Marcel Proust-La musique dans l’esthétique

23
La musique dans l’esthétique d’ À la Recherche du temps perdu 111 La musique dans l’esthétique d’ À la Recherche du temps perdu Sabine Sellam L ’art est omniprésent dans À la Recherche du temps perdu 1 mais la musique y occupe une place privilégiée. La critique s’est mise d’accord sur ce point : elle l’emporte sur la peinture. La musique, dit Proust, “court comme un fil conducteur à travers toute mon œ uvre 2 ”. Elle est un de ces “gisements précieux 3 ” que Proust a su exploiter. Peu d’écrivains se sont aventurés sur ce sujet car la musique reste une con- trée inconnue pour beaucoup. Dans l’œuvre, la musique se manifeste dans tous ses états. C’est d’abord l’univers sonore, très vaste, protéiforme, qui concerne les per- sonnages musiciens, compositeurs, interprètes. Ce sont aussi les ins- truments, divers, et la culture musicale qui émerge par différents termes techniques et nourrit tout un substrat métaphorique. C’est enfin et surtout la musique de Vinteuil, de la “Blanche sonate” au “rougeoyant septuor 4 qui surplombe l’œuvre. Elle se révèle être un puissant pouvoir de con- naissance, de sublimation pour découvrir la vérité de la société qui l’en- toure, mais aussi pour descendre au plus profond de nous-mêmes, privilège qui n’est pas celui de la peinture. La musique dans toutes ses manifestations esquisse le portrait d’un Proust connaisseur. Il s’en sert comme d’un outil narratif. Moyen ou fin, la musique est l’ instrument privilégié de la Recherche. Le thème musical a toujours été pour l’auteur un objet d’ intérêt tout d’abord par sa faculté à faire naître des émotions uniques, à éveiller ou réveiller des sentiments sincères. Il circule dans ses œ uvres de jeu-

description

literature

Transcript of Marcel Proust-La musique dans l’esthétique

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u111

    La musique dans lesthtiqued la Recherche du temps perdu

    Sabine Sellam

    Lart est omniprsent dans la Recherche du temps perdu1 mais lamusique y occupe une place privilgie. La critique sest misedaccord sur ce point : elle lemporte sur la peinture. La musique,dit Proust, court comme un fil conducteur travers toute mon uvre2.Elle est un de ces gisements prcieux3 que Proust a su exploiter. Peudcrivains se sont aventurs sur ce sujet car la musique reste une con-tre inconnue pour beaucoup.

    Dans l uvre, la musique se manifeste dans tous ses tats. Cestdabord lunivers sonore, trs vaste, protiforme, qui concerne les per-sonnages musiciens, compositeurs, interprtes. Ce sont aussi les ins-truments, divers, et la culture musicale qui merge par diffrents termestechniques et nourrit tout un substrat mtaphorique. Cest enfin et surtoutla musique de Vinteuil, de la Blanche sonate au rougeoyant septuor4qui surplombe l uvre. Elle se rvle tre un puissant pouvoir de con-naissance, de sublimation pour dcouvrir la vrit de la socit qui len-toure, mais aussi pour descendre au plus profond de nous-mmes,privilge qui nest pas celui de la peinture.

    La musique dans toutes ses manifestations esquisse le portrait dunProust connaisseur. Il sen sert comme dun outil narratif. Moyen ou fin, lamusique est linstrument privilgi de la Recherche.

    Le thme musical a toujours t pour lauteur un objet dintrt toutdabord par sa facult faire natre des motions uniques, veiller ourveiller des sentiments sincres. Il circule dans ses uvres de jeu-

  • 112T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    nesse. Ds Les Plaisirs et les jours avec Mlancolique villgiature deMadame de Breyves , une phrase de Hans Sachs, au deuxime acte desMeistersinger de Wagner, devient pour lhrone le vritable leitmotiv deM. de Lalande, et, lentendant un jour Trouville dans un concert, ellefond ( ) en larmes5. Cette accointance de la musique et des sentimentsse retrouve, amplifie, dans les fragments publis sous le nom de JeanSanteuil mais, cette fois, cest Jean qui contient ses larmes : Il avaitreconnu cette phrase de la sonate de Saint-Sans que presque chaquesoir au temps de leur bonheur il lui demandait et quelle lui jouait sansfin ; dix fois, vingt fois de suite ( )6. On a ici en germe le secret de laconception musicale de la Recherche du temps perdu dautant plusque le thme principal de la Premire sonate pour violon et piano deSaint-Sans (1885) entre dans la phrase emblmatique de la sonate deVinteuil. Dj prsent en puissance dans ses uvres antrieures, lethme musical acquiert toute sa fracheur et sa densit dans l uvremagistrale de Proust.

    La rcurrence du thme rvle nanmoins la fascination quil exercesur lauteur, une fascination quon a souvent qualifie de nave. En effet,selon Georges Mator et Irne Mecz dans Musique et structure romanes-que dans la Recherche du temps perdu, lignorance de Proust sauteaux yeux7. En tmoignent de multiples maladresses et confusions. Nousne prendrons que quelques exemples : il peut confondre des instrumentstels que la contrebasse et le violoncelle (P, III, 755), comme des composi-teurs tels que Palestrina et Beethoven : Ctait la sonate Kreutzer quonjouait, mais stant tromp sur le programme, il croyait que ctait unmorceau de Ravel quon lui avait dclar tre beau comme du Palestrina,mais difficile comprendre (TR, IV, 602-603). Certaines invraisemblan-ces concourent galement valider cette position notamment lorsqueProust fait jouer un nocturne de Debussy par un violon seul8. Cest unsujet trs controvers sur lequel tranche Claude-Henry Joubert. Elle amontr que le vocabulaire musical, quelle recense avec minutie, taitutilis avec exactitude.

    La varit des instruments voqus en tmoigne. Si le piano (47 oc-

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u113

    currences) et le violon (27 occurrences) dominent le piano, comme lerappelle Joubert tait avant la premire guerre mondiale, linstrumentcommun de reproduction de la musique qui jouait une page symphoni-que de Vinteuil (P, III, 758), le prlude de Tristan ou la chevauche de laWalkyrie dautres plus rustiques apparaissent comme le piston ouencore le mirliton (P, III, 644).

    De mme, la prsence de multiples compositeurs postule un Proustconnaisseur. Une cinquantaine de compositeurs dAdam Widor ne sau-raient pulluler dans l uvre dun ignorant. Dans lordre dapparitions lesplus frquentes, mentionnons Wagner (77 occurrences), Beethoven (30),Debussy (19) et Chopin (16). On trouve galement Bach et Halvy (8),Schumann (6), Victor Mass, Mozart et Offenbach (5), Richard Strauss (4)ou encore Palestrina (3) puis dautres musiciens, compositeurs, chan-teurs et instrumentistes cits furtivement parmi lesquels Stravinsky etRavel.

    Certains personnages de l uvre sont de vritables mlomanes quimettent des jugements fins sur les compositeurs, les uvres. Cest lecas du narrateur, double de lauteur jusqu un certain point, qui, en mlo-mane clair sait apprcier la distance qui spare Lohengrin ou Tann-huser, exprimant selon lui les vrits les plus hautes9, la valeur deParsifal ou de Tristan, contrairement Odette qui ne sait pas faire dediffrence entre Bach et Clapisson10. Cette dernire avait pourtant vcuplus de six mois avec un autre mlomane : Swann. La mention de Bach etde Clapisson nest pas anodine. Bach est, en effet, souvent cit par Proust,car, dans sa jeunesse, il avait entendu jouer quelques-unes de ces uvreschez Robert de Montesquiou, chez le Prince de Polignac ou par Saint-Sans comme le mentionne les Essais et articles11 aux pages 362, 385 et469. Quant Clapisson, auteur dopras comiques portant des titres telsque La Figurante, La Promise ou La Fanchonette, son uvre tait djpasse de mode en 1880. Afin dillustrer le mauvais got dOdette, Proustavait dabord pens Paillasse de Loncavallo, puis Donizetti, commeen tmoigne la variante de la soixante quinzime esquisse12 avant UneNuit de Cloptre, uvre de Victor Mass, auteur de La Reine Topaze etde Paul et Virginie, qui fut cre en 1885.

  • 114T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    Reste que Proust et ses truchements parlent toujours de ces compo-siteurs avec clairvoyance et acuit. Il sait discerner par exemple ce qui,dans le succs de Debussy, relve de la mode anti-wagnrienne ou deson art et va mme jusqu dbusquer lintertextualit wagnrienne dansson uvre : parce quon se sert tout de mme des armes conquisespour achever de saffranchir de celui quon a momentanment vaincu( ). Dailleurs le jour devait venir o pour un temps, Debussy serait d-clar aussi fragile que Massenet et les tressautements de Mlisandeabaisss au rang de ceux de Manon (SG, III, 210). De mme, Proustnhsite prendre le contre-pied des tendances en revalorisant par exem-ple la musique de Chopin dfrachie (CS, I, 326) qui, en dpit des affir-mations de Madame de Cambremer, loin dtre dmod, tait le musicienprfr de Debussy (SG, III, 212). Il est mme une sorte de miroir pourProust qui na aucun mal se reconnatre dans sa phrase au long colsinueux et dmesur (CS, I, 326). Proust, visionnaire, sait aussi voir enl uvre de Beethoven, ce glorieux sourd (SG, III, 398), qui peut fconderles rares esprits capables de le comprendre, [les faire] crotre et multi-plier, et crer elle-mme sa postrit (JF, II, 522), le succs futur, dansce temps venir, vraie perspective des chefs d uvre (ibid.).

    Une telle acuit pour lunivers musical lui permet de brosser des por-traits de mlomane comme ce baron de Charlus qui runit chez lui lesmusiciens pour rentendre certains quatuors de Beethoven (JF, II, 110)mais cache son talent de musicien. Ainsi un soir ltonnement gnral( ) il accompagna, avec le style le plus pur, le dernier morceau (inquiet,tourment, schumannesque, mais enfin antrieur la sonate de Franck)de la sonate pour piano et violon de Faur (SG, III, 343). De ce fait, ilapparat comme un trs bon matre pour Morel (SG, III, 398). Mais cestsurtout avec le personnage de Vinteuil, musicien imaginaire et archtypalde l uvre que le thme musical est vhicul. On a trs peu dlmentsbiographiques le concernant : pauvre professeur de piano retir dont lavie misrable rappelle celle de Csar Franck, dissimulant ses partitions,Vinteuil souffre du comportement de son hommasse de fille. Commetout grand artiste novateur, sa musique nest pas encore reconnue : Swann

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u115

    apprit seulement que lapparition rcente de Vinteuil avait produit unegrande impression dans une cole de tendances trs avances, maistait entirement inconnue du grand public (CS, I, 210). limage deProust, son moi social, qui esquisse un temprament secret et pudibond,contraste fortement avec son moi crateur, au portrait gnial, prolifique etavant-gardiste, opposition entre lhomme et l uvre, que Proust revendi-que avec force dans Contre Sainte-Beuve.

    L uvre de Vinteuil est constitu de deux chefs d uvre qui rsonnentdans toute la Recherche du temps perdu : la petite sonate, si chre Swann, redcouverte plus tard par le narrateur, et le Septuor, vritablervlation pour le hros. Elle exerce sur les protagonistes de l uvre unvritable charme, un enchantement et revt plusieurs rles dans l uvresi bien que lidentit de la sonate a beaucoup mobilis la critique. Ques-tion certes largement pose, mais qui reste peu pertinente et laquelleProust rpond : Dans la mesure o la ralit ma servie, mesure trsfaible vrai dire, la petite phrase de cette sonate est (pour commencer parla fin) dans la soire Saint-Euverte, la phrase charmante mais enfin m-diocre, dune sonate pour violon et piano de Saint-Saens, musicien que jenaime pas ( ). Dans la mme soire, un peu plus tard, je ne serais passurpris quen parlant de la petite phrase, jeusse pens lEnchantementdu Vendredi Saint [dans Parsifal de Wagner]. Dans cette mme soireencore, quand le violon et le piano gmissent comme deux oiseaux quise rpondent, jai pens la sonate de Franck ( ) les trmolos qui cou-vrent la petite phrase chez les Verdurin mont t suggrs par le prludede Lohengrin. Mais elle-mme, ce moment-l a une chose de Schubert.Elle est, dans la mme soire, un ravissant morceau de Faur13. Autre-ment dit, la sonate de Vinteuil nest autre quune mosaque qui de biendes sonates, servant faire une seule sonate (TR, IV, 612), celle deProust lui-mme.

    Reste que la sonate de Vinteuil et dune manire plus gnrale lamusique recouvre un rle spcifique, celui doutil narratif valeur structu-relle. Comme la remarqu A. Bouillaguet dans son tude sur Un Amour

  • 116T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    de Swann14 : adjuvant lamour, la musique est un facteur de consolida-tion, un catalyseur, et apparat comme un lment de construction duroman. Marcel, aprs Swann qui voit Boticelli en Odette, voit Bellini ouMantegna (P, III, 620) en Albertine, cet ange musicien15 jouant du pianola.En premier lieu, la musique prpare lamour. Cest, en effet, cette petitephrase musicale servant de thme landante de la sonate de Vinteuil,qui, capte par Swann, devenu capable de lidentifier dans une soiremondaine avant mme de connatre le compositeur et Odette, permetlamour. Dj source de plaisir, lui procurant des volupts particulireset devenant ainsi lobjet dun amour inconnu, elle suscite chez lui unedisposition desprit particulire et renouvelable, qui permettra le transfertdes proprits de la petite phrase Odette quand elles se retrouverontassocies chez les Verdurin16. Comme elle, Odette est diligente, parfu-me et pourvue dun visage qui conserve le reflet de son sourire (CS, I,208-209).

    Elle est galement un facteur de consolidation. Comme lcrit A.Bouillaguet17, du point de vue thmatique, elle constitue un prlude lamour, dun point de vue narratif, une annonce. Elle prend donc unedouble valeur : celle dun leitmotiv musical et littraire. Joue rgulire-ment puisque voque limparfait itratif, la sonate devient le fil conduc-teur de lamour de Swann pour Odette et ainsi lair national de leuramour18. Leurs sentiments sont cristalliss autour de ce morceau demusique qui donne de la consistance lamour de Swann pour Odette :La petite phrase continuait sassocier pour Swann lamour quil avaitpour Odette19. Elle se comporte comme un filtre20. Ainsi, lorsque soninterprtation par Odette lui fait perdre sa valeur artistique (elle joue fortmal et sur un piano dsaccord21), leur amour se dgrade. Autrementdit, elle est llment essentiel de leur amour, elle remdie, au mme titreque la fresque de Boticelli, la laideur dOdette22, ce que laffectiondOdette pouvait avoir dun peu court et dcevant, [venant lui] ajouter, amal-gamer son essence mystrieuse23. La musique a ainsi ce pouvoir dem-bellir, dhabiller les tres dun voile sublimateur qui, quand ils en sontdpossds, deviennent fades (P, III, 763). Lunion charnelle se fait sous

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u117

    les deux conditions, la musique et la peinture. Les tapes de sa dgrada-tion accompagnent celle de la dgnrescence de leur amour. Entenduepour la dernire fois mais cette fois dans son intgralit, Swann redcou-vre son amour, mais finit par comprendre que le sentiment quOdetteavait eu pour lui ne renatrait jamais (CS, I, 347). De cette prise de cons-cience surgira loubli. Elle apparat alors ici comme son lot de consola-tion, la grce dune rsignation presque gaie et Odette obscurmentconsciente du danger ly avait dtourn : Quavez-vous besoin du reste ?lui avait-elle dit. Cest a notre morceau (CS, I, 215). Swann sabandonnepourtant linsouciance de ceux qui croient leur bonheur durable (P, III,588), ngligeant cette signification, [cette] beaut intrinsque et fixe. Envritable fil conducteur, la musique fonctionne comme un indicateur tem-porel du roman.

    La musique assume dautres rles cardinaux dans l uvre, celui,notamment, manifeste, dinstrument dinvestigation de la vrit sociale etculturelle des tres. Elle fonctionne comme un indicateur social etidentitaire, pour les personnages tout dabord, parce quelle acquiert dansllite un prestige considrable. Cest donc tout naturellement quelle faitpartie des rituels des diffrentes coteries et notamment celle de MadameVerdurin, o elle constitue un examen dadmission au cours duquel ondoit entendre la musique de Wagner (Tristan et la Walkyrie), et supporterles nvralgies musicales de la Patronne (SG, III, 298). La fausset dece monde clos clate travers lapparition de la sonate qui nest quetranscription, interprtation au piano contrairement son apparition auviolon chez Mme de Saint-Euverte. Contrairement Swann pour laquelle lapetite phrase transcende son me, tous ces gens qui faisaient profes-sion dadmirer ce musicien (CS, I, 209) ne pntre pas son essence.Dans ces microsocits, bourgeoise ou noble, laffectation nest taleautrement que par une volont de briller. La soire organise par la mar-quise de Saint-Euverte est en symtrie parfaite avec celle quorchestre laPatronne. limage de la coterie des Verdurin, les convives feignent dtremlomanes. Oriane, la duchesse de Guermantes, bat pendant un ins-

  • 118T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    tant la mesure ( ) contretemps pour ne pas paratre ignorante : Elleobservait la mimique de sa voisine ( ) commenait se demander sicette gesticulation ntait pas rendue ncessaire par le morceau quonjouait et [se demandait] si sabstenir ntait pas faire preuve dincompr-hension lgard de l uvre et dinconvenance (CS, I, 325). La musiqueest donc cet instrument infaillible pour faire tomber les masques, dbus-quer les faux-semblants, percer lhypocrisie des tres et mettre jour lavacuit des propos.

    Cette admiration pour la musique prend ainsi des allures de poselittraire plutt que de jugement musical24 comme celle de Mme Verdurinau front bomb par tant de quatuors (P, III, 734) quelle coute le visagedans les mains pour montrer la fois quelle les considrait comme uneprire et pour ne pas laisser voir quelle dormait (SG, III, 346). Si Mme

    Verdurin frquente lOpra-comique, Bayreuth et les Ballets russes, lamusique nest quun moyen de se projeter au sommet de la pyramidesociale et son insensibilit musicale clate lors dune rponse mala-droite faite Swann propos de la sonate de Vinteuil : Je vous dirai queje naime pas beaucoup chercher la petite bte et mgarer dans despointes daiguilles ; on ne perd pas son temps couper les cheveux enquatre ici, ce nest pas le genre de la maison ou mme son aveu dim-puissance prouver une vritable sensation musicale Tiens, cestamusant, je navais jamais fait attention (CS, I, 209-210). Cest pourquoiSwann sen prend la Patronne : Idiote, menteuse ! ( ) et a croit aimerlArt ! (CS, I, 282). Notons que le snobisme de Mme Verdurin est tout aussicondamnable que celui dOriane de Guermantes, qui a pourtant une vri-table culture musicale : lors de la soire Saint-Euverte, elle peut goteren pleine connaissance de cause, avec une apprciation juste de lafaon dont le pianiste jouait ce prlude [de Chopin] quelle savait parc ur (CS, I, 327) mais comme on lui avait signal, ce moment, laprsence de Swann dans le salon, Chopin ressuscit aurait pu venirjouer lui-mme toutes Ses uvres sans que Madame des Laumes pt yfaire attention (CS, I, 329). De mme, le rapport la musique de Mme deCambremer-Legrandin parachve la peinture de son caractre. Ainsi, lpi-

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u119

    sode o elle demande de jouer Ftes de Debussy (SG, III, 345) Morel,qui enchane les premires mesures du Nocturne par une marche deMeyerbeer, rvle son inculture.

    La musique apparat donc davantage comme un facteur de discrimi-nation intellectuelle que sociale. Elle permet au mme titre que la pein-ture et la littrature mais de faon plus accrue de traquer le snobisme, depercer le secret intime de chaque personnage. Andr C uroy crit dansLa musique dans l uvre de Marcel Proust paru en janvier 1923 dansLa Revue musicale (n3) : Il est sans exemple que lintrospection aitjamais t aussi bien servie par des observations empruntes la musi-que. Chez Proust, la mthode est si naturelle quil lapplique la forma-tion psychologique de ses personnages (p. 202).

    Mais ne nous y trompons pas, Proust nincrimine pas le mauvaisgot25. Swann, comme le narrateur, ne cherche pas corriger le mauvaisgot (CS, I, 237) dOdette et dAlbertine (lui-mme en sera victime Ve-nise avec cette vulgaire romance26 dEduardo Di Capua, O Sole mio (AD,IV, 231-233)) mais dnonce linanit ambiante. Celle dun personnagesubsidiaire comme cette dame noble dAvranches incapable de distin-guer Mozart de Wagner (SG, III, 207) et qui condamne Pellas et Mlisande,tout comme celle de Mme de Cambremer-Legrandin qui prouve le besoinde scrier : Mais au contraire, cest un petit chef d uvre (ibid.) face aucest affreux de celle-ci. Opra dont le jugement arrt de Monsieur deChevregny nous renseigne sur la fausset de ces aristocrates provin-ciaux. Ainsi le jugement qumettent les personnages sur tel ou tel opraindique leur personnalit : le Ah ! Beethoven, la barbe ! de Mme de Citri,signale le malaise du personnage : Finalement ce fut la vie elle-mmequelle vous dclara une chose rasante sans quon st bien o elle pre-nait son terme de comparaison (SG, III, 87). Proust semble honorer ceprcepte : dis moi ce que tu penses de cet opra, compositeur ou musi-cien, je te dirais qui tu es. La soire de Sainte-Euverte est pleine depersonnages ridicules et incultes comme cette Mme de Franquetot auxyeux perdus comme si les touches sur lesquels [le pianiste] couraitavec agilit avaient t une suite de trapzes do il pouvait tomber dune

  • 120T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    hauteur de quatre-vingts mtres et qui lance sa voisine des regardsdtonnement, de dngation qui signifiaient : Ce nest pas croyable, jenaurais jamais pens quun homme pt faire cela (CS, I, 323). Lironiede Proust mais aussi celle de Swann, souffrant de rester enferm aumilieu de ces gens dont la btise et les ridicules le frappaient (CS, I, 339),incise les personnages et les scnes musicales notamment lorsqueChopin, le pianiste redoublant de vitesse, lmotion musicale tait soncomble (CS, I, 330). Mais contre toute attente, elle ne discrimine pas lesaristocrates des bourgeois mais les cultivs des incultes : ce nest pasdans la possession matrielle de biens ni mme dans lappartenance telle ou telle communaut, telle ou telle coterie que les personnages del uvre se distinguent, mais dans la culture. Les barrires sociales, reli-gieuses tombent devant la connaissance. Le duc de Guermantes, vieuxjeu27 en matire de gots musicaux a beau tre duc, en citant indistincte-ment cinq uvres du rpertoire lyrique (Fra Diavolo, La Flte enchante,Le Chalet, Les Noces de Figaro et Les Diamants de la couronne respec-tivement de Auber, Mozart, Adam, Mozart, Auber (CG, II, 781)) montre lten-due de son ignorance et son absence de vritable got. Proust est mmeplus indulgent quand cette inculture musicale, qui saccompagne duneinculture picturale, mane de la strate populaire de la socit : cest le casdes Cottard qui, avec une sorte de bon sens comme en ont aussi certainsgens du peuple, se gardaient bien de donner une opinion ou de feindreladmiration pour une musique quils savouaient lun lautre, une foisrentrs chez eux, ne pas plus comprendre que la peinture de M. Biche28,qui apparatra plus tard sous le nom dElstir. On touche ici un aspect peuconnu ou tudi de l uvre de Proust, qui prsente un intrt pdagogi-que majeur pour notre poque. L uvre de Proust tax de snobisme illus-tre en ralit un concept moderne : la mritocratie.

    Instrument donc dinvestigation de lme et de la socit, la musiquepasse par lart mais galement par la nature.

    Omniprsente dans l uvre except dans Combray o lon ne re-trouve quune allusion discrte Wagner (CS, I, 176), la musique est

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u121

    galement prsente sous une forme diffrente (deuxime manifestationmusicale), celle des bruits, des sons domestiques qui peuplent luniversde Combray comme le sifflement des trains compar au chant dundoiseau (CS, I, 3) et surtout la clochette gnratrice dangoisse (CS, I,14) annonant larrive de Swann et prcde du grelot profus et criard ;celle galement du dialogue rythm n des trois coups frapps par lehros Balbec au mur de sa chambre, qui souvrent comme une sym-phonie (JF, II, 30), et auxquels rpondent les trois coups de sa grand-mre. Cest dailleurs sur le tintement de la clochette que souvre et seferme la recherche. Le narrateur entend, situ pourtant si loin dans lepass ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et fraisde la petite sonnette qui [lui] annonait quenfin M. Swann tait parti et quemaman allait monter ( ) (TR, IV, 623). La mmoire du narrateur semblene retenir que ce qui est musicalis. Elle va donc permettre cetterappropriation du souvenir.

    Cest en tout cas le vocabulaire musical qui est utilis pour dcrire laralit comme ces aubpines (CS, I, 136), ces vieilles pierres uses quiparaissaient tout dun coup montes bien plus haut, lointaines, commeun chant repris en voix de tte, une octave au-dessus (CS, I, 63). AndrC uroy a analys certaines manifestations de cette musique en germeque le romancier dcouvre dans les bruits organiss29 : musique du ron-flement de sa tante, rle de la grand-mre mourante qui ressemble unlong chant heureux ( ) rapide et musical (CG, II, 635).

    En ce sens, la musique hante limaginaire proustien, le structure,lexplique, lenrichit, transporte ou sublime le quotidien en volupt mlodi-que. Elle rpond donc une exigence potique. Les personnages sontcomme transfigurs par la mise en relation intertextuelle. Les exemplesfourmillent : la solidit inbranlable dune fugue de Bach cautionne laconversation obstine de Franoise et de ses pays (SG, III, 125), cettemme question ( ) intensment pose Jupien dans l illade de M. deCharlus sont compares aux phrases interrogatives de Beethoven (SG,III, 7), la voix de M. de Norpois est pareille au violoncelle quon vientdentendre, dans un concerto de Mozart (JF, I, 447), la marche lente

  • 122T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    dAlbertine rappelle la phrase la plus mlancolique de Chopin (JF, I,149), enfin le bruit de toupie du tlphone fait cho lcharpe agite oule chalumeau du ptre dans Tristan de Wagner (SG, III, 129). Cest encorepar une note musicale que sont dcrites les relations entre Albertine et lenarrateur (SG, III, 229), les changes entre Charlus et le narrateur (CG, II,850). Chaque personnage apparat comme une partition musicale ou uninstrument de cet immense orchestre quest La Recherche. Parmi eux,Jupien apparat comme dsaccord : il rsultait de ce dsaccord entreson regard et sa parole quelque chose de faux qui ntait pas sympathi-que (CG, II, 321). De mme Albertine, lorsquelle devenait cette autrefemme (P, III, 620) en sendormant dans la chambre du hros est compa-re un instrument de musique : Seul son souffle tait modifi par cha-cun de mes attouchements, comme si elle et t un instrument dontjeusse jou et qui je faisais excuter des modulations en tirant de lune,puis de lautre de ses cordes, des notes diffrentes (ibid.), une partition(CG, II, 478) ; Saint-Loup est un chef dorchestre (CG, II, 180), Rachel estlentement compose (CG, II, 459) ; les ennuis de la vie sentrecroisentcomme des leitmotive wagnriens (AD, IV, 27). La musique est sonunivers de rfrence si bien que parfois on ne peroit pas toujours lesens de la mise en relation notamment lorsque ne pas finir la crme auchocolat de Franoise est comme se lever avant la fin du morceau demusique au nez du compositeur ! (CS, I, 71)

    Du coup, on ne sait plus si cest la musique qui explique la tramenarrative ou linverse. Elle est partout, dans lodeur, la disposition, las-pect des aubpines et surtout lintrieur de nous-mme si on y prendgarde : En notre tre, instrument que luniformit de lhabitude a rendusilencieux, le chant nat de ces carts, de ces variations, source de toutemusique : le temps quil fait certains jours nous fait passer dune note une autre (P, III, 535). Elle apparat comme un moyen efficace pour relierdes lments htrognes. Ainsi la musique, comme lodeur qui lui estchaque fois associe, a bien le don de librer lessence permanente ethabituellement cache des choses (TR, IV, 451).

    Elle va constituer le phore au sein du systme mtaphorique qui rap-

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u123

    proche et fait sentre-pntrer les deux mondes si loigns lun de lautrede lharmonie et de lexistence vulgaire30. Si le clocher de Saint-Hilairejouait du piano, il ne jouerait pas sec, ses vieilles pierres uses, enentrant dans une zone ensoleille par le soleil couchant paraissaientplus leves comme un chant repris en voix de tte une octave au-dessus (CS, I, 63). Cest dans latelier dElstir que le narrateur prendconscience de la puissance cratrice de la mtaphore. Il discerne dansles marines du peintre que le charme de chacune consistait en une sortede mtamorphose des choses reprsentes, analogue celle quenposie on nomme mtaphore et que si Dieu le pre avait cr les chosesen les nommant, cest en leur tant leur nom ou en leur donnant un autrequElstir les recrait. Les noms qui dsignent les choses rpondent tou-jours une notion de lintelligence, trangre nos impressions vrita-bles, et qui nous force liminer delles tout ce qui ne se rapporte pas cette notion (JF, II, 191). Proust rige la mtaphore en arcane de lcri-ture : Le rapport peut tre peu intressant, les objets mdiocres, le stylemauvais mais tant quil ny a pas eu cela, il ny a rien (TR, IV, 468). Icilcrivain en rapprochant une qualit commune deux sensations, d-gage leur essence commune en les runissant lune et lautre pour lessoustraire aux contingences du temps, dans une mtaphore (ibid.). Cestle miracle [de] lanalogie (TR, IV, 450), duquel nat la vrit romanesque.Ainsi lorsque Marcel pntre dans la petite haie qui longe le jardin deSwann, il est saisi par le petit chemin ( ) tout bourdonnant de lodeurdes aubpines (CS, I, 136), le plaisir li la musique est rapproch decelui qui consiste exprimenter des parfums31 (CS, I, 233). Commentne pas voquer lesthtique symboliste et les synesthsiesbaudelairiennes ? Marcel nhsite pas voir dans le roucoulement despigeons une fleur sonore (CG, II, 441). Capable dexprimer linexprima-ble, la musique va tre cet instrument de la connaissance capable dap-porter Proust des joies incomparables. Plus encore : comme une preuvequil existe dans le monde autre chose que le nant auquel je me heurtepartout32.

  • 124T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    Pour traduire lineffable, leffet de la sonate, Proust dispose donc de laressource mtaphorique mais aussi du rythme. On a assez tudi lesrapports entre la phrase proustienne et la phrase musicale, entre la cons-truction romanesque de La Recherche et la construction musicale.G. Pirou souligne limportance des comparaisons musicales, G. Matoret I. Mecz lui consacrent un chapitre33. Leur rflexion porte notamment surlinversion ou lajout dpithtes qui retardent laboutissement de la phrasecomme Chopin ou Beethoven ; mais aussi la rptition qui joue le mmerle que la rptition dun motif en musique comme le leitmotiv. Cepen-dant, comme lcrit Claude-Henry Joubert ce terme, pour vocateur quilsoit ne semble pas totalement bien choisi car sappliquant au dramewagnrien, il rtrcit ce principe de rptition, constant chez Proust, laseule influence du matre de Bayreuth34 et fait remarquer quen musi-que comme en littrature il y a des rptitions de motifs.

    Pouvoir de connaissance, de sublimation, la musique est une cl pourentrer dans l uvre, un vritable instrument de la recherche. Cest en cesens quelle illustre parfaitement la mtaphore orphique qui jalonnel uvre.

    Cest par la musique en effet que sopre la correspondance entreSwann et le narrateur : de mme que la petite phrase agrandit lme deSwann (CS, I, 204-205), qui descend aux Enfers (CS, I, 283 et 360) linstar dOrphe dans un accs de qurulence, de mme le narrateur estiniti la petite phrase dans une tragique scne de transmission (JF, I,520-525) chez les Swann. La musique acquiert un pouvoir transcendantde mtamorphose : la petite phrase que prononce Swann a le pouvoir dechanger les proportions de [son] me (CS, I, 233), elle est capable denous transporter dans ce monde pour lequel nous ne sommes pas faits(ibid.), dans cette patrie inconnue et perdue (P, III, 761) avec laquellecommunique chaque musicien toujours inconsciemment accord en uncertain unisson avec elle (ibid.). linstar de toutes les uvres des pein-tres, comme celles dElstir, la musique nous propose une vision du mondede concert avec lineffable que la causerie ne peut transmettre mme delami lami, du matre au disciple, de lamant la matresse (P, III, 762).

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u125

    Ainsi, accessible limpression musicale, Swann sent en lui la possibi-lit dune sorte de rajeunissement (CS, I, 207), dune lvation qui pour-rait faire de lui un artiste. Mais il en tirera pour seul profit une dispositiondesprit qui lui permettra de tomber amoureux. Il ne sait quinscrire dansles parties de son me laisses vacantes et en blanc o la musique deVinteuil avait effac les intrts matriels, les considrations humainesle nom dOdette (CS, I, 233). La musique le transforme en une craturetrangre lhumanit, aveugle, dpourvue de facults logiques, pres-que une fantastique licorne, une crature chimrique ne percevant lemonde que par loue (CS, I, 234), linitie des mystres profonds, maisSwann nentend pas lappel du mtaphysique et ne parvient pas passerdans lautre monde telle la licorne, messagre symbolique. Il se gcheen baisers, petites caresses et bouderies tout comme lors de cette cr-monie surnaturelle (CS, I, 347), o il comprend quil a gch des an-nes de [sa] vie (CS, I, 375). La recherche de Swann est termine, celledu hros peut commencer, conduite galement par la musique. Lchecde Swann assimil, le hros peut acheminer vers son parcours crateur.Notons toutefois quil y sera initi par dautres messagers/passeurs savoir le plus beau tableau du monde, Tristan et le septuor. Ainsi lorsquele narrateur repense cette joie extra-temporelle cause, soit par le bruitde la cuiller, soit par le got de la madeleine, il sinterroge : tait-ce cela,ce bonheur propos par la petite phrase Swann qui stait tromp enlassimilant au plaisir de lamour et navait pas su le trouver dans la cra-tion artistique, ce bonheur que mavait fait sentir comme plus supra-ter-restre encore que mavait fait la petite phrase de la sonate, lappel rougeet mystrieux de ce septuor que Swann navait pu connatre, tant mortcomme tant dautres avant que la vrit faite pour eux et t rvle (TR,IV, 456). Le milieu Verdurin, qui passe dsormais pour le temple de lamusique (SG, III, 204-205), joue un rle capital. Mme Verdurin sait impr-gner ses enfants de musique, cest dailleurs en ces termes quelle parledeux Mme de Cambremer : Ce nest pas de la musiquette quon fait ici,lui dit-elle. En art, vous savez, les fidles de mes mercredis, mes enfantscomme je les appelle, cest effrayant ce quils sont avancs (SG, III, 319).

  • 126T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    Le pass est dailleurs prsent par les dformations de son front souslaction des innombrables nvralgies que la musique de Bach, de Wa-gner, de Vinteuil, de Debussy lui avait occasionnes (SG, III, 298). Rp-tant lerreur de lenfant qui avait nglig de rpondre lappel desaubpines, le narrateur nacceptera quaprs trois ans dexpriencesmondaines de rencontrer la Patronne. Les anciens fidles Brichot etCottard (SG, III, 269) donnent au nouveau une image du salon Verdurinprofondment diffrente du clich quen avait autrefois tir Swann ; ilsnous apprennent la mort de Dechambre, le petit pianiste de Mme Verdurinassoci autrefois la petite phrase et Swann dont la mort permet aunarrateur daffronter seul son avenir. Diverses expriences (son amourpour Albertine, la rvlation de lart dElstir, la mort de sa grand-mre, ladception cause par les mondanits aristocratiques ) lcartent de sonparcours crateur. Reste que le hros, la diffrence de Swann sait re-composer les sensations et motions provoques par la musique et lesmler entre eux pour progresser vers la reconnaissance de sa vocation.

    La musique apparat donc comme un vritable facteur de dcouverteet de connaissance de soi : La musique ( ) maidait descendre enmoi-mme, y dcouvrir du nouveau : la varit que javais en vain cher-che dans la vie, dans le voyage, dont pourtant la nostalgie mtait don-ne par ce flot sonore qui faisait mourir ct de moi ses vaguesensoleilles (P, III, 665). Et la sonate et le Septuor ont jou ce rle essen-tiel dans lconomie de l uvre, aspect qui a t tudi par Pierre Costil,dans La construction musicale de la Recherche du Temps perdu (1958,1959). Cest sous le charme de la musique de Vinteuil que Swann peutentreprendre la descente au fond de lui-mme. De mme cest la r-flexion du narrateur sur la nature de la musique qui le conduit voir en ellele modle idal de la littrature et lamne dcider de consacrer sa vie lcriture littraire. Le Septuor de Vinteuil provoque en lui une vritablervlation : Le roman proustien, crit Costil, est une queste de la vraieralit au-del des apparences sensibles (1959, p. 102).

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u127

    Cest donc tout naturellement que la musique nous engage sur leversant du Temps retrouv, aboutissement de cette vritable mtaphysi-que de la musique qui a pour modle Schopenhauer.

    Cest avec le personnage de Swann que Proust parvient introduiresa conception de lesthtique musicale. Ce dernier tient les motifs musi-caux pour de vritables ides, dun autre monde, dun autre ordre, idesvoiles de tnbres, inconnues, impntrables lintelligence, mais quinen sont pas moins parfaitement distinctes les unes des autres, inga-les entre elles de valeur et de signification. Le champ ouvert au musiciennest pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommen-surable, encore presque tout entier inconnu, o seulement a et l, spa-res par dpaisses tnbres inexplores, quelques-unes des millionsde touches de tendresse, de passion, de courage, de srnit, qui lecomposent, chacune aussi diffrentes des autres quun univers dun autreunivers, ont t dcouvertes par quelques grands artistes qui nous ren-dent service, en veillant en nous le correspondant du thme quils onttrouv, de nous montrer quelle richesse, quelle varit cache notre insucette grande nuit impntrable et dcourageante de notre me que nousprenons pour du vide et pour du nant (CS, I, 343-344). De mme dansLe Monde comme volont et comme reprsentation, la musique est lafois parfaitement intelligible et tout fait inexplicable35. Je crois quelessence de la musique est de rveiller en nous ce fond mystrieux (etinexprimable la littrature et en gnral tous les modes dexpressionfinis, qui se servent ou de mots et par consquent dides, choses dter-mines, ou dobjets dtermins peinture, sculpture ) de notre me quicommence l o le fini et tous les arts qui ont pour objet le fini sarrtent,l o la science sarrte aussi, et quon peut appeler pour cela religieux36.Il emploie le psittacisme de Mme de Cambremer pour citer Schopenhauer :jtais tellement habitu ( ) considrer la femme comme une per-sonne malgr tout remarquable, connaissant fond Schopenhauer (TR,IV, 318) mais cest par Swann que lide-force de Schopenhauer appa-rat : cette Volont en soi et la Synthse de linfini qui selon Swannnest pas montr par la musique mais le pre Verdurin en redingote dans

  • 128T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    le Palmarium du jardin dAcclimatation (JF, I, 524). La musique permetdaccder linvisible, de transcender le monde visible (qui dailleursnest pas le monde vrai ( )) (JF, I, 528). Dautres interfrences existententre la mtaphysique de Proust et celle de Schopenhauer, mais nousnous en tiendrons aux analogies musicales. Pour les deux, lart apparatcomme une possibilit de saffranchir du monde phnomnal, de selibrer du Wille : par lart seulement nous pouvons sortir de nous (TR,IV, 474). Au cours de sa recherche le narrateur en aura dout, pensant unmoment que le reflet dune ralit plus quhumaine quil croit trouverdans lart ntait en fait que le produit dun labeur industrieux : Si lartnest que cela, il nest pas plus rel que la vie (P, III, 667). Il craint quil nesoit pas comme il le souhaite quelque chose qui valt la peine dunsacrifice, quelque chose den dehors de la vie, ne participant pas savanit et son nant (P, III, 702-703), certitude quil trouvera avec LeTemps retrouv : tout moment lartiste doit couter son instinct, ce quifait que lart est ce quil y a de plus rel, la plus austre cole de la vie, etle vrai jugement dernier (TR, III, 880). La musique comme lodeur est cetart capable de librer lessence permanente et habituellement cachedes choses (TR, IV, 541), lessence intime du monde, ce quil y a demtaphysique dans le monde physique pour Schopenhauer. Pour lenarrateur, la musique de Vinteuil semble quelque chose de plus vrai quetous les livres connus (P, III, 876). Il peroit dans cette musique de cesvisions quil est impossible dexprimer et presque dfendu de contem-pler (P, III, 374). La musique ntait pas l'exemple unique de ce qu'auraitpu tre s'il ny avait pas eu l'invention du langage, la formation des mots,l'analyse des ides la communication des mes (P, III, 762-763). Elleva permettre cette traduction de l uvre dart qui prexiste dans lme delartiste, cette capacit de traduire en stant fait miroir : Le devoir et latche dun crivain sont ceux dun traducteur (TR, IV, 469). Lauteur mortest alors rincarn (P, III, 758) dans son uvre : il vivait jamais danssa musique (ibid.).

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u129

    Marcel Proust est donc bien cet me de pote et un c ur dor : il sentla musique comme une harpe olienne vibre aux vents, comme lcritReynaldo Hahn au pianiste Edouard Risler37. La place primordiale con-sacre la musique et la musicalit de l uvre en tmoigne. Mais Proustnest pas musicien, et la musique nest quun instrument de connais-sance, de sublimation. Outre le fait quelle permet la description ralistedu milieu musical de lpoque, la satire de socits indiffremment hypo-crites, elle remplit un rle initiatique. Elle est ce peloton de fil qui va per-mettre nous, lecteurs, de trouver notre voie dans le labyrinthe de laRecherche, de percer le secret de chaque personnage, de pntrer unevision rsolument potique, moderne et dmocratique. Donc loin dtreun simple ornement, elle participe en tant que thmatique et alternativeanalogique du mcanisme de la mmoire et du projet artistique de lauteur.

    Il est vrai que, en Vinteuil, Proust sest rv musicien, mais il ne perdpas de vue sa vritable qute. Certes, le motif musical, l uvre de Vinteuilsont voqus nouveau dans cet pilogue concentr du Temps retrouv,mais de manire fugitive et titre dquivalent spirituel des phnomnesde mmoire involontaire que le narrateur se propose dinterroger plusavant. Ainsi, laudition de la musique de Vinteuil comme la contemplationdes toiles dElstir vont permettre de voir lunivers avec les yeux dun autre,de cent autres, de voir les cent univers que chacun deux voit, que chacundeux est, seul vritable voyage, le seul bain de Jouvence (P, III, 762).Autrement dit, ils apparaissent comme autant dveils, de signes, dta-pes menant vers la rvlation finale qui donne sa valeur au cheminementdu narrateur : La vraie vie, la vie enfin dcouverte et claircie, la seule viepar consquent pleinement vcue, cest la littrature (TR, IV, 449). Si lamusique permet la dcouverte par le narrateur de sa vocation dcrivain,de la nature de la vraie vie et de la rappropriation du temps par l uvrelittraire, elle apparat comme secondaire par rapport cet art si compli-qu, qui, pour Proust, est justement le seul art vivant (TR, IV, 475).

    Sabine Sellam

  • 130T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V

    Notes

    1 Toutes les citations sont extraites des quatre volumes de ldition de Gallimard publiesous la direction de Jean-Yves Tadi, collection La Pliade, 1987, 1988 et 1989. Lesabrviations conventionnelles renvoient au titre du roman ; les chiffres romains au volume,et le chiffre arabe la page.

    2 Propos de Proust recueillis par Jacques Benoist-Mchin, Retour Marcel Proust, AlbinMichel, 1977, p. 192.

    3 Le Temps retrouv, vol. IV, p. 614 (TR).4 La Prisonnire, vol. III, p. 759 (P).5 Les Plaisirs et les jours, d. Yves Sandre, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1971,

    p. 74.6 Jean Santeuil, d. Yves Sandre, Gallimard, Bibliothque de la Pliade, 1971, p. 816 (JS).7 Georges Mator et Irne Mecz, Musique et structure romanesque dans la Recherche du

    temps perdu, Klincksiek, 1972.8 Sodome et Gomorrhe, vol. III, p. 344-345 (SG).9 lOmbre des jeunes filles en fleurs, vol. II, p. 58 (JF).10 Du Ct de chez Swann, vol. I, p. 296 (CS).11 Contre Sainte-Beuve prcd de Pastiches et mlanges et suivi de Essais et articles, d.

    tablie par Pierre Clarac avec la collaboration dYves Sandre, Bibliothque de la Pliade,1971.

    12 Du Ct de chez Swann, Esquisse LXXV, vol. I, p. 924.13 Lettre J. de Lacretelle cite par G. Mator et I. Mecz, Musique et structure romanesque ,

    op. cit., p. 35.14 Annick Bouillaguet, Proust, Un amour de Swann, Nathan, coll. Intgrales de lettres, 1998,

    p. 261.15 Ibid., p. 874. Notons que cette analogie jalonne l uvre (vol. II, p. 30 ; 262 ; 376 ; 397-

    398 ; vol. III, p. 176 ; 348 ; 609 ; 621-622 ; 726 ; 755-756 ; 765 ; 874 ; 884-886, etc.) etconcerne pour la plupart Albertine qui en reste lemblme puisque le motif disparat avecelle.

    16 A. Bouillaguet, Proust, Un amour de Swann, op. cit., p. 261.17 Ibid., p. 261.18 Ibid., p. 215.19 Ibid., p. 233.20 Ibid., p. 234.21 Ibid., p. 233.22 Ibid., p. 221-222.23 Ibid., p. 233.24 Igor Stravinsky Entretiens avec Robert Kraft (fvrier 1957) dans Avec Stravinsky

    ditions du Rocher, Monaco, 1958.25 Dtestez la mauvaise musique, ne la mprisez pas nous dit Proust dans Les Plaisirs et

    les jours, op. cit., p. 121.26 Albertine disparue, vol. IV, p. 232 (AD).27 Le Ct de Guermantes, vol. II, p. 781 (CG).28 Du Ct de chez Swann, vol. I, p. 210. Cest nous qui soulignons.29 Revue musicale, I, 1922.

  • L a m u s i q u e d a n s l e s t h t i q u e d l a R e c h e r c h e d u t e m p s p e r d u131

    30 Georges Pirou, Proust et la musique du devenir, Denel, 1960, p. 16931 Ibid., p. 233.32 Cit par J. Benoist-Mchin, Retour Marcel Proust, op. cit., p. 155-156.33 G. Mator et I. Mecz, criture proustienne et criture musicale, in Musique et structure

    romanesque , op. cit., p. 240-261.34 Claude-Henry Joubert, Le Fil dor : tude sur la musique dans la Recherche du temps

    perdu, Paris, J. Corti, 1984, p. 96.35 Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volont et comme reprsentation, PUF, 1966,

    p. 337.36 Correspondance de Marcel Proust, texte prsent, tabli et annot par Philip Kolb, Plon,

    t.1, p. 388.37 Lettre au pianiste Edouard Risler, Indits, Douze lettres de Reynaldo Hahn, dition par

    Philippe Blay, Bulletin Marcel Proust, n43, 1993, p. 40.

  • 132T r a v a u x e t r e c h e r c h e s d e l U M L V