PROUST ET RUSKlN = AUTOUR DU PASTICHE ......2 voir Roland Barthes, dans Le Degr~ z~ro de I~criture...

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Hitotsubashi Journa] of Arts and Sciences 39 (1998) 43-55. PROUST ET RUSKlN = AUTOUR GONCOURT DANS LE TEMPS KAZUKO MAYA Nul doute que le pastiche Goncourt du Temps retro A Ia recherche du temps perdui du point de vue de l Barthes nous indique que le th~me de l'impuissance a trois detresses dont la deuxi~me est caus6e par son retrouv6 du Journal des Goncourt. Et Jean Milly littcraire et theorique que pr6sente le pastiche Gonco 6veille d'abord notre attention, c'est que le pastiche < dans le roman>>3・Ces apparences d' <<une croissance g impression 6nigmatique ne sont-elles pas voulues par d'ellipse sujette a diverses interpretations, je me pro L 'an ti-r~alisme On reconnait d'abord dans l'~uvre de Proust beauco donner une apparence de r6alitc contemporaine ~ El fictives d'Elstir qui servent de guide au h6ros pour viendront s'ajouter la <<peinture>> qu'est le texte lu mais qui joue le m~me role essentiel que les autres m l'impression d'un hors-d'~uvre, Ie pastiche littcrale comme une <(peinture>> encadr6e, appartenant a cette sur ces trois sortes de peintures que l'auteur de esthetique et de sa conception de l'art. Certes, Proust illustre par l'exemple la vision du m comparer a celle du narrateur ou a la sienne propre. diff6rents peintres pour faire valoir l'une et d6valorise l Marcel Proust, A Ia recherche du temps perdu (en abr6gt, Ia R Pleiade, 1987-1989. Pour les citations ult~rieures, nous ne Sainte-Beuve (en abr~g6, C.S.B.), pr~c~d~ de Pastiches et m~langes, Gallimard, Bibl. de la Pleiade, 1971. 2 voir Roland Barthes, <<Proust et les noms>> dans Le Degr~ z~ro Seuil, coll. Points, 1972. Texte 6crit en hommage a R. Jakobso on the occasion of his seventieth birthday, Mouton, La Haye, Proust, Armand Colin, 1970, pp. 1 53-157. Voir aussi Annick Bou Journal dans Le Temps retrouv~, Minard, Archives des Lettres mo 3 Jean Milly, <<Le pastiche Goncourt dans Le Temps retrouv~>> i pp.815-835, repris dans Proust dans le texte et l~avant-texte, Fla

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Hitotsubashi Journa] of Arts and Sciences 39 (1998) 43-55. C The Hitotsubashi Academy

PROUST ET RUSKlN = AUTOUR DU PASTICHE GONCOURT DANS LE TEMPS RETROUVE

KAZUKO MAYA

Nul doute que le pastiche Goncourt du Temps retrouvi occupe une place importante dans A Ia recherche du temps perdui du point de vue de l'intrigue comme de l'esthetique. Roland

Barthes nous indique que le th~me de l'impuissance a 6crire du jeune narrateur s'articule en

trois detresses dont la deuxi~me est caus6e par son exp~rience de la lecture d'un passage

retrouv6 du Journal des Goncourt. Et Jean Milly nous montre tr~s clairement l'interet littcraire et theorique que pr6sente le pastiche Goncourt2. Mais, comme 1'observe Milly, ce qui

6veille d'abord notre attention, c'est que le pastiche <<a toutes les apparences d'un hors-d'~uvre

dans le roman>>3・Ces apparences d' <<une croissance gratuite>> du roman qui nous laissent une

impression 6nigmatique ne sont-elles pas voulues par l'auteur? Cette 6nigme etant une sorte

d'ellipse sujette a diverses interpretations, je me propose d'en pr6senter une.

L 'an ti-r~alisme

On reconnait d'abord dans l'~uvre de Proust beaucoup de peintures r6elles qui servent a

donner une apparence de r6alitc contemporaine ~ Elstir. Ensuite nous avons les peintures

fictives d'Elstir qui servent de guide au h6ros pour son initiation d'artiste. A ces peintures

viendront s'ajouter la <<peinture>> qu'est le texte lui-meme, un peu diff6rente des pr6c6dentes,

mais qui joue le m~me role essentiel que les autres malgr6 son aspect marginal. Si on respecte

l'impression d'un hors-d'~uvre, Ie pastiche littcralement mis en relief pourra etre consid6r6

comme une <(peinture>> encadr6e, appartenant a cette dernicre categorie. C'est en s'appuyant

sur ces trois sortes de peintures que l'auteur de la Recherche dtploie une partie de son

esthetique et de sa conception de l'art.

Certes, Proust illustre par l'exemple la vision du monde des <<Goncourt>> dans le but de la

comparer a celle du narrateur ou a la sienne propre. La comparaison entre deux peintures de

diff6rents peintres pour faire valoir l'une et d6valoriser l'autre est un proced6 tr~s familier chez

l Marcel Proust, A Ia recherche du temps perdu (en abr6gt, Ia Recherche), t.1-rv, Gallimard, Bibliotheque de la

Pleiade, 1987-1989. Pour les citations ult~rieures, nous ne mentionnerons que le tome et la page. Contre Sainte-Beuve (en abr~g6, C.S.B.), pr~c~d~ de Pastiches et m~langes, et suivi de Essais et articles (en abr6g~, E.A. ),

Gallimard, Bibl. de la Pleiade, 1971. 2 voir Roland Barthes, <<Proust et les noms>> dans Le Degr~ z~ro de I~criture suivi de Nouveaux Essais critiques,

Seuil, coll. Points, 1972. Texte 6crit en hommage a R. Jakobson et paru dans To honour Roman Jakobson, essays on the occasion of his seventieth birthday, Mouton, La Haye, 1967, pp.121-122. Jean Milly, Les pastiches de Proust, Armand Colin, 1970, pp. 1 53-157. Voir aussi Annick Bouillaguet, Ptoust et les Goncourt, Ie pastiche du

Journal dans Le Temps retrouv~, Minard, Archives des Lettres modernes, 1997. 3 Jean Milly, <<Le pastiche Goncourt dans Le Temps retrouv~>> in Histoire litt~raire de la France, n~5~;, 197 1,

pp.815-835, repris dans Proust dans le texte et l~avant-texte, Flammarion, 1985, pp.185-21 1.

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Ruskin. Proust devait le connaitre, car il poss6dait les volumes de la Library Edition de

Ruskin, et pretend reconnaitre les traits caractcristiques qui apparaissent dans ses ~uvres.

Surtout dans les Modern Painters4, qu'il <<6crit pour faire comprendre Turner5>> comme

1'indique Proust, on peut ais6ment constater qu'il vante a maintes reprises l'~uvre de Turner

par comparaison avec d'autres. Consid6rer le pastiche Goncourt comme une peinture n'est

peut-etre pas une d6marche incongrue et sans fondement, car on peut reconnaitre des ressemblances frappantes entre ce passage et celui des Modern Painters concernant la concep-

tion de l'art.

Tout le chapitre X du troisi~me volume de l'~uvre est consacr6 a des observations sur

1'int~r~t de la peinture. Ruskin nous y montre ce que c'est que l'art en prenant l'exemple de

Turner compar6 a Constable6. George Eliot qui a exerc6 une infiuence sur Proust, chante

d'ailleurs les louanges des troisi~me et quatricme volumes des Modern Painters. Dans une lettre

du 8 novembre 1908 ~ Georges de Lauris, Proust ~crit : <<II [ =Ruskin] ~tait vous le savez tr~s

admir6 de George Eliot [・・・]>> Et d'apr~s une note de Philip Kolb, <<Proust a pu lire les louanges de Ruskin par George Eliot que citent Cook et Wedderburn dans leur introduction a la Library Edition de l'ceuvre de Ruskin.>>7 Reste a tenter de comparer le chapitre de Ruskin

(TurnerConstable) avec <<deux peintures>> du texte proustien pour mettre en lumi~re la

ressemblance de leurs th60ries de l'art. Il est pr6f6rable de citer d'entr~e de jeu le passage de

Ruskin qui remet le r~alisme en question :

[・ ・ ・ Ithe reader may perhaps be saying to himself : <<[ ・ ・ ・ ITurner does not give me the idea of nature ;

I do not feel before one of his pictures as I should in a real scene. Constable takes me out into the

shower, and Claude into the sun [・・・]>> [ ・ ・ ・] If you want to feel as if you were in a shower, cannot

you go and get wet without help from Constable? (M.P., 111, pp.169-170)

Ruskin l~ve les yeux en r~fl6chissant sur ce sujet, et il voit six peintures fix6es sur le mur :

<<first, Turner's drawing of the chain of the Alps [・・・] ; then a study of a block of gneiss at

Chamouni [sic], [・・・] ; then another Turner, Isola Bella, with the blue opening to the St.

Gothard in the distance ; [・・・]8>> Toutes ces peintures plaisent a Ruskin. Mais, selon lui, s'il y

avait six fenetres par lesquelles on verrait les memes paysages que ce que repr6sentent ces

peintures, il les remplacerait sans h6sitation par les fenetres. Il s'agit toujours du probl~me du

r6alisme et de l'essence de l'art. Ce passage se poursuit sous forme de dialogue : <<-<<Well,

then,>> the reader goes on to question me, <<the more closely the picture resembles such a

window, the better it must be?>> -Yes. - <<Then, if Turner does not give me the impression

of such a window, that is, of Nature, there must be something wrong in Turner?>> -Yes. -

4 John Ruskin, Modern Painters, (en abregt, M.P.), t.lll, Tke Works ofJohn Ruskin V, Edited by E.T. Cook and Alexander Wedderburn, Library Edition, George Allen, Londres, 1904. cf. Correspondance de Marcel Proust (abr~viation : Cor.), texte etabli, pr6sent6 et annot~ par Philip Kolb, Plon, t.III, p.429. Ibid., t.VI, pp.l03-l04-

lbid., t.VII, pp.26(h261. Voir Pastiches et m~langes, pp.75, 103. 5 E.A. , p.429, cf. Pastiches et m~langes, pp.75-76,

6 Dans la Recherche, Ie nom de <<Turner>> apparait 6 fois, et 12 fois dans la Correspondance de Marcel hioust.

Quant ~ Constable, il n'est mentionne ni dans la Recherche, ni dans la correspondance, Concernant l'influence mdirecte de Turner sur Proust, voir Jean Autret, L 'inftuence de Ruskin sur la vie, les idees et l~uvre de Marcel

Proust, Librairie Droz, Gen~ve, 1955. Kazuko Maya <<Proust et Turner : Nouvelle perspective>> in Etndes de

Langue et Litt~rature Fran~aises, N~ 66, Socict~ Japonaise de Langue et Litt~rature Fran9aises, Tokyo 1995. 7 Cor., t.VIII, pp.286-287 et note 8.

8 M.P., 111, pp.170-171. Dans les citations, c'est Ruskin qui souligne. cf. Il, p.861.

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1998] PROUST ET RUSKIN : AUTOUR DU PASTICHE GONCOURT DANS LE TEMPS RETROUV~ 45

<<And if Constable [・・・] give me the impression of such a window, there must be something

right in Constable [・・ ・]?>> -Yes. - <<And something more right than in Turner?>> -N0.9>> Ruskin pense ici a deux sortes de r6alit6s diff6rentes : r~alit~ superficielle et r6alit~ plus

profonde. C'est cette dualit6 qui correspond ~ celle qu'on retrouve dans le passage du pastiche

Goncourt. Dans le commentaire du narrateur suscit6 par la lecture des <<Goncourt>>, on

reconnait d'abord la confirmation de son impuissance a transformer la sensation en mots, mais

tout de suite apr~s, apparait sa conviction profonde concernant la question du style, et la

conception de la litt6rature ou de l'art. La seconde, en supplantant la premi~re, l'emporte sur

la dtpression du narrateur et sur son admiration pour l'esprit d'observation des Goncourt : Ie

regret du manque de don litt6raire n'est qu'une apparence. Et dans le commentaire qui suit le

pastiche, il reproche en premier lieu aux <<Goncourt>> de ne reproduire que la surface des

choses. Au contraire, ce que le narrateur poursuit, au salon Verdurin par exemple, se situe <<~

mi-profondeur, au deia de l'apparence elle-m~me>>. Il ne s'int~resse pas a la r~alit6 superficielle

ou ~ l'art des apparences qui s'oppose ~ l'art des relations profondes : <<le charme apparent,

copiable, des etres m'6chappait parce que je n'avais pas la faculte de m'arr~ter ~ lui>>. Et quand

le narrateur dine en ville, il ne voit pas les convives ; quand il croyait les regarder, il les

<<radiographiait>>. Il voit au deia de la surface de l'etre et de l'objetro

La suite du passage de Ruskin nous donne cette explication des r~alites ou <<v6rit6s>>

diff6rentes : <<There are some truths, easily obtained, which give a deceptive resemblance to

Nature ; others only to be obtained with difficulty, which cause no deception, but give inner

and deeper resemblancell.>> Comme Proust, Ruskin demande a l'artiste de saisir l'ame des

choses et leur essence cach6es derricre la r6alit~ trompeuse du daguerr~0type. D'ailleurs,

Proust reproche ~ Edmond de Goncourt de s'occuper trop de la minutie de la note : <<Cette

subordination de tous les devoirs, mondains, affectueux, familiaux, au devoir d'etre le serviteur

du vrai, aurait pu faire la grandeur de M. de Goncourt, s'il avait pris le mot de vrai dans un

sens plus profond et plus large, [・ ・ ・ l>> (E.A. , 641). Ce passage t6moigne que Proust pense aussi

~ diff6rentes sortes de v6rit6s. Et, apr~s s'en etre pris a Constable pour sa vision superficielle,

Ruskin fait l'~10ge du don de Turner qui peut apprehender une r~alit6 plus profonde et plus intellectuelle : <<Constable perceives in a landscape that the grass is wet, the meadows fiat, and

the boughs shady [・・・] Turner perceives at a glance the whole sum of visible truth open to

human intelligence. [・・・] Constable and Berghem may imitate windows ; Turner and Michael Angelo can by no means imitate windows.>> (M.P. , 111, 172)

Alors se pose une autre question : <<Well, but you said you would change your Turners for

windows ; why not, therefore, for Constables?>>, et la rtponse est la suivante : <<1 would not

change them for Constables, to have a small piece of truth which is not in Turner, and none

of the mighty truth which there is.>> (M.P. , 111, 172-173) C'est par cette comparaison du

tableau avec la fenetre que Ruskin exprime tr~s nettement son id6e du r6alisme et son point de

9 M.P., 111, p.171. Ruskin nous renvoie i <<Part I. Sec.1. Chap.v., and Part II. Sec.1'Chap.vu.>> dans M.P.. I (III). lo V, pp.296-297. cf. Reynaldo Hahn, <<Promenade>> m La Nouvelle Revue Fran~aise. Gallimard, 1923, p.40 :

<<Que de fois j'ai observ6 Marcel en ces moments myst6rieux oh il communiait totalement avec la nature, avec l'art, avec la vie, en ces <<minutes profondes>> oti son etre entier, concentr6 dans un travail transcendant de

phnetration et d'aspiration altern6es, entrait, pour ainsi dire, en ~tat de transe, [ ・ ・ ・ I >> ll .P., 111, p.172. Voir lbid., I(III), p.468. cf. Cor., t.XX, p.497 : <<Ce qui semble ext~rieur, c'est en nous que

nous le decouvrons. <<Cosa mentale>> dit par L60nard de Vinci de la peinture peut s'appliquer a toute ~uvre d'art.>>

Voir aussi lbid., t.XIX, p.290. I, p.491.

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vue sur l'art.

Le tableau et la fen~tre proustiens

Proust aussi compare la fenetre a la peinture, non pour traiter directement le probl~me du

r6alisme, mais pour sugg6rer son point de vue a travers la jouissance visuelle du narrateur. Ce

dernier qui attend le retour du duc et de la duchesse de Guermantes a paris, <<guette>> l'arriv6e

de la voiture et d~crit ainsi ce qu'il voit : <<1'extreme proximite des maisons aux fenetres

oppos6es sur une meme cour y fait de chaque crois6e le cadre [・ ・ ・ I ; ainsi chaque cour fait pour

le voisin de la maison, [・・・] en laissant voir les gestes silencieux dans un rectangle plac6 sous verre par la cloture des fenetres, une exposition de cent tableaux hollandais juxtapos6sl2>>. La

suite de ce passage 6voque celui de Ruskin devant ses peintures juxtapos6es. Le narrateur de

la Recherche retrouve dans ce spectacle tr~s parisien un <(paysage alpestre>> :

Quand ses larges fenetres carr~es, eblouies de soleil comme des feuilles de cristal de roche, etaient

ouvertes pour faire le m~nage, on avait, ~ suivre aux diff6rents etages les valets de pied [ ・ ・ ・ I qui

battaient des tapis [・・・], Ie m~me plaisir qu' a voir, dans un paysage de Turner ou d'Elstir, un

voyageur [・・・] ~ diff~rents degr6s d'altitude du Saint-Gothard. (II, p.861)

Proust fait allusion au St. Gothard de Turner, et Ruskin regarde des paysages, dont le St.

Gothard peint par Turner. Ruskin se trouve dans une maison ; il est impossible de remplacer

les peintures par les fenetres pour voir les diff~rents lieux r6els correspondant ~ ce que

repr6sentent les peintures sur le mur. Le narrateur de la Recherche est au dehors ; Proust rend

possible ce qui est irr6alisable chez Ruskin par ce changement de point de vue. Le fait qu'il

considere les fenetres des maisons eomme des tableaux juxtapos6s t6moigne deja en faveur d'un

anti-r6alisme mis en pratique dans le roman. Les choses sont vues avec les yeux du narrateur

instruit, en particulier, par Elstir.

Pour s'inspirer de quelques phrases de Ruskin, Ia vision proustienne de ce paysage parisien

le dtpasse cependant par son d~veloppement des id6es de fenetre et de cadre a l'intcrieur d'un

univers romanesque. Outre le changement de point de vue qui lui permet de r6aliser ce qui

semblait d'abord impossible, il trouve d'autres moyens qui lui 6vitent de placer le h6ros au

dehors pour lui faire voir des paysages <~uxtapos~s>>. Ce dernier se trouve dans sa chambre de

l'h6tel de Balbec, et il assiste ~ une double <<exposition>> de tableaux. D'abord, il s'agit des

paysages cadr6s par la fenetre : <<Au fur et ~ mesure que la saison s'avan~a, changea le tableau

que j'y trouvais dans la fenetre>> ; <<Bientot les jours [diminuent]>>, il voit un autre aspect du

paysage ; <<Quelques semaines plus tard>>, quand il remonte, Ie soleil est deja couche, et <<une

fois c'etait une exposition d'estampes japonaises : [・・・1>> (II, 160-162). Ainsi intervient la dimension du temps, qui appelle un renversement : au lieu de voir diff6rents sites en meme

temps, il regarde le meme site au fil du temps, ou saisi en diff6rents moments. Mais, de meme

12 l, p.860. Georges Poulet ~crit : <<Les cent tableaux hollandais per~us dans le cadre de toutes les fenetres qui

s'ouvrent sur l'hotel de Guermantes, sont une figuration des cent autres tableaux juxtapos~s, qui, lorsque le lecteur

arrive, Iui aussi, a se hisser jusqu' a un certain point de vue, se decouvrent a lui, non moins simultan6ment dispos~s, dans l'ensemble du roman proustien.>> (L'espace proustien, Gallimard, 1982 (1" ~d. 1963), coll. Tel.,

p. 1 26. )

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1998] PROUST ET RUSKlN : AUTOUR DU PASTICHE GONCOURT DANS LE TEMPS RETROUV~ 47

que le pr6sent de Proust n'est nullement fond~ sur la mort du pass~, Ie rassemblement des <<tableaux>> auparavant diss~min~s dans le temps est possible pour le h6ros a l'aide de

1'imagination. L'autre <<exposition>> se tient synchroniquement dans la m~me chambre d'h6tel

a Balbec. Elle est plus concr~te dans la mesure oti les <<tableaux>> juxtapos6s se situent alors

dans l'espace. Ils se disposent le long d'une surface, faisant 6cho au tableau cadr6 par la fenetre

de l'exposition <<temporelle>>. Cette seconde exposition est cependant moins directe, car le h6ros

ne voit pas l'objet lui-meme, mais son reflet. Dans les vitres de la bibliotheque, Ies couleurs du

ciel sont refiet6es dans une s~rie de tableaux tous diff6rents :

le ciel violet, [・・ ・] s'inclinait vers la mer [・ ・・] comme un tableau religieux au-dessus du maitre-autel,

tandis que les parties diff~rentes du couehant, expos6es dans les glaces des biblioth~ques [ ・ ・ ・ I que je

rapportais par la pens~e a la merveilleuse peinture dont elles etaient d~tachees, semblaient comme

ces sc~nes diff6rentes que quelque maitre ancien ex6cuta jadis pour une confr6rie sur une chasse et

dont on exhibe ~ cot6 Ies uns des autres dans une salle de mus~e les volets s6par6s [・・・] (II, pp. 160

-161)

Grace a l'intervention des dimensions du temps et du reflet, l'univers proustien acquiert la

pleine originalit6 de sa vision du monde. La simultan6it~ qu'exprime ici la locution conjonctive

<<tandis que>> est tr~s importante. Le paysage marin consider~ comme un tableau est encadr6

par la fenetre, il n'en reste pas moins que c'est un paysage r6el qui reste a l'ext~rieur de la

chambre. Mais en meme temps, Ie h6ros voit les paysages juxtapos6s dans les vitres de la

bibliotheque comme s'il voyait des tableaux, ce qui est impossible dans le cas de Ruskin. Un

peu plus loin, on reconnait le meme sch6ma : <<Un autre jour, [・・・] Ies carreaux avaient l'air,

[・・・] de pr6senter une <<6tude de nuages>>, cependant que les diff6rentes vitrines de la biblioth~que montrant des nuages semblables mais dans une autre partie de l'horizon et

diversement color6s par la lumi~re, paraissaient offrir comme la rtpetition, ch~re a certains

maitres contemporains, d'un seul et meme effet, pris toujours ~ des heures diff~rentes mais qui

maintenant avec l'immobilitc de l'art pouvaient etre tous vus ensemble dans une meme pi~ce,

[・ ・ ・] i3>> La locution conjonctive <<cependant que>> signifie la m~me simultantit~ que celle dej~

relev6e plus haut. L'etude de nuages est un tableau encadr6 par le chassis de la fenetre,mais il

s'agit toujours d'un paysage r6el. Les images qui se refietent dans les vitrines ressemblent

peut-etre mieux aux tableaux qu' a la sc~ne r6elle a cause des contours vagues des images et de

la suppression de la profondeur r6elle.

Ainsi Proust peut-il condenser l'id6e du r~el et le reve de 1'imagination. C'est ia que r~side

l'essence de son art. Le miracle de l'analogie consiste en effet ~ joindre les <<reves de

l'imagination>> et l' <<idee d'existence>> (IV, 451) et c'est tout l'impressionnisme proustien qui

d6coule de cette union.

Deux <<tableaux>> descriptlfs

Ruskin propose en particulier sa conception de 1'art au moyen d'une comparaison entre

Turner et Constable. Il semble probable que Proust nous livre la sienne en adoptant ~ son tour

13 I, p.163_ cf. Ibid., pp.15-16. Sur l' <<etude de nuages>>, voir M.P., I, Part II. Sec.ru. Chap,nl

C]ouds>>.

<<0f Truth of

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48HETOTSUBASH置JOURNAL OF ARTS AND SCIENCES [December

ce proc6d6emcace。ll est a noter d’ailleurs qu’au lieu d’orthographier《Chamonix》,Proust

6crit《Chamouni》dans une lettre a Louisa de Momand dat6e d’octobre1903:《」’ai6t6prls

d’une crise encore bien plus forte que celle que vous avez si gentiment soign6e a notre retour

de Chamouni[…114》Et une note de Philip Kolb nous indique:《Peut-etre est-ce Ruskin qui

avait incit6Proust a aller a Chamonix.》Cette remarque est fond6e sur rorthographe

《Chamouni》:《En6crivant ce nom《Chamouni》,il semble du reste suivre Ruskin,car il cite

1’Epilogue deル蛋06αηPα加er5,0心ce nom s’6crit Chamounix》.Ici,pourtant,a la diff6rence de

la lettre de Proust,le nom est6crit avec un《x》.Rappelons-nous maintenant qu’un des tableaux

juxtapos6s dans le cabinet de travail de R.uskin,c’est 《a study of a block of gneiss at

Chamouni》.《Chamouni》est6crit ici sans《x》,exactement comme dans la lettre de1903.Si

Proust ne nous donne pas confirmation d’une adoption consciente,du moins a-t-il pu lire le

passage de Ruskin dont il s’agit.

    Mais si Proust montre la vision des《Goncourt》pour1’opposer a celle du narrateur ou a

la sienne,quelle est donc l,autre《peinture》compar6e avec celle du pastiche Goncourt? Le

pastiche duJo麗アnσ1n’a-t-il pas pour r6pondant le passage des clochers de Martinville dans la

mcsure oαils prennent tous deux1’allure d’une insertion? Dans les deux cas,Proust pronte

de ces《pelntures》pour illustrer deux th60ries esth6tiques tout a fait oppos6es et afnrmer sa

vision anti-r6aliste et impressionniste.Voir ce qui est cach6derri色re les choses,c’est ce que

nous avons vu chez Proust ainsi que chez Ruskin.Les deux passages se rapportent d’ailleurs a

la vocation du narrateur.La vue des clochers provoque en lui un 《plaisir sp6cial qui ne

ressemblait a aucun autre》,et il se concentre alors sur son impression.Le mouvement de la

pens6e commence a se formuler en phmses,et imnit paπ6diger m morceau transformant son

impression pure en mots.

    Comme la Recheκhθse d6noue par l’amonce de la cr6ation litt6raire du narrateur,nous

n’assistons pas a la naissance du livre qu’il va6crire.Pourtant nous connaissons au moins une

partie de ce hvre:ce morceau des clochers.Car on lit dans ce passage:《le petit morceau[…l

quej’ai retrouv6depuis et auquelje n’ai eu a faire subir que peu de changements》(1,179).On

sait que ce morceau vient de1’article de Proust intitul6《lmpressions de route en automobile》

paru dans Le瓦gα70du lg novembre1907.11est a noter que dans cet article appara貧t le nom

de《Tumer》et que la description des clochcrs estεtroitement li6e a un paysage tum6rien亘5.

    Le pseudo-Joumal est en r6alit61’㏄uvre de Proust qui pastiche les Goncourt。Le pastiche

est certe pr6sent6dans le roman comme un extrait dラ《un volume du/oμ7ηα1in6dit des

Goncourt》(IV,287),mais Proust en avait d6ja6crit un autre intitul6《Dans le《Joumal des

Goncourt》》里6.ParudansLε鞠αrodu22f6vderl908,ilfutreprisavecdessupPressionsetdesadditions dans Pσ3∫’chε5α規6’αngθ3.Le fragment des clochers et celui du pseudo-Joumal ont

la meme particularit6de permettre d’identifier Proust et le scripteur.Proust6crit:《Par la

synth色se j’en ai fait du reste la critique-critique laudative en somme-dans mes

Pα3∫∫chεsθ’ル頚61αηgθ5et surtout dans un des volumes a paraitre de LαRεchαcheぬ∫θ’ηρ3

pε7伽,【…1》(E.∠4.,642)Proust a obtenu le prix Goncourt le10d6cembre1919pour、41bη2わ7e

ゴε3/e既εs万〃θεθηノ1eμ73,et il a r6pondu en l922auσα躍o’3qui lui demandait ce qu’il pensait

 且4Co7.,t.III,p.426et note2.c[1わfd.,t.VI,p.188、

 15Voir Maya,卿.c館.,pp.123-124.

 16Pα5ε’c儒α〃:61απ8e5,pp.24-27.Voir Milly,《Le Pastiche Goncourt dans Le Te’ηρε7eヶo衡y6》ln研5fofアe

”ε短アαかθゴe’αF7α”cε,p.816,

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1998] PROUST ET RUSKIN : AUTOUR DU PASTICHE GONCOURT DANS LE TEMPS RETROUV~ 49

des Goncourt. Est-ce une <(critique laudative>>? Dans un sens oui, mais il faut peut-etre tenir

compte de la datation de la r6daction du pastiche. Jean Milly a dat6 sa premi~re ebauche

comme post6rieure a novembre 191717. Selon Kazuyoshi Yoshikawa le pastiche date de 1915.

La r6daction du pastiche pr6c~de donc l'attribution du prix Goncourt.

Le pastiche s'oppose aussi ~ l'~uvre de Proust tout enti~re car la Recherche est pour ainsi

dire une mise en pratique de la th~0rie litt6raire de Proust. Peut-etre ne faut-il pas trop insister

sur cette opposition. Comme l'observe Jean Milly, Ie pastiche Goncourt <<met en sc~ne, sous un

jour nouveau, des personnages du roman deja bien connus, et s'int~gre par la a l'ensemble de

l'~uvrel8>>.Certes, Ie pastiche se diff6rencie du reste du roman par le proc6d~ d'6criture, et par

la vision du monde expos~e, mais si on ne limite pas l'affinit6 ~ une relation analogique, Ie

rapport d'opposition lui-meme tient de l'affinit6. Bref, Ie pastiche du Journal est dans l'~uvre

de Proust comme la mise en abyme dans le macrocosme, ou comme le miroir convexe qui, dans

le tableau de Van Eyck, The Arnolfini Marriage, reflete tout le contenu du tableau sous un

angle diff6rent. De tels effets ne sont gu~re possibles que grace a cette invention de Proust

d'avoir sauvegard6 ce microcosme qu'est le pastiche.

Enfin, compte tenu du fait que le Contre Sainte-Beuve est ~ l'origine du roman, on pourrait

dire aussi que le pastiche est oppos6 non seulement au morceau des clochers et ~ la Recherche,

mais aussi au Contre Sainte-Beuve. Ayant donc a 6largir la sphere de notre examen, continuons

d'etudier la ressemblance entre Proust et Ruskin concernant leur notion clef de 1'art.

L'imagination et la surabondance de detalls

Outre le reproche adress~ a 1'art des apparences, il existe un autre 616ment critiqu~ dans

le commentaire qui suit le pastiche du Journal. C'est la surabondance de details et d'explications, que l'on retrouve dans le pastiche. Un <<extraordinaire d6fil~ d'assiettes>> est le

symbole de cette surabondance : <<-des assiettes des Yung-Tsching ~ la couleur capucine de

leurs rebords, au bleuatre, a l'effeuill6 turgide de leurs iris d'eau, ~ la travers~e, vraiment

d6coratoire, par l'aurore d'un vol de martins-pecheurs et de grues, aurore ayant tout a fait ces

tons matutinaux qu'entre-regarde quotidiennement, boulevard Montmorency, mon r6veil -

des assiettes de Saxe, [ ・・・]-des assiettes de S~vres, [・・・]-enfin toute une argenterie[・・・]19>>

Les assiettes et les plats servis sont si minutieusement dctailles qu'il est difficile de suivre la

description entiere et de se les figurer.

Or, Ruskin donne son point de vue sur la surcharge dans la suite du passage cite plus

haut : <<But the only conclusion which occurred to me [・・・] was, that I was an exceedingly

small creature,[・・ ・] ; for whom a blade of grass, or a wreath of foam, was quite food enough and to spare, and that if I tried to take any more, I should make myself ill>> (M.P. , 111, 184).

Un jour, Ruskin marchait sur un chemin de montagne ; il voyait s'6lever derriere lui la chaine

de montagnes du Rtposoir, et au dela de la vall~e, Ie pic de l'Aiguille de Varens dtpassant des

nuages ; au pied du pic, il voyait aussi la chute du Nant d'Arpenaz. Les monts blancs brillaient

17 illy. Proust dans le texte et /~vant-texte, p. 186 et note 6. cf. Kazuyoshi Yoshikawa, <<Etudes sur la gen~se de

La Prisonni~re d'apr~s des brouillons in6dits>>, th~se de Paris-lV 1976. Voir Bouillaguet, op.cit. , pp.7-8. 18 illy. Les pastiches de P,10ust, p. 1 56. 19 V, pp.289-290. Les Goncourt ~crivent pourtant : <<La science du romancier, -et de l'6crivain, =n'est pas de

tout 6crire, mais de tout choisir.>> Journal, t.VIII, Fasquelle et Flammarion, 1 956, p. 1 54.

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50 HITOTSUBASHI JOURNAL OF A RTS AN D SCIENCES [December

devant ses yeux comme une flamme argent6e ... Malgr6 toutes ces vues merveilleuses et leur

richesse, il n'tprouvait aucun plaisir, et longtemps il ignora pourquoi. Mais il finit par

comprendre :

[ ・ ・ ・ I at last I discovered that if I confined myself to one thing, -and that a little thing, -a tuft

of moss or a single crag at the top of the Varens, [・・・] I began to enjoy it directly, because then I

had mind enough to put into the thing, and the enjoyment arose from the quantity of the

imaginative energy I could bring to bear upon it [・・・] (M.P., 111, pp.183-184)

Ainsi donne-t-il comme raison l'exigence de l'imagination. Quand Proust 6crit dans <<Sainte-Beuve et Balzac>> : Ie style de Balzac <<ne sugg~re pas, ne reflete pas : il explique>>

(C.S.B. , 269), il s'agit certainement aussi de l'imagination, etroitement li~e au silence. Il 6crit

un peu plus loin : <<il a des r6sum6s oti il affirme tout ce que nous devons savoir, sans donner

d'air, de place [・・ ・]>> (C.S.B. , 271). Ruskin aussi insiste sur la n6cessit6 d'un espace laiss6 ou

d'une place vacant dans l'~uvre d'art : <<[・ ・ ・ I it is a great advantage to the picture that it need

not present too much at once, and that what it does present may be so chosen and ordered as

not only to be more easily seized, but to give the imagination rest, and, as it were, places to lie

down and stretch its limbs in [・・・]>> (M.P. , 111, 186)

En ce qui concerne 1'imagination, nous retrouvons encore quelques points communs entre Proust et Ruskin. Selon ce demier, <<a little thing>> suffit pour stimuler l'imagination. Il 6crit,

toujours dans son 610ge de Turner : <<he had been taught sympathy with whatever grace or

refinement the garden or mansion could display, and [・・・] could enjoy the delicacy of trellis and parterre, as well as the wildness of the wood and the moorland>> (M.P. , 111, 391) Proust

non plus ne n6glige pas les petites choses terre-a-terre ; il s'arrete en effet sur une vieille

cuisini~re, une chambre provinciale, une odeur de moisi ou un buisson d'aubtpines. Dramati-

sant les tpisodes d'une petite madeleine, d'une tasse de th6, d'un petit pan de mur jaune et

d'une phrase de Vinteuil, il nous fait observer que sous les formes simples se cachent les secrets

du monde. C'est A. Maurois qui remarque : <<11 [ =Proust] sait, grace ~ Ruskin, que la mati~re

de l'~uvre n'a aucune importance et qu'il pourra 6crire un chef-d'ceuvre en peignant simplement le jardin de son enfance, Ia chambre, Ie village, Ia famille20.>> peu importent les

paysages, Ies objets et les personnages d~crits ; cette manicre de penser est aux antipodes de

celle qu'on reconnait dans le pastiche du Journal. Les objets rares et pr~cieux y sont d6crits en

detail, et les personnages distingu6s, dont le pasticheur qui dit <~e>> a entendu parler, y sont mis

en relief.

L ~bsence de I~)bjet

Une autre chose que Ruskin trouve n6cessaire pour stimuler l'imagination, c'est 1'absence

de l'objet. La r~alite, Ia pr6sence des objets ou leur substance peuvent faire obstacle a

l'imagination :

The imagination would on the whole rather have it not there ; -the reality and substance are

rather in the imagination's way ; it would think a good deal more of the thing if it could not see it.

20 Andr6 Maurois, A Ia recherche de Marcel Proust, Hachette, 1949, p. I I I .

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1998] PROUST ET RUSKIN AUTOUR DU PASTICHE GONCOURT DANS LE TEMPS RJ3TROUv~ 51

Hence, that strange and sometimes fatal charm, which there is in all things as long as which fades

while we possess them ; -that sweet bloom of all that is far away, which periehes under our

touch. (M.P., 111, pp.181-182)

Ce passage de Ruskin 6voque le dilemme qu'on retrouve dans l'tpisode d'Albertine : <<seul,

je pouvais penser a elle, mais elle me manquait, je ne la poss6dais pas. Pr6sente, je lui parlais,

mais etais trop absent de moi-meme pour pouvoir penser>> (III, 578). On lit plus loin : <<quand

je commen9ais a regarder Albertine [ , ・ ・] et que je me f~licitais de poss6der, elle ne tardait pas

a me devenir indiff6rente, [・・・] On n'aime que ce en quoi on poursuit quelque chose d'inaccessible, on n'aime que ce qu'on ne poss~de pas, [・・・]2i>>.Ruskin remarque a ce propos comme s'il dialoguait avec l'auteur de la Recherche : <<the substantial presence even of the

things which we love the best, will inevitably and for ever be found wanting in one strange and

tender charm, which belonged to the dreams of them>> (M.P. , 182). Cette phrase fait 6cho ~

celle de Proust : <<Tant de fois, au cours de ma vie, Ia r6alit~ m'avait d~9u parce qu'au moment

oti je la percevais mon imagination, qui etait mon seul organe pour jouir de la beaut6, ne

pouvait s'appliquer a elle, en vertu de la loi in6vitable qui veut qu'on ne puisse imaginer que ce

qui est absent.>> (IV, 450-451) Pour les deux artistes, il s'agit donc d'une loi <<in6vitable>>.

L'intelligence ~minente de Proust a pourtant trouv6 une solution ~ cette antinomie : c'est

Albertine endormie qui permet au narrateur de rever a elle sans perdre l'id6e d'existence, tant

que son sommeil continue.

Ruskin d6veloppe son id6e en disant que suivant cette loi in~vitable, l'eternit6 du futur et

l'immortalit6 du pass6 deviennent pour nous beaucoup plus pr6cieuses que la fugacitc du

pr6sent qui n'est pas fait pour satisfaire les hommes. Cela revient aussi a dire, selon Ruskin,

qu'on ne doit pas n6gliger le pr6sent car celui-ci contribue a retrouver le temps perdu et a relier

le pass6 et le pr6sent au bel avenir. Tant que Proust ne s'attache qu' ~ la m6moire involontaire,

son esthetique manque d'originalit6, mais une fois l'importance du pr6sent retrouv~e, sa

conception litt6raire et artistique s'tpanouit. Proust brise la lin6aritc du passage du pass6 au

pr6sent : tout en sachant qu'on ne peut imaginer que ce qui est absent, Ie narrateur finit par

connaitre grace au miracle de l'analogie une sensation <<a la fois dans le pass~, ce qui permettait

a [son] imagination de la gouter, et dans le pr6sent oti l'ebranlement effectif de [ses] sens par

le bruit, Ie contact du linge, etc. avait ajout~ aux reves de l'imagination ce dont ils sont

habituellement dtpourvus, l'id6e d'existence>> (IV, 45 1). Cette esthetique correspond ~ ce que

Proust appelle dans le commentaire du pastiche du Journal, l' <<essence g6n6rale, commune a

plusieurs choses>>.

L'absence de l'objet ou le silence constituent un espace auquel peut prendre part autrui ;

de ia le charme du croquis et du tableau inachev6. Voiia le troisi~me point de rencontre entre

les deux auteurs sur l'imagination. Ruskin observe : <<[・・・] imperfect sketches, engravings,

outlines,[・・・] possess a charm which the most finished picture frequently wants. For not only does the finished picture excite the imagination less, but, Iike nature itself, it taxes it more.>>

(M.P. , 186) Dans l'~uvre de Proust, on retrouve la meme notion d' <<imperfect sketches>> : <<Et

mes regards s'arretant ~ ses cheveux blonds, a ses yeux bleus, [・・・]et omettant les traits qui eussent pu me rappeler d'autres visages, je m'6criais devant ce croquis volontairement

21 11, pp.885-886. cf.

Universit6 Keio 1997, pp.

II, p.156.

253-257.

Voir Kazuko Maya, <<L' <<art cache>> ou le style de Proust>>, th~se de doctorat,

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52 HITOTSUBASHI JOURNAL OF ARTS AND SCIENCES [December

incomplet : <<Qu'elle est belle! [・ ・ ・ l>>22>>. De meme que Ruskin commence ~ jouir de la nature en

cessant de tout regarder, Ie heros de la Recherche finit par penser que Mme de Guermantes est

belle a partir du moment oti il borne l'observation a quelques traits de son visage. La

pr6dilection de la grand-m~re du narrateur pour les gravures d6coule au fond de la meme id6e

d'imperfection. Elle pr6f~re donner au h6ros des reproductions ou des gravures de la Cath~-

drale de Chartres par Corot, du Vesuve par Turner au lieu des photographies. Plus le hiatus

entre le r6el et sa repr~sentation est important, plus l'imagination est en 6veil : <<Et, bien que

mon exaltation eut pour motif un d~sir de jouissances artistiques, Ies guides l'entretenaient

encore plus que les livres d'esthetique et, plus que les guides, l'indicateur des chemins de fer>>

(1, 384). Cette indicateur est peut-etre pour le narrateur une sorte de peinture abstraite qui ne

repr~sente que la quintessence des objets. L'esthetique de Proust, comme celle de Ruskin, est

en quelque sorte fond6e sur les id~es d'inach~vement, d'incompletude et d'ambigutt~. Il suffit

de s'imaginer l'air et la brume de Turner dont parle souvent Ruskin dans son ~uvre. La brume

provoque chez Proust le myst~re et l'616ment poetique qui donnent a l'objet tant de nuances et

d'im pr6cision.

Pour Ruskin, changer les peintures pour des fenetres n'est pas totalement un gain, mais un

simple ~change. Le paysage r6el nous procure quelque chose de bon au detriment de quelque

chose d'irrempla9able : c'est une perte s6rieuse. Il compare cet 6change avec la relation entre

la jeunesse et la vieillesse : <<something gone which the actual landscape could never restore,

though it might give something better in its place, as age may give to the heart something better

than its youthful delusion, but cannot give again the sweetness of that delusion>>. (M.P. , 111,

175) La douceur de l'illusion ou du fantasme 6quivaut ici ~ quelque chose de pr6cieux et de peu

naturel, bref, ~ l'essence meme de la peinture. Selon lui, Ie croquis peut etre une fin en soi : <<we

have put ourselves to produce sketches as an end instead of a means.>> prenant un exemple, il

montre ce que signifie le croquis de Turner repr6sentant le lever du soleil a l'horizon, et nous

indique qu'un simple croquis dtpouilie de details peut contenir et r6veler des lois de la nature23

Pour Proust et Ruskin, l'ellipse ou omission volontaire occupe donc une place primordiale dans

le domaine de l'art.

L 'illusion

L'absence de l'objet n'est pas pour autant un ~1~ment indispensable a l'imagination. Selon

Ruskin, il arrive que la pr6sence de l'objet ou la substance stimulent l'imagination quand op~re

une illusion d'optique. Par cette illusion s'explique une des particularitcs de la peinture.

L'originalit6 de Ruskin sur l'imagination r6side en partie dans cette conception de l'art. Ce

n'est pas un hasard si l'illusion joue 6galement un grand r6le chez Proust, et si le respect de

1'illusion d'optique est un des traits caract6ristiques d'Elstir. Voici l'exp~rience v6cue par

22 , p.174. cf. I, p.40. II, pp.67, 341. Voir Ruskin, The Stones of Venice, t.II, Library Edition X. Londres, 1904,

p.202 : <<[・・・] the demand for perfection is always a sign of a misunderstanding of the ends of art.>> Ibid., p.203 : <<And m all things that live there are certain irregularities and deficiencies which are not only signs of life, but sources of beauty.>> voir aussi Akio Ushiba, <<La notion de l'inachev~ d'A Ia recherche du temps perdu>> in The

Geibun-Kenkyu. N0-58. 1990. 23 .P., V(VII), p.237. cf. Ibid., pp.239 240 Vorr MP 111 p 174 <<Note how he[ Turnerl rs prarsed m his

rock drawing for [ ・ ・ ・ I giving the whole truth, with all t~e relations of its parts.>>

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1998】 PROUST ET RUSKIN AUTOUR DU PASTICHE GONCOURT DANS LE TEMPS RETROUV直 53

Ruskin en Suisse,qui fonde sa th60rie a ce sujet;《I saw in the clouds behind the houses an Alp

which l did not㎞ow[…】For a moment I received a sensation ofas much sublimity as any

natural object could possibly excite l the next moment,l saw that my unknown Alp was the

glass roof of one of the work-shops of the town[…】rendered aerial and indistinct by some

pure blue wood smoke which rose from intervening chimneys,》(1砿,」P,,Ill,176)Le paysage

sublime et grandiose,et le batiment mesquin,insigninant sont pour lui《sur un pied d’6galit6》。

Cette id6e nous fait penser au tableau d’Elstir repr6sentant le port de Carquethuit,o心il

n’emploie pour d6crire la terre que《des temユes marins》et que《des termes urbains》pour la

mer.Si on prend une partie de la mer pour le ciel,c’est parce qu’en la voyant,on imagine le

ciel en un instant o亡rintelligence et le raisonnement n’ont pas leur place。A ces《rares

moments o血ron voit la nature telle qu’elle est,po6tiquement》tient la d6couverte de la

《m6taphore》proustienne24。Soulignant l’importance de1’imagination dans la vie humaine,

Ruskin poursuit:《the glass roof was hcre equal,or at least equal for a moment,to the Alp.

Whether the power ofthe object over the heart was to be small or greatシdepended altogether

upon what it was understood for,【…1》(M.P.,III,176)

   Un diner chez les Guermantes permet au narrateur,avant d’acc6der a cet univers tant de

fois imagin6,de voir quelques tableaux d’Elstir conse四6s par eux.Le narrateur est parfaite-

ment heureux d’etre en tete-a-tete avec ces Elstir.Les tableaux qui1’int6ressent le plus,ce sont

ceuxquirecr6entuneillusi・nd’・ptiqueprouvantque《nousn’identineri・nspasles・bjetssinous ne faisions pas intervenir le raisonnement》(Il,712).La suite de cette phrase6voque

d,ailleurs l’exp6rience de Ruskin que nous venons de rapPeler:《Que de fois en voiture ne

d6couvrons-nous pas une longue me claire qui commence a quelques m色tres de nous,alors que

seul,devant nous un pan de mur violemment6clair6nous a donn61e mirage de la profondeur!

D色s lors n’est-il pas logique[…】de repr6senter une chose par cette autre que dans l’6clair

d’une㎜usion premi色re nous avons prise pour elle?》(II,712)Ces exp6riences semblables

signalent que Proust et Ruskin laissent a l’illusion d’optique une grande part dans

1,imagination.

   Ruskin commentc ainsi1’illusion6prouv6e en Suisse:《if the imagination can be excited

to this its peculiar work,it matters comparatively little what it is excited by.》(M.」P.シIIl,178)

Dans cette phrase se r6v色1e le c6t6impressionniste de Ruskin。Prendre un objet pour un autre

n’a pas d’importance l ce qui compte,c’est le fonctiomemcnt de1’imagination。A ce proposシ

Proust nous foumit un bon exemple en6voquant la lecture:《【…ldans les beaux livres,tous

les contresens qu’on fait sont beaux.Quand je lis le berger de L’En50κe16e,je vois un homme

a la Mantegna et de la couleur de la T…de Botticelli。Ce n’est peut-etre pas du tout ce qu’a

vu Barbey.》(C.S.B.,305)Le degr6du plaisir qu’on peut go盒ter d6pend sans aucun doute des

connaissances que1’on possさde et de la finesse de la sensibilit6,comme le remarque Ruskin,On

ne peut certes pas mettre1’illusion d’optique et le contresens sur le meme plan,mais il s’agit ici

du meme fonctionnement de1’imagination。L’affirmation pertinemment argument6e de Ruskin

nous fait observer que le manque de ressemblance a la r6alit6chez Tumerガa aucune

importance.Selon lui,meme si c’est la un d6faut ou une faiblesse de Tumer,c’est dans ce

d6faut que r6side la v6rit6de1’a宜.Bien queles temes employ6s soient di脱rents,Proust et

Ruskin expriment la meme id6e sur la fonction de1’imagination.

    Le probl色me de1’imagination nous ramεne ainsi a celui du r6alisme,Dans la suite du

2411,pp.191-192.cf.IV,p.468.

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s4 HITOTSUEASHI JOURNAL OF ARTS AND SCIENCES [December

passage cit~ plus haut, Ruskin va jusqu' ~ dire : <<if, in a picture, the imagination can be once

caught, [・ ・ ・ Iset to work in its own field, the imperfection of the historical details themselves is,

to the spectator's enjoyment, of small consequence.>> (M.P. , 111, 178) Du point de vue

artistique, meme l'imperfection des details de la r6alite historique ne posera pas de probl~me.

Cette id6e ressemble a celle de Proust (du narrateur) dans le commentaire qui suit imm6diate-

ment le pastiche du Journal. Il s'agit de <<deux peintures>> : Ia premi~re <<met en 6vidence

certaines v~rit6s>>, mais omet des details ; Ia deuxicme qui traite le meme modele <<relate>>

minutieusement mille details. Proust 6crit : <<ce qui peut avoir une importance documentaire et

m~me historique, mais n'est pas n6cessairement une v6rite d'art.>> (lV, 297) Il est a noter

d'ailleurs que Proust rapproche alors lui-meme deux sortes d'6critures de ces deux types de

peintures pour defendre sa conception de l'art.

Dans le chapitre de Ruskin dont nous traitons ici, toutes les r6flexions sur l'art semblent

converger vers le role de l'artiste. C'est avec les yeux d'un grand peintre qu'il nous propose de

voir l'univers : <<it is more desirable to be permitted to see them [ =many things] with the eyes

of others ; and although, to the small [・・・] painter [・・・], our only word may be, <<Stand aside

from between that nature and me : [sic. J>> yet to the great imaginative painter [・・・] our word

may wisely be, <<Come between this nature and me [・・・] ; temper it for me, interpret it to me ;

let me see with your eyes, and hear with your ears [・・・]>>>> (M.P. , 111, 187) Cette phrase synthetise tous les problemes du r~alisme, de l'art et de la tache de l'artiste. Le terme <<interpret>> que Ruskin utilise ici est significatif. Ce verbe est en harmonie avec l'expression <<let

me hear with your ears>>,mais il a aussi le sens de <<traduire>>25. pour Proust aussi, il repr6sente

une notion clef du r6le de l'6crivain : <<le seul livre vrai, un grand 6crivain n'a pas [・・・] a l'inventer puisqu'il existe deja en chacun de nous, mais i le traduire.Le devoir et la tache d'un

~crivain sont ceux d'un traducteur26>>. Le narrateur de la Recherche, de fait, en 6coutant le

septuor de Vinteuil chez les Verdurin, s'interroge sur l'art, et il pense que l'art a une r6alit6

sup6rieure et que chaque artiste r6v~le un univers inconnu, irr6ductible ~ tout autre. Il finit par

comprendre : <<qu'il s'agit d'impressions comme celle que m'avait donn~e la vue des clochers

de Martinville, ou de r6miniscences [・・・], il fallait tacher d'interpreter les sensations>>. (IV,

457) Proust cite la phrase de Ruskin sur Turner dans Pastiches et m~langes : <<C'est par ces

yeux [・・・] que des g6n6rations qui ne sont pas encore n6es verront la nature27.>>

Conclusion

Tout le chapitre X du troisi~me volume des Modern Painters est consacr6 a la d6finition

de l'art, avec pour le point de d6part la comparaison entre Turner et Constable qui soul~ve le

probl~me du r~alisme. On peut, estimons-nous la superposer a celle qui rapproche le pastiche

25 voir The Oxford English Dictionary, Volume V. The Clarendon Press. Oxford, 1978 (First Published 1 933).

The Collins Robert French Dictionary. Harper Collins, Glasgow, 1987. 26 V, p.469. cf. Ibid., pp.817-819. I, pp.45~6. Dans une lettre ~ Marie Nordlinger de d6cembre 1906, Proust

ecrit : <<Et quant aux traductions de moi-meme je n'en ai plus le courage.>> (Cor., t.VI, p.308)

27 Pastiches et m~langes, p. 129. Voir Ruskin, Lectures on Architecture and Painting, Library Edition XII,

Londres, 1904, p.128 : <<But every day that he [ =Turner] Iies in his grave will bring some new acknowledgment

of his power ; and through those eyes, now filled with dust, generations yet unborn will learn to behold the light of nature,>> proust pretend apprendre cet ouvrage de Ruskin <<par c~ur>>. (Cor., t.II, p.387) cf. 111, p.762.

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1998] PROUST ET RUSKIN : AUTOUR DU PASTICHE GONCOURT DANS LE TEMPS RETROUV~ 55

du Journal et le morceau des clochers de Martinville, consid6r~ comme une sorte de manifeste

de l'impressionnisme proustien. Le pastiche n'est pas detache du reste du roman, il s'y int~gre

par le proc6d6 du <(retour>> des memes personnages vus sous des angles diff6rents. Comme dans

la Lola de Valence de Manet28 oh le peintre proc~de par taches, mais peint seulement le bras

droit de Lola avec le coloris traditionel du r~alisme, Ies parties diff~rentes sont organiquement

liees, malgr6 l'opposition des mani~res dans le rendu. L'opposition des proc6d6s sert ~ la fois

a mettre en relief la nouveautc de l'artiste et a attester l'etendue de son registre et sa virtuosit~.

L'anti-r6alisme de Proust et de Ruskin s'etablit aussi a travers le r6le donn6 a

l'imagination. L'inachevement, l'incomplet, l'ambiguTte et le myst~re sont non seulement des

lacunes n6cessaires du point de vue esthetique, mais aussi des espaces que vient combler l'imagination. D'oti l'importance de la collaboration, soulign6e par Ruskin : <<But truth so

presented that it will need the help of the imagination to make it real. Between the painter and

the beholder, each doing his proper part, the reality should be sustained [ ・ ・ ・ l>> (M.P. , 111, 185)

Comparant l'ouvrage de l'6crivain a un instrument optique. Proust n'6crit-il pas de son cot~ que l'auteur doit <<laisser la plus grande libert~ au lecteur en lui disant : <<Regardez vous-meme

si vous voyez mieux avec ce verre-ci, avec celui-ia, avec cet autre.>>29>>?

HITOTSUBASHI UNIVERSITY

28 ette ~uvre est c6lebre par le quatrain de Baudelaire. Voir Baudelaire, ~iuvres compl~tes I, texte etabli, pr~sent~ et annot6 par Claude Pichois, Gallimard, Bibl. de la Pleiade, 1975, p. 168.

29 V, p.490. cf. Ibid., pp.150, 489 et 610.