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Marie-France Hirigoyen, Philippe Askenazy, Yves Clot, Psycho média : Le concept de harcèlement moral, suite au succès de votre livre 1 , Marie-France Hirigoyen, a suscité un vaste phénomène d'identification, un mot pour décrire « les souffrances au travail, l'altération de la santé et du travail ». Philippe Askenazy, dans votre ouvrage Les désordres du travail, vous dénoncez le dis- cours des psys dressant un tableau de la souffrance psychique des salariés : solitude, affaiblissement des collectifs de travail, non-reconnaissance, syndrome de stress post-traumatique, pathologie de surcharge, hyperactivité… Cette dégradation des conditions de travail ne s'expliquerait, selon vous, que partiellement par une pression psychologique. Elle serait bien davan- tage le fruit du nouveau productivisme qui a présidé, depuis une vingtaine d'années, à la réorganisation des entreprises et à la désorganisation du travail. Yves Clot dans La fonction psychologique du travail , vous essayez de comprendre le paradoxe, au moment où le temps consacré au travail dans la vie sociale et person- nelle diminue, la place du travail dans la vie psycholo- gique de chacun d'entre nous augmente. Quelle analyse portez-vous sur le travail ? Quelle est, selon vous, la fonction des psychologues dans le tra- vail ? Yves Clot : Il est important de marquer le point de vue professionnel à partir duquel on dit les choses. Je fais de la psychologie du travail au Conservatoire des Arts et Métiers, dans un cadre où l'on répond à des deman- des de milieux professionnels, que ce soit des direc- tions d'entreprises, des syndicats, des CHSCT 2 , pour essayer d'affronter des situations qui échappent à des collectifs professionnels. Elles touchent toutes à des altérations du travail ou de la santé. Mon point de vue est marqué par la montée d'une demande sociale et collective en la matière. Ces derniers temps une partie de cette demande s'est pourtant trouvée reformulée dans le langage du harcèlement. Cette reformulation légale des conflits professionnels en conflits person- nels a bien sûr affecté notre propre travail. Et le vote de la loi sur le harcèlement 3 a installé ce vocabulaire convenu pour parler du malaise actuel dans le monde du travail. Mais essayons-nous au diagnostic : nous sommes actuellement dans une phase d'intensification du tra- vail, phase dans laquelle la pression est beaucoup plus forte dans les organisations. Celles-ci tendent, comme le disait un responsable des ressources humaines, « à externaliser la respiration ». Je trouve cette formule très significative parce que là encore les mots parlent seuls : on « externalise » tout dans les entreprises aujourd'hui. Jusqu'à imaginer un travail en apnée… La tentation est forte d'accepter cette idée : on est au travail et le travail n'est pas la vie. La vie se trouve en- dehors du travail. Puisque le travail sert à produire, nous n'y sommes pas pour vivre. Nous sommes là pour produire car si l'on ne produit pas, l'entreprise perd sa « santé ». Là, de nouveau les mots nous trahissent : car si, en fait, l'on peut parler légitimement de l'effica- cité, de la rentabilité de l'entreprise, on ne peut s'in- quiéter de sa « santé » qu'en se laissant aller à une perversion du vocabulaire. >>> Travail et santé Les évolutions des situations de travail et une prise de conscience plus aiguë de ces transformations, et de leurs effets négatifs sur la santé, par les acteurs sociaux ont amené un certain nombre de travaux sur cette question. Comprendre les rapports entre travail et psychologie suppose de confronter les transformations de celui-ci dans la société et dans la vie personnelle, et les contributions de la psychologie en matière d'analyse du travail. <<< PSYCHOmédia - N° 2 - JANVIER/FÉVRIER 2005 7 Psychologie Débat Débat entre Marie-France Hirigoyen, Psychiatre, psychanalyste. Philippe Askenazy, Économiste, CNRS-ENS-CEPREMAP. Yves Clot, Professeur de psychologie du travail, CNAM. 1 - Hirigoyen, M.F., (1998) Le harcèlement moral. La violence perverse au quo- tidien, Paris, Syros. 2 - Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail 3 - Loi de modernisation sociale du 17 janvier 2002 (article L.122-49 du Code du travail) psycho media- 2 1/12/04 13:28 Page 7

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Marie-FranceHirigoyen,

PhilippeAskenazy,

Yves Clot,

Psycho média : Le concept de harcèlement moral,suite au succès de votre livre 1, Marie-France Hirigoyen,a suscité un vaste phénomène d'identification, un motpour décrire « les souffrances au travail, l'altération dela santé et du travail ». Philippe Askenazy, dans votreouvrage Les désordres du travail, vous dénoncez le dis-cours des psys dressant un tableau de la souffrancepsychique des salariés : solitude, affaiblissement descollectifs de travail, non-reconnaissance, syndrome destress post-traumatique, pathologie de surcharge,hyperactivité… Cette dégradation des conditions detravail ne s'expliquerait, selon vous, que partiellementpar une pression psychologique. Elle serait bien davan-tage le fruit du nouveau productivisme qui a présidé,depuis une vingtaine d'années, à la réorganisation desentreprises et à la désorganisation du travail. Yves Clotdans La fonction psychologique du travail, vousessayez de comprendre le paradoxe, au moment où letemps consacré au travail dans la vie sociale et person-nelle diminue, la place du travail dans la vie psycholo-gique de chacun d'entre nous augmente.Quelle analyse portez-vous sur le travail ? Quelle est,selon vous, la fonction des psychologues dans le tra-vail ?

Yves Clot : Il est important de marquer le point de vueprofessionnel à partir duquel on dit les choses. Je faisde la psychologie du travail au Conservatoire des Artset Métiers, dans un cadre où l'on répond à des deman-des de milieux professionnels, que ce soit des direc-tions d'entreprises, des syndicats, des CHSCT 2, pour

essayer d'affronter des situations qui échappent à descollectifs professionnels. Elles touchent toutes à desaltérations du travail ou de la santé. Mon point de vueest marqué par la montée d'une demande sociale etcollective en la matière. Ces derniers temps une partiede cette demande s'est pourtant trouvée reformuléedans le langage du harcèlement. Cette reformulationlégale des conflits professionnels en conflits person-nels a bien sûr affecté notre propre travail. Et le vote dela loi sur le harcèlement 3 a installé ce vocabulaireconvenu pour parler du malaise actuel dans le mondedu travail.Mais essayons-nous au diagnostic : nous sommesactuellement dans une phase d'intensification du tra-vail, phase dans laquelle la pression est beaucoup plusforte dans les organisations. Celles-ci tendent, commele disait un responsable des ressources humaines, « àexternaliser la respiration ». Je trouve cette formuletrès significative parce que là encore les mots parlentseuls : on « externalise » tout dans les entreprisesaujourd'hui. Jusqu'à imaginer un travail en apnée… La tentation est forte d'accepter cette idée : on est autravail et le travail n'est pas la vie. La vie se trouve en-dehors du travail. Puisque le travail sert à produire,nous n'y sommes pas pour vivre. Nous sommes là pourproduire car si l'on ne produit pas, l'entreprise perd sa« santé ». Là, de nouveau les mots nous trahissent :car si, en fait, l'on peut parler légitimement de l'effica-cité, de la rentabilité de l'entreprise, on ne peut s'in-quiéter de sa « santé » qu'en se laissant aller à uneperversion du vocabulaire. >>>

Travail et santéLes évolutions des situations de travail et une prise de conscience plus aiguë

de ces transformations, et de leurs effets négatifs sur la santé, par lesacteurs sociaux ont amené un certain nombre de travaux sur cette question. Comprendre les rapports entre travail et psychologie suppose de confronter

les transformations de celui-ci dans la société et dans la vie personnelle, etles contributions de la psychologie en matière d'analyse du travail.

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PSYCHOmédia - N° 2 - JANVIER/FÉVRIER 2005 7

P s y c h o l o g i e D é b a t

Débat entre Marie-France Hirigoyen, Psychiatre, psychanalyste.

Philippe Askenazy, Économiste, CNRS-ENS-CEPREMAP.

Yves Clot, Professeur de psychologie du travail, CNAM.

1 - Hirigoyen, M.F., (1998)Le harcèlement moral. Laviolence perverse au quo-tidien, Paris, Syros.

2 - Comité d'hygiène, desécurité et des conditionsde travail

3 - Loi de modernisationsociale du 17 janvier 2002(article L.122-49 du Codedu travail)

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Il y a l'intensification du travail par pression des orga-nisations sur le travail humain, mais je ne réduis pas,personnellement, l'intensification à cette aggravationdes préoccupations rentabilistes, court-termistes quitendent à devenir une religion. En effet, ces pressionssont d'autant plus difficiles à vivre que le réel du travailchange aussi.Le travail change même profondément car son objetdevient plus équivoque. Le réel de l'activité intensifieles épreuves : dans les services sociaux, dans l'ensei-gnement, dans le secteur de la santé mais aussi dansles services commerciaux et même dans l'industrie, la« matière » travaillée a pris aussi la forme du service

rendu, de la relation à l'autre. Les « problèmes deconscience » soulevés dans le geste de travail le plusordinaire entre le vrai ou le faux, le juste et l'injuste semultiplient. Ces conflits de critères engagent et expo-sent la subjectivité dans l'activité. Pour l'enseignantdevant sa classe, pour le guichetier derrière son gui-chet, pour le travailleur social devant le malheur d'au-trui, pour le soignant face à la mort des anciens, parexemple. Aucune procédure passe-partout ne permetd'affronter cela. Rien là, en soi, de tragique d'ailleurs.Simplement, pour être efficace, il faut inventer, créer,échanger dans des collectifs dignes de ce nom où lapensée puisse progresser, circuler, s'éprouver. Mais la« chasse aux temps morts » qui prévaut dans certainesorganisations du travail s'accommode mal de cestemps de réflexion. L'intensification des équivoquesdu réel se prête mal à l'intensification rentabiliste.

Philippe Askenazy : Économiste du travail et nonéconomiste de la santé, je fais partie d'un laboratoirede recherche qui travaille en partenariat avec les admi-nistrations économiques françaises pour essayer de

leur donner des éclairages à la fois théoriques et empi-riques sur des questions de politique publique et enparticulier une question de plus en plus soulevée, cellede la santé et de la sécurité au travail. Un plan santé autravail a été présenté à l'automne, c'est le début d'uneréflexion globale de l'État et des partenaires sociauxautour de cette question. L'économie du travail a lar-gement étudié la question des organisations du travailet leurs conséquences, en terme d'efficacité de l'entre-prise. On essaye de comprendre pourquoi il y a deschangements organisationnels. Une autre phase d'é-tude est ce qui advient aux salariés et notamment lamontée des troubles musculo-squelettiques. À partirde cette question de santé, de l'état des salariés au tra-vail, progressivement, nous arrivons également auconstat d'une intensification du travail à travers toutessortes d'indicateurs. L'économiste n'a pas de relationavec l'individu, il ne cherche pas à comprendre ce quiarrive « véritablement » à l'individu, ses relations per-sonnelles, ce qu'individuellement il peut avoir commetype de pathologie mais on essaie plutôt de se concen-trer sur des chiffres synthétiques au niveau de salariésanonymes, au niveau des entreprises ou au niveaud'un pays en regardant un certain nombre de statis-tiques, à la fois subjectives, les déclarations faites parles salariés au travers d'enquêtes sur les conditions detravail réalisées d'une manière pluridisciplinaire et deséléments plus « objectifs », les déclarations d'acci-dents, de maladies professionnelles qui permettentd'avoir un critère quantitatif relativement robusted'une certaine forme de dégradation. L'économistes'intéresse à la phase « intensification » tout d'abordde manière positive : la question des rythmes de tra-vail, des temps de pause, etc., à la fois l'aspect dégra-dation et l'aspect mécanique de cette intensificationdu travail. Une situation où il y a plus de pression surles salariés, qu'elle soit pression mentale ou pressionstrictement physique. L'économiste s'interroge ensuitesur ce qui ne fonctionne pas dans les organisations.Est-ce naturel que l'intensification soit délétère ? Enfin,qu'est-ce que l'on peut changer au niveau du travail etquels sont les leviers qui peuvent être mis en action pourpousser les employeurs non pas en tant qu'individusmais, disons, les entreprises à prendre en compte l'hu-main lorsqu'elles mettent en place leurs organisations.

Marie-France Hirigoyen : Nous avons donc d'uncôté une approche collective, de l'autre une approcheéconomique et moi, au fond, j'ai été amenée à m'in-téresser à ce sujet sur un plan strictement individuel.Ce qui ne veut pas dire que cela exclut le problème del'environnement. Quand j'ai commencé à travailler entant que psychiatre, les gens ne me parlaient pas deleurs conditions de travail. Ils me parlaient de ce qui sepassait dans leur inconscient, leur famille. Puis c'estdevenu la préoccupation principale des personnes. Onvoit à quel point il y a une attente très grande auniveau du travail et en même temps une déception deces personnes et une insatisfaction. Ce n'est pas uniquement en raison de l'intensificationdu travail, s'il y a un retour suffisamment gratifiant, je

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Travail et santé

4 - Clot, Y., (1998) Le tra-vail sans l'homme ? Pourune psychologie desmilieux de travail et de vie,Paris, La Découverte. Clot, Y., (2004) La fonc-tion psychologique du tra-vail, Paris, PUF, 4e éditionaugmentée.

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crois que les personnes sont prêtes à travaillerbeaucoup. Mais à côté de cette intensificationdu travail, il y a toute cette difficulté à avoir, àtrouver sa place. Ce que j'entends, c'est lemanque de reconnaissance par rapport au tra-vail et le manque de respect de l'individu. Com-ment amener à tenir compte de l'humain, à réin-troduire de l'humain ? À travers le sujet de lasouffrance au travail et du harcèlement moral, ilme semble que cela ramène à revoir, à repensertoutes les méthodes de management. Au fond,pourquoi il y a des plaintes individuelles, c'estparce qu'il n'y a pas vraiment de plaintes collecti-ves. Grâce à toutes ces plaintes individuelles on vaêtre obligé de repenser les méthodes de manage-ment, peut-être réintroduire un peu plus d'é-coute, de relationnel, d'humain en quelque sorte.

Philippe Askenazy : Dire que l'accumulationde problèmes individuels aura des conséquencesen termes collectifs et que cela poussera lesentreprises à changer leur méthode de manage-ment de manière collective, je n'en suis pas toutà fait convaincu. Si l'on donne une grille de lec-ture strictement individuelle à l'employeur, àl'entrepreneur, il sera incapable d'avoir une pen-sée collective sur son organisation du travail. Sil'on regarde depuis la sortie de votre ouvrage, Leharcèlement moral, qui a eu un très grand suc-cès, en 1998, six ans après donc, on n'a pas vud'amélioration significative au sein des entrepri-ses. Nous n'avons pas l'impression d'être sortisdu malaise au travail. Par ailleurs, en tant qu'é-conomiste, lorsque je lis des travaux commeceux d'Yves Clot 4, ils m'apportent une certaineapproche, une certaine vision scientifique ; unouvrage comme le vôtre m'a apporté plutôt,comme vous l'avez d'ailleurs dit, un langage,approprié par les différents travailleurs etemployeurs. L'ouvrage de Corinne Maier, Bon-jour paresse, avec l'idée de démotivation totaledu travail, est un nouveau discours, de la mêmemanière, assorti de la prescription de tirer auflanc dans l'entreprise ! Des visions strictementindividuelles n'aident pas à trouver des solutionscollectives.

Marie-France Hirigoyen : Effectivement, celan'a peut-être rien changé. Seules, les entreprisesqui ont changé, qui ont pris des mesures avaientdéjà un management plutôt sain. Il n'empêchequ'entre la démotivation et le harcèlement, c'estun peu la même problématique, c'est une souf-france individuelle incontestable. En tout cas, cespersonnes, qui au départ étaient tout à fait iso-lées, qui avaient l'impression qu'elles n'étaientpas entendues, maintenant elles osent en parler. Ce sont les psys qui ont alerté au départ sur cesproblématiques de souffrance au travail. Singu-lièrement, ce ne sont pas les syndicats qui sesont alertés en premier mais des personnes exté-

rieures au monde du travail. Je crois que juste-ment j'ai pu parler de ce sujet parce que je nesuis pas du tout dans une pratique à l'intérieurd'un système, d'une entreprise. Je pense que les psys ont un rôle essentiel. C'estvrai que l'on a beaucoup reproché une psycholo-gisation excessive des problématiques des souf-frances au travail et du harcèlement en particulier.Ce que je crois c'est que c'est une façon de pren-dre le problème à l'envers. Si les psys ont ce rôleactuellement, c'est parce que justement il n'y apas cette réponse collective qu'il devrait y avoir. Ce que je crois c'est que l'on a aussi un rôle, passeulement un rôle de s'occuper des victimes etde les traiter lorsque c'est trop tard. On nousécoute et parce qu'on tire le signal d'alarmepeut-être peut-on arriver à changer des choses. Malheureusement, actuellement, puisqu'il n'y apas de dialogue possible et pas de solution pro-posée souvent au niveau des entreprises, nousn'avons pas d'autre solution que de proposer demettre les gens en arrêt de travail et cela meparaît difficile. Il me semble qu'il serait intéres-sant qu'il y ait une étude au niveau de la Sécuritésociale, de tous ces arrêts de travail pour essayerde comprendre et d'aller chercher au niveau del'entreprise comment cela pourrait être évité.Nous sommes très isolés et c'est notre positionqui veut cela, et nous n'avons pas vraiment desolutions qui puissent être entendues et changervraiment les choses. Nous les psys, nous sommeslà juste avec une écoute individuelle qui est cer-tes critiquée mais qui peut amener les personnesà réagir et peut-être à se regrouper pour fairequelque chose.

Yves Clot : Personnellement, je pense que lesentreprises ont changé ou qu'elles sont en trainde le faire. Elles ne restent pas passives devantl'efficacité sociale du discours du harcèlement.Je pense que l'idée a progressé dans l'entreprisequ'il y a un « suivi individuel » à faire, une ges-tion individuelle du stress à promouvoir, qu'il y aà « accompagner » les personnes dans lesépreuves qu'elles traversent. Mais je suis juste-ment très loin d'être tranquille avec ce constat.Notre équipe de Clinique de l'activité se trouveassez régulièrement sollicitée par des directionsde grandes entreprises ainsi : « Nous sommesdans une organisation mondiale du marchéextrêmement contrainte. Mais l'organisation dutravail est intouchable. On ne peut pas espérer lachanger mais nous avons conscience que toutcela est très difficile pour les personnes. Pouvez-vous nous aider à les soutenir, à les écouter ? ».Ainsi l'écoute pourrait même entrer dans l'entre-prise. Mais est-on sûr que ce n'est pas surtoutl'entreprise qui entre dans l'écoute ? Est-ce quela fonction sociale de la psychologie - psycholo-gie clinique et psychanalyse comprises - est decontribuer à ce que les sujets au travail « tirent »

Les désordres du travail. Enquêtesur le nouveauproductivismePhilippe Askenazy - Le Seuil

2004 - 96 p. - 10.50 €

ISBN : 2-0206-2916-XLa pénibilité du travail augmente,occasionnant maladies et accidentsdans des proportions inéditesdepuis longtemps et le plus souventsous-estimées. Quelles en sont lescauses réelles, au-delà des explica-tions psychologiques et idéolo-giques ? Comment lutter contre ?Comment redonner un langagesocial et politique à cette question ?

Malaise dans letravail. Harcèlementmoral : démêler levrai du fauxMarie-France HirigoyenLa Découverte

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ISBN : 2-7071-4457-6Le harcèlement moral fait aujour-d'hui débat et une mise au points'imposait. Prenant appui sur uneenquête menée auprès des centai-nes de personnes qui lui ontadressé des témoignages écrits,Marie-France Hirigoyen affine icison analyse et précise la notion,pour éviter que le terme soit utiliséabusivement et à contresens.Qu'est-ce qui n'est pas du harcèle-ment moral ? Comment repérer ce

Libris

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PSYCHOmédia - N° 1 - NOVEMBRE/DÉCEMBRE 2004 9

Débat# - Travail et santéMarie-France Hirigoyen, Philippe Askenazy, Yves Clot - 2005 - 7-15

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encore plus sur leurs réserves, en utilisant davantageleurs ressources personnelles pour supporter l'insup-portable ? Je pense qu'il faut bien réfléchir à la fonc-tion de la psychologie dans cette conjoncture. Onassiste à une inflammation des « coaching », à uneprolifération des « écoutes » et des « numéros verts »

de la souffrance. Cela doit nous faire réfléchir surnotre propre action car il se pourrait bien qu'à ce train,la psychopathologie du travail se développe chez lespsychologues eux-mêmes car leur métier est maltraitédans ces cadres-là. Parlons franchement : je ne croispas que nous puissions longtemps nous satisfaire deposer des « perfusions psychologiques » sur un travailmalade de son organisation. Les salariés en font sou-vent une maladie, comme le dit joliment le langagepopulaire, mais c'est plutôt le travail qui ne tourne plusrond. On a évoqué le problème sérieux de la recon-naissance mais il peut y avoir aussi une perversion de lareconnaissance. Je pense que ce qui fait le plus souffrirles sujets dans les situations professionnelles, c'estqu'ils ne se reconnaissent pas dans le travail qu'on leurfait faire. Ce n'est pas d'abord qu'ils ne sont pasreconnus par l'autre, par l'employeur par exemple.C'est qu'ils se reconnaissent mal dans ce qu'ils font,

dans ce qu'ils se voient faire et qu'ils ne voudraient pasfaire, comme des étrangers à leur propre vie. Cela nedoit pas être « reconnu » mais transformé.L'enquête Esteve 5, faite par les médecins du travail enFrance, est une enquête dans laquelle une questionintéressante est posée : une grande partie des salariésdisent que ce qui est le plus dur pour eux, c'est de nepas disposer des moyens de faire un travail de qualité.Il me semble que l'axe de l'action, du point de vue denotre métier de psychologue du travail, est de ce côté: comment restaurer la possibilité de se reconnaîtredans le travail que l'on fait. Dans les milieux profes-sionnels avec lesquels nous travaillons, cela se dit par-fois ainsi : « Il faudrait pouvoir soigner le boulot » alorsque beaucoup trop de choses poussent à renoncer autravail « bien fait ». L'organisation du travail empêchetrop souvent ceux qui sont au contact du réel de sereconnaître dans ce qu'ils font. On sait maintenantque beaucoup des « malades du travail » se recrutentparmi les professionnels qui ne supportent plus qu'onmaltraite leur métier. La demande de reconnaissancemérite donc d'être « requalifiée » : adressée à autrui,elle parle indirectement du souci des salariés de pou-voir se reconnaître dans quelque chose dont ils puis-sent répondre. C'est à ce prix que leur vie reste défen-dable au travail. Au travail aussi, nous cherchons - avecde plus en plus de difficultés - à faire quelque chose denos vies. Je pense qu'en matière de reconnaissance,l'accent doit être déplacé de ce côté-là sans renoncerbien sûr à tout ce qui a déjà été dit et qui est important.

Marie-France Hirigoyen : Je trouve terrifiant depenser que l'on puisse mettre en place des soutienspsychologiques pour aider les gens à supporterquelque chose d'insupportable. Cela a commencéavec le stress où l'on propose aux personnes des sémi-naires de gestion du stress pour leur apprendre à sup-porter, ce n'est pas pour leur bien-être à eux. Je trouvecela extrêmement dangereux. J'entends souvent des dirigeants me dire : « Vous com-prenez, ils sont devenus fragiles ces gens-là », j'essaiede leur expliquer que si ces gens sont devenus fragiles,c'est-à-dire qu'ils ont une hypersensibilité, c'est parceque les conditions les amènent à être dans une insécu-rité, une inquiétude permanentes. Effectivement, ce n'est peut-être pas le manque dereconnaissance mais la difficulté à pouvoir faire un tra-vail bien fait. Je prendrai l'exemple de deux personnesqui sont à des niveaux hiérarchiques complètementdifférents. Une jeune femme, qui sort de la plus presti-gieuse grande école actuelle, et qui, pour son premierposte, travaille dans un cabinet d'audit, me dit : « Onme demande de faire de l'à-peu-près. On me demanded'arranger les chiffres pour arrondir. Mais moi je nepeux pas, j'ai appris à travailler, j'ai fait toutes ces étu-des prestigieuses et là on me demande de faire de l'ar-rangement, du bricolage ». Cela la rend malade ausens propre du terme. Un autre exemple, une femmequi a commencé comme secrétaire et qui est mainte-nant assistante : « Quand j'étais secrétaire, j'avais desresponsabilités. Dans secrétaire,, il y a secret et il y a se

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Travail et santé

5 - Bertin, C., Derriennic,F., (2000) « Souffrancepsychique, âge et condi-tions de travail », Tra-vailler, n°5, 73-99

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taire. Moi j'avais la responsabilité, on me confiaitdes tas de choses, on me disait "vous écrirez àuntel pour lui dire que… et vous allez me gérertelle chose…". Maintenant tout est crypté, toutest top secret et je fais de la mise en page, parceque chacun tape son courrier et moi tout se quel'on me demande de faire c'est de la mise enpage. Je ne suis plus au courant de rien. Alorstout au plus, je peux mettre de l'eau dans l'ap-pareil, quand il y a des réunions, pour les cafés,mais je n'ai plus aucune responsabilité. Pourtanton m'a mis le titre d'assistante ». C'est presquela même problématique. Ce sont des personnesqui avaient envie de s'investir à fond et qui sontdéçues.Je voudrais dire une chose par rapport au harcè-lement moral. J'ai l'habitude de dire que si celan'avait touché que des femmes à des positionssubalternes, on n'en aurait pas parlé, mais celatouche tous les échelons hiérarchiques, y com-pris des très hauts dirigeants qui eux aussi peu-vent être harcelés. Cette insécurité est à tous leséchelons, donc en fait ils perçoivent un petit peuce qui se passe autour d'eux, mais malheureuse-ment, ils sont impuissants à intervenir pour arrê-ter ce processus.

Philippe Askenazy : Plusieurs points ont étéabordés. Je pense que, finalement, on se retro-uve avec une sorte de constat commun sur leproblème du travail de qualité, pas la questionde la reconnaissance, mais le fait qu'effective-ment les salariés se retrouvent dans une situa-tion où ils ne peuvent pas faire un travail de qua-lité. On se trouve très loin de la vision pure,managériale d'organisation du travail optimale.On se retrouve dans des organisations de travailqui fonctionnent mal, c'est-à-dire ne laissant pasla latitude pour effectuer un travail de qualité.Non seulement c'est ce que déclarent les sala-riés, mais c'est également ce que l'on constateet cela se traduit par des taux d'absentéisme éle-vés. Faire appel à des coachs, à des psys, etc.,représente des coûts énormes pour les entrepri-ses. Elles regardent de plus en plus ces coûts. Surce plan-là, je suis plus optimiste qu'Yves Clot.Cette montée de la psychologisation et de l'u-sage des psys au travail pour aider les salariés, àpartir d'un moment, devrait représenter un telcoût pour les entreprises qu'elles vont se direqu'il faut justement changer quelque chose, neplus utiliser des psys ex post mais changer enamont en se tournant vers la prévention. C'estvrai que les employeurs peuvent arriver à com-prendre, je pense, un discours quantifié, finan-cier où on montrerait l'ensemble des coûts quereprésentent ces dysfonctionnements. Pas descoûts humains, mais des coûts financiers que lescoûts humains induisent pour l'entreprise : que

l'on parle de malaises, de souffrance, troublesmusculo-squelettiques, tout cela coûte à l'entre-prise in fine. La question est de savoir : est-ce une fatalité oupas ? Il s'agit de comprendre quels sont lesmécanismes qui font que d'un pays à un autre,avec les mêmes logiques libérales, les mêmeslogiques technologiques et organisationnelleson se retrouve dans des mondes et des équilibresdifférents.Le changement de l'environnement économiqueglobal s'impose à tous. C'est en fait une sorte detriptyque comprenant des changements desconditions de marché, des attentes des consom-mateurs, des technologies et de l'organisation dutravail. Tout cela s'auto-alimente, aboutissant à laprédominance d'un « productivisme réactif ».

Marie-France Hirigoyen : Fin juin, j'étais aucongrès mondial « Bullying and Harassment inthe Workplace » qui avait lieu à Bergen en Nor-vège. Tous les pays avaient la même préoccupa-tion du harcèlement, au moins des contextes quifavorisent sa mise en place. Ce sont les mêmespartout, quelles que soient les cultures. Le Brésila mis en place, dans certains États, une loi sur leharcèlement moral depuis deux ans. J'ai reçu lasemaine dernière une délégation de Japonais, ilsdiscutent actuellement de la mise en place d'uneloi sur le harcèlement. En effet, il y a toujours eudes méthodes assez dures au Japon, mais il yavait une protection de l'emploi qui n'existe plusmaintenant. Tout ce que nous venons de dire seretrouve dans tous les pays. Ce qui est étonnant,c'est que même dans des contextes écono-miques différents et des cultures différentes, lesmalaises des personnes, le harcèlement et lasouffrance au travail sont les mêmes dans cespays. Alors comment l'explique-t-on ? Je pensequ'il serait quand même intéressant de se poserla question : pourquoi partout les plaintes sont-elles les mêmes alors que les contextes écono-miques sont différents ?

Yves Clot : Je reste dubitatif sur cette questiondu harcèlement. S'il y avait des juristes du travailici, ils pourraient dire combien l'application decette loi débouche finalement sur un très petitnombre de condamnations. Car, heureusement,la loi est restrictive. Mais, du coup, l'inflamma-tion du vocabulaire, en métamorphosant lesconflits du travail en conflits relationnels, anourri beaucoup d'illusions qui finissent tropsouvent par se dissoudre dans l'acide de la pro-cédure. Il y a un lien socialement refoulé entre ladéflation du métier - entendu ici comme histoirecommune nécessairement inachevée - et l'infla-tion de la règle juridique. Les juristes s'intéres-sent beaucoup à cette question, au rapportentre la déflation dans l'élaboration de la penséecommune et l'inflation du droit, en fait pris dans

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les filets de seule procédure. Il y a chez les juristes undébat très important sur la juridiciarisation de lasociété qui accompagne sa désubstantialisation. Est-ceque la règle, est-ce que la procédure peuvent rempla-cer durablement le travail commun de création etrecréation d'une histoire à transmettre et à « repren-dre » à tous les sens du terme ? J'entends souvent direà propos du harcèlement : « Au moins maintenant onen parle ! ». Sans doute, mais c'est aussi - on ne peutse le cacher - parce que les forces de rappel des collec-tifs de travail ont vu reculer leur pouvoir d'agir.Je ne dis pas cela pour cultiver les délectations morbi-des de l'impuissance. Nous vivons dans un monde oùles changements sont très importants. Je ne suis passûr que ces changements soient tous des progrès. Ils

nous exposent à de graves risques, au travail d'abord.Mais écartons tout prophétisme. C'est une opportu-nité considérable qui se présente quand, commeaujourd'hui, l'objet même du travail devient équi-voque, controversé, moins « naturel ». D'une certainemanière il convoque et expose la pensée individuelle etcollective à un sursaut : comment définir les critères dutravail bien fait ? Et dans quel cadre, au momentmême où le déluge des accréditations factices tend àdiscréditer l'activité de tous les jours ? Quand le travailne va plus de soi derrière la fiction des procédures etdes labels, c'est peut-être du côté de la controverseprofessionnelle et de la dispute - au sens médiéval -qu'il faut chercher : la dispute professionnelle autourdes dilemmes du geste et de la parole ordinaires quiengagent, au-delà de moi-même, mon métier dans ceque je fais. Nous avons besoin, je crois, d'une cliniquedu réel. Pour définir ce travail sur le travail où les sujetspeuvent se sentir une tête au-dessus d'eux-mêmes,pour désigner ce métier « second » de la dispute, j'aicru pouvoir parler, en utilisant une métaphore mathé-matique, de « métier au carré ». Je crois vraiment que

la seule possibilité de résister aux tentatives dangereu-ses visant à « mettre le métier au carré » c'est précisé-ment, au contraire de « faire le métier au carré », d'at-taquer ensemble le métier pour le défendre. Afin depousser la tâche au-delà de la tâche, du côté du réel.Dans votre livre, Les désordres du travail, pour critiquerles psychologues, vous dites que le système n'est pas àprendre ou à laisser. Je suis tout à fait de cet avis. Maispour moi, et pour paraphraser G. Canguilhem, unmilieu de travail normal est un milieu dans lequel ceuxqui travaillent peuvent déployer leur vie. Les cadres cli-niques que nous cherchons à mobiliser en Clinique del'activité cherchent à seconder les efforts de dévelop-pement du pouvoir d'agir et de penser chez les sujets,au nom de leur travail. Cet exercice de civilisation duréel est essentiel pour la santé, celle du corps et del'esprit réunis. Il permet non pas seulement de vivredans un contexte - car c'est souvent alors, seulementsurvivre - mais de produire du contexte pour vivre.Amputé de ce pouvoir d'agir, le travail fait mal. L'ab-sence de débats d'école dégénère en querelles de per-sonnes dans lesquelles, en réalité, le dernier mot esttoujours dit d'avance. Je pense que les hommes se ren-dent malades quand ils n'ont plus d'histoire communeà faire vivre, autrement dit, quand ils n'ont plus le sen-timent, chacun à leur manière, de vivre la même his-toire. Alors, nous le constatons, les collectifs de métiersdégénèrent en collection d'opérateurs.

Philippe Askenazy : Cela fonctionne-t-il avec lastandardisation des techniques, des procédures ?

Yves Clot : Pas forcément ! Depuis Simondon etNaville nous savons que l'histoire des techniques estaussi celle de l'indétermination. Cela ne donne queplus de responsabilités aux hommes. Le système éco-nomique court-termiste et rentabiliste maltraite sou-vent autant les techniques que les hommes. Lesouvriers s'en plaignent aussi. Je ne suis pas toujourssûr pourtant que les travailleurs eux-mêmes soientspontanément prêts à l'effort nécessaire pour conser-ver du répondant à leur métier, et il m'est arrivé deconstater dans des enquêtes qu'on peut, au travail,être conduit, pour des raisons à retrouver chaque fois,à privilégier la voie de la plainte à celle du risque depenser et d'agir. C'est un effort, c'est un déplaisir ausside se mesurer à la controverse collective pour, éven-tuellement, se défaire de ce qu'on fait. On préfère par-fois fermer les yeux, ouvrir le parapluie des vérités dumoment et se tourner « vers en haut » pour demanderde la reconnaissance à autrui. Nous sommes tousconcernés par ce renoncement devant le risque depenser et d'agir. Mais il se paye très cher.

Philippe Askenazy : Je voudrais rebondir sur le débatautour du harcèlement moral. Je n'ai pas d'hostilitéparticulière au concept de harcèlement moral, ce quime gêne c'est qu'il faille, pour arriver à améliorer leschoses dans les entreprises, mettre en place une loi,c'est aussi que l'on ne sache parler que de cela, dansun monde où justement où il n'y a plus véritablement

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de collectif, où on recherche un discours. Celuiqui s'est imposé, et a totalement annulé les aut-res discours, est celui du harcèlement moral. Ilpose une question réelle dans l'entreprise maisune question parmi d'autres. In fine, est-ce quele harcèlement n'est pas lui-même une consé-quence de l'organisation de l'entreprise elle-même ? Est-ce que c'est une affaire « harce-leur/personne harcelée » ou l'organisationtransforme-t-elle des individus en harceleurs ?Cela évite de se poser des questions collectives.La question du harcèlement moral est quelquechose d'important mais c'est ponctuel. Ce n'estpas à mes yeux la vraie question du travail actuel-lement en France ou dans les autres pays.Une autre réaction : le monde actuel serait-il unmonde devenu plus rentabiliste ? Nous avons entant qu'économistes de grandes difficultés àdémontrer cette chose-là. Lorsqu'on essaie d'é-tudier les niveaux de rentabilité exigés, nousn'arrivons pas à trouver de changements signifi-catifs globaux par rapport au début des années1970. C'est peut-être plutôt une prise de cons-cience de cet objectif de rentabilité qui existaitmême dans les années 1950/1960 que réelle-ment une nouveauté du monde économique, del'économie de marché. Mais est-ce véritable-ment le moteur de la pression nouvelle sur lessalariés ? Je n'en suis pas réellement convaincu.Lorsqu'on regarde ce qui s'est passé aux États-Unis dans les dix dernières années, on assiste àune amélioration spectaculaire de tous les indi-cateurs de santé et de sécurité au travail. Lesaccidents du travail, quels que soient les typesd'accidents, ont baissé de manière spectaculaire,de l'ordre de 30, 40 %. Les maladies profession-nelles, même les troubles musculo-squelet-tiques, ont également baissé dans les statis-tiques. On voit l'absentéisme au travail qui s'esteffondré dans les mêmes proportions, de l'ordrede 40 %. Les dépenses maladies liées aux acci-dents et aux maladies professionnelles connais-saient une inflation très rapide et se sont stabili-sées. Toutes les enquêtes de satisfaction desalariés donnent une amélioration dans les dixdernières années. C'est un changement, unerupture par rapport à une dégradation de l'en-semble de ces statistiques que l'on avait pu obs-erver dans les années 1980 et jusqu'au milieudes années 1990. Chez General Motors parexemple, les accidents du travail, qu'ils soientgraves ou non, ont été divisés par cinq en fré-quence. Vous n'avez, en parallèle dans les usinesToyota ou Honda, installées aux États-Unis,aucune amélioration. Certaines entreprisesavaient des marges de manœuvre considérablespour améliorer un certain nombre d'indicateursobjectifs du malaise au travail, que ce soient lesaccidents de travail, maladies professionnellesou les niveaux d'absentéisme. On s'aperçoit queles éléments qui ont joué sont les calculs finan-

ciers. Le résultat favorable a été obtenu par laprise en compte de la qualité de vie au travailexactement de la même manière que la qualitédes services et des biens. Même dans des entre-prises qui sont face à ce monde libéral, à descontraintes financières de court terme, on a puquand même mettre en jeu des marges demanœuvre par une action venue d'en haut. Lesexemples venant de la base, des collectifs desalariés ou sous pression syndicale sont relative-ment moins nombreux.

Marie-France Hirigoyen : Je comprends vosréticences par rapport à la loi. Mais l'intérêt de laloi c'est justement d'obliger les entreprises àmettre en place de la prévention. L'intérêt de laloi n'est certainement pas au niveau de la sanc-tion. Mais dans le texte de loi, il y a l'obligationde prévention. Effectivement, ce que j'ai vudepuis que ce texte est paru, c'est que des entre-prises ont pris au bond cette opportunité pouressayer de mettre en place des politiques pourque les salariés se sentent bien. Un certain nom-bre de dirigeants ont mis en place des plans deprévention qui ne sont pas des plans de préven-tion du harcèlement moral, au sens strict duterme, mais des politiques de bien-être au travailpour essayer de faire en sorte que les gens sesentent un peu mieux et puissent parler des dif-férentes problématiques, des différentes souf-frances. À partir de là, ils ont eu un retour extrê-mement rapide et positif des salariés, ravis depouvoir parler des difficultés, de tout ce qui n'al-lait pas et de leurs différents malaises. Cela nemarche qu'avec, effectivement, un accord auniveau du CHSCT, la direction et quand chacunjoue le jeu à tous les échelons hiérarchiques. Cequi m'intéresserait c'est de savoir pourquoiGeneral Motors a marché et Toyota , non. Ques'est-il passé ?

Philippe Askenazy : Le cas General Motors estassez emblématique et en même temps particu-lier. On pourrait trouver un déterminisme simplequi est l'arrivée en 1993 dans son board de PaulO'Neill qui plus tard deviendra secrétaire au Tré-sor de G. W. Bush. Il était à cette époque-là PDGd'Alcoa, un des géants de l'aluminium améri-cain, pionnier de l'amélioration de la sécurité autravail. À son arrivée chez General Motors, unedes premières choses a été d'essayer de quanti-fier ce que leur coûtent les atteintes à la santé deleurs travailleurs. Finalement, ils se sont aperçusque cela se chiffrait à près 200 millions de dollarspar an en terme de perte de productivité, decoût d'assurance, ne serait-ce que le remplace-ment d'un salarié en congé maladie, etc. Ils sesont aperçus que la prévention leur coûteraitmoins cher. L'équilibre peut changer d'uneentreprise à une autre. Des entreprises n'ont pasbougé parce que le coût de toutes les mesures

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de prévention qu'elles pouvaient prendre était supé-rieur à ce qu'elles avaient calculé comme résultant desatteintes à la santé qu'elles provoquaient. Dans uneentreprise à une autre c'était toujours une affairecoût/avantage. C'est cela qui fait généralementemporter la décision.La judiciarisation y est nettement plus poussée que ceque l'on peut connaître en France. Son aspect massifjudiciaire vient d'une procédure particulière : la possi-bilité d'attaquer en nom collectif, c'est-à-dire que ladécision prise pour un, deux ou trois salariés emportela décision de justice pour l'ensemble des salariés del'entreprise.

Toutes les questions de harcèlement moral ont repré-senté un certain coût financier pour les entreprisesmais pas tellement significatif. En revanche, l'exemplede l'amiante est plus net, il a représenté des impactsfinanciers considérables sur les entreprises américai-nes. Les coûts de l'amiante sont tels que toutes lesentreprises ont préféré éviter un second coût financieramiante et ont décidé de régler elles-mêmes le pro-blème des éthers de glycol en mettant des standardspropres aux entreprises, des niveaux d'exposition, d'enlimiter les usages, etc., des normes largement plus exi-geantes que ce qu'allait réclamer l'Osha 6. L'État communique aussi sur ce qui se passe au seindes entreprises. Les rapports d'inspection du travailsoulignant les non-respects de réglementation desécurité sont disponibles publiquement sur Internet.Un certain nombre de syndicats américains, syndicatspar industrie, ont pu lancé des raids sur des entreprisesidentifiées comme ayant des pratiques sociales ou glo-bales négatives, prenant en compte les aspects sala-riaux, de discrimination, mais aussi de conditions detravail. Donc d'un côté, il existe un jeu purement financierpuis d'un autre, une série de menaces accumulées

depuis une dizaine d'années : informations sur Inter-net, renouvellement de l'action syndicale plus ciblée etplus dure ainsi que cette montée de la judiciarisationqui touche les questions beaucoup plus lourdes desanté, les cancers et les questions de discriminations etde harcèlement moral.

Yves Clot : J'ai été très intéressé par la façon dontvous traitez ces questions. Si cette interprétation desdonnées statistiques était confirmée, je ne doute pasqu'elle le soit, je pense que c'est tellement importantque cela mériterait une compilation d'études sur cesquestions. Dans votre livre vous insistez sur la placed'une certaine ergonomie, alternative à la psychologi-sation. L'alternative ergonomique me touche de trèsprès. Elle concerne ma communauté professionnelle.Vous citez la revue Pistes 7, revue québécoise que jeconnais bien. Vous dites y trouver une ergonomie sou-cieuse de choses bien concrètes ouverte à ce processusde renormalisation du travail, de restauration des stan-dards de sécurité. Mais, outre le fait que cette revueest assez loin d'une ingénierie de la norme, je voudraisinsister sur le fait que ce genre de processus n'est pasnouveau dans nos disciplines.. En effet, au début duXXe siècle, en France, nous avions une psychologie dutravail très centrée sur l'analyse du réel. Puis nousavons connu une histoire qui ressemble beaucoup àcelle que vous décrivez aux États-Unis. La psychotech-nique du début du siècle, creuset d'innovations, estdevenue, aux yeux mêmes de ces promoteurs, uneentreprise de normalisation dont il nous reste aujour-d'hui la carcasse, une entreprise d'adaptation deshommes aux procédures, donc une entreprise de ratio-nalisation. Je pense que pour apprécier la portée du processusque vous décrivez, même aux États-Unis, il faut doncse placer sur des temporalités beaucoup plus longuesque celles que vous utilisez. Je vais aller un peu plusloin, pour favoriser la discussion, je trouve qu'il y adans votre démarche, malgré son intérêt, quelquechose d'hygiéniste, de profondément hygiéniste. C'estl'idée qu'au fond, pour qu'il y ait plus de santé, plus desécurité, moins d'accidents, il faut promouvoir de« bonnes pratiques ». C'est un mot qui circule autantaujourd'hui que celui de harcèlement. Même en psy-chiatrie on nous explique maintenant, qu'au fond, ilfaut que les professionnels respectent des standardsde bonnes pratiques professionnelles accréditées. Maiscette orientation a une face cachée : le risque de dévi-taliser l'exercices du métier.Au fond, je voudrais vous poser deux questions pourfinir : est-ce que la santé est finalement l'adaptationaux normes ? Ces « bonnes pratiques » qui ont deseffets temporaires d'amélioration de la sécurité ou dela santé ne sont-elles pas en fait des pratiques derefordisation et retaylorisation ? Ne nous préparent-elles pas un autre cycle - un peu moins favorable - quecelui que vous décrivez ?La tentation hygiéniste doit faire réfléchir car, au fondc'est l'initiative des salariés eux-mêmes dans l'évalua-tion et la promotion des valeurs professionnelles qui

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Travail et santé

6 - Occupational of safetyand health administra-tion.

7 - Perspectives Interdisci-plinaires Sur le Travail Et laSanté, revue interdiscipli-naire : http://www.pis-tes.uquam.ca

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est en question. Cela est compliqué bien sûr.Mais on sait que les savoir-faire de prudencesont produits et diffusés par les travailleurs eux-mêmes dans les situations. Quelle est la contri-bution des salariés à la production de ces nou-veaux standards ? Pour moi la seule « bonnepratique » en milieu professionnel, c'est que ledernier mot ne soit pas dit sur la pratique, c'est-à-dire que les choses restent discutables, ouver-tes, controversées, au fond que le dialogue pro-fessionnel, appartenant aux professionnelseux-mêmes, soit maintenu. C'est la possibilité dedévelopper ces pratiques de controverse entreprofessionnels. Du coup, les standards prescrip-tifs qui peuvent venir d'en haut comme vous ledites, peuvent avoir un effet dont je ne nie pas laforce. Ils peuvent avoir aussi un autre effet sou-terrain, celui de déresponsabiliser les travailleurs.Les professionnels sont comptables du métier,parce que ce sont eux qui le font. En réalité, j'en-tends bien ce que vous dites, je le prends vrai-ment au sérieux et quand je lisais votre livre jeme suis pris souvent à souhaiter que ce « miracle» arrive jusqu'en France car cela pourrait amélio-rer la situation de beaucoup de salariés. Mais enmême temps, je pense que la discussion doitêtre ouverte sur l'identification des protagonis-tes réels de ces transformations. Faut-il confierseulement à des experts, des ingénieurs, mêmeergonomes, le soin de jauger ce qui est bien etmal, juste ou faux, efficace ou pas, dans unesituation professionnelle ? Il faut sûrement qu'ilssoient partie prenante. Mais quelle est la nouvellecommunauté qu'il faut construire entre les deuxformes d'expertise pour qu'au fond le développe-ment du « métier au carré » soit possible ? Sicette question n'est pas posée, nous entrons dansl'hygiénisme qui a toujours eu un coût dans l'his-toire de nos disciplines.

Philippe Askenazy : Je crois qu'il y a vraimentune opportunité en France à éviter ce piègehygiéniste tout en ayant des aspects de standar-disation qui apportent l'ensemble de leurs pro-grès. Sur ce plan-là, il faut suivre un pays trèsproche de nous, la Belgique. Elle a mis en placeun plan « sécurité au travail » au printemps quichange les systèmes d'incitation financière quipèsent sur les entreprises. Ils vont introduire laresponsabilisation financière des entreprisesquelle que soit leur taille et la responsabilitéfinancière du donneur d'ordre sur ses sous-trai-tants, responsabilité financière vis-à-vis de toutce qui est accidents et maladies professionnelles.La seule chose qui me laisse un peu perplexe,c'est le fait qu'il y ait un gros frein à la réappro-priation du travail par le « bas », les salariés sonttoujours menacés de licenciement lorsqu'ils s'ex-priment. Je vois difficilement une reprise deparole réelle dans des pays comme la France oula Belgique. C'est quelque chose qui doit donc

être tenté par le « haut » : les entreprises, l'Étatcomme catalyseur d'un certain nombre de prisesde conscience et de l'ensemble des syndicats etdes professionnels. Pour le coup, je pense queles ergonomes français ont des pratiques diffé-rentes des ergonomes américains, les psycholo-gues du travail français également, et je penseque les professionnels eux-mêmes, ces expertsqui vont arriver vont avoir des démarches moinshygiénistes, en quelque sorte, que celles quepeuvent avoir leurs collègues américains. Onpeut éviter cet écueil hygiéniste et avoir uneréappropriation réelle et une amélioration enmême temps.

Yves Clot : Je ne suis ni psychiatre, ni psychana-lyste. Je pratique ce que nous appelons, dansnotre équipe, une Clinique de l'activité centréesur l'histoire à poursuivre des collectifs profes-sionnels. Elle est soumise, comme toute clinique,à un problème crucial du côté de la demande.Est-il impossible pour des salariés de s'engagerdans l'aventure pleine d'avatars, consistant à seréapproprier le travail, à repenser une positiondéfensive qui les incarcère souvent dans la pos-ture de victime ? C'est un problème classique enpsychologie que celui du cadre qui permet derenoncer à cette position de victime pour setourner vers la restauration des forces centrifu-ges de la vie psychique, ici de la fonction psycho-logique du collectif. On a mis au point, avec desréussites réelles, avec beaucoup de difficultésaussi, des méthodes dialogiques d'analyses dutravail organisant des disputes professionnellesautour des critères forcément controversés du« travail bien fait ». Je dirai simplement ce que jeconstate : il y a dans le plaisir du travail réussi,souvent malgré tout, et souvent par des voiesopposées et toujours au terme d'épreuves malconnues, quelque chose de suffisamment singu-lier et énigmatique pour retenir notre attention.Quelque chose de transpersonnel qui relèved'une histoire commune dans laquelle on peutse reconnaître, qui nous traverse et dont on sesent comptable sans pouvoir en être jamais pro-priétaire, quelque chose qui nous parle de lafonction psychologique du legs et de la trans-mission comme garant de l'existence person-nelle. Il y a là un problème très intéressant quecertains psychanalystes, comme N. Zaltzman, seposent aussi : celui de la fonction du collectifdans la vie subjective. C'est à la rencontre decette énigme que nous nous portons à partird'une autre tradition dans la psychologie 8. Quesur ces chemins de l'analyse du travail, nouspuissions croiser certains psychanalystes maisaussi certains psychologues sociaux ou du déve-loppement est encourageant.

Propos recueillis par Laurence Huchet

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