REPUBLIQUE ET DEMOCRATIE - Revue Des Deux Mondes

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DOSSIER REPUBLIQUE ET DEMOCRATIE Le 13 avril dernier, s'est déroulée au Sénat la journée du livrepolitique, qui a couronné LaurentFabius pour sa méditation sur « les Blessures de la vérité ». L'une des tables rondes, présidée par Alain Lancelot, réunissait Blandine Kriegel, Maurice Agulhon, jean-Pierre Chevè- nement, Patrick Devedjian, Nicole Catala et Alain-Gérard Slama, autour du thème de la république et de la démocratie. L'origine commune des deux notions, issues de la philosophie politique de l'Antiquité, et notamment d'Aristote, ne les a pas empêchées d'évoluer très différemment. La démocratie établit le pouvoir du peuple par l'exercice du suffrage universel. Elle a tendu à l'universaliser, avec l'extension progressive du droit de vote d'une part, la défaite militaire du nazismepuis l'effondrementpolitique du soviétisme d'autre part. Mais elle reste compatible avec des régimes politiques, des formes économiques et des systèmes de 81 REVUE DES DEUX MONDES OCTOBRE 1996

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Le 13 avril dernier, s'est déroulée au Sénat la journée dulivrepolitique, qui a couronné LaurentFabiuspour sa méditationsur « les Blessures de la vérité ».

L'une des tables rondes, présidée par Alain Lancelot,réunissait Blandine Kriegel, Maurice Agulhon, jean-Pierre Chevè­nement, Patrick Devedjian, Nicole Catala et Alain-Gérard Slama,autour du thème de la république et de la démocratie. L'originecommune des deux notions, issues de la philosophie politique del'Antiquité, et notamment d'Aristote, ne les a pas empêchéesd'évoluer très différemment. La démocratie établit le pouvoir dupeuple par l'exercice du suffrage universel. Elle a tendu àl'universaliser, avec l'extension progressive du droit de vote d'unepart, la défaite militaire du nazismepuis l'effondrementpolitiquedu soviétisme d'autre part. Mais elle reste compatible avec desrégimes politiques, des formes économiques et des systèmes de

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régulation sociale très variés, des Etats-Unis au japon en passantpar 1Europe. La République, dans son acception française,désigne, beaucoup plus qu'un mode de gouvernement, unensemble de valeurs qui fondent la cohésion de la nation et quise trouvent contenues dans la dialectique entre les trois termescomposant sa devise : sans la fraternité, la liberté menace de sedégrader en injustice, et l'égalité en tyrannie.

Le débat entre république et démocratie a structurél'histoirepolitique du XIXe siècle. Et les deux notions ne se sontfinalement retrouvées qu'au terme d'un terrible cycle de guerreset de révolutions, conduites au nom des nations puis desidéologies. La fin du çommunisme a paradoxalement ouvert denouvelles interrogations sur leur conciliation. Après une courtepériode d'euphorie, chacun a réalisé que la démocratie et lemarché n'avançaient pas du même pas, voire que la libéralisa­tion et la mondialisation des économies pouvaient présenter desdifficultés nouvelles pour l'organisation de la démocratie etl'exercice de la solidarité, dont le cadre naturel demeure1Etat-nation.

La récente campagne présidentielle s'est fait l'écho de cescontroverses, le clivage entre républicains et démocrates redou­blant, dans l'ordre politique, l'opposition entre les tenants del'égalité et les partisans de l'équité dans l'ordre économique etsocial.

C'est pourquoi la Revue des Deux Mondes est particulière­ment heureuse de proposer à ses lecteurs, grâce à l'aimableautorisation de Luce Perrot, organisatrice de la journée du livrepolitique, et des participants à la table ronde présidée par AlainLancelot, un compte rendu des débats qui se sont noués. Ilsdémontrent, si besoin en est, que le mariage entre la républiqueet la démocratie relève au moins autant de la passion que dela raison, et qu'il continue à exiger un engagement permanentdes citoyens pour conjurer la double menace du repli sur ladéfense des intérêts individuels ou corporatistes d'une part, dela tentation des extrémismes d'autre part.

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Alain Lancelot - Pour chacun d'entre nous,république et démocratie semblent faire bonménage. Il ne nous viendrait pas à l'idée quela république ne soit pas démocratique. Mais,si nous ouvrons les yeux, nous voyons quetoutes les démocraties ne sont pas des républi­ques et, hélas! que toutes les républiquesformelles ne sont pas des démocraties réelles.Plutôt que de faire du droit comparé, ce quinous importe, aujourd'hui, c'est de traiter leproblème du point de vue français, du point

du vue des deux traditions républicaine et démocratique qui nepuisent pas leur source dans le même fond. En réalité, ces deuxtraditions sont même disjointes.

Qu'est-ce que l'approche républicaine? Elle cherche à créerun espace de citoyenneté, c'est-à-dire à établir la liberté et l'égalitéen droit. C'est la grande tradition issue de 1789. L'approchedémocratique est différente: elle s'efforce de créer, pour reprendrele mot de Tocqueville qui s'est révélé si prophétique, l'égalité desconditions - ce qui n'est pas le projet initial de la république. Cetteconception de l'égalité renvoie à la fameuse dialectique des droitsréels et des droits formels qui a été au cœur de la pensée politiquedepuis le milieu du XIXe siècle. En réalité, nous savons que droitformel et droit réel se sont donné la main, qu'ils n'ont pu s'étendreque parallèlement. Mais il arrive un moment, et peut-être est-ce lerendez-vous auquel nous sommes conviés aujourd'hui en Europe,où la conciliation devient difficile.

Entre l'individualisme et le collectivisme

Les«républicains» comme les «démocrates» rencontrent deuxécueils. Le premier, c'est l'écueil individuel, c'est-à-dire le problèmedes quotas. Si l'on veut fonder une égalité des conditions, uneégalitarisation progressive de la société - ce qui est le projetdémocratique -, doit-on accepter ce que l'on appelle en anglais ladiscrimination positive? Faut-il aller - parce que l'on trouve que

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les femmes sont mal servies dans la société politique, que leurnombre est insuffisant parmi les titulaires de mandats politiques, ouque l'on estime que les gens d'origine étrangère, les immigrés, sontdénigrés dans notre société, faut-il donc aller jusqu'à la création dequotas et imposer des pourcentages pour affirmer l'égalité desconditions, c'est-à-dire pour répondre à la tradition démocratique?Chacun mesure combien cela s'oppose à la tradition républicaine,qui n'est pas une tradition de discrimination positive, mais unetradition d'égalité en droit, d'égalité des chances. Ce n'est pas à moide trancher ce débat. Mais nous butons là sur un des problèmesmajeurs auxquels les deux grandes traditions qui animent notre viepolitique sont confrontées.

Le second, ce n'est plus l'écueil individuel, mais l'écueilcollectif, c'est-à-dire le problème de l'égalité non seulement enversles individus mais entre les communautés. Faut-il reconnaître desdroits différents pour chacune des communautés qui composent lanation, afin de favoriser leur égalité réelle - ce qui est la tendancedémocratique -, ou faut-il considérer qu'il n'y a qu'un droit, celui dela République, une et indivisible? Etsi je définis la république commeun espace de citoyenneté, c'est comme un espace unitaire: sans doutepeut-on avoir des collectivités qui s'empilent, mais elles procèdenttoutes de la même logique de l'unité du droit. Lalogique démocrati­que, qui metl'accent sur la reconnaissance des différences entre lescommunautés et qui tend à s'évader de l'égalité des conditions auniveau des individus pour affirmer l'égalité des conditions au niveaudes communautés, risque de conduire à un monde différent.Au lieud'un espace unique de citoyenneté -l'espace républicain -, on créeun espace démocratique, qui est la mosaïque des communautésjuxtaposées et autorégulées, disposant chacune de leur droit.

Peut-on admettre qu'en France il existe un droit particulierpour une communauté qui, au nom de ses valeurs religieuses oude ses traditions culturelles, estime que la polygamie est indispensa­ble? Ou doit-on considérer que l'espace de citoyenneté exige undroit et un droit unique?

On voit bien qu'une société d'une autre sensibilité juridiqueet philosophique, comme la société américaine, tend à avancer versla mosaïque des communautés; on voit bien aussi comment notreEurope s'est ouverte, jusqu'à imbriquer si étroitement les popula-

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tions que tout nécessairement on voit apparaître des statutsparticuliers. Notre problème est de savoir si nous continuerons àpenser comme les fondateurs de la République en terme d'espaceunique de citoyenneté ou si, au contraire, nous reconnaissons peuou prou des espaces particuliers qui réalisent l'idéal démocratiquetel que l'avait prévu Tocqueville en analysant, de façon prophétique,l'évolution de la société américaine. Ne sommes-nous pas en passede quitter le monde de la res publica tel que nous l'avons héritéde 1789 pour entrer dans un monde pluriethnique qui ressembleà celui dans lequel se meuvent aujourd'hui les Etats-Unis?

Encore une fois, je ne conclus pas, je ne dis pas où doiventaller nos préférences. Mais je constate une véritable tension entredes évolutions qui s'inspirent de traditions philosophiques diffé­rentes et s'inscrivent dans un réseau de forces politiques opposées.

République et démocratie sont complémentaires

Blandine Kriegel - Alain Lancelot vientd'expliciter avec une parfaite clarté les termesde l'antinomie qui peut exister entre la logiquerépublicaine et la logique démocratique. Jevoudrais essayer de montrer pourquoi, à monsens, plus que des adversaires, elles peuventêtre un couple, plus que des ennemis ellespeuvent être des complices, et plus que descompétitrices elles peuvent être des associées.Autrement dit, je souhaite souligner querépublique et démocratie sont complémen­

taires. On peut soutenir ce point de vue, à la seule condition delever ce qui me paraît être des masques ou des faux-semblants.D'abord, un masque qui est celui du lexique - du contenu; ensuite,un faux-semblant historique et politique.

Pour ce qui est du lexique, les termes de république et dedémocratie ont été empruntés à ceux qui ont inventé des systèmesrépublicains, des systèmes démocratiques, c'est-à-dire aux philo­sophes de l'Antiquité. C'est pourquoi vous pardonnerez à une

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philosophe d'ouvrir ce débat en rappelant les définitions données parAristote dans la politique. Aristote a, en effet, élaboré les premièresdéfinitions de la politeia, que les Latins ont traduit par res publica, etqui nous est parvenue sous le terme de république. Aristote définit larépublique par le lien civil et affirme que, parmi tous les régimespolitiques, les régimes de lien civilsont au nombre de deux: ou bienlapoliteia, c'est-à-dire la république, qui a en vue l'intérêt général, lebien commun, où l'autorité s'exerce par la loi sur des hommes libreset égaux; ou bien le régime de type despotique qui privilégie l'intérêtde quelques-uns ou d'un seul, où l'autorité s'exerce par la force surdes individus assujettis. Selon cette définition d'Aristote, le contrairede la république, ce n'est pas la démocratie, c'est le despotisme.D'ailleurs, les professeurs classiques diront: c'est la république oul'empire, l'Etat de droit ou l'Etat despotique.

Il ne suffit pas de se déclarer républicainou démocrate pour régler tous les problèmes

Une fois que l'on a défini la nature du lien civil, reste encoreà désigner qui va exercer cette autorité. Laquestion de la démocratie,c'est donc la question du gouvernement, parce que, dit Aristote, unerépublique peut parfaitement avoir un gouvernement monarchique,un gouvernement aristocratique et aussi un gouvernement démocra­tique si le grand nombre a en.vue l'intérêt général. Sur un planconceptuel, il est impossible d'opposer absolument la républiqueet la démocratie parce que, tout simplement, on ne parle pas dela même chose. La démocratie touche à la question du gouverne­ment, la république touche à l'organisation du lien civil. Lapremièrequestion qui est posée, à partir de cette définition, touche donc aumode de gouvernement le plus adapté à la république. C'est le granddébat qui a lieu depuis la renaissance des idées républicaines destemps modernes. Donc, le premier masque qu'il faut lever, c'est cemasque du lexique.

Second masque, l'histoire et la politique. Il est indiscutable, et làje rejoins Alain Lancelot, que l'histoire politique des différents payseuropéens comme celle des Etats-Unisont tendu à s'organiser autour

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de partis qui se sont intitulés républicain et démocratique, et qui nedéfendaient pas la même chose. RégisDebray explique de même qu'ily a une tradition démocratique qui est essentiellement la traditionaméricaine - tradition qui a développé les valeurs du marché, de lasociété civile, des intérêts privés -, et qui s'oppose à la traditionfrançaise républicaine qui, elle, a mis en avant l'Etat, l'école, l'intérêtgénéral. Cette remarque est tout àfait incontestable. Mais, aujourd'hui,il me semble que la renaissance de cette opposition entre deux tradi­tions - un parti républicain et un parti démocrate - peut être aussiquelque chose comme un masque.]'ai effectivement le sentiment quederrière les présentations d'un parti républicain et d'un parti démo­crate se cachent volontiers un parti révolutionnaire et un parti néo­libéral.Beaucoup de républicains défendent la république, alors qu'enfait ils adhèrent à la révolution; beaucoup de démocrates défendentl'idée démocratique, alors qu'ils sont en vérité néo-libéraux.

Pour conclure d'un mot, j'ajouterai que si, lorsque l'on parlede la république et de la démocratie, on ne parle pas tout à fait dela même chose, il ne suffit pas de se déclarer républicain oudémocrate pour régler tous les problèmes.

La démocratie, c'est simple; la république,c'est compliqué, passionnel et bien français

Maurice Agulhon - Je ne suis pas tout à faitdans le prolongement des propos qui viennentd'être tenus. Non que je les conteste, maisn'étant ni juriste, ni philosophe, ni historien, jesuis plutôt observateur du passé récent et de sesprolongements dans le vocabulaire et les straté­gies des acteurs politiques du présent. Et, à cetégard, ilne me semble pas que république et dé­mocratie doivent être placées sur le même plan.La démocratie, c'est simple, c'est relativementabstrait, universel, calme, tandis que la républi­

que, c'est compliqué, c'est passionnel, et c'est bien français. Cedernierpoint me paraîtle plus important.

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La démocratie, c'est le pouvoir du peuple. Même ceux quin'ont pas fait d'études grecques poussées reconnaissent aisémentle radical « peuple » qu'on trouve dans démocratie et le radical« cratie » que l'on trouve dans toutes les « craties » réputéesdétestables: aristocratie, ploutocratie, théocratie, etc. Tout le mondeadmet que le pouvoir du peuple, dans l'ordre politique, est à peuprès institué via le suffrage universel et le contrôle plus ou moinsdirect des élus sur la politique qui se fait.

J'ajouterai à ces banalités sur la démocratie une chosepeut-être un peu moins banale. Au siècle dernier, on admettait quela démocratie pouvait s'appliquer à un régime non exactementlibéral. On parlait de démocratie césarienne ou plébiscitaire parceque Napoléon III, après tout, était soutenu par une majoritéconsidérable de l'électorat. Aujourd'hui, il est intéressant de noter,et à mon avis c'est plutôt un bien, que plus personne ne soutientque la démocratie puisse être autre que libérale.J'ai dit que, jusqu'àun certain point, jevoulais penser et parler comme l'homme de larue.Regardez ce qui se passe quand un ministre de l'Intérieur tracasse unjournal d'opposition, quel que soit le ministre et quel que soit lejournal. Les gens sont indignés. Que disent-ils? Ils ne disent pas cequ'ils devraient dire s'ilsétaient instruitscomme nous le sommes tous:«ce n'est pas libéral» ; ilsdisent: «ce n'est pas démocratique », Quandquelque chose paraît antilibéral,le cridu cœur du Françaismoyen est:«ce n'est pas démocratique. »Nous ne concevons plus aujourd'hui ladémocratie comme autrement que libérale. C'est un bien, et c'est lerésultat d'une longue éducation républicaine.

Larépublique, c'est autre chose. C'est un mot à problème, c'estun mot à passion, un problème et une passion bien français. Je croisqu'il faut dire qu'il y a pour le mot république, en France, un senscommun évident et puis un sens conflictuel issu de l'Histoire, surlequel on discute encore alors qu'il serait peut-être temps de cesserde le faire.

Le sens commun évident, c'est que l'on est en républiquequand il n'y a pas de roi et quand il n'y a pas de dictature. Larépublique s'oppose alors à la monarchie et aux gouvernements quisont effectivement dictatoriaux.

Le sens issu de l'histoire de France, et là je voudrais insister,parce qu'il ne faut pas l'oublier, c'est le suivant: la république, pen-

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dant une bonne centaine d'années, a été voulue par les héritiers dela Révolution française, et l'habitude a été prise de l'identifier à lagauche. Aussi je me servirai de ce terme pour aller vite. De là, ce faitfondamental, qui a été l'investissement de l'idée du mot républiquepar la gauche. Cette gauche perpétuait la tradition républicaine quidéfinit la république par la démocratie libérale complétée parquelques valeurs fortes : le vrai républicain aime la Révolutionfrançaise, le vrai républicain est attaché à la laïcitéet se méfiedu clergécatholique, le vrai républicain est patriote, le vrai républicain aimele peuple, le vrai républicain est méfiant à l'égard du pouvoirpersonnel, le vrai républicain est partisan du régime parlementaireparce qu'il est contre l'exécutif fort qui est toujours dangereux.

Il y a eu, presque jusqu'à nos jours - jusqu'à 1958 pour êtreprécis -, une définition hégémonique de la république par lagauche : la démocratie libérale plus tous les éléments de ce quej'appellerai une définition maximale, avec une tendance à dénier,même quand ils s'en réclamaient, le qualificatif de républicains auxrépublicains qui ne remplissaient pas tous les critères, qui étaientcléricaux, qui n'aimaient pas la Révolution française, qui étaientpartisans de l'exécutif fort, etc.

Mais parallèlement, depuis une centaine d'années, le rallie­ment à la république de la quasi-totalité des hommes et des groupesvenus de la droite a mis en circulation une autre définition de larépublique que j'appellerai volontiers minimale : la démocratielibérale, l'Etat de droit, mais sans qu'il soit nécessaire d'y ajouterl'attachement à la Révolution, la laïcité, la méfiance à l'égard del'exécutif, etc. Depuis 1958, et surtout depuis l'alternance de 1981,depuis qu'il est évident que la République, selon De Gaulle, est toutde même une république de démocratie libérale, une sorte deconsensus est apparu autour de la république, dans sa définitionminimale. Du même coup, l'affrontement s'est réduit à deuxconceptions issues du passé, parfaitement explicables par l'Histoire,entre lesquelles les querelles de légitimité et d'étiquette se révèlentun peu vaines. Il y a longtemps que nous n'avons plus de ministrede l'Intérieur qui ose dire : « Je vais rétablir l'ordre. }) Tout bonministre de l'Intérieur dit : « Je vais rétablir l'ordre républicain. »

Personne ne dit : « Il faut faire appliquer les lois. » Quand on avraiment envie de faire appliquer les lois, on dit : (( Je vais faire

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appliquer les lois de la République. » Républicain, république, c'estla touche d'emphase que l'on ajoute lorsque l'on veut dire qu'unechose est bien. Or, ce qui est intéressant, c'est que ce procédé delangage, qui pendant longtemps a été caractéristique de la gauche,est aujourd'hui au moins aussi largement appliqué à droite. Lelangage commun a donc pris acte du consensus qui s'est finalementréalisé. Je conclurai volontiers en conseillant donc aux militantspolitiques d'abandonner quelque temps la république pour débattredes questions qui, très légitimement dans une démocratie, mettrontaux prises des conceptions réellement opposées.

Seme la République pourra sauver la démocratie

Jean-Pierre Chevènement - A mon avis,l'opposition entre démocratie et républiquereste déterminante. Mais on ne parle pastoujours de la même chose quand on parlede la démocratie au XIXe siècle, celle quedécrit Tocqueville par exemple, et de celled'aujourd'hui. Le mot république a, en effet,des significations différentes. Je dirai que laIre République, à laquelle va ma préférence,je ne le cache pas, n'est pas la Ile, ni la Ille,encore moins la IVe. Nous sommes donc dans

un domaine où il conviendrait de préciser ce dont nous parlons.Mais je voudrais rebondir sur la conclusion du Pr Agulhon, pourlequel j'éprouve estime et respect. Vous avez dit qu'il est tempsd'arriver à un certain consensus, et vous avez parlé d'une républiqueminimale, au fond assez proche de la démocratie, telle qu'elle estentendue couramment. On pourrait dire que la démocratie, c'est unerépublique minimale.

Je voudrais cependant marquer une petite opposition entreles deux termes. La démocratie est pieuse. Elle l'a toujours étéd'ailleurs - lors de sa proclamation aux Etats-Unis, la Constitutionde 1776, in God we trust, était piétiste ; elle est redevenue piétisteà sa manière. La république est libre penseuse. La démocratie est

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fondée sur le consensus et la république est fondée sur le débat,donc sur le dissensus. La démocratie est plutôt angle-saxonne dansson enracinement, la république plutôt latine, française certes, maisaussi marquée par le modèle athénien et romain, comme l'a montréClaude Nicolet dans son Histoire de l'idée républicaine en France.

La démocratie est molle, la république est héroïque ou à toutle moins exigeante. Charles Péguy disait que la mystique républi­caine, c'est quand on se faisait tuer pour la république. On se faitrarement tuer pour la démocratie. Pour la république cela arrive,et la république exige une certaine abnégation parce qu'elle reposeentièrement sur le citoyen.

Ladifférence est tout entière dans l'école, qui illustre l'opposi­tion entre la république et la démocratie. Car dans la république,l'école a évidemment pour tâche première, prioritaire, la formation ducitoyen - c'est ce que semble avoir oublié M. RogerFauroux. Lafinalitéde l'école républicaine devrait avant tout être la formation du juge­ment, de l'esprit critique, et non de l'esprit des critiques. L'écolerépublicaine repose sur la raison. Elle est animée par une passion, àsavoir la transmission du savoir et de la connaissance. Elle vise àl'instruction. D'une certaine manière, dans la conception démocrati­que, elle mettra davantage l'accent sur l'exigence du savoir, de laqualité pour tous - c'est ce que j'avaisappelé «l'élitisme républicain ».

Un mot encore: l'école aujourd'hui ne peut plus se concevoir endehors de la télévision, qui, à quelques rares exceptions près, estaujourd'hui aux mains de l'obscurantisme moderne - je parle pour leservice public, autant que pour les chaînes privées.Apartir du momentoù l'on parle de cette opposition, l'école qui forme le citoyen va avecune certaine idée de la souveraineté populaire, car le peuple souveraindoit être éclairé, donc formé: l'individu doit être préparé à exercer saresponsabilité de citoyen.

La tradition démocratique est fondamentalement accommo­dante avec l'ordre établi des choses; la république va beaucoup plusloin.Jaurès l'a d'ailleurs démontré en définissant le socialisme commela perfection de la république, et ce peut être une idée extrêmementexigeante. Si l'on prend par exemple le droit au travail, le droitproclamé par la Constitution de la République, l'on voit que ladémocratie s'accommode très bien dufaitqu'il ne soit absolument pasrespecté, puisque notre société compte cinq millions de chômeurs.

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Pour terminer, je dirai simplement que la république impliquebien sûr plutôt le pouvoir du Parlement, le débat; la démocraties'accommode de mieux en mieux de contre-pouvoirs, de ce quel'on appelait le gouvernement des juges, d'instances indépendantes,d'une sorte de démocratie contentieuse comme dit M. Cohen­Tanugi. Ce n'est pas vrai évidemment dans la tradition républicaine,où le politique est élu pour agir, où il a des comptes à rendre d'abordau peuple, à ses électeurs. Mais c'est une autre tradition, c'est celledu suffrage universel.

Aussi cette société démocratique libérale est en face d'unavenir de plus en plus problématique, exposée à de gravessecousses. On le voit avec ce que le président de la République avaitappelé la « fracture sociale », et qui se traduit aussi par une fracturepolitique, l'apparition d'un parti carrément antirépublicain, quimonte malheureusement à l'horizon. Tout cela me fait dire, pourconclure, que si j'ai grossi un petit peu les oppositions, c'est pourvous rendre sensibles à ce que l'on peut y mettre. Bien entendu,la démocratie et la république peuvent aller largement de pair. Maisil arrive un moment où il faut choisir entre deux conceptions assezdifférentes. Pour ma part, il me semble essentiel de savoir seressourcer dans la tradition républicaine, car seule la Républiquepourra sauver la démocratie.

Des dérives àmaîtriser

Alain Lancelot - Je suis très chevènementiste. Il me sembleque cette conception de la république va tout à fait dans le sensde ce que j'avais voulu dire au départ. Jean-Pierre Chevènement atout à fait raison de montrer que l'école est partie intégrante del'espace de citoyenneté et que, si le problème de la république estdifférent de celui de la démocratie, c'est que la république ne peutse satisfaire du suffrage universel. Il faut que ce soit un suffrageéclairé. Et ce n'est pas un hasard si des régimes prétendumentdémocratiques, comme le second Empire ou l'Allemagne deBismarck, ont établi ou rétabli le suffrage universel. Pourquoi? Parceque dans le suffrage universel on pouvait trouver la meilleure

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garantie de la ratification populaire des pouvoirs en place, parceque l'on pouvait noyer les militants convaincus dans les massessilencieuses. Le suffrage universel ne suffit pas, il faut le suffragedes citoyens. Et la démocratie ne construit pas les citoyens au mêmetitre que la république.

Mais où je deviens moins chevènementiste, c'est à propos deslibertés et des droits réels. Vous avez beau dire que la démocratie,telle que l'a définie Tocqueville, est une démocratie du XIXe siècle;vous avez beau reprendre l'idée marxiste opposant les libertés réelleset les pseudo-libertés formelles; vous avez beau militer pour cetélitisme républicain auquel vous avez attaché votre nom et auquelj'adhère totalement; il n'en reste pas moins que la protection desdroits formels reste une condition préalable à la recherche de l'égalité.

Nous sentons bien, aujourd'hui, qu'en France la Républiqueest démocratique, et que la démocratie est républicaine. Mais nousdiscernons tout de même, en filigrane, des dérives qu'il nous fautmaîtriser; en particulier la dérive du communautarisme, c'est-à-direla dérive du socialement correct, du politiquement correct, la dérivedes quotas. Celle qui fait que nous ne jugeons pas en fonction del'engagement citoyen mais en fonction d'une identité plaquée surune personne: dis-moi ce que tu es et je te dirai quels sont tes droits.

Une oppositionqui dissimule en réalité une idéologie

Patrick Devedjian - Cette opposition entrela république et la démocratie est un phéno­mène récent dans le débat politique français,qui s'apparente un peu à un phénomène demode. Le grand mérite de Jean-Pierre Chevè­nement, c'est d'avoir effectivement popularisécette opposition et de lui avoir rendu uneactualité. Il reste à savoir si elle correspondà une réalité.Pour ma part, je suis évidemment plutôtconvaincu par Mme Kriegel qui dit que la

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république et la démocratie sont très largement complémentaires,et surtout en France. Si l'on reprend l'opposition avancée par AlainLancelot, au début de ce débat, on constate qu'aux Etats-Unis lesrépublicains sont à droite et les démocrates à gauche, alors qu'enFrance les républicains seraient à gauche et les démocrates à droite.C'est dire le caractère artificiel de cette opposition qui dissimule enréalité une idéologie qu'il faut essayer de définir.

Quel est finalement le contenu de cette idée républicaine sivigoureusement défendue par Jean-Pierre Chevènement et ses amis?C'est la fameuse culture de l'exception française, c'est-à-direl'affirmation d'une vocation spécifique de la France, qui semanifesterait dans le fonctionnement de la politique intérieure. Celase traduit d'abord par notre conception de l'intérêt général : dansle monde anglo-saxon, l'intérêt général résulte de la confrontationdes intérêts particuliers; chez nous, c'est quelque chose quitranscende les intérêts particuliers, qui est inventé par l'Etat, sur lefondement d'une légitimité qui reste à préciser. Et quand oninterroge les amis de Jean-Pierre Chevènement sur cette définitionde l'intérêt général, ils nous renvoient à la prise en compte d'unedimension historique, c'est-à-dire de l'avenir; ce que ne ferait pasla conception angle-saxonne, qui arbitrerait dans le présent desconflits mais qui ne se placerait pas dans une perspective historique.Là aussi, problème de légitimité. Qui peut dire ce que sera l'histoirede demain? De quel droit peut-on la choisir? Peut-on la déterminertrès longtemps à l'avance? Donc, la culture de la république, ce seraitune conception divergente de l'intérêt général.

Deuxièmement, c'est effectivement le fameux débat entrel'intégration et le communautarisme. Je précise que la traditionfrançaise est celle de l'intégration, intégration qui marche encorebien, quoi qu'on en dise et quoi qu'en dise le Front national, et ceavec les Maghrébins aussi bien qu'avec les Arméniens. C'est un toutpetit peu plus long, mais cela fonctionne aussi bien.

La troisième chose qui me paraît distinguer le contenu de ceconcept républicain, c'est le rapport à la loi. La fameuse distinctionentre droit naturel et droit positif. A partir de l'instant où l'on a unemajorité, tout le droit peut être reconstruit à partir de cette majorité.

Quatrième élément du contenu, c'est un peu le discours quevous avez tenu, cher Jean-Pierre Chevènement, à l'occasion des

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événements de Belfort: c'est le rapport à la justice. Et dans cerapport à la justice, il y a une sorte de confusion entre le rôle desjuges et la critique sur la validité des procédures. Les juges sontdes hommes qui par définition commettent des erreurs. Dénoncerles erreurs des juges à travers le pouvoir de la justice me paraîtspécifique de cette conception républicaine, qui évite d'ailleurs ainside critiquer les procédures, lesquelles ont été inventées par l'Etat,au profit de l'Etat.

En définitive, il me semble que les républicains ne sont quele nouveau masque des jacobins. Cela se manifeste également dansleur rapport à la décentralisation. Les républicains, au nom de cetEtat déifié, considéré comme le commencement et la fin de touteschoses, s'opposent à la décentralisation, alors que les démocrateslui sont plutôt favorables. Surce sujet, on peut d'ailleurs se demandersi les républicains sont réellement démocrates, mais c'est un autredébat.

La multiplication des affaires est salutaire. Avant, c'étaitl'impunité. Depuis que la justice devient indépendante, depuis quele pouvoir de la loi se substitue de plus en plus à celui de l'Etat,les hommes politiques en particulier ont des comptes à rendre àla justice. C'est un véritable progrès de la république et de ladémocratie, quelle que soit la définition qu'on en donne.

La séparation des pouvoirsest un principe auquel je reste attaché

Jean-Pierre Chevènement - Je crois qu'on peut quandmême relever deux faits préoccupants: premièrement, la tendancedes juges à se saisir au prétexte du pénal de questions qui intéressentla gestion des collectivités publiques. C'est une évolution quicorrespond d'ailleurs à la montée d'un marché totalement déréguléet au discrédit croissant du politique. Je prends un exemple précis:les mouvements de capitaux. Jusqu'à une date récente, le 1er juillet1990, les mouvements de capitaux étaient soumis à des contrôlesadministratifs.

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Dans l'affaire de Belfort, la justice se saisit ou fait comme sielle se saisissait de mouvements de capitaux qu'elle ne s'expliquepas, qu'elle se serait d'ailleurs expliqué si elle avait pris connaissancedu dossier, en particulier des rapports administratifs qui avaient étécommandés préalablement à l'octroi de la prime à l'aménagementdu territoire pour l'implantation de cette usine. Mais la justice neveut rien savoir de l'environnement: elle se cristallise sur un petitfait, qui aurait pu être très facilement expliqué par un fonctionnaire.Mais le juge ne cherche pas du tout à comprendre la nature dudossier qu'il a en face de lui. Donc, effondrement des contrôlesadministratifs, éruption du juge qui, au prétexte du pénal, se saisitde tout et de n'importe quoi, sans avoir la compétence qui lui permetde traiter des dossiers industriels ou financiers... qui sont, quandmême, d'une relative complexité. Je suis assez d'accord avec PatrickDevedjian sur la contestation des procédures, mais la séparation despouvoirs reste un principe auquel, en tant que républicain, je suisattaché.

La décentralisation, c'est une compétence que l'Etat confie parla loi aux communes, aux départements, aux régions. L'Etat n'ensubsiste pas moins. Je ne vois pas de raisons d'opposer lescollectivités décentralisées et l'Etat, dont elles sont à certains égardsdes démembrements. Mais elles doivent travailler dans un esprit decoopération.

A partir du moment où le suffrage universel confie un certainnombre de tâches à des élus, ces élus doivent pouvoir s'en acquitter.S'ils sont menacés à tout instant, et on sait leur insécurité juridique- le statut pénal de l'élu aujourd'hui est aussi instable que pos­sible -, ils ne feront plus rien. Comme le disait M. Puech, présidentdes conseils généraux, qui ne fait rien ne risque rien. Effectivement,c'est la morale de tout cela. C'est d'ailleurs très complémentaire dulibéralisme absolu et de la dérégulation totale, qui refusent touteespèce d'intervention d'une autorité publique dans la vie économi­que. Maintenant, et là je vous donne raison, nos procédures posentun réel problème pour la garantie de la présomption d'innocence.Qu'est-ce que la présomption d'innocence dans une société aussimédiatisée que la nôtre? Il Y a beaucoup à dire sur la détentionprovisoire et sur les conditions dans lesquelles un juge instruit undossier.

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Patrick Devedjian - Je crois que Jean-Pierre Chevènement,à propos de l'affaire de Belfort, a raison de protester sur la manièredont la justice a fonctionné. Mais, en même temps, je suis étonnéqu'il le fasse en se fondant sur de mauvaises raisons. Lorsque l'onest investi du suffrage universel, lorsque l'on a été élu, finalement,on a le droit de faire beaucoup de choses. Par exemple, quandM. Emmanuelli a été mis en examen, il a démissionné de son mandatde député, puis il s'est fait réélire par sa circonscription des Landescomme si sa nouvelle élection lui conférait une légitimité qui effaçaitle fait d'avoir été mis en examen. De la même manière, quand leparti socialiste engage une pétition nationale contre la décision destribunaux de la République, cher M. Agulhon, on affirme la primautédu politique sur la loi.

L'opinion publique ale droitde savoir pourquoi on arrête un homme politique

Or, dans l'affaire de Belfort, au-delà des anomalies, des erreursqui ont pu être commises par tel ou tel magistrat, ce qui est choquantest qu'un homme, public en l'occurrence, puisse être mis endétention pour des raisons qui restent ignorées de tout le monde.Des raisons qui sont restées et qui doivent rester - elles ne le sontpas parce qu'il y a des fuites - fondamentalement secrètes. A l'égardd'un homme politique, c'est le rétablissement ou la poursuite - parceque la pratique n'a jamais été interrompue - de la lettre de cachet.Quel meilleur contrôle de la justice peut-on exercer qu'avecl'opinion publique?

Dans cette affaire, la justice avait le droit de s'occuper de cedossier; les élus doivent respecter les lois, et les lois pénales enparticulier. En revanche, à partir du moment où, dans unedémocratie, on arrête un homme politique, a fortiori un opposant,l'opinion a le droit de savoir pourquoi on le poursuit, voirel'emprisonne. Or, dans notre système procédural de soi-disant secretde l'instruction - secret de polichinelle en réalité -, la raison pourlaquelle un homme est mis en détention reste cachée.

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Cela a beaucoup choqué Jean-Pierre Chevènement, et il araison. Simplement, c'est comme ça depuis cette fameuse Révolutiondont il revendique l'héritage en bloc, et pas en détail, Terreurcomprise.

Il n'y aplus de sécurité pour un élu

Jean-Pierre Chevènement - La loi de 1790 défend auxinstitutions judiciaires de s'immiscer dans le fonctionnement descorps administratifs à peine de forfaiture. C'est à partir de cette loique fut institué un ordre de juridictions administratives : tribunauxadministratifs, Conseil d'Etat, etc. Une avance faite sur une primed'aménagement du territoire accordée par l'Etat relève à l'évidencedu domaine administratif. Laisser un juge judiciaire pénétrer cedomaine, c'est supprimer toute sécurité juridique pour les élus quiveulent faire leur métier. On est en pleine aberration!

Patrick Devedjian - Ce que vous revendiquez dans l'héritagerévolutionnaire, c'est effectivement cette séparation du judiciaire etde l'administratif, qui date de la loi de 1790, et vous voulez interdireau juge judiciaire de pouvoir contrôler les infractions commises dansl'ordre administratif. Cela est contraire au principe démocratique leplus élémentaire.

Jean-Pierre Chevènement - Je tiens à ce qu'il n'y ait pasde confusion à ce sujet. Je demande que les élus soient jugés pource qui les concerne personnellement, et dès lors qu'il y aenrichissement personnel, exactement comme les autres citoyens.Que même l'on soit plus sévère avec eux dans la mesure où ils ontaccepté des responsabilités qui doivent en faire des exemples. Mais,dans le fonctionnement des collectivités publiques, je pense que desrègles particulières doivent s'appliquer.

Blandine Kriegel - Patrick Devedjian a dit une chose trèsjuste, c'est que cette opposition sur laquelle nous débattons entre

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république et démocratie est une opposition extrêmement récente.Nous n'avons qu'à nous retourner vers la Ille République pourvoir que républicains et démocrates, comme l'a exposé MauriceAgulhon, étaient les mêmes hommes. Clemenceau parle indifférem­ment des républicains et des démocrates. Et le philosopherépublicain Vacherot, très oublié aujourd'hui, qui se présentaitlui-même comme un républicain, a publié un livre qui s'appelaitla Démocratie. Cette opposition appartient donc à la fin duXXe siècle.

J'aurai, pour ma part, une position non pas centriste mais unpeu différente, et de celle de Jean-Pierre Chevènement, et peut-êtrede celle de Patrick Devedjian. Ce que Jean-Pierre Chevènementappelle le parti démocrate, c'est en réalité le parti néo-libéral. Je suisd'ailleurs tout à fait d'accord avec lui sur le fait que le parti libéral,qui a aujourd'hui confisqué le vocabulaire de la démocratie, a prispour cible l'école républicaine. Aussi, je partage ses réactionscritiques à ce que nous savons des propositions de la commissionFauroux. Proposer que le recrutement des enseignants soit fait parles proviseurs en ce qui concerne les enseignants du secondaire,ou par les présidents d'université en ce qui concerne les professeursdu supérieur, aboutit à réinstituer des féodalités locales, alors quel'école de la République appartient à l'ensemble de la communauténationale.

Apropos de ce parti néo-libéral, jevoudrais rappeler qu'il a ététrès tardivement républicain, mais plus tardivement encore démo­crate. Lorsqu'on a demandé à Guizot, à la veille de 1848, de mettreà l'ordre du jour la question du suffrage universel à l'Assembléenationale, il a répondu : « Il ny aura pas de jour pour le suffrageuniversel, ce système absurde. )) Benjamin Constant a argumenté enexpliquant que, pour exercer la citoyenneté, il fallait des loisirs et dujugement, et que seule la propriété donnait accès à ces loisirs.

Le parti néo-libéral, en France, se distingue d'ailleurs deslibéraux angle-saxons, qui ont toujours soutenu le suffrageuniversel,la démocratie, et même l'Etat-providence. En France, le partinéo-libéral a toujours pris parti pour les grands intermédiaires, pourmesurer l'exercice de la citoyenneté et du suffrage universel. Parconséquent, il est très dommage, et c'est mon objection àJean-PierreChevènement, que ceux qui défendent la république laissent

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désarticuler l'inspiration démocratique qui, historiquement, a étéportée par les républicains.

Madeuxième remarque touche au parti républicain lui-même.J'admets qu'il y a un parti républicain qu'incarne Jean-PierreChevènement, mais je lui ferai un reproche : de même que le partinéo-libéral a toujours pris en grippe l'école républicaine, le partirépublicain est en fait un parti révolutionnaire, qui se refuse àadmettre qu'à la fin du XXe siècle, il faut dissocier l'idée républicainede l'idée de la révolution. D'abord, parce qu'elle l'a été. On oublieencore une fois que l'idée républicaine ne date pas de la Révolutionfrançaise, elle réapparaît à la Renaissance et traverse l'AncienRégime. Le droit politique fondamental, le droit de l'Etat, les droitsde l'homme, les droits du citoyen ont été pensés, déduits, réfléchispar les penseurs de l'âge classique, par Hobbes, par Spinoza, parRousseau. C'est pourquoi il faut dissocier la république de larévolution.

Le parti républicain n'a pas voulu évoluer

Ce que je reproche au parti républicain, c'est de sedésintéresser de la réforme des institutions, et en particulier de laréforme de la justice, parce qu'il a une conception archaïque de lasouveraineté et parce qu'il n'a pas voulu évoluer. Pendant trèslongtemps, le parti républicain s'est opposé au mouvement qui apermis l'institution d'une hiérarchie des normes, le primat de laDéclaration des droits de l'homme et du citoyen sur un vote decirconstance de l'Assemblée nationale. D'une manière générale, ilsupporte mal qu'on associe la souveraineté au respect des droitsindividuels. Le parti républicain reste réticent, face à une évolutionqui va dans le sens d'une garantie plus grande des droits individuels.

C'est pourquoi je crois aussi que notre débat sur la questiondes quotas, de la parité, des discriminations positives ou négativesest extrêmement mal engagé. Dès qu'il s'agit de garantir les droitsdes individus, des citoyens, le parti républicain est en retrait : ilaccepte très difficilement la hiérarchie des normes et l'idée desoumettre le droit politique au droit des individus.

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Alain Lancelot - Patrick Devedjian est le premier à avoirprononcé le mot Etat. Nous parlons de démocratie et de républiqueen France et, s'il y a une exception française, elle est assurémentliée à notre conception de l'Etat. L'Etat est une notion qui va mieuxavec la république qu'avec la démocratie. Il y a entre l'Etat et laRépublique, en France, dans la mesure où l'Etat républicain s'estcoulé dans le moule de l'Ancien Régime, une parenté très forte, etavec la démocratie dans une certaine mesure. Pour cela, ladémocratie ne peut pas être confondue avec le mouvementrépublicain qui a été un mouvement de démantèlement, du moinsun mouvement d'affaiblissement de l'Etat. Sur le point de savoir sile parti républicain a toujours été un parti démocrate, non, chèreBlandine, je ne le crois pas. Si nous regardons la thèse de MauriceAgulhon - qui montre comment la Provence blanche de 1815 estdevenue rouge en 1851 -, nous voyons fort bien que la Provencea bougé autour de ce qu'il appelle le patronage démocratique maisqui, en réalité, est le patronage républicain. Ce sont les élites républi­caines qui ont progressivement pénétré le peuple de son propreradicalisme pour céder la place, dans les années 1850, au tout débutdu second Empire, à des élites proprement démocratiques, issues dupetit peuple. Pour que le petit peuple prenne ses affaires en main, ila fallu le magistère des républicains; le parti républicain a continuéensuite avec d'autres principes et une autre sociologie.

L'idée de république n'apas attendu1789 ou 1792 pour apparaître

Maurice Agulhon - Je voudrais dire deux choses pournuancer les propos tenus par les précédents interlocuteurs. Il n'ya pas de lien nécessaire, Blandine Kriegel a raison de le dire, entrel'idée de république et la Révolution française, puisque l'idée derépublique n'a pas attendu 1789 ou 1792 pour apparaître. La liaisonà laquelle je faisais allusion tout à l'heure n'était pas une liaisonlogique, mais historique. Et l'Histoire dure. C'est un fait que ce sontles amis de la Révolution française qui ont voulu la République enFrance et qui l'ont fondée; cela ne fait pas des républicains des

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terroristes à perpétuité. Lefait que j'appartienne à ce parti républicainne m'a pas empêché de plaider tout à l'heure pour la reconnaissancedu caractère républicain des gaullistes, par exemple, ce qui prouveque l'on peut être républicain sans être sectaire; j'espère que l'onm'en donnera acte, et que l'on en donnera acte à « la République »,

entre guillemets bien entendu. ~

Laseconde nuance que je voudrais apporter, c'est à propos dece qu'a dit M. Devedjiansur l'hostilité des républicains àla décentralisa­tion' la tradition de l'autorité et de la centralisation. Dans l'histoire deFrance, l'idée centralisatrice chimiquement pure ne se trouve pas chezles républicains, mais dans le bonapartisme. Et, tout au long du XIXesiècle, les républicains se sontengagés conjointementavec les libérauxcontre l'autoritarisme et la centralisation qui venaient essentiellementde ce parti de l'ordre, qui a dominé l'histoire de France pendantle siècledernier. N'étant ni libéral ni jacobin, il obligeait libéraux et jacobins àse coaliser contre lui et, par conséquent, à gommer un peu de leursdifférences. Pour prendre l'exemple de la décentralisation, c'est l'al­liance des libéraux et des républicains qui permit d'instituer, en 1882,l'élection des maires par le conseil municipal- dont M. Devedjian estl'un des nombreux bénéficiaires. En 1982, la tutelle du préfet a étésupprimée à son tour, vous savez par qui...

République et démocratiesont de faux amis

Nicole Catala - Ce débat m'a confortée dansla conviction que la république et la démocra­tie sont de faux amis, comme disent lestraducteurs. De faux amis, parce que dans lesdeux cas ces termes ont été employés d'unefaçon tout à fait abusive. Chacun se souvientdes démocraties populaires : elles portaient lenom de démocraties, mais n'avaient rien dedémocratique. Chacun se souvient des répu­bliques socialistes soviétiques: c'étaient desrépubliques qui ne fonctionnaient en réalité

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aucunement sur le modèle républicain. Si bien que ce couple neparaît limpide et vertueux qu'en France. Et même chez nousémergent diverses questions sur le passé.

Je ne voudrais pas m'arrêter à l'Histoire, dont nous avons déjàbeaucoup parlé. Mais revenons à la Ills République. Tout le mondes'accorde à dire que c'était, après des débuts un peu singuliers, uneRépublique respectueuse des droits et des libertés. Etait-ce pourautant une république démocratique? La moitié du corps électoral,je veux parler des femmes, a été exclue du scrutin universel jusqu'en1945. Donc, même chez nous, il n'y a pas toujours eu identité,coïncidence entre république et démocratie.

Le malaise du corps socialest lié aux dysfonctionnements de la république

Aujourd'hui, on peut dire que, si la république fonctionnaitbien, la démocratie s'épanouirait. Car la république est en Francela forme d'expression et de réalisation de la démocratie. NotreConstitution s'opposerait d'ailleurs à ce que l'on puisse envisagerd'autres formules. Il n'en reste pas moins que, dans l'Unioneuropéenne, d'autres démocraties fonctionnent selon la forme demonarchies constitutionnelles. Sept pays sur les quinze membresactuels de l'Union européenne sont des monarchies, tout en étantdes démocraties achevées. Cependant, je crois que, si la républiquene fonctionne pas bien, la démocratie est malade. Et le malaisecertain du corps social est directement lié aux dysfonctionnementsde la république.

La république, on l'oublie souvent, est fondée sur un idéal.Le préambule de la Constitution de 1958rappelle que la Républiqueest fondée sur l'idéal commun de liberté, d'égalité et de fraternité.Cet idéal est aujourd'hui corrodé, miné par la dégradation de l'espritpublic, par l'évolution vers la communautarisation dont on a fait étattout à l'heure, et par d'autres phénomènes sur lesquels nousreviendrons sans doute. Mais, au-delà de cette perversion, de cettecorruption de l'idéal fondateur, les principes mêmes de la républiquesont eux aussi grignotés par des évolutions multiples.

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La République, proclame notre Constitution, est indivisible,laïque, démocratique et sociale; c'est le socle de notre systèmeconstitutionnel. Or, qu'est-ce que l'indivisibilité, à une époque oùnon seulement on s'interroge sur le statut de la Corse, mais où l'ona constitué ou permis l'émergence au niveau des régions et desdépartements de véritables féodalités locales. Car la décentralisationn'a pas que des effets positifs; elle a aussi des effets négatifs : ilexiste désormais des pouvoirs locaux contre lesquels les citoyensse sentent totalement démunis.

Le deuxième trait caractéristique de notre République, c'estqu'elle est laïque. Or, la laïcitéest confrontée aujourd'hui à la montéeen puissance d'une religion qui n'accepte pas la séparation entrel'Eglise et l'Etat : l'islam. Comment faire, dans notre Etat laïc, pouraccepter l'islam sans qu'il refuse la République? C'est un vraidilemme.

Plus l'Europe avance, plus la démocratie dépérit

La République, dit aussi notre Constitution, est démocratique.Or, qu'observons-nous? La plupart de nos concitoyens ont l'impres­sion de ne plus être partie prenante dans les décisions prises enleur nom. l'ose à peine tendre la perche àJean-Pierre Chevènementqui voulait un débat vif, car je le rejoins sur ce terrain: plus l'Europeavance, plus la démocratie dépérit.

Enfin, dernier point, la République est sociale. Or, noussentons bien que l'Etat, qui était devenu un Etat-providence, est entrain de devenir un Etat brancardier. Mais un Etat brancardier quia de moins en moins de moyens pour accomplir sa mission sociale.Et c'est peut-être l'une des interrogations les plus graves auxquellesnous sommes confrontés aujourd'hui. L'Etat - la République si vousvoulez - a de moins en moins de pouvoirs en raison, d'une part,de la mondialisation de l'économie, de la production et deséchanges, d'autre part, de la montée en puissance de l'Europe etde la décentralisation.

On est donc en présence d'un petit noyau de puissancespubliques confrontées à des problèmes économiques et sociaux

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d'une complexité croissante.Je crois que c'est de là que proviennentle malaise profond des citoyens et le malaise de la démocratie.

Alain-Gérard Slama - J'observe que dans cepays la loi n'est plus respectée et que destextes votés au Parlement se trouventcontestés dès le lendemain par la rue. C'esttout de même quelque chose d'assez grave etd'assez nouveau, par son ampleur et soncaractère systématique.J'observe aussi que, lorsqu'une commissionsuggère qu'on touche à un certain nombre desprincipes sacrés de notre système scolaire,aussitôt on demande non plus la répudiation

des députés, mais la répudiation des membres de la commission.J'observe enfin que nous partageons tous l'impression que le

pouvoir ne peut plus rien faire, ne peut plus rien entreprendre, quela loi n'a jamais été votée dans des conditions suffisantes d'informa­tions et de discussion. Le débat démocratique n'est jamais suffisant;on ne sait pas jusqu'où il faudrait aller, s'il faudrait en effet qu'ilinnerve, pénètre la société tout entière, organise la confrontationde chacun des acteurs sociaux.

La République est notre exception française

Ce phénomène tout à fait étrange rejoint notre problème. LaRépublique en effet, c'est notre exception française, notre culturepolitique, nos institutions. La République, c'est une manièred'affirmer la loi au mépris des minorités, à la différence desAnglo-Saxons. Il n'en reste pas moins que nous avons parlé deconsensus républicain, et que tout à l'heure Jean-Pierre Chevène­ment a évoqué le dissensus républicain. Précisons un peu les choses.

Le consensus républicain, c'était en effet la base, le socle surlequel pouvaient se dessiner les rouges et les blancs, la droite etla gauche, ceux qui étaient pour l'Eglise et les anticléricaux, etc. Ce

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clivage très fort reposait sur des choses simples, c'est-à-dire unedroite, une gauche, et des partis politiques relayant leur idéologie.Le consensus républicain, c'est devenu au fil du temps lesinstitutions, la laïcité, une commune mémoire.

Dans un livre récent, mon maître René Rémond disait que laRépublique n'est plus ce qu'elle était, et qu'elle recouvre denouveaux enjeux. Bien entendu, il a apporté beaucoup en disantcela, mais il signalait en introduction qu'au fond il y avait un certainnombre de points sur lesquels tout le monde était d'accord : surl'alternance, sur les pouvoirs, sur la loi, sur la laïcité. Si je prendstous ces thèmes, il n'y a plus le moindre accord. L'alternance, oùest-elle? Vous la voyez? Mme Catala, si vous la voyez, vous êtestrès forte, expliquez-moi. Est-ce le pouvoir présidentiel? Noussavons que c'est aujourd'hui un enjeu de débat, c'est-à-dire que l'onpeut même aller jusqu'à parler aujourd'hui en France de quelquechose qui ressemble de plus en plus à une crise de régime. La laïcité?Il n'y a pas que l'islam qui fasse problème, comme le prouvent lescontestataires de la loi de Mme Weil. Le problème majeur qui esten train de prendre de plein fouet cette société est celui de latranscendance: peut-on avoir une conscience si l'on ne se réfèrepas à un absolu en surplomb?

Notre rôle n'est peut-être pas seulement de regarder à nospieds, mais d'essayer de discerner les tendances, les lignes de force.Face à ces mouvements, les lignes de résistance sont extrêmementcomplexes. Je vais vous donner un exemple : la question de laquerelle des tchadors. Le fait que les femmes aient pris positioncontre le voile islamiquea rendu politiquement correct la condamna­tion des tchadors, alors qu'antérieurement cela flottait fichtrement.

Prenons la mémoire commune. Nous voyons très bien - etce n'est pas seulement moi qui le dis, c'est Pierre Nora - que lamémoire est devenue un enjeu. Nous recommençons à avoir desVendéens! Cet oubli, dont Renan nous disait qu'il était nécessairepour assurer la cohérence de la société, se fissure et se fragmente.La vérité y gagne; mais pas la cohérence de la nation!

Un dernier mot sur la question des juges et du droit. La loirépublicaine était minimale. Montesquieu comme Rousseau affir­maient que la loi doit s'occuper du minimum de choses. Ellelaissait,de fait, des espaces vides, à l'intérieur desquels un certain nombre

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d'hommes politiques ou d'hommes d'affaires se sont volontiersinfiltrés. Il n'en reste pas moins que, lorsque l'on passe sousl'influence de l'Europe à un modèle anglo-américain,que l'on évoluevers une société de droit, le juge dispose d'immenses pouvoirs, dela latitude d'appliquer ou non la loi, tout en bénéficiant de règlesde procédure beaucoup plus lâches qu'aux Etats-Unis. Loin de moil'idée de défendre M. Tapie, mais sa banqueroute surgitbrusquementparce que, juridiquement, elle est plus rentable. De même que l'abusde bien social doit son succès à son caractère imprescriptible defait, qui laisse entière latitude d'action aux juges.

Le principe et le fondement même de la liberté dans unesociété démocratique restent qu'il vaut mieux que quelquescoupables passent au travers des mailles du filet plutôt que d'yprendre des innocents. Et ilvaut mieux des soupapes qui permettentde rester opaques, de n'être pas transparents, et aussi d'exercer notreresponsabilité, afinde ménager des marges de manœuvre et d'action.L'extension du champ de compétence et d'intervention des jugesd'instruction m'inquiète. Cette perversion de la démocratie ne peutmanquer en effet de se retourner contre elle.

Le débat d'idées est mort...il faut le ressusciter !

Jean-Pierre Chevènement - La montée de l'idéologierépublicaine au début du XXIe siècle me paraît devoir êtrerapprochée de la disparition du communisme qui l'avait occultéependant soixante-dix ans. L'idéologie républicaine, qui était vivaceen France sous la Ille République, a été en quelque sorte masquéepar la montée du marxisme-léninisme, institutionnalisé en Unionsoviétique. L'effondrement de l'Union soviétique entraîne un retourvers les racines républicaines. On y revient d'autant plus qu'il y aune crise de la démocratie et qu'on s'est engagé dans uneconstruction politique inédite que l'on appelle l'Europe, mais quidemeure très problématique.

Je voudrais poser trois questions qui me viennent à l'esprit:est-ce que Mme Kriegel a raison de récuser la dimension utopique

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de la république? Vous avez dit, chère Blandine, que les républicainsne se dissocient pas assez de la Révolution. Je pense que ce seraitune grave erreur pour les républicains de récuser la dimensionutopique de la république, comme programme à accomplir au sensde Jaurès, qui décrivait le socialisme comme perfection de larépublique. Car la république doit être un moteur.

Deuxièmement, voulons-nous aller vers une démocratiecontentieuse, c'est-à-dire une démocratie des juges? Voulons-nousaller vers la fin du suffrage universel, en tant qu'il permet à un certainnombre de gens de s'exprimer, le cas échéant, avec force. Je crainsque, à partir du moment où 60 % des normes juridiques viennentde Bruxelles - tout cela, c'est la compétence de la Cour européennede justice -, à partir du moment où il y a cette dérive de l'institutionjudiciaire, à partir du moment où, au nom de principes soi-disantsacrés, on donne à des juges et aux juges constitutionnels un pouvoirqui ressemble à celui d'une troisième chambre (mais il n'y a plusde commission mixte qui statue en dernier ressort puisqu'il parleau nom de la Constitution et des principes sacrés, et non plusseulement de la Constitution au sens strict), la République ne soitmenacée. Sommes-nous bien conscients que le suffrage universelest en péril, car le Parlement est devenu une chambre d'enregistre­ment? C'est tragique! Ledébat d'idées est mort; la droite et la gauchese ressemblent comme frères jumeaux. Il faut donc ressusciter undébat digne de ce nom, et avant tout sur la question de l'emploiet du chômage.

Troisièmement, quid de l'identité nationale? Je vais prendrel'exemple de l'identité allemande et de l'identité française, toutesdeux rabotées par la démocratie venue d'Amérique. Deux identitéstrès différentes et venues d'horizons opposés. Encore aujourd'hui,vous observez qu'en Allemagne le droit de la citoyenneté reposesur la filiation, le droit du sang, et non pas sur le droit du sol.Cela pose un problème vis-à-vis de l'intégration, problème dontcertains Allemands sont parfaitement conscients. Il m'arrive d'allersouvent en Allemagne, en particulier dans le Land du Brandebourg,où l'on vient d'instaurer, dans les écoles, à la place du coursobligatoire d'éducation religieuse, un cours d'éducation civique. Aumême moment, la France a supprimé la moitié de l'horaire del'éducation civique que j'avais rétablie. Cela en dit long. Si l'Ecole

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a pour fonction de former le citoyen, et si l'on réduit les horairesd'éducation civique, on déplace le curseur dans le sens de ce qu'onappelle la démocratie.

Il y a également une nette opposition dans la conception del'Etat et du service public : en France, les services publics sontstructurants, alors qu'ils ne le sont pas du tout en Allemagne. J'airecensé trois ou quatre sujets qui font que l'identité dont nousparlons n'est pas construite, mais à construire. La laïcité, le droit dusol, le droit du sang, le service public et la conception que l'on ade la politique dépendent de la réponse donnée à une questionpréalable déterminante : doit-on partir d'une conception libérale,d'une main invisible, l'homo economicus qui réduit la politique àtrès peu de chose, ou bien doit-on installer le citoyen au centre dela scène politique, ce qui implique que l'on puisse aller assez loindans l'organisation de la société?

Prééminence des règles constitutionnelles

Nicole Catala - Contrairement à ce qu'il espérait peut-être,je ne suis pas en désaccord avec Jean-Pierre Chevènement. Laconstruction européenne va souligner de plus en plus les différencesd'identité nationale et de systèmes politiques. Il a évoqué avec unegrande pertinence l'Allemagne. D'abord, l'Allemagne est un Etatfédéral, ce qui au regard de la construction européenne institue déjàune différence considérable avec la France. En second lieu, c'est unEtat qui n'est pas absolument laïc, puisque chacun connaît les débatssur la présence des crucifix dans les écoles, sur l'enseignementreligieux, etc. Troisième différence, la Cour suprême allemande arappelé après le traité de Maastricht que le passage à la troisièmephase de l'union monétaire serait subordonné à un vote duParlement allemand, le Bundestag. Aujourd'hui encore, dans l'atti­tude du Bundestag et du Bundesrat à l'égard des textes communau­taires, les verrous qui ont été conservés par le législateur allemandsont infiniment plus importants que la maîtrise, ou plutôt l'absencede maîtrise, dont dispose le législateur français à l'égard du droitcommunautaire.

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Je voudrais attirer l'attention sur l'importance d'un débat quin'en est qu'à ses débuts, celui de la prééminence du droitconstitutionnel ou de sa non prééminence par rapport au droitcommunautaire: devons-nous affirmerla prééminence de nos règlesconstitutionnelles ou admettre que les normes issues des institutionseuropéennes l'emportent, même sur notre Constitution? C'est undébat très important, non seulement sur le plan de la techniquejuridique, mais aussi sur le plan des principes. Si nous acceptonsque la Cour de justice européenne rabote toutes les règlesconstitutionnelles, nous risquons de voir mis en cause des principesrépublicains français qui peuvent être plus importants, au premierrang desquels la notion de service public.

Démocratiser les institutions républicaines

Blandine Kriegel - Je voudrais répondre à Jean-PierreChevènement, et ma réponse sera en deux temps. Premièrement,sur cette idée, répétée à l'envi, que la République est l'exceptionfrançaise. Bien entendu, il y a une tradition française qui nous estpropre. Mais la république n'est nullement une exception française.Je sais que cette idée court partout, mais elle est absolument inexacteet je vais vous en donner des exemples. D'abord, parlons desrépubliques italiennes. Les républiques modernes resurgissent enItalie à la Renaissance, à Venise et à Florence. Ensuite, les premiersrégimes républicains modernes fleurissent en Hollande. La premièreRépublique moderne naît de la révolution anglaise en 1648 :l'Angleterre n'est pas restée une république, mais elle a expérimentépendant un court moment un régime qui a servi de modèle. Puisfut fondée la République américaine. Si la République française aeu une influence sur le continent européen, elle n'est doncnullement une exception. Il est important de le souligner, parce quel'idée républicaine qui a été au fondement de la Révolution françaiseet de la République française est une idée européenne, et non pasune idée hexagonale.

Je ne nie pas l'existence d'une crise de la République- Jean-Pierre Chevènement l'a très bien décrite, et Nicole Catala a

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ajouté des éléments que chacun d'entre nous doit avoir à l'esprit.C'est vrai qu'aujourd'hui les questions de l'unité nationale, dela communauté citoyenne, du concours de tous à l'intérêt général,de l'exclusion contribuent à une crise républicaine. Mais commenty remédier? D'où vient la crise? Pour ma part, j'estime que la crisede la République vient d'une insuffisance de la démocratisation. Ilest illusoire de chercher toujours des responsables extérieurs. Enpolitique comme en biologie, les causes externes n'agissent que parl'intermédiaire des causes internes. Et la cause interne est à chercherdans l'insuffisante démocratisation des institutions républicaines.

Maurice Agulhon - Ce qui est exceptionnel en effet, cen'est pas l'existence d'un régime républicain, puisque les Etats-Unisd'Amérique vivent en république depuis plus longtemps que nouset plus continûment. Ce qui fait l'exception française, c'est lecaractère conflictuel du régime. Les Américains n'ont pas l'équiva­lent de nos passions françaises, comme disent certains d'entre eux,parce qu'ils ont une Constitution, la même depuis deux cents ans.Le problème en France, c'est que la République a été fondée parune moitié de la France qui en voulait, contre une autre moitiéqui n'en voulait pas. Nous nous battons depuis un siècle et demi,et cela commence seulement - et c'est une bonne chose - às'estomper.

Alain Lancelot - Je voudrais conclure notre débat sur troisremarques rapides.

1° - Comme l'ont très bien dit tour à tour Blandine Kriegelet Nicole Catala, il faut faire très attention à la définition que l'ondonne de la République et de la démocratie.

2° - Il faut reconnaître, cependant, que ces termes ont étéchargés d'un tel poids politique et symbolique, qu'ils véhiculent despassions telles qu'ils continuent à jouer un rôle majeur dans le débatpublic.

3° - La conciliation de la République et de la démocratiepasse par trois exigences: l'engagement des citoyens, relayé parl'intensité du débat public; le maintien du lien social; la permanenteremise à jour des institutions, enfin.•

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