Laville Social-Democratie Montreal

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1 Renouveler la social-démocratie par l’économie sociale et solidaire par Jean-Louis Laville, Professeur du Cnam Chercheur (Lise, CNRS-Cnam) Coordinateur européen du Karl Polanyi Institute of Political Economy Introduction Il y a encore quelques années, la fin de l'histoire était célébrée et attestée par la congruence supposée entre démocratie et capitalisme. Avec la crise de 2008, les États ont dû venir en aide aux banques mais, loin de restaurer leur autorité, ces actions de sauvetage ont accru un endettement qui place désormais les nations sous surveillance des marchés et des agences de notation. Alors que les inégalités sociales et les désordres écologiques s'amplifient, il apparaît donc que, loin de la congruence annoncée, « entre capitalisme et démocratie il y a un rapport de tension insurmontable » [Habermas, 1998, 379]. Le risque de régressions autoritaires est patent. Comme l'indique l'expérience des années 1930 « la société de marché » produit de telles insécurités qu'elle peut faire le lit de gouvernements totalitaires. Mais l'existence d'une telle menace ne doit pas entretenir l’immobilisme ou la peur du lendemain. À l'inverse il est possible de tirer des enseignements du XXe siècle afin d'examiner les conditions d'une démocratisation au XXIe siècle. C'est l'orientation choisie ici. Le XXe siècle nous a appris le danger représenté par une référence au changement social dans laquelle l'économie est considérée comme l'infrastructure de la société. Une telle vision par ailleurs focalisée sur la prise du pouvoir, nécessaire pour la collectivisation de la propriété des moyens de production, a engendré le totalitarisme par absence de prise en compte des médiations politiques et des médiations entre ordres politique et économique, comme l'a montré Lefort [1986]. Le respect de ces médiations est donc un legs important de la social-démocratie. En s'appuyant sur cette tradition, il est toutefois nécessaire de la dépasser parce que la social-démocratie ne suffit pas pour affronter les défis de ce début de XXIe siècle. Plus précisément cette contribution présente d'abord les réductionnismes qui caractérisent les conceptions économiques et politiques dominantes. Ensuite elle mentionne les résistances historiques à ces réductionnismes constituées par la social-démocratie mais aussi à un degré moindre par l’économie sociale. Les limites rencontrées par ces résistances ont affaibli les volontés de transformation mais elles n'ont pas débouché que sur la résignation. Depuis la fin des Trente Glorieuses, de nouvelles actions collectives ont vu le jour. Elles ont en particulier engendré l'émergence d'une économie solidaire qui veut renouer avec un projet de

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    Renouveler la social-dmocratie par lconomie sociale et solidaire

    par Jean-Louis Laville,

    Professeur du Cnam Chercheur (Lise, CNRS-Cnam)

    Coordinateur europen du Karl Polanyi Institute of Political Economy

    Introduction

    Il y a encore quelques annes, la fin de l'histoire tait clbre et atteste par la congruence suppose entre dmocratie et capitalisme. Avec la crise de 2008, les tats ont d venir en aide aux banques mais, loin de restaurer leur autorit, ces actions de sauvetage ont accru un endettement qui place dsormais les nations sous surveillance des marchs et des agences de notation. Alors que les ingalits sociales et les dsordres cologiques s'amplifient, il apparat donc que, loin de la congruence annonce, entre capitalisme et dmocratie il y a un rapport de tension insurmontable [Habermas, 1998, 379]. Le risque de rgressions autoritaires est patent. Comme l'indique l'exprience des annes 1930 la socit de march produit de telles inscurits qu'elle peut faire le lit de gouvernements totalitaires. Mais l'existence d'une telle menace ne doit pas entretenir limmobilisme ou la peur du lendemain. l'inverse il est possible de tirer des enseignements du XXe sicle afin d'examiner les conditions d'une dmocratisation au XXIe sicle. C'est l'orientation choisie ici. Le XXe sicle nous a appris le danger reprsent par une rfrence au changement social dans laquelle l'conomie est considre comme l'infrastructure de la socit. Une telle vision par ailleurs focalise sur la prise du pouvoir, ncessaire pour la collectivisation de la proprit des moyens de production, a engendr le totalitarisme par absence de prise en compte des mdiations politiques et des mdiations entre ordres politique et conomique, comme l'a montr Lefort [1986]. Le respect de ces mdiations est donc un legs important de la social-dmocratie. En s'appuyant sur cette tradition, il est toutefois ncessaire de la dpasser parce que la social-dmocratie ne suffit pas pour affronter les dfis de ce dbut de XXIe sicle. Plus prcisment cette contribution prsente d'abord les rductionnismes qui caractrisent les conceptions conomiques et politiques dominantes. Ensuite elle mentionne les rsistances historiques ces rductionnismes constitues par la social-dmocratie mais aussi un degr moindre par lconomie sociale. Les limites rencontres par ces rsistances ont affaibli les volonts de transformation mais elles n'ont pas dbouch que sur la rsignation. Depuis la fin des Trente Glorieuses, de nouvelles actions collectives ont vu le jour. Elles ont en particulier engendr l'mergence d'une conomie solidaire qui veut renouer avec un projet de

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    changement social en considrant que la dmocratisation de l'conomie devient une condition pour la dmocratisation de la socit. Diffrentes oppositions au libralisme conomique se sont donc succdes ou juxtaposes, les lignes qui suivent argumentant pour leur articulation : autrement dit, lconomie sociale repense grce lapport de lconomie solidaire peut contribuer une social-dmocratie radicalise. Il sagit ici didentifier des voies permettant de raliser cet objectif travers le couplage entre une action sur le cadre institutionnel privilgie dans la social-dmocratie et une action par les pratiques sociales valorise dans lconomie sociale. L'conomie solidaire uvre dj dans cette perspective puisqu'elle repose sur une reconnaissance de l'importance des initiatives citoyennes indissociables dune prise de parole en faveur de la modification des politiques publiques leur gard. Mais pour renouveler profondment la social-dmocratie encore faut-il, comme le dtaille la dernire partie du texte, que les volutions des sphres conomique et politique soient penses conjointement. I. La dmocratie l'preuve des rductionnismes

    Lhypothse dveloppe ci-dessous consiste affirmer que la dmocratie a t limite par un rductionnisme conomique qui a lui-mme engendr un rductionnisme politique. Il sagit dexpliciter la teneur de ces rductionnismes imbriqus avant dexaminer les ractions quils ont suscites. Le rductionnisme conomique

    Pour Polanyi, le terme conomique que lon utilise couramment pour dsigner un certain type dactivit humaine oscille entre deux ples de signification qui nont rien voir lun avec lautre. Le premier sens, le sens formel, provient du caractre logique de la relation entre fins et moyens, comme dans les termes conomiser et conome : la dfinition de lconomique par rfrence la raret provient de ce sens formel. Le second sens, ou sens substantif, souligne ce fait lmentaire que les hommes, ne peuvent continuer vivre sans des relations entre eux et sans un environnement naturel capable de leur fournir leurs moyens de subsistance : la dfinition substantive de lconomique en dcoule. Le sens substantif provient de ce que, pour leur subsistance, les hommes dpendent, de toute vidence, de la nature et des autres hommes. Dans ce cadre l'anthropologie conomique dcle plusieurs principes conomiques en uvre dans les socits humaines : le march qui repose sur des accords contractuels entre agents mais aussi la redistribution, circulation des biens et services partir de rgles dictes par un pouvoir central, et la rciprocit, circulation des biens et services subordonne au renforcement du lien social. Polanyi suggre que le rductionnisme conomique propre la modernit

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    dmocratique qui s'impose ds le XIX sicle avec la dfinition formelle de l'conomie peut tre synthtis autour de quelques points. - Lidentification du march un march auto-rgulateur constitue le premier point. Les hypothses rationaliste et atomiste sur le comportement humain autorisent ltude de lconomie partir dune mthode dductive par agrgation grce au march de comportements individuels, sans considrations pour le cadre institutionnel dans lequel ils prennent forme. Considrer le march comme auto-rgulateur, cest--dire comme mcanisme de mise en rapport de loffre et de la demande par les prix, conduit passer sous silence les changements institutionnels qui ont t ncessaires pour quil advienne et oublier les structures institutionnelles qui le rendent possible. - La confusion entre march et conomie constitue le deuxime point. Loccultation du sens substantif de lconomie dbouche sur la confusion entre lconomie et lconomie marchande au terme dun long repliement dont les tapes sont retraces par Passet, des physiocrates aux no-classiques [Passet, 1996 : 31-37]. Le concept dconomie labor par les physiocrates valorise le march en tant que mcanisme de mise en rapport de loffre et de la demande par les prix. Mais chez Quesnay comme chez Smith fondateur de lcole classique, si les caractristiques du march sont attribues lconomie, la sphre conomique nest pas spare du reste de la socit. La valeur dun bien est par exemple chez Smith indexe sur les cots engags pour la produire, Ricardo formule en continuit une thorie de la valeur-travail que Marx utilise pour une attaque sans prcdent du libralisme prn par lcole classique puisquil dfinit le systme capitaliste par lexploitation du travailleur. Face cette contestation radicale sont jetes les bases de lcole no-classique dans laquelle les fondements de la valeur sont lis son utilit-raret. Une conomie pure peut ainsi tre dfinie comme la thorie de la dtermination des prix sous un rgime hypothtique de libre-concurrence absolue selon Walras. Le march est pos comme principe premier ce qui revient faire de la redistribution un principe subsidiaire mobilisable dans les seuls cas d'chec du march et de la rciprocit un principe rsiduel frapp du soupon d'archasme. - Polanyi nous alerte sur ces deux aspects du rductionnisme mais il est possible dajouter sa vigilance celle de Mauss qui met pour sa part laccent sur la pluralit des formes de proprit et aide ainsi dgager un troisime facteur de rductionnisme, articul aux deux premiers : lidentification de lentreprise moderne lentreprise capitaliste. Dans une conomie capitaliste fonde sur la proprit prive des moyens de production, la cration de biens suppose un profit possible pour les dtenteurs de capitaux. Lentreprise est une unit conomique

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    de profit, oriente en fonction des chances dopration marchande, et ce dans le but de tirer bnfice de lchange selon Weber qui ajoute le compte de capital est donc au fondement de la forme rationnelle de lconomie lucrative puisquil permet de calculer si un surplus est dgag par rapport la valeur estimable en argent des moyens engags dans lentreprise [Weber, 1991 : 14-15].

    Alors que Polanyi dgage la pluralit des principes conomiques, Mauss reconnat la pluralit des formes de proprit et insiste sur le fait que lorganisation conomique est un complexe dconomies souvent opposes [Mauss, 1997] faonn par des institutions sociales volutives. Si la proprit individuelle ne peut tre remise en cause sauf restreindre la libert, peuvent y tre ajoutes une proprit nationale et des proprits collectives par-dessus, ct et en dessous des autres formes de proprit et dconomie [ibid : 265]. Finalement, les deux auteurs saccordent pour reprer le caractre idologique de lapproche dominante de lconomie. Dans cette dernire, la reprsentation de lconomie comme combinaison du march auto-rgulateur et de l'entreprise capitaliste dbouche sur une utopie : le projet dune socit enracine dans le mcanisme de sa propre conomie. Dans ce projet de socit de march, le march engloberai et suffirait organiser la socit ; la recherche de lintrt priv raliserait le bien public sans passer par la dlibration politique. Lirruption de cette utopie diffrencie la modernit dmocratique des autres socits humaines dans lesquelles il a exist des lments de march sans quil soit vis de les agencer en systme autonome. Le rductionnisme politique

    Par sa vise systmique, le rductionnisme conomique est indissociable dun rductionnisme politique qui tient galement en trois points principaux. - La confusion entre socit civile et march constitue le premier point. La socit civile est aborde comme un simple systme de besoins . Selon cette conception, l'change marchand est logiquement abord comme l'archtype des rapports sociaux en mme temps qu'il est la forme naturalise des rapports conomiques. Comme le montre Rosanvallon [1995, 221-222], l'harmonie des intrts suffit alors rgler "la marche du monde" et la mdiation politique entre les hommes est considre comme inutile, voire nuisible . - La subsidiarit de la puissance publique constitue le deuxime point. En dmocratie librale la socit qui sexprime partir des accords contractuels entre ses membres est premire. Dans cette socit, la souverainet du peuple s'exerce travers la dsignation de gouvernants, lesquels ont la responsabilit de concilier la

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    stabilit de l'ordre collectif et la protection de la diversit sociale. Si l'tat doit assurer la reconnaissance et la protection des droits individuels, il ne saurait endosser des fonctions qui pourraient tre tenues un niveau plus dcentralis. L'tat dmocratique est dtenteur du monopole de la violence lgitime, il peut contrler le respect des lois et rprimer les infractions mais il est dpendant des reprsentations qu'il suscite auprs des citoyens autant qu'il doit faire place ses derniers dans tous les cas possibles, particulirement en matire d'conomie o il est amen respecter le libre jeu effectif des mcanismes conomiques naturels. En somme quand la dfinition formelle de l'conomie est adopte le march devient la procdure pacifique d'arbitrage des conflits puisqu'il s'appuie sur les intrts particuliers et organise leur compatibilit. L'tat se cantonne fournir l'encadrement institutionnel appropri l'expression des mcanismes marchands. - Le rabattement de la dmocratie sur la seule dmocratie reprsentative constitue le troisime point. Puisque ltat au sens juridique du terme est centr sur le maintien des liberts pour chacun par absence d'empitement sur l'autonomie d'autrui, il maintient les conditions d'une libert ngative. Ce faisant, il occulte une autre polarit du politique qui relve d'une libert positive insparable de l'ide d'individus qui agissent de concert pour traiter et dcider des sujets d'intrts communs ; de l'ide de discussion publique comme un mdium de clarification, de transformation et de critiques d'opinions, de choix et d'interprtation personnels ; et enfin de l'ide d'un droit gal des individus participer au processus par lequel leur vie collective reoit forme et dtermination [Welmer, 1989, p.519]. Une approche centre sur la dmocratie reprsentative laisse dans l'ombre la dimension dlibrative et participative de la dmocratie qui s'exprime dans des espaces publics en constante recomposition, sous l'effet contradictoire de leur fermeture par prises de contrle manant des mdias soumis aux logiques systmiques et de leur ouverture par des protestations citoyennes contre les dnis de reconnaissance. II. Les ractions dmocratiques contre les rductionnismes

    Face ce carcan des rductionnismes, lutopie rvolutionnaire a marqu le XXe sicle parce quelle promettait une rupture qui serait susceptible d'engendrer un monde et un homme nouveaux en s'attaquant aux causes de lalination. Paradoxalement lcroulement des rgimes qui se disaient communistes et taient inspirs par cette idologie a confort la croyance en l'inluctabilit du systme capitaliste. Ce n'est pas pour autant la fin de l'histoire et l'avnement dfinitif dun rgime fond sur la dmocratie reprsentative et le capitalisme marchand. Le dbat sur la dmocratisation de la socit est plus que jamais dactualit et il peut tre aliment par un rexamen du clivage entre rvolution et rforme. La prise en

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    compte du totalitarisme au sicle dernier appelle une distanciation vis--vis du volontarisme politique excessif qui a caractris le bolchevisme (Mauss, 1997). Cependant la crdibilit dune approche renouvele du changement social ne peut tre base uniquement sur le refus des illusions avant-gardistes, elle doit reposer sur un bilan approfondi des stratgies rformistes qui ont certes permis des conqutes dmocratiques mais ont galement rencontr des obstacles majeurs. De ce point de vue la social-dmocratie et l'conomie sociale appellent une analyse critique de leurs rsultats mitigs. Les acquis et les limites de la social-dmocratie

    Aprs la Seconde guerre mondiale, la social-dmocratie s'loigne des pays se rclamant du marxisme et s'appuie sur les politiques conomiques dites keynsiennes qui s'attaquent la confusion entre march et march autorgulateur. L'objectif de rduction des ingalits appelle de nouveaux rles pour l'tat : la cration montaire, les nationalisations, la planification incitative, laugmentation des prlvements fiscaux lui redonnent un rle de pilotage des choix conomiques contre les alas du march. Les politiques budgtaires visent relancer la consommation des mnages. Contre la fiction d'un march autorgul, le keynsianisme impose la rgulation par les pouvoirs publics pour viter les drglements emblmatiques des annes 1930. Ltat concentre des moyens pour laction conomique dans un contexte dinterpntration, beaucoup plus accentue quavant la guerre, de ladministration et de lconomie marchande. Linvestissement public dans lamnagement du territoire et les secteurs industriels les plus sensibles, la politique active en matire de march du travail et de salaires, permettent de trouver des formules stables daccommodement entre les intrts propres des entreprises et les intrts gnraux de la socit. La libre dtermination des salaires par les employeurs est remplace, sous le contrle de ltat, par la ngociation priodique des conventions collectives entre partenaires sociaux, oriente vers les augmentations du salaire nominal en conformit avec les gains de productivit anticips et linflation. Paralllement limportance prise par les revenus de transfert travers lesquels ltat social se mue en ce qui est dsign comme l'tat-providence : l'institution de celui-ci tente de raliser la promesse de soustraire le citoyen aux risques lis la maladie, laccident, la vieillesse ou linactivit force. Sadressant une population en recherche de justification pour ses sacrifices de guerre, la gnralisation de la protection sociale doit contribuer la scurit de tous. La synergie entre tat et march se manifeste en particulier par la diffusion du statut salarial, grce un flux rgulier de crations demplois et grce des gains de productivit levs permettant des ngociations salariales priodiques. Le statut salarial ralise un

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    couplage indit entre travail et protections qui en fait un vecteur privilgi dintgration sociale. Un autre ple est donc tout aussi constitutif de la modernit dmocratique que lconomie marchande, celui de lconomie non marchande qui correspond lconomie dans laquelle la circulation des biens et services est confie la redistribution. Un autre principe conomique que le march, la redistribution, est donc mobilis travers laction publique par ltat social qui confre aux citoyens des droits individuels grce auxquels ils bnficient dune assurance couvrant les risques sociaux ou dune assistance constituant un ultime recours pour les plus dfavoriss. Le service public se dfinit ainsi par une prestation de biens ou services revtant une dimension de redistribution (des riches vers les pauvres, des actifs vers les inactifs,) dont les rgles sont dictes par une autorit publique soumise au contrle dmocratique [Strobel, 1995]. Sous la ncessit dtayer les consensus nationaux, la complmentarit entre tat et march prend donc toute son importance pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Ltat keynsien se donne pour tche de favoriser le dveloppement conomique travers un interventionnisme accentu alors que ltat-providence prolonge les formes prcdentes dtat social avec la scurit sociale et la gnralisation des systmes de protection sociale. Ltat encadre et soutient le march autant quil en corrige les ingalits. l'ide du march auto-rgulateur sest substitue la rfrence un ensemble de marchs rguls, qui sont en outre complts par des formes dveloppes de redistribution. cette poque la social-dmocratie apporte la preuve de sa capacit contrecarrer le rductionnisme conomique : elle rgule la dynamique marchande tout en mobilisant le principe de redistribution pour corriger et complter celle-ci. Grce la synergie Etat-march ainsi obtenue, la social-dmocratie connat un ge d'or . Deux traits relativisent toutefois cette russite. - La propension considrer les usagers des services publics comme des assujettis concentre les arbitrages dans les sphres de la dmocratie reprsentative (gouvernants, reprsentants patronaux et syndicaux) dans laquelle la parole des premiers concerns est ignore. Au moment o le fordisme rgne dans les entreprises cartant les travailleurs des dcisions avec en contrepartie une augmentation de leurs revenus, le providentialisme, selon le terme de Blanger et Lvesque [1990], se dveloppe dans lEtat social : les destinataires des services sociaux restent loigns de leur conception, cette exclusion tant compense par un accs quasi gratuit ceux-ci. - La solidarit redistributive reste dans la dpendance la croissance marchande, insensible jusque dans les annes 1960 mais de plus en plus prgnante avec la tertiarisation de l'conomie et le ralentissement du taux de croissance qu'elle induit. La monte des services relationnels productivit stagnante prive la social-dmocratie d'une partie de ses moyens d'action. Cette tendance qui questionne les

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    mthodes keynsiennes et favorise la diffusion de l'option montariste en faveur de la modernisation et du ralisme provoque le glissement vers le social libralisme des annes 1990. Le primtre national daction dans lequel stait dploy la social-dmocratie est profondment perturb par la financiarisation internationale base sur les drgulations et drglementations.

    La persistance de l'conomie sociale

    Laisser l'conomie de march aux entreprises capitalistes apparat bien comme une faiblesse constitutive de la social-dmocratie, longtemps cache par l'ampleur de l'expansion conomique. La rflexion sur la social-dmocratie gagne pour cette raison intgrer un retour sur une tradition plus modeste, celle de l'conomie sociale qui justement a insist sur les diffrentes formes d'entreprises. Plus discrte que la social-dmocratie, lapproche du changement social dfendue par l'conomie sociale parie sur limportance dentreprises qui ne soient pas capitalistes dont l'exemplarit devrait engendrer la diffusion. Les diffrents statuts juridiques (associations, coopratives, mutuelles) qui dissocient activit conomique et pression des actionnaires partagent des traits communs : les limites apportes la distribution individuelle des profits et au pouvoir des apporteurs de capitaux. Ils se traduisent par une forme particulire de capitalisation qui noffre davantage individuel ni sur le plan des dcisions ni sur celui de laffectation des surplus. De plus, en cas darrt de lactivit, aucun membre ne peut sapproprier individuellement les rserves accumules. l'vidence la rencontre ne s'est gure opre entre social-dmocratie et conomie sociale. La social-dmocratie s'est prioritairement attache aux politiques macro-conomiques et la redistribution tatique sans intgrer vritablement son projet les entreprises dconomie sociale leur concdant au mieux un rle suppltif au niveau micro-conomique. Pour sa part l'conomie sociale s'est symtriquement concentre sur l'entreprise collective sans envisager combien cette dernire est tributaire des cadres institutionnels dans lesquels elle sinscrit. L'conomie sociale s'est peu interroge sur la rgulation des marchs, faisant des entreprises non capitalistes le principal levier pour le changement. Elle a survaloris loutil reprsent par la proprit collective des groupes de production. Corollaire, l'ensemble des recherches empiriques conduit souligner la tendance progressive la banalisation des entreprises de lconomie sociale. La dmocratie reprsentative instaure dans les statuts par le principe d'galit formelle (une personne gale une voix) ne suffit pas maintenir une participation effective des membres dans la dure. L'essoufflement de la social-dmocratie et de l'conomie sociale peut donc tre expliqu par leurs absences en matire de lutte contre les rductionnismes

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    conomique et politique : un cantonnement du march par la seule redistribution oubliant la diversit des marchs rels et les potentialits de la rciprocit sur le registre conomique, une focalisation sur les outils disponibles dans le cadre de la dmocratie reprsentative ne permettant pas de mobiliser l'agir cratif au sein de l'espace public sur le registre politique. ce propos, il est symptomatique de constater que les accents mis sur la rciprocit et lespace public sont emblmatiques d'initiatives qui sont venues critiquer la social-dmocratie et l'conomie sociale tout en se revendiquant des mmes finalits. Lapport de l'conomie solidaire

    Place des usagers, rle de la consommation, organisation de la production, respect de la nature, relations de genre : des questions indites sont abordes par les nouveaux mouvements sociaux. Lmergence en leur sein de pratiques cherchant viter lenlisement gestionnaire pour la social-dmocratie autant que la banalisation rcurrente pour l'conomie sociale a t loccasion dinnovations conceptuelles. Ainsi, la dimension politique dune autre conomie [Lvesque, Joyal, Chouinard, 1989] est mise en avant ds les annes 1970 (par des initiatives qui, progressivement, se reconnatront dans la rfrence lconomie solidaire). Ce sont dabord des entreprises autogestionnaires ou alternatives qui veulent exprimenter la dmocratie en organisation et aller vers des fonctionnements collectifs de travail [Sainsaulieu et al. , 1983]. Beaucoup de ces expriences se sont puises dans les affrontements idologiques et la confrontation la pnurie, elles nont pas moins fourni des inspirations qui vont tre reprises et rinterprtes dans dautres cadres et par dautres groupes sociaux. En tout cas, elles sont antrieures la crise conomique et ne sexpliquent pas par la monte du chmage et de lexclusion. Par contre, cet lment contextuel va influer fortement ds les annes 1980, ainsi quau moins trois autres : la tertiarisation des activits productives entranant une monte des services relationnels comme la sant, laction sociale, les services personnels et domestiques ; les volutions socio-dmographiques se manifestant par le vieillissement de la population, la diversification du profil des mnages, la progression de lactivit fminine ; laccroissement des ingalits sociales et des dgts cologiques engendr par la mondialisation actuelle. Depuis les annes 1980, de multiples initiatives se revendiquant de la solidarit sont locales et recouvrent comme dynamiques principales la cration de nouveaux services ou ladaptation de services existants (services de la vie quotidienne, damlioration du cadre de vie, culturels et de loisirs, denvironnement), lintgration dans lconomie de populations et de territoires dfavoriss de. Elles sont aussi internationales avec des tentatives pour tablir de nouvelles solidarits

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    entre producteurs du Sud et consommateurs du Nord, en particulier par le commerce quitable. Ces actions collectives visant instaurer des rgulations internationales et locales, compltent les rgulations nationales ou supplent leurs manques. Elles ont t regroupes sous l'appellation dconomie solidaire, dfinie comme lensemble des activits contribuant la dmocratisation de lconomie partir dengagements citoyens. Par rapport lconomie sociale lconomie solidaire se singularise sur trois points. Premirement elle articule les dimensions rciprocitaire et redistributive de la solidarit pour renforcer la capacit de rsistance de la socit latomisation sociale, elle-mme accentue par la montarisation et la marchandisation de la vie quotidienne. Deuximement elle souligne limportance dassocier les parties prenantes (usagers, travailleurs, volontaires, etc.) travers la constitution de lieux dchanges et de dialogues que lon peut qualifier despaces publics de proximit [Eme, Laville, 1994]. Troisimement elle plaide pour une hybridation entre diffrents registres de lconomie qui soit approprie aux projets. Cependant, pour arriver une combinaison quilibre entre ressources, lconomie solidaire se heurte fortement au cloisonnement march et Etat sur lequel est base larchitecture institutionnelle. C'est pourquoi sa lgitimit et sa prennit est renforce ds que ses membres se font entendre en structurant des arnes et des forums dans lesquels ils revendiquent que cessent les discriminations ngatives son encontre.

    III . Social-dmocratie, conomie sociale et conomie solidaire

    Au total, les rductionnismes conomique et politique ont t combattus par la social-dmocratie et l'conomie sociale mais selon des modalits qui n'ont pas conduit leur disparition. En consquence une remise en cause plus rsolue des rductionnismes est indispensable. Elle amne non pas euphmiser la social-dmocratie mais en enrichir le contenu en mobilisant tous les aspects de la solidarit dmocratique, elle incite non pas abandonner l'conomie sociale mais la prolonger. Dans ce contexte l'conomie solidaire peut aider faire merger une nouvelle problmatisation des rapports entre sphres politique et conomique.

    Au-del de la social-dmocratie, la solidarit dmocratique

    Soutenir quil existe un ple autre que le march et ltat, celui de la rciprocit et de lespace public, suppose de mieux dfinir le concept de solidarit et de dterminer en quoi il a partie lie avec la dmocratie. Depuis lavnement de la modernit, deux acceptions de la solidarit sont co-prsentes : lacception philanthropique se confronte lacception dmocratique. Il est donc essentiel de

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    situer les termes de cette opposition pour sortir de la confusion propos de ce qu'est la solidarit. La solidarit philanthropique est la premire forme de solidarit qui renvoie la vision dune socit thique dans laquelle des citoyens motivs par laltruisme remplissent leurs devoirs les uns envers les autres sur une base volontaire. A lvidence, cette conception philanthropique de la solidarit est encore aujourdhui fortement marque au coin de proccupations librales. Focalise sur la question de lurgence et la prservation de la paix sociale, elle se donne pour objet le soulagement des pauvres et leur moralisation par la mise en uvre dactions palliatives. Les liens de dpendance personnelle quelle favorise risquent denfermer les donataires dans leur situation dinfriorit. Autrement dit, elle est porteuse dun dispositif de hirarchisation sociale et de maintien des ingalits adoss sur les rseaux sociaux de proximit. A cette version bienveillante soppose une version de la solidarit comme principe de dmocratisation de la socit rsultant dactions collectives. Cette seconde version suppose une galit de droit entre les personnes qui sy engagent. Si lon retrace sa gense, la solidarit dmocratique rvle son paisseur tant historique que thorique. Cette solidarit dmocratique apparat sous deux faces, une face rciprocitaire dsignant le lien social volontaire entre citoyens libres et gaux, une face redistributive dsignant les normes et les prestations tablies par ltat pour renforcer la cohsion sociale et corriger les ingalits. Les tudes historiques montrent qu partir du dix-huitime sicle, il a exist des espaces publics populaires se manifestant en particulier par un associationnisme solidaire dans la premire moiti du dix-neuvime sicle dont lune des principales revendications a t celle de lorganisation du travail [Chanial, 2001 ; Laville 1999 ; Revue du Mauss, 2000]. Dans celui-ci, la solidarit dmocratique est aborde comme une rciprocit volontaire unissant des citoyens libres et gaux en droit, contrastant avec la charit et la philanthropie qui reposent sur lingalit des conditions. Face lchec de la prophtie librale selon laquelle la suppression des entraves au march quilibrerait forcment loffre et la demande du travail, de trs nombreuses ractions ont li rsolution de la question sociale et auto-organisation populaire. Dans les associations ouvrires et paysannes sinterpntrent production en commun, secours mutuel et revendication collective. Elles esquissent le projet dune conomie qui pourrait tre fonde sur la fraternit et la solidarit tout en invalidant la thse de la discontinuit entre espace public et conomie [Laville, 2010]. Au fur et mesure que progressent productivisme et capitalisme, cet lan rciprocitaire, touch par la rpression, sessouffle toutefois. La solidarit dmocratique prend progressivement une autre signification, celle dune dette sociale entre groupes sociaux et lgard des gnrations passes que ltat a pour

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    mission de faire respecter en canalisant les flux de la redistribution. Ltat labore un mode spcifique dorganisation, le social, qui rend praticable lextension de lconomie marchande en la conciliant avec la citoyennet des travailleurs. La scurit obtenue se paie toutefois dun abandon de linterrogation politique sur lconomie. La solidarit dmocratique est horizontale quand elle est base sur une rciprocit volontaire et verticale quand elle est base sur une redistribution publique. Il ne s'agit pas aujourd'hui de remplacer l'une par l'autre mais de les arrimer lune lautre. Contre les idologies de la moralisation du capitalisme qui proposent de revenir la philanthropie pour corriger le march, il importe de maintenir l'ancrage de la solidarit dans le domaine public mais de combiner ses deux versants pour une action publique qui englobe au XXIe sicle l'action des pouvoirs publics et l'action citoyenne, par une co-construction des politiques publiques avec la socit civile [Vaillancourt, 2008]. Au-del de l'conomie sociale, la dmocratie conomique

    Lappartenance un mme groupe dont les membres ont conscience de participer un destin commun [Defourny, Favreau, Laville, 1998 : 31] constituait le ciment expliquant en partie la cration dentreprises dconomie sociale manant dun groupe reprsentant une catgorie homogne. Or, les associations et coopratives apparues dans le dernier quart du XXe sicle ne se forment pas toutes partir dune telle identit collective. Des recherches rcentes ont montr la moindre homognit des groupes fondateurs. La dynamique observe relve plutt du rassemblement de parties prenantes multiples (usagers, bnvoles, salaris,) autour dun enjeu commun, ce qui a dailleurs entran des adaptations lgislatives dans divers pays pour reconnatre cette pluralit par la cration de nouveaux statuts de cooprative sociale ou d'entreprise sociale (par exemple pour lEurope en Italie, Belgique, Espagne, Portugal et France). Cest alors moins la satisfaction des besoins attribus une catgorie dacteurs qui fdre autour de lactivit que lintgration dune finalit de service la collectivit, cest--dire la recherche deffets positifs qui concernent la collectivit au-del des destinataires directs de la production. Lenjeu commun aux parties prenantes runies autour du projet est la recherche explicite de ces bnfices collectifs par la volont de justice sociale ou par la construction sociale de ce que lon dnomme externalits positives dans lapproche conomique orthodoxe. Ces bnfices ne sont plus un phnomne induit par lactivit conomique mais une dimension revendique par les promoteurs de celle-ci qui ont une volont explicite de dmocratisation des activits conomiques. Diffrentes parties prenantes tant du ct de la demande que du ct de loffre dveloppent une organisation qui propose

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    des biens quasi-collectifs au sens o ils ne concernent pas seulement les personnes qui les acquirent mais o ils engendrent aussi des bnfices portant sur dautres agents ou sur la collectivit dans son ensemble. Les initiatives ne peuvent tre dtenues par des apporteurs de capitaux puisque la recherche de bnfices collectifs ne peut gure attirer les investisseurs privs, il est donc logique que les promoteurs et les rseaux sociaux sur lesquels ils sappuient se recrutent parmi les personnes concernes par lactivit et des partenaires qui croient en son bien-fond. La production de bnfices collectifs est construite travers des relations rciprocitaires entre ces parties prenantes dans des espaces publics autonomes que lon peut dsigner comme espaces publics de proximit parce quils sinscrivent dans lespace concret de lintersubjectivit [Godbout, Caill, 2000] tout en faisant sortir les questions traites de la sphre prive. Autrement dit, ils introduisent dans le domaine discursif des aspects de la conduite sociale qui taient auparavant intangibles ou rgls par des pratiques traditionnelles [Giddens, 1994 : 120]. De tels espaces sollicitent les personnes en tant que citoyens et leur permettent de promouvoir des activits quils jugent pertinentes au regard des problmes auxquels elles sont confrontes. Plus encore que les organisations traditionnelles dconomie sociale qui bnficiaient du socle identitaire dune catgorie homogne, les dmarches d'conomie solidaire voient leur devenir li leur capacit de prserver la dimension despace public qui caractrise leur mergence, tant pour assurer une participation galitaire de parties prenantes diverses que pour conserver une originalit dans lactivit conomique. Si lon considre que la dmocratie interne constitue la condition dune prservation des forces de lconomie sociale et solidaire [Lvesque, 2001 : 7], il savre logiquement indispensable de ne pas se contenter des statuts de lconomie sociale et de rechercher les moyens effectifs dune participation active des personnes associes aux projets. La dmocratie interne ne peut se rsumer une dmocratie reprsentative dont la proprit collective serait garante, sauf voluer vers une dmocratie uniquement formelle. C'est au contraire de la qualit de la dmocratie dlibrative que la dmocratie reprsentative peut tirer une lgitimit durable.

    Projet dmocratique et socio-conomie plurielle

    En mme temps quelle suscite une redistribution contrle par la reprsentation publique, loriginalit de la dmocratie moderne est de fixer un horizon dgalit et de fraternit qui donne la possibilit dun espace rciprocitaire ouvrant lespace public. Il existe une invention rciprocitaire moderne puisque la rciprocit nest pas lapanage de relations primaires reposant sur les liens hrits et quelle

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    sexprime aussi par lauto-organisation collective. Les promoteurs dassociations qui se constituent ainsi entament une action parce quils ressentent une absence de prise en compte dans la socit des problmes quils estiment importants ou parce quils subissent un vcu disqualifiant. Leur prise de parole atteste dune politisation de la vie quotidienne porte par un enjeu identitaire de reconnaissance dans une conjoncture de fragilisation des liens primaires. Les espaces publics autonomes dans lesquels cette rciprocit sexerce ne sont pas uniquement des lieux de discussion rationnelle, ils sont sous-tendus par une exigence de justice. Les apports de chacun ny sont pas lobjet dun calcul doptimisation initial mais relvent dun pari de confiance entre personnes. Pour autant laccent mis sur la dimension symbolique de la rciprocit nimplique pas de lui refuser toute dimension conomique. Ces deux dimensions coexistent quand le lien prcde le bien, quand les services deviennent les tmoins et les garants de valeur de respect mutuel. Lendiguement du rapport contractuel suppose quexistent dautres rfrentiels qui mettent en jeu des formes de production et dchange. En effet, nier la dimension conomique de toute prestation qui est dabord le vecteur dune reconnaissance sociale serait concder la figure de lhomo oeconomicus la possibilit de rendre compte des comportements de lhomme dans sa totalit dans lordre conomique comme lcrit Dzimira [2001 : 220]. Une rgulation publique du march, aussi ncessaire soit-elle, n'est pas suffisante. Elle ne rsout pas le problme de la dpendance la croissance marchande qui est pourtant devenue bien des gards cologiquement intenable. La capacit dployer des formes de rciprocit au sein des activits conomiques apparat comme dcisive pour dconstruire les reprsentations dominantes de l'conomie, ceci d'autant plus que la priode correspond un loge du march total [Supiot, 2010] qui reconduit le projet de socit de march avec une ampleur indite. Si lon saccorde considrer que la reconnaissance interindividuelle consiste non pas faire la charit mais assurer la justice [Henaff, 2002, 155], autant la lgitimit de lconomie de march est respecter, autant lvolution vers la marchandisation universelle comporte plusieurs menaces. Lune est la corruption qui peut dailleurs se nourrir dun mlange avec des relations de don traditionnelles mais la plus grave concerne le march comme espace devenu universel des interactions Tout peut sacheter, mais le march tend noffrir et promouvoir que ce qui se vend. La marchandisation universelle qui revendique une ouverture illimite est en train daccoucher dun monde de plus en plus restreint et triqu, culturellement homogne et intellectuellement plat [ibid. : 156-157]. La dimension culturelle et cognitive du projet de marchandisation gnralise rside dans les effets sociaux du dploiement de la vision conomique du monde. Il existe dans la marchandisation gnralise un dni de lordre du politique qui ne peut tre

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    combattu que par la raffirmation de la fonction souveraine du politique pour assurer les conditions de la reconnaissance dans la socit de la diffrenciation des tches et obtenir que les changements sociaux soient toujours un gain de dignit [ibid : 153-154]. Au total, le politique mis au service de la croissance marchande ne peut que perdre sa consistance. Lopposition ce que la socit de march recle de dshumanisation passe par le soutien tout effort pratique fond sur le partage et la solidarit. Un avenir de justice implique une politique de redistribution publique en vue de compenser lexcs dingalit [ibid. : 141-145] comme des modalits de gestion de biens communs bass sur l'auto organisation [Ostrom, 2010], donc l'association et la rciprocit. IV. Dmocratie et conomie : une articulation repenser

    Ce que proposent Polanyi ou Mauss, cest une dmonstration thorique appuye sur une connaissance historique des conomies de diverses socits qui met en exergue la pluralit des principes conomiques et des formes d'entreprises. Cette ralit historique devient un rservoir de sens pour arguer de la persistance de biens non marchands. Il ne saurait y avoir un mode de rciprocit et un espace politique de la reconnaissance si lon ne renoue pas avec un questionnement politique sur lconomie susceptible de substituer la reprsentation dominante de lconomie de march comme conomie moderne celle dune conomie plurielle [Passet, 1996 ; Roustang et al., 1996 ; Aznar et al., 1997]. Ce questionnement bouleverse galement les rapports entre conomique et social jusqu' questionner la dfinition qui en a t donne, c'est pourquoi il peut substituer au dualisme conomie marchande Etat social la rfrence une socio-conomie plurielle intgrant la contribution de la socit civile.

    Une conception biaise de lconomie

    Le compromis qui a tent de rendre compatible dmocratie et conomie grce lagencement ralis entre march et Etat, a largement entretenu une conception dominante de lconomie dans laquelle seule lconomie marchande est productive. Cette conception est intriorise par les sociaux-dmocrates qui voient dans lconomie marchande lconomie gnratrice de richesses sur laquelle ltat prlve pour redistribuer. Or, ce cadre de rfrence que les thorisations de lconomie sociale ont galement avalis pose au moins trois problmes majeurs : il entretient une mythification de lconomie marchande en mme temps qu'une sous-estimation du rle de la redistribution publique ainsi quun oubli des dimensions rciprocitaires de lconomie.

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    - La reprsentation de lconomie de march, seule source de prosprit pour lensemble de la socit qui vit ses dpens, ne peut tre srieusement dfendue ds lors que lon procde une analyse empirique des flux conomiques. Considrer lconomie de march comme le lieu unique de cration de richesses, cest confondre les faits conomiques avec une lecture qui naturalise lconomie de march, synonyme de modernit et defficacit. En ralit, les formes de production et de circulation de richesses sont beaucoup plus complexes. Lentreprise utilise une main-duvre quelle na ni duque, ni forme ; elle bnficie dun patrimoine naturel quelle ne cre pas et quelle peut dilapider ; elle hrite dun capital social et moral, de ressources symboliques et culturelles qui sont totalement ignors. De plus lconomie marchande prlve largement sur la redistribution. Par exemple, il a t amplement dmontr que lagriculture productiviste est la plus subventionne tel point que, selon la Commission europenne le quart des proprits agricoles - les plus performantes, les plus modernes et les plus riches - draine les trois quarts des subventions. Les entreprises forte valeur ajoute psent aussi sur la collectivit travers les investissements et les commandes publics, les prts prfrentiels Quant aux grandes industries (aronautique, automobile, sidrurgie), elles sont largement dpendantes de choix politiques des tats. - Lconomie non marchande base sur la redistribution a pris de son ct une telle ampleur quelle ne saurait tre analyse seulement en termes de ponction sur lconomie marchande. Elle constitue aussi un soutien la consommation non ngligeable : en France, plus de 10 millions de personnes reoivent des prestations sociales, prs de la moiti des rsidents adultes chappent la pauvret grce aux ressources qui proviennent de la protection sociale. De plus, travers ses diffrentes administrations, lEtat-providence planifie et met en uvre un fort dveloppement des quipements collectifs et des formes multiples de travail social tentant de prvenir la marginalisation et de stabiliser les familles. Limportance de lconomie non marchande dans les modes de vie est donc indniable, elle est toutefois ambivalente, la fois facteur de scurit et outil de contrle. - Par ailleurs, la dimension rciprocitaire de lconomie ne peut tre occulte. Elle est en particulier prsente dans l'conomie populaire : celle des faubourgs, de la zone , o les regroupements sorganisent par rues et par quartiers sur la base dune appartenance familiale ou dune origine gographique commune [Corragio, 1999]; celle sur laquelle Braudel [1980 : 8 ] s'est pench, des pays o les changes, trs denses et rgis par les possibilits de dplacements ordinaires qui se font dans la journe, restent pour une grande part de lordre du troc des produits

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    et des services dans un rayon trs court . Cette conomie na pas disparu, elle persiste dans des activits telles que les commerces ou artisanats de proximit, ou comme dans ce qui a t appel le secteur informel (Hart, 2010). La solidarit dont il est porteur est, elle aussi, ambivalente. Elle peut engendrer un enfermement dans les relations de proximit allant jusqu' des violences physiques comme elle peut favoriser la socialisation dmocratique par l'exprience de l'entraide.

    Moyens conomiques et finalits dmocratiques : vers un nouveau contrat

    social

    Il ne s'agit pas de remplacer compltement le march par d'autres principes conomiques comme la redistribution et la rciprocit. Aucun principe conomique ne saurait tre nglig, par contre un rquilibrage entre principes conomiques est urgent pour rechercher un agencement entre eux qui procure un bien vivre , objectif vers lequel doit tendre le modle socio-conomique selon les constitutions rcentes de la Bolivie et de l'quateur. La dfinition d'un nouveau paradigme de changement social suppose la prise en compte de l'conomie dans sa ralit plurielle. La pense de la social-dmocratie et de lconomie sociale ne peut qutre rduite limpuissance si elle entretient lillusion librale selon laquelle lconomie de march est le seul foyer de cration de richesses. La ralit conomique est beaucoup plus complexe et le problme est dagencer les ressources marchandes, redistributives et rciprocitaires, afin de promouvoir la justice sociale et la soutenabilit cologique. Lhybridation des diffrentes formes et logiques conomiques devient ncessaire pour ne pas placer la solidarit en dpendance par rapport la croissance marchande mais au contraire pour remettre lconomie sa place, celle dun moyen pour atteindre des finalits humaines. Ce changement de paradigme suppose une nouvelle conception de la rgulation et laction publiques. Il convient de se prserver de toute tentation liberticide dlimination des marchs. Toutefois, la prservation des marchs et de leurs arbitrages dcentraliss doit saccompagner dune protection contre leur hgmonie. Une rgulation des marchs est ncessaire par exemple travers l'introduction de clauses ou de conditionnalits sociales et cologiques. Mais en sus dautres options sont pertinentes pour sattaquer aux drives du nouveau capitalisme (Plihon, 2009). Les entreprises collectives qui composent lconomie sociale peuvent aussi permettre dapporter la preuve que perdurent dans la priode contemporaine des entreprises non capitalistes. Toutefois leur existence reste sans grande porte si en leur sein des possibilits de dmocratie dlibrative ne sont pas offertes et si elles ne sont pas couples avec une action politique mene auprs des pouvoirs publics pour faire voluer les cadres institutionnels lintrieur desquels prennent forme les faits conomiques. En cela la problmatique de lconomie solidaire prolonge

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    utilement lconomie sociale en rintroduisant fortement la dimension publique des actions collectives manant de la socit civile et visant dmocratiser lconomie. Enfin la dmesure du nouveau capitalisme global peut tre combattue partir dalliances dans lesquelles lconomie sociale et solidaire privilgie les relations avec une conomie marchande territorialise (ensemble de petites et moyennes entreprises ayant gard un ancrage territorial) et des co-constructions avec les pouvoirs publics (depuis le niveau local jusqu'au niveau international). Conclusion

    La social-dmocratie sest affaiblie en concdant au capitalisme marchand le monopole de la cration de richesses. Sur la dfensive depuis quelques dcennies, elle a cru sauver lessentiel en attnuant sa rfrence la solidarit. Adoptant le raisonnement qui en fait plus un cot quun investissement collectif, elle sest dilue dans plusieurs contextes nationaux en un social-libralisme qui a laiss exploser les revenus les plus levs, mais a procd une diminution et une conditionnalit des prestations sociales qui accentuent la prcarit et linscurit des mnages modestes. Loin de combattre la culture de lassistance, ltat social, devenu ainsi plus restrictif, renvoie cette volont de moralisation des pauvres que lon esprait dpasse. Elle est autant une rgression quune impasse. Aprs une social-dmocratie qui a pari sur la seule redistribution publique pour protger la socit, il importe au contraire de raffirmer la force du principe de solidarit et de retrouver la complmentarit des deux formes de solidarit dmocratique, lune fonde sur les droits et la redistribution publique, lautre sur le lien civil, lgalit et la rciprocit. Comme le remarque Habermas [1990 : 158], la crise de ltat-providence ne peut tre rsolue que par un rapport transform entre, dune part, les espaces publics autonomes et, de lautre, les sphres daction rgules travers largent et le pouvoir administratif , ce qui signifie une interdpendance assume de part et dautre entre associations et pouvoirs publics, tenant compte que, dans lhistoire comme dans lactualit, ces deux entits ne sont ni sparables ni substituables. Les acquis de ltat social, comme les politiques keynsiennes, sont complter par un souci de participation des populations. La dmocratie dlibrative peut tre dsormais conforte par des formes de dmocratie directe qui ne soient pas seulement octroyes, mais aussi conquises par le biais dactions collectives. Cet arrimage entre dmocraties reprsentative nest toutefois concevable que si les craintes notabiliaires dune dstabilisation des pouvoirs tablis seffacent derrire la conviction de lurgence dune citoyennet plus active. Revisitant lanalyse des rfrentiels de politique publique, Jobert [2009 : 417-422] note quun tel modle se cherche, qui renforcerait la socit civile dans la dfinition de lintrt public et

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    attnuerait les effets pervers de laction tatique . Ce modle en devenir soppose au no-conservatisme, mais se distingue aussi du social-tatisme ou de la troisime voie . Il est porteur dun projet de renouvellement du dbat public et de cadres dlibratifs plus englobants qui peut tre dsign comme dmocratie plurielle. Son espace futur dpend de la capacit des autorits publiques promouvoir une sphre publique ouverte par linclusion des porteurs dintrts faibles ou diffus dans un dialogue civil qui inclut le dialogue social entre partenaires sociaux sans sy limiter. Dans cette logique, conomie sociale et conomie solidaire ne peuvent plus tre ngliges. La constitution dun regroupement autour de lconomie sociale et solidaire manifeste une volont de la part de ses membres, celle de retrouver une capacit de mobilisation. Si cette tendance se confirme et samplifie lconomie sociale et solidaire peut devenir comme lcrit Gadrey [2010 : p.169-179] une force de transformation , un acteur majeur sinon lacteur pivot dune bifurcation . Selon lui le relais des initiatives citoyennes par de grandes institutions existantes hrites pour beaucoup de la social-dmocratie peut fournir des voies de sortie de la crise systmique dans laquelle nous nous trouvons.

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