAMANT

    Title: From the Abyss of the Nothingness to the Plentifullness of the Void: the Spiritual Journey of Cioran

    Abstract: Born in a land where the feeling of nothingness was unavoidable, Cioran has long been tempted by the demon of the nihilistic spirit. At first he was morbidly seduced by the desire of extinction, later, in the wake of Pyrrho wandering through the streets of Eastern wisdom, he has pursued the extinction of desire. The drama of his existence stems from the impossibility of combining the conscience of nothingness and love of life, not being able, due to his inner constitution, to surrender completely to one or to the other. However, this latest setback, seems to open the doors to an unprecedented liberation, beyond all the predetermined salvations.

    Key words: nihilism, skepticism, Pyrrhon, Buddhism, Ngrjuna, Mdhyamika school, emptiness, Lin-chi.

    1. La flche empoisonne

    Transpercs par lincurable, nous le sommes tous, dune certaine manire, par naissance. Limpermanence de toutes les choses avec lesquelles nous entrons en contact, cest une autre vrit aussi vieille que le monde. De ces deux axiomes, on peut en dduire un troisime : cest--dire lquation qui met sur le mme plan existence et souffrance, la premire, en ntant rien dautre quun euphmisme pour la seconde. LOccident, plutt que de se conformer ces vidences irrfutables, en tirant les consquences sur le plan philosophique, a depuis toujours prfr suivre une voie plus confortable: abstraire du concret les deux principes mtaphysiques de ltre et

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    du Nant, et faire jaillir de leur polemos conceptuel le devenir du monde, oscillant sans trve entre ces deux extrmes insaisissables. Pour ne pas parler de la religion, qui a fabriqu au-dessous du mme terrain deux entits personnelles opposes, Dieu et Satan, respectivement les Seigneurs des royaumes de ltre (le Paradis) et du Non-tre (lEnfer). Sattarder disputer sur ltre et le Nant, cest une bonne manire dluder le problme le plus urgent, qui reste toujours celui dextraire la flche empoisonne, enfonce dans le cur mme de la vie.

    L'Orient en gnral, et le bouddhisme dans ses diffrentes expressions en particulier, se sont rsolument engags sur une autre route. Prenant acte de la souffrance universelle et du caractre transitoire de toutes les choses sarvam duhkhan, sarvam anityam cette tradition a tch d'ouvrir un passage, de trouver un radeau apte faire transiter les tres sentants au-del de l'ocan de douleur dans lequel ils se dbattent, en les soustrayant la ncessit cosmique de prir et de renatre sans cesse.

    2. Le nant roumain

    Cioran, n sur une terre o le sentiment du nant tait de rigueur, a cherch un antidote capable d'craser en lui-mme ce dmon nihiliste de l'esprit. Tout d'abord maladivement, en s'abandonnant au dsir d'extinction ; ensuite de manire plus avantageuse, en poursuivant lextinction du dsir, dans le sillage de Pyrrhon, vers les voies de la sagesse orientale. Le drame de sa vie et peut-tre celui