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226 Français 1 re – Livre du professeur CHAPITRE 4 Séquence 1 Le projet humaniste de Montaigne p. 314 Problématiques : Quel est le projet des Essais ? Comment cette œuvre s’inscrit-elle dans le courant humaniste ? Quelles interrogations Montaigne partage-t-il avec ses lecteurs ? Éclairages : En faisant de son œuvre l’essai de son entendement dans son œuvre, en examinant, le monde dans lequel il vit et les hommes qui l’entourent, en doutant du savoir d’hier et d’aujourd’hui, Mon- taigne s’interroge sur la condition de l’homme, à travers la sienne. Penseur humaniste, il réfléchit à la possibilité pour l’homme de se développer dans l’autonomie de la pensée et du jugement moral et fait de l’éducation la voie à une existence singulière, assumée et lucide. Texte 1 – « Au lecteur » ; « De l’affection des pères aux enfants » ; « Du repentir » p. 314 OBJECTIFS ET ENJEUX Décliner le pacte de lecture des Essais. Évaluer les enjeux pour Montaigne de l’écriture de son œuvre. LECTURE ANALYTIQUE Ces extraits permettent d’approcher la question du rapport à soi de Montaigne et la manière dont un projet émerge d’un processus d’écriture et de réé- criture, le projet des Essais. Un projet paradoxal Dans la préface, pourtant adressée « Au lecteur », Montaigne explique les raisons qui lui ont fait écrire son livre et à qui il le destine. Ce faisant, il développe une série d’oppositions. Dès la première ligne, il attache son texte à la sphère privée en le destinant à sa famille et ses amis afin qu’ils gardent le souve- nir de lui après sa disparition et qu’ils le voient « sur le vif » (l. 9), c’est-à-dire encore vivant. Il répétera cette idée en prenant congé de son lecteur à la fin de la préface avec un « adieu donc » définitif, et en qualifiant son livre de sujet « si frivole et si vain » (l. 15) que rien ne justifierait qu’on s’y attache. Cette préface est donc consacrée à développer un projet aussi qualifié de « bizarre et extravagant » (l. 23), d’idée folle » (l. 20), dans l’essai « De l’affection des pères aux enfants ». Loin de toute volonté mon- daine, Montaigne apparaît sous sa forme « simple, naturelle et quotidienne » (l. 8), trois adjectifs qui caractérisent son état domestique. Et ce n’est pas sans humour qu’il insiste sur son « naturel » qui aurait pu sous d’autres cieux le faire poser nu. Une définition de la nature se lit ici qui implique que l’on ne cache pas ses défauts ni qu’on ne pose ou n’adopte une démarche étudiée, tous signes de la mondanité, de la recherche de la « gloire » (l. 3) ou de la « faveur du monde » (l. 6). La métaphore du peintre Dans ces extraits, Montaigne inscrit son livre dans le genre de l’autoportrait, un genre pictural qui émerge à la Renaissance et qu’il définit parfaitement en écri- vant « je suis moi-même la matière de mon livre » (l. 13-14) ou « je me suis offert à moi-même comme sujet », (l. 21-22), « car c’est moi que je peins » (l. 9) ajoute-t-il, et non sans ironie ou facétie il prévient : « je me serais très volontiers peint tout entier dans mon livre et tout nu » (l. 12-13). On retrouve égale- ment son souci de ne pas chercher à donner une image idéale de soi : « Je peins un homme particu- lier bien mal formé » (l. 27-28). Un projet philosophique La dernière phrase (l. 38-41) dit la tension de la vision humaniste, entre la singularité de l’être et son carac- tère irréductible et dans le même temps la valeur générale de la qualité d’humain mesure de tout, qui est celle de l’homme en général. Cette tension se résout en partie dans l’idée du mouvement, qualité intrinsèque à l’humanité. « Le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle » (l. 30). À cette image s’ajoute celle du passage, un passage qui n’est pas celui des âges de la vie mais celui du changement rapide « de jour en jour, de minute en minute » (l. 33) ; c’est par cette articulation entre le temps et le mouvement que se trouve résolue l’aporie de la vérité, immuable et constante. Chaque moment, chaque mouvement est le signe d’une vérité qui ne se contredit pas avec la précédente. Le second paradoxe veut que l’on puisse saisir l’humanité, la dimension morale de cha- cun quelle que soit sa valeur personnelle, sa place dans la hiérarchie ou sa qualité sociale : une « vie ordinaire et privée » permet de témoigner d’une exis- tence morale tout autant qu’une vie illustre. Synthèse Montaigne fait passer l’homme de sa condition d’être indifférencié et soumis par la société, par le pouvoir ou la religion à celle d’individu autonome doté d’une vie morale. C’est cette autonomie qui fait son essence universelle. Dans le même temps il perçoit sa propre singularité et la revendique pour dire que l’humanité se décline sous toutes ses formes, variées et originales.

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Français 1re – Livre du professeur

CHAPITRE 4 Séquence 1

Le projet humaniste de Montaigne p. 314

Problématiques : Quel est le projet des Essais ? Comment cette œuvre s’inscrit-elle dans le courant humaniste ? Quelles interrogations Montaigne partage-t-il avec ses lecteurs ?

Éclairages : En faisant de son œuvre l’essai de son entendement dans son œuvre, en examinant, le monde dans lequel il vit et les hommes qui l’entourent, en doutant du savoir d’hier et d’aujourd’hui, Mon-taigne s’interroge sur la condition de l’homme, à travers la sienne. Penseur humaniste, il réfléchit à la possibilité pour l’homme de se développer dans l’autonomie de la pensée et du jugement moral et fait de l’éducation la voie à une existence singulière, assumée et lucide.

Texte 1 – « Au lecteur » ; « De l’affection des pères aux enfants » ; « Du repentir » p. 314

OBJECTIFS ET ENJEUX – Décliner le pacte de lecture des Essais. – Évaluer les enjeux pour Montaigne de l’écriture de son œuvre.

LECTURE ANALYTIQUE

Ces extraits permettent d’approcher la question du rapport à soi de Montaigne et la manière dont un projet émerge d’un processus d’écriture et de réé-criture, le projet des Essais.

Un projet paradoxalDans la préface, pourtant adressée « Au lecteur », Montaigne explique les raisons qui lui ont fait écrire son livre et à qui il le destine. Ce faisant, il développe une série d’oppositions. Dès la première ligne, il attache son texte à la sphère privée en le destinant à sa famille et ses amis afin qu’ils gardent le souve-nir de lui après sa disparition et qu’ils le voient « sur le vif » (l. 9), c’est-à-dire encore vivant. Il répétera cette idée en prenant congé de son lecteur à la fin de la préface avec un « adieu donc » définitif, et en qualifiant son livre de sujet « si frivole et si vain » (l. 15) que rien ne justifierait qu’on s’y attache. Cette préface est donc consacrée à développer un projet aussi qualifié de « bizarre et extravagant » (l. 23), d’idée folle » (l. 20), dans l’essai « De l’affection des pères aux enfants ». Loin de toute volonté mon-daine, Montaigne apparaît sous sa forme « simple, naturelle et quotidienne » (l. 8), trois adjectifs qui caractérisent son état domestique. Et ce n’est pas sans humour qu’il insiste sur son « naturel » qui aurait pu sous d’autres cieux le faire poser nu. Une définition de la nature se lit ici qui implique que l’on ne cache pas ses défauts ni qu’on ne pose ou n’adopte une démarche étudiée, tous signes de la mondanité, de la recherche de la « gloire » (l. 3) ou de la « faveur du monde » (l. 6).

La métaphore du peintreDans ces extraits, Montaigne inscrit son livre dans le genre de l’autoportrait, un genre pictural qui émerge à la Renaissance et qu’il définit parfaitement en écri-vant « je suis moi-même la matière de mon livre » (l. 13-14) ou « je me suis offert à moi-même comme sujet », (l. 21-22), « car c’est moi que je peins » (l. 9) ajoute-t-il, et non sans ironie ou facétie il prévient : « je me serais très volontiers peint tout entier dans mon livre et tout nu » (l. 12-13). On retrouve égale-ment son souci de ne pas chercher à donner une image idéale de soi : « Je peins un homme particu-lier bien mal formé » (l. 27-28).

Un projet philosophiqueLa dernière phrase (l. 38-41) dit la tension de la vision humaniste, entre la singularité de l’être et son carac-tère irréductible et dans le même temps la valeur générale de la qualité d’humain mesure de tout, qui est celle de l’homme en général. Cette tension se résout en partie dans l’idée du mouvement, qualité intrinsèque à l’humanité. « Le monde n’est qu’une balançoire perpétuelle » (l. 30). À cette image s’ajoute celle du passage, un passage qui n’est pas celui des âges de la vie mais celui du changement rapide « de jour en jour, de minute en minute » (l. 33) ; c’est par cette articulation entre le temps et le mouvement que se trouve résolue l’aporie de la vérité, immuable et constante. Chaque moment, chaque mouvement est le signe d’une vérité qui ne se contredit pas avec la précédente. Le second paradoxe veut que l’on puisse saisir l’humanité, la dimension morale de cha-cun quelle que soit sa valeur personnelle, sa place dans la hiérarchie ou sa qualité sociale : une « vie ordinaire et privée » permet de témoigner d’une exis-tence morale tout autant qu’une vie illustre.

SynthèseMontaigne fait passer l’homme de sa condition d’être indifférencié et soumis par la société, par le pouvoir ou la religion à celle d’individu autonome doté d’une vie morale. C’est cette autonomie qui fait son essence universelle. Dans le même temps il perçoit sa propre singularité et la revendique pour dire que l’humanité se décline sous toutes ses formes, variées et originales.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 1

GRAMMAIRE

La préface est par définition un texte adressé et l’énonciation que choisit Montaigne en témoigne. Le lecteur est le « tu » qu’il apostrophe, « lecteur » (l. 1) et quitte, « Adieu donc » (l. 15), qu’il prend à témoin dans un présent du discours « je t’assure », pour lui donner un dernier conseil « il n’est pas raisonnable que tu emploies ton loisir à un sujet si vain » (l. 14-15) dans des énoncés qui sont autant d’actes de langage.

Texte 2 – « De l’éducation des enfants » p. 316

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire une dénonciation du pédantisme. – Reconstruire un programme d’éducation humaniste.

LECTURE ANALYTIQUE

Contre les maîtres et leurs usages

Un « enfant de famille » issu d’une famille illustre comme l’est le fils de la comtesse de Foix est édu-qué par un précepteur. Dans cet extrait Montaigne définit les qualités de celui qui doit exercer une telle charge. Et l’on voit que l’adage devenu commun aujourd’hui qui veut qu’on préfère une tête bien faite à une tête bien pleine concerne d’abord le maître, un maître dont on attend autant de qualités morales qu’intellectuelles. « On ne cesse de criailler à nos oreilles », (l. 5) se plaint Montaigne dans le deuxième paragraphe s’impliquant dans ce reproche fait aux maîtres par l’utilisation d’adjectifs et de pronoms de la première personne du pluriel. Et l’utilisation du verbe composé d’un suffixe aux connotations péjo-ratives et à la sonorité cacophonique, « criailler » introduit par un verbe inchoatif qui souligne la répé-tition et la durée, et insiste sur le caractère très déplaisant de la méthode en usage, « usuelle ». Cette méthode que l’image de l’entonnoir rapproche du gavage est réduite à la répétition d’un savoir ingurgité de force. Montaigne propose une autre façon de faire, avec la métaphore de la conduite, « mettre sur la piste » (l. 8-9), « lui ouvrant […] le chemin » (l. 10). La citation empruntée à Socrate insiste sur la nécessité de laisser l’élève découvrir le savoir avant de le lui exposer. Et dans le paragraphe qui suit cette métaphore de la conduite de l’élève permet d’aborder la question de la « juste mesure » (l. 19) de l’allure à adopter, une allure adaptée à la force de l’élève. Montaigne insiste sur le paradoxe que constitue cette adaptation « aux allures puériles du disciple » (l. 20) car se mettre à son niveau est plus difficile que de le faire monter à soi, comme le rappelle la dernière phrase.

Une éducation « nouvelle »

Le lecteur de Montaigne s’étonne aujourd’hui d’une réflexion sur l’éducation qui semble décrire les enjeux de l’enseignement du début du troisième mil-lénaire. Mais il s’agit de remettre cette réflexion dans son contexte et de se souvenir qu’il ne s’agit pas ici d’une éducation généralisée, ouverte à tous mais de celle qui est réservée à la part infime de ceux qui sont bien nés, « des enfants de maison ». Comme on le note, l’éducation clairement condamnée est celle qui ne vise qu’à l’accumulation de connais-sances, « la science » (l. 3), un mot au sens plus res-treint au xvie siècle et synonyme de savoir. C’est d’une éducation complète, intellectuelle et morale qu’il s’agit. Les méthodes préconisées rejettent le par cœur, la répétition au profit de découvertes pro-gressives de l’élève invité à « goûter les choses, les choisir et les discerner » (l. 9) avec l’aide d’un maître qui sait se mettre à sa portée et le guider quand il le faut. On voit l’importance portée à adapter l’éduca-tion à chaque enfant, une idée largement dévelop-pée dans le quatrième paragraphe qui présuppose également le caractère profondément original de chacun. Montaigne entre dans le détail des méthodes pour permettre à l’élève de dégager la signification de ce qu’il apprend : « qu’il le lui fasse mettre en cent formes et adaptées à autant de sujets différents » (l. 31-32). Il inscrit son modèle d’éduca-tion en tension entre des oppositions qu’il dépasse ou intègre, entre intelligence et âme, entre répéter et enfin expliquer, entre conduite et autonomie… Enfin le résultat de l’éducation ne se mesurera pas à ce que l’élève aura appris mais à la manière de conduire « sa vie » (l. 31), une expression qui dit l’importance de l’éducation pour Montaigne.

Des images pour faire comprendre

La langue de Montaigne est souvent claire et vivante grâce à la métaphore qui projette dans le monde sensible ce qui touche à l’âme et à l’esprit et trans-forme les objets de la pensée en êtres vivants, ani-més. Ainsi l’éducation est-elle associée à ce qu’on aurait tort d’appeler le dressage d’un cheval mais son « élevage » pour conserver cette image d’une éducation. C’est ainsi que l’élève est comme un cheval mis « sur la piste » comme on l’a déjà relevé. La métaphore est filée ensuite avec les mots « allure », « trotter », « conduite », un vocabulaire qui traduit dans l’espace les progrès de l’esprit et de l’âme du disciple, conduit, précédé ou suivi par un maître, « un guide » (l. 1) qui connaît la « juste mesure » dans un idéal d’équilibre qui pourrait bien être caractéristique des valeurs humanistes. Un autre réseau rencontre cette image initiale qu’on a reconnue sous le titre du gavage et que l’on retrouve à la fin de cet extrait. Ne faire que « répéter la leçon » c’est la faire régurgiter, sans digestion. Et ce savoir qui n’a pas changé de forme comme l’indique cette

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Français 1re – Livre du professeur

métaphore triviale et péjorative reste sous la forme de « mots » (l. 28) quand c’est « leur sens et leur substance » (l. 29) qui compte. Ainsi cette double métaphore qui structure ici le discours dessine deux images opposées de l’éducation, l’une triviale et sans changement, l’autre élevée et dynamique et qui permet au disciple d’évoluer et de mener sa vie.

SynthèseDans la réflexion sur l’éducation de Montaigne se lit un projet humaniste. C’est l’être qui se construit, ori-ginal et autonome, dans cette relation attentive et ambitieuse entre le disciple et son maître.

LECTURE D’IMAGE

La lumière met l’accent sur la mappemonde, le maître qui tient un livre et l’élève qui écrit.Les lignes de force dessinées par les contrastes lumière/ombre soulignent les lignes qui se pro-longent d’une part de la mappemonde au pied gauche du maître et d’autre part du livre aux mains de l’élève qui écrit.Ceci vise à souligner l’importance de l’expérimenta-tion et de l’exercice personnel dans l’apprentissage : l’élève n’est pas en position passive de spectateur ou d’auditeur : il apprend à construire les savoirs. Le maître n’est pas l’acteur principal, il est davantage accompagnateur.

GRAMMAIRE

Ce programme d’éducation s’écrit le plus souvent dans des phrases complexes où les propositions principales sont écrites à l’indicatif ou au condition-nel et sont suivies de propositions subordonnées au subjonctif comme il est attendu : les principales à l’indicatif présent sont suivies de subordonnées au subjonctif présent, « il est bon qu’il le fasse trotter » (l. 16) ; tandis que les principales au mode condi-tionnel sont suivies de verbes au subjonctif impar-fait : « Je voudrais aussi qu’on fût soucieux » (l. 1).

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

L’occasion est ici offerte aux élèves de réfléchir à l’organisation et aux enjeux de l’enseignement qu’ils reçoivent. La variété de leur expérience d’élèves et des modalités de travail dans les classes doit favori-ser une analyse de méthodes qui ont toujours cours, et d’innovations déjà préconisées par Montaigne.

Texte 3 – « Des Cannibales » p. 318

OBJECTIFS ET ENJEUX – Dévoiler les représentations. – Repérer l’évolution du rôle de Montaigne, de témoin à interrogateur.

– Confronter des civilisations.

LECTURE ANALYTIQUE

Montaigne, témoin de la rencontreL’information dont il est question dans cet extrait peut être résumée ainsi : « Trois d’entre eux […] se trouvèrent à Rouen au moment où le feu roi Charles ix y était » (l. 1-6). Le reste de cette longue phrase est consacré au développement de deux longues propositions, l’une introduite par le participe présent « ignorant » (l. 1) et l’autre par l’adjectif qualificatif « malheureux » (l. 4), deux mots qui résument le destin des Indiens tel que Montaigne le perçoit, un peu moins d’une centaine d’années après le début de la conquête et une quinzaine d’années après avoir assisté à cette rencontre de Rouen. On estime en effet que cet Essai a été rédigé vers 1578. Mon-taigne d’emblée adopte un regard de compassion sur ces Indiens victimes d’une ignorance qui n’est pas absence de savoir mais méconnaissance du Monde ancien, « des corruptions de ce côté-ci de l’océan » (l. 2), une ignorance qui causera leur perte irrémédiable, « leur ruine (comme je présuppose qu’elle est déjà avancée […]) » (l. 3-4) et le malheur, celui d’avoir perdu leur « quiétude » (l. 1). Deux mondes s’opposent, « le côté-ci de l’océan » (l. 2), « le nôtre » (l. 5) dit Montaigne, celui de la tromperie et du vice, et l’autre, celui des Indiens que caracté-rise « la douceur de leur ciel » (l. 5). Montaigne prend ici clairement fait et cause pour les Indiens. Témoin dans un premier temps de l’événement, il raconte comment on veut éblouir les indigènes en leur fai-sant admirer la beauté de la ville. En leur demandant ce qui les a le plus surpris, le roi pose l’implicite que tout, ou du moins beaucoup de choses, sont surpre-nantes et admirables. Pour répondre à cette ques-tion qui contraint leur réponse ; les Indiens déplacent le propos grâce à un subtil distinguo pour s’attacher plutôt à ce qui leur a semblé « étrange » et donc éloigné d’eux et de leurs coutumes. Leur étonne-ment souligne deux questions fondamentales, celle du pouvoir et celle de la répartition des richesses. Dans le royaume de France, le pouvoir de droit divin peut être hérité par un enfant de dix ans, dans celui des Indiens il est pris ou reçu par un homme adulte qui a la force de l’exercer. En prêtant à ses Indiens la langue simple d’un traducteur, Montaigne renforce les oppositions « tant d’hommes grands portant la barbe, forts et armés » (l. 12) et un « enfant » (l. 14). La parole des Indiens devient plus développée et

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 1

précise quand il s’agit de dénoncer l’inégalité entre ceux qui sont « remplis et gorgés de toutes sortes de bonnes choses » (l. 17-18), expression qui dénonce l’excès et l’avidité et s’oppose à la pau-vreté des mendiants « décharnés par la faim et la pauvreté » (l. 19). Richesse et pauvreté sont vues de manière réaliste et matérielle. L’étonnement des Indiens va jusqu’à ne pas comprendre comment de telles inégalités ne conduisent pas les pauvres à se révolter, comme ils le feraient dans leur société, transformant l’inégalité en injustice et rendant ainsi la violence légitime contre cette injustice. Enfin le langage prêté aux Indiens contribue à opposer leur civilisation et valeurs à celles des Occidentaux : en appelant les hommes « moitié les uns des autres » (l. 16) comme l’explique Montaigne, ils posent le principe de l’égalité, d’une relation très étroite entre les êtres jusqu’à une certaine interdépendance, une solidarité.

Montaigne, acteur de l’entretienLe deuxième paragraphe met en scène Montaigne qui n’est plus seulement témoin puisqu’il discute avec l’un des Indiens et non des moindres puisqu’il s’agit d’un personnage important, peut-être même un roi, contribuant ainsi à un parallélisme dans les situations. À nouveau il est intéressant de confronter les questions posées et les réponses apportées. Les questions ouvertes de Montaigne peuvent sembler naïves et superficielles. Les réponses montrent qu’elles complètent la question déjà abordée du pouvoir et qu’un nouveau distinguo s’opère : quand Montaigne s’intéresse aux fruits du pouvoir, le chef indien répond sur les devoirs du chef qui est de conduire au combat des milliers d’hommes en pre-nant leur tête, preuve de courage et d’intelligence stratégique. Et quand Montaigne s’interroge sur l’autorité dont peut encore bénéficier un chef en temps de paix, un nouveau distinguo oriente la question sur les honneurs que l’on en retire, notam-ment celui bien modeste de se voir tracer des sen-tiers pour aller dans les villages. Ainsi le lecteur peut-il conclure que le chef de guerre doit être désintéressé, une vertu que les Conquistadors espagnols ont peu pratiquée.

Le dialogueComme on l’a vu, le dialogue n’est pas aisé dans des langues qui s’ignorent, celles des Indiens étant peu connues, ce qui explique la difficulté à décrire et confronter les mœurs et coutumes. Toutefois c’est aussi l’occasion de révéler, par des périphrases, ce que l’habitude fait perdre de vue. Mais c’est surtout l’occasion de mettre en scène et en débat la ques-tion fondamentale de la civilisation, des rapports humains, du bien et du mal. Montaigne se fait le nar-rateur d’une rencontre entre deux univers différents, il intervient dans le débat par ses commentaires,

devient l’un des interlocuteurs et par là-même parti-cipe à l’échange des points de vue sur l’humanité de l’autre. Ce faisant, il organise et oriente le propos, sélectionne les sujets abordés, fait résonner des échos, poursuit la réflexion. Le regard qu’il porte sur ces Indiens croise celui que les « cannibales » portent sur le monde de « deçà », l’occident, un monde qui les étonne et les scandalise. Montaigne utilise cet étonnement comme révélateur de la rela-tivité des usages, coutumes et lois européennes voire des principes qui régissent les sociétés civili-sées. Dans cette confrontation, le sauvage, le bar-bare n’est peut-être pas celui que l’on nomme ainsi ! Montaigne a semé le doute. L’ultime paragraphe et ultime phrase du chapitre peuvent sembler trou-blants. L’allusion à la coutume des indigènes d’aller nus semble contredire tout le reste : « mais quoi ! » (l. 34). La civilisation serait donc incompatible avec la nudité ? N’est-ce que sur ce seul critère que se fonderait tout discours qui interdirait aux dits sau-vages d’appartenir à la race humaine ? Cette der-nière pirouette ironique fustige la pauvreté de l’argumentation de ceux qui interdisent aux Indiens et à leurs sociétés d’être qualifié de civilisés à ce seul titre.

Lecture d’imageDeux mondes s’opposent dans cette toile : l’Europe et la ville de Barcelone, un monde ordonné et plutôt statique où sont représentés dans une organisation hiérarchique les souverains et la cour, le prélat placé juste derrière les « Rois Catholiques » et derrière, la foule de ceux qui sont venus assister au triomphe de Colomb, sur fond de bâtiments qui pourraient être la cathédrale et/ou un palais. Des marches constituent un trône qui place en surplomb la partie gauche du tableau. À droite sont représentés l’explorateur, les hommes de sa flotte et les Indiens captifs qu’il a ramenés. Agenouillé et richement vêtu, Colomb fait la transition entre ces deux univers auxquels il appartient. Mais derrière lui, c’est le monde de l’aventure, dynamique et désordonné où figurent dans une certaine agitation des hommes et des che-vaux déchargés d’une embarcation, des soldats et des Indiens, des hommes nus et des hommes armés et cuirassés, sur fond de ciel chargé mais largement ouvert. Les Indiens, dont la peau de certains est fon-cée mais d’autres plus claire, des hommes et des femmes, sont à peine vêtus et, si certains témoignent par leur attitude de respect ou de leur participation à la rencontre, d’autres au premier plan semblent plus détachés de l’événement et leur visage ne permet de déterminer s’ils en sont désolés ou absents. Cette représentation des Espagnols et des Indiens est assez conforme à ce que Colomb a pu en dire : les Indiens beaux et pacifiques offrent des perro-quets avec la générosité qu’on leur a déjà reconnue. L’ensemble, une image haute en couleur, oppose

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Français 1re – Livre du professeur

plutôt les deux mondes que sont l’Europe ancienne et du monde de l’aventure qu’est le Nouveau-Monde sans pour autant témoigner de la violence de la ren-contre, dans une image qui a toutes les caractéris-tiques du romantisme, ce qui étonnera peu pour une toile peinte en 1846.

SynthèseDeux paragraphes et deux dialogues permettent de croiser les regards, ceux des Français sur les Indiens qu’ils imaginent ignorants, naïfs et dénués de culture. Pourtant ces derniers, grâce à leur habileté rhétorique et un langage qui s’élabore et se déve-loppe jusqu’à inverser la situation, offrent au travers du dialogue une image critique du monde ancien caractérisé par le seul intérêt et l’injustice.

GRAMMAIRE

On pourra repérer que les temps employés dans le discours rapporté, le discours indirect, dépendent du temps du récit, le passé simple des verbes qui introduisent le dialogue. Les verbes des subordon-nées qui transcrivent le discours sont conjugués soit à l’imparfait de l’indicatif ou du subjonctif en corres-pondance au présent de l’indicatif ou au présent du subjonctif, soit au plus-que-parfait pour des énon-cés se référant au passé.

Texte 4 – « De la conscience » p. 320

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire les étapes de la démonstration au service de la vérité.

– Relever les outils rhétoriques de la persuasion et mesurer leur efficacité.

LECTURE ANALYTIQUE

Démontrer pour argumenterLe premier paragraphe constitue un bel exemple de ce qui ressemble à une démonstration logique de l’inefficacité de la torture comme moyen d’investiga-tion de la vérité, dans le cadre d’une procédure judi-ciaire. Écrit d’un seul jet, ce paragraphe permet de reconstruire toutes les phases d’un raisonnement imparable. Il s’agit d’abord d’énoncer la proposition à défendre et c’est l’objet de la première phrase : « dangereuse » (l. 1) la torture ne répond pas à l’exi-gence de « vérité » (l. 2) qui la fonde, et un distinguo annonce qu’elle ne peut que révéler « l’endurance » (l. 2) de celui qui la subit. La démonstration se déploie ensuite dans la logique binaire d’une alter-native : une double question posée (l. 3-8) en témoigne que l’on peut reformuler ainsi. Il n’y a aucune raison pour que la torture conduise à la vérité, à « avouer ce qui en est » (l. 4) qu’à « dire ce

qui n’est pas » (l. 5). Et il n’y a aucune raison que le coupable avoue davantage que l’innocent. Posée ainsi, la conclusion de cette alternative conduit à dire qu’il y a autant de chances de connaître la réa-lité de la culpabilité ou l’innocence de celui qui est soumis à la torture, que la vérité est donc aléatoire et peut être évaluée à une chance sur deux ! Toutefois, à ce moment de son raisonnement, Montaigne intro-duit une concession qui fait entendre l’argument des défenseurs de la torture : la conscience, c’est le titre de l’Essai d’ailleurs, jouerait un rôle en donnant du courage à l’innocent et en affaiblissant le coupable. Mais cette concession est immédiatement réfutée par l’argument qui évalue l’enjeu qui doit permettre au coupable de supporter la torture : il a tout à y gagner, « une aussi belle récompense que la vie [sauve] » (l. 7-8). Ainsi la conclusion de cette démonstration s’impose-t-elle dans la dernière phrase du paragraphe : la torture est un « moyen plein d’incertitude ». Quant au danger, énoncé dans la première phrase et repris dans cette conclusion, l’idée en sera développée dans la suite de l’Essai. Ainsi, en s’engageant nettement par l’utilisation de la première personne, « je pense que le fondement de cette invention » (l. 8), Montaigne, dans ce para-graphe, développe au service d’un point de vue revendiqué toute la logique d’un discours qui veut atteindre à la vérité par la force et l’exactitude de la démonstration.

Dialoguer pour persuaderLes « allongeails » de cette démonstration contri-buent à développer les moyens rhétoriques mis au service de la lutte contre la torture. Montaigne s’en-gage comme on l’a déjà dit et donne aussi la parole à ceux qui peuvent renforcer son propos, à travers l’argument d’autorité et la citation d’un moraliste de l’Antiquité et plus généralement de nations qui l’ont refusée dans l’Antiquité. Il tente aussi d’emporter l’adhésion de son lecteur par la question rhétorique « Que ne dirait-on pas, que ne ferait-on pas pour échapper à d’aussi pénibles douleurs ? » (l.13-14). Il convoque à nouveau la logique pour dénoncer l’aporie, la contradiction que constitue le fait de faire souffrir puis tuer quelqu’un pour ne pas tuer un inno-cent ! (l. 27-37) Il dialogue avec ceux qui défendent la torture et dont il se dissocie en ajoutant l’indéfini « on » qui les désigne et à qui il répond ensuite, « à mon avis » (l. 22), avec les adverbes qui répètent nettement son point de vue « bien inhumainement et inutilement pourtant » (l. 22). La logique, la rhéto-rique mais aussi la dimension pathétique sont les outils que Montaigne met au service de sa dénon-ciation. La torture est évoquée dans toute sa vio-lence avec les souffrances qu’elle provoque : « pénibles douleurs » (l. 14), « innocent et torturé » (l. 18), « horrible et cruel de torturer et de briser » (l. 24-25), et le pathétique est ici convoqué est

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 1

redoublé par les questions rhétoriques clairement adressées aux partisans de la torture : « N’êtres vous pas injustes vous qui […] faites pire que de le tuer ? » (l. 27-28).

La morale de l’histoireL’extrait - et l’Essai 5 du livre II - s’achèvent sur un court récit illustratif du propos. Le général vérifie la réalité de l’accusation de la femme en ouvrant le ventre du soldat soupçonné. Ce faisant il établit la vérité mais le soldat est mort. S’il n’avait pas décou-vert la trace de son vol, le soldat serait mort inno-cent. La conclusion très lapidaire mérite d’être analysée. La proposition relative qui sert d’instruc-tion souligne le fait que la condamnation du soldat qui doit être la conséquence de sa culpabilité a lieu en même temps que l’instruction c’est-à-dire de la recherche de la vérité, ce que condamne Montaigne dans tout son discours mais qu’il rappelle en clau-sule de manière éclatante par la concentration du propos. Le texte original le dit d’ailleurs de manière encore plus dense : « condamnation instructive ! »

SynthèseOn voit bien comment dans cet extrait les « allon-geails » servent à explorer, autour de la question que se pose Montaigne et dont il traite de manière concentrée et efficace dans le premier paragraphe, tous les arguments qui peuvent développer, préciser son propos et faire varier toutes les formes suscep-tibles d’emporter l’adhésion de son lecteur. Mon-taigne impose la force de sa logique, s’implique et affiche sa conviction et tente par tous les moyens d’émouvoir : les formes du logos, de l’ethos et du pathos de la rhétorique convergent dans cet essai, appel à la conscience mais aussi à l’intelligence et à la sensibilité.

GRAMMAIRE

Quatre occurrences se distribuent en deux valeurs distinctes. Dans les lignes 13-14 et 20, il s’agit d’un pronom qui renvoie à l’ensemble des humains ; il est fait référence à l’expérience ou à l’opinion com-mune. « On » dans « on l’accuse » ligne 6, renvoie à des êtres déterminés dont on ne connaît pas l’iden-tité dont on n’a pas besoin de connaître l’identité.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Les effets pathétiques sont nombreux dans ce pas-sage : on proposera à la classe de faire un relevé classé de toutes les occurrences : adresses aux défenseurs de l’usage de la torture, adverbes et adjectifs qui la condamnent, questions rhétoriques, implication de l’auteur. Puis on demandera aux élèves de rédiger un paragraphe en ordonnant leur analyse des effets les plus ténus aux plus significatifs.

Texte écho – Voltaire, Dictionnaire philosophique (1764) p. 322

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser la progression de la composition d’un article.

– Comprendre l’ironie et mesurer son efficacité argumentative.

– Comparer l’argumentaire de Voltaire à celui de Montaigne.

LECTURE ANALYTIQUE

La tortureL’article commence par la mise en contexte de la question de la torture dans diverses époques et sociétés pour s’attacher ensuite, au début de cet extrait, à sa place dans l’Antiquité romaine, une réfé-rence essentielle en un siècle où cette période histo-rique constitue le modèle unique de la civilisation. Une concession exonère rapidement les Romains d’avoir exercé la torture sur les esclaves puisque ces derniers n’étaient pas considérés comme des hommes. Puis les paragraphes s’enchaînent en fai-sant alterner les perspectives singulières et géné-rales. Il s’agit tout d’abord de l’exemple développé dans les deux premiers paragraphes des agisse-ments d’un conseiller de la Tournelle dans le cadre de ses fonctions, pour s’attacher dans le troisième paragraphe à l’attitude des Anglais sur cette ques-tion de la torture, à laquelle ils ont renoncé. Puis un long paragraphe est consacré à l’affaire particulière du chevalier de La Barre. Le court paragraphe qui suit situe cette affaire dans le siècle où s’écrit le Dic-tionnaire philosophique, ce qui permet à Voltaire d’en faire un combat contemporain. Le dernier para-graphe enfin remet la culture et les lois françaises en perspective dans le temps et dans l’espace en les comparant à celles de la Russie, une culture neuve, récente qui offrira un autre modèle à suivre, pendant moderne à la civilisation antique. La composition de cet article montre que, confrontée à d’autres civilisa-tions, la coutume de la torture est une spécificité française, une exception qui la rend encore moins défendable. Voltaire aborde cette question par des mouvements opposés mais convergents de concen-tration sur des détails et des cas individuels qu’il articule à des catégories plus générales : les peuples, la justice, la barbarie et l’humanité. L’exemple développé de l’attitude du conseiller de la Tournelle permet d’incarner cette justice et de mettre en scène en quelques lignes la figure pitoyable de l’inculpé, « hâve, pâle, défait […] rongé dans un cachot » (l. 4-5) confronté à la légèreté de l’attitude du juge qui se « donne le plaisir de l’appliquer à la grande et à la petite torture » (l. 5-6) et raconte le soir à son épouse ses « expériences sur son

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prochain » (l. 11). L’attitude de sa femme dévoile dans une ironie cruelle combien on peut s’accom-moder facilement de la violence au point d’en faire un sujet de badinage conjugal : « Mon petit cœur […] la question à personne ? » (l. 14-15). Et de manière incidente, au sein de d’une proposition rela-tive ou d’un complément circonstanciel de manière, Voltaire rappelle que cette justice, fondée sur la vénalité des charges, se pratique sous la surveil-lance d’un médecin. La justice ainsi présentée de manière ironique et pathétique, apparaît en totale contradiction avec les valeurs d’humanité, de cha-rité qui font de l’autre « un de ses semblables » (l. 3).

Le procès du chevalier de la BarreUn long paragraphe constitué d’une seule phrase est consacré à cette affaire qui a provoqué l’indigna-tion de Voltaire. Le chevalier de la Barre y est pré-senté comme un « jeune homme » (l. 20) et c’est cette jeunesse qui est rappelée « jeunesse effrénée » (l. 21) et soulignée par plusieurs détails : il est dési-gné comme « petit-fils » (l. 19) d’un général, ce qui insiste aussi sur l’origine valeureuse de sa famille ; la « grande espérance » (l. 20) qu’il peut espérer, celle d’une destinée certainement glorieuse ou éminente montre aussi qu’il n’est pas encore engagé dans la carrière. C’est cette jeunesse enfin qui peut être cause et excuse de l’inconséquence de son attitude, avoir chanté des chansons impies et n’avoir pas ôté son chapeau lors d’une procession. Et c’est dans la même phrase, qu’à cette jeunesse et ses qualités sont opposées la cruauté du châtiment auquel il est condamné, long, sadique et inhumain mais surtout la raison pour laquelle la torture lui est appliquée : il s’agit de connaître le détail de ses fautes déjà avouées. Le paragraphe qui suit renforce la condam-nation de la torture en la mettant en perspective avec le haut degré de civilisation concédé à la France moderne pour sa vie artistique, admirée de toutes les nations.

De Montaigne à Voltaire : une condamnation virulenteLa question de la torture que pose Montaigne à la Renaissance ne sera pas reprise avant Voltaire et le xviiie siècle. La phrase de Montaigne qui la condamne avec la plus grande efficacité pourrait être la sui-vante : « À dire vrai c’est un moyen plein d’incerti-tude et de danger » (l. 11-12, p. 320). En effet, cette conclusion de la démonstration de Montaigne dit bien que la torture ne garantit pas la vérité, qu’elle n’est source que de souffrances. Et les arguments de Voltaire sont proches de ceux de Montaigne, son inefficacité et son inhumanité. Usant avec talent de l’ironie, il la dénonce pour les mêmes raisons en cri-tiquant la justice de son temps. Il élargit également le débat en s’interrogeant sur le degré de civilisation qu’on peut prêter à une société qui la pratique. C’est

l’occasion d’évoquer d’autres pays, notamment l’Angleterre dont on sait qu’elle constitue une réfé-rence positive pour Voltaire. Dans le troisième para-graphe, le regard que porte chacun des deux pays sur l’autre est analysé avec les raisons qui le fondent. Tout le monde – donc les Anglais également – s’ac-corde à trouver le peuple français « fort humain » (l. 16). Mais les commentaires ironiques de Voltaire dans le même temps qu’il énonce ce jugement le contredisent : cette « humanité » reconnue aux Français ne semble pas justifiée ; « je ne sais pour-quoi » souligne-t-il. Et en insistant avec la modalisa-tion « qui passent » (l. 16), il bat en brèche ce jugement favorable. À l’inverse, les Français parlent de « l’inhumanité » des Anglais pour avoir pris « tout le Canada » (l. 17-18), et s’étonnent pourtant qu’ils aient renoncé à la torture. Poussé à son terme, le syllogisme conclut sur l’inhumanité d’un peuple qui utilise la torture. L’ironie constitue ici une arme très efficace pour retourner le discours. Il en sera de même dans le paragraphe six qui examine la société russe. Voilà des « barbares » (l. 34), selon le point de vue des Européens qui, en un siècle, ont su élaborer un modèle de société de « tolérance universelle » (l. 37) où règnent « la justice et l’humanité » (l. 38). Voltaire développe ici un propos élogieux sur l’œuvre de Catherine II, la Grande Catherine, qui a réformé les lois et l’organisation de son empire selon les idées des Lumières. Son admiration est ici évidente. Elle renforce d’autant plus la violence de la malédic-tion lancée contre une nation, où l’on reconnaît la France, « encore conduite par d’anciens usages atroces » (l. 40). Pour finir, Voltaire donne la parole à la France invitée à se justifier, ce qu’elle fait dans un syllogisme redoublé d’une question rhétorique, que l’on pourrait reformuler ainsi : on nous emprunte nos artisans, c’est donc qu’ils sont bons, donc nos lois sont bonnes et nous n’avons pas de raisons de les changer. On voit ici que l’extrapolation du domaine de la justice dans ceux de la mode et de la cuisine fait apparaître la nation française comme futile et prétentieuse. Comme Montaigne, Voltaire ne néglige ni les figures du pathétique – celle du chevalier de la Barre – ni les outils de la rhétorique qui confrontent les discours et les valeurs. L’originalité de son dis-cours tient certainement à la force de l’ironie qui, si elle n’est pas absente chez Montaigne, y est plus ténue. C’est ici l’arme favorite de Voltaire pour souli-gner tous les traits les plus détestables de ceux qui pratiquent ou défendent la torture voire, y trouvent du plaisir.

SynthèseÀ deux reprises, Voltaire relaie des argumentaires qu’il prête à des Français et ce faisant il disqualifie leurs discours en montrant que sur le plan rhéto-rique ils conduisent à des contradictions voire à des absurdités. C’est particulièrement marqué à la fin de

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 1

l’article dans ce que l’on pourrait qualifier une pro-sopopée, qui donne la parole à la nation française et la ridiculise.

GRAMMAIRE

Le temps dominant du paragraphe 2 est le passé composé : ce temps qui peut marquer la valeur de l’aspect accompli marque davantage un passé proche en relation avec le présent de l’énonciation. Ce faisant, Voltaire rapproche la scène du contexte de son discours qu’elle illustre avec une grande proximité. Le paragraphe 4 est écrit au présent, un temps qui marque la correspondance entre le moment de l’énonciation et la situation politique française analysée.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

« Pourquoi changerions-nous notre jurisprudence ? dit-elle : l’Europe se sert de nos cuisiniers, de nos tailleurs, de nos perruquiers ; donc nos lois sont bonnes. » (l. 40 à 42) Voltaire utilise l’ironie pour mieux discréditer et ridiculiser la nation française à laquelle il prête ces propos. La relation de cause à effet ne s’établit que par une fausse logique : quel rapport, en effet, entre le renom de « cuisiniers », « de tailleurs » et la pertinence des lois ? Les appa-rences font oublier la barbarie. Voltaire dénonce ainsi le décalage entre les apparences et la réalité. Il marque clairement cette opposition jusqu’à la dénonciation sans appel : « Les nations étrangères jugent de la France par les spectacles, par les romans, par les jolis vers… » (l. 29, 30) alors qu’il n’y a pas de « nation plus cruelle que la française » (l. 33). Il ironise en soulignant la différence entre la France et l’Angleterre et en inversant volontairement les valeurs : les Anglais sont qualifiés d’inhumains parce qu’ils nous ont pris « tout le Canada » (l. 17, 18) alors qu’ils ont renoncé « au plaisir de donner la question » (l. 18). Il est à souligner l’antithèse appuyée entre « plaisir » et « question » qui vise à dénoncer le caractère quasi sadique de la torture.Voltaire ne cesse de montrer le décalage entre l’éclat des apparences propre au Siècle des Lumières et l’irrecevable réalité en faisant, tout au long du texte, référence à l’Histoire. « Les Romains n’infligèrent la torture qu’aux esclaves mais les esclaves n’étaient pas comptés pour des hommes » (l. 1-2). Une réfé-rence qui, par comparaison, montre comment la jus-tice déshumanise, réduit l’homme à l’état de bête et qui indique surtout que rien n’a changé.Puis il abandonne totalement l’ironie pour faire réfé-rence à un dernier exemple emprunté à l’Histoire et en comparant, pour les opposer, la Russie à la France : la Russie, pourtant jugée barbare, a aboli la torture, la France l’a maintenue.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

On demandera aux élèves de faire des recherches sur l’histoire de la torture judiciaire pour s’attacher ensuite aux formes qui ont perduré jusqu’à nos jours. On s’interrogera sur les raisons alléguées à son utilisation pour constituer ensuite un groupe-ment de textes du xxe et xxie siècle dénonçant son utilisation. On pourra enfin analyser les argumen-taires et la rhétorique de ces dénonciations pour évaluer la permanence ou l’évolution des outils et formes de la condamnation.

Texte 5 – « De l’affection des pères aux enfants » p. 324

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la langue de Montaigne et sa distance avec celle du lecteur contemporain.

– Lire la dénonciation d’une éducation sévère qui interdit toute expression de l’affection.

LECTURE ANALYTIQUE

Un éloge de l’affectionCe passage des Essais nous introduit à la question de l’éducation chez Montaigne. L’exemple des regrets du Maréchal de Monluc nous permet d’imagi-ner les principes d’éducation communs à cette période et qui veulent que le père affecte un « com-portement paternel fait de gravité, de mine affectée » (l. 5-6), de « rudesse » (l. 16) et d’une « manière tyran-nique ». (l. 16-17) C’est donc une éducation sévère qui veut qu’on offre à ses enfants « une physionomie renfrognée et pleine de mépris » (l. 9-10), signe de l’autorité paternelle et de la sévérité. Les parents ne doivent pas se montrer « en toute confiance » (l. 5) dans ce type d’éducation. En cédant directement la parole au Maréchal à la ligne 5, Montaigne redouble l’expression de la souffrance et des regrets du père qu’il fait entendre à son lecteur. Cette éducation sévère prive le père et son fils de l’occasion de bien se connaître et surtout de se dire l’affection partagée. Elle a pour conséquence que le fils du maréchal de Monluc est mort sans savoir l’amour ni l’estime que son père lui portait (l. 8-11). Ce regret est d’autant plus désespéré que la mort interdit toute réparation, tout aveu même tardif et sa conséquence ultime est que le maréchal de Monluc n’a pu se faire aimer de son fils qui « n’a jamais reçu […] que rudesse » (l. 16). Montaigne défend donc ici une éducation moins sévère à travers le témoignage de ce père et de ses regrets. Ainsi son vain masque, sa sévérité affichée « contraint et tourmenté » (l. 13), n’a servi à rien. Il n’est que le signe de la vanité d’une supériorité qui n’est pas fondée et qui prive l’un et l’autre du plaisir de « la révélation d’une singulière affection » (l. 11).

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Français 1re – Livre du professeur

La langue de Montaigne

Une lecture à haute voix du texte authentique de Montaigne se révèle toujours difficile. La langue, dense et synthétique, la graphie des mots pronon-cés différemment autrefois font obstacle à la pro-nonciation et à la compréhension du texte. C’est pourtant l’occasion de faire sentir aux élèves le pas-sage du temps et les évolutions du français au fil des siècles que l’habitude de réécrire et moderniser les textes finit par oblitérer. On pourra tout d’abord s’attacher à la reproduction du texte corrigé de la main de l’auteur pour de premières observations : les graphies, « y » pour [i], « i » pour [j], « v » pour [u], la forme de la lettre « s » qui ressemble à celle du « f » contemporain, l’esperluette, « & » pour « et » et le tilde, « ~ », à la place de la lettre « n ». On revien-dra aussi sur la façon dont Montaigne procède par ajouts à son texte initial qu’il amplifie comme on aura pu le constater dans le texte 4, p. 320, avec les différentes strates du texte datées, et ce sera l’occa-sion de souligner combien les ajouts sont impor-tants. On pourra ensuite noter les mots dont la graphie témoigne d’une prononciation différente de celle d’aujourd’hui : « connoistre » (l. 6) « gardoy-je » (l. 10) et tous les mots dans lesquels le son [e] d’au-jourd’hui s’écrivait « oi » et était prononcé [we]. On notera aussi le développement de la majuscule et la présence de lettres étymologiques « l’Isle de Maderes » (l. 2), « gouster » (l. 5) qui rappellent l’ori-gine latine du français. On relèvera les constructions qui ont changé depuis la Renaissance puisqu’on ne dit plus aujourd’hui « communiqué à luy » (l. 4) par exemple. Enfin le vocabulaire a évolué comme on le voit avec « refroignée » (l. 8) pour « renfrognée », « creance » (l. 9) pour « croyance » même si ce vocabulaire reste transparent. Les élèves découvri-ront ainsi que la langue a changé selon les variations de sa prononciation et son rapport de plus en plus lointain avec son origine latine. Mais ce sont aussi les codes de sa graphie qui ont évolué, notamment à travers une uniformisation due au développement de l’imprimerie. On notera enfin que, quoiqu’éloi-gnée du français d’aujourd’hui, on peut avec quelques efforts pénétrer encore ce langage vieux de quatre siècles.

Synthèse

C’est dans le registre pathétique que Montaigne fait s’exprimer le maréchal de Monluc pour évoquer son fils disparu à la guerre dont il regrette de n’avoir pas su lui dire son estime et son affection.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

La lettre que le Maréchal de Monluc aurait pu écrire à son fils doit être cohérente avec le propos qu’il tient à Montaigne et les regrets qu’il exprime. On encouragera les élèves à réemployer des

expressions qui donneront à ce courrier un carac-tère de vraisemblance en restituant la saveur de la langue du xvie siècle.

Texte 6 – « Des coches » p. 326

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser et évaluer l’argumentaire de chacune des parties.

– Comprendre le point de vue de Montaigne sur la question.

LECTURE ANALYTIQUE

Une mise en scène de la rencontreMontaigne en quelques lignes présente cette ren-contre dont on ne saura pas quand ni où elle pourrait avoir eu lieu : elle représente davantage le prototype de ces nombreuses rencontres qui ont eu lieu au fil des pérégrinations, du cabotage des conquérants, « En naviguant le long des côtes » (l. 1). Les indéfinis « quelques Espagnols » (l. 2), « une contrée fertile » (l. 2) ainsi que l’adjectif « habituelles » (l. 3) marquent le caractère général d’une rencontre « type » entre les colons et les Indiens. On peut lire ici deux mou-vements correspondant aux deux temps de ce dia-logue « mis en scène » par Montaigne : le discours des Espagnols pour commencer, « leurs déclara-tions habituelles » (l. 3) qui s’étend sur une dizaine de lignes (l. 3 à 11) ; puis la réponse des Indiens est développée plus longuement (l. 11-32). Ce sont les Indiens qui ont le dernier mot dans cet échange qui privilégie de ce fait leur discours.Dès la première ligne, le mot « mines » indique clai-rement ce que recherchent les Espagnols : de l’or et des biens. La dernière phrase le rappelle « les Espa-gnols ne trouvèrent pas les marchandises qu’ils cherchaient » (l. 34-35). Ainsi le seul moteur de la conquête semble bien être l’avidité et la cupidité. La déclaration des Espagnols est un discours autori-taire qui n’attend pas de réponse puisque leurs interlocuteurs n’ont pas la liberté d’accepter ou de refuser ce qui n’est qu’un coup de force illégitime. Face à cette attitude des Espagnols, la réponse des Indiens propose une autre image de leurs valeurs au travers également de leurs coutumes et comporte-ments. À la soif du lucre, ils opposent leur généro-sité qui leur fait accepter de donner des vivres et de l’or à ceux qui en réclament, à la fois parce qu’ils ont le sens de l’hospitalité et qu’ils sont généreux. Ils ne tiennent l’or « en nulle estime » (l. 19) ne s’attachant qu’à sa valeur esthétique au service de leurs dieux, des dieux auxquels ils sont fidèles, ce qui témoigne aussi de leur piété pour une religion ancienne signe de l’ancienneté de leur civilisation : « après s’en être servis si utilement pendant si longtemps » (l. 24-25). D’autres qualités caractérisent encore ce peuple, le

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 1

goût pour la vie et le bonheur, le sens de l’amitié. Pour autant, ils ne sont pas forcément tels qu’on a pu les peindre, craintifs voire lâches. Ils ont une jus-tice qui peut se montrer rigoureuse et ils ne craignent pas la confrontation ni le combat menaçant à leur tour les Espagnols s’ils se montrent sourds à la rai-son. Enfin la civilisation de ce peuple éclate tout au long du texte dans cette volonté de dialoguer, de raisonner, et ce de façon convaincante, avant – ou plutôt – que de recourir à la force. En comparaison, la civilisation des Espagnols paraît fondée sur le seul goût de la richesse, sur la seule volonté de puis-sance et l’intolérance religieuse. Ils méprisent tout ce que pourraient leur apporter les autres, mis à part la richesse, ce sur quoi conclut Montaigne en écri-vant « ils ne firent arrêt ni entreprise ; quelque autre avantage qu’il y eût : témoin mes Cannibales » (l. 35-36). L’adjectif possessif dit bien de quel côté va la préférence de Montaigne et l’ironie de l’emploi du mot « cannibale » renforce son jugement qui a pu paraître en son temps bien paradoxal mais montre de quel côté se trouve la civilisation.

Le dialogueLes « déclarations » des Espagnols adressées aux Indiens sont avant tous des exigences et des demandes qu’ils justifient en référence à des droits affichés comme légitimes. Envoyés par le roi le plus puissant du monde, ils se présentent comme les détenteurs du pouvoir sur tout le continent au nom du double pouvoir reconnu dans l’occident du xve siècle : le pouvoir temporel du roi et le pouvoir spirituel de Dieu délégué au Pape. C’est donc au nom des puissances du monde qu’ils formulent leurs demandes. D’abord générales, « être tribu-taires » (l. 7), c’est-à-dire leur payer des impôts, elles se précisent avec ce qui est nécessaire aux Colons, « des vivres » (l. 8), mais aussi de l’or. Chaque demande est assortie d’arguments ou de justifications qui ne se situent pas nécessairement sur le même plan : payer des impôts pour être bien traité, c’est reconnaître la supériorité de l’autre, don-ner des vivres pour de la nourriture c’est une tauto-logie qui ne justifie pas la requête. La demande d’or est assez curieusement destinée à un « médica-ment » (l. 9), ce qui ressemblerait assez à un men-songe. Enfin, les Espagnols inscrivent la conquête dans un projet de christianisation des peuples rencontrés. La religion est alors dite vraie (l. 10), ce qui n’autorise donc pas la discussion. Quelques mots en discours narrativisé « ajoutant quelques menaces » (l. 11) servent de conclusion à ces « déclarations ». Le discours des Indiens va consis-ter à réfuter systématiquement la sincérité, la légiti-mité, la logique même des déclarations des Espagnols en les reprenant terme à terme au rythme de l’anaphore de la locution « quant à » qui souligne chaque réponse. Au droit du plus fort, les Indiens

vont opposer la logique prenant au pied de la lettre les propos des Espagnols pour montrer qu’elles conduisent à des contradictions : on ne peut se dire pacifique lorsque l’on est en armes ; on ne peut se dire puissant quand on est dans le dénuement « puisqu’il demandait, il devait être indigent » (l. 13-14) et enfin on ne peut donner ce que l’on ne possède pas. Les deux réponses suivantes se situent sur un plan différent : les Indiens acceptent de donner sans rechigner des vivres et de l’or, du moins dans la proportion de ce dont ils n’ont pas besoin. Et s’ils se montrent enfin intéressés par le Dieu unique dont on leur parle, par fidélité ils déclarent préférer les leurs. La raison et la logique sont à nouveau convoquées pour signaler combien il est peu raisonnable de menacer des gens dont on ignore la puissance, montrant qu’à la force on peut toujours répondre par la force : « qu’ils se dépê-chassent – et promptement – de quitter leur pays » (l. 28-29). Cette réponse est parallèle à la menace qui conclut le discours des Espagnols mais elle est fondée sur la raison et non sur la force.

SynthèseDe toutes les façons possibles, à travers le récit, dans ses commentaires, en mettant en scène ce dialogue entre les Espagnols et les Indiens, en don-nant à ces derniers le dernier mot, en leur prêtant le discours le plus raisonnable, Montaigne dénonce la soif de l’or moteur de la conquête, il démonte le por-trait caricaturé d’un peuple qualifié dans le meilleur des cas de peuple enfant, peuple balbutiant, de peuple esclave dans le pire.

LECTURE D’IMAGE

La composition offre un ordre de lecture narratif ou chronologique, du haut à gauche au bas à droite, qui permet de reconstituer l’organisation de l’exploita-tion des mines d’or par les Espagnols qui y font tra-vailler les Indiens. Les Espagnols sont debout, statiques et armés à l’arrière-plan tandis que dans des excavations représentant les mines on voit les Indiens occupés aux différentes phases de l’extrac-tion et du traitement du minerai, jusqu’à la scène du premier plan. Quelques palmiers évoquent l’exo-tisme du décor tandis que la tenue et le mobilier des Espagnols représentent au premier plan l’origine européenne des conquérants. Les Indiens sont représentés presque nus dans une représentation ethnocentrique qui les fait ressembler à l’idéal de beauté des statuaires de l’Antiquité. En mouvement, courbés sous de lourdes charges, ils semblent acca-blés par le travail tandis que les Espagnols qui les surveillent et les commandent voient des fortunes déversées à leurs pieds, un flot d’or qui s’écoule. On pourra aisément montrer que dans cette représenta-tion, cette mise en scène et en couleur, les Indiens

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apparaissent exploités par des conquistadors uni-quement intéressés par les richesses, comme l’ex-trait des Essais qu’elle illustre l’aura déjà montré. La fonction de cette image consiste à informer mais dans le même temps elle offre un jugement sur les faits qu’elle évoque : on pourra parler à cet égard, évoquer sa dénotation et ses connotations.

GRAMMAIRE

On pourra reformuler les propos des Indiens en dis-cours direct en prenant quelques libertés avec le texte d’origine pour l’éclairer : « Vous dites que vous êtes paisibles mais, si vous l’êtes, cela ne se voit pas beaucoup ; quant à votre roi il doit être indigent et nécessiteux puisqu’il réclame des choses ; et celui qui vous a distribué nos territoires il doit être un homme qui aime la dissension pour donner à un tiers quelque chose qu’il ne possède en créant ainsi un conflit avec nous, ses anciens possesseurs. »

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Les élèves pourront imaginer que les Espagnols demandent à des indigènes de venir travailler afin de les aider à installer un premier campement, ou encore de les conduire vers les endroits où ils trouvent de l’or.

Texte écho – Christophe Colomb, Journal de bord (1492-1493) p. 328

OBJECTIFS ET ENJEUX – Reconstruire le contexte de la découverte du Nouveau-Monde.

– Distinguer l’orientation argumentative de l’évocation des Indiens par les Européens.

LECTURE ANALYTIQUE

Le regard de Colomb, l’EuropéenAvec cet extrait du Journal de bord de Colomb, le lecteur contemporain partage le premier regard porté sur les Indiens. L’évocation des Indiens se fait dans un portrait en trois temps. Une première évo-cation assez précise de leur aspect physique : s’ils sont « très dépourvus de tout » (l. 11), ils sont sur-tout dénués de vêtements ! Cette nudité est aussi celle des premiers hommes dans le paradis terrestre et la suite du texte renforce cette ressemblance. Les portraits variés et détaillés sont connotés positive-ment : les Indiens sont « jeunes » (l. 13), leurs che-veux sont « aussi gros que la soie de la queue des chevaux » (l. 15-16) ; ils « se peignent le corps en brun » (l. 18), et ne sont « ni nègres ni blancs » (l. 19). Cette diversité des couleurs est démultipliée par la diversité des parties peintes, « le visage » (l. 18), « le

corps » (l. 16), « seulement le tour des yeux » (l. 19). Plus loin, il dira qu’ils sont « très bien faits » (l. 14), avec des corps harmonieux et de très beaux visages. L’accumulation des détails montre la fascination de Colomb, étonné par la diversité, la fantaisie des peintures dont se parent les Indiens. Il offre ainsi une description édénique et hyperbolique. Il évoque ensuite leurs armes et par là leur comportement pacifique : ce qui caractérise les Indiens c’est leur ignorance qui ressemble à de l’innocence : ils n’ont pas d’armes seulement des sagaies et ils ne connaissent même pas le fer. Toutefois ils se défendent quand d’autres, plus belliqueux tentent de les réduire en esclavage. Les échanges entre les uns et les autres nous montrent de la part des Espa-gnols une générosité bien mesurée car ils donnent à « quelques-uns d’entre eux quelques bonnets rouges » (l. 3-4) mais qui provoquent un « grand plaisir » (l. 5) aux Indiens : ces derniers apportent tout ce qu’ils possèdent, d’où la diversité de leurs cadeaux : perroquets, sagaies, coton. Ces présents vairés et coloriés symbolisent aussi l’exotisme du territoire découvert. Ils montrent aussi la générosité des Indiens qui donnent tout « ce qu’ils avaient » (l. 10) contre des « petites perles de verre et grelots » (l. 9) et pourtant Colomb a bien précisé qu’ils paraissent très « dépourvus de tout » (l. 11). Le Journal de bord est envoyé aux Rois Catholiques qui ont commandité la flottille de Colomb. Quand Colomb décrit les Indiens comme des êtres paci-fiques qui ne connaissent pas les armes, qu’ils sont généreux, on peut imaginer une visée argumentative à son propos. Il s’agit de persuader les souverains que la conquête sera facile.

Montaigne, lecteur de Colomb

Montaigne a été un grand lecteur des historiens de tous les temps et il n’a pu ignorer les propos de Colomb, le premier à avoir aperçu les habitants du Nouveau Monde. Comme lui, il représente les Indiens, dans leur apparence, comme des êtres sou-vent nus ou peu vêtus, simples voire naïfs. Toutefois Montaigne leur prête aussi sa voix, ses discours et raisonnements et montre, ce faisant, qu’ils n’ont rien à envier aux Européens quant à leur intelligence, logique et culture. Souvent aussi Montaigne les pré-sente comme des victimes de la colonisation et les plaint, ce que ne fait pas Colomb comme on peut le lire ici : son admiration n’est pas dénuée de préjugés ni d’arrières pensées. Quant à sa générosité, elle est calculée et raisonnable.

Synthèse

Pour répondre, on proposera une opposition entre la vision d’un peuple à l’état sauvage, en quelque sorte des enfants ignorants, « très dépourvus de tout » qui semblent fragiles, vulnérables chez Colomb, en s’appuyant plus particulièrement sur les réponses

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 1

aux questions 1, 3 et 5 et la présentation d’êtres lucides, habiles à raisonner et à argumenter en reprenant les réponses aux questions 4, 5, 7 et sur-tout 8, p. 327.

Lecture d’image – Théodore de Bry, Destruction des Indes (1598) p. 329

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre la dénonciation que constitue l’image.

– Lire l’ethnocentrisme de la représentation de ceux qu’on n’a jamais vus.

LECTURE ANALYTIQUE

Les événements évoqués dans cette page concernent la conquête du Pérou. Les faits : en 1532, Pizarre est de retour au Pérou avec 63 cava-liers et 200 fantassins. Deux frères Incas se dis-putent la succession du chef Inca Huayna Capac qui a succombé à la variole amenée par les Européens. Les Espagnols s’engagent dans la montagne en direction de Cajamarca où se trouve Atahualpa, un des deux prétendants au trône de l’Inca. Après une rencontre assez froide entre Indiens et Espagnols une seconde entrevue est prévue : mais c’est un vrai piège que l’Espagnol tend à Atahualpa. Dès son arri-vée, les Espagnols le rejoignent, tuent un grand nombre de ses hommes et s’emparent de lui en le faisant tomber de sa litière. Ils négocient ensuite avec lui le paiement d’une rançon contre sa liberté. L’Inca verse une somme supérieure à celle qui était convenue mais les Espagnols ne tiennent pas leur promesse et le condamnent à être brûlé vif. Devant ses protestations, ils consentent à lui appliquer le supplice du garrot puis ils brûlent son cadavre. On retrouve dans le dessin qui illustre la page de titre la technique de Théodore de Bry pour représenter les Espagnols et les Indiens (Cf. p. 327).

Le dessinL’espace au centre de la page réservé au long titre de l’ouvrage dont on relèvera qu’il raconte et dénonce explicitement la conquête, permet de dis-tinguer le texte du dessin. On notera cependant que le titre semble reposer sur un soubassement qui se fond à la manière d’un mur, un arrière-plan. Texte et dessin entretiennent des liens très forts. Autour de l’espace de texte s’organisent plusieurs dessins qui retracent les événements organisés selon l’ordre chronologique : de haut à gauche, au centre en bas on assiste à l’arrestation d’Atahualpa et des deux côtés aux cortèges des Indiens venant payer sa ran-çon. Les armes des conquistadors renforcent les lignes de force du dessin et attirent le regard sur les représentations de l’Inca. Ligoté mais serein, il paraît bien calme face à Pizarre et ses lieutenants qui

gesticulent et se montrent menaçants. L’importance accordée à la représentation des vases et objets précieux souligne à nouveau le désir de richesse et d’or des conquérants. On retrouve également l’op-position entre ces Espagnols en arme face à des Indiens nus et pacifiques ou du moins très inférieurs en force. Le point de vue de Théodore de Bry est semblable à celui de Las Casas dont il épouse la cause à travers ses dessins. On notera le point de vue ethnocentriste dans la technique de représenta-tion de l’univers indien, notamment les vases et les plats précieux représentatifs de l’orfèvrerie euro-péenne. Les corps des Indiens ressemblent aussi à la statuaire antique source d’inspiration et seul modèle des artistes de la Renaissance.

Perspective – Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques (1955) p. 330

OBJECTIFS ET ENJEUX – Déterminer le projet de l’ethnologue. – Penser le savoir en dépendance étroite avec le degré de culture de l’observateur.

LECTURE ANALYTIQUE

Dans ce passage du début de son œuvre, Claude Lévi-Strauss dit son regret de n’avoir pas vu le « Nouveau Monde » comme ses premiers décou-vreurs. Il développe un réseau qui oppose la vérité, la pureté des premiers temps d’un objet « non encore gâché » (l. 2), qui procure « la satisfaction la plus pure […] la moins altérée » (l. 7-8). Il oppose de fait la vérité de la première rencontre à la dégrada-tion engendrée par les rencontres entre les civilisa-tions : « se corrompre par leur contact » (l. 14). Mais ce regret constitue un cercle vicieux pour l’ethno-logue : c’est la connaissance qui aiguise le regard du voyageur. Or, sans savoir préalable, les premiers voyageurs n’ont pas perçu tout ce qui se présentait à leurs yeux et qui a disparu. Choisir le moment de son observation, c’est donc choisir entre la pureté et la vérité des premiers regards et la diversité du savoir accumulé ; c’est choisir entre le statut de « voyageur ancien » (l. 17) et celui de « voyageur moderne » (l. 18-19). Curieusement, ce dilemme s’écrit dans un vocabulaire et une rhétorique bien éloignés du discours scientifique : pour qualifier le monde des Indiens du xve siècle, Claude Lévi-Strauss évoque un « prodigieux spectacle » (l. 17) ou « vrai spectacle » (l. 21) qui pouvait cependant provoquer « raillerie et dégoût » (l. 17). Il se met en scène dans une attitude de déploration, « je gémis devant les ombres » (l. 20-21), « aussi désespéré que moi » (l. 24), et dit son incertitude au travers de questions rhétoriques. Enfin le « je » est ici omniprésent et signifie que c’est de l’attitude de

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l’ethnologue, de son vécu et de ses sensations et sentiments qu’il est ici question. L’ethnologue contemporain selon Lévi-Strauss est donc cet être incomplet, qui possède une humanité trop insuffi-sante pour percevoir la diversité, la richesse de son objet. Ce faisant, il renverse les représentations communes : la question du savoir est moins dans un objet à élucider qui serait détruit ou corrompu que dans la capacité humaine à percevoir une vérité qui lui échappe car placée devant lui dans une évolution qui ne s’est pas encore produite.

PROLONGEMENTS

La description que fait Lévi-Strauss du voyageur ancien « confronté à un prodigieux spectacle dont tout ou presque lui échappait » (l. 17-18) correspond bien à l’image que l’on peut se faire de Christophe Colomb au travers de sa description des Indigènes (p. 328). L’admiration qu’il montre pour leur beauté et celle du décor dans lequel ils vivent tient davan-tage à sa représentation du paradis terrestre. Pri-sonnier de sa culture, il ne peut expliquer ce monde inconnu qu’en le référant à sa religion et à la civilisa-tion européenne dans un ethnocentrisme présent à chaque ligne. Incapable de voir la différence, il ne perçoit que la dégradation et la corruption de ce qui a pour lui a de la valeur et de l’importance. Lévi-Strauss, comme Montaigne, fait de l’humanité la condition d’accès à la connaissance. C’est parce qu’il connaît à la fois la dimension irréductible de sa condition et son appartenance à une communauté, qu’il peut essayer son entendement, confronter les points de vue et accéder au savoir. La différence tient peut-être dans une vision plus évolutive de l’humanité chez Lévi-Strauss. L’homme est toujours en retard pour saisir un objet qui lui échappe en par-tie mais le fait pourtant évoluer et le rend plus acces-sible à la compréhension d’un monde qui change plus vite que lui.

Perspective – Antoine Compagnon, Un été avec Montaigne (2013) p. 331

OBJECTIFS ET ENJEUX – Réfléchir avec Montaigne à l’humaine condition – Comprendre l’intérêt d’une lecture universitaire de Montaigne aujourd’hui

LECTURE ANALYTIQUE

Pour les citations de Montaigne, les numéros de page inclus dans le texte renvoient à l’édition des Essais, sous la direction de Jean Céard, du Livre de poche », coll. « La Pochothèque », 2001).Antoine Compagnon a accepté le temps d’un été et d’une série d’émissions de radio de dire l’actualité

du propos de Montaigne. Le titre choisi, Un été avec Montaigne, dit que le commentaire doit être léger et distrayant, dans une forme courte et dynamique.

« Cueille le jour »

Ce passage constitue la dernière page, le dernier commentaire de l’œuvre et, à ce titre, un seuil impor-tant à vocation conclusive. Dès lors, Il n’est donc pas étonnant qu’Antoine Compagnon évoque à la fin de son ouvrage les dernières pages des Essais qui doivent offrir à la quintessence de la pensée, la forme la plus aboutie d’une réflexion construite sur deux décennies.La pensée de Montaigne s’inscrit dans une tradition antique qui dit les conditions d’une vie bonne. En citant Horace, Montaigne témoigne une fois de plus de son intérêt pour les historiens, les philosophes et poètes de l’Antiquité, dont il a fait inscrire les pen-sées les plus saisissantes sur les poutres du plafond de sa librairie. L’aphorisme d’Horace, « Carpe diem » – « Cueille le jour » – est une métaphore expressive de l’épicurisme qui dit qu’il faut profiter de chaque jour qui passe ; Antoine Compagnon encadre la sentence latine par deux reformulations, lignes 1 à 3, « savourons tranquillement les plaisirs de l’instant » et « Cueille le jour présent sans te soucier du lende-main. » qui l’explicitent nettement. Montaigne met en œuvre ce précepte en vivant pleinement les acti-vités auxquelles il s’adonne : « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors » (l. 6) il ne se laisse pas détourner de ses occupations : « si mes pen-sées se sont entretenues des occurrences étran-gères […] je les ramène à la promenade ». (l. 7 à 9). L’expression « esthétique de vie » constitue une autre façon de dire que la morale de vie de Mon-taigne, son « éthique » (l. 11), est la recherche de moments agréables, vécus pleinement et attentifs à la beauté du monde : « je les ramène à la prome-nade, au verger, à la douceur de cette solitude, et à moi. » (l. 8-9). Mais c’est finalement à soi que cette beauté renvoie, à Montaigne, qui poursuit son ques-tionnement, se demandant : « Qui suis-je ? ».

La condition humaine

« Et au plus élevé trône du monde, si nous ne sommes assis que sur notre cul. » (l. 15-16) : c’est par cette allusion triviale, écrite dans un langage très familier voire vulgaire, que Montaigne rappelle cha-cun à sa condition : un être matériel soumis aux lois d’une nature et de fonctions organiques qui lui per-mettent de vivre. Et l’ambiguïté du « trône » qui aujourd’hui peut encore signifier « lieux d’aisance » ramène tout le monde, prince ou manant à cette condition humaine. Comme souvent chez Mon-taigne, le sens de la formule, le choix de l’ironie, un « parler prompt », « simple et naïf », qui peut aller jusqu’au « style bas », constituent la voie à une « parole vraie » qui saisit le lecteur et lui fait

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 1

comprendre l’essentiel d’une philosophie et des leçons qui en découlent. L’esthétique de la vie qui est à nouveau proposée ici est celle de l’ordre et de la mesure : « sans miracle et sans extravagance. » (l. 17-18) La langue de Montaigne doit être prise au pied de la lettre. « L’extravagance », c’est s’égarer, prendre des chemins de traverse, se perdre. Quant au « miracle », il peut renvoyer à l’univers de la croyance, de la superstition, dans un sens très large et désignant tout ce que la raison doit écarter ; il peut aussi nous amener à nous demander si le questionnement de Montaigne ne le conduit pas à douter de la religion, de l’existence d’une transcen-dance. L’ambiguïté ne peut être levée dans les Essais qui se donnent à lire comme un questionne-ment, « que sais-je ? », plutôt que comme une doctrine.

Le projet d’Antoine Compagnon

Dans ce court extrait, Antoine Compagnon témoigne du travail d’un universitaire qui analyse une œuvre pour s’engager dans une démarche interprétative fondée : il sélectionne des passages et les cite pour étayer son interprétation. Il questionne l’œuvre selon des perspectives qui peuvent être variées, complé-mentaires, mais qui doivent surtout être explicitées : dans cet extrait, l’interrogation vise surtout à éclairer la philosophie de la vie, l’éthique de Montaigne. « Les dernières pages des Essais déclinent cette morale sous toutes ses formes… » (l. 4-5).Mais l’intérêt d’Antoine Compagnon dépasse ici un seul projet de savoir, de lecture générale et savante d’un ouvrage. Le dernier paragraphe introduit un « nous », « la vie telle qu’elle nous est donnée… » (l. 19), qui fait du chercheur un lecteur parmi les autres, dans la communauté des lecteurs de Mon-taigne qu’il rallie. La preuve en est dans sa dernière phrase, dont les derniers mots sont : « notre frère ». Cette fraternité revendiquée dans un possessif qui la souligne, c’est l’adhésion à une vision de l’humanité, à une appartenance qui la fonde et qui prolonge, c’est une pensée humaniste renouvelée qui dit que la littérature, c’est aussi une leçon de vie dont nous tentons de comprendre le sens, que la littérature « c’est la vie ».

PROLONGEMENT

Lire Montaigne au xxie siècle, c’est entrer dans un projet qui peut répondre au questionnement de l’homme d’aujourd’hui, enjoint à devenir autonome, à construire le sens de sa vie hors de toute trans-cendance imposée, de toute vérité et de tout dogme partagés. Se penser dans la relation à l’autre est également indissociable de cette quête du sens et des règles d’une vie bonne – et donc belle comme dans ces exempla de l’Antiquité – dont ce texte vient d’interroger les conditions.

C’est aussi ne pas oublier que les textes littéraires aux programmes du lycée n’ont pas vocation à res-tituer les seuls contextes historique et littéraire qui serait celui de leur écriture, mais qu’ils doivent être reçus par des élèves dans l’univers qui est le leur, pour y découvrit en quoi il peut encore leur parler, les toucher voire les convaincre.Cette séquence engage le lecteur, à partir du projet de Montaigne d’écrire un livre dont il est « la matière », à s’interroger sur sa condition et à y trouver moins des réponses qu’une invitation à vivre (textes 1, p. 314 et 2, p. 316 ; texte d’Antoine Compagnon). Ce sont les leçons d’un humaniste qui fait œuvre éthique et morale. Mais Montaigne sait, pour paraphraser une phrase célèbre, qu’on ne naît pas homme, mais qu’on le devient. C’est ce point de vue qui est déve-loppé dans l’extrait « De l’éducation des enfants » (p. 316). Éducation de la réflexion, méfiance du rabâ-chage et du seul travail de la mémoire, guidage et accompagnement plus que gavage, ce programme d’éducation très moderne peut éclairer une réflexion contemporaine sur l’enseignement. Cette question est élargie à la famille dans le texte 6 (p. 324), où le Maréchal de Monluc regrette la rigueur de l’éduca-tion prodiguée à son fils qui l’a privé de son affection. La place de l’enfant dans la société et dans la famille y trouve une légitimité que développeront les pen-seurs des Lumières deux siècles plus tard.Enfin, la grande affaire de Montaigne, c’est de pen-ser soi et l’autre et la légitimité des rapports de pou-voir dans la société qui s’accommode bien mal de la dignité humaine et de la justice. C’est au nom de l’humanité et de la justice qu’il récuse toute torture et tout mépris porté à d’autres hommes, fussent-ils ori-ginaires d’un Autre et Nouveau Monde. (Cf. Prolon-gements du texte de Claude Lévi-Strauss, p. 330).

Vocabulaire Le vocabulaire de la délibération p. 332

1. ÉTYMOLOGIE

Délibérer vient du latin deliberare qui signifie faire une pesée dans sa pensée, réfléchir pour prendre une décision ; en français moderne l’accent est mis sur le caractère collectif de l’opération. On peut relever les mots suivants qui font partie de la famille de délibé-rer : une délibération est l’action par une assemblée, par un groupe de délibérer ; délibératif est une forme adjectivale qui caractérise un texte ou un discours qui offre une discussion un débat ; délibéré est une autre forme adjectivale qui signifie en connaissance de cause, volontairement et a donné naissance à l’adverbe délibérément ; sous sa forme nominale, le mot délibéré désigne le temps de la concertation entre des magistrats avant la remise de leurs conclu-sions ou décision suite à une délibération.

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2. SYNONYMES

Les verbes, débattre, discuter, consulter, examiner, cogiter, méditer, étudier, penser, réfléchir, sont des synonymes du verbe délibérer classés du plus pré-cis au plus général.

3. SENTIMENTS ET DÉLIBÉRATIONS

Rodrigue est partagé entre le devoir de venger son père et l’amour qu’il éprouve pour Chimène, qui le porte à ne pas le faire. Il délibère entre ces deux actes et la métaphore « Que je sens de rudes com-bats » dit sa souffrance et combien il est partagé entre deux sentiments, le courage que son souci de l’honneur provoque et l’amour qui le retient.

4. PROCÉDÉS DE LA DÉLIBÉRATION

a. L’alternative. Ou bien la vie est sacrée et c’est pourquoi, on ne doit pas mettre à mort un assassin ou bien elle ne l’est pas et la peine de mort ne s’im-pose pas davantage.b. La concession. Vous avez raison de dire que les Indiens sont coupables de cruauté mais vous le savez, c’est dans une situation de guerre, une guerre que nous menons sur leurs terres qu’ils défendent et que nous cherchons à leur prendre.c. Le distinguo. « C’est une dangereuse invention que celle des tortures et il semble que ce soit plutôt une épreuve d’endurance que de vérité. » (p. 320, l. 1-2) Le but de la torture est d’amener à la vérité. Montaigne opère un distinguo en écrivant qu’on peut surtout mesurer la capacité de l’inculpé à sup-porter la souffrance.d. La réfutation. Vous dites que les Indiens sont des esclaves par nature, je vous dirais que lorsque les Espagnols sont arrivés, ils ont découvert des socié-tés organisées comme la leur avec des chefs et des sujets qui n’étaient pas pour autant des esclaves mais des artisans, des paysans, des soldats, des princes et des prêtres aussi.

5. L’EXPRESSION DU DOUTE, DE L’INCERTITUDE

a. Étudier, observer, consulter, douter, sonder, scru-ter, hésiter, résister, balancer, osciller, flotter, tâton-ner, tergiverser, atermoyer, barguigner.b. Réticent, perplexe irrésolu, indécis, indéterminé, incertain, embarrassé.

EXPRESSION ÉCRITE

Sujet 1On pourra conseiller aux élèves une réponse écrite sur le modèle de la réponse que prête Montaigne aux Indiens aux demandes des Espagnols dans le texte page 326. Si les Indiens ignorent le métal et les armes à feu, ils savent travailler avec un grand talent la pierre, les pierres précieuses qui peuvent rempla-cer aisément les objets en métal et s’ils ignorent les armes à feu, c’est certainement le signe de leur goût pour la paix. Quant à l’utilisation de la roue elle n’est pas très utile dans un pays montagneux. Ils portent leurs fardeaux sur leur dos mais c’est le seul moyen dans un pays sillonné par les fleuves et les mon-tagnes. Quant à leur nourriture elle paraît détestable à des Européens qui pourtant se régalent de mol-lusques et de grenouilles qu’un Indien ne mangerait jamais…

Sujet 2Le questionnement vaut certainement mieux que l’affirmation. N’est-ce pas, en effet, toujours le doute qui génère la recherche de la vérité ? Il me paraît évident qu’osciller entre deux solutions c’est se contraindre à les analyser, à les confronter pour, éventuellement, en construire une troisième.On peut certes considérer le questionnement comme un refus de s’engager et l’affirmation comme une maîtrise de soi ; mais je répondrai à cela que l’on ne doit pas voir le doute comme une faiblesse mais bien plutôt comme une recherche courageuse de son propre équilibre au milieu de celui des autres, comme une remise en question de ses propres connaissances et de ses propres visions du monde.Personne, me semble-t-il, ne me contestera si j’af-firme, par exemple, que les sciences oscillent tou-jours entre questionnement et affirmation. Elles n’émettent que des certitudes momentanées qui seront réinterrogées et dépassées. Mais, me direz-vous, il s’agit là d’un domaine très spécifique… Ce à quoi je répondrai par deux questions. N’en va-t-il pas de même pour la religion ? Pour la politique ?Ainsi questionner est-il aussi écouter, tenter de comprendre ce qui n’est pas soi, et donc tolérer, On pourra m’opposer que tout n’est pas acceptable et que la tolérance extrême conduit à l’anarchie, au laxisme. La réponse n’est pas dans cette seule alter-native. La réponse est dans une attitude de bon sens : laisser à l’autre le droit d’exprimer ses idées n’empêche pas de les combattre.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 2

Séquence 2

La question de la femme du xviiie siècle à nos jours p. 334

Problématiques : Quel regard nouveau porte-t-on sur la femme du xviiie siècle à nos jours ? Quels écrivains contestent l’idée d’une infériorité intellectuelle et morale de la femme ? Quels sont les enjeux et les formes de cette protestation ?

Éclairages : Il s’agira de voir comment des voix s’élèvent au xviiie siècle pour protester contre l’idée d’une infériorité de la femme, s’appuyant largement sur la tradition religieuse, et sur un discours scientifique et même médical. On observera comment des femmes prennent la parole pour dire les difficultés de leur condition, et comment des hommes éclairés relaient leurs protestations. On verra que ce combat est illus-tré dans tous les genres de l’argumentation.

Texte 1 – Madame du Châtelet, Discours sur le bonheur (1779) p. 334

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du discours. – Observer le lien entre l’argumentaire et l’expérience vécue.

– Découvrir une revendication : le droit à l’éducation pour les femmes comme pour les hommes.

LECTURE ANALYTIQUE

Un argumentaire construitDans cet argumentaire construit, Madame du Châ-telet se propose de défendre la passion de l’étude – le mot passion étant à prendre ici au sens large de goût vif, ardeur. La thèse qu’elle défend est claire-ment posée aux lignes 13 et 14 : « […] l’amour de l’étude est de toutes les passions celle qui contribue le plus à notre bonheur ». Cette thèse est posée par opposition, au terme d’un raisonnement que l’on pourrait qualifier de concessif. La locutrice com-mence en effet par rappeler la thèse d’ensemble de son discours : « il faut avoir des passions pour être heureux ». Cette thèse fort originale marque l’esprit philosophique éclairé, qui s’oppose à la méfiance de la morale classique pour les passions considérées comme destructrices. Puis la locutrice concède qu’il est des passions dangereuses, et notamment l’am-bition, dont elle mène une critique nuancée, en dis-tinguant d’abord ses avantages (« ce n’est pas par la raison […] », « ce n’est pas parce que […] »), pour souligner ensuite son inconvénient majeur : « de toutes les passions c’est celle qui met le plus notre bonheur dans la dépendance des autres ». Cette comparaison explicite lui permet donc enfin de valo-riser par opposition la passion de l’étude. Pour défendre cette passion, elle s’appuie essentielle-ment sur trois arguments. Elle montre d’abord, et c’est son argument principal, que cette passion assure les conditions d’une indépendance de l’être à la ligne 13 – au contraire de l’ambition qui suscite une aliénation dans la quête frénétique des marques

de distinction. Elle développe surtout son deuxième argument : l’amour de l’étude rend possible l’accès à la gloire. Il s’agit là de deux passions différentes, mais qui sont montrées comme étroitement reliées : « dans l’amour de l’étude se trouve renfermée une passion […] celle de la gloire. » On suppose donc que, pour Madame du Châtelet, l’étude doit néces-sairement conduire à des travaux ou des décou-vertes qui permettent de se faire connaître. Enfin, et c’est le troisième argument, la passion de l’étude permet d’affronter plus sereinement l’adversité : « […] c’est une source de plaisirs inépuisables ». Elle a donc une vertu consolatrice pour reprendre le terme employé ligne 28.

Un plaidoyerMais cet éloge de l’étude n’a de sens que dans la mesure où il permet à la locutrice de parler de la situation faite aux femmes au xviiie siècle. Madame du Châtelet s’attache en effet ici à montrer l’injustice de leur sort. Elles sont d’abord désignées par une périphrase à la ligne 17 : « la moitié du monde » – moyen de rappeler, bien sûr, la légitimité de leurs revendications. La locutrice dénonce ici en une for-mule incisive l’éducation qui leur est donnée : elle leur « ôte les moyens » et « rend le goût impossible » de la gloire et de l’étude. La seule éducation pos-sible à cette époque pour les femmes est en effet tournée vers les arts d’agrément, outre quelques éléments de culture littéraire – Madame du Châtelet constitue en elle-même une exception, puisqu’elle a bénéficié, grâce à l’amour de son père, d’une solide éducation scientifique. Cet accès inégal à l’éduca-tion compromet donc toutes les chances des femmes de s’illustrer. Dans le deuxième paragraphe du texte, la locutrice s’emploie à comparer la situa-tion entre homme et femmes en dénonçant l’inéga-lité entre eux des chances et des carrières : « les hommes ont une infinité de ressources pour être heureux qui manquent entièrement aux femmes ». Le recours à l’hyperbole (« une infinité de res-sources ») conjugué à l’antithèse (« ressources […] qui manquent) permet de faire ressortir la cruauté du sort réservé aux femmes. Madame du Châtelet

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rappelle ensuite toutes les carrières qui s’ouvrent aux hommes, et aux hommes seuls : carrières poli-tiques, militaires, diplomatiques. Il faut donc remar-quer ici l’opposition entre « ils ont bien d’autres moyens d’arriver à la gloire » et « mais les femmes sont exclues, par leur état, de toute espèce de gloire ».

Un discours plein d’émotionMême si ce texte n’était pas destiné à la publication, il n’en reste pas moins un discours dans lequel la locutrice s’implique et tente d’impliquer son locu-teur. Au-delà des formules à valeur de maxime, et du présent gnomique qui les accompagne, (« il faut avoir des passions pour être heureux »), il faut remarquer l’emploi du « je », discret mais bien pré-sent : « je ne parle pas ici », « je crois » et qui s’af-firme aussi dans une formule comme finale « j’ai dit que… ». La locutrice tente d’ailleurs d’impliquer son lecteur dans son énoncé grâce à l’emploi du « nous », jusque dans la formulation de sa thèse : « l’amour de l’étude est de toutes les passions celle qui contribue le plus à notre bonheur ». À plusieurs reprises, on peut même deviner l’expérience de la femme et son vécu personnel derrière les formules généralisantes. La périphrase « une âme élevée » employée deux fois dans le texte (l. 15 et 27-28) fait clairement référence à la sienne : c’est elle, cette âme élevée qui recherche la gloire, et qui aurait aimé, pour y arriver, un choix de carrières semblable à celui des hommes. L’indignation de la locutrice devant les inégalités entre hommes et femmes paraît ici clairement derrière les formules employées : le terme « exclusion » employé deux fois (l. 26 et 28), le mot « condamnée » pour parler du sort fait aux femmes, l’expression « il ne lui reste que l’étude » marquée par l’emploi de la négation restrictive.

SynthèseMadame du Châtelet revendique ici surtout, pour les femmes, un accès égal à l’éducation. Plusieurs arguments lui permettent d’appuyer cette revendi-cation : elles sont « la moitié du monde » et ne sau-raient donc être laissées de côté ; l’étude est pour elles le seul moyen d’accéder à la gloire ; l’étude les console de toutes les autres carrières auxquelles elles ne peuvent accéder.

LECTURE D’IMAGE

La lecture d’images permet de compléter la réflexion menée ici par Madame du Châtelet. Ce tableau représente un salon élégant, comme le montre le mobilier choisi, les rideaux épais, le tableau au mur. On pourrait parler de scène de genre : les person-nages sont saisis sur le vif, dans une scène de la vie quotidienne d’époque. Trois femmes élégantes, dis-posées en triangle au centre du tableau et autour de

la table reçoivent une leçon de géographie dispen-sée par un maître placé en recul, à l’arrière-plan. La mappemonde, les cartes disposées témoignent de leur curiosité scientifique. Mais il faut remarquer sur-tout la dignité et l’élégance de la jeune femme pla-cée à droite, qui, seule debout, la main posée sur la mappemonde et l’autre sur une carte, regarde vers nous et semble s’approprier le monde.

VOCABULAIRE

Le mot « passion » vient du latin patior signifiant « souffrir ». Ce sens premier subsiste encore dans une expression empruntée au lexique religieux : « La passion du Christ », le martyr subi par lui, jusqu’à sa crucifixion. Cependant, le terme a aussi pour sens « affection vive de l’âme ». Madame du Châtelet l’utilise en ce sens. Aujourd’hui, le terme est surtout utilisé dans un sens spécialisé pour désigner un amour violent.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Critères d’évaluation :• une thèse et deux arguments bien articulés.

• utilisation de toutes les marques du discours : présence d’un locuteur engagé dans son énoncé et s’adressant à un interlocuteur.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Autres sujets possibles pour l’oral• Comment Madame du Châtelet plaide-t-elle ici la cause des femmes ?

• Pourquoi peut-on dire que ce texte est engagé ?

Écho de l’Antiquité – Aristophane, L’Assemblée des femmes (vers 392 av. J.-C.) p. 336

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un texte fondateur. – Étudier une revendication audacieuse : le pouvoir politique.

– Montrer comment la scène de comédie met à distance la revendication énoncée.

LECTURE ANALYTIQUE

Gaillardine, qui répète le rôle qu’elle doit jouer devant les hommes en assemblée, énonce claire-ment ici la thèse qu’elle s’apprête à défendre, faire donner le pouvoir politique aux femmes : dans la phrase initiale d’abord, aux lignes 1 et 2, puis, dans une reprise emphatique : « Allons, Messieurs, remet-tons l’État entre leurs mains à elles ». Pour défendre

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 2

cette thèse, et convaincre les hommes, elle compte sur plusieurs arguments. L’argument le plus déve-loppé porte sur les mœurs. Il s’agit de montrer que les femmes transmettent les traditions qu’elles res-pectent et se méfient donc du changement, ce conservatisme étant ici valorisé. L’expression « selon l’antique usage » et la mise en épiphore de « comme dans le temps », contribuent à la force de cet argument répété. D’autres arguments sont ensuite évoqués plus rapidement : la prudence mili-taire des femmes qui sont mères (« leur grand désir sera de ménager la vie de nos soldats ») ; leur effica-cité sur le plan économique, mise en valeur par une question rhétorique (« qui mieux qu’une mère de famille en hâterait l’acheminement ») et par une comparaison aussi sensible ici : « il n’y a pas plus ingénieux qu’une femme ». L’exclamation et la pro-messe finales donnent aussi une force persuasive au discours de Gaillardine : « quelle heureuse exis-tence vous allez mener ! ». La vivacité de ce dis-cours est encore accentuée par les nombreux verbes à l’impératif : « Remettons l’État […] laissons leur […]. Songeons seulement […] ». L’expression volontairement assez familière donne aussi de la force aux conseils ainsi prodigués : « c’est elles plu-tôt qui s’y connaissent pour flouer les autres », ainsi que la syntaxe souvent plus pittoresque que juste : « Et ce qu’il pourrait y avoir qui marche bien, ne serait-ce pas le salut pour la Cité […] ? ». Enfin, Gail-lardine, dans le rôle de son époux, ne recule pas au besoin devant une vraie grivoiserie, sensée sans doute faire rire son public : « elles ont le plaisir à se faire tisonner comme dans le temps ».Cependant, ce discours en apparence féministe s’inscrit avant tout dans une scène de comédie. Même si l’argumentaire de Gaillardine est bien mené, l’objectif du dramaturge reste de faire rire aux dépens des femmes. Parmi les effets comiques, il faut signaler d’abord les arguments parfois peu effi-caces ou discutables de la jeune femme. Ainsi, la longue énumération des usages ménagers tourne un peu au dérisoire : « elles essorent leurs laines […] elles s’accroupissent devant leur gril […] elles font cuire leurs gâteaux ». Même s’il s’agit de montrer la résistance des femmes aux changements dange-reux, l’énumération de leurs coutumes montre plus leur efficacité ménagère que politique, et prête à sourire ! Surtout, emportée par son enthousiasme, Gaillardine en vient à risquer des traits qui ne jouent pas spécialement en faveur des femmes et qui des-sinent même un portrait plutôt critique : elles ont mauvais caractère (« elles font la vie intenable à leurs maris »), infidèles et gourmandes (« elles ont des amants […] Elles s’achètent des friandises en cachette ») et enfin portées au plaisir. On n’est pas loin ici de la satire : Gaillardine accrédite des thèses plutôt misogynes, emportée peut-être qu’elle est

par le rôle d’homme qu’elle tient. Bref, même s’il prête la parole aux femmes, le dramaturge ne manque pas de ridiculiser leurs prétentions à gouverner.

PROLONGEMENT

Une autre comédie d’Aristophane met en scène, sur fond de farce grossière, les rapports entre homme et femme, Lysistrata. Le personnage éponyme, une belle Athénienne, entraîne les femmes de toutes les cités grecques dans une grève du sexe, tant que leurs époux n’auront pas mis fin à la guerre. Le res-sort comique essentiel relève ici de la farce paillarde, voire obscène, mais la pièce pose aussi, en déca-lage, un vrai discours pacifiste ému au travers du discours de Démobilisette, par exemple. Cette comédie d’Aristophane a fait école et d’autres dra-maturges ont mis en scène des femmes désireuses de prendre le pouvoir, tout en montant plaisamment leur échec. On peut rapprocher ce texte de La Colo-nie de Marivaux, utopie sociale du xviiie siècle. L’ex-trait suivant témoigne des revendications féminines : Arthénice, pour la noblesse, et Madame Sorbin, femme d’artisan, tiennent ici tête aux hommes.

On bat le tambour et Lina affiche.Hermocrate. – Mais, qu’est-ce que c’est que cette mauvaise plaisanterie ? Parlez-leur donc, seigneur Timagène, vous savez de quoi il est question.timagène. – Voulez-vous bien vous expliquer, Madame ?madame sorbin. – Lisez l’affiche, l’explication y est.artHénice. – Elle vous apprendra que nous voulons nous mêler de tout, être associées à tout, exercer avec vous tous les emplois, ceux de finance, de judicature et d’épée.Hermocrate. – D’épée, Madame ?artHénice. – Oui d’épée, Monsieur, sachez que jusqu’ici nous n’avons été poltronnes que par éducation.madame sorbin. – Mort de ma vie, qu’on nous donne des armes, nous serons plus méchantes que vous ; je veux que dans un mois, nous maniions le pistolet comme un éventail, je tirai ces jours passés sur un perroquet, moi qui vous parle.artHénice. – Il n’y a que l’habitude à tout.madame sorbin. – De même qu’au Palais, à tenir audience, à être présidente, conseillère, intendante, capitaine ou avocate.un Homme. – Des femmes avocates ?madame sorbin. – Tenez donc, c’est que nous n’avons pas la langue assez bien pendue, n’est-ce pas ?artHénice. – Je pense qu’on ne nous disputera pas le don de la parole.Hermocrate : Vous n’y songez pas, la gravité de la magistrature et la décence du barreau ne s’accorderaient jamais avec un bonnet carré sur une cornette.artHénice. – Et qu’est-ce qu’un bonnet carré, Messieurs ? Qu’a-t-il de plus important qu’une autre coiffure ?

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D’ailleurs, il n’est pas de notre bail, non plus que votre Code, jusqu’ici c’est votre justice et non pas la nôtre, justice qui va comme il plaît à nos beaux yeux, quand ils veulent s’en donner la peine, et si nous avons part à l’institution des lois, nous verrons ce que nous ferons de cette justice-là, aussi bien que du bonnet carré, qui pourrait bien devenir octogone si on nous fâche ; la veuve et l’orphelin n’y perdront rien.

Les deux femmes ici présentes, opposées par leur statut social mais solidaires, revendiquent des droits légitimes ; cependant, elles prêtent à rire et l’ironie des hommes à leur égard comme la maladresse de leur expression alimentent la verve comique de la scène.

Lecture d’images – François Boucher, La Marquise de Pompadour (1759) et œuvre anonyme d’après Quentin de La Tour, Madame du Châtelet (xviiie siècle) p. 337

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir deux figures importantes de la vie intellectuelle du xviiie siècle.

– Lire les implicites au travers de deux représentations codées.

– Mener une lecture comparée.

LECTURE D’IMAGES

Deux images différentes de la femmeFrançois Boucher représente une femme élégante, cultivée et sensuelle. La marquise est nonchalam-ment allongée sur un sofa, dans une posture qui suggère la rêverie. La ligne dessinée par son corps et sa robe aux plis nombreux forment dans le tableau une diagonale qui contraste avec les lignes verti-cales du mobilier à l’arrière-plan. La marquise est en grande toilette de cour : sa robe ample, au tissu pré-cieux, est brodée de fleurs et ornée de rubans. Elle porte avec coquetterie une faveur rose autour du cou et des fleurs assorties dans les cheveux. On devine, sous sa jupe, de petits pieds finement chaussés. De nombreux objets sont immédiatement disposés à côté d’elle : ils évoquent son charme, sa féminité, comme les roses à ses pieds et le petit chien qui la regarde. Mais d’autres montrent son esprit brillant, attiré par les arts et la culture : le car-net négligemment ouvert et posé sur ses genoux ; la plume sur le secrétaire entrouvert à portée de main, le fouillis de gravures posées au sol à côté du chien. La représentation de Madame du Châtelet est très différente. Certes, la toilette élégante est compa-rable : amples manches, tissu précieux, jusqu’au ruban noué autour du cou et à la coiffure qui dégage haut la nuque et le front. Et cependant, c’est une tout autre femme qui nous est montrée. La marquise

est assise à sa table de travail, et non pas alanguie sur un sofa, et le peintre n’a représenté que son buste. La pose est celle d’une intellectuelle qui réflé-chit, la main contre la joue. De son autre main, elle tient un compas avec lequel elle dessine des figures sur les grands livres ouverts devant elle. Tout nous rappelle ici la brillante scientifique qu’elle est.

Deux mises en scène différentesLe personnage est par ailleurs placé dans un cadre très différent. Tout, autour de Madame de Pompa-dour, évoque le luxe et l’élégance. De précieuses tentures tombent en d’élégants drapés à droite et à gauche et dessinent comme un deuxième cadre au tableau. Elles entourent en fait un miroir précieux, richement encadré, qui forme un magnifique trompe-l’œil, puisque s’y reflète, outre la nuque gracieuse de la marquise, le mobilier qui orne la pièce. On observe une bibliothèque bien remplie, et fastueusement rehaussée par une horloge en bronze. Rien de tel autour de la divine Émilie, pour reprendre le surnom que Voltaire avait donné à Madame du Châtelet. Le peintre a choisi de gommer complètement le cadre : l’œil ici ne se concentre que sur la figure de la jeune femme qui est d’ailleurs au centre du tableau : de son visage, de son décolleté, de ses bras blancs émane la lumière, puisqu’elle se détache sur un fond brun. L’expression des deux jeunes femmes est d’ailleurs très différente. François Boucher a rendu hommage à tout le charme mélancolique de la mar-quise de Pompadour, qui n’entretient plus à ce moment avec le roi qu’une relation platonique : elle fixe au loin, d’un air rêveur, peut-être vers ses sou-venirs. Le peintre a choisi de la surprendre dans son intimité et dans un moment d’abandon. Au contraire, Madame du Châtelet regarde bien en face d’elle, l’œil vif, l’air réfléchi : ses traits n’ont pas la finesse de ceux de la favorite du roi, elle a le nez un peu épais, les yeux petits. Le charme de cette brillante scientifique vient clairement plus de son esprit que de sa physionomie, comme en attestent les juge-ments parfois cruels de ses contemporains.

SynthèseCes tableaux montrent la coexistence de deux images de la femme au xviiie siècle. La courtisane s’oppose à l’intellectuelle, l’admiratrice des arts à l’esprit scientifique, la femme coquette à la cher-cheuse. Mais au-delà de toutes leurs différences, il s’agit bien toujours de femmes de qualité.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Le tableau de Maurice-Quentin de La Tour, expo-sé au Louvre, constitue un autre portrait, plus officiel, de la favorite. Elle est représentée expressément dans son rôle de protectrice des Arts : avec une viole de gambe, des cartons à dessins et des livres de

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 2

gravures, et sur sa table de travail, les ouvrages des philosophes avec leurs noms bien visibles.

➤ Un téléfilm français, La Divine Émilie, a été réalisé en 2007 par Arnaud Sélignac et constitue une bonne initiation à la vie et l’œuvre de la marquise du Châtelet.

Texte 2 – Voltaire, « Femmes soyez soumises à vos maris… », Mélanges, Pamphlets et œuvres polémiques (1768) p. 338

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du pamphlet. – Étudier un dialogue argumentatif. – Découvrir un des enjeux de la protestation : le refus de la soumission chrétienne des épouses à leurs maris.

LECTURE ANALYTIQUE

Le portrait d’une originaleVoltaire dresse le portrait d’une femme qui détient une grande force de caractère. Les premières lignes du texte sont un récit de vie qui montre plutôt une femme à la mode, une aristocrate qui a mené une existence futile. Mais le portrait s’affirme ensuite, au travers du dialogue entre la maréchale de Grancey et l’abbé de Châteauneuf. On y découvre la maré-chale prompte à s’emporter, comme le montre la violence de sa réaction après la lecture, dans les Épîtres de Saint Paul, de la phrase qui lui a déplu : « toute rouge de colère ». Son geste même (« j’ai jeté le livre ») témoigne de sa fureur. Cet emporte-ment est toujours sensible dans l’entretien qui nous est rapporté, et la force de son indignation se mesure aux menaces virtuelles adressées à l’apôtre (« je lui aurais fait voir du pays ») mais aussi à ses questions indignées et répétées : « Sommes-nous donc des esclaves ? » Elle utilise aussi des exclamations véhémentes, marquées d’ironie « voilà une plaisante raison pour que j’aie un maître ! ». La maréchale refuse avec la plus grande énergie l’invitation chré-tienne à la soumission, et cette énergie est aussi sensible au développement de sa réplique qui a tout de la diatribe passionnée – ne laissant plus guère de place à son interlocuteur, ici l’abbé de Châteauneuf. La maréchale ne mâche pas ses mots, quoique fré-quentant la société élégante et, pour plaider la cause des femmes, elle n’hésite pas à évoquer de manière très directe les plaies propres à la condition fémi-nine : la grossesse, nommée ici « une maladie de neuf mois », les menstruations féminines nommées « des incommodités très désagréables pour une femme de qualité ». Il s’agit certes de périphrases, mais qui évoquent des réalités physiologiques très claires, et qui sont donc très crues pour une conver-sation d’époque.

La dénonciation de la condition fémininePour contester la phrase de Saint Paul qui la choque, la maréchale utilise d’abord un argument ad homi-nem. Elle discrédite donc la personne même de l’apôtre : « je suis persuadée que votre saint Paul était un homme très difficile à vivre ». Elle l’attaque en fait plus particulièrement dans sa vie conjugale, comme le montre l’expression qui suit : « il fallait que sa femme fût une bien bonne créature ». Elle emploie ensuite plusieurs arguments pour contester plus rationnellement l’invitation à la soumission féminine. Elle montre d’abord que la différence entre sexes fonde les conditions d’une interdépendance, et non d’une soumission : « […] en nous rendant nécessaires les uns aux autres ». Elle explique ensuite que l’inégalité entre hommes et femmes n’a pour base que la force physique des premiers : « je sais bien qu’en général, les hommes ont les muscles plus forts que les nôtres ». Ce deuxième argument est souligné par la force de son ironie, sensible à l’antiphrase : « j’ai bien peur que ce ne soit là l’ori-gine de leur supériorité ». Mais la maréchale ne se borne pas à contester le texte des Évangiles, elle témoigne aussi avec beaucoup d’émotions de la dif-ficulté de la vie des femmes à son époque. Elle rap-pelle combien la femme est soumise à l’obligation de procréer, le mariage n’existant en effet qu’à cette fin : « N’est-ce pas assez qu’un homme […] ait le droit de me donner une maladie de neuf mois ». Elle souligne les dangers de la grossesse et de l’accou-chement : « une maladie qui est quelquefois mor-telle », « de très grandes douleurs ». Elle montre la vulnérabilité des femmes, même devant la justice : « un enfant qui pourra me plaider quand il sera majeur ». Bref, elle dresse un tableau pathétique du sort réservé aux femmes qui ajoute une force per-suasive à sa thèse.

L’ironie du narrateurLe narrateur n’hésite cependant pas à se moquer du personnage qu’il met en scène. Les premières phrases du texte sont empreintes d’ironie puisqu’on y dresse le portrait d’une femme futile, comme le souligne l’antithèse plaisante « […] cette dissipation […] qui occupe(nt) sérieusement les femmes ». Cette femme élégante vit dans la frivolité d’occupa-tions oiseuses : « n’ayant jamais mis dans sa tête que les nouvelles du jour […] ». Son ignorance paraît même à la limite du crédible puisqu’elle est censée découvrir un des textes sacrés des Évangiles, avec les lettres de Saint Paul. Sa conversion à la culture est présentée par le narrateur comme imposée par l’âge et les contraintes de la nature : il faut renoncer à plaire d’où la métaphore ironique du « trône » que l’on change. La reine des cœurs entreprend de se cultiver ! On peut remarquer combien les expres-sions qui suivent « on lui fit lire », « on lui donna ensuite » sont péjoratives et montrent le peu

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Français 1re – Livre du professeur

d’autonomie de la maréchale dans ses choix cultu-rels. Dans son ignorance, dans sa futilité passée, dans son emportement incontrôlé, le personnage peut sembler quelque peu caricatural : on reconnaît surtout sans doute l’effet d’une ironie souveraine qui n’épargne pas même les personnages détenteurs de la bonne parole.

SynthèseLes traits caractéristiques du pamphlet sont bien présents ici : – l’ironie : ironie du narrateur à l’égard de la Maré-

chale de Grancey ; ironie du personnage dans son discours ; – un texte de combat : Voltaire choisit ici un porte-

parole pour dénoncer l’inégalité entre homme et femme telle qu’elle paraît recommandée par une lecture littérale de cette parole évangélique ; – un texte qui suscite l’indignation : l’injustice du

sort réservé aux femmes apparaît clairement dans la réplique de la maréchale de Grancey qui souligne les difficultés liées à leur condition même.

VOCABULAIRE

De la même famille que epistula (erratum epistola), on emploie encore aujourd’hui le mot « épistolier » (celui qui écrit) et l’adjectif « épistolaire » notamment utilisé dans l’expression « un roman épistolaire » (roman fictif qui repose sur des lettres échangées).

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Les éléments utiles à la rédaction de cette partie auront été découverts par les élèves grâce aux réponses aux questions. Voltaire privilégie en effet une forme divertissante pour dénoncer la condition féminine de l’époque : – le registre ironique du texte a déjà été évoqué ; – la forme du dialogue entre deux personnages, qui

contribue à donner de la vivacité à la scène ; – la construction du portrait de Mme de Grancey, à

travers la courte biographie initiale et sa parole libre et pittoresque.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation de textes

• On peut utilement inviter les élèves à lire la « Lettre aux Éphésiens » dont est extrait le court fragment ici contesté et leur rappeler qu’il s’inscrit dans une perspective d’ensemble : l’union entre un homme et une femme est comparée à celle du Christ avec l’Église. La lettre contient aussi ces mots : « Du reste, que chacun de vous aime sa femme comme lui-même, et que la femme respecte son mari. »

• Il est souhaitable de donner aux élèves un autre aperçu sur les combats voltairiens : on peut leur

proposer de lire par exemple un extrait du Traité sur la tolérance, ou bien l’article « Torture » du Diction-naire philosophique (p. 322) textes qui leur donne-ront un aperçu des convictions de l’écrivain.

➤ Exercice de réécriture

Le texte a un caractère fortement narratif : on peut donc proposer aux élèves un exercice de réécriture avec changement de point de vue : L’abbé de Châ-teauneuf rapporte à un ami, par oral ou par écrit, l’étonnant entretien qu’il a eu avec Mme de Grancey. Il lui donne son point de vue sur cette scène.

Texte 3 – Denis Diderot, Supplément au voyage de Bougainville (1772) p. 340

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du dialogue philosophique. – Étudier une utopie. – Découvrir une revendication : la libération des mœurs pour les femmes comme pour les hommes.

LECTURE ANALYTIQUE

Un dialogue tenduLe dialogue est ici clairement dominé par le vieux sage tahitien qui s’affirme à partir de la ligne 9. La longueur de ses deux répliques principales témoigne d’une force de conviction qui s’impose à l’aumônier. Le dialogue philosophique, dans lequel chaque per-sonnage expose tour à tour sa thèse, permet ici aussi de faire ressortir le pouvoir inégal de leur per-suasion. L’aumônier est progressivement réduit à écouter, voire à relancer le vieux sage tahitien par ses questions à partir de la ligne 27. Ce déséquilibre s’instaure même dès les premières lignes du texte. L’aumônier y explique en effet les conséquences de la naissance d’un enfant hors mariage en Europe : les phrases sont courtes et déclaratives, elles décrivent toutes chacune à leur manière le jugement social qui s’abat sur chacun des responsables de la naissance : « méprisée », « lâche séducteur », « désolés ». Personne n’est épargné comme le montre le groupe ternaire à la ligne 7, comme le montrent aussi le parallélisme et l’opposition entre « l’époux volage » et « l’époux trahi » tous deux éga-lement coupables aux yeux de la morale sexuelle d’époque. L’indignation d’Orou devant ces condam-nations est sensible aux reprises rhétoriques ponc-tuées d’exclamations et d’interrogations. Il manifeste ainsi comme une sorte d’incrédulité douloureuse devant les jugements sociaux des Européens. Mais cette indignation éclate surtout dans sa première longue réplique (l. 9 à 26). L’expression initiale « monstrueux tissu d’extravagances » souligne bien, grâce à l’hyperbole, la force de sa dénonciation.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 2

Orou déploie ensuite toute sa force persuasive grâce à de nombreux procédés : procédés syntaxiques et lexicaux essentiellement. Il reproche aux Européens de se faire les juges de toutes choses et en montre les conséquences dans la vie sociale grâce à une énumération qui dénonce l’atmosphère viciée et corrompue : « on se blâme, on s’accuse, on se sus-pecte, on se tyrannise ». Il emploie un lexique vio-lemment péjoratif pour qualifier les Européens, à l’intérieur d’une autre énumération : « […] un ramas ou d’hypocrites […] ou d’infortunés […] ou d’imbé-ciles […] ou d’êtres mal organisés ». La corruption de la société européenne ressort grâce au lexique du crime qui lui est systématiquement associé : « étoufferont » « négligeront », « abandonneront ».

L’éloge d’une vie naturelle

En opposition à ce qu’il a condamné, le vieux sage tahitien propose ici une tout autre définition du mariage et de la morale sexuelle, caractéristique de l’utopie. Le mariage est, pour les Tahitiens ici imagi-nés, « le consentement d’habiter une même cabane et de coucher dans un même lit ». Elle est l’associa-tion provisoire, consentie entre deux êtres libres, de partager une même vie commune. Le fondement du mariage est donc la libre volonté, et cela en fixe aussi les limites, puisqu’il n’existe que tant que cette volonté s’exprime, c’est-à-dire tant que les parte-naires sont heureux. Si ce modèle social paraît ici un idéal, c’est parce qu’il garantit une place toute spé-ciale à l’enfant, considéré comme « un bien pré-cieux », comme le montre le jeu d’oppositions à l’intérieur du parallélisme de construction : « la nais-sance d’un enfant est toujours un bonheur et sa mort un sujet de regrets et de larmes ». Le mariage n’est donc pas envisagé comme l’institution qui légi-time la procréation, c’est la procréation elle-même qui est conçue comme une fin en soi parce qu’elle fait la force de la nation tahitienne. Le locuteur recourt ici aux effets de symétrie (« un accroisse-ment de fortune pour la cabane et de force pour la nation »), sur les groupes binaires (« la joie domes-tique et privée », « des bras et des mains de plus »), sur les énumérations (« un agriculteur, un pécheur, un chasseur […] ») pour souligner l’importance accordée à l’enfant. Diderot utilise donc le vieux tahitien comme porte-parole pour défendre un modèle social différent où la liberté sexuelle garantit l’harmonie des rapports entre les hommes et la force du peuple. Mais il est clair que ce modèle relève de l’utopie.

Synthèse

Le sage tahitien sert ici de porte-parole à Diderot pour imaginer des rapports différents entre hommes et femmes : – l’éloge de la liberté sexuelle et le refus des

condamnations morales ;

– le mariage conçu comme une libre et provisoire union de deux êtres ; – l’importance accordée aux naissances.

GRAMMAIRE

Les verbes sont employés ici sous une forme prono-minale. C’est un moyen de souligner les rapports de tension qui se nouent ici entre les Européens, le cli-mat de défiance entre eux, tel que le voit le vieux sage tahitien.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Le sujet de dissertation invite à examiner la littéra-ture comme arme de combat. Le sujet, dans sa for-mulation, n’exclut aucun genre littéraire, on peut donc conseiller aux élèves de songer à croiser poé-sie et argumentation ou roman et argumentation indirecte. Pour développer la première partie, les élèves pourront d’abord interroger les genres de l’argumentation directe : essai, traité, discours, mais aussi bien sûr poésie de combat. On s’attend à ce que les élèves montrent comment l’écrivain mobilise toutes les ressources de son talent pour mieux servir sa cause : indignation ou révolte devant les injus-tices, tableau saisissant des misères sociales. Mais les élèves pourront ensuite interroger les formes de l’argumentation indirecte (roman, fable, conte philo-sophique) et montrer comment le détour par la fic-tion est une arme tout aussi efficace pour éveiller les consciences. Le recul permis par la fiction, la dra-matisation des faits, le choix de personnages typiques voire allégoriques dans le conte, permet de mieux appréhender les misères sociales.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation de textes

Le texte de Diderot s’inscrit dans un mythe en plein essor au xviiie siècle, celui du bon sauvage. Mon-taigne a sans doute contribué à la naissance de ce mythe avec le chapitre « Des cannibales », extrait des Essais (p. 318). On pourra aussi renvoyer les élèves au texte de Rousseau, extrait du Discours sur l’inégalité (p. 346). Mais il faudrait surtout leur conseiller la lecture de la première partie du Dis-cours : Rousseau y imagine, à titre d’hypothèse, l’homme naturel vivant seul, occupé à la seule satis-faction de ses besoins primaires.

➤ Autres sujets possibles pour l’oral

• En quoi ce dialogue met-il en place une utopie ?• Comment le sauvage parvient-il ici à ébranler le civilisé ?

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Français 1re – Livre du professeur

➤ Lecture d’image

Paul Gauguin, Jours délicieux (p. 341). On peut mettre ce tableau en relation avec le texte : la mode de l’exotisme au xixe siècle, la continuité de l’idéali-sation de la vie sauvage. On peut interroger le titre du tableau : quels éléments montrent un paradis perdu et retrouvé ?

Texte 4 – Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses (1782) p. 342

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un roman épistolaire. – Étudier un contre-modèle : le portrait d’une libertine.

– Découvrir une forme de révolte interne à la société.

LECTURE ANALYTIQUE

Une lettre de protestationLes premières phrases de cette lettre établissent clai-rement l’intimité entre la marquise et le vicomte. Mme de Merteuil fait en effet à plusieurs reprises allu-sion à son passé et Valmont est pris ici à témoin : l’emploi du passé composé montre à la fois l’ancien-neté de leur relation, et les traces qui en perdurent dans le présent : « si cependant, vous m’avez vue […] si, au milieu de ces révolutions fréquentes, ma réputation s’est pourtant conservée pure […] ». L’em-ploi de l’impératif présent (« ah ! gardez vos conseils et vos craintes ») marque également une relation suf-fisamment établie pour que la marquise s’autorise le droit de donner des ordres à son interlocuteur. Ces premières phrases sont aussi remarquables par l’in-dignation sensible qu’on y lit. Valmont s’est permis dans la lettre précédente de donner des conseils à son amie, de la mettre en garde contre un libertin qui s’est juré de la séduire. L’orgueil de la jeune femme est ici blessé et elle entreprend de rappeler à son ancien amant le pouvoir qu’elle a sur elle-même et sur les hommes. Toute une série d’antithèses illustre ainsi ce pouvoir : ces « hommes si redoutables » deviennent « le jouet de [ses] caprices » ; « ces tyrans devenus [ses] esclaves » ; elle sait les « attacher » ou les « rejeter ». Les questions rhétoriques nombreuses qui ponctuent ici la lettre témoignent aussi de la force de son indignation, comme des lignes 20 à 22. Enfin, la locutrice entreprend de se mettre en opposition à celles qu’elle nomme, dans une expression qui n’est pas sans mépris, les « femmes à délire » ou les « femmes inconsidérées », soit celles qui se laissent emporter par leurs sentiments : elle en dresse donc un portrait fort critique dans le deuxième paragraphe du texte par rapport auquel elle se met en opposi-tion : « Mais moi, qu’ai-je de commun […] ? ».

Une défense des femmesLa libertine adresse toute une série de reproches aux femmes de son époque. Elle dénonce d’abord l’emportement sentimental de ces femmes grâce à un lexique péjoratif : « imagination exaltée », « folle illusion ». Elle leur reproche aussi leur manque d’es-prit de discernement : elles « confondent sans cesse l’amour et l’amant ». Pour la libertine qu’elle est, seul le plaisir compte et la personne qui le procure n’en est que l’instrument. C’est en ce sens qu’il faut com-prendre la distinction plutôt sacrilège établie par la métaphore du « Prêtre », celui qui dispense le plaisir amoureux, et « La Divinité » le plaisir lui-même. En opposition, elle affirme orgueilleusement son libre arbitre et sa capacité de réflexion et d’analyse : elle oppose ainsi sans pitié aux principes des autres qu’elle juge « donnés au hasard, reçus sans examen et suivis par habitude » les siens « fruit de (ses) pro-fondes réflexions ». La frivolité et l’inconscience des amantes ordinaires s’opposent donc à la détermina-tion et la science de la libertine. L’idéal féminin qu’elle défend est celui d’une femme maîtresse d’elle-même et des autres, une souveraine absolue, pour reprendre la métaphore présente dans le pre-mier paragraphe. L’objectif qu’elle se fixe est de « venger [son] sexe » : l’expression a fait fortune, elle rappelle la situation humiliante des femmes au xviiie siècle et témoigne d’une volonté de revanche.

L’autobiographie d’une libertinePour montrer ce qu’elle est, la libertine entreprend ici pour son ami un récit de sa formation, tout à fait extraordinaire, puisqu’il s’agit de la formation qu’elle s’est donnée à elle-même. L’expression « je suis mon ouvrage » a elle aussi un parfum de sacrilège dans la mesure où Mme de Merteuil se met ici en parallèle avec Dieu, qui, pour les chrétiens d’époque, est seul créateur. Démiurge moderne, la locutrice refuse de reconnaître, dans la femme qu’elle est devenue, un autre pouvoir que le sien. Elle évoque donc pour son ami les « principes » qu’elle a suivis : les fondements de sa formation. Le texte prend ici un tour nettement narratif, comme le montre le passage à l’imparfait et au passé simple. Le choix des verbes marque claire-ment tous les efforts faits sur elle-même : « j’essayai », etc. Il s’agit d’apprendre à « dissimuler », de se pré-parer à la vie sociale en arborant en toutes circons-tances un masque. Le jeu des antithèses entre chagrin et sérénité, douleurs et plaisirs, peine et joie signale cet effort extrême de domination sur soi-même. Se dominer soi-même pour mieux dominer les autres, telle est la leçon que Mme de Merteuil rappelle ici à Valmont et qui est le fondement de sa « puissance ».

SynthèseMme de Merteuil est un personnage qui incarne la révolte des femmes contre une société inégalitaire par son goût de la domination et sa volonté de

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 2

puissance. Mais cette révolte n’est pas ouverte : il s’agit de dominer les hommes en les manipulant, en adoptant un masque social. Elle est un personnage d’exception par son orgueil qui la pousse à s’égaler à Dieu même.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Sujet d’invention

La marquise de Merteuil répond ici à une lettre écrite par son ami, le vicomte de Valmont. Imaginez la lettre que Valmont a pu écrire pour susciter une telle réponse. Vous veillerez à la cohésion et à l’enchaîne-ment des deux lettres.

➤ Autres sujets pour l’oral

• Quelle figure de la libertine se dégage au travers de cette lettre ?

• Pourquoi peut-on dire que la marquise est une femme révoltée ?

• Quel regard peut-on porter sur cette libertine ?Pour cette 3e question, on peut proposer un plan rapide qui fasse ressortir toute l’ambiguïté du texte :I. Un regard admiratif (une femme révoltée, un esprit supérieur, une volonté de fer) ;II. Un regard critique (une femme méprisante pour les autres, le goût du pouvoir absolu, un esprit sacrilège).

➤ Lecture d’image

Les Liaisons dangereuses de Stephen Frears, Glenn Close dans le rôle de la marquise de Merteuil (p. 342).Étudiez la composition de ce plan rapproché. Com-ment le réalisateur fait-il ressortir la parfaite maîtrise de la marquise ?

Texte écho – Montesquieu, Les Lettres persanes (1721) p. 343

OBJECTIFS ET ENJEUX – Entrer dans un univers oriental – Lire une lettre d’adieu – Lire le manifeste d’une femme qui s’est libérée

LECTURE ANALYTIQUE

Montesquieu a inscrit son roman épistolaire dans le royaume de Perse qui concentre au xviiie siècle toute la rêverie orientale : comme le précisent l’en-tête, la date ainsi que le destinataire, l’histoire se passe entre Ispahan et Paris, le sultan porte un nom aux sonorités étranges d’Usbek et le nom des mois ne correspondent en rien au calendrier européen : « l. 8 de la lune de Rébiab ». C’est un Orient éloigné dans le temps et dans l’espace mais surtout distant de la France par ses mœurs et coutumes. Roxane vit enfermée dans le sérail du palais du sultan (l. 2) où

les « eunuques » (l. 1) prennent soin des femmes et surtout les gardent : elle y est captive, elle vit dans « la servitude » (l. 11). Roxane toutefois fait l’aveu d’avoir fait du sérail « un lieu de délices et de plai-sir. » (l. 2-3) ce qui correspond précisément à l’ima-gerie orientale qui va durer bien au-delà du seul xviiie siècle. Enfin l’empoisonnement que choisit Roxane pour mourir renvoie à la violence du Palais ottoman, à la dissimulation et aux passions qui se développent dans la promiscuité d’un lieu clos. Le lecteur ne peut qu’être charmé par la promesse d’un exotisme qui renvoie également à des images sédui-santes, romanesques voire sensuelles comme celles qu’il trouve également dans Les mille et une nuits.Cette lettre, la dernière qu’écrira la sultane Roxane avant de se donner la mort, constitue un testament. Deux informations s’y disent d’emblée et fort bruta-lement dans les deux premiers paragraphes. Tout d’abord Roxane avoue son infidélité dès la première ligne, en interpellant directement son correspon-dant : « oui, je t’ai trompé ». Dans le même registre elle annonce sa mort, prochaine comme le signifie l’emploi du futur proche : « je vais mourir. » (l. 4). Ces deux nouvelles s’accompagnent d’une troisième qui est l’annonce de la mort de son amant : « Le seul homme qui me retenait à la vie n’est plus. » (l. 5) la lettre s’inscrit dans un registre pathétique, avec l’an-nonce de la « mort de la belle héroïne » et tragique pour cette mort que provoque l’emportement de la passion.Dès le premier paragraphe, sans s’embarrasser des formules rituelles de la lettre, Roxane entre dans un dialogue qui semble se poursuivre avec le premier mot « oui », en réponse à la question implicite de son infidélité. Trois courtes propositions suivies d’une dernière plus longue offrent un rythme rapide et scandé par l’alternance des adjectifs et pronoms de la première et deuxième personne : « Oui, je t’ai trompé ; j’ai séduit tes eunuques,/je me suis jouée de ta jalousie. » un enchaînement qui crée des allité-rations des sons [t], [p]. Sur le plan sémantique les aveux de Roxane constituent un crescendo qui culmine sur une opposition « de ton affreux sérail faire un lieu de délices et de plaisirs » (l. 2-3). La pre-mière personne y est en position de sujet, la seconde en objet, ce qui confère à Roxane une position supé-rieure, une position d’attaque. C’est elle qui conduit le procès d’Usbek, qui l’accuse et construit sa propre défense. Tout concourt ici à fonder le pouvoir de la parole.« Nous étions tous deux heureux : tu me croyais trompée, et je te trompais. »(l. 21-22) la première proposition de cette phrase peut être lue comme l’évocation d’un bonheur fondé sur un amour réci-proque et que l’on pourrait reformuler ainsi : nous étions heureux d’un amour partagé. Les deux propo-sitions qui suivent forment une antithèse écrite dans un chiasme qui invalide cette première lecture. Le

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bonheur des deux personnages est fondé sur ce qui les sépare : l’infidélité doublée de la satisfaction pour l’un, de tromper sa femme en croyant qu’elle l’ignore et pour l’autre de savoir qu’il la croit double-ment la tromper alors qu’elle le trompe à son tour, ce qu’il ne pourrait concevoir. Cette double structure, de ressemblance et d’opposition met Roxane en position de supériorité : elle est infidèle comme son époux mais contrairement à lui elle sait tout de ce jeu de dupes : « je me suis jouée de ta jalousie » (l. 1-2)

SynthèseRoxanne s’adresse dans cette lettre pour la dernière fois à son époux le sultan : comme on l’a vu, l’an-nonce de sa mort offre un registre pathétique à cette lettre qui clôt également le roman et scelle le destin des personnages. Par son discours emporté et lyrique, elle offre l’image d’une femme amoureuse et passionnée revendiquant « les délices et plaisirs ». Cette figure amoureuse se double dans sa douleur d’une femme véhémente et violente qui se flatte d’avoir envoyé à la mort « ces gardiens sacrilèges » (l. 6-7) que sont les eunuques. Les questions rhéto-riques, les interjections disent aussi ses reproches, le mépris dont elle accable le sultan. Les mots ne sont pas assez forts pour dire sa haine et son res-sentiment. « J’ai lâchement gardé dans mon cœur ce que j’aurais dû faire paraître à toute la terre. » (l. 14-15). Mais cette amoureuse emportée reproche aussi à Usbek sa prétention à la supériorité, à l’avoir maintenue dans la servitude, à n’avoir pas cru qu’elle aussi pouvait aimer quelqu’un d’autre que lui, comme en témoignent de nombreuses opposi-tions : « pendant que tu te permets tout, tu eusses le droit d’affliger tous mes désirs. » (l. 10). Les reproches de Roxane se doublent d’une revendica-tion, celle d’être libre comme la nature a fait tous les hommes. « J’ai toujours été libre » (l. 11). Elle reven-dique ici un statut fondé sur le droit naturel. « J’ai réformé tes lois sur celles de la nature, et mon esprit s’est toujours tenu dans l’indépendance » (l. 11-12).On peut enfin lire dans ces aveux provocateurs, la volonté d’être reconnue jusque dans sa dissimula-tion et son infidélité jusqu’à ses meurtres, par un homme qui y reconnaîtra les effets d’une volonté et d’une autonomie dignes d’admiration : « serait-il possible qu’après t’avoir accablé de douleurs, je te forçasse encore d’admirer mon courage ? » (l. 23-24).Roxane en captive orientale offre une figure de la révolte à un ordre contre-nature qui abaisse la femme. La fantaisie exotique permet ici de dépayser une pensée audacieuse qui reconnaître aux femmes les mêmes aspirations et droits désirs qu’aux hommes. Dans sa revendication d’un droit au plaisir, à un amour passionné, elle constitue une figure de la liberté prête à en payer le prix, la mort.

Texte 5 – Choderlos de Laclos, Des femmes et de leur éducation (1783) p. 344

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme de l’essai. – Étudier la question de la femme au travers de l’histoire de l’Homme.

– Étudier un enjeu de contestation : l’inégalité entre hommes et femmes.

LECTURE ANALYTIQUE

Cet essai de Laclos propose, à la manière de Rous-seau dans le Discours sur l’inégalité, une histoire possible de l’humanité. Le caractère hypothétique de la réflexion est accusé par le recours à divers modalisateurs : « on est tenté de croire », « nous croirions plutôt ». L’expression « on sent assez que » présente comme une intuition intime l’histoire ainsi brossée. Laclos s’attache donc à imaginer les grandes étapes de la socialisation de l’homme. On peut en distinguer trois : les premiers regroupe-ments uniquement masculins (l. 7) puis les pre-mières communautés mixtes : « ils sentirent bientôt le besoin qu’ils avaient des femmes ». Ces commu-nautés sont présentées comme un temps d’équi-libre et de juste partage, reposant sur des besoins et des tâches mutualisés : « cette communauté de tra-vaux et de fruits ». Elles sont caractérisées aussi par une grande liberté de mœurs : « toutes étaient à tous ». Enfin, la troisième étape est l’aliénation de la femme, mise en parallèle avec la naissance de la propriété : « les hommes étendirent bientôt jusqu’à elles cette même idée de propriété ». On remarque que le locuteur passe progressivement d’un raison-nement hypothétique, et donc d’une reconstitution fictive de l’histoire de l’humanité, à un récit, comme s’il retraçait une réalité historique. Le passage de l’un à l’autre s’opère dès la deuxième phrase du texte, comme le montre le recours aux temps du récit (passé simple et imparfait). S’ensuit un enchaî-nement d’actions, dont les péripéties sont marquées par des adverbes temporels : « Cependant » (l. 15) et « bientôt » répété plusieurs fois (l. 17 ; 20 et 25), qui indiquent une certaine accélération dramatique.Au travers de cette fiction historique, Laclos s’em-ploie à dénoncer les rapports entre hommes et femmes tels qu’ils perdurent à son époque. Repre-nant à son compte l’expression rousseauiste de « contrat social » (l. 3), il montre qu’il repose non sur une libre approbation des deux partis, mais sur un coup de force : c’est la thèse qu’il défend, dans une phrase essentielle du texte, qui évoque la rupture de l’égalité première entre sexes, grâce à une antithèse riche de sens, « elles n’ont que cédé et non pas consenti au contrat social ». Il s’agit donc d’un pacte social injuste et Laclos dénonce avec vigueur la

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 2

domination des hommes sur les femmes, ce qu’il appelle « la loi du plus fort » et qui n’est en rien une loi bien sûr, comme le montre tout le lexique de la violence et de la force : « subjuguées », « conquête », « contrainte », « force », « contraindre ». L’expres-sion quasi conclusive du texte (« telle fut en général l’origine du droit ») résume de la même manière le fondement abusif de l’inégalité entre sexes. Toute la compassion du locuteur va donc vers les femmes dont la situation d’oppression est présentée avec beaucoup d’émotion. On peut évoquer en particulier la formule finale, qui repose sur une double anti-thèse « compagnes de nom, elles devinrent bientôt esclaves de fait ». Et cette comparaison des femmes avec les esclaves sur laquelle se termine le texte a été préparée par tout un champ lexical de la soumis-sion : « subjuguées », « chaînes », « assujetties ».

SynthèseLe caractère hypothétique de la réflexion est claire-ment sensible aux réserves oratoires introduites grâce aux modalisateurs. Mais cette démonstration est cependant convaincante, parce qu’elle s’appuie sur des intuitions, et parce qu’elle se déroule suivant une chronologie bien précise, dans un enchaîne-ment cohérent de faits. Laclos vise donc à la vraisemblance.

GRAMMAIRE

Le pronom indéfini « on » est employé en deux sens différents dans le texte. Il est d’abord employé en alternance avec « nous » pour désigner en fait le locuteur, et peut-être le lecteur qu’il invite à suivre sa démonstration : « on est tenté de croire ». Mais le pronom « on » sert aussi pour désigner les hommes des premiers regroupements : « on partageait », « on en usait ».

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On peut retrouver dans ce texte toutes les marques de l’essai. L’essai est un genre argumentatif au caractère expérimental : le locuteur pose progressi-vement sa thèse, souvent en s’opposant à ses adversaires. Ici, Laclos pose bien une thèse polé-mique : contre l’idée que la soumission des femmes est un fait de nature ou un dogme religieux, Laclos dénonce un coup de force des hommes contre les femmes. Le caractère expérimental de la réflexion est marqué par l’abondance des modalisateurs qui nuancent l’exposé. Enfin, cet essai marque l’enga-gement de l’écrivain par la virulence de sa dénoncia-tion du sort injuste réservé aux femmes.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ La réflexion sur les femmes chez Laclos

Cet essai de Laclos a été rédigé un an après son roman épistolaire, et son chef-d’œuvre, Les Liaisons dangereuses (1783). L’œuvre témoigne dans son ensemble de la continuité des préoccupations de Laclos. On peut établir des liens entre les deux textes : la critique de la corruption féminine au tra-vers de la figure de la libertine du roman aboutit à une critique de la société en général qui pervertit les femmes par l’éducation. Cela conduit ensuite Laclos dans son essai à étudier les étapes de la dénatura-tion de la femme, effet de la socialisation. La liber-tine du xviiie siècle, qui assoit son pouvoir grâce à la coquetterie et la séduction s’oppose complètement à « la femme naturelle », définie par Laclos comme « un être libre et puissant » et aussi « heureux » dans le chapitre II de cet essai.

➤ Confrontation de textes

On comparera utilement les textes de Laclos et de Voltaire, qui posent le même problème de la soumis-sion des femmes aux hommes. On invitera les élèves à comparer les démarches utilisées, pour montrer laquelle est la plus efficace : d’un côté un dialogue philosophique, de l’autre un essai ; un texte mettant en scène un choc de personnes contre une argu-mentation vraisemblable.

➤ Autres sujets possibles pour l’oral

• Quelle est la place de l’écrivain dans ce teste ?• Pourquoi ce texte est-il polémique ?• Comment l’écrivain parvient-il ici à convaincre et persuader le lecteur ?

Texte écho – Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’inégalité (1755) p. 345

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la forme du discours. – Étudier une démarche argumentative originale. – Étudier un autre enjeu de contestation au

xviiie siècle : l’inégalité sociale.

LECTURE ANALYTIQUE

Rousseau évoque ici les premiers regroupements humains, une étape intermédiaire avant la socialisa-tion. Il s’agit bien d’une étape hypothétique dans une reconstruction historique imaginaire comme le montre l’emploi des modalisateurs sembler et devoir : « cette période […] dut être », « il n’a dû en sortir », « semble confirmer le fait ». On remarque cependant l’enthousiasme du locuteur pour cette période, pré-sentée comme un âge d’or de l’humanité ; cela se

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manifeste par l’emploi d’un lexique mélioratif parfois associé à des superlatifs : « l’époque la plus heu-reuse et la plus durable », « le meilleur à l’homme ». Deux raisons fondent essentiellement cet éloge : cet état sauvage est présenté à la fois comme un état d’équilibre, et de stabilité. L’expression « un juste milieu » renvoie bien à l’idée d’un équilibre entre « l’état primitif » et l’âge social. Quant à la stabilité, elle est indiquée à deux reprises : « l’époque la plus heureuse et la plus durable », « pour y durer tou-jours ». Le locuteur joue ensuite sur un jeu de parallé-lismes et d’antithèses pour montrer que la sortie de cet âge intermédiaire s’est faite au détriment de l’in-térêt de l’espèce : « en apparence » s’oppose ainsi à « en réalité » et « la perfection de l’individu » à « la décrépitude de l’espèce ».Cette critique est menée au travers de la période oratoire qui compose le deuxième paragraphe du texte et qui oppose au bonheur de l’homme primitif le malheur de l’homme socialisé. La rupture est introduite par l’emploi de l’adversatif « mais » qui montre l’irruption de changements significatifs dans une époque de stabilité. Le bonheur de l’homme pri-mitif est marqué par la première partie de la période, dans une série de subordonnées introduites par « tant que ». Ce bonheur vient de la capacité de l’homme à limiter ses désirs, comme le montre l’em-ploi des verbes à sens restrictif : « se contentèrent », « se bornèrent », « ne s’appliquèrent qu’à ». L’homme s’adonne ici à des activités simples comme la chasse, la pêche, et ne développe que des techniques rudimentaires : « leurs cabanes rus-tiques », « quelques grossiers instruments de musique ». Le bonheur vient aussi de l’indépen-dance ; l’égalité entre les hommes est garantie par le fait que, quoique vivant en collectivité, chacun veille à ses propres besoins : « tant qu’ils ne s’appli-quèrent qu’à des ouvrages qu’un seul pouvait faire ». L’oxymore « commerce indépendant » illustre cet équilibre paradoxal entre vie sociale et indépen-dance réelle. Le malheur de l’homme social est décrit dans la deuxième partie de la période. Une série de deux subordonnées introduites par « dès que » introduisent les conditions qui font basculer l’histoire de l’humanité. Parmi ces circonstances aggravantes, le locuteur mentionne surtout la nais-sance de la propriété et la division du travail qui l’accompagne : « dès l’instant qu’un homme eut besoin du secours d’un autre ». Tout cela conduit à l’aliénation de l’homme comme le montrent les termes forts employés (« sueur », « esclavage », « misère ») et qui sont mis en parallèle avec le travail de la terre : « on vit bientôt l’esclavage et la misère croître avec les moissons ». Si Rousseau commence par idéaliser un âge d’or perdu de l’humanité, c’est

donc surtout dans une perspective polémique, pour mieux faire ressortir par opposition les grandes plaies de l’âge social que sont d’après lui le partage des tâches et la propriété.

SynthèseEn fervent rousseauiste, Laclos utilise dans son essai une démarche comparable à celle de Rous-seau : tous deux affirment leur thèse à l’intérieur d’un raisonnement qui se présente comme hypothé-tique, mais ils lui donnent de la vraisemblance en glissant de l’argumentation à la narration. Enfin, tous deux prennent position en même temps qu’ils déve-loppent leur thèse : leur indignation est sensible au lexique péjoratif, et au choix de comparaison (notamment la comparaison avec l’esclavage).

VOCABULAIRE

Le mot « art » vient du latin ars. Au sens où l’emploie Rousseau, il désigne les « techniques ». Ce sens est encore attesté aujourd’hui et donne son nom par exemple au Conservatoire des Arts et des Métiers, grande école qui promeut la culture scientifique et technique. Nous employons maintenant surtout ce mot dans son sens spécialisé pour désigner l’ex-pression dans les œuvres humaines d’un idéal de beauté, et l’ensemble des règles qui permettent d’y arriver.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Laclos est un admirateur de Rousseau, dont il imite ici la démarche. Pour bien comprendre la démarche de Rousseau dans le Discours sur l’inégalité, on relira avec profit le préambule dont voici un extrait : « Que mes lecteurs ne s’imaginent donc pas que j’ose me flatter d’avoir vu ce qui me paraît si difficile à voir. J’ai commencé quelques raisonnements ; j’ai hasardé quelques conjectures, moins dans l’espoir de résoudre la question que dans l’intention de l’éclaircir et de la réduire à son véritable état. D’autres pourront aisément aller plus loin dans la même route, sans qu’il soit facile à personne d’arri-ver au terme. Car ce n’est pas une légère entreprise de démêler ce qu’il y a d’originaire et d’artificiel dans la nature actuelle de l’homme, et de bien connaître un état qui n’existe plus, qui n’a peut-être point existé, qui probablement n’existera jamais, et dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour bien juger de notre état présent. » Pour Rous-seau, la description de l’homme naturel relève donc bien d’un raisonnement hypothétique, il s’agit d’avoir une norme de référence pour mieux com-prendre et évaluer l’homme socialisé.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 2

Texte 6 – Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne (1791) p. 346

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un texte historique fondateur. – Étudier une revendication audacieuse en son temps : une représentation politique.

– Découvrir une figure emblématique du féminisme.

LECTURE ANALYTIQUE

Une dénonciationPour défendre les droits des femmes, Olympe de Gouges rédige une déclaration empreinte de pas-sion. Elle conteste avec vigueur, dans son avant-propos, la primauté masculine et utilise pour cela un lexique politique comme le montrent les expressions suivantes : « souverain empire », « opprimer », « empire tyrannique », « commander en des-pote. » L’emprise de l’homme sur les femmes est donc bien assimilée aux formes les plus contes-tables d’exercice politique que la Révolution pré-tend d’ailleurs abattre. Olympe de Gouges montre le décalage des hommes avec leur temps, nommé ici comme « un siècle de lumière et de sagacité. » Tout montre ici que l’homme prétend jouir d’un pouvoir obsolète et notamment l’antithèse entre l’expression hyperbolique « l’ignorance la plus crasse » qui le qualifie et « siècle de lumière ». Le discours de l’écri-vaine est marqué par l’indignation comme le montre la forme oratoire accusée de l’avant-propos : l’apos-trophe adressée à l’homme dès la première ligne, les questions qui sont autant de reproches implicites : « es-tu capable d’être juste ? » « qui t’a donné le souverain empire […] ? ». Le registre est ici claire-ment polémique : l’écrivaine entre en débat, en tant que femme, avec celui qui exerce un pouvoir injuste, et met en cause les fondements de ce pouvoir : les questions empreintes d’ironie (« ta force ? ton talent ? ») conteste à l’homme tout droit à affirmer sa supériorité. Son indignation éclate enfin dans le der-nier temps de l’avant-propos au travers de l’accu-mulation de termes péjoratifs associés à l’homme : « bizarre, aveugle, boursouflé de sciences et dégé-néré […] ». Elle le montre clairement ici comme un monstre en son temps. Le préambule marque cependant un changement de ton et le passage d’une grande violence polémique à une grande solennité. C’est ce que montrent les phrases décla-ratives qui jouent sur des procédés d’emphase en particulier grâce aux accumulations d’adjectifs et de noms : « les mères, les filles, les sœurs », « les droits inaliénables et sacrés de la femme ». La colère fait place à la gravité au moment d’énoncer pleinement les droits de la femme.

Un plaidoyer en faveur des femmesOlympe de Gouges s’emploie ici à défendre ce qui est sa principale revendication, le droit des femmes à une représentation politique égale à celle des hommes : « les mères, les filles, les sœurs […] demandent d’être constituées en Assemblée nationale ». Il s’agit d’ob-tenir par là même le droit à l’égalité qui constitue le premier article de la Déclaration. Le recours au groupe ternaire (mères/filles/sœurs) est sans doute un moyen de légitimer cette revendication en rappelant les liens étroits qui unissent les hommes aux femmes.Pour défendre cette revendication, Olympe de Gouges s’appuie sur plusieurs arguments. L’argu-ment principal, développé dans l’avant-propos, est une comparaison : l’exemple de toutes les formes de vie naturelle fait ressortir la singularité de l’es-pèce humaine qui seule, sépare et oppose les sexes. La locutrice invite ici son lecteur à une démarche expérimentale : il doit mener une enquête, comme le montrent les ordres donnés à l’impératif présent : « remonte aux animaux, consulte les éléments, étu-die les végétaux ». Mais cette enquête ne peut que valider l’hypothèse de départ : l’homme est une anomalie dans la nature, une « exception ». La mise en épanaphore de « partout » met ainsi en évidence l’harmonie universelle, à laquelle l’homme se dérobe, comme le montre l’emploi de l’adjectif « seul » à la phrase suivante. Un autre argument, plus politique et historique, peut se repérer dans le préambule : « l’ignorance, l’oubli ou le mépris des droits de la femme sont les seules causes des malheurs publics ». L’homme ne peut donc espérer atteindre le bonheur politique que pour autant qu’il laisse à la femme toute la place qu’elle mérite, comme le rap-pelle aussi sans doute l’énumération initiale. Enfin, ultime argument, Olympe de Gouges rappelle ici la dignité de son sexe, sur tous les plans : « […] un sexe qui a reçu toutes les facultés intellectuelles », « le sexe supérieur en beauté comme en courage ».

SynthèseOlympe de Gouges conteste avec force l’inégalité entre hommes et femmes, et la domination des hommes sur les femmes. Elle montre que cette domination n’a aucun fondement, et surtout pas un fondement dans la nature. Elle défend l’idée que l’inégalité entre hommes et femmes cause le mal-heur des nations.

VOCABULAIRE

Le mot « auspice », du latin auspicium, c’est-à-dire « divination », désigne à l’origine dans l’Antiquité les présages envoyés par les dieux. Au sens moderne, le mot désigne les circonstances qui permettent d’en-visager l’avenir. L’expression « sous les auspices » a un sens figuré et veut dire sous la protection. C’est en ce sens que l’emploie ici Olympe de Gouges.

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Français 1re – Livre du professeur

S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS

Les trois textes de Voltaire, Laclos, et Olympe de Gouges contestent bien tous les trois la soumission des femmes aux hommes. Mais ils passent par des moyens différents : les genres littéraires comme les stratégies argumentatives. Voltaire choisit la forme du pamphlet et dessine le portrait piquant d’une femme de qualité qui refuse la soumission évangé-lique. Laclos imagine dans son essai un tableau plus général, une histoire de l’humanité et de l’asservis-sement des femmes. Quant à Olympe de Gouges, femme, elle passe de la dénonciation à la revendica-tion et dresse dans sa célèbre Déclaration la liste des droits de la femme. Les stratégies aussi sont différentes : Olympe de Gouges cherche à convaincre et persuader et construit un argumen-taire pour contester le pouvoir des hommes, en même temps qu’elle manifeste son indignation. L’in-dignation est plus contenue chez Laclos, qui privilé-gie le raisonnement à base d’hypothèses. Dans le pamphlet de Voltaire, le personnage de la maréchale mis en scène n’est pas loin de la caricature et fait plutôt sourire le lecteur, même si elle sait déployer du bon sens pour justifier sa colère contre l’injustice du sort réservé aux femmes.

Texte 7 – Victor Hugo, Les Misérables (1862) p. 348

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire un texte romanesque à visée argumentative. – Critiquer la société en dénonçant la prostitution. – Observer l’utilisation du registre pathétique.

LECTURE ANALYTIQUE

Un plaidoyer argumentéLe passage qui nous intéresse constitue une paren-thèse dans le récit. Le narrateur, qui évoque la lente descente aux Enfers de Fantine, s’interrompt pour une réflexion à portée générale sur la prostitution. Fantine devient un emblème de la misère sociale, comme le montre clairement le jeu initial de question et réponse initiale aux lignes 1 et 2. La portée de cette méditation est aussi sensible à l’emploi du pré-sent de vérité générale ainsi qu’aux termes géné-riques : « la société », « la misère », « l’esclavage », « la femme », « l’homme ». L’histoire de Fantine est donc exemplaire de « toutes ces destinées » sur les-quelles s’interroge le locuteur et qui ont connu un même malheur. Le narrateur analyse ainsi la prosti-tution en montrant qu’elle est la conséquence directe de la misère. La formule courte et synthé-tique est significative : « la misère offre, la société accepte ». Le lexique employé (« achetant »,

« marché », « accepte ») montre la prostitution comme une forme de transaction où la femme devient un objet. En ce sens, le locuteur rapproche ce phénomène de l’esclavage ou plutôt le dénonce comme une forme moderne d’esclavage. Les phrases courtes et simples donnent de la force à cette dénonciation : « on dit que l’esclavage a dis-paru […] C’est une erreur. Il existe toujours […] et il s’appelle prostitution ». Le caractère scandaleux de cet esclavage moderne est montré par deux argu-ments : d’abord, il s’oppose à la parole évangélique, comme le montre l’antithèse significative entre « la sainte loi de Jésus-Christ gouverne » et « mais elle ne la pénètre pas ». Surtout, le locuteur condamne une exploitation qui vise une créature sans défense, comme le montre l’énumération associée à la femme aux lignes 11 et 12 : on remarque ici une représenta-tion idéalisée et assez conventionnelle de la femme.

Un plaidoyer émouvant

Pour toucher son lecteur, le locuteur cherche d’abord à l’impliquer dans sa dénonciation. Il emploie donc le « nous » pour l’inclure dans son analyse : « au point de ce douloureux drame où nous sommes arri-vés ». Plus étonnamment, il emploie aussi le « vous » quand il décrit l’évolution de Fantine, figure emblé-matique de la prostitution : « Elle passe, elle vous subit et elle vous ignore ». Mais le locuteur cherche aussi à émouvoir son lecteur en lui montrant toute l’horreur de la situation de Fantine, réduite à la pros-titution. Pour cela, il utilise essentiellement des métaphores et un réseau serré de répétitions : répé-tition de « tout » et « rien » à l’intérieur d’énuméra-tions, pour montrer sa situation extrême : « elle n’évite plus rien. Elle ne craint plus rien. » Et « elle a tout ressenti, tout supporté, tout éprouvé […] ». On remarque de même la reprise en dérivation de « rési-gnée » : « elle est résignée de cette résignation […] ». Mais le locuteur emploie aussi des méta-phores pour montrer sa souffrance terrible : « elle est devenue marbre en devenant boue ». On peut commenter particulièrement la métaphore filée des lignes 20 à 22 qui oppose à la fureur des éléments (« Tombe sur elle toute la nuée et passe sur elle tout l’océan ! ») l’indifférence fataliste de la jeune femme : « c’est une éponge imbibée ». L’usage expressif et presque poétique des paragraphes qui fonctionnent comme des versets, isolant des unités de sens, contribue aussi à la force pathétique du passage. On peut commenter notamment les trois derniers paragraphes qui, sur le ton de l’élégie, marquent un épuisement progressif en même temps qu’une élé-vation vers Dieu. Si les hommes en société résistent à la parole évangélique, Dieu est ici le seul recours et le seul espoir de ceux qui ont tout perdu, et c’est donc sur ce nom que se termine ce très court cha-pitre qui a d’ailleurs pour titre : « Christus nos libera-vit », rappel et promesse à la fois.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 2

SynthèseVictor Hugo prend la défense des femmes conduites à la prostitution d’abord en attaquant la société qui les réduit à cette ultime ressource en les plongeant dans la misère. Il argumente donc, mais il cherche aussi à toucher le lecteur dans sa sensibilité en montrant l’extrême souffrance de ces femmes qui n’ont plus d’espoir qu’en Dieu.

PROLONGEMENT

Dans Les Contemplations, le début de « Melancho-lia » décrit le triste itinéraire d’une jeune fille progres-sivement réduite à la prostitution par la misère. De nombreux romanciers du xixe siècle ont évoqué des figures de prostituées au grand cœur : Coralie dans Illusions perdues de Balzac et Boule de suif dans la nouvelle de Maupassant qui porte son nom. À tra-vers son héroïne Nana, Zola montre au contraire la puissance destructrice d’une prostituée qui charme et ruine tous les hommes qu’elle rencontre, tous les hauts dignitaires du Second Empire. Nana, courti-sane de luxe, incarne la revanche sociale des femmes réduites à la misère. Parmi les poètes, on peut relire « Crépuscule du soir » de Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal, ainsi que « Les Promeneuses » d’Émile Verhaeren dans Les Villes tentaculaires.

Texte 8 – Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe (1949) p. 349

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire un essai contemporain. – Découvrir une figure du féminisme contemporain.

LECTURE ANALYTIQUE

Simone de Beauvoir s’attaque ici à un des éléments du discours des hommes sur les femmes : leur infé-riorité intellectuelle et créatrice. La thèse est posée dès les premières lignes du texte au travers d’une question rhétorique : ce sont les circonstances his-toriques et sociales qui ont rendu impossible l’éclo-sion du génie féminin : « comment les femmes auraient-elles eu jamais du génie alors que toute possibilité leur était refusée ? » On remarque ici l’emploi du conditionnel passé pour souligner ce regret sur le passé, ainsi que l’opposition entre « jamais » et « toute possibilité qui montre la résis-tance passée de la société au génie féminin. Pour défendre sa thèse, la locutrice s’appuie ici sur plu-sieurs arguments. Elle utilise essentiellement un rai-sonnement par analogie pour montrer que d’autres catégories d’opprimés ont subi le même reproche de prétendue infériorité créatrice. Trois exemples sont évoqués à la suite : les américains, les noirs, le prolétariat français. Il s’agit donc de montrer que, en

tout temps, et en tout lieu, des êtres humains n’ont pas pu donner la mesure de leur talent car on ne les y autorisait pas. Simone de Beauvoir reprend ici une parole de Jefferson, sur l’autorité de qui elle s’ap-puie pour demander, comme lui en son temps pour les américains, plus de temps pour les femmes afin qu’elles donnent la mesure de leur génie : « Laissez-nous exister avant de nous demander de justifier notre existence ». Mais elle utilise aussi un argument d’autorité en s’appuyant sur une citation de Rim-baud, qui annonce un avenir brillant pour la femme : « elle sera poète elle aussi ! ». Dans cet extrait d’une lettre à son ami Pierre Demeny, le poète affirme sa confiance dans un génie féminin créateur, apte à trouver « des choses étranges, insondables, repous-santes, délicieuses », et l’énumération des adjectifs met ici en valeur la force et la puissance du génie féminin, tout comme l’expression « nous les pren-drons, nous les comprendrons », annonce l’harmo-nie à venir entre homme et femme.Tout en affirmant sa confiance dans le génie féminin, la locutrice reste prudente sur les formes de son avenir. Il faut d’abord que la femme trouve les moyens de sa liberté : « quand elle se sera conquise […] ». L’objectif est d’abord de sortir de l’esclavage à l’égard des hommes comme le montre l’emploi du verbe « s’affranchir » à la ligne 17. Ce mouvement de libération est bien montré comme un élan irré-pressible avec l’emploi du futur de l’indicatif. Mais la forme du génie féminin à venir reste une question. La locutrice se pose la question de la différence de la femme, et, au contraire de Rimbaud sur l’autorité de qui elle s’est pourtant appuyée, n’est pas sûre que son génie soit essentiellement différent de celui des hommes : « il faudrait se hasarder à des anticipa-tions bien hardies ». Elle oppose donc cette incerti-tude sur l’avenir à la nécessité de cet avenir meilleur. La dernière phrase du texte donne toute son ampleur à la revendication féminine qu’elle relaie ici. La femme y apparaît bien comme l’avenir de l’homme, et l’on sent ici l’impatience de la locutrice (« il est grand temps […] qu’on lui laisse enfin […] ») pour un partage équitable des tâches et des responsabilités. L’avenir de la femme est mis clairement en parallèle ici avec celui de l’humanité tout entière, comme le montre la progression des termes dans l’expression « dans son intérêt et dans celui de tous. »

PROLONGEMENT

Les Mémoires d’une jeune fille rangée, titre du pre-mier tome de l’autobiographie de Simone de Beau-voir, sont une référence à sa jeunesse sans histoire dans une famille bourgeoise. Son goût pour l’étude et son brillant parcours universitaire l’amènent pro-gressivement à prendre ses distances par rapport à son milieu, et aux préjugés bourgeois sur les femmes.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 3

Le discours en action p. 350

Problématiques : Comment définir l’éloquence ? Qu’est-ce qui fait la force oratoire d’un discours ?

Éclairages : Il s’agira de voir comment des voix s’élèvent au cours des siècles pour protester contre la guerre. On s’attachera à observer la forme du discours et à étudier la stratégie argumentative de chaque auteur, attachée à la défense de valeurs de liberté, de fraternité, quel que soit le siècle.

Texte 1 – Maximilien de Robespierre, Discours sur la guerre (1791) p. 350

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du discours. – Observer une stratégie argumentative. – Analyser comment l’orateur aborde l’exorde et présente sa thèse.

LECTURE ANALYTIQUE

Il ne s’agit pas de transformer la séance de français en cours d’histoire mais il est bon de rappeler les circonstances de ce discours. À la fin de 1791, la Révolution est en marche, mais les tenants d’une monarchie constitutionnelle, voire d’une restaura-tion de l’absolutisme subsistent et sont majoritaires au sein de la nouvelle Assemblée nationale législa-tive. La fuite de Louis xvi en juin 1791, stoppée à Varennes, permet cependant de douter de la sincé-rité du roi d’autant plus que les nobles émigrés s’agitent aux frontières. Ils croient en la désorgani-sation de l’armée et souhaitent la guerre avec les puissances étrangères pour mettre un terme à la Révolution. La gauche, ceux qui se réunissent au club des jacobins, est divisée. D’un côté, Brissot et Vergniaud, les futurs Girondins, souhaitent propager les idées révolutionnaires hors des frontières. Face à eux, ceux qu’on appellera les Montagnards, s’in-surgent contre cette position qu’ils jugent contraire à l’esprit pacifique de la Révolution et préfèrent lut-ter contre les ennemis de l’intérieur.On fera remarquer qu’il s’agit du début d’un discours.

La stratégie argumentativeLe discours de Robespierre défend cette thèse avec rigueur. D’emblée, il se présente (l. 2 à 6) comme un minoritaire, comme quelqu’un qui va à l’encontre de l’opinion générale. Mais il fait la différence entre le sentiment irréfléchi et la mûre délibération ; il définit deux camps : d’un côté, « innombrables » sont ceux qui semblent animés par un cri, « la guerre », les passionnés enthousiastes qui agissent dans la pré-cipitation ; de l’autre, il y a ceux qui méditent, déli-bèrent, qui savent attendre.Habilement, Robespierre donne du poids à son intervention et attaque le point de vue de ses adver-saires bellicistes qui « caressent » et « flattent » (l. 15).

Ainsi, dès les deux premiers paragraphes, l’orateur laisse entendre que la thèse adverse est apparem-ment généreuse mais irréfléchie. Il amorce ainsi son argumentation, en laissant entendre que celle qu’il défend est sérieuse. Il s’agit pour lui de défendre son « ethos », d’inspirer confiance. L’éthos prend appui sur les valeurs républicaines : « servir la patrie », la liberté, faire triompher « la vérité ».Robespierre est conscient que son point de vue est minoritaire et va à l’encontre de la pensée domi-nante. Il ne récuse pas la guerre en tant que telle mais c’est l’intérêt de la nation qui prime. D’ailleurs, s’il considère que c’est « la cour et le ministère » qui « veulent la guerre » (l. 21), il substitue au « je » de l’orateur « la nation » (l. 22 à 25). Il s’en fait le porte-parole.Robespierre accumule les périphrases qui per-mettent de mieux préciser les enjeux du débat, comme par exemple : « un grand nombre de bons citoyens » (l. 2) ; il dédouane ainsi la masse de ceux qui sont pour la guerre, en explicitant ce qui motive leur volonté pour désigner les véritables respon-sables, la cour et le ministère, et dénoncer « leur plan. »Le discours de Robespierre suit un ordre très rigou-reux et académique. L’exorde comprend une capta-tio benevolentiae qui vise à sensibiliser l’auditoire « avant de prendre une résolution décisive » (§1). Ensuite, Robespierre annonce sa thèse (§2) et dénonce ses adversaires (§3), puis il précise le plan de son discours (§4). Il développe par la suite son argumentation. La guerre doit être menée contre les ennemis de la Révolution. Ils ne sont pas à l’étranger (§5). Enfin, la réflexion prend un tour plus général (§6), même si elle vise la cour et le ministère : la guerre sert à renforcer le pouvoir exécutif au détri-ment du peuple et de la liberté.

Le point de vue de RobespierreLa guerre doit être menée contre les ennemis de la Révolution « qui sont au milieu de nous. » Est-ce dans la cour et le ministère ? Robespierre n’y répond pas mais il va démontrer que « la guerre permettrait « la direction suprême des forces de l’état et les des-tins de la liberté », en achevant d’épuiser le peuple et de dissiper les finances. On fera remarquer aux élèves l’habile prétérition qui permet d’accuser la politique menée déjà par le ministère (l. 42 à 46).

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 3

Pendant la guerre, l’état exerce « une espèce de dic-tature », et le peuple oublie ses droits civils et poli-tiques pour ne s’occuper que des événements extérieurs. Pour la guerre, on accorde la toute puis-sance aux commandants militaires, et les chefs des armées deviennent les arbitres du sort du pays.Robespierre développe la thèse que la guerre entraîne la fin des libertés. Après avoir usé du conditionnel (l. 37), il est beaucoup plus catégorique dans ses affirmations. C’est un véritable exposé qu’il déve-loppe. Il a le souci du salut de l’état, de la destinée de la constitution, de l’intérêt de la nation, mais le mot qui revient le plus dans la bouche de l’orateur est le terme liberté (l. 10 ; l. 23 ; l. 24 ; l. 38 ; l. 48), « le plus cher de nos intérêts », qu’il oppose à « dictature », « faire taire », « punir arbitrairement », « obéissance passive », « arbitres ».Robespierre n’est pas contre la guerre en soi. Ce n’est pas un pacifiste ni un lâche (l. 16 et 17). Il s’in-terroge sur cette opportunité et y voit une manœuvre des ennemis de la Révolution en dégageant les dangers que la guerre fait courir à « la liberté naissante ».

SynthèseLe discours de Robespierre semble être un bon exemple de discours délibératif. Il respecte les don-nées de la rhétorique traditionnelle, se veut rigou-reux. Robespierre engage son auditoire à délibérer « mûrement » (l. 7 ; l. 39). Il va « discuter la ques-tion » (l. 26).Mais son discours prend la tournure d’un exposé dans le dernier paragraphe. Robespierre veut faire triompher la vérité (l. 14) en s’appuyant sur l’expé-rience. Il use du présent gnomique ou présent de vérité générale, et d’anaphores qui martèlent son discours.On fera remarquer aux élèves que c’est aussi un dis-cours polémique. Les adversaires sont présentés comme des personnes « exercé[e]s sur les intrigues des cours » (l. 5), qui ne songent pas à « l’intérêt de la nation » (l. 19). Le ministère et la cour ne sont pas directement accusés mais on peut « raisonnable-ment » le penser. Robespierre laisse entendre qu’ils profiteront de la guerre. Ils poursuivront leur poli-tique – il est clair qu’il la dénonce même s’il passe très vite (l. 42 à 45) –, à savoir « épuiser le peuple, dissiper les finances, les déprédations et les fautes ».

GRAMMAIRE

Robespierre assène une véritable leçon que ren-forcent les répétitions anaphoriques de « C’est pen-dant la guerre… », entraînant ainsi son auditoire à le suivre.

Texte 2 – Victor Hugo, Discours d’ouverture du Congrès de la paix (1849) p. 352

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier des procédés oratoires. – Observer la réception d’un discours.

LECTURE ANALYTIQUE

Le deuxième extrait présenté dans cette séquence est la péroraison d’un discours célèbre de Victor Hugo repris souvent par les partisans des États-Unis d’Europe qui ont vu dans l’orateur un père spi-rituel. Ce discours pour la paix nous fait entendre la parole d’un poète qui voit dans l’histoire en marche le rêve de fraternité.Au début du discours, Hugo accueille les congres-sistes, les remercie de l’avoir désigné comme pré-sident, mais évoque aussitôt l’idée de paix universelle qui les réunit, et qui est universelle comme la loi de Dieu. Après le temps des guerres, ce sera celui de la paix. On peut être incrédule mais l’histoire témoigne des progrès de l’humanité. Le jour viendra où les pays européens ne s’affronteront plus. Le temps s’accélère, les distances raccourcissent ; il suffit de s’aimer. Or, Victor Hugo constate que les statistiques et les budgets des nations font état de dépenses exorbitantes pendant la paix pour la guerre.Le professeur fera remarquer que la transcription du discours nous donne les réactions de l’auditoire. Il devra insister sur la date à laquelle il a été prononcé et rappeler que les conflits n’ont pas manqué d’exis-ter depuis, au sein même du continent européen.

Les procédés oratoiresVictor Hugo accuse « les nations et les gouver-nants » d’être aveugles, d’avoir dépensé des sommes énormes. La précision du texte (l. 2) contri-bue à chiffrer la folie, l’illogisme de la situation (l. 3-4). Le tableau est sombre. Hugo parle à deux reprises de « spectacle douloureux », « terrible », « sinistre » (l. 6-7 ; l. 10) : il accumule les exemples, les lieux géographiques en proie à la misère, à « l’obscurité sur l’avenir ». Au noir, à l’aveuglement, il oppose « le rayonnement de la concorde univer-selle ». Hugo remet en cause les politiques suivies, le manque de visions.Pourtant, il invite à l’espoir (l. 21). Les impératifs contribuent à regarder autrement l’époque qu’il qua-lifie de « prodigieuse et admirable […] après tout » (l. 25), en usant même d’hyperbole : « la plus grande page de l’histoire ». Il énumère tous les progrès avant de conclure sur un balancement symé-trique aux lignes 39 et 40.Ensuite, Hugo développe une véritable profession de foi en l’avenir. Il croit en « l’action religieuse et calme des pacificateurs » qu’il oppose aux préoccupations,

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Français 1re – Livre du professeur

aux « oscillations misérables de la politique humaine » (l. 8), et en « l’action désordonnée des agitateurs » (l. 47-48). Il croit à « la politique grande, […] vraie » (l. 51-52), un programme dont il énumère les points.La péroraison se termine par un appel aux peuples qui serait le dernier élément d’une trinité : liberté, souveraineté, fraternité.Les réactions de l’auditoire, les applaudissements ponctuent des formules qui répondent aux préoccu-pations des congressistes de la paix. On peut légiti-mement penser que l’analyse de Victor Hugo est partagée par l’auditoire (l. 20), mais aussi que sa vision politique l’amène à imaginer un règlement par la justice des conflits internationaux, ce qui ne peut manquer de surprendre et de créer la sensation.

Un orateur visionnaire

Hugo porte deux regards sur son époque. D’un côté, il voit en Europe « un spectacle douloureux et ter-rible » lié aux dépenses et aux précautions contre la guerre : « la misère, le deuil, la guerre civile, l’obscu-rité sur l’avenir » (l. 9-10). De l’autre, il invite à ne pas voir l’« époque autrement qu’elle n’est » (l. 24-25). Les élèves pourraient y voir une inconséquence, une incohérence.Or, si Hugo fait état de la réalité, du bilan des poli-tiques, des « commotions », il ne se contente pas a contrario de donner une leçon d’espoir et de faire preuve d’optimisme et d’indulgence. Il prend aussi de la hauteur ; il procède à une analyse de son époque, y voit des signes encourageants, des marques de progrès. Il faudra replacer l’extrait dans le contexte du discours : Hugo y a annoncé la venue prochaine du jour « où l’on verra ces deux groupes immenses, les États-Unis d’Amérique et les États-Unis d’Europe, placés en face l’un de l’autre, se ten-dant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts, leurs génies, défrichant le globe, colonisant les déserts, améliorant la création sous le regard du Créateur, et combinant ensemble, pour en tirer le bien-être de tous, ces deux forces infinies, la frater-nité des hommes et la puissance de Dieu. Hugo croit en l’idée de progrès, d’une histoire en marche : « tous les progrès s’y révèlent et s’y manifestent à la fois, les uns amenant les autres. » (l. 28-29) ; « tout se meut en même temps » (l. 35).Et ce n’est plus l’historien de son temps qui peu à peu s’exprime, mais l’idéologue qui professe sa foi : les termes prennent de l’ampleur. Ce n’est plus une époque, mais une ère. On quitte l’histoire de cette première moitié du xixe siècle pour aborder celle des civilisations. L’orateur est devenu prophète : « l’ère des améliorations commence » (l. 43-44) ; « Le temps est venu. » (l. 46) ; « le genre humain est en marche dans cette voie providentielle » (l. 61-62). Hugo use d’un langage mystique propre à exalter son auditoire. Il convoque, dans son discours,

l’unité, la paix, la civilisation, la justice qu’il oppose à la barbarie, les batailles, la force. Hugo accompagne par son discours le genre humain en marche. Il pour-suit la métaphore en usant de la prosopopée (l’An-gleterre et la France sont devenues des personnes), de la répétition. Après l’Angleterre et la France, il invite par son énumération le monde entier à scan-der un nouveau mot d’ordre très œcuménique qu’il amplifie : « Vous êtes frères ! »

Synthèse

En imitant Victor Hugo, on peut dire qu’il est « une force qui va ». Il entraîne son auditoire par son enthousiasme en donnant à son discours le mouve-ment qu’il croit percevoir dans son temps. Il donne ainsi tout son sens à ce qu’on appelle l’engagement. Il ne se contente pas de constater « le spectacle ter-rible » du monde, mais parce qu’il croit dans les signes du progrès, il sent une nouvelle ère et se fait le porte-parole des temps nouveaux. Il invite à agir, il propose un programme politique (§5) et encourage les congressistes à porter la bonne parole.

GRAMMAIRE

L’adresse aux congressistes « Messieurs » (l. 1 ; l. 21 ; l. 60) et l’impératif de la 1re personne du pluriel contribuent à les interpeller.« Disons-le, et disons-le bien haut » (l. 4) ; « disons-le hautement » (l. 26) est une façon pour l’orateur de souligner ses propos, de les mettre en valeur.« Je le dis en terminant » (l. 42 et l. 60) : à la dimen-sion phatique du discours, l’orateur ajoute le poids de la conclusion à venir.« Comme je vous le rappelais tout à l’heure » (l. 27) est une autre manière de montrer la cohérence du discours.« C’est là pour ma part le but… » (l. 38) contribue par l’insertion à souligner le point de vue personnel de l’orateur.« Et ceci résume tout » (l. 56) attire l’attention dans une énumération.Enfin, « que cette pensée nous encourage » (l. 61) explicite l’exhortation finale.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Certains élèves pourront considérer que les guerres des xixe et xxe siècles témoignent de ce que le genre humain n’a pas répondu à ses attentes et ses espoirs.D’autres pourront écrire que le message d’espoir subsiste et qu’aucun artiste ne se déshonore à défendre la paix et la fraternité.On se mettra d’accord sur l’idée que l’engagement de l’écrivain ne nous intéresse que s’il apporte un message politique et/ou artistique.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 3

Texte 3 – Jean Jaurès, Discours à la jeunesse (1903) p. 354

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la forme argumentative de la persuasion : les moyens de rendre un discours légitime, crédible et exaltant.

LECTURE ANALYTIQUE

Au début de son discours, Jaurès rappelle qu’il a été élève puis professeur au lycée d’Albi. Il se souvient du discours d’usage qu’il a prononcé et des recom-mandations qu’il faisait « à ceux qui m’écoutaient de juger les hommes avec bienveillance, c’est-à-dire avec équité, d’être attentifs, dans les consciences les plus médiocres et les existences les plus dénuées, aux traits de lumière, aux fugitives étin-celles de beauté morale par où se révèle la vocation de grandeur de la nature humaine. Je les priais d’in-terpréter avec indulgence le tâtonnant effort de l’hu-manité incertaine. »Il fait ensuite l’éloge de cette confiance en l’homme ; instituer la République a été un acte de confiance ; « l’audace même de la tentative a contribué au suc-cès. » Jaurès réclame pour le prolétariat encore plus de poids dans les relations économiques. Mais il n’oublie pas qu’il s’adresse à la jeunesse et il l’incite à être exigeante. Comme la République a su impo-ser sa forme malgré le scepticisme et le conserva-tisme, il lui faut vouloir la nouveauté dans les relations économiques, mais aussi au sein des nations : ce sera la paix durable. Jean Jaurès ne nie pas le rôle de la guerre dans l’histoire. Il en rappelle les grands moments avant notre extrait.

Un discours persuasifJaurès croit en la paix ; il l’affirme « prochaine » ; « Des forces neuves y travaillent » (l. 7). Ces « forces neuves », « la démocratie » (l. 8 à 11), « la science » (l. 8 à 17), « l’universel prolétariat solidaire » (l. 18 à 20), font que « la guerre est plus difficile ».Ensuite, il reprend ce qu’il a développé précédem-ment et use d’un argument par analogie : « comme l’histoire a donné le dernier mot à la République […], elle donnera le dernier mot à la paix » (l. 20-22).Et cette foi en la paix, Jaurès tient à la faire passer auprès de son auditoire. On ne relèvera pas ici tous les procédés oratoires dont il use mais nous en sou-lignerons quelques-uns qui charpentent son dis-cours. D’abord, nous pouvons relever cette façon d’interpeller les « jeunes gens » (l. 36) en les interro-geant (l. 1 à 4), de répondre pour eux. (l. 4 ; l. 20 ; l. 38), de penser pour eux (l. 39). Malgré les répéti-tions qui martèlent le discours, l’orateur ne s’en-ferme pas dans un schéma répétitif. Ainsi, les phrases au début de l’extrait sont de plus en plus longues avant la rupture « Non ! non ! » (l. 4). Les

périodes reprennent ensuite de l’ampleur. Le profes-seur fera aussi relever les phrases nominales de la fin du deuxième paragraphe. Jean Jaurès sait que, pour persuader, il faut tenir son auditoire en éveil. Il également joue sur les sonorités (l. 2-3), et notam-ment les assonances (l. 15-16 ; l. 42).Cependant, même s’il est porté par l’enthousiasme, Jean Jaurès sait prendre en compte les objections qui pourraient lui être opposées. D’abord, il refuse de considérer la guerre comme une fatalité (l. 1 à 4 ; l. 45 à 51), de se limiter aux « conseils de prudence que nous donnent ces grandioses déceptions » (l. 5). La paix est fragile parce qu’il existe entre les nations des points de friction susceptibles de géné-rer des conflits (l. 25-26). Il est donc paradoxal et naïf de croire en « la grande paix humaine », mais l’œuvre est difficile et non pas impossible (l. 31-32).Le discours fourmille de personnifications et d’images. « La paix » est une fuyarde (l. 1), si sou-vent raillée, si souvent piétinée comme l’a été la République (l. 21). Jean Jaurès ne veut pas en faire un concept idéal : l’histoire même lui « donnera le dernier mot » (l. 21), grâce au concours « des forces neuves » (l. 7), de « la génération qui se lève » (l. 37). Jaurès lève ainsi une armée pacifique.Par opposition, il mobilise les images de bruit et de flammes (l. 2 à 4), de corps victimes de la maladie (l. 25 à 26), de mort (l. 16-17), d’enfer et d’enferme-ment (l. 45-46). Il personnifie « les représailles » (l. 47).Le combat tourne à la confusion, au cauchemar : « le droit et la violence » sont personnifiés « sous la même livrée » (l. 49) et « l’humanité déchirée pleure. » On peut même penser que « déchirée » fait écho à « livrée », et que l’orateur poursuit sa métaphore.

L’obstacle de la guerre

Jean Jaurès, comme nous l’avons écrit, est lucide. Dès le début de cet extrait, la répétition de « tou-jours », l’emploi du verbe « continuer » montrent bien sa prise de conscience. L’oxymore « grandioses déceptions » (l. 5) ne fait que confirmer le regard qu’il porte sur le monde. Même s’il ne nie pas « l’ivresse guerrière, [les] haines et [les] rivalités de nations et de races » (l. 19-20), « la fureur des événements et des passions » (l. 23), même s’il sait que la paix n’est pas une « certitude toute faite » (l. 24), qu’il existe des points de tension entre les nations susceptibles de générer un conflit généralisé (l. 26), que l’œuvre est « difficile », il ne la croit pas « impossible » (l. 32). Il ne voudrait pas décevoir son auditoire (l. 38). Ce rêve est un programme de combat et non de démission. « La période » est « difficile et incertaine » (l. 39-40) et Jaurès revient surtout sur cette fatalité, ce cercle infernal qu’enclenchent la guerre et son tourbillon.On peut analyser le dernier paragraphe, cette longue période dans laquelle l’orateur témoigne des obs-tacles auxquels la paix est confrontée. Il met en

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Français 1re – Livre du professeur

cause l’engrenage des événements : des « revendi-cations même justes » à « des représailles qui se flattent de l’être » (l. 46-47) ; il dénonce le rôle de la propagande, la mise en place d’un processus perpé-tuel à travers les mots qui se répondent, la confusion entre le droit et la violence. On fera remarquer que Jean Jaurès ne prend pas parti pour un des deux camps. Le plus grand ennemi de la paix est certaine-ment l’esprit partisan, cocardier. La grande victime de la guerre, c’est l’humanité, qui pleure la victoire autant que la défaite. Cet humanisme, Jaurès le défend comme il défend la France, « parce qu’elle est humaine. » Un peu plus loin dans son discours, il dira que « l’humanité est maudite, si pour faire preuve de courage elle est condamnée à tuer éternellement. »

SynthèseIl faudra rappeler aux élèves ce qu’est une allégorie. Nous avons évoqué comment Jaurès incarnait la paix, comment il la personnifiait, comment, par des images, il suggérait les forces ancestrales qui font la guerre. L’orateur grandit la paix humaine (l. 6 ; l. 30). Il en fait un objectif lumineux, un rêve, « le plus haut effort et la plus haute gloire de la génération qui se lève » (l. 36-37). Il faudra du courage à ces jeunes gens. Jean Jaurès les invite à se mobiliser avec les forces neuves. « Mais d’abord, mais avant tout, il faut rompre le cercle de fer… », défendre l’homme.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On peut imaginer le plan suivant :I. La croyance chez l’orateur en la grande paix possibleII. Les procédés rhétoriques qui accentuent son parti pris

Texte 4 – Jean-Paul Sartre, Défense de la paix (1954) p. 356

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la forme du discours polémique.

LECTURE ANALYTIQUE

Il convient de replacer ce texte dans le contexte de la guerre froide. Plaider pour la paix en 1954, c’est lutter contre l’impérialisme américain et soutenir la politique prônée par l’URSS qui légitimait son arme-ment nucléaire au nom de sa défense. Pour mémoire, Hiroshima et Nagasaki datent du mois d’août 1945 et de l’explosion de la première bombe A soviétique de 1949. L’idée n’était pas encore répandue que cet équilibre de la terreur assurerait la paix, aucun des deux camps n’osant user de l’arme atomique. En même temps, de nombreux états luttaient pour leur indépendance.

Jean-Paul Sartre, dans ce discours, développe l’analyse que la bombe atomique change la donne et justifie la guerre froide : « Hier encore, pour tuer des millions d’hommes, il fallait des millions d’hommes, et pour que ces millions d’hommes acceptent de recevoir la mort ou de la donner, il était nécessaire que le conflit reflétât, dans une certaine mesure, sinon leurs intérêts, du moins leurs pas-sions, et qu’il ne choquât pas leur sens de la jus-tice. » C’est pour cette raison que Sartre fait l’éloge des armées populaires : « Le peuple par le fait même d’assumer entièrement la guerre qu’il soutient, conquiert la Paix. Une guerre populaire est menée contre un agresseur, un occupant ou un colon, l’ar-mée du peuple se forme sur place, parfois elle se substitue à une armée nationale en retraite ou en déroute, la guerre populaire ne peut être que défen-sive et libératrice. »Sa thèse est claire dans cet extrait : il faut « pros-crire définitivement la fabrication et l’usage de l’arme nucléaire » (l. 25-26).Les arguments qu’il développe visent à accuser « les dirigeants occidentaux » (l. 5), « une poignée d’hommes » (l. 9), « une bureaucratie coupée du pays » (l. 10), « quelques privilégiés et leurs merce-naires » (l. 14) qui « possèdent un terrible pouvoir » (l. 5). A contrario, « la participation du peuple appa-raît comme un facteur de paix, ou de limitation de la guerre » (l. 4).Son deuxième argument vise l’arme nucléaire elle-même. On s’appuiera sur la question de grammaire.Son troisième argument, « il faut lutter contre la ter-reur » (l. 23-24), a été développé dans le passage coupé.Sartre conclut que « l’Histoire ne peut plus se faire que dans et par la PAIX ».Sartre oppose l’armée du peuple à une poignée d’hommes, « les masses » (l. 11) à « une bureaucra-tie coupée du pays » (l. 10) Il insiste sur le nombre pour mieux mettre en évidence le « terrible pouvoir » de nuisance de « quelques privilégiés », capable de « faire sauter une capitale, [d’]anéantir une nation » (l. 9) alors que l’armée du peuple est « un facteur de paix, ou de limitation de la guerre » (l. 4), « un organe politique qui vit en pleine harmonie avec les travail-leurs, et qui, souvent, les aide » (l. 7-8). En usant de ces oppositions très nettes, Sartre témoigne de son engagement marxiste : il oppose l’armée des travail-leurs à l’arme des privilégiés.

GRAMMAIRE

Sartre, en usant du superlatif de supériorité, « la plus abstraite des abstractions », pour constituer une hyperbole, montre ce qui ce fait de mieux en terme de violence ; elle échappe à l’ordre normal, au concret sur lequel les hommes peuvent peser. C’est une arme totalitaire : « elle veut forcer et casse

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 3

tout ». Sartre revient ensuite sur son premier argu-ment : c’est pour cela qu’elle convient « aux minori-tés oppressives » (l. 19-20).

Perspectives – Les orateurs du xxie siècle p. 357

LECTURE ANALYTIQUE

Pourquoi ces choix ? Il nous a semblé intéressant d’opposer au discours de Sartre deux discours du xxie siècle. Il ne s’agit pas de considérer leurs auteurs comme littéraires, mais de montrer com-ment, à l’heure actuelle, ces orateurs ont su user d’une rhétorique traditionnelle. On pourra faire observer aux élèves que les discours étudiés en classe de français servent à appréhender leur monde et notamment les discours politiques.Le discours de Dominique de Villepin présente plu-sieurs intérêts pour les élèves. Nous avons la possi-bilité de voir et d’entendre l’orateur lors de son intervention. La persuasion passe aussi par la voix, et même si le cadre du conseil de sécurité de l’ONU a ses contraintes, il est utile justement d’observer les codes. On pourra aussi comparer le traitement qui est fait de ce discours dans la bande dessinée Quai d’Orsay d’Abel Lanzac et Christophe Blain (éd. Dargaud, 2010), repris en 2013 dans le film du même titre par Bertrand Tavernier. L’extrait proposé reprend les dernières lignes du discours du Ministre des Affaires étrangères. Après avoir rappelé l’attache-ment de la France à l’unité du Conseil de Sécurité qui avait décidé à l’unanimité « le choix du désarme-ment » de l’Irak « par la voie des inspections », Dominique de Villepin va s’appliquer à montrer qu’il est utile pour la paix de poursuivre cette démarche qui n’a pas été conduite à son terme. Elle a donné des résultats et peut être efficace. La France met en garde contre une action militaire qui pourrait avoir des conséquences intolérables et qui nuirait à l’unité de la communauté internationale garante de la paix à construire.Le prix Nobel de la paix a été décerné à l’Europe en 2012 pour avoir « contribué pendant plus de six décennies à promouvoir la paix et la réconciliation, la démocratie et les droits de l’homme en Europe ». Le Président du Conseil Européen, Van Rompuy, dans un premier discours, rappelle que « la guerre est aussi ancienne que l’Europe ». Il fait l’éloge de la réconciliation, de la négociation, de compromis. Selon ses propres mots, la guerre est devenue « impensable », mais non « impossible ». Il s’agit de préserver la paix alors que la crise fait rage dans l’Union. Il compte sur les générations futures. C’est le dernier paragraphe de son discours que vous avez ici. Les lignes qui précèdent sont extraites du discours de José Manuel Barroso, président de la

Commission Européenne ; il débute avec l’éloge de la confiance dans les valeurs communes : liberté et justice. Il vante ensuite le « nouvel ordre juridique » et « le sentiment profond d’une communauté de destin. ». C’est un exemple pour la planète entière et un exemple pour la paix.Il nous a semblé intéressant de terminer une séquence intitulée « le discours en action » en don-nant la parole à des orateurs qui, à partir de deux événements d’actualité, ont parlé de la paix.Dominique de Villepin, habilement, associe ses auditeurs à sa cause : il poursuit son image (voir la rubrique Vocabulaire) ; ils sont des gardiens du temple, dont la responsabilité et l’honneur sont engagés. On retrouve la première personne, dans le pronom possessif, « le mien » ; l’orateur évoque l’Europe mais c’est pour mieux l’élargir à tous les membres de la communauté internationale et expri-mer sa confiance « en notre capacité à construire ensemble un monde meilleur. » Il y a bien avec cet emploi d’une première personne du pluriel l’idée de « conduire » ses auditeurs et de les élever vers l’idéal d’un monde meilleur.Le « nous » dans le deuxième extrait renvoie aux habitants du continent européen. Les orateurs se veulent des porte-paroles. Le « nous » (l. 14) peut sembler ne concerner que la personne qui s’ex-prime ; on peut légitimement penser qu’il parle au nom des générations actuelles.Dans le premier extrait, l’esprit de responsabilité s’exprime dans le choix même des termes : « idéal », « conscience », « désarmement », « paix », « liberté », « l’Histoire », « les hommes ». Les adjec-tifs, « lourde », « immense » (l. 2-3) contribuent à solenniser la parole. La répétition de « nous sommes » (l. 1-2), accentuée ensuite par « qui sont les nôtres » (l. 3) lui confère une gravité. L’adjectif « vieux » (l. 5), qui ne manquait pas d’ironie à l’égard du Secrétaire de la Défense américain, souligne aussi la sagesse, l’expérience acquise au cours des siècles, la mémoire.Dans le second extrait, l’orateur emploie lui aussi le terme de responsabilité, responsabilité économique et morale liée là aussi au passé de l’Europe (guerres et combats). Il en rappelle (l. 1 ; l. 4 et l. 12) les moments douloureux qui ont fait son expérience. Il convoque lui aussi les termes de « paix », « justice », « démocratie », « dignité humaine » pour renforcer son propos. Cette responsabilité est née aussi de son unification, exemple à suivre pour les autres et responsabilité pour les prochaines générations.Les valeurs sont aussi les mêmes : recherche de la paix, de la liberté. José Manuel Barroso ajoute « jus-tice », « démocratie ». Il parle de dignité humaine quand Dominique de Villepin parle de conscience, de fidélité à des valeurs. Tous les deux attachent une importance à « la communauté internationale », à « la communauté de nations ». Si le discours des

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messieurs Van Rompuy et Barroso invite à « pour-suivre cette aventure commune » après avoir vanté l’exemple de l’Union Européenne, celui de Domi-nique de Villepin, qui souligne lui aussi cette capa-cité à se réinventer, à se tenir debout, vise « un monde meilleur ». Tous les deux sont les reflets des Lumières.

SynthèseCes discours tenus au xxie siècle répondent à des circonstances précises. Pour l’un, il s’agissait de s’opposer à une prise de décision américaine qui mettait en péril la paix. Pour l’autre, les orateurs célèbrent l’Union Européenne, en tant que facteur de paix.S’ils recourent à une stratégie de séduction, en fai-sant appel notamment aux valeurs propres à tou-cher l’auditoire, nous avons affaire à des discours officiels tenus par des représentants de gouverne-ments. Ce sont les circonstances qui ont fait l’intérêt de ces discours. Pour les autres textes du corpus, ce sont leurs auteurs qui justifient l’intérêt qu’on leur porte, par la façon dont ils ont construit, argumenté leur propos : leur écriture nous parle encore, nous séduit encore.

VOCABULAIRE

L’étude du discours de Dominique de Villepin peut commencer par l’analyse de l’emploi du terme « temple ». En donnant un caractère sacré à la salle de réunion du Conseil de sécurité de l’ONU, l’orateur confère aux membres de ce conseil une sagesse, une sérénité qui est l’apanage de ceux qui, séparés du reste du monde, se recueillent pour prier ou médi-ter. On peut penser que, pour Dominique de Villepin, ce temple est voué à la paix. Ainsi, le « nous » usité dans la suite du discours conserve cette solennité.

Vocabulaire – Le vocabulaire de l’argumentation p. 358

1. MOTS DÉRIVÉS

allocution : discours officiel./élocution : façon de s’exprimer. – argutie : raisonnement subtil jusqu’à l’excès./argument : idée qui soutient une thèse. – plaidoyer : exposé en faveur d’une personne ou d’une cause./plaidoirie : action de plaider pour un avocat, d’organiser une défense argumentée. – arguer : prétexter, tirer argument./argumenter : défendre une opinion. – contredire : défendre une idée opposée./contrarier : chagriner, mécontenter. – déduire : tirer une conclusion./dédire : revenir sur une parole, un engagement. – légitimer : rendre conforme à la morale./légaliser : rendre conforme au droit.

2. EXPRESSIONS LATINES

a. ad litteram : à la lettre. – ad hominem : qui vise la personne. – pro domo : pour sa propre cause.b. Mme du Châtelet mène un plaidoyer pro domo quand elle évoque les âmes élevées qui n’ont pas d’accès facile à la gloire. La maréchale de Grancey, dans le texte de Voltaire, utilise un argument ad hominem quand elle s’en prend à la vie conjugale de l’apôtre Paul.

3. SYNONYMES

a. récuser : rejeter une idée ou un témoignage. – démontrer : montrer en s’appuyant sur des faits. – insinuer : donner à entendre. – suspecter : soupçonner. – s’interroger : douter.b. Olympe de Gouges s’interroge dans sa Déclara-tion sur les fondements du pouvoir de l’homme sur les femmes. Elle récuse l’idée d’un fondement natu-rel de ce pouvoir car elle démontre en s’appuyant sur une comparaison avec la Nature que tous les sexes travaillent ensemble à l’harmonie universelle.

4. MODALISATION DES PROPOS

Certains : savoir ➞ On sait que la terre est ronde. – Probables : reconnaître ➞ Je reconnais que tu as raison./admettre ➞ Il n’est pas agréable d’admettre ses torts. – Douteux : paraître ➞ Il faut paraître s’in-téresser en cours./sembler ➞ Tu sembles enfin heu-reux./croire ➞ Je crois que l’avenir sera meilleur./douter ➞ Je doute qu’il remporte son procès. – Faux : prétexter ➞ On peut prétexter une maladie pour ne pas honorer un rendez-vous./prétendre ➞ On peut prétendre avoir raison même quand on sait qu’on a tort./s’imaginer ➞ On s’imagine aimer et être aimé.

5. GENRES DE L’ARGUMENTATION

Une épigramme est un petit poème satirique, ou un mot mordant.Ex. : Voltaire a manié efficacement l’épigramme contre ses adversaires, au point de se faire beau-coup d’ennemis.Un pamphlet est un court écrit satirique qui vise à susciter l’indignation.Ex. : Le pamphlet de Voltaire met en scène un per-sonnage féminin pour mieux dénoncer la situation humiliante des femmes d’époque.La satire est un écrit ironique et critique qui vise les mœurs des hommes, leurs passions déréglées.Ex. : Dans Le Misanthrope de Molière, on peut trou-ver une satire des salons précieux.Une diatribe est une critique amère, voire injurieuse.Ex. : Dans le texte de Voltaire, Mme de Grancey développe une vraie diatribe contre les hommes qui espèrent de leurs femmes une soumission.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 3

Un libelle est un écrit critique, souvent court, parfois injurieux et diffamatoire.Ex. : Sous l’ancien régime, des libelles circulaient sous le manteau, pour critiquer les mœurs dissolues de la cour.

6. CHAMPS LEXICAUX

a. On repère un champ lexical composé par les mots « présents », « providence », « dons ». Le registre est ironique. La figure de rhétorique qui lui est associée est l’antiphrase.b. Deux champs lexicaux s’opposent, celui de la guerre (« infernale », « meurtriers », « exterminer ») et celui de la religion (« merveilleux », « bénir », « Dieu »).L’aventure profitable des boat people, quand ils ont eu la fortune d’accoster sur nos côtes, se poursuit avantageusement, puisqu’ils ont la chance de pou-voir poursuivre leur périple en promenant leur de pays en pays, au gré des gouvernements (champs lexicaux opposés de l’aventure et du profit ou de la chance).

7. VOCABULAIRE ÉVALUATIF

Voltaire utilise ici deux termes impropres (« mâles » et « femelles » pour parler de divinités) qui prennent de ce fait un sens péjoratif. Cela complète l’emploi inusité du mot « grands » devant « dieux », qu’on utilise en général de manière absolue.

EXPRESSION ÉCRITE

➤ Sujet 1

On peut proposer aux élèves un ou deux noms de personnages, en rappelant la réputation juste ou fausse dont il a joui en son temps. Rousseau (sa solitude, son hypocondrie, sa timidité maladive avec les femmes, son sentiment de persécution) ou Sta-line (son goût pour la boisson, son hypocrisie, sa versatilité, sa cruauté).

➤ Sujet 2

Quelques critères d’évaluation : – la qualité de l’expression écrite, et la mise en

place de la situation d’énonciation ; – un argumentaire bien construit et formulant des

revendications claires ; – des procédés de persuasion : recours au registre

polémique ou ironique, procédés oratoires, figures de rhétorique, etc.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 4

Figures du monstre p. 360

Problématique : Comment la figure du monstre interroge-t-elle la nature de l’homme ?

Éclairages : La figure du monstre traverse la littérature et c’est cette dimension diachronique qui permet de repérer les grandes évolutions des mythes et récits associés à cette figure. Celui qui fait peur ne se donne pas à voir de la même façon, de l’Antiquité au roman contemporain. Il configure des oppositions structurantes des cultures, entre l’homme et les Dieux, l’homme et la bête, la nature et la culture, les figures du bien et celles du mal, etc. Chacun témoigne à sa façon des valeurs d’une société, de la construc-tion des relations sociales ainsi que des grandes interrogations sur la condition de l’homme et son rapport violent à l’autre.

Texte 1 – Leprince de Beaumont, « La Belle et la Bête » (1757) p. 360

OBJECTIFS ET ENJEUX – Retrouver les personnages et les spécificités des contes, un genre didactique.

– Construire le portrait du monstre et ses effets sur les autres personnages.

LECTURE ANALYTIQUE

Rencontre avec le monstreConformément au genre du conte, les personnages de « La Belle et la Bête » sont peu individualisés et constituent des prototypes. On pourra à l’occasion de la lecture de ce texte reconstruire les codes du genre et reconstituer le corpus des récits lus par les élèves depuis leurs premières années d’école. Le récit didactique de madame Leprince de Beaumont n’échappe pas aux lois du genre, comme on le voit dès le titre avec la désignation des personnages et une opposition également constitutive de la dyna-mique du récit.Le personnage du père est le plus souvent désigné par le terme « le bonhomme » (l. 1, 21 et 27), une désignation qui s’appuie sur la signification première du terme apparu au xiie siècle et qui désigne un homme simple, bon et vertueux. C’est donc ainsi sur son aspect moral que la lumière est mise.Le monstre n’est pas davantage décrit, ce qui a per-mis aux illustrateurs de proposer une grande diver-sité de représentations comme en témoignent les illustrations de la double page. On l’appelle certes « la Bête » – bien qu’il soit doué de parole – mais on ne dit seulement de lui qu’il est « horrible » (l. 4). Et rien d’autre.C’est seulement la réaction du marchand qui peut nous aider à prendre la mesure de la laideur du monstre puisqu’en le voyant, « il fut tout prêt de s’évanouir » (l. 5).C’est donc davantage « sa voix terrible » (l. 6) et ses propos impitoyables (« Il faut mourir pour réparer cette faute », l. 8-9) qui laissent cette impression redoutable.

Le procès du père de la Belle« […] il pensa, au moins, j’aurai le plaisir de les embrasser encore une fois. Il jura donc de revenir, et la Bête lui dit qu’il pouvait partir quand il voudrait » (l. 22 à 24) ; « et le bonhomme dit en lui-même ; s’il faut que je meure […] pauvres enfants » (l. 27-28) : le discours indirect privilégié pour le père est en fait un discours intérieur qui marque sa crainte, sa soumis-sion mais aussi la force de son amour paternel. Le discours direct, le plus présent dans cet extrait, est à une courte réplique près, celui qui est privilégié pour la Bête. Elle monopolise la parole, énonce une véritable sentence montrant ainsi son ascendant sur le père de la Belle : comme on l’a vu, c’est sa voix qui lui confère son aspect monstrueux et le texte donne donc à l’entendre.Le marchand est accusé d’avoir volé des roses, faute grave aux yeux de la Bête pour qui ces roses représentent ce qu’il « aime mieux que toutes choses au monde » (l. 8). Le châtiment dispropor-tionné montre le caractère impitoyable de la Bête mais aussi la force fabuleuse de cet attachement à des fleurs, un attachement qui rend la Bête insen-sible à la dimension symbolique du geste du père, témoignage de son amour paternel. La Bête semble insensible à la bonne foi et à la noble intention du marchand, à la prière qu’il lui adresse « à genoux » et « en joignant les mains » (l. 11). La bête paraît donc impitoyable.« ne me raisonnez pas : partez et si vos filles refusent de mourir pour vous, jurez que vous reviendrez dans trois mois » (l. 18-20) : par cette formule, la Bête refuse tout pardon, rejette l’argumentaire du père. Cet argument d’autorité où la force l’emporte sur la raison n’est pas sans rappeler la fable de La Fon-taine « Le Loup et l’Agneau » quand le loup, après avoir entendu les arguments pourtant pertinents de l’agneau, décide de le manger « sans autre forme de procès ». Ces deux situations illustrent la morale « La loi du plus fort est toujours la meilleure ».

Une justice ambivalenteLe bonhomme est placé devant un terrible dilemme : sacrifier sa vie ou celle de l’une de ses filles. C’est

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spontanément qu’il choisit de donner sa vie. La bonté, la générosité, le sens du sacrifice pour l’amour de l’autre : ce sont les valeurs morales qui l’emportent. Les biens matériels promis n’entrent pas une seconde en conflit avec ces valeurs. Il ne dit rien de ce choix à la Bête par crainte, peut-être, qu’elle ne lui donne plus le choix. On peut imaginer également qu’il n’a plus confiance dans sa capacité à entendre raison et que de ce fait, il juge inutile de discuter davantage.Le monstre utilise d’abord le vouvoiement pour énoncer sa sentence ; il ne passe au tutoiement que lorsqu’il fait preuve d’un semblant d’humanité et d’une générosité inattendue – et quelque peu déconcertante : « tu y trouveras un grand coffre vide ; tu peux y mettre tout ce qu’il te plaira » (l. 25-26). Le monstre rend ainsi une justice ambiva-lente et paradoxale. « je veux bien vous pardonner » (l. 17), dit-il, alors qu’il ne propose qu’une solution pire que la première : remplacer la mort du père par celle de l’une de ses filles. Il punit et récompense dans le même temps.

Lecture d’imagesLa gravure d’Andrew Lang semble tout droit sortie des Contes des Mille et une nuits : l’architecture du palais, les vêtements du marchand, la flore et même la représentation du monstre sous les traits d’un élé-phant à l’attitude agressive. Ce choix peut traduire l’universalité du conte et de sa portée morale. Cette gravure retient l’élément déclencheur du conte et fait du marchand un personnage central : celui dont la décision va générer la suite. Le décor oriental ajoute au merveilleux du récit, grâce à l’exotisme qu’il véhicule également. L’affiche, quant à elle, est une mise en image du titre : on y voit la Belle et la Bête – deux gros plans sur les visages et la rose,

l’objet déclencheur du récit. Le visage de la Bête a quelque chose du vampire et du fauve. Pour autant, la peur n’émerge pas vraiment de ce tableau. La Belle a les traits apaisés et la Bête semble plus pro-tectrice qu’agressive, plus triste et résignée qu’ef-frayante. Ces expressions du visage des deux personnages constituent une sorte de cataphore, d’anticipation de l’issue de l’histoire.

SynthèseLe monstre du conte de madame Leprince de Beau-mont a, comme son nom le dit, tout de l’animal, et surtout son apparence et une voix terrifiantes. Il emprunte à la fable sa forme et son rôle anthropo-morphes pour montrer que « la loi du plus fort est toujours la meilleure ». Et il le prouve en imposant au « bonhomme » qu’est le père de la Belle des épreuves et un châtiment exemplaires. Mais il est aussi accessible à la beauté au travers de ses roses qu’il aime plus que tout et cette sensibilité va le conduire à sa double métamorphose : la Bête intrai-table va devenir un amant attentif et conquérir l’es-prit qui fait l’homme ; le monstre effrayant et solitaire va se transformer en prince, transporté d’un coup de baguette magique dans son royaume où il retrouve sa cour et ses sujets.

Œuvre intégrale – Étude d’ensemble p. 362

OBJECTIFS ET ENJEUX – Recomposer le personnage au travers de la narration.

– Interpréter la fonction du personnage et sa dimension sociale et morale.

– Dégager une vision du monde et de la condition humaine.

LA STRUCTURE DU CONTE

Séquences narratives Personnages Cadre Idées principales

Situation initiale : « Il y avait une fois… quelques années »

Le marchand et sa famille

Chez une riche famille

Opposition entre la Belle et les deux aînées.

« Tout d’un coup… à tout moment. »

Le marchand et sa famille

Une petite maison de campagne

Le marchand perd toutes ses richesses. Des trois filles, seule la Belle apporte son aide au père.

« Il y avait un an… à mon déjeuner. »

Le père Un mystérieux château

Le père s’égare et trouve refuge dans un château. Il y cueille une rose pour la Belle.

« Le bonhomme… mes pauvres enfants. »

Le pèreLa Bête

Le même château La Bête apparaît et demande la mort du père ou de l’une de ses filles en échange de la rose volée.

« Il retourna dans la chambre… elle me fait si bonne chère. »

La famille puis le père et la Belle

Sur le chemin du palais puis au palais de la Bête

Les deux aînées accusent la Belle.La Belle veut donner sa vie et accompagne son père chez la Bête.

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Séquences narratives Personnages Cadre Idées principales

« Quand ils eurent soupé… paraissait sur leur visage. »

La Belle Le palais La Belle fait un beau rêve.Le château semble fait pour bien l’accueillir.

« Un moment après, tout… elle est si bonne ! »

La BelleLa Bête

Le palais La Belle découvre la bonté du monstre mais refuse de l’épouser.

« Belle passa trois mois… Adieu la Belle. »

La BelleLa Bête

Le palais La Bête, par amour, laisse la Belle retourner voir son père. Elle promet de revenir.

« La bête soupira… mon ingratitude. »

Le père, la Belle et ses sœurs

La maison du père Les sœurs jalouses essaient de retenir la Belle.La Belle décide d’épouser la Bête.

« À ces mots, Belle… vivre sans vous voir. »

La Belle et la Bête

Le palais La Bête est prête à se laisser mourir de chagrin.La Belle la sauve en lui déclarant son amour.

Situation finale : « À peine la Belle… fondé sur la vertu. »

La BelleLe princeLa famille de la Belle

« Le château brillant de lumière »

L’amour de la Belle a délivré la Bête d’un maléfice. La Bête est un beau prince. Il épouse la Belle qui devient reine. Les deux sœurs sont statufiées.

La situation finale est conforme au genre du conte : une bonne fée transforme la Bête en prince. Les méchantes sont punies. La jeune fille vertueuse devient reine… Et, selon la formule finale attendue, ils vécurent « longtemps et dans un bonheur parfait ».D’autres aspects sont également caractéristiques du genre, notamment : – la situation de déséquilibre qui enclenche l’his-

toire : la famille devient brusquement pauvre ; – l’opposition entre la jeune fille vertueuse et ses

sœurs méchantes et envieuses ; – les personnages de la bonne et de la mauvaise

fée associées à leurs pouvoirs magiques ; – la transformation de la Bête en prince (les person-

nages victimes de sortilèges) ; – l’inscription dans un espace et un temps peu

déterminés, des événements peu expansés.

Le titre « La Belle et la Bête » évoque une double opposition : une opposition physique qui opposerait la beauté à la laideur et une opposition morale qui opposerait un comportement humain fondé sur les sentiments à un comportement animal fondé sur l’instinct et l’agressivité. Le conte dépasse cette double opposition, et l’annihile même, en associant finalement la beauté et la vertu aux deux person-nages. Il fait également intervenir une opposition entre noblesse et roture plus historique et embléma-tique de la question sociale au xviiie siècle.L’analyse de Bruno Bettelheim peut donner lieu à débat. L’aspect ennuyeux de la vie rêvée par la Belle est une interprétation qu’aucun passage ne vient réellement valider. Si la Belle « attend impatiemment les visites nocturnes de la Bête » (l. 31, p. 363) cela peut être aussi pour mieux la connaître et témoigner

du souci qu’elle a des autres, de sa bonté et de son honnêteté soulignés dans le conte. La « perspective immature qui attribue à l’homme une existence dédoublée comme animal et comme esprit » (l. 32-35) au début du conte est en revanche plus lisible : la Belle représentant l’esprit et la vertu. Et le portrait de la Bête s’élabore progressivement sous forme d’une lente conquête de son « humanité ».

LES PERSONNAGES

Le portrait édifiant du père et sa fonction argumentativeLe portrait du père se construit par étapes, au fil des épreuves. Il se montre courageux devant l’adversité, cherche avant tout le bonheur de ses enfants, est prêt à donner sa vie pour eux, s’en tient aux valeurs morales. L’auteur dresse donc un portrait représen-tatif de la bonté naturelle, un portrait qui idéalise l’image du père.

Le portrait des deux aînéesÀ l’égoïsme, à la paresse, à l’envie, à la suffisance, à l’attrait du luxe, des richesses faciles, à l’orgueil et la fierté de ses deux sœurs, la Belle oppose toutes les vertus possibles – des vertus qui s’additionnent au fil des épreuves qui lui sont proposées et composent une sorte d’idéal moral.

La Belle« Il faut tâcher d’être heureuse sans fortune. » : La Belle met en application cette philosophie de la vie qui consiste à trouver son bonheur ailleurs que dans les apparences et les artifices. Travailler devient une évidence ; elle recherche les plaisirs simples et sains

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que toute vie peut offrir : lire, chanter, jouer du clave-cin. Avant l’heure, elle cultive son jardin et y trouve la paix (« contente de sa malheureuse situation »).La Belle est donc courageuse, désintéressée, atta-chée à sa famille, dévouée jusqu’au sacrifice. Autant de qualités que sa rencontre avec la Bête confir-mera : son attachement à sa famille (et surtout à son père), le respect de la parole donnée, sa bonté naturelle.

La Bête

Le portrait de la Bête se construit par étapes dans une sorte de gradation ascendante. Elle apparaît d’abord « terrible » (« Il faut mourir pour réparer cette faute », dit-elle). Mais très vite elle infléchit cette décision brutale et sans appel et adopte un compor-tement paradoxal : elle veut bien pardonner mais exige le sacrifice d’une fille. Autre paradoxe : elle exige ce sacrifice mais comble le père de richesses. Elle réagit ensuite à la bonté de la Belle et se montre sensible. Puis, avant l’heureuse fin, c’est la Bête elle-même qui est prête à faire le sacrifice de sa vie, dévoilant ainsi une extrême sensibilité, une réelle grandeur d’âme (« J’aime mieux mourir moi-même […] que de vous donner du chagrin »). Derrière la Bête se dévoile l’homme.« La Belle, lui dit ce monstre, voulez-vous bien que je vous voie souper ? […] c’est que je vous suis bien obligé. » : dans ce passage, le monstre s’accuse de ne point avoir d’esprit. Un jugement que la Belle retourne habilement (« On n’est pas bête […] quand on croit n’avoir point d’esprit : un sot n’a jamais su cela »). La sincérité de ses propos ne peut être mise en doute puisqu’elle reconnaît la laideur du monstre. Par son discours, la Bête témoigne d’une sorte de dualité de la nature humaine : son humilité, voire sa soumission, s’oppose à son apparence.On peut lire une véritable progression dans les sen-timents que le monstre inspire à la Belle. Elle est d’abord effrayée « voyant cette horrible figure » ; puis quelque peu rassurée devant les nombreux présents et signes favorables laissés par la Bête. Elle finit par penser « qu’elle n’avait rien à craindre ». Elle découvre enfin, au-delà des apparences, son extrême bonté et finit par oublier sa laideur et l’aimer.

LA PORTÉE MORALE DU CONTE

Les nombreuses oppositions entre la Belle et ses sœurs construisent une véritable critique sociale : critique d’une vie mondaine qui ne repose que sur les apparences, engendre le mépris, la suffisance et les plaisirs futiles (« elles allaient tous les jours au bal » ; « elles faisaient les dames et ne voulaient pas recevoir les visites des autres filles de marchands »), critique également du mariage qui ne se construit que sur les titres (« elles ne se marieraient jamais, à

moins qu’elles ne trouvassent un duc ») et sur les apparences (« L’aînée avait épousé un gentilhomme beau comme l’amour ; mais il était si amoureux de sa propre figure qu’il n’était occupé que de cela… »).La Belle fait également référence à la monstruosité du cœur : « Il y a bien des hommes qui sont plus monstres que vous, dit la Belle, et je vous aime mieux avec votre figure, que ceux qui avec la figure d’hommes, cachent un cœur faux, corrompu. ». Cette thématique constitue un argument développé dans d’autres œuvres. On peut penser aux portraits que fait Silvia dans Le Jeu de l’amour et du hasard de Marivaux (1730), des maris de ses amies qui cachent sous des apparences séduisantes et aimables des défauts et des laideurs morales : « fiez-vous-y à cette physionomie si douce, si préve-nante, qui disparaît un quart d’heure après pour faire place à un visage sombre, brutal, farouche qui devient l’effroi de toute une maison ! » (Scène 1, acte I).Le conte « La Belle et la Bête » ouvre à de multiples interprétations dont les plus communes visent à opposer la laideur physique à la beauté du cœur, à souligner le pouvoir de l’amour qui peut métamor-phoser le monstre en être sensible ; on pourrait aussi souligner comment la générosité de la Belle et son désintéressement viennent à bout de la fureur.Des morales de fables de la Fontaine peuvent convenir à ce conte. On peut citer celles-ci : « Garde-toi, tant que tu vivras, / De juger des gens sur la mine. » (Le Cochet, le Chat, et le Souriceau ; VI, 5) ; « de quoi ne vient à bout / L’esprit joint au désir de plaire ? » (Les Dieux voulant instruire un fils de Jupi-ter ; XI, 2) ; « la plus forte passion / C’est la peur ; elle fait vaincre l’aversion. » (Le Mari, la Femme, et le Voleur ; IX, 15) ; « Il ne faut point juger des gens sur l’apparence. » (Le Paysan du Danube ; Xl. 7) ; « Plus fait douceur que violence » (Phébus et Borée ; VI, 3).Sur ces modèles, les élèves pourront à leur tour inventer la morale qui leur semblera le mieux conve-nir à leur lecture du conte.

Écho – Bruno Bettelheim, Psychanalyse des contes de fées (1976) p. 363

OBJECTIFS ET ENJEUX – Interroger le rôle du conte de fées pour permettre à l’enfant de grandir.

– Comprendre ce que dit le conte de l’âme humaine.

LECTURE ANALYTIQUE

Bruno Bettelheim désapprouve le fait qu’on ne montre à l’enfant qu’un monde idéal, et l’homme comme un être quasi parfait et bon. On le trompe en faisant cela. À l’opposé, il estime qu’il faut lui dire

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« le penchant qu’ont tous les homme à agir agressi-vement, égoïstement, par colère ou par angoisse » (l. 2-4).Si on laisse croire à l’enfant « que l’homme est fon-cièrement bon » (l. 4-5), on l’amène au syllogisme : il croit que les hommes sont naturellement bons, or il a conscience de ses propres défauts et sa conclu-sion sera de se sentir « comme un monstre à ses propres yeux » (l. 7-8), ce qui risque de le déstabili-ser, voire de le culpabiliser.Selon Freud, c’est la conscience des difficultés de la vie, des épreuves inévitables qu’elle fait surgir qui donne à l’enfant le courage et la force nécessaires pour les franchir. De nombreux contes illustrent cette vision finalement optimiste : c’est la bonne fée qui récompense la bonne fille, celle qui a été généreuse, courageuse, vertueuse – comme, par exemple, dans « Madame Hollé », l’un des célèbres contes de Grimm, ou « Le Petit Poucet » de Perrault.Dans de nombreux contes, il suffit « d’exprimer un désir pour le voir aussitôt satisfait ». Nous en cite-rons deux des frères Grimm : « Les Trois Plumes », où chacun des vœux exprimés par Simplet, l’un des trois fils du roi, est immédiatement exaucé par une grosse grenouille, et « Fuseau, navette et aiguille », l’histoire d’une jeune orpheline qui file, tisse et coud et voit ses vœux exaucés lorsqu’elle en fait la demande à son fuseau, à sa navette ou à son aiguille ; et elle épousera ainsi le fils du roi.Dans Psychanalyse des contes de fées, la pensée de Bruno Bettelheim se fonde, comme on l’a vu, sur un syllogisme qui veut qu’on dise la vérité aux enfants sur la nature de l’homme. La réflexion épouse ensuite le point de vue de Freud qui pose que, pour donner du sens à sa vie, l’homme doit lutter « contre des inégalités écrasantes » (l. 11). Le moyen d’y par-venir est, pour l’enfant, le conte de fées, qui lui per-met de découvrir par étapes les difficultés de la vie, comme l’injustice, mais aussi un message : « si, au lieu de se dérober on affronte fermement les épreuves […] on finit par remporter la victoire » (l. 15-17). Et Bettelheim explique comment le conte de fées constitue un message efficace grâce à la simplicité du récit, la diversité des personnages et des épreuves qu’ils rencontrent qui permettent, de façon symbolique, de prendre conscience des pro-blèmes qui surgiront inévitablement et de la manière de les surmonter.Le conte de fées délivre un autre message essentiel qui permet à l’enfant de dépasser « un fantasme narcissique » (l. 26), celui de voir tous ses vœux exaucés. L’exemple de « La Belle et la Belle » montre que, pour grandir, il faut découvrir la vacuité et l’en-nui de ce rêve que vit la Belle dans le palais de la Bête. Enfin pour conclure ce qui pourrait être le par-cours initiatique de l’enfant nourri de contes de fées, son passage de l’enfance à l’âge adulte, c’est la

nature humaine qu’il comprend enfin : l’homme n’est pas naturellement bon mais il est double, à la fois animal et esprit, et il ne s’accomplit que dans le triomphe de l’esprit.Ainsi c’est tout un programme d’éducation qu’ex-pose et soutient Bruno Bettelheim en le fondant sur un point de vue fondateur sur la condition humaine.

Texte 2 – Victor Hugo, Notre-Dame de Paris (1832) p. 364

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire la description d’un spectacle barbare. – Découvrir une figure de monstre. – Comprendre le renversement des valeurs.

LECTURE ANALYTIQUE

Un supplice spectaculaireC’est sous forme d’un discours narrativisé qu’est signifiée la sentence. La proclamation de Michel Noiret n’est qu’à peine évoquée, confrontant tout de suite le lecteur à la brutalité des faits.En dehors de ce crieur public, le prévôt est celui qui est l’ordonnateur de la condamnation. Puis l’exécu-teur des basses œuvres apparaît : maître Pierrat Tor-terue, dont le nom est l’anagramme quasi parfaite de « torture », et dont le métier de « tourmenteur-juré du Châtelet » (l. 28-29) dit clairement qu’il est un bourreau.Les détails donnés par le narrateur suffisent à se représenter le supplice du pilori : on met le condamné à genoux sur une planche circulaire après lui avoir lié les mains, on le met torse nu, on fait tourner la roue, et, à chaque tour, le bourreau fouette violemment le dos du condamné. Le supplice dure le temps que met un sable rouge à s’écouler dans un sablier noir. La description précise du dispositif, et jusqu’aux noms des liens qui attachent la victime, contribuent à le rendre effrayant et cruel.Plusieurs phrases sont placées entre parenthèses : « Le bagne et la guillotine » (l. 11), « car les deux écoliers avaient suivi le patient comme de raison » (l. 21-22), « il était monté pour cela sur les épaules de Robin Poussepain » (l. 37). Cette disposition signale très clairement qu’elles portent la parole d’un narrateur très éloigné du cadre du roman. La première est ironique et condamne la violence en associant « le bagne et la guillotine » à « nous, peuple civilisé » (l. 10) ; la seconde l’est également, le commentaire « comme de raison » venant en anti-phrase dénoncer l’attitude des jeunes réjouis par le spectacle de la souffrance, ce qui n’a évidemment rien de raisonnable ; la troisième renforce cette condamnation en soulignant les acrobaties des témoins qui ne veulent rien perdre du spectacle de la souffrance de Quasimodo.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 4

Le cadre spatio-temporel qui situe l’action au Moyen Âge renforce le caractère spectaculaire du supplice : le spectacle de la rue, la description précise du sup-plice et de ses acteurs donnent à voir la violence d’une époque et interrogent également sur la per-manence de cette violence.

Un monstre grotesque et pitoyableQuasimodo est présenté comme un monstre dans son aspect physique avec « son visage difforme » (l. 45), « la bosse » (l. 24), « ses épaules calleuses et velues » (l. 25). Cette image est renforcée par les comparaisons ou métaphores qui en font à chaque fois un animal (« il soufflait bruyamment comme un veau dont la tête pend et ballotte au rebord de la charrette du boucher », l. 18-20 ; « sa poitrine de chameau », l. 25). Ses expressions et attitudes (« un étonnement de sauvage ou d’idiot », l. 13 ; « il souf-flait bruyamment », l. 18) contribuent au registre dépréciatif qui redouble l’image de la bestialité avec celle de la stupidité.C’est à cet aspect difforme et à ce comportement inhabituel que réagissent les spectateurs. Ils rient de ce qu’ils ne comprennent pas, de cette différence : « Ce fut un fou rire […] quand on vit à nu la bosse de Quasimodo » (l. 24). Ils rient des plaisanteries et insultes qui la soulignent : « Le butor, dit Jehan Frollo du Moulin » (l. 21).Quasimodo semble ne pas réagir au supplice qu’on lui inflige : « Quasimodo, impassible, ne sourcillait pas » (l. 5). D’ailleurs, comme la suite du texte le souligne, « toute résistance lui était rendue impos-sible » (l. 5-6) par les liens qui l’immobilisent. Victime expiatoire, « il s’était laissé mener et pousser » (l. 12) et les seuls indices de ses souffrances, comme cela a déjà été relevé, l’assimilent à un animal ou à un être stupide. Pire, son impassibilité ou ses mimiques et réactions à la douleur provoquent également l’hi-larité de la foule : « La stupeur qui se peignit sur son visage difforme fit redoubler alentour les éclats de rire » (l. 45-46). Et quand il semble enfin prendre conscience de ce qui lui arrive, et vouloir se rebeller (« il commençait à comprendre. Il se tordit dans ses liens ; une violente contraction de surprise et de douleur décomposa les muscles de sa face », l. 52-55), ses efforts déforment ses traits et l’enlai-dissent encore, ses mouvements le font ressembler à « un taureau piqué au flanc par un taon » (l. 56-57), une comparaison qui l’assimile à nouveau à une bête furieuse pour laquelle la foule n’éprouve aucune compassion.

Qui sont les monstres ?Le bourreau se nomme « maître Torterue », un expert en torture comme son nom le suggère et comme en témoigne son vêtement d’employé de la cité de Paris : « un homme à la livrée de la ville » (l. 26). Il

semble bien connu de tous (« son nom circula bien vite dans l’assistance », l. 27-28) et certainement craint : le fouet qui pend à sa main semble redou-table avec « ses longues lanières blanches […] armées d’ongles de métal » (l. 33-34). Ses gestes semblent obéir à un froid rituel (« il repliait négligem-ment sa chemise », l. 34-35). La cruauté et la vio-lence du châtiment sont soulignées par la description précise du fouet avec sa longue suite de qualificatifs renforcés par une allitération du son consonne [l] (« effilé de longues lanières blanches luisantes », l. 33) qui dénotent la cruauté. Tout est pensé pour redoubler la douleur : la finesse des lanières, les nœuds et tresses du cuir, l’ajout « d’ongles de métal » (l. 34). La comparaison « les fines lanières […] comme une poignée de couleuvres » (l. 49-50), suivie de la métaphore « et retombèrent avec furie » (l. 50-51), souligne et amplifie cette évocation de la souffrance que doit provoquer le supplice.Les écoliers symbolisent la cruauté face à la diffé-rence. C’est leur attitude, leurs regards qui amènent à se poser la question : « qui est le vrai monstre ? ». Les spectateurs sont désignés par un seul substan-tif : « la foule » (l. 24, 37 et 42). Seuls les deux étudiants s’en distinguent : Jehan Frollo du Moulin et son ami Robain Poussepain. Ils ironisent sur Quasimodo et sont les déclencheurs des rires et des sarcasmes de la foule qui semblait n’attendre que cela. Comme l’explique la référence à leur statut « d’écoliers », dans une tradition de mauvais gar-çons illustrée par François Villon, ils y mettent une certaine verve : « un drôle d’architecture orientale, qui a le dos en dôme et les jambes en colonnes torses » (l. 40-41). Ils ont le pouvoir de la parole et contribuent à l’hilarité de la foule autant que le phy-sique de Quasimodo qu’ils soulignent et dont ils commentent les expressions : « il ne comprend pas plus qu’un hanneton enfermé dans une boîte » (l. 22-23).Dans le second paragraphe, le narrateur dénonce avec ironie la violence et l’inhumanité de la justice. Il présente une idée absolument antinomique de l’idée de « peuple civilisé » (l. 10).

SynthèseC’est en rendant compte de façon très précise et détaillée de la souffrance humaine du monstre et en dénonçant la monstruosité de ceux qui en rient que Victor Hugo sensibilise son lecteur au problème de la différence, de l’exclusion. Il y a là une véritable inversion des rôles : l’homme se cache derrière la Bête et la Bête derrière l’homme. Ce qui fait le monstre c’est le regard que l’on porte sur lui, c’est son exclusion du groupe des hommes et ce qu’on lui fait subir qui le ravalent au rang de bête et « d’im-bécile ». Le monstre est donc révélateur de l’image de l’autre que portent un groupe social, une culture.

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Français 1re – Livre du professeur

FIGURES DE STYLE

Les trois premières phrases du quatrième para-graphe ont une même structure syntaxique : – « On le mit à genoux… , il s’y laissa mettre. » – « On le dépouilla… , il se laissa faire. » – « On l’enchevêtra… , il se laissa boucler et ficeler. »

Deux propositions indépendantes juxtaposées font se succéder à chaque fois une action des bourreaux (désignés par le pronom indéfini « on ») et une abso-lue passivité, une absolue soumission de la victime, soulignée par l’expression répétée « il se laissa… ». On peut parler ici d’une anaphore doublée d’un parallélisme syntaxique.

PROLONGEMENT

« spectaculaire » vient de latin spectaculum qui désigne ce qui s’offre aux regards, est susceptible d’éveiller des sentiments, des réactions.« monstrueux » vient du latin monstrum qui signifie prodige, chose incroyable.L’étymologie rend parfaitement compte de ce que traduit le texte de Victor Hugo : une « chose » incroyable – en l’occurrence Quasimodo – s’offre aux regards et provoque de vives réactions. Elle souligne également la tension qui existe entre admi-ration et horreur, entre pitié et dérision.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Cette problématique large et générale, qui interroge la capacité de la fiction à dénoncer la cruauté des hommes, peut être nourrie des textes du corpus et de maintes autres lectures. Un travail préparatoire conduira à mesurer en quoi la question peut sembler paradoxale au premier abord ; mais de nombreux exemples empruntés à des genres différents pour-ront montrer comment la fiction peut conduire le lec-teur à réfléchir et à prendre position.La question du « comment » conduit à examiner les différents genres et la manière dont chacun investit les formes de la fiction : le conte de fées constitue un bon exemple des effets de la narration, des personnages et du merveilleux comme vecteurs de questionnement des enfants sur la vie, les hommes et le sens de la vie. Il s’agira également de voir comment les différents genres se prêtent tout particulièrement au débat, à l’exemple du théâtre. Les formes didactiques de l’apo-logue de la fable pourront également offrir d’autres exemples et amener à questionner des modalités d’écriture plus spécifiques. Le conte philosophique pourra représenter un questionnement moins univer-sel, voire plus ancré dans une culture, une Histoire. Le roman y a également sa part, et ce surtout quand il se veut le témoignage, l’analyse des lois du réel.Il s’agira aussi d’analyser les effets de la fiction sur le lecteur : ce sont dès lors d’autres qualités qui feront

l’objet de l’analyse, de l’empathie à l’identification, de l’allégorie qui permet de mieux comprendre le monde des idées à l’utopie.Cette question très ouverte peut permettre à l’élève de questionner sa propre culture et ses préférences en termes de lecture pour apporter une réponse per-sonnelle qui témoigne également de sa capacité à trouver des catégories et des critères organisateurs de sa réflexion.

Écho – Homère, Odyssée (viiie s. av. J.-C.) p. 366

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir le personnage de Polyphème. – Inscrire le personnage dans une civilisation dont il éclaire les codes et les valeurs.

LECTURE ANALYTIQUE

Polyphème, une figure du monstrePolyphème est fils de Poséidon, le dieu des mers, et d’une nymphe. Il est donc censé appartenir lui aussi, au groupe des dieux. Or, non seulement il a renoncé à appartenir à sa famille, mais encore il la méprise et va même jusqu’à les défier : « Les Cyclopes n’ont pas souci du Porte-égide/Ni des dieux bienheureux : nous sommes les plus forts » (v. 40-41).Dès sa première réplique, ses questions directes, dénuées de toute formule d’accueil ou de courtoisie, montrent Polyphème comme un personnage froid et brutal, une impression renforcée par « sa voix pro-fonde » (v. 29) et effrayante.Un seul indice évoque son portrait physique : « sa grande taille » (v. 29). Son aspect monstrueux est implicitement tracé par l’impression terrible qu’il laisse à ses visiteurs, comme le souligne la méta-phore « il repartit d’un cœur cruel » (v. 37).

Polyphème, une figure bestialeLes animaux revêtent une grande importance dans le quotidien de Polyphème et on devine qu’ils four-nissent l’essentiel de sa nourriture : « des chèvres en grand nombre y vivent », v. 14 ; « sans semailles, sans labours », v. 16.La comparaison « Comme un lion né des mon-tagnes » (v. 57) rattache le cyclope à l’univers des bêtes sauvages. Cette parenté est renforcée par son cannibalisme, sa cruauté absolue (« Découpés membre à membre », v. 56 ; « la cervelle giclant… », v. 55 ; « il les mangea sans rien/laisser, entrailles, chair… » v. 57-58). Son discours est en parfait accord avec ses actes et laisse redouter le pire (« Et ce n’est pas la peur de la haine de Zeus/Qui me ferait vous épargner si j’y songe ! », v. 42-43). Il défie les dieux et les hommes et refuse toute forme de civilisation et d’humanité.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 4

Le cyclope « hors-la-loi » des hommesLes cyclopes ont un mode de vie particulier et sont qualifiés de « hors-la-loi » (v. 2) par le narrateur. Hors-la-loi, parce qu’ils ne se comportent pas comme des Achéens représentant ici la civilisation de référence. Une différence marquée par le grand nombre de phrases négatives (« ne plantent pas de plantes […] ni ne labourent », v. 4 ; « Ils n’ont pas d’assemblée […] et pas de lois », v. 8 ; « […] ne connaît ni le bétail ni la charrue », v. 15) et, de plus, ils ne craignent pas les Dieux. À l’inverse des Achéens, les cyclopes ne sont pas civilisés, ils ne sont même pas des Barbares : ce sont des monstres.Face à cette brutalité furieuse, des indices laissent penser que le héros s’en sortira par la ruse et l’intel-ligence car le héros conscient de ses qualités (« mais j’en savais trop long pour être dupe », v. 46 ; « et je lui rétorquai par ce rusé discours », v. 47). Il raconte ainsi que son bateau a été brisé sur des écueils se laissant ainsi une chance de le récupérer ; il ne tue pas le cyclope parce qu’il n’aurait pas la force de déplacer « l’énorme bloc dont il [le cyclope] avait bouché la haute entrée… » (v. 70).

PROLONGEMENT

Polyphème est le prototype de la cruauté gratuite, impitoyable, destructrice. Il est le sauvage en oppo-sition à l’homme civilisé et semble transgresser à plaisir toutes les lois des hommes : l’hospitalité, la reconnaissance, la solidarité face à l’adversité. C’est un anthropophage qui, comme ses congénères, refuse toutes les activités propres aux hommes : la culture, la navigation, toute organisation sociale et politique. Son mépris va jusqu’aux Dieux qu’il ne respecte pas. À l’instar de la Bête du conte de fées (p. 360), il n’a pas conquis l’esprit qui fait l’homme. Mais sa cruauté impitoyable le rapproche aussi des monstres de la bande dessinée d’Art Spiegelman qui dénonce l’horreur nazie (p. 373). Mais il est sur-tout l’homme d’avant la civilisation, celui qui n’est régi que par la loi du plus fort, celui qui n’a pas découvert la transcendance et qui, n’éprouvant aucune empathie pour l’autre, le traite par la vio-lence selon ses besoins ou ses envies.

LECTURE D’IMAGE

• L’image représente la rencontre entre Polyphème et Ulysse et ses compagnons à l’intérieur de la caverne. Polyphème est reconnaissable à son impo-sante stature et à ses chèvres, au premier plan, à ses pieds. Ulysse est représenté au moment où il offre un cratère de vin au monstre.• L’artiste a choisi de remplacer les compagnons d’Ulysse dévorés par le cyclope par un bélier éven-tré gisant sur ses genoux, vraisemblablement pour rendre la scène plus supportable et n’évoquer les

meurtres que par un symbole. Dans cette demeure royale du ive siècle après J.-C., il n’était certaine-ment plus acceptable de témoigner d’une telle violence.À noter que le dessin de la grotte et la disposition de la scène dans une distribution ovale des person-nages évoquent la forme d’un œil, le symbole du cyclope.

Écho – Franz Kafka, La Métamorphose (1915) p. 368

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire la panique créée par l’image du monstre. – Comprendre comment l’image du monstre, de la différence, dénature les relations humaines.

LECTURE ANALYTIQUE

Une scène burlesqueLa présence du « fondé de pouvoir » constitue une étrangeté supplémentaire au récit de la métamor-phose de Gregor en cafard. Car, comment com-prendre que l’absence d’un petit employé puisse conduire un personnage important de l’entreprise à venir chez ses parents s’en inquiéter ? Sa présence est donc assez inattendue au milieu du cercle fami-lial. Mais tous sont conscients de son importance : Gregor tient à tout prix à le retenir. Quant au père, il est « dans un état de totale confusion » (l. 33) lorsque le fondé de pouvoir part précipitamment. Comme son nom le signale, ce personnage représente le pouvoir, l’univers du travail, un échelon élevé dans la hiérarchie sociale et tout le monde le respecte et le craint.Tous les personnages ont une même réaction de répulsion envers Gregor. Son aspect provoque une sorte de peur panique incontrôlable, comme s’il s’agissait d’un monstre redoutable. L’intensité dis-proportionnée des réactions est soulignée par des comparaisons qui connotent la souffrance, la vio-lence et la perte de contrôle (« au mouvement brusque qu’il eut […] on aurait pu croire qu’il venait de se brûler la plante du pied », l. 6-8 ; « Son père repoussait Gregor implacablement émettant des sif-flements de sauvage », l. 51-53).Ces réactions provoquées par la métamorphose de Gregor s’amplifient de façon irrationnelle, démesu-rée jusqu’à l’extrême. Ainsi le fondé de pouvoir fuit-il « comme si l’attendait là-bas une délivrance propre-ment surnaturelle » (l. 9-10). La mère se précipite dans les bras du père. Et le père va jusqu’à chasser Gregor « en tapant des pieds et en brandissant canne et journal » (l. 37-38). L’action semble s’em-baller dans une réaction en chaîne qui provoque une série de catastrophes : la mère « bondit sur ses pieds », recule à toute allure, s’assied sur la table et

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Français 1re – Livre du professeur

renverse le café (l. 14-19). On peut imaginer un témoin s’amuser de cette panique, de cet emballe-ment burlesque de la scène.

Les réactions de Gregor

Les réactions des parents sont pour le moins inat-tendues. Seul l’aspect repoussant de Gregor est pris en compte. Ils ne semblent plus reconnaître leur fils ni vouloir l’aider. Quelle est l’origine de sa métamor-phose ? Comment l’aider ? Ce sont des questions qu’ils ne semblent pas se poser. Leurs réactions offrent une image négative de la famille dénuée de tout sentiment et qui ne semble attachée qu’à la fonction sociale du fils et à son intérêt économique : « c’est lui qui faisait vivre la famille ».Face à la fuite du fondé de pouvoir, Gregor fait tout ce qu’il peut pour le rattraper. Face à sa mère, il tente une supplication : « Maman, maman » (l. 20). Quant à son père, il reste, lui, insensible à ses prières. Toutes ses attitudes et réactions, paradoxa-lement, témoignent d’une déshumanisation de ceux qui fuient devant la seule apparence. La « métamor-phose » de Gregor entraîne celle de la famille qui passe de l’affection à l’exclusion.C’est finalement Gregor qui semble avoir le compor-tement le plus conforme aux valeurs humaines : il continue de marquer son affection, son attachement aux siens. Il semble être le seul à manifester de véri-tables sentiments. Ce sont, en fait, les parents qui semblent perdre leur humanité. Le monstre est ici révélateur à la fois de l’incommunicabilité et de l’ex-clusion familiale et sociale, du jeu des seules appa-rences qui cachent l’être.

Lecture d’image

Cet extrait de la bande dessinée de Corbeyran Horne offre une illustration et une suite à la scène où le père repousse Gregor dans sa chambre, un balai remplaçant canne et journal. La violence du père et l’impuissance de Gregor, représenté sous sa forme de cafard dénué de parole et ne pouvant que geindre « HHH… », sont nettement marquées. Cette vio-lence se voit dans le geste du père qui projette le cafard contre la porte et le blesse, comme on le per-çoit au bruit que fait sa carapace contre la porte et le liquide qui coule ensuite sur le sol. Cette bande des-sinée reproduit fidèlement le scénario du roman et son atmosphère sombre, bien soulignée par le choix expressionniste du noir et blanc.

GRAMMAIRE

« penchant la tête », l. 15 ; « reculant », l. 16 ; « oubliant », l. 16 ; « et ne semblant pas », l. 18 ; « s’asseyant », l. 28 : l’énumération de participes présents marque la succession rapide, presque simultanée des réactions de la mère. Cette énumé-ration aurait pu se décliner à l’indicatif passé simple.

Le choix du participe présent, en effaçant le pronom sujet, marque davantage le caractère subi, incon-trôlé, des gestes de la mère.

PROLONGEMENT

Ce texte concentre des effets déjà rencontrés chez Hugo ou Homère : la peur et le rejet de la différence, source d’exclusion, l’image du monstre comme révélateur de la nature humaine. Chez ces écrivains, le monstre est une figure qui cherche à distinguer l’humanité de la bestialité, qui interroge l’homme et ses valeurs.

Dossier Cinéma – Figures du monstre à l’écran

David Lynch, Elephant Man (1980) p. 370

David Lynch (né en 1946), peintre de formation, s’in-téresse très rapidement au cinéma et mène des expériences qui aboutissent à un premier long métrage : Eraserhead en 1976. Après l’avoir vu, un producteur décide de lui confier la réalisation d’un film s’inspirant de la vie de Joseph Merrick (1862-1890), atteint du syndrome de Protée : Elephant Man en 1980.Le contexte est celui de l’Angleterre de l’époque vic-torienne, apogée de la révolution industrielle, dont Charles Dickens (1812-1870), entre autres, décrit les ambiances glauques de Londres dans Oliver Twist. Toutefois, en Angleterre, le gouvernement britan-nique interdit, au milieu du xixe siècle, l’exhibition des êtres humains sujets de malformations outre-passant les limites de la décence, ce qui explique le départ vers le continent de nombreux montreurs de freaks.Les choix esthétiques des extérieurs de David Lynch renvoient à cet univers : les rues étroites et grouil-lantes des quartiers populaires, les fumées, les habi-tations insalubres, le goût pour le spectacle sensationnel se traduisent par le choix de réaliser un film en noir et blanc et des éclairages inspirés du cinéma expressionniste allemand.David Lynch réalise un film proche de la vie de J. Merrick, en ajoutant/modifiant certains faits ou per-sonnages : il crée Bytes (le « propriétaire » de Mer-rick) et le portier de nuit qui l’exploite, ce qui accentue la part de réalisme sordide et provoque un sentiment de compassion et de révolte encore plus grand chez le spectateur.

Mise en abyme du regard

L’origine latine de « monstre » vient du verbe mons-tro, monstrare qui signifie « désigner, indiquer, mon-trer ». En employant ce substantif pour désigner, entre autres, les personnes différentes de la

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 4

normale, la langue leur attribue d’emblée cette capacité à être montrées. Le regard entre en jeu car à quoi cela sert-il de montrer si l’autre ne regarde pas ? Pour satisfaire la curiosité malsaine, scienti-fique ou esthétique des hommes, différents disposi-tifs sont mis en place.Au xixe siècle, les baraques de foire proposaient pour quelques sous d’observer l’étrangeté, la singu-larité de certains, qu’elle soit due à des anomalies réelles, à des déguisements plus ou moins réussis, ou à des particularités d’hommes venus d’autres continents. Au xxe siècle, nous les retrouvons dans les musées comme le squelette de la Vénus Hotten-tote qui fut exhibée nue de son vivant en Angleterre puis en France ; morte, son squelette et son mou-lage en plâtre ont été exposés au Musée de l’Homme, à Paris, jusqu’en 1974.C’est au nom de la science également que le doc-teur Treves présente à ses pairs J. Merrick, lors d’une conférence. La méthode est peu différente de la baraque de foire : il est installé sur une scène mobile, caché aux yeux du public que le discours du médecin tient en haleine ; à l’ouverture du rideau, Merrick doit se faire voir sous différents angles, à la demande du médecin.Lorsque Madge Kendal, comédienne célèbre (pho-togramme 6), demande à rencontrer J. Merrick, nous ne savons pas ce qui l’anime au départ : est-ce la curiosité ? L’occasion de faire la une des jour-naux ? La compassion ?À la fin du xixe siècle, le cinéma est lui-même consi-déré comme une curiosité, les séances sont propo-sées au public dans des baraques de foire ; en cela, il partage les mêmes espaces que les monstres. Mais, le spectacle se transforme et devient plus dis-tancié puisque l’écran offre une image qui repré-sente une réalité absente. Le spectateur de cinéma peut regarder un film et éprouver moins de culpabi-lité face à cette attraction.Pourtant, quel que soit le dispositif le regard est bien en jeu. Le film de D. Lynch le démontre clairement et en joue : il ménage un suspense, frustrant provisoi-rement le voyeurisme du spectateur. Le protagoniste du film n’est pas donné à voir immédiatement à l’écran : objet de discours, représenté de manière très vague sur un panneau, il se dérobe à nos yeux. Mais, par un jeu d’assimilation, notre regard se confond avec celui des spectateurs intradiégétiques (ceux qui sont dans l’histoire) qui traduit les réac-tions provoquées par le monstre.Le spectacle change parfois notre regard sur l’objet montré. La misère, l’infirmité, la malchance mais aussi la sincérité, nous émeuvent et changent notre point de vue. Dans les photogrammes 3 et 5, l’infir-mière passe de la frayeur à l’attention après avoir pris conscience de la sensibilité de Merrick. Pour Treves, le changement est moins marquant : au début, il sait qu’il va être confronté à un être

monstrueux mais s’étonne tout de même de l’am-pleur des anomalies, puis progressivement il admire et s’émeut de la sensibilité de Merrick et de ses pro-grès dans les apprentissages et le comportement (photogramme 2, 4 et 9).David Lynch, par des choix esthétiques, insiste sur les différences de regard que les personnes portent sur Merrick. Il établit un parallélisme fort dans les photogrammes 6 et 7 : même cadrage (gros plan qui permet de voir avec précision l’expression des visages), même position des personnages (Merrick à droite, la femme à gauche), même thème (le bai-ser) alors que le décor et les expressions des per-sonnages montrent une opposition intense. D’un côté, le visage de Miss Kendal exprime la sérénité et J. Merrick, qui est de dos, ce qui nous permet de faire abstraction de sa difformité, la tranquillité ; de l’autre, le couple grimaçant de souffrance, les excroissances exposées à notre regard, est entouré de têtes hurlantes de plaisir qui les contraignent à s’embrasser. Le cadrage est serré, les quatre têtes occupent le champ de l’image ; nous, spectateurs, ne pouvons nous échapper, nous sommes obligés de voir, nous assistons, impuissants, à un viol.Dans le photogramme 4, le champ est élargi. David Lynch laisse de l’air entre Treves et Merrick, conver-sant dans la chambre de celui-ci. Cet intervalle sym-bolise le respect et la bienveillance que montre Treves, dans une attitude humble, la tête penchée. C’est dans cet espace que la lumière, symbole de connaissance, entre dans la pièce par la lucarne, elle illumine les visages.A contrario, dans le photogramme 8, un cadrage plus large fait découvrir une foule dense, noire de dos, donc anonyme, qui cerne J. Merrick, acculé contre un mur, sans issue. La scène se passe dans les toilettes de la gare, en sous-sol, espace méta-phorique de la perception du monstre par la foule. Le contraste violent, noir/blanc, crée une tension entre la foule et le mur du fond sur lequel est adossé Merrick.

Les changements de point de vue s’accompagnent d’un changement de la condition de vie de J. Mer-rick et réciproquement.Bytes, le montreur, considère Merrick comme un être dont l’animalité l’emporte sur l’humanité. Il ne se soucie pas de ce qu’il ressent, le tient enfermé dans une cave et lui parle comme à un animal. Mer-rick vit dans la peur, aphasique, désœuvré et se meut avec une grande maladresse liée à sa malfor-mation, (photogramme 1). La considération que lui porte Treves (photogramme 4), l’attention du per-sonnel de l’hôpital (photogramme 5), celle de Miss Kendal (photogramme 6) donnent à Merrick confiance en lui et une certaine assurance. Il devient coquet et, encouragé par son entourage bienveil-lant, il s’adonne à des occupations demandant

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Français 1re – Livre du professeur

beaucoup de précision et de réflexion abstraite comme la réalisation de la maquette d’une église. Photogramme 9 : son habillement (tenue de soi-rée), les objets qui l’entourent (cadres sur cheminée, maquette d’une église, etc.) le présentent comme un homme civilisé, cultivé.Seules ses malformations le montrent différent et l’obligent à vivre autrement qu’un être normal. En effet, le poids de sa tête le contraint à dormir assis, la position allongée entraînerait une asphyxie. Pour-tant, ayant atteint la dignité humaine, probablement las du regard ahuri de certains, il décide de dormir allongé conscient des conséquences que cela aura : « Il me disait souvent qu’il souhaitait pouvoir s’allon-ger pour dormir “comme les autres”… Avec une cer-taine détermination, il en a fait l’expérience… Ainsi il apparaît que sa mort est due à la volonté qui avait dominé sa vie – le désir pathétique mais sans espoir d’être “comme les autres” » (Treves, Frederick, The Elephant Man and Other Reminiscences, 1923), London, Cassell and Co).

La tératologieLa tératologie (du grec ancien τέρας/téras, « monstre » et λογία/loggia, « étude ») est l’étude scientifique des malformations congénitales. Cette science prend son essor au xixe siècle. En France Georges Cuvier (1769-1832) et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) en sont des figures fondatrices.L’apparition des monstruosités organiques, après n’avoir été pendant longtemps qu’une cause de ter-reurs superstitieuses pour le vulgaire, puis un objet de curiosité pour les érudits, a fini par donner lieu à une théorie scientifique qui, sous le nom de tératolo-gie, rentre aujourd’hui dans le cadre des sciences naturelles (Cournot, Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique, 1851).Le tandem, formé par le docteur Treves et le monstre Joseph Merrick, est le fil conducteur de la narration. Cette histoire démontre que la science, en recon-naissant l’autre dans sa différence, permet de suppri-mer la peur engendrée par l’inconnu. Nous sommes à l’époque du développement du positivisme.

Sublime et grotesque« Grotesque » : ce qui offre un côté absurde et de mauvais goût.« Sublime » : celui dont les actes ou les sentiments suscitent l’admiration.Elephant Man, personnage de foire au début du film, relève du grotesque malgré lui, par la curiosité mal-saine qu’il déclenche.Son humanisation, l’attention que les autres lui portent le transforme en un être sublime qui ignore la raillerie de certains.

PROLONGEMENT

Nombreuses sont les œuvres envisageables pour ce prolongement.Dans la même veine qu’Elephant Man, c’est-à-dire la monstruosité liée à des malformations et le regard porté sur elle, la marchandisation du monstre, citons les films Freaks (La Monstrueuse Parade) de Tod Browning (1932), L’homme qui rit de Paul Leni (1928) qui s’inspire du livre éponyme de Victor Hugo (1869), et du même auteur le roman Notre-Dame de Paris (1831), parmi les plus importants.

Texte 3 – Primo Levi, Si c’est un homme (1947) p. 372

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire le moment crucial de l’arrivée au camp. – Découvrir les signes de la déshumanisation, du mal.

LECTURE ANALYTIQUE

La fin du voyage« Et brusquement ce fut le dénouement. » (l. 1) donne à lire une phrase paradoxale puisqu’elle marque le début de terribles souffrances. Ce « dénouement » est à prendre comme marquant la fin d’une étape dont l’issue restait sans réponse… Maintenant, on allait savoir !« La portière s’ouvrit » (l. 1), « nous découvrîmes un large quai » (l. 4), « il fallait descendre les bagages » (l. 6) : chaque étape est une avancée lente vers l’in-connu, un inconnu inquiétant marqué à la fois par les « ordres hurlés » (l. 2) par les Allemands et par la crainte paralysante qu’elle engendre (« nous avions peur de rompre le silence », l. 8).« La portière s’ouvrit » (l. 1), « l’obscurité retentit » (l. 2), « Nous découvrîmes » (l. 4), « tout se tut » (l. 5), « Quelqu’un traduisit » (l. 6), « le quai fourmillait » (l. 7), « nous avions peur » (l. 8), « tous s’affairaient » (l. 8) : les sujets de ces verbes se répartissent en deux ensembles : – « nous » et « tous » qui désignent les déportés ; – « La portière », « l’obscurité », « quelqu’un » : des

objets ou des êtres qui ne sont pas identifiables, qui marquent les faits inquiétants face auxquels ils réa-gissent et qui provoquent leur peur et leur incompréhension.

Sont-ils humains ?Le second paragraphe relate une série de faits orga-nisés chronologiquement et qui commencent par le groupe nominal complément de temps « À un moment donné » (l. 11). Les expressions « ils s’ap-prochèrent » (l. 11), « se mirent à interroger » (l. 12), « indiquaient deux directions » (l. 14) déroulent une

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 4

chronologie qui marque une organisation froide et bien rôdée. Le jeune âge et la bonne santé appa-rente de Primo Levi sont les deux critères qui, on le devine implicitement, lui ont sauvé la vie (l’autre direction, chacun le sait, conduisant à la mort).Primo Levi veut mener, dit-il, « une étude dépassion-née de l’âme humaine ». Pour cela, il essaie de mettre les événements à distance, tentant de les res-tituer avec la plus grande précision. Une manière de rapporter les faits, qui décrit ici les agissements sou-vent violents des nazis comme un travail quotidien accompli mécaniquement, sans état d’âme, ou, devrait-on dire sans âme du tout (« d’un seul coup en pleine figure ils l’envoyèrent rouler à terre : c’était leur travail de tous les jours », l. 25-26). À noter cependant que l’auteur/narrateur ne réussit pas tou-jours à garder cette distance et qu’il ne peut, parfois, retenir un jugement (« et de ces aboiements barbares naturels aux Allemands quand ils commandent, et qui semblent libérer une hargne séculaire », l. 2-4).

SynthèseC’est d’abord par leur voix, à leur voix, que le narra-teur reconnaît les Allemands, une langue qui lui est étrangère mais qui semble surtout révélatrice d’une nature particulière, « barbare » (l. 3), un adjectif à prendre dans son sens propre : qui n’est pas civilisée. Cette langue est également référée au langage ani-mal au travers de ces ordres aboyés et à la « hargne séculaire » (l. 4) dont elle témoigne. C’est donc une haine ancienne que les Allemands portent aux juifs.Un second tableau les représente dans l’organisa-tion, la gestion des arrivants. L’image souligne alors leur impassibilité et leur efficacité qui semble démentir la dimension angoissante et cruciale de la scène et provoque l’incompréhension de leurs vic-times. C’est ce qui conduit à cette dernière repré-sentation des Allemands en fonctionnaires zélés, seulement soucieux semble-t-il de faire « leur travail de tous les jours » (l. 24-25). Toutefois la haine et la violence peuvent à tout moment s’exprimer comme on peut le lire à la fin du texte avec ce « coup en pleine figure » (l. 24) qui interrompt une scène de séparation certainement pathétique entre deux jeunes amoureux.

GRAMMAIRE

« Quelqu’un osa s’inquiéter des bagages » (l. 18)« Un autre ne voulait pas quitter sa femme » (l. 19)« beaucoup de mères refusaient de se séparer de leurs enfants » (l. 20)

Les discours narrativisés s’appliquent presque exclusivement aux déportés juifs, un choix qui ren-force leur statut de victime et le sentiment de peur qui les anime : on n’ose s’exprimer ou on le fait « timidement, à mi-voix » (l. 9). Le discours direct est réservé aux bourreaux.

Écho – Art Spiegelman, Maus (1991) p. 373

OBJECTIFS ET ENJEUX – Comprendre comment le dessin peut rendre compte de la réalité de l’expérience humaine.

– Comment dire l’indicible ?

LECTURE ANALYTIQUE

La bande dessinée fait apparaître essentiellement trois groupes de personnages : – le narrateur et son père, qui enclenchent la narra-

tion et à qui l’on donne l’aspect de souris, vêtues cependant comme des humains. Les lunettes per-mettent de distinguer le père du fils ; – les nazis à qui Art Spiegelman donne l’apparence

de chats et que l’on identifie aisément à l’uniforme qu’ils portent ; – les déportés juifs facilement identifiables à leur

tenue rayée et à leur attitude craintive. Il faut rajouter à ce bestiaire, qui semble transformer le témoignage en fable, le cochon dont on peut deviner ici qu’il représente un captif polonais.L’incompréhension est criante chez les déportés : pourquoi leur a-t-on enlevé vêtements, cheveux et papiers ? Cette incompréhension génère l’angoisse et l’incertitude du sort qu’on leur réserve. L’un d’eux tente d’en rassurer un autre dans un échange bref et en parlant à voix basse, ce qui est marqué typogra-phiquement par de petits caractères entourés de parenthèses.Le lecteur est immergé dans l’histoire : chaque épi-sode raconté par le père dans les récitatifs est mis en scène dans une restitution précise qui réactualise les faits.Cette bande dessinée est un récit autobiographique. Le fils sollicite la parole du père qui raconte sa propre histoire. La disposition en colonnes en rend nettement compte : la colonne de gauche rappelle le cadre de l’énonciation – un fils qui interroge son père dans les années 1970 sur son histoire, sa vie – ; la colonne de droite ramène à ce passé des années 1930-1940, à l’histoire rapportée. Les récitatifs rap-portent les paroles du père, sa narration ; les vignettes mettent en image les scènes rapportées pour les partager « en direct » avec le lecteur.Ce témoignage vivant et sa mise en images mettent le lecteur face à la violence des faits et provoquent nécessairement l’émotion.Le noir et blanc ajoute à la dimension historique des faits, à leur authenticité, à leur dimension pathé-tique. Avant la Seconde Guerre mondiale, on saisis-sait le réel, les événements, en noir et blanc. Le choix du chat pour représenter le bourreau et celui de la souris pour représenter la victime est évidem-ment à rapprocher de la symbolique du prédateur, de la cruauté du chat qui joue avec sa proie avant de

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Français 1re – Livre du professeur

l’achever. À signaler également que la figure du juif était souvent représentée par la souris ou le rat dans la propagande nazie. Le porc représente le Polonais, peut-être parce qu’il avait persécuté des juifs, comme d’autres peuples avant la Seconde Guerre mondiale. Le choix de cette représentation animale peut servir d’écran à une réalité trop douloureuse et faciliter également la compréhension du récit en sty-lisant les rôles des uns et des autres.

Texte 4 – Fabrice Humbert, L’Origine de la violence (2009) p. 374

OBJECTIFS ET ENJEUX – Évoquer l’indicible : la visite du camp de concentration.

– Lire différentes figures et évocations du mal. – Découvrir les sources du « Mal absolu ».

LECTURE ANALYTIQUE

Évocation du camp de BuchenwaldLes lieux évoqués sont ceux qui témoignent de la barbarie du camp d’extermination : lieux de la tor-ture, de l’organisation de la chaîne de destruction, « les cellules de torture, [ni] les fours crématoires » (l. 1-2) comme cette salle de la toise qui servait à ras-surer les déportés avant de les exécuter ou encore cette salle en sous-sol dont les caractéristiques la font ressembler à une « gigantesque chambre froide, avec des crochets suspendus » (l. 8-9), une « salle à la fois étouffante et glacée » (l. 20). Tous ces endroits évoquent la mort et l’extermination, la dimension mortifère du camp de concentration. Les visiteurs que sont les élèves et leur professeur sont évidem-ment bouleversés par cette visite et les lecteurs par-tagent le même effroi qu’eux.La prétérition est une figure de style paradoxale puisqu’elle annonce que l’on ne va pas parler de ce dont on parlera. Elle traduit dans ce passage l’im-possibilité à raconter dans le détail l’extermination mais aussi la nécessité de dire ce qui s’est passé même si c’est de manière allusive. Le temps privilé-gié pour évoquer la visite du camp est le plus-que-parfait de l’indicatif, qui signale un temps antérieur à un moment passé, le point de référence du récit : « Nous avions lu, écouté, regardé. », l. 4. Cela signi-fie que le moment qui suit constitue l’origine du récit. « Dans cette salle, brusquement, la vision de mon enfance s’imposa », l. 11 : le passé simple joue son rôle de mise en relief d’une action qui s’insère dans la chaîne narrative.Le narrateur montre l’extrême attention du groupe, la préparation et le sérieux d’une visite qui se voulait avant tout objet de savoir, comme en témoignent les verbes qui référent aux pratiques scolaires : la lec-ture, l’écoute, l’observation, dans une attitude res-pectueuse du lieu, « Tout cela en silence » (l. 4-5).

Figures du malLa première image du Mal est une image de l’en-fance : évoquée en quelques mots, elle a les carac-téristiques du livre auquel elle est empruntée : une Bible illustrée, peut-être destinée aux enfants dont il semble bien que ce soient les couleurs qui aient marqué le narrateur (« cette chute colorée d’un ange de feu », l. 13). Il n’y a rien d’effrayant a priori dans cette image, sinon qu’elle va constituer le lien avec L’Enfer de Dante, et ses images autrement terri-fiantes. Mais il y a avant cela le Mal découvert dans le camp de Buchenwald et cette visite de la salle en sous-sol dont on a vu qu’elle concentre l’image du froid mortel et de la chaleur extrême (« trou noir absorbant toutes les esquisses et les ébauches », l. 16-17). Cette image souterraine qui emprunte à la physique moderne les phénomènes d’absorption de la matière, est développée avec la métaphore de la « Bouche sombre » (l. 17).Reste l’apparition de Satan telle que la raconte Dante. Le Mal y apparaît sous une représentation animale et dans une grande profondeur, insondable et infinie comme le suggèrent les cercles qui y mènent. La position même du monstre « immobile » (l. 21), aux aguets, ajoute à sa dimension terrifiante. Les connotations attachées à sa forme renforcent le caractère immonde du Mal : la chauve-souris, ani-mal des grottes et des souterrains, le monstre mythique à trois têtes renvoient aussi aux histoires primitives de l’humanité, aux terreurs ancestrales. Comme on le voit, ces images provoquent l’horreur et le dégoût ainsi que la peur (« visqueuse, terrifiante dévorant tous les hommes. », l. 18). Tous les sens sont concernés par ces visions : la vue avec les cou-leurs et les formes, le toucher avec le chaud, le froid, le visqueux, etc. L’imagination joue également son rôle.La citation de Dante introduit de l’étrangeté dans le récit : comme une formule magique ou incantatoire, les vers en italien opposent des mots tout de même transparents (« bel/brutto », l. 24). La traduction ouvre à l’histoire de l’ange déchu se révoltant contre son créateur. C’est une nouvelle image qui lie plus étroitement encore le bien et le mal, qui fait du mal une autre forme de la création, un péché originel ins-crit dans l’homme et que seul l’homme peut éradi-quer (« À chacun de trouver la source et le lieu du mal. Il ne semble pas vain de le découvrir, de l’arra-cher… », l. 43-44).

Nouveau regard sur la villeLa ville de Weimar, qui a pu représenter un phare de la culture allemande, apparaît comme un lieu théâ-tral et factice, artificiel. Cette image traduit le carac-tère dérisoire de l’art et de la culture, inefficaces contre la barbarie (« de simples façades de carton », l. 32). C’est aussi une image enfantine qui s’oppose à la réalité de la barbarie avec ces contes que font

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 4

les guides (« Les discours des guides s’embar-rassent de pâteux mensonges et de contes pour enfants. », l. 34-35), et une statue qui ressemble « aux soldats de plomb d’autrefois » (l. 34).Les écrivains cités, Goethe et Schiller, nés tous les deux à Weimar, représentent les grandes figures de l’art du xixe siècle : le classicisme allemand. Écri-vains, poètes et dramaturges qui ont pu s’inscrire dans des formes d’inspiration, des références, des visions du monde diverses, ils représentent surtout la complémentarité et l’amitié qu’ils se portaient l’un à l’autre. Face à eux, il y a l’Histoire moderne de l’Allemagne, la « coexistence d’une grande pensée, d’un grand art et de ce qu’on a coutume d’appeler le Mal absolu » (l. 36-37). Cette Histoire s’élargit à l’Eu-rope qui partage avec l’Allemagne le « destin de civi-lisation brillante tourmentée par son péché mortel » (l. 38-39).La réflexion de l’auteur se développe dans une vision large de l’Histoire européenne, dans la coexis-tence de la civilisation et du mal, selon un point de vue sur le monde qui se vérifie aussi dans l’histoire individuelle (« l’image-clef […] qui gouvernait le des-tin de notre continent comme l’histoire singulière que j’allais découvrir », l. 40-42). Cette expérience n’est pas seulement la sienne : elle est partagée et implique chacun comme on le voit dans les formes de la 1re personne du pluriel et du pronom personnel indéfini sujet « on » (« notre continent », l. 27). Dans ces formulations, il partage sa réflexion et ses conclusions avec les lecteurs, au nom d’une com-munauté de destin (« Aussi peut-on penser », l. 31 ; « À chacun de trouver la source et le lieu du Mal », l. 43).

Synthèse

Les diverses figures du monstre ont vocation à évo-quer dans ce passage l’image du « Mal absolu » (l. 37), image hyperbolique et indépassable. Le Mal conjugue ici la forme primitive et biblique de l’ange déchu, qui va contrecarrer le dessein de Dieu puis emprunte les contours de la forme bestiale du Mal qui guette l’humanité. La dernière métamorphose endosse une forme humaine, celle du bourreau qui déshumanise l’humanité. Telle est l’image que pro-duit Buchenwald et qui va changer la vision du monde du narrateur.

FIGURES DE STYLE

Le caractère spectaculaire de l’hypotypose se donne à lire dans la préparation de son apparition et l’effet de retardement provoqué par la segmenta-tion, le rythme de la première phrase évoquant les circonstances de la réminiscence du narrateur (« brusquement », l. 11). Deux questions suivent qui constituent également un commentaire de ce qui n’a pas encore été présenté. La première évocation

plutôt enfantine et colorée se transforme en deux images qui renvoient à des mondes opposés, mais tout aussi effrayants comme les « deux infinis » de Pascal : l’image sidérale en noir et blanc du trou noir, et le « Monstre gigantesque, à trois têtes » (l. 23), tapi dans les entrailles de la terre. L’image de la dévoration est partagée ici et elle entraîne celles du dégoût déjà relevées et dont on a mis en évidence la dimension effrayante, propre à terroriser le lecteur.

LECTURE D’IMAGE

• La toile de Chagall semble redoubler de manière saisissante l’ekphrasis développée par Fabrice Humbert. À moins que ce ne soit l’inverse. Dans cette toile du peintre russe d’origine juive Marc Cha-gall, « l’ange déchu » est représenté avec ses attri-buts que sont ses ailes et un corps de femme pris dans le mouvement de sa chute. Il tombe la tête la première, les ailes déployées, un œil balayé par sa chevelure : « l’ange déchu » est monochrome, rouge, si l’on exclut ses cheveux, son œil et sa main.• Un Christ en croix et une madone tenant son enfant dans ses bras évoquent la religion chrétienne. Un rabbin juif portant la Torah renvoie à la religion juive. Un homme sans trait distinctif et peint en bleu pourrait figurer l’être humain hors de toute apparte-nance religieuse.• Cette toile allégorique a fait l’objet de longues années de travail, avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale. Chagall, qui a dû s’exiler de France juste après avoir obtenu la nationalité française, témoigne ici de la fracture qu’a représen-tée dans sa vie l’holocauste. Son projet s’est certai-nement infléchi et nourri de son expérience pour interpréter cet épisode biblique qui s’est chargé dès lors d’une portée beaucoup plus large et universelle à la lumière de l’holocauste.• La composition de la toile peut se lire autour de la diagonale qui part du haut du côté gauche et rejoint le sommet opposé. La figure de l’ange occupe tout l’espace à droite. En bas à gauche c’est le rabbin qui tente de protéger les écritures saintes. Autour de ces deux figures se répartissent les symboles reli-gieux déjà relevés, et d’autres, profanes, comme le violon et l’horloge. Presque au point d’intersection des diagonales, un astre figure d’espoir fait écho à la simple bougie qui éclaire la madone et le crucifié. Une étrange figure d’animal peint en jaune au pre-mier plan dit l’innocence des bêtes au milieu de la fureur des hommes. À l’arrière-plan, un village du passé pourrait représenter le village juif de l’enfance de Chagall en Russie. Les couleurs primaires, bleu et rouge, se partagent la toile illuminée du jaune des lumières et de l’innocence de l’animal au premier plan. L’ange déchu d’une beauté monstrueuse que souligne sa couleur rouge, anime la scène par sa chute et semble tout emporter.

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Français 1re – Livre du professeur

Cette toile semble une allégorie du Mal absolu tel que l’imagine Fabrice Humbert. L’ange satanique représente la réalité de la Shoah, découverte par le narrateur au camp de Buchenwald. Cette prise de conscience s’inscrit aussi dans la vision colorée de l’épisode biblique pour être remotivée par l’expé-rience singulière de l’auteur et la manière dont elle questionne les religions et une image de l’humanité innocente, martyrisée.

S’ENTRAÎNER À LA QESTION SUR LE CORPUS

Comme on vient de le voir à propos de son narra-teur, Fabrice Humbert fait le projet de comprendre les racines du mal en interrogeant les traces de l’Histoire, celles que l’on trouve dans le camp de Buchenwald, ainsi que dans son histoire person-nelle. Ces images constituent un filtre qui amène à regarder le monde autrement. C’est ainsi que Wei-mar, symbole du classicisme allemand et d’un haut degré de civilisation, perd de sa réalité. Ni la civilisa-tion ni l’art ne sont des remparts contre la barbarie : ils ne sont qu’une autre face d’une vision pessimiste de la condition humaine.La vision du mal d’Art Spiegelman est également rétrospective, vue depuis la fin du xxe siècle. L’au-teur de Maus interroge l’Histoire au travers de

l’expérience de son père rescapé de Treblinka. C’est en sollicitant les souvenirs paternels qu’il tente de comprendre l’origine du mal. À cette dimension bio-graphique et autobiographique – il se met aussi en scène dans son rôle de dessinateur –, il ajoute la dimension de la fable. En transformant les hommes en animaux, il accentue les traits de la violence et de la cruauté des bourreaux, de la peur et de la déshu-manisation des victimes.Quand Art Spiegelman et Fabrice Humbert empruntent les voies de la fiction et de la littérature pour questionner le mal, Primo Levi le raconte en témoin, en rescapé. Au travers d’une écriture blanche qui refuse les effets et l’expressivité, voire le pathétique, il dit la banalité, la professionnalité, l’or-ganisation du métier de bourreau qui lui fait « accom-plir son travail de tous les jours » (l. 22, p. 372), « l’air indifférent » (l. 11). « Là où nous nous attendions à quelque chose de terrible, d’apocalyptique » (l. 15-16), il ne trouve que « de simples agents de police » (l. 17), une réalité banale pour un mal qui ne l’est pas mais provient de la banale déshumanisa-tion de l’homme, réduit, comme le souligne Primo Levi, à son métier, à sa tâche. Un homme qui comme l’analysera Anna Arendt a perdu toute conscience, toute réflexion morale et politique et qui par « indif-férence » et négation de l’autre devient coupable du Mal absolu.

Séquence 5

L’homme artificiel p. 376

Problématique : Comment la littérature s’interroge-t-elle sur les origines de l’homme et sur l’avenir de l’humanité ? Comment les auteurs nous présentent-ils l’idée de progrès ?

Éclairages : L’objet d’étude « La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation » implique d’amener les élèves à réfléchir sur l’identité de l’homme. Les discours scientifiques permettent d’apporter certaines réponses : l’homme est d’abord vu comme l’alliance d’un corps et d’un esprit. L’enveloppe char-nelle est soumise à divers aléas, que la science essaie de combattre. Considéré parfois comme une machine, l’homme peut être modifié ou amélioré. Cette question du rapport de l’homme à la science est au cœur des débats qui agitent nos sociétés : clonage, eugénisme, « cyborgisation »… La littérature roma-nesque s’est elle aussi emparée de cette question, manifestant les craintes de leurs auteurs ou leur enthousiasme. Le scientifique prend la double figure de Prométhée : à la fois démiurge tout-puissant qui vise le bonheur de sa créature, il combat l’ordre de la nature.Les textes de la séquence correspondent à des genres divers : ils appartiennent à la littérature d’idées mais aussi aux romans (dont le roman de science-fiction). La réflexion sur le créateur démiurge prend appui sur un texte antique et montre comment le mythe est repris dans la littérature moderne.

Texte 1 – René Descartes, Discours de la méthode (1637) p. 376

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une argumentation directe, dans un texte appartenant à la littérature d’idées.

– Comprendre la notion d’homme-machine.

LECTURE ANALYTIQUE

Essai de définition de l’hommeLe texte de Descartes s’attache à définir de façon méthodique et scientifique l’homme. Pour faire com-prendre ce qu’il est, il a recours à une analogie. Le texte s’ouvre ainsi sur la mention des « automates »

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 5

(l. 2), terme mis en valeur par les italiques. Il peut être utile d’avoir recours à l’étymologie pour com-prendre la raison pour laquelle ce mot est employé. Le terme « automate » est issu du grec αὐτόματος, comportant le préfixe αὐτός, « soi-même », qui sert à former de nombreux mots : « auto-mobile », « auto-nome », « auto-didacte ». L’« automate » agit de lui-même. L’homme, selon Descartes, agit de lui-même, mais il possède d’autres caractéristiques qui le dis-tinguent de la machine. Seul le corps de l’homme est comparé à une machine (l. 6). Descartes en énu-mère les nombreuses composantes : « la grande multitude des os, des muscles, des nerfs, des artères, des veines, et de toutes les autres parties qui sont dans le corps de chaque animal » (l. 3-5), ce qui permet d’insister sur la complexité de ce corps. L’homme est assimilé à une machine, un automate, puisque celui-ci, par son corps, peut se mouvoir, et son esprit lui permet de le faire de lui-même. Diffé-rents comparatifs de supériorité sont employés : cette « machine » qu’est l’homme, est « incompara-blement mieux ordonnée » (l. 6-7), a des « mouve-ments plus admirables » (l. 7) que la machine. Descartes attribue la cause de cette supériorité de l’homme au créateur de l’homme, Dieu, cité dans l’extrait, à la ligne 6. L’œuvre de Dieu est supérieure à toutes les créatures que l’homme pourrait fabri-quer, imparfaites.

Une démonstration

L’argumentation développée par Descartes essaie d’être aussi claire que possible. Son discours se veut rigoureux, scientifique, et se fonde en raison. Il emploie toutefois des hypothèses. Celles-ci, intro-duites par « si », se trouvent développées aux lignes 8 à 16, avec les conditionnels attendus. L’auteur imagine la création de machines semblables à des animaux : rien ne pourrait les distinguer de ceux-ci. Il oppose cette création à celles d’êtres humains, qui seraient différents de l’homme : l’expression mar-quant l’opposition « au lieu que » introduit cette deu-xième hypothèse. L’homme ne peut être imité par des machines. Deux arguments, introduits par « le premier » (l. 16) puis « le second » (l. 25), expliquent son affirmation. Il démontre que le langage, orga-nisé, fait la spécificité de l’homme. Puis il montre que l’homme agit « par connaissance ». Le premier argument est particulièrement développé. L’homme, selon Descartes, est le seul à pouvoir organiser sa parole : deux exemples sont donnés, introduits par « comme si » et « si » (l. 21 et 22). Il imagine les paroles que pourrait prononcer cette machine res-semblant à l’homme. Le simple fait de la toucher déclencherait, dans sa fiction, des paroles : elle interrogerait sur le sens de ce contact ou elle évo-querait sa douleur. La parole de la machine, selon Descartes, nécessite d’être stimulée, contrairement à celle de l’homme. Dans le développement de cette

idée, il opère un mouvement concessif : sa première idée – la machine peut être douée de paroles – est introduite par la tournure « on peut bien concevoir que » (l. 18), puis rectifiée ligne 23 (« mais non pas que ») : la machine ne saurait organiser sa parole. Descartes cherche enfin à démontrer que l’homme possède une spécificité qui le distingue des autres animaux et qui empêche qu’on puisse l’assimiler à une machine : il use de sa raison. Le mot « connais-sance » intervient à la fin du texte (l. 28), mais Des-cartes, sans la nommer, décrit plusieurs de ses aspects : c’est le principe qui ordonne la parole, qui « arrange » (l. 23) et « compose » la parole (l. 17), qui permet la connaissance.

SynthèseL’auteur s’attache, dans ce texte, à montrer que l’homme n’est pas une machine. Il compare les hommes aux automates fabriqués et a l’air de se montrer admiratif envers ces objets mouvants, en raison du petit nombre de pièces qui les composent. L’énumération des différentes parties du corps de l’homme vise à souligner la complexité de son corps. En ce sens, la machine semble supérieure à l’homme. Mais la suite du texte vient souligner les imperfec-tions de la machine : fabriquée par des hommes, elle est nécessairement moins perfectionnée que l’homme, créé par Dieu. L’homme a en plus la faculté d’organiser ses paroles, d’user de sa raison pour le faire. Il possède donc une caractéristique inimitable qui l’empêche d’être assimilé à une machine.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

S’entraîner à l’écriture d’inventionSujet : Un inventeur vient de créer une machine semblable à l’homme. Il éprouve ses capacités et découvre ses limites. En vous aidant des exemples du texte, rédigez ce récit qui visera à montrer que la machine ne saurait se substituer à l’homme.Pistes de réflexion :Le sujet proposé amène l’élève à partir de l’étude d’une argumentation directe pour composer une page romanesque, qui pourrait constituer un apo-logue. On pourra être particulièrement attentif aux points suivants : – la prise en compte des éléments constitutifs du

récit : liberté dans les temps à employer (récit au présent ou aux temps du passé), dans le mode de narration (narrateur homodiégétique / hétérodiégé-tique), dans les paroles rapportées (discours direct / indirect) ; – un récit sous forme d’apologue : il s’agit de mon-

trer l’infériorité de la machine à l’homme. Il faut aussi construire le récit, en opérant un retournement de situation, par exemple ; – le repérage des deux exemples dans le texte de

Descartes : la machine qui demande pourquoi on la

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Français 1re – Livre du professeur

touche ; la machine qui exprime sa douleur lorsqu’on la touche ; – la nécessité aussi de bien cerner ce qui fait la

spécificité de l’homme : sa capacité à organiser ses réponses, à user de son entendement. La machine ainsi décrite doit être incapable de composer son discours.

Texte 2 – Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future (1886) p. 377

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la mise en scène d’un dialogue romanesque.

– Montrer la faculté du roman fantastique à façonner le visage de l’homme.

LECTURE ANALYTIQUE

Un débat scientifique ?L’enchaînement des répliques dessine les contours d’une relation déséquilibrée, et résulte souvent du heurt entre les modalités interrogatives et les moda-lités exclamatives.Le dialogue est inauguré par une exclamation de Lord Ewald : cette modalité subjective révèle l’état d’esprit de ce personnage, qui est désespéré et veut faire partager à son interlocuteur le sentiment douloureux qui l’étreint. À cette exclamation répond étrangement une interrogation, qui traduit la perplexité d’Edison devant une émotion sans fondement dont il cherche à entendre les raisons. Dès lors, ce sont les questions de Lord Ewald qui entretiennent le dialogue. Les questions qu’il pose sont des interrogations totales (« animerez-vous votre Hadaly ? », l. 4-5 ; « saura-t-elle qui elle est ? ce qu’elle est, veux-je dire ? », l. 8-9 ; « sur moi ? » l. 18), et montrent sa stupéfac-tion. Les réponses d’Edison interdisent l’établisse-ment d’un échange équilibré : sûr de son fait, il répond tantôt par un syllogisme (« On anime bien… c’est l’inconnu, aussi », l. 6-7), tantôt par une excla-mation ponctuant une phrase averbale exprimant la certitude (« Sans doute ! », l. 14, 16), tantôt par une autre interrogation qui reprend les mots de la ques-tion posée pour en accuser l’inanité (« – Saura-t-elle qui elle est ? » ; « – Savons-nous donc si bien […] qui nous sommes ? », l. 8-11). Le présent est dans sa bouche celui des vérités admises par tous, vérifiées par la science ou par l’expérience. Dans cette joute entre les deux personnages, le scientifique semble systématiquement opposer à son interlocuteur la certitude qui l’habite. Le syllogisme émis par Edison répond lui-même au raisonnement syllogistique sur lequel reposaient les deux premières répliques de Lord Ewald (l. 1, 4). On pourrait en effet comprendre : « On n’aime qu’un être animé… » [or] « l’âme c’est l’inconnu » [= prémisses] [donc je ne pourrai pas

aimer votre créature]. Lord Ewald incarne une sensibilité romantique, qui fait de l’amour la ren-contre mystérieuse, presque mystique, d’entités irrationnelles.

Une réflexion sur l’hommeLa reprise en anadiplose de la lettre – ou du mot – « x » donne à la réplique d’Edison l’apparence d’une formule mathématique. Cette lettre, qu’on utilise pour désigner une inconnue dans une équation, est ainsi associée à une réflexion qui relève de la psy-chologie. Edison, à la façon d’un alchimiste, suggère qu’on peut réaliser une essence par des procédés qui semblent scientifiques. Son entreprise peut donc être comparée à celle de Prométhée, qui s’est révolté contre l’ordre naturel des choses et s’est arrogé les pouvoirs du Créateur. Comme Promé-thée, il souhaite recueillir une de ces « étincelles » (l. 26) qui animent l’Être. Dans le mythe raconté par Hésiode, le Titan dérobe à Zeus le feu céleste pour le donner aux hommes (Théogonie, vers 565-567 ; Eschyle Prométhée enchaîné, vers 109-111) : cet acte fait de lui le bienfaiteur de l’humanité qui lui doit sa survie et son bien-être. L’« étincelle » à laquelle font allusion les personnages est tout d’abord celle que Prométhée a enfermée, après l’avoir volée, dans une tige creuse. Mais, dans la bouche d’Edison, le mot désigne également un phénomène électrique. Il s’assimile donc à Prométhée, et se reconnaît un pouvoir qui dépasse celui de l’humanité. Sa voix emprunte certains accents à la figure du Christ (cf. note 2) ; il assimile délibérément son action à celle du Messie : « pour que cette phase du miracle soit accomplie » (l. 17). Comme le dieu de l’Ancien Testament, il parle au futur de prophétie : « une seule de ces mêmes étincelles […] suffira pour en vivifier l’ombre » (l. 25-29).Le rappel du châtiment de Prométhée, qui fut cloué sur le Caucase, et dont le foie était offert en pâture à un aigle (« nul n’échappe au bec du vautour », l. 25) préfigure la tragique issue de l’or-gueilleuse entreprise.

SynthèseI. Une argumentation qui semble rationnelle – usage de connecteurs logiques et de raisonne-

ments adoptant une forme logique ; – recours à des termes qui appartiennent au lexique

de la science ; – usage du présent de vérité permanent, qui sert à

la formulation de définition ou de vérités générales.

II. Une argumentation en réalité entièrement subjective – Le lexique scientifique revêt un double sens qui

relève de l’irrationnel ; – Edison se présente comme le récitant et comme

le héros d’un nouveau mythe de création. Il fascine plus qu’il ne convainc.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 5

FIGURE DE STYLE

Les mots « âme » et « animer » ont un étymon com-mun, le nom latin anima, qui signifie « souffle, souffle vital, âme, vie ».Dans le texte, ces mots conservent un sens abstrait et désignent le principe immatériel qui subsiste après la mort, et le verbe « animer » devient un acte religieux par lequel on insuffle la vie.Toutefois, l’acte que se prépare à accomplir Edison comporte une ambiguïté, que relève Lord Ewald, qui reformule sa question : « Je vous demande si votre créature aura le sentiment d’elle-même » : on peut en effet interpréter le verbe « animer » dans le concret de « douer de mouvement », attesté dès le xvie siècle. Dès lors, la créature ne serait qu’une marionnette.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Photogramme extrait du film de Fritz Lang, Metropolis.

Dans Metropolis, film de science-fiction réalisé en 1926-1927, Fritz Lang emprunte à Villiers de L’Isle-Adam le personnage du savant démiurge et de l’an-dréïde. Il met en scène pour la première fois une machine qui imite l’homme. Le photogramme appar-tient à la séquence durant laquelle le savant, Rotwang, anime un robot anthropomorphe et lui communique les traits d’une jeune femme. Cette andréïde doit maintenir dans l’asservissement une population qui, enfermée dans une cité souterraine, s’épuise sur des machines destinées à faire vivre une classe d’élus, établie dans une ville haute. La créature est façonnée sur le modèle de Maria, une jeune femme qui pousse les ouvriers opprimés à la révolte.À mesure que les anneaux lumineux circulent autour du robot, la créature semble prendre vie : la région de son cœur luit d’une intensité croissante, et, tan-dis que ses avant-bras et ses jambes conservent un aspect métallique, une carnation et une expression humaine apparaissent sur son visage. Dans les séquences suivantes, l’andéïde, soudainement incarnée par l’actrice qui joue Maria (Brigitte Helm), darde un regard malfaisant, puis Maria, allongée sur une table d’opération et coiffée d’un casque métal-lique percé d’électrodes, s’évanouit.Ce photogramme fait écho au discours d’Edison, et emprunte à l’univers de la science les effets lumi-neux que permet l’électricité : les anneaux rap-pellent l’« étincelle » de Villiers de L’Isle-Adam, tandis que l’éclat dans la région du cœur symbolise l’avènement d’une âme dans la machine. Cette image reflète les interrogations qui parcourent le texte de Villiers de L’Isle-Adam sur la possibilité de construire un être humain par des moyens scienti-fiques. L’espace cylindrique délimité par les cercles

lumineux emprisonne le personnage et traduit sym-boliquement, avec une grande économie de moyens, la folie et la violence d’un monde apoca-lyptique. On peut voir dans l’aspect très géomé-trique de cette image un effort vers l’abstraction, caractéristique des recherches du cinéma expres-sionniste allemand.On pourra également songer à d’autres robots ciné-matographiques : C3PO et R2D2 dans la Guerre des Étoiles (1977, etc.). La figure de l’andréïde apparaît dans la série des Alien, ou encore dans Terminator (1984).

Écho – Platon, Protagoras (ive s. av. J.-C.) p. 378

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un récit mythique. – Revenir aux sources de l’humanisme.

LECTURE ANALYTIQUE

Un récit des originesLe passage distingue trois époques : les temps pri-mordiaux qui précèdent la création et qui ne sont habités que par les figures cosmogoniques (l. 1-34), le jour de la création (l. 34-52) et les premiers temps de l’humanité (l. 53-58).La naissance des créatures mortelles résulte de la volonté ou de l’effort de plusieurs entités : – 1. le destin « fixe » « le temps de leur

naissance » ; – 2. les dieux les créent puis assignent aux titans la

mission de « répartir les capacités » entre elles ; – 3. le Titan Épiméthée répartit les facultés entre

ces espèces, mais oublie l’homme ; – 4. Son frère, le Titan Prométhée, procure à

l’homme le savoir et le feu.

Deux frèresL’homme, après l’intervention d’Épiméthée, est dénué de tout : « sans chaussures, sans couverture, sans armes » (l. 37). Prométhée s’aperçoit immédia-tement de la négligence de son frère. Ce sont donc deux caractères qui s’opposent catégoriquement, ce que l’onomastique permet de vérifier (cf. note 2).Les deux Titans ont tous deux été animés par la volonté d’obéir aux Dieux : ils devaient « répartir les capacités » (l. 6) entre les « races mortelles » (l. 1). Épiméthée a exécuté la mission qui lui était confiée, mais a commis un pas de clerc. Il a ainsi déterminé l’intervention de son frère, qui, pour parfaire le des-sein divin, a désobéi à la volonté divine en prenant l’initiative de leur voler le savoir et le feu.

Une vision humanisteLes verbes d’action qui ont pour sujet Prométhée sont conjugués, dans la traduction comme dans le

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Français 1re – Livre du professeur

texte grec, au présent de l’indicatif. Le présent his-torique succède au passé simple et à l’imparfait et signale donc une rupture décisive. Prométhée pose le premier un pied dans le présent : « Prométhée arrive », l. 34-35 (en grec, « ἔρχεται Προμηθεὺς », « erchetai promètheus »). Le moment revêt une importance capitale dans le récit de Protagoras : ce petit pas pour le Titan est un grand pas pour l’Hu-manité. Son intervention décisive, qui se fait dans l’urgence, permet en effet à l’homme de s’élever au-dessus des autres espèces. Épiméthée, conformé-ment à la volonté divine, a donné aux créatures des « capacités » (l. 6, 12, 15, 32). Ce mot traduit le nom grec « ἡ δύναμις », « è dunamis », « pouvoir physique et moral, force de tout l’être » (Magnien-Lacroix, Dictionnaire grec-français, Belin) ; Promé-thée quant à lui a donné à l’homme le savoir (l. 41, 44 ; « ἡ σοφία », « è sophia », en grec), l’art (l. 49, 50, 55 ; « ἡ τέχνη », « è tèchnè », en grec) et le feu (l. 42, 59). Le premier a donné une essence, alors que l’autre a donné les instruments du développe-ment : Prométhée crée donc l’homo faber, celui qui ne se contente pas d’exploiter ce qu’il est, mais qui est ingénieux, et qui peut créer à son tour grâce aux techniques de l’artisanat. Ce sont donc des qualités divines qu’a reçues l’homme : « Puisque l’homme avait sa part du lot divin » (l. 53). Ce récit de créa-tion fait donc de l’homme une créature comme les autres, mais qui, par accident, s’est hissée à la hau-teur de son créateur. Le sophiste Protagoras entend montrer par là que l’homme a le pouvoir d’agir sur le monde, de le transformer par sa technique et son ingéniosité : il définit de cette façon le métier du rhéteur, qui, à la façon du démiurge, a le pouvoir de transformer la cité au moyen d’une technique ora-toire persuasive. Plus généralement, ce texte célèbre en l’homme le dépositaire des virtualités du progrès. À ce titre, Protagoras et les sophistes peuvent être considérés comme les précurseurs de l’humanisme.

GRAMMAIRE

La première phrase du texte situe les événements dans le temps du mythe : « Il fut un temps où ». Le passé simple employé par Frédérique Ildefonse tra-duit un imparfait grec. L’imparfait grec, en effet, emprunte ses valeurs à notre imparfait et à notre passé simple : il peut indiquer l’état passé sans lien avec le présent, et correspond à notre passé simple ; mais il signifie aussi, comme l’imparfait français, qu’on « s’intéresse au développement des faits pas-sés » (Jean Humbert, Syntaxe grecque, Klincksieck, 1945 rev. et augm. 1972). On aurait donc pu envisa-ger de traduire ce début de mythe par « Il était un temps où », qui rappelle la formule traditionnelle par laquelle débutent les contes : récit fictif et imagé, le mythe (« parole, récit, fable »), comme le conte,

comporte une fonction ludique (Protagoras reven-dique son agrément avant de commencer sa narra-tion) et une fonction anthropologique.

S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR CORPUS

La réponse à cette question peut se distribuer de part et d’autre d’une ligne distinguant l’homme comme héritier du don prométhéen, et l’homme devenant à son tour une figure prométhéenne.

I. Prométhée et l’homo faber1. Prométhée, figure providentielle. Grâce à sa prudence et à sa prévoyance, Prométhée a réparé une erreur qui aurait conduit l’homme à disparaître (Protagoras).2. Prométhée, véritable créateur de l’homme. Grâce aux dons qu’il lui a faits, Prométhée a façonné une créature qui se distingue de toutes les autres parce qu’elle a reçu une part de la perfection divine (Protagoras, L’Ève future). Dans le mythe, l’affabula-tion, par ce qu’elle a de plaisant et de dramatique, sert l’exposé d’un manifeste humaniste ; dans le roman, le dialogue entre le créateur et son suppliant devient le moyen d’une étude psychologique.3. Prométhée, agent du progrès. L’homme est dépositaire du savoir technique et de l’intelligence, qui lui permettent de parler, de fonder des cités, de fabriquer les produits nécessaires à sa survie comme à son bien-être (Protagoras, L’Ève future).Mais les Dieux ont châtié le créateur en frappant sa créature.4. Prométhée est un voleur, qui provoque le châti-ment du receleur et lui donne donc en partage la souffrance (Protagoras, L’Ève future).5. L’homme a reçu une parcelle de la divinité, mais il est habité par un doute essentiel : il ne peut pas se connaître lui-même (L’Ève future). Le dialogue romanesque permet de dramatiser cette interrogation constitutive de l’inquiétude humaine.6. Solitude de l’homme coupé du divin. L’homme n’a pas été créé, ou a été coupé des dieux par le châtiment. Il erre seul dans un monde sans trans-cendance. Il a donc l’intuition d’une perfection dont il constate l’absence chez lui. Dès lors, il est habité par une « honte prométhéenne » (Anthropologie du corps et modernité).

II. L’homme prométhéen1. Prométhée peut être perçu comme le symbole de l’humanité, puisqu’il est au service des Dieux : l’acte religieux accompli par l’homme (cf. Protago-ras) ne dit pas autre chose. À ce titre, on peut hasar-der lestement que Prométhée, c’est l’homme. On peut d’ailleurs établir une analogie entre Prométhée et le Christ, qui se sacrifient tous deux pour l’humanité.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 5

2. Une figure de l’apprenti sorcier – La machine fabriquée par l’homme dépasse en

perfection son créateur, ou se substitue à lui. Dès lors, l’homme finit par se soumettre à la volonté des machines qu’il a lui-même conçues (L’Ève future, Anthropologie du corps et modernité). L’Essai, qui relève du logos, de la parole ordonnée, sert donc ici d’avertissement : David Le Breton met en garde contre les effets d’un progrès qui échappe à toute maîtrise ; chez Villiers de L’Isle-Adam, la dimension fantastique jette sur la figure prométhéenne une ombre inquiétante. L’homme prométhéen offre donc à l’essayiste un instrument argumentatif et au romancier un canevas narratif. – La machine réduit l’homme qui l’a fabriquée à l’état

de produit (Anthropologie du corps et modernité).

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Jan Cossiers, Prométhée donne le feu aux hommes, xviie siècle.La composition de ce portrait repose sur la superpo-sition de deux plans : le décor est constitué d’un vaste espace céleste occupant les huit dixièmes du tableau, et d’une étroite bande représentant un hori-zon terrestre. Au premier plan, Prométhée, portant le narthex qu’il vient de dérober, est encore suspendu entre les deux espaces.Le fond du tableau est enveloppé dans une indéci-sion que n’interrompent que les contours du cadre. Tout traduit le caractère symbolique du moment : l’atmosphère, comme la terre, est encore envahie par les ténèbres dont un tracé curviligne souligne le flottement. Les nuances de gris qui dessinent les volutes sombres des nuages s’amassent et forment un tapis de brume sur le sol plongé dans une ombre crépusculaire ; la lisière qui représente la terre forme elle-même une ligne qui se perd dans la moitié gauche du tableau sous l’amoncellement des nuées.Seule une échancrure lumineuse déchire les gibbo-sités des nuées, et semble avoir livré passage au Titan, dont le flambeau illumine déjà la terre sur laquelle il projette une lueur : le tableau est ainsi par-tagé de façon oblique par une ligne indécise, qui forme un rayon lumineux surgi avec Prométhée. Le mouvement rapide de la descente est suggéré par une concrétion nuageuse lancéolée surgie d’une nuée, par le pan supérieur du manteau, qui semble être encore accroché aux nuages, et par le souffle qui imprime un même mouvement à la flamme et aux boucles de la chevelure de Prométhée. L’en-semble donne l’impression d’une apparition.Prométhée descend des cieux dont il semble être encore vêtu : les formes s’engendrent mutuellement dans le tableau : la barbe et les cheveux de Promé-thée, en désordre, sont à l’image des nuages noirs qui le surplombent. Ses pieds sont noircis, comme ceux d’un va-nu-pieds qui aurait marché dans

l’opacité fuligineuse des nuages. Il donne l’image déplorable et comique d’un voleur qui se hâte de se mettre à l’abri et guette d’un œil inquiet la demeure qu’il vient de piller. Le contraste entre l’oranger vif de la flamme qui sort du narthex et l’ocre qui en obscur-cit la cime, les colorations sombres qui souillent les carnations de Prométhée soulignent le caractère paradoxal de l’entreprise : Prométhée apporte la lumière sous les cieux, mais il semble avoir emporté avec lui un fragment de la noirceur des desseins célestes.

➤ Prolongement : le mythe de Prométhée

La figure de Prométhée a inspiré de nombreux auteurs : – Hésiode, Théogonie, 510-616 : lutte de Promé-

thée contre les desseins de Zeus et châtiment du Titan ; l’offrande trompeuse, le vol du feu ; Pandore. – Hésiode, Les Travaux et les Jours, vers 47-106 : le

mythe de Pandore. Les peines, les fatigues, les maladies et la mort viennent assombrir la vie de l’homme. – Eschyle, Prométhée enchaîné : Prométhée se

présente comme le bienfaiteur de l’humanité, vic-time de la tyrannie de Zeus, et comme le détenteur d’un secret qui menace le premier des Dieux. – Ovide, Métamorphoses, I, vers 82-86 : fabrication

de l’homme, à l’image des Dieux, supérieur aux autres animaux ; début de l’âge d’or. – Juvénal, Satires, XIV, v. 35 : référence à la fabrica-

tion de l’humanité par le Titan. – André Gide, Le Prométhée mal enchaîné : Promé-

thée, lassé de sa captivité, s’est rendu à Paris avec son aigle. Il se demande s’il doit se débarrasser de l’oiseau, qui le torture, mais qui lui apporte une forme de bonheur.Comme tous les autres mythes, celui de Prométhée est donc très plastique : comme un organisme, il vit et se prête à des interprétations multiples, propres à épouser le questionnement singulier de chaque époque. Le mythe hésiodique peut ainsi être lu comme un déchiffrement de la dure réalité de la vie humaine sur l’ingrate terre de Béotie au viie siècle av. J.-C. Chez Gide, ce mythe illustre une réflexion sur le déchirement de la jeunesse à la fin du xixe siècle, qui doit choisir entre deux attitudes contradictoires : l’émancipation ou l’acceptation des injonctions sociales et nationalistes.

Écho – Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) p. 380

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier les relations créateur / créature dans une page de roman.

– Établir la part d’humanité de la créature.

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Français 1re – Livre du professeur

LECTURE ANALYTIQUE

Le récit de la création

Le premier passage est centré sur le personnage principal, Victor Frankenstein, et relate le début de la création d’un nouvel être, en détaillant les sentiments du créateur. Le narrateur-personnage, Frankenstein, livre les raisons pour lesquelles il entreprend une telle création. Il cherche tout d’abord à façonner un être nouveau, « Une espèce nouvelle » (l. 10), inventer quelque chose de nouveau. Il vise ensuite la recon-naissance de cette créature : « Une espèce nouvelle bénirait en moi son créateur et sa source », l. 10-11. Frankenstein s’assimile à un père, se prend pour Dieu. Sa démesure se lit dans la traduction avec le pronom personnel de la première personne mis en relief : « c’est à moi que devraient l’existence… », l. 11). Il cherche également à vaincre la mort (« renou-veler la vie lorsque la mort avait apparemment livré le corps à la corruption », l. 15-16).Le créateur est partagé dans ses sentiments : il évoque ses « sentiments variés » (l. 7). Il est enthou-siaste, il fait preuve d’une « ardeur sans défaillance » (l. 18), d’une « impulsion irrésistible et presque fré-nétique » (l. 28) : les mots employés soulignent son obstination et son empressement, avec des for-mules hyperboliques. Le narrateur signale explicite-ment « l’intensité de [s]es sentiments » (l. 31). Une « curiosité sans cesse croissante » (l. 40) se mêle au sentiment d’« écœurement » (l. 39). Toutes ses forces et ses pensées sont dirigées vers ce seul but : « mes sensations ne semblaient plus exister que pour cette seule recherche » (l. 29-30). On peut d’ailleurs noter les négations exceptives concen-trées dans ces lignes. Des signes physiques tra-hissent cet entêtement : la pâleur des joues, l’amaigrissement (l. 18-19). Il veut progresser rapi-dement comme on le voit avec la comparaison de l’ouragan (l. 7-8).Le récit prend une dimension fantastique. Le troi-sième paragraphe, consacré à la création, emploie des thèmes emblématiques : celui de la mort (« l’hu-midité des tombes », l. 25 ; les « ossements », l. 32 ; les « charniers », l. 33 ; « salle de dissection », l. 37 ; « abattoir », l. 38), le moment choisi pour effectuer ce travail (« la lune contemplait mes labeurs noc-turnes », l. 22-23), l’isolement dans lequel se trouve le créateur (la lune, personnifiée, est l’unique témoin de son labeur, l. 22 ; « une cellule solitaire », « sépa-rée de tous les autres appartements » l. 34-35). L’horreur de la création est indiquée explicitement. A posteriori, il juge de façon négative cette exalta-tion et il semble regretter cet épisode de sa vie : un passage au présent d’énonciation le signale : « Ce souvenir fait aujourd’hui trembler mes membres et trouble mon regard » (l. 26-27). Il emploie un lexique religieux (les mots « profaner », « profane » appa-raissent à plusieurs reprises, l. 25 et 33) : en

accomplissant ce travail dans le plus grand secret, le créateur a conscience d’accomplir un acte répré-hensible moralement. Il s’accuse d’impiété. En effet, en voulant créer un autre homme, il se substitue à Dieu. Il bouleverse les lois naturelles, qui imposent à l’homme sa finitude et qui supposent la reproduc-tion. Il cherche même à dépasser la création humaine, en donnant à son être une « stature gigan-tesque » (l. 4), et à supprimer chez l’être ainsi créé toute tentation du mal.

Le plaidoyer de la créature

Le deuxième passage correspond aux paroles de la créature rapportées au style direct. Sa demande n’est pas évidente : son discours s’apparente à un plaidoyer qui se clôt sur cet impératif, « Rends-moi la joie » (l. 55), mais, dans cet extrait, on ignore ce que la créature entend par « joie ». En réalité, il s’agira de donner une compagne de même nature à l’être façonné par Frankenstein. Pour parvenir à obtenir le bonheur, la créature commence par rap-peler ses souffrances. Si elle souligne sa force phy-sique, c’est pour montrer qu’en tant que créature de Frankenstein elle ne s’opposera pas à lui (noter le lien logique d’opposition qui ouvre la phrase ligne 47). Elle évoque la responsabilité que le créateur a envers elle : Frankenstein doit s’« acquitter de [s]on rôle, de [s]on devoir envers [elle] » (l. 49-50), plus que pour tout autre être. Elle promet enfin de devenir vertueuse (l. 56). Le discours progresse sensible-ment : de constats, soulignant malheur de la créa-ture, on glisse vers la demande de celle-ci. Les dernières phrases, à partir de la ligne 52, expriment le paradoxe de sa situation (les « et », les « ; » peuvent être remplacés par des liens logiques mar-quant l’opposition). Comme un être humain, la créa-ture cherche le bonheur.La créature cherche avant tout à persuader Fran-kenstein. Son discours vise à susciter différents sen-timents chez son interlocuteur. Tout d’abord, elle insiste sur ses malheurs, avec en particulier une hyperbole (« accumulation d’angoisses », l. 45), pour provoquer la compassion de son créateur, ou l’image utilisée pour se présenter (« tête sacrifiée », l. 43). Elle rappelle ses obligations envers lui, en tant que « père » : les manquements à cette responsabi-lité doivent entraîner le sentiment de culpabilité chez l’auditeur. Enfin, elle joue sur la peur de son audi-teur : elle rappelle sa supériorité, à travers des com-paraisons : « plus puissant », « taille plus grande », « articulations plus souples » (l. 45-46), avant d’indi-quer qu’elle ne s’attaquera pas à lui. Les futurs utili-sés laissent planer une menace : « la vie […] m’est chère et je la défendrai » (l. 45). Elle impose égale-ment ses conditions : ses promesses s’accom-pagnent de conditionnelles (« j’irai jusqu’à obéir […] si […] », l. 48-50) ; sa demande finale insiste sur la conséquence des actions de Frankenstein

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 5

(« Rends-moi la joie, et je deviendrai vertueux », l. 56). L’être ainsi créé cherche à émouvoir le scien-tifique, et emploie des moyens qui le font rentrer dans l’humanité. Or, dans le premier passage, le nar-rateur signale : « mainte fois mon humanité se détourna avec écœurement de mon œuvre » (l. 38-39), objectivant la créature et la repoussant hors de l’humanité. Et pourtant, le plaidoyer de celle-ci semble montrer un être doué d’une parole éloquente, qui utilise des procédés rhétoriques comme la question oratoire afin d’émouvoir son auditeur. La créature est capable d’agiter de nom-breux sentiments chez son créateur : pitié, peur, indignation. Elle se révèle habile et perspicace dans les mobiles qui ont conduit Frankenstein à procéder à une telle création : elle insiste sur les obligations qui lient le père à son « fils ». Mais elle semble avoir conscience des notions de bien et de mal, et emploie à cet effet le langage religieux (elle se compare à Adam, pour mieux marquer la singularité de sa situation aux lignes 12 et 13). Néanmoins, on peut parler aussi d’inhumanité de la créature, au sens moral du terme : criminelle, celle-ci tente de justifier sa conduite passée en arguant de sa misère, de son malheur, du rejet qu’elle a subi. Son corps même, fait d’ossements, de chair morte, d’animaux vivants torturés semble influer sur le comportement de la créature, qui ne peut entrer dans l’humanité du fait même de sa conception.

GRAMMAIRE

Les lignes 10 à 14 comportent de nombreux condi-tionnels : « bénirait », « devraient », « ne pourrait », « mériterais ». Le narrateur-personnage nous fait rentrer dans ses pensées de l’époque : à ce moment-là, il envisage le futur. Les conditionnels ont donc la valeur de futurs dans le passé. Ces pensées rappor-tées constituent du discours indirect libre.

LECTURE D’IMAGE

Les deux personnages se font face, dans une scène de confrontation. La taille de l’un est démesurée par rapport à l’autre : la créature semble dominer son créateur. Les vêtements de celle-ci accentuent aussi sa dimension surhumaine (manches trop courtes). La confrontation entre eux est rendue manifeste par leur position, le corps en avant. Mais là où le corps de Frankenstein paraît imprimé d’un mouvement, celui de la créature est figé, raidi. Le créateur, tel Prométhée, porte un flambeau, seule source de lumière. La créature semble sortie du néant : un rocher la dissimule à moitié.Le décor contribue à amplifier la dimension fantas-tique de cette rencontre : rocailleux, il amplifie la solitude des deux personnages, aux prises l’un avec

l’autre. Les rochers dissimulent en partie le corps de la créature, qui semble surgir et effrayer Frankens-tein. Le ciel, nuageux, laisse planer une menace. La lumière est ténue, et, orientée de la gauche vers la droite, met dans l’ombre le visage de Frankenstein, partiellement éclairé par sa torche, tandis qu’elle se dirige vers celui de la créature, le rendant encore plus terrifiant. Les vêtements sombres qu’elle porte accentuent le contraste.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Il peut être utile de faire réfléchir les élèves au sens que prend le sous-titre du roman de Mary Shelley. La lecture du mythe de Prométhée, tel qu’il est raconté dans le Protagoras de Platon peut être lu (p. 378-379). L’étude de ce texte peut trouver son prolongement dans une réflexion sur l’acte de créa-tion en établissant une comparaison avec le mythe de Pygmalion. Ce mythe diffère de l’histoire de Fran-kenstein : le créateur est un artiste ; sa « créature » est une œuvre d’art dont on souligne la beauté ; il ne cherche pas à se substituer aux divinités créatrices, mais tombe amoureux de l’être façonné ; le merveil-leux parcourt le texte ; l’animation de la statue n’est due qu’à l’action des dieux, touchés de l’amour et de la piété de Pygmalion. La création reste dans les compétences divines. Seule la piété de Pygmalion lui permet d’accéder à la félicité. C’est la leçon que l’on pourrait tirer d’une telle histoire.

Texte 3 – Émile Zola, Le Docteur Pascal (1893) p. 382

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier le dispositif narratif d’un roman à thèse. – Comprendre le regard posé par Zola et par le naturalisme sur la condition humaine.

LECTURE ANALYTIQUE

Un médecin passionnéLe vocabulaire de la médecine peut se partager en trois catégories. Certains termes désignent les affections, d’autres les buts poursuivis par la méde-cine, d’autres enfin le corps médical et les théories qu’il a élaborées : – affections : « maladie » (l. 6), « souffrance » (l. 6),

« malade » (l. 7), « souffrir » (l. 7), « phtisie » (l. 14 ; 16), « phtisique » (l. 15) ; – buts : « santé » (l. 10), « sains » (l. 10), « forts »

(l. 10) ; « force » (l. 18, 20, 21) ; – corps médical et théorie étiologique : « docteur »

(l. 1), « hérédité » (l. 3, 4, 17), « médecin » (l. 6), « vie » (1, 2, 3), « santé » (l. 10), « expérimentale-ment » (l. 13), « héréditaire » (l. 15), « terrain

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dégénéré » (l. 15-16), « terrain appauvri » (l. 17), « organisme » (l. 19), « parasites » (l. 18) « ferments destructeurs » (l. 19), « microbes » (l. 20), « cer-veau » (l. 22), « organes » (l. 22).La place occupée par la théorie médicale dans cette page s’explique par l’intérêt de Zola pour les travaux du physiologiste Claude Bernard, qui, par la méthode expérimentale, et en particulier la vivisection, étu-diait le fonctionnement des organes. On peut constater que le Docteur Pascal s’intéresse tout particulièrement aux maladies infectieuses. D’autres termes désignent une action sur la psychologie. Le Docteur Bernard, fidèle aux principes médicaux énoncés par Hippocrate, veut guérir les malades en considérant le corps et l’esprit (Hippocrate se livre à l’étude des songes, qui révèle la bonne santé ou la maladie du corps). Il établit une relation de récipro-cité entre la santé de l’esprit et la santé du corps.Tout ce passage a pour temps de référence l’impar-fait. Ce sont les paroles et les pensées du person-nage qui sont rapportées au discours indirect libre. Le lecteur est entraîné dans le flux des pensées du Docteur Pascal, selon un point de vue que Gérard Genette nomme « focalisation interne ». Cette res-triction du champ narratif à la pensée du person-nage met en lumière son caractère et ses intentions : l’exclamation, les interjections traduisent son enthousiasme ; une phrase interronégative témoigne de son cheminement philosophique et épistémolo-gique. Les négations exceptives (« n’avait qu’une croyance », l. 1, « n’avait d’autre instrument que… », l. 3) véhiculent une certitude paradoxale, qui se fonde moins sur les conclusions d’une démarche scientifique ou positiviste que sur l’élan passionné qui entraîne l’homme adonné à la recherche de véri-tés pressenties. En ce sens, le Docteur Pascal est encore le truchement de Zola dans la fiction.La focalisation interne a pour conséquence, en défi-nitive, d’effacer la lisière qui sépare le personnage du narrateur ; les deux semblent se confondre, pour signifier l’approbation d’une troisième instance, l’au-teur, à la vision qui s’énonce.

Le credo d’un idéalisteLa pensée du Docteur Pascal naît au point où se rencontrent une démarche scientifique et une foi religieuse. Ce médecin est avant tout un croyant, qui croit en la communication du monde humain et du monde divin comme il croit en la communication du corps et de la volonté. La référence au cycle des renaissances dans les religions de l’Inde, la série des constructions attributives qui donnent à la parole du Docteur Pascal la forme d’un syllogisme (« La vie, c’était Dieu », l. 2 ; « la vie n’avait d’autre instrument que l’hérédité », l. 3 ; « de sorte que », l. 4) font de ce texte une profession de foi religieuse et médicale. Le nom du Docteur Pascal fait

naturellement songer à l’auteur des Pensées, mais sa foi en Dieu le conduit à la science. L’hérédité est en effet pour lui l’un de ces signes que le Dieu caché a placés sous les yeux de celui qui le cherche. Le raisonnement du Docteur Pascal fait de l’hérédité un outil à la fois rationnel et mystérieux donné à l’homme par Dieu : « La vie, c’était Dieu… et la vie n’avait d’autre instrument que l’hérédité », l. 2-3. Il reflète la démarche inductive adoptée par la nou-velle physiologie que pratique Claude Bernard, qui part de l’expérience et s’élève vers des conclusions générales.La notion d’hérédité, située à mi-chemin entre théo-rie scientifique et produit de l’imagination, constitue un véritable instrument romanesque, car elle promet une action sur le vivant et offre ainsi un canevas nar-ratif qui nourrit l’expérimentation du romancier natu-raliste, soucieux de construire ses personnages et de suivre leur évolution.

SynthèseI. La morale prend deux sens dans ce texte : – un sens hérité de la philosophie antique : la

morale se comprend comme la doctrine qui élit un but suprême, et détermine le chemin qui permet de l’atteindre ; – un système de valeur qui oppose le mal et le bien.

Il n’est pas question dans ce texte de moralité de l’action.

II. Vision d’un personnage : un médecin pieux – le Docteur Pascal a sans cesse sous les yeux le

spectacle de la mort et de la maladie : en somme, ce personnage est constamment confronté, en tant que scientifique, au problème du mal. Il entreprend de résoudre ce problème par la guérison du corps et de l’âme, et par une action sur l’hérédité qui, si elle peut propager le mal, peut aussi être le remède qui le combat ; – la doctrine du Docteur Pascal définit un but, le

« bonheur universel » et le perfectionnement de l ’humanité, ainsi que le moyen d’y parvenir : la médecine.

III. Vision d’un romancier naturaliste – le dispositif narratif fait du Docteur Pascal le

porte-parole de Zola. La pensée du Docteur Pascal coïncide avec le projet littéraire du romancier natu-raliste qui a sondé les âmes et les corps pour com-prendre l’évolution de l’homme ; – Le Docteur Pascal, dernier roman du cycle des

Rougon-Macquart, en ferme le cycle par la mise en relation théorique de l’aspiration au bonheur et des buts de la médecine ; – les voix mêlées du personnage et du romancier

assignent à l’homme une règle de conduite et une mission : rechercher librement la vérité et com-prendre l’homme par une méthode scientifique.

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 5

FIGURE DE STYLE

L’anadiplose et l’anaphore permettent l’enchaîne-ment des idées qui forment progressivement l’argu-mentation du personnage. On voit donc cette pensée naître dans le mouvement qu’accomplit l’esprit pour se ressaisir d’une idée qui a été lancée et qui s’apprête à retomber. L’anadiplose dévoile l’idée fixe qui assiège le personnage, et signale qu’il s’intéresse à la vie avant de s’intéresser à la science. Les anaphores font résonner cette idée, tout en scandant les étapes d’un effort accompli pour par-venir à une définition.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Le docteur Pascal, instrument d’une réflexion sur le perfectionnement de l’homme. Cet axe de commen-taire pourra être développé par les arguments suivants :

1. Portrait d’un penseurÉtayage : verbes et syntagmes verbaux désignant une opération de l’esprit, ayant pour sujet le Docteur Pascal ; formes de raisonnement.Interprétation : le personnage est à la fois un homme sensible qui rêve, et un esprit rationnel qui élabore un raisonnement et parvient à des conclu-sions. Les détours et les mécanismes de la pensée du médecin sont pour le lecteur une invitation à exercer une pensée libre agençant les éléments épars disponibles dans le domaine de la science et de la spiritualité. Le Docteur Pascal est d’ailleurs un hapax dans les Rougon-Macquart, où il est le seul exemple de personnage tout à fait sain. Il offre donc un promontoire idéal d’où peut s’élancer un regard sur la détresse humaine.

2. Un personnage de médecin idéalisteÉtayage : lexique scientifique ; références reli-gieuses ; modalités d’énonciation qui montrent l’exaltation du personnage.Interprétation : un médecin qui a embrassé la car-rière de la physiologie, et qui, à ce titre, s’intéresse aux agents pathogènes qui altèrent la santé ; cette discipline est un moyen de comprendre l’homme et d’œuvrer en faveur de son perfectionnement. Il est animé de surcroît par une foi inébranlable en la vie, qu’il assimile à Dieu. Il possède donc une méthode et son activité est guidée par une conviction intime : cette conjonction explique son enthousiasme, et fait de lui le sûr agent d’une action énergique en faveur de l’humanité.

3. Un dispositif narratif intrusifLe discours transposé (discours indirect libre).Interprétation : les paroles du personnage sont traitées comme un élément du récit assumé par le narrateur. Nous ne savons pas si nous lisons des

paroles qui ont été prononcées, si nous suivons une pensée qui se construit, ou si nous sommes témoins de la récitation d’un discours préexistant que le per-sonnage aurait admis.L’effacement des marques de la subordination efface les frontières qui séparent la parole narrée de l’instance narrative. Ce saut énonciatif autorise un autre saut qui fait du personnage le porte-parole de l’auteur : Zola a été fortement influencé par les théo-ries que met en œuvre son personnage.

4. Un personnage mis au serviced’une philosophie optimiste

Étayage : lexique évaluatif ; infinitif traité comme noyau de propositions indépendantes ; expression du futur dans le passé ; éléments de cartographie du vivant, qui appartiennent à la méthode du Doc-teur Pascal, mais qui reposent sur des théories scientifiquement non prouvées et qui, à ce titre, relèvent tout autant du dispositif romanesque : l’hé-rédité et le cycle des renaissances.Interprétation : le Docteur Pascal n’a qu’un but : le perfectionnement de l’humanité par la médecine. Il est persuadé de son succès. Ce personnage sert de truchement à l’auteur, mais il est aussi un instrument au sens où le scalpel est l’instrument de la vivisec-tion : comme le scalpel découpe le corps pour le comprendre, le personnage du médecin, qui scrute les entrailles des personnages, est un instrument de dissection appliqué par le romancier à la compré-hension de l’humanité et à la guérison de ses tares. Le roman expérimental porte en lui le germe d’un autre roman qui n’explorerait plus les effets d’une hérédité naturelle délétère, mais les effets béné-fiques d’une hérédité infléchie par la science.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Léon Augustin Lhermitte, La Leçon de Claude Bernard ou Séance au laboratoire de vivisection, 1889.

Au centre du tableau se tient le professeur Claude Bernard (1813-1878). Ce professeur de médecine, qui fut brièvement dramaturge, ne fondait plus son enseignement sur la transmission des connais-sances, mais sur la mise en scène de l’expérience, avec ses imperfections et ses risques d’échec.Ce tableau du peintre Léon Augustin Lhermitte donne une représentation du travail de Claude Ber-nard où transparaissent son goût pour la dramatur-gie et son intérêt pour la méthode expérimentale. L’expérience médicale est mise en scène comme un véritable drame. Le maître, debout, pourvu d’un tablier qui forme son costume, secondé par deux assistants de laboratoire et un secrétaire, dissèque un animal sous les yeux de ses confrères qui sont installés en hémicycle autour de lui.

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Français 1re – Livre du professeur

Les regards suivent des lignes très différentes, témoignant de l’intensité d’un moment de réflexion : tandis que le secrétaire de Claude Bernard, la main suspendue, attend avidement les instructions du maître, celui-ci semble consulter du regard l’un de ses confrères ; une question soulevée par l’expé-rience a suscité une conversation entre trois person-nages debout à gauche ; un personnage à l’arrière-plan baisse la tête et semble plongé dans ses pensées. C’est donc un moment d’intense acti-vité expérimentale et interprétative que le peintre Léon Augustin Lhermitte a fixé. Le jeu des regards, dénué de point de convergence, restitue à la façon d’un instantané l’atmosphère de la séance. L’un des témoins de l’opération porte encore sa serviette sous le bras et n’a pas enlevé son écharpe, comme s’il était arrivé après les autres, conduit par une ins-piration soudaine ou retenu ailleurs par un cours ou une étude. La lumière verte qui baigne le tableau sai-sit la froide ambiance d’un laboratoire de dissec-tion ; les scalpels sont rangés sur le bord de la table, prêts à être utilisés. L’esthétique de ce tableau semble dictée par la volonté de saisir la réalité avec la plus grande minutie, sans laisser d’espace vacant à l’imagination. Ce qui est montré, ce sont les choses telles qu’elles sont : l’animal écorché, les instruments, les pauses, les accessoires ne sont jus-tifiés par aucune signification symbolique ou esthé-tique explicite. Ils sont là et disent seulement : « nous sommes le réel ». Le réalisme de ce tableau donne donc l’illusion qu’il n’y a pas de filtre entre l’observateur et la scène observée.Le physiologiste représenté sur ce tableau a exercé une influence notoire sur le projet littéraire de Zola. La méthode scientifique qu’il décrit dans son Intro-duction à la médecine expérimentale et sa concep-tion du vivant ont en effet inspiré à Zola son Roman expérimental, une étude dans laquelle il théorise son œuvre romanesque : il souhaite appliquer à la psy-chologie humaine la démarche de la médecine expérimentale.Le Docteur Pascal, porte-parole de Zola, peut être mesuré à l’aune de ce scientifique. Claude Bernard s’est engagé dans la voie de la recherche médicale avec une conception du vivant radicalement nou-velle pour son temps. Il considère l’organisme comme un foyer dans lequel en permanence des substances ou des corps se détruisent et se créent. Comme lui, le Docteur Pascal cherche à détruire les « ferments destructeurs qu’il soupçonnait dans l’or-ganisme ». Le tableau témoigne également d’une effervescence scientifique, qui trouve un écho dans l’enthousiasme du personnage de Zola. Le portrait psychologique et intellectuel du Docteur Pascal pourrait donc constituer le prolongement scriptu-raire du tableau de Léon Augustin Lhermitte.

Écho – Aldous Huxley, Le Meilleur des mondes (1932) p. 383

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une contre-utopie. – Examiner comment le roman s’empare des questions de société.

LECTURE ANALYTIQUE

Un modèle de société ?

Les « jumeaux identiques » sont évoqués dans l’avant-dernier paragraphe : ce sont des « hommes et des femmes conformes au type normal » (l. 24), des « groupes uniformes » (l. 24-25). Une précision est ensuite apportée : « tout le personnel d’une petite usine » (l. 25). Les êtres ainsi créés servent de main-d’œuvre, semblables en tout point, et capables d’utiliser les mêmes machines. La société ainsi for-mée conditionne ainsi un personnel obéissant, fac-teur, selon le Directeur, de stabilité, conformément à la « devise planétaire ». Le Directeur est entièrement favorable à ce modèle de société : il oppose le mode de reproduction antérieur au procédé lui-même (« maigres groupes » s’oppose à « par douzaines, par vingtaines », l. 12 à 15), dont il souligne les fai-blesses. Le lexique employé est laudatif : ce pro-cédé est pour lui un « perfectionnement prodigieux » (l. 11), « l’un des instruments majeurs de la stabilité sociale » à la ligne 22 (tournure superlative). Il glorifie la devise planétaire en la qualifiant de « mots gran-dioses » (l. 30).Le texte semble adopter le point de vue du Direc-teur : on le note dès le début de l’extrait avec la répétition de termes appartenant à la famille de « bourgeons » en polyptotes : « bourgeons », l. 1-2 ; « bourgeonnaient », l. 2 ; « ayant bourgeonné », l. 3. On remarque également une succession de complé-ments du nom : « bourgeons des bourgeons des bourgeons » (l. 7-8), comme si le processus engagé était interminable. La gradation, dans le discours du Directeur (« par douzaines, par vingtaines », l. 14-15), manifeste son enthousiasme de la même manière. Dans ses paroles, il cherche à persuader son audi-toire des bienfaits du processus : il effectue des répétitions et insiste sur le progrès accompli par la société (« On sait vraiment où l’on va. Pour la pre-mière fois dans l’histoire », l. 29). Il cherche égale-ment l’assentiment de son auditoire (« vous en conviendrez », l. 11), feint l’indignation quand on ose poser une question, en apparence anodine (« vous ne voyez donc pas ? », l. 20-21). Son intonation vise à le rendre plus éloquent : « sa voix était presque vibrante d’enthousiasme » (l. 28). Il se fait orateur également par les gestes qu’il emploie : il montre l’importance du procédé en « écarta[nt] les bras comme s’il faisait des libéralités à une foule »

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 5

(l. 16-17) ; il met en valeur la devise planétaire par ses mimiques : « il leva la main ; il prit une expres-sion solennelle » (l. 21).Un seul étudiant intervient ici au discours indirect : « l’un des étudiants fut assez sot pour demander en quoi résidait l’avantage » (l. 18-19). Mais son inter-vention demeure une question, qui ne remet pas en cause le clonage. Tous les autres sont muets. Ils prennent des notes, comme le montre le passage en italique à la ligne 23, reprenant les paroles du Direc-teur, sans les remettre en question. Les étudiants n’exercent donc pas leur esprit critique.Toute l’ambiguïté de ce passage réside dans la foca-lisation choisie. Le narrateur adopte le point de vue du Directeur : il émet un jugement de valeur sur l’étudiant qui pose une question, en le qualifiant de « sot » (l. 18) ; le récit emploie les mêmes procédés rhétoriques que le Directeur ; les prises de notes, en italiques, se confondent avec le discours du Direc-teur et contribuent à marteler les mêmes idées ; du discours indirect libre, dans l’avant-dernier para-graphe, intègre les paroles du Directeur au récit. Tous ces éléments semblent lénifiants, et immergent le lecteur dans un monde étrange, totalement diffé-rent du nôtre, où une pensée unique semble régner, dans un monde totalitaire. Ces procédés d’écriture, qui accentuent la mimesis, poussent le lecteur à la réflexion a posteriori.Celui-ci, en effet, peut se poser de nombreuses questions. Les êtres vivants ainsi créés sont tous identiques : aucune place n’est laissée à la diffé-rence, à la singularité. De plus, les êtres vivants servent uniquement à la production industrielle : ce sont des esclaves dont le véritable nom est tu. Enfin, la méthode du clonage – la reproduction – ne laisse aucune place à la dimension affective.

GRAMMAIRE

Dans le premier paragraphe, on trouve des connec-teurs temporels : « puis », « alors », « à ce moment ». On assiste d’abord au bourgeonnement de l’œuf ; l’homme intervient ensuite, en injectant une « dose presque mortelle » d’alcool ; enfin, on laisse les bourgeons se multiplier. L’homme intervient pour amplifier un phénomène naturel.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ La contre-utopie

Le genre de la contre-utopie peut être examiné, à la lumière de ce qu’est une utopie (voir chapitre 5, séquence 3). Le titre peut ainsi être interprété : il constitue une antiphrase. La société présentée ne laisse aucune place à la différence, à la singularité des êtres. Cette contre-utopie souligne les dérives possibles de la science.

➤ Histoire des arts

Le cinéma reprend et développe le thème du double. De nombreux films de science-fiction présentent des sociétés où l’homme possède un double, qu’il soit son clone génétique ou un robot qui le rem-place, à son image. Le monde dans lequel le double évolue laisse peu de place à la singularité : dans Star Wars, les clones ont pour unique fonction de com-battre ; le double virtuel, dans Matrix, est lui aussi conditionné. Ces films montrent les tentatives de l’homme pour s’affirmer en tant qu’être à part (Matrix), pour réapprendre à vivre de façon active (Clones), pour découvrir le sens de son existence (La Possibilité d’une île).

Texte 4 – David Le Breton, « La cyborgisation de l’homme » (1990) p. 384

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la forme libre de l’examen sociologique. – Comprendre les questions anthropologiques soulevées par l’évolution des techniques.

LECTURE ANALYTIQUE

Une enquête méthodiqueCe texte aborde la question de la place de l’homme, créature imparfaite, dans un monde où le règne de la machine s’étend. Cette question se pose depuis « 1956 » (l. 25) ; cette date peut correspondre au moment où est apparue la volonté de créer une machine douée d’intelligence artificielle. La thèse présentée est formulée dans la première phrase du texte, où l’antithèse s’associe au paradoxe : « réifi-cation » s’oppose à « humanisation » (l. 1) ; les for-mules « réification de l’homme » et « humanisation de l’homme » (l. 1-2) ébranlent les représentations admises pas notre sens commun.Les formules « il ne s’agit jamais de » (l. 11) et « pour d’autres » (l. 14) peuvent être mises en relation pour des raisons sémantiques et grammaticales : d’une part, elles présentent chacune l’une des preuves tes-timoniales qui ont permis l’étayage de la thèse. D’autre part, la locution pronominale formée de l’ad-jectif « autre » précédé du déterminant indéfini sup-pose symétriquement une locution « les uns », absente du texte, qu’on peut restituer avant la tour-nure impersonnelle. On peut donc comprendre : « [pour les uns] il ne s’agit jamais de ». Le texte dévoile ainsi en quelque sorte l’échantillon des opinions qu’a pu rassembler le sociologue. À cette enquête s’ajoute un témoignage d’une autre nature : D. Le Breton cite les propos d’un philosophe, dont la voix fait entendre non plus une opinion, mais un fragment de discours sociologique. L’auteur se présente donc comme un chercheur, dont les conclusions reposent sur un

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travail d’enquête et de documentation. La prédomi-nance de la conjonction de coordination « mais » (l. 3, 12, 20, 23) reflète l’antagonisme entre homme et machine, la difficulté que comporte la présentation d’une vision qui heurte le sens commun et l’humanité, ainsi que les complexes détours qu’impose l’examen d’une question sociologique.

Analyse de la fragilité humaineLa subjectivité que l’on entend dans ces lignes émane de voix diverses, qui sont le reflet de la méthode adoptée par le sociologue enquêteur : les mots et les syntagmes « insupportable indignité » (l. 3), « créature physiquement imparfaite » (l. 8), « intolérable limite » (l. 14), « imperfection » (l. 18), « indigne » (l. 18), « perfection prêtée à la tech-nique » (l. 18-19), « inférieur » (l. 24), « honte promé-théenne » (l. 24), « humiliante qualité » (l. 26), véhiculent un jugement de nature axiologique : le « renversement radical de valeur » réside dans un procès fait au corps, qui renie les conceptions de l’humanisme pour célébrer la grandeur de l’inhu-main. L’homme est conduit à ce raisonnement par un sentiment de honte, mais aussi par une attitude que dénonce avec ironie l’auteur : l’adjectif « insup-portable » (l. 3) constitue une exagération sous laquelle s’entend la voix moqueuse du sociologue. L’adverbe « complaisamment » donne au texte la tournure polémique d’un réquisitoire contre une dérive destructrice. La citation du philosophe autri-chien Gunther Anders, dont les travaux sont recon-nus par les sociologues contemporains, constitue un argument d’autorité : le prestige de cette réfé-rence constitue le garant scientifique de l’argumen-tation développée. Cette citation permet d’autre part à l’auteur d’ouvrir de nouvelles perspectives : une perspective historique, qui signale la résurgence d’un problème déjà connu ; une perspective mythique, qui signale le caractère intemporel de l’interrogation sur l’homme artificiel.

SynthèseI. Réunion d’une matière abondante1. Des témoignages et des constats divers : – une opinion commune, qui a permis l’énoncé de

la thèse ; deux perceptions différentes des raisons qui justifient un « renversement de valeur » promou-vant la machine ; – des démarches déjà entreprises pour corriger

l’homme (les recherches de la « technoscience ».2. Une question intemporelle, qui touche aux racines mêmes des représentations humaines.

II. Une forme souple : l’essai1. Hétérogénéité énonciative : superposition de voix multiples suggérant la complexité du problème et permettant à la voix de l’auteur de se faire entendre. Diversité des tons et des intentions discursives : iro-nique, polémique, didactique ;

2. Procédés rhétoriques (antithèse, paradoxe, énu-mération, citation, rupture de construction) permet-tant de montrer les liens complexes qui unissent la machine à son constructeur, et accompagnant le cours d’une pensée qui semble se former en même temps qu’elle s’énonce, à la façon d’une conversation.

FIGURE DE STYLE

Le caractère paradoxal de la thèse émise par David Le Breton s’incarne dans la figure du chiasme, qui manifeste l’effondrement irréversible de la frontière qui séparait la machine de son créateur : « tout ce qui éloigne l’homme de la machine […] mais […] ce qui rapproche la machine de l’homme » (l. 3 à 5). La confusion de la chose fabriquée et de l’artisan menace l’idée humaniste d’une singularité irréduc-tible de l’homme.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

S’entraîner à la dissertationSujet : « Par la littérature, la collectivité passe à la réflexion et à la médiation, elle acquiert une conscience malheureuse, une image sans équilibre d’elle-même qu’elle cherche sans cesse à amélio-rer », écrit Jean-Paul Sartre dans Qu’est-ce que la littérature ? Pensez-vous que la représentation de l’homme artificiel dans les genres de l’argumenta-tion vérifie cette affirmation ?Par « homme artificiel », on entendra « homme transformé par le savoir-faire (ars, en latin) humain ».Vous répondrez à cette question en un développe-ment argumenté. Vous vous appuierez sur des réfé-rences aux œuvres que vous avez étudiées pendant l’année, et aux lectures personnelles que vous avez effectuées.

I. Une image de l’imperfection humaine : la conscience malheureuse1. Accusation de la faiblesse de corps : l’essai prête la parole au discours du monde sur les défaillances du corps humain (D. Le Breton, Anthropologie du corps et modernité) ; le personnage du médecin est témoin des ravages de la maladie (E. Zola, Le Doc-teur Pascal).2. Incapacité de l’homme à se connaître (Villiers de L’Isle-Adam, L’Ève future).3. Accusation de la faiblesse de l’esprit : l’orgueil et le défaut d’intelligence (E. Zola, Le Docteur Pascal ; M. Shelley, Frankenstein).

II. Une célébration de la singularité humaine : une conscience heureuse et une invitation à nous améliorer1. L’homme, une créature sans équivalent dans la nature ni dans la technique : l’essai permet un exa-men du lien indissoluble entre l’action et la volonté

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qui fait la singularité de l’homme (R. Descartes, Discours de la méthode.).2. La création de l’homme a permis qu’il soit pourvu de toutes les qualités nécessaires à la vie en société et au respect des Dieux. Le mythe est un instrument d’affabulation qui sert la thèse optimiste d’un sophiste (Platon, Protagoras).3. La vie est un bien suprême qu’il faut s’efforcer de prolonger indéfiniment : le discours indirect permet de sonder l’enthousiasme philanthropique du per-sonnage du médecin (E. Zola, Le Docteur Pascal).4. La perfection de ses facultés permet à l’homme de se construire lui-même. Le robot peut seconder utilement l’homme : l’essai permet de rendre compte des découvertes les plus récentes (Daniel Aronssohn, La Ruée vers le génome) et d’en exposer les bien-faits (Asimov, Les Robots).

III. À travers l’image qu’ils tracent de notre per-fection et de notre imperfection, ces textes nous adressent une mise en garde, qui est encore une invitation à nous améliorer.

1. Manipulé sans conscience, l’homme artificiel devient l’instrument du totalitarisme. La science- fiction permet de précéder la marche de la science et d’en mesurer de façon fictive et expérimentale les conséquences sociales (A. Huxley, Le Meilleur des mondes).2. La créature qui sort de nos mains peut porter nos propres faiblesses à de funestes extrémités (M. Shelley, Frankenstein).

Écho – Isaac Asimov, Les Robots (1950) p. 385

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier une préface de roman d’anticipation. – Aborder un texte manifestant la confiance de l’auteur en la science.

LECTURE ANALYTIQUE

Les dangers de la scienceLa science est vue comme dangereuse : elle sup-pose une sorte de pacte avec le diable, comme Faust avec Méphistophélès. Du point de vue moral, certains condamnent la science. On retrouve cette idée dans le dernier paragraphe : la science est vue par certains comme « une invasion sacrilège du domaine du Tout-Puissant » (l. 21), où le lexique reli-gieux domine. L’auteur, quant à lui, refuse de diabo-liser la science : la connaissance n’est pas le signe d’une démesure de l’homme, c’est au contraire ce qui fait sa spécificité. L’extrait débute donc par un constat que ne partage pas l’auteur. Dans les lignes 7 à 11, les phrases interrogatives dominent.

Elles opposent deux idées, comme le montrent les liens logiques d’opposition (« mais », l. 7 ; « au contraire », l. 10) : la science, pour certains, seraient dangereuse ; pour d’autres, la connais-sance doit être privilégiée, car elle constitue le fon-dement de l’humanité. Accroître les connaissances permettrait de lutter contre ses égarements. L’auteur est favorable à cette dernière idée. Le lecteur a l’impression que les questions sont orientées : l’expression « anthropoïde ancestral » (l. 9) semble dévalorisante, et l’on sent l’absurdité de l’expression « renier l’essence même de l’humanité » (l. 9-10). La négation de la connaissance, pour l’auteur, consti-tue une régression. Les paragraphes qui suivent prolongent cette idée. Dans une forme de raisonne-ment déductif, l’auteur livre différents exemples issus de la vie quotidienne : le couteau, l’escalier, le fil électrique, l’autocuiseur, dans une sorte de grada-tion, puisqu’il part d’objets assez simples jusqu’à d’autres, d’invention plus récente, et plus com-plexes. Sa thèse est ensuite énoncée : « dans tout ce qu’il crée, l’homme cherche à réduire le danger » (l. 16-17). Asimov veut montrer que toute invention possède une sécurité, et l’homme trouve progressi-vement les moyens d’améliorer ses fabrications. L’auteur essaie de montrer que le robot est un objet, une invention, comme une autre. Il réduit l’impor-tance de celui-ci : c’est un « dispositif de plus » (l. 20), une « machine » (l. 22), un simple « proces-sus » (l. 25), conçu par des « ingénieurs humains » (l. 25-26). Un adverbe comme « simplement » (l. 20), une expression comparative « ni plus ni moins que » aux lignes 21-22 vont accentuer cette idée. Le der-nier paragraphe constitue la suite logique de celui qui précède : après le couteau, l’escalier, le fil élec-trique, l’autocuiseur, le robot est un outil muni d’un dispositif de sécurité. C’est un objet, non un être humain. Asimov envisage un futur possible : la machine pourra, dans l’avenir, « imiter le processus de la pensée humaine » (l. 24). Mais il souligne le fait qu’il s’agira avant tout d’une création humaine, « conçue par des ingénieurs humains » (l. 25-26). L’auteur insiste sur cette création de l’homme, comme le montre l’ajout de l’adjectif « humains ». La machine ne pourra fonctionner de manière auto-nome : l’auteur fait confiance en l’homme pour inventer les moyens de combattre les dangers potentiels d’une telle machine.

Une préface

Le premier paragraphe est rédigé au passé (passé simple, passé composé), qui constitue des marques du récit, tandis que le reste de l’extrait est au pré-sent ou au futur, marqueurs du discours. La première personne n’intervient qu’au début du texte. L’auteur évoque son passé et son goût pour la lecture d’œuvres de science-fiction : il explique comment il s’est forgé une culture littéraire. Il relate également

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son goût pour la science : il montre que la lecture et la science ne sont pas inconciliables. La suite de l’extrait correspond à un exposé plus général sur les représentations (erronées) de la science. Asimov juge négativement les œuvres précédentes (« je me lassai », l. 2 ; « je me rebellai », l. 5). Celles-ci, en effet, possèdent une uniformité de point de vue sur la science, qu’il amplifie avec l’adverbe « inlassablement », l. 3. Toutes, en effet, à l’instar de l’histoire de Faust et Méphistophélès, accentuent les dangers de la science et la présentent sous un jour négatif. L’auteur cherche ainsi à inscrire son texte en opposition aux œuvres antérieures, et à manifester sa singularité. Par ce biais, il incite le lec-teur à lire son texte, ce qui est le but d’une préface. Le lecteur, dès le titre, connaît le thème du livre. Le long passage argumentatif s’achève sur la question des robots. Le lecteur aboutit à l’idée que les robots présentés dans cet ouvrage auront un dispositif de sécurité : on perçoit le nœud de l’intrigue. Face à cette œuvre de science-fiction, on s’attend à ce que l’histoire fasse se rencontrer l’entendement humain et des robots, que l’on peut imaginer aisément pour-vus d’intelligence.Toutefois, l’auteur ne voue pas un culte à la science : il en voit aussi les limites. De nombreuses conces-sions sont effectuées dans le texte, marquées par un des liens logiques. Ainsi, il reconnaît que « le savoir a ses dangers » (l. 7). Les liens logiques « sans doute, mais » introduisent une restriction, à la même ligne : il faut continuer à accroître ses connais-sances. Il reconnaît aussi que les sécurités inven-tées par les hommes sont insuffisantes, parfois. Le lien logique « néanmoins » (l. 19) ajoute l’idée que l’homme expérimente différents moyens de com-battre les dangers, que la science procède parfois par tâtonnements. Dans le dernier paragraphe consacré plus particulièrement aux robots, il recon-naît encore une fois que les sécurités inventées seront imparfaites. Le lien logique « cependant » constitue le deuxième moment de la concession, l. 27-28 : la connaissance est perfectible, mais ne saurait être parfaite. La parenthèse, constituant une phrase générale, une sorte de maxime, vient à l’ap-pui de cette idée.

PROLONGEMENT

On trouve le mythe de Faust dans de nombreux arts : le théâtre, avec la pièce de Goethe, mais aussi la musique, avec la symphonie de Berlioz, La Damnation de Faust ou l’opéra de Gounod. La pièce de Goethe s’achève avec la mort de Faust, dont l’âme est rachetée par Marguerite. Une mora-lité est donnée à cette histoire dans l’épilogue : le véritable génie est destiné à retourner au ciel, malgré ses erreurs. Goethe réconcilie la science et la morale.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

L’origine du mot « robot » est intéressante, et montre le lien entre littérature et science. Le terme vient du tchèque et signifie « travail ». Il apparaît pour la pre-mière fois dans la pièce de Karel Čapek, R. U. R. (Rossum’s Universal Robots) (1920), et désigne des androïdes fabriqués dans une île. Le thème s’apparente à celui d’Asimov, dans le sens où il s’agit d’œuvres de science-fiction. Le « robot », tel que l’envisage Karel Čapek, d’après l’étymologie, est destiné à être utilisé, tout comme il est comparé par Asimov à un couteau ou un autocuiseur.

Dossier Cinéma – L’homme artificiel au cinéma David Cronenberg, eXistenZ (1999) p. 386

eXistenZ de David Cronenberg, sorti en 1999, est considéré comme une référence dans la catégorie des films d’anticipation (S.-F.) traitant des inventions technologiques liées à la virtualité, au même titre que Tron (1982) de Steven Lisberger, qui raconte les aventures d’un programmeur de jeux vidéo se trou-vant projeté dans un univers numérique généré par un programme informatique et Matrix (1999) de Larry et Andy Wachowski, qui décrit une humanité asser-vie par des machines où la réalité qu’elle perçoit est un leurre ; seul Neo, l’élu, peut manipuler la matrice et sortir la civilisation du virtuel.eXistenz narre l’histoire d’un lancement (ou de deux…) de jeu vidéo particulièrement innovant dans sa dimension d’immersion totale du joueur-specta-teur dans l’univers du jeu. Aujourd’hui, les casques d’immersion vendus au grand public ont fait de tels progrès que leur technologie s’approche des propos de ce film qui date de 1999. Toutefois, la différence essentielle reste l’idée de la présence physique des joueurs, ou plutôt leur image dans le jeu même. Avec les casques actuels, nous sommes en caméra subjective ; dans le film, les points de vue subjectif et objectif sont confondus.Le film raconte une partie qui se joue à trois niveaux, véritable mise en abyme de réalités : exiStenZ / transCendanZ / la vie réelle.En un instant T du film, les personnages appar-tiennent à ces trois niveaux. Par la présence des joueurs dans le jeu, D. Cronenberg crée une ambi-guïté pour le spectateur du film qui hésite sans cesse sur le degré de réalité des scènes auxquelles il assiste. Parfois, lors des passages entre ces niveaux, sorties et entrées dans l’un des jeux, le réa-lisateur entrelace les lieux et les actions dans des fondus enchaînés assez longs afin de faire passer les personnages d’une réalité à l’autre.Dans le photogramme 7, nous voyons cet entrela-cement entre eXistenZ et transCendanz : le premier

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plan composé de fragments de charpente de la ferme en flammes (eXistenZ) s’efface progressive-ment pour laisser place à la chambre du chalet où Allegra et Ted se sont réfugiés (transCendanz).L’extrait proposé dans le supplément numérique aide à mieux appréhender ce type d’enchaînement.L’entrelacement entre ces réalités est également rendu possible par le choix des décors. Les lieux d’une grande banalité sont de même nature : église, route, paysages, chalet, ferme ; tous appartiennent à la vie ordinaire nord-américaine. Par ailleurs, cer-taines situations se répètent en écho, comme la scène d’introduction (transCendanZ) et la scène de clôture du film (vie réelle) qui se situent toutes deux dans une église avec le même dispositif scénique, et contribuent à brouiller les repères du spectateur.Seule, parfois, la qualité de l’environnement permet celui qui est attentif de comprendre la virtualité de la scène : au photogramme 5, les éléments du décor – pompe à essence et vitrines de la station ser-vice – sont traités à la manière des jeux vidéo, sans grand réalisme, sans volume, sans consistance.L’intrigue, le jeu dans sa dimension futuriste, se construit loin d’un univers technologique aseptisé pour entrer dans un univers glauque et biologique, cher à Cronenberg.Les accessoires de jeu renvoient au corps humain : photogramme 2, la console, biopod, rappelle un fœtus, des mamelons servent de boutons d’action ; photogramme 2 et 6, ici pas de connexion élec-trique mais un branchement sur le système nerveux des joueurs grâce à un « cordon ombilical » via un bioport, orifice très organique qui permet au joueur de jouir du plaisir de participer au jeu ; ces acces-soires contribuent à donner une dimension sexuelle évidente aux relations entre les personnages du jeu. L’arme même du début du film est réalisée à partir du vivant : le gristle gun se compose d’os pour la structure, de tendons pour le propulseur et de dents comme projectiles, photogramme 4.Si Cronenberg apporte une certaine dose d’humour dans l’invention de ces objets, cela lui permet aussi de dénoncer les manipulations génétiques, les tra-fics d’organes. Nous assistons à des greffes, à la mise en place de prothèses, à la fabrication d’orga-nismes vivants où s’inscrit l’ADN de batraciens mutants élevés et disséqués à cet effet. Or, ces opé-rations ne sont pas envisagées pour pallier des défi-ciences physiques ou intellectuelles mais seulement pour le plaisir du destinataire ou pour sa manipula-tion par une autorité quelconque.Quels moyens sont utilisés pour tendre vers l’homme augmenté / artificiel ?Chirurgie, prothèses, implants, manipulation phy-sique et psychique, drogue, accessoires, outils, armes : tout ce qui s’ajoute à l’homme pour le rendre plus efficace, plus performant, plus intelligent, diffé-rent de la réalité (photogrammes 4, 6, 8, 10).

Ajoutons à cette liste les jeux de rôle qui offrent la possibilité d’être un autre, d’échapper à une réalité qui semble banale. Allegra en est un exemple. Dans la virtualité, c’est un personnage sûr de lui qui a des admirateurs ; elle est addicte au jeu et manipule Ted Pikul, peu enclin aux jeux, car elle a besoin d’un par-tenaire ; en fin de partie, elle jouit avec effusion de sa victoire comme le font ceux qui se prennent au jeu. Sa posture dans le photogramme 1 est explicite sur ce point : seule en scène en contreplongée, les jambes écartées, la tête haute et les bras croisés, elle adopte l’attitude type des dominateurs au cinéma, elle s’adresse en prêtresse à l’assemblée. Tandis que dans le photogramme 9, elle est filmée en gros plan, en légère plongée, la tête penchée de côté et en avant, un sourire aux lèvres et les pau-pières à peine baissées, ce qui dénote un certain effacement, voire de la timidité. Dans la réalité, Alle-gra semble une femme ordinaire.David Cronenberg donne à son film une dimension philosophique et religieuse. Il interroge les questions liées au rapport à la croyance, au libre arbitre et au corps dans la société contemporaine.

La métaphore filée sur la religionLa réunion de la scène d’ouverture et celle de la scène de clôture se situent dans une église. Allegra est présentée, dans transCendanZ, comme une créatrice et une prêtresse. Une assemblée de fidèles assiste au lancement du jeu présenté comme un système, c’est-à-dire un ensemble organisé dont les éléments sont interdépendants pour atteindre une certaine fin. Parmi cette assemblée, des élus au nombre de douze communient grâce à « l’ombili-cable » : la référence à la Cène est explicite.

La croyance remplace la réflexion critiqueLe jeu en immersion annihile la conscience du corps réel qui est en état de léthargie alors que le corps vir-tuel agit. Si Allegra est convaincue de l’intérêt de ce déplacement au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire « le processus par lequel l’énergie psy-chique se détache d’une représentation pour s’investir dans une autre qui lui est reliée par une suite d’asso-ciations » (Sylvain Auroux, Yvonne Weil, Nouveau vocabulaire des étude philosophiques, coll. « Faire le point », Classiques Hachette, 1975), Ted est entraîné dans l’aventure malgré lui et reste réticent : au début du film, il n’est pas « branché » et s’inquiète des conséquences de cette opération, il craint de rester paralysé, puis dans le jeu, il marque des pauses pour vérifier qu’il peut revenir à la réalité ou parce que les scènes lui sont difficilement supportables. De toute évidence, ce n’est un joueur ni convaincu, ni invétéré.

Un film qui pose la question de la libertéLes trois niveaux de réalité proposent une réflexion sur la liberté de choix en en illustrant trois degrés.

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Déjà les titres des jeux donnent des indications : – « existence » : en référence à Heidegger pour qui

c’est « la détermination d’être qui ne convient qu’à l’être-là » dont « les caractères ne sont pas des pro-priétés subsistantes mais des modes possibles d’être » (Sylvain Auroux, Yvonne Weil, Nouveau vocabulaire des étude philosophiques, coll. « Faire le point », Classiques Hachette, 1975) ; – « transcendance » : signifie dépassement. Pour

Heidegger, « est transcendant ce qui réalise ce « dépassement », ce qui s’y maintient habituelle-ment » (Sylvain Auroux, Yvonne Weil, Nouveau voca-bulaire des étude philosophiques, coll. « Faire le point », Classiques Hachette, 1975).Dans eXistenZ, l’homme se plie au programme, il ne peut choisir ni son devenir, ni ses dialogues, pour que le jeu avance. Pikul, dans la deuxième partie du film, prend conscience du fonctionnement du jeu, aucune anticipation n’est possible, il doit être là, ici et maintenant, et répondre à l’attente du programme. Pour cette raison il s’exclame : « Nous avançons à tâtons dans un monde dont nous ne connaissons pas les règles et nous sommes à la merci des forces inconnues qui cherchent à nous détruire sans que nous sachions pourquoi. » Si le joueur n’est pas attentif au présent, le jeu « bug », l’action s’arrête et se met en boucle jusqu’à ce que la bonne la ques-tion ou la bonne réponse soient données. Tout est prédéterminé.Dans transCendanz, la question du choix est plus complexe. Ce jeu dépasse eXistenZ car il laisse plus de place aux envies et aux intentions du joueur. Sa sensibilité peut infléchir le cours du jeu. Dans la scène finale, le concepteur du jeu s’inquiète, en aparté auprès de son équipe, du fait qu’il a perçu des intentions malveillantes de la part de certains joueurs.Dans la réalité, Cronenberg fait triompher le libre arbitre qui s’oppose à toute imposition venue de l’extérieur de l’être. Nous avons le choix et nos choix nous définissent. Le renversement de la scène finale présente Allegra et Ted comme des résistants. Ils ont fait le choix de s’opposer à ce qui abrutit l’homme, le rend dépendant, le diminue en endor-mant son corps et sa volonté. Le double jeu terminé, ils brandissent des armes et éliminent le concepteur du jeu et son équipe pour sauver l’humanité de ces manipulateurs qui entraînent les humains dans des systèmes totalitaires. Leurs figures rappellent ceux des résistants, tels Lucie et Raymond Aubrac, qui, lors de la Seconde Guerre mondiale, se sont oppo-sés au nazisme, régime totalitaire bâti sur la peur et l’absence de liberté.Ce film, construit en boucle, ne propose-t-il pas une réflexion sur l’être, la conscience qu’il a de ses choix, son libre arbitre ? Est-ce une mise en garde contre les dangers de toute forme d’aliénation, d’augmentation ? Est-ce un voyage initiatique ?

Perspective – Clonage et manipulations génétiques p. 388

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un article de presse argumentatif. – Découvrir les enjeux du clonage.

LECTURE ANALYTIQUE

Les avancées de la scienceLe texte s’inscrit dans le cadre d’une réflexion sur les rapports de la science et de l’argent. L’auteur y évoque les avancées scientifiques, le clonage plus particulièrement. Les buts poursuivis par tous ceux qui expérimentent la pratique de multiplication des cellules sont livrés aux lignes 11 à 14 : il s’agit de réparer (« greffer sur des organes défaillants ») ou de « mieux comprendre », de détecter aussi « une ano-malie génétique ou [un] handicap » (l. 18-19). Le clo-nage d’un être humain ne semble donc pas leur objectif, d’autant plus que se posent des problèmes d’éthique face à cette pratique, comme il est rappelé dès le début de l’article. Les travaux scientifiques sont encadrés par des textes de lois qui fixent un cadre rigide à l’expérimentation et empêchent toute dérive, cadre qui évolue en fonction des pays et des avancées de la science. L’auteur de l’article suggère que les scientifiques sont conscients des dangers des manipulations génétiques : « ils espèrent seule-ment réussir à cultiver des cellules humaines » (l. 11-12). Mais il montre que petit à petit les progrès de la science amènent à reculer les limites imposées par les lois : celle qui a été promulguée en Grande-Bretagne est remarquable, puisqu’elle permet l’ex-périmentation du clonage d’embryons humains (l. 9-10) : une date est donnée (« à la mi-août », l. 8), soit un mois avant la rédaction de l’article. L’auteur indique également l’avancée rapide des travaux, avec l’expression temporelle « chaque jour » (l. 13). Il rappelle des étapes dans la voie vers le clonage d’êtres humains, comme les tests en vigueur « aujourd’hui » (l. 18) et le choix du donneur dans le cadre de l’insémination artificielle (« dès à présent », l. 22) ; il indique la prochaine : la connaissance de critères physiques très précis. La proximité de cette époque est marquée par le repère « demain » (l. 19) et la reprise du verbe, au futur de l’indicatif, marque la certitude de l’auteur. La suite du paragraphe, rédi-gée au conditionnel (« les parents pourraient égale-ment intégrer », l. 21), Aronssohn livre les dérives possibles : le choix de qualités par les parents, en fonction de leurs revenus.

Les dangers du clonageL’article, loin d’être élogieux devant les progrès de la science, rend compte des problèmes éthiques que pose la manipulation génétique. Le choix de critères

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 5

précis dans les futurs enfants à naître correspond à un « eugénisme privé » (l. 20), détaillé dans le der-nier paragraphe. L’auteur veut particulièrement sou-ligner l’influence de l’argent dans la recherche scientifique : la course aux profits pourrait engen-drer des pratiques moralement douteuses. C’est pour cette raison qu’il mentionne, dès le début de l’article, les « start-up des biotechnologies ou les multinationales de la pharmacie » (l. 2). Différents exemples d’eugénisme sont cités : le choix de cri-tère de beauté ou de « performances scolaires » (l. 24-25) existe déjà dans le cadre de l’insémination artificielle. Celui de « talents supérieurs » est pos-sible, avec les manipulations génétiques. Cette expression, à la ligne 22, est placée entre guillemet, ce qui paraît manifester l’ironie de l’auteur.

Un article argumentatif

Cet article n’est pas neutre : le journaliste manifeste son engagement et ses craintes face aux progrès scientifiques dans le cadre de la manipulation géné-tique. Le premier paragraphe sert d’introduction et se fonde sur un constat. Les préoccupations éthiques se heurtent à ce qu’il appelle « la course au profit » (l. 5) dans le cadre des progrès scientifiques : chacun cherche à gagner « un nouvel Eldorado » (l. 3). L’image montre l’importance du profit que cha-cun peut obtenir grâce à la science. Le deuxième paragraphe, qui s’ouvre sur une phrase elliptique (« Première question », l. 6) et sous-entend qu’il y aura d’autres thèmes abordés, développe la ques-tion du clonage humain, comme exemple d’avancée se heurtant à des problèmes éthiques et financiers. Le journaliste relate les derniers changements opé-rés dans les lois qui encadrent la recherche. Le rai-sonnement concessif, visible dans les deuxième et troisième paragraphes (« certes », l. 10 ; « mais », l. 15) souligne le hiatus entre des intentions bienveil-lantes et la réalité. Le dernier paragraphe nous fait rentrer dans ses craintes : il montre l’incidence que cette loi a dans le cas du clonage. Il évoque les pos-sibles conséquences, contraires aux aspirations des scientifiques, comme le prouve l’utilisation du lien logique d’opposition, « mais » à la ligne 15. L’auteur, dont la présence est discrète, manifeste toutefois son opinion par divers procédés rhétoriques. Il emploie des images (celle de l’Eldorado, l. 3), des hyperboles afin d’attirer l’attention du lecteur sur les dangers de l’alliance entre science et monde finan-cier (par exemple, les « multiples problèmes éthiques », l. 1-2). Les phrases, elliptiques, caracté-ristiques d’un style journalistique qui cherche à déli-vrer l’essentiel, mettent en évidence aussi les dangers de la manipulation génétique, comme la phrase qui se trouve à la ligne 20. Des répétitions soulignent également la rapidité des avancées scientifiques : « qui permettent aujourd’hui », l. 18 ; « permettront demain », l. 19. Cet article possède

une double visée : informative, puisqu’elle évoque des lois récentes, comme celle promulguée en Grande-Bretagne, mais aussi argumentative. Le journal dans lequel il s’insère traite de questions économiques : ce sont les dangers de l’économie appliquée à la science qui sont ainsi pointés du doigt.

GRAMMAIRE

Le verbe « pourraient » (l. 21) est un conditionnel qui permet de marquer une éventualité, un futur pos-sible. Il implique une certaine incertitude du journa-liste : si l’on ne borne pas la recherche scientifique et surtout les multinationales qui permettent son financement, il est possible qu’on arrive à l’« eugé-nisme privé » évoqué dans le texte.

LECTURE D’IMAGES

➤ Dolly

La photographie de Dolly est un photomontage : la brebis a été photographiée à plusieurs reprises et on a ajouté son reflet à côté d’un autre qui existait déjà. L’illusion a été signalée explicitement par les photographes, comme pour indiquer que la photo-graphie avançait parallèlement à la biologie. Le miroir correspond à une ligne de démarcation : d’une brebis, la science permet de créer deux bre-bis, totalement identiques. Le savant pose sa main sur celui-ci, pour indiquer qu’il est à l’origine du procédé. Il contemple de haut la brebis, et se trouve du même côté que les reflets de Dolly, que semble regarder l’animal. Le photomontage ainsi créé nous fait entrer dans une sorte de science-fiction, dans une dimension fantastique. Le décor est épuré : les photographes ont choisi un paysage campagnard, un pré nu, à l’herbe rase, quasiment sans arbres, ce qui met en valeur les lignes horizontales et verti-cales (les délimitations du miroir, par exemple). À gauche, en arrière-plan, on distingue une maison, quelques arbres : ces éléments se trouvent de l’autre côté du miroir et semblent suggérer que le scientifique, les deux brebis reflétées, se situent du côté de la culture, du progrès, de l’avancée tech-nologique. Le miroir oppose nature et culture. Le biologiste, en position de supériorité, vêtu de sombre (ce qui l’oppose à la brebis et au ciel), est mis en valeur par sa position centrale. Sa position l’assimile à un créateur tout-puissant, qui contemple son œuvre. Les photographes semblent avoir voulu immortaliser le savant et la brebis, dans une inten-tion informative. Mais le choix du photomontage, du paysage, semble aussi donner une dimension symbolique à l’événement : on rend hommage aux progrès de la science, mais on souligne aussi le côté inquiétant d’une telle démarche, par la pré-sence de ce double reflet dans le miroir.

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➤ Ian Wilmut

La photographie du savant, seul, semble répondre à celle de Dolly : on retrouve Ian Wilmut, dans un cadre campagnard également. Mais le photographe a choisi, cette fois-ci, de le placer devant une grange, partiellement remplie de foin, dont les bottes, rangées, semblent symboliser la domination de la nature. On retrouve le thème du reflet : mais deux miroirs ont été disposés de part et d’autre du scientifique, ce qui permet de le montrer sous trois angles différents (de face, et deux fois de profil). Il n’y a plus de photomontage. De même, la photogra-phie est cette fois-ci en couleur. On peut s’interroger sur les choix opérés par le photographe pour immor-taliser le biologiste : s’agit-il de suggérer que le clo-nage de Dolly ouvre la voie, à présent, au clonage humain ? Que les avancées scientifiques et techno-logiques permettront d’améliorer le processus ? Les choix du cadre, de la couleur, des deux miroirs, nous laissent penser que le photographe cherche à nous montrer l’évolution possible de la science.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Le sujet invite à réfléchir sur les visées des articles de journaux, à la fois informatives et argumenta-tives. Il permet aussi d’examiner la question des

lignes éditoriales adoptées par les journaux, comme les grands quotidiens : les informations sont choi-sies et traitées en fonction de politiques prédéfinies. Si les éditoriaux permettent de livrer l’opinion d’un journaliste de façon évidence et explicite, les articles révèlent parfois des prises de position qu’une lec-ture attentive permet de déchiffrer.

BIBLIOGRAPHIE

– Gérard Genette, Figures III, Le Seuil, 1972 – Jean-Michel Besnier, Demain les posthumains, Pluriel, 2012

– Paul Poupard, Dictionnaire des religions, Puf, 1984

– Marie-Catherine Huet-Brichard, Littérature et Mythe, Hachette supérieur, 2001

– Pierre Grimal, La Mythologie grecque, Puf Quadriges, 1953

Sur le mythe de Faust : – J. W. von Goethe, Faust, GF Flammarion, 1999 – Paul Valéry, Mon Faust, Folio essais, 1988. – Sur le mythe de Prométhée : cf. livre du professeur, prolongement à l’extrait de Protagoras.

Corpus vers le Bac – Dénoncer la cruauté p. 392

Jean de La Bruyère, Les Caractères (1688), Voltaire, Micromégas (1752), Jacques Sternberg, 188 Contes à régler (1988).

LA QUESTION SUR LE CORPUS

Par quels procédés la cruauté est-elle dénoncée dans ces textes ?Dans ces trois textes, les auteurs ont recours à une fiction pour dénoncer la guerre : dans « Les Jumeaux », Sternberg met en scène des extrater-restres, les Adrèles, dont les parties jumelles se déchirent ; Voltaire donne la parole à des philo-sophes minuscules, interrogés par un géant venu de Sirius ; La Bruyère imagine une horde de chats qui s’entretuent (l. 20-23). Par le biais d’une image, ils montrent l’absurdité des conflits : les hommes sont comparés à des animaux dans le texte de La Bruyère, des « animaux raisonnables » (l. 28), tandis que la phrase finale du texte de Sternberg donne la clef de l’histoire : « les Adrèles pouvaient passer pour les êtres dont les mœurs étaient le plus insi-dieusement semblables à celle des Terriens ». La présentation que le philosophe fait au Sirien des hommes qui se battent tend à les assimiler à des fourmis étranges « couvert[e]s de chapeaux », « qui

tuent cent mille autres animaux couverts d’un tur-ban ». Les exagérations qui parcourent les textes alliées aux visions horribles qu’elles proposent parti-cipent de la dénonciation (la « puanteur » des chats morts chez La Bruyère ; les termes forts « sont mas-sacrés », « s’égorgent » dans Micromégas et « tue-ries », « meurtres », « suicides » chez Sternberg). L’ironie parcourt également ces textes : par exemple, dans Les Caractères, La Bruyère emploie l’anti-phrase « instruments commodes » pour évoquer les armes. Voltaire, quant à lui, dénonce les puissants qui ordonnent les massacres par la périphrase iro-nique « barbares sédentaires ».

COMMENTAIRE

Vous ferez le commentaire du texte de La Bruyère (texte A)Les Caractères de La Bruyère se proposent de défi-nir l’Homme dans tous les aspects de sa vie. Dans le chapitre consacré aux « Jugements », l’auteur s’in-téresse plus particulièrement à la façon dont il se définit. Cet extrait présente l’homme comme pré-somptueux et bien peu raisonnable. Comment le moraliste compose-t-il ici une image saisissante de la nature humaine ? Il convient d’étudier d’abord

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La question de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours – Séquence 5

l’idée selon laquelle l’homme n’est pas un animal raisonnable, idée tournée en dérision par La Bruyère. Puis nous verrons comment l’attitude belliqueuse des hommes est dénoncée. Enfin, ce texte est un appel à une prise de conscience.

I. La réfutation de La Bruyère : l’homme n’est pas un animal raisonnableCette thèse, délivrée au début du paragraphe, est d’emblée contestée par La Bruyère avec l’emploi du verbe « corner », clairement péjoratif. L’expression apparaît à plusieurs reprises, à chaque fois de manière ironique.1. Un échange des rôles. L’homme est, à plusieurs reprises, assimilé à un animal, mais de manière iro-nique, par exemple lorsque le moraliste évoque les animaux et les désignent comme « vos confrères », en s’adressant aux hommes. Les exemples succes-sifs présentés de façon parallèle (le tiercelet de faucon, le lévrier, l’homme « qui court le sanglier ») accentuent la ressemblance entre l’homme et l’ani-mal. Mais les animaux aussi sont humanisés, à la manière d’une fable (« si les uns ou les autres vous disaient qu’ils aiment la gloire », « les uns ou les autres » renvoyant aux chats ou aux loups). La Bruyère semble donc d’accord avec l’idée que l’homme est un animal, mais il conteste l’adjectif « raisonnable ».2. L’homme est présenté comme un animal déna-turé. La taupe et la tortue, comparées à l’homme, placé dans une position d’infériorité (« au-dessous de… ») possèdent « l’instinct de leur nature », contrairement à l’homme, dévalorisé ici pour ses « légèretés », « folies », et « caprices » (dans un rythme ternaire qui mime son égarement). Son ima-gination et son intelligence technicienne sont mises au profit de la destruction (« car avec vos seules mains que vous pouviez-vous vous faire les uns aux autres […] ? ») et l’énumération des armes (« les lances, les piques, les dards, les sabres et les cime-terres ») s’oppose aux « dents » et « ongles » des animaux.3. La Bruyère s’attache à montrer que la raison conseille de ne pas se battre contre son prochain. Il emploie l’exemple de deux chiens qu’il met en scène : ils « s’aboient, s’affrontent, se mordent et se déchirent ». Face à ce spectacle, le jugement des hommes est transcrit : « Voilà de sots animaux ». Cette phrase fait suite aux jugements précédents, donnés au style direct : un animal qui suit sa nature et qui en tue un autre pour se nourrir est un « bon » animal ; celui qui s’attaque à un autre de son espèce ne fait pas preuve de raison. L’homme n’est donc pas un « animal raisonnable », et La Bruyère déve-loppe plus particulièrement l’exemple de la guerre.

II. La dénonciation de l’attitude belliqueuse des hommesDans un texte qui n’est pas dépourvu d’humour, le moraliste entreprend de dénoncer la guerre.1. Pour cela, il représente une bataille des chats, dans une parodie d’épopée, dont les acteurs « ont joué ensemble de la dent et de la griffe ». L’exagéra-tion des chiffres (« neuf à dix mille chats »), le carac-tère effrayant de la bataille (« ils se sont jetés avec fureur les uns sur les autres ») reprennent des carac-téristiques de l’épopée, mais la présence de ces chats humanisés opère un détournement parodique. Le moraliste montre ainsi le caractère absurde d’une telle entreprise. Les hommes qui se battent entre eux ne sont pas « raisonnables ».2. Les images de violence s’attachent au thème de la guerre : le mot « boucherie » renvoie même à cette entreprise. Dans une gradation, l’auteur évoque les violences effectuées sans armes (« vous arracher les cheveux, vous égratigner au visage », « vous arracher les yeux de la tête »), avant de se complaire dans une description des souffrances endurées par le fait des armes (« vous faire récipro-quement de larges plaies d’où peut couler votre sang jusqu’à la dernière goutte »).3. Cette attitude belliqueuse des hommes ne semble due qu’à un seul défaut : l’amour-propre. Si celui-ci n’est pas nommé, il est sous-entendu à travers des formules comme « vous donn[ez] aux animaux […] ce qu’il y a de pire, pour prendre pour vous ce qu’il y a de meilleur ».Conformément à son projet de moraliste, La Bruyère étudie l’homme et montre ses faiblesses, afin d’ame-ner le lecteur à une prise de conscience.

III. Un appel à une prise de conscience1. L’ouvrage s’adresse explicitement aux hommes, comme le montre l’apostrophe « ô hommes » qui traduit la condescendance de l’auteur. L’utilisation récurrente de la deuxième personne du pluriel et des questions rhétoriques (« ne ririez-vous pas de tout votre cœur […] ? ») incitent le lecteur à réagir. Le passage se veut persuasif.2. Mais dans cet extrait, le moraliste convie son lec-teur à participer aux différentes visions qu’il lui pro-pose, dans des tournures parallèles. La vision du « tiercelet de faucon » qui « fait une belle descente sur la perdrix » appelle des paroles au style direct « Voilà un bon oiseau », et trois autres scènes sont alors proposées au lecteur, dont l’auteur imagine les paroles. De même, trois fictions, introduites par l’hy-pothétique « si » s’achèvent par les réactions sup-posées de celui-ci. Le lecteur est invité à construire le raisonnement, dans une argumentation imagée et qui se veut efficace.

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Français 1re – Livre du professeur

DISSERTATION

Selon vous, le détour par l’Autre est-il un bon moyen pour dénoncer les travers de sa propre société ?

I. Différentes modalités pour dénoncer la société à travers l’Autre1. L’Autre peut être mis en scène dans un apologue et sa parole, ses actions, mettent en évidence les défauts de la société.Ex. : L’Ingénu, personnage de Voltaire, porte un jugement sur la société française.2. La rencontre avec l’Autre permet de revenir sur soi : la société française est comparée à une autre société qu’on observe.Ex. : Les utopies présentent un monde autre que le nôtre. Les différences entre les habitants sont perceptibles.

II. Le détour par l’Autre est un bon moyen pour dénoncer les travers de sa société1. C’est un détour commode pour permettre au lec-teur de prendre de la distance avec sa propre société. Trop engagé dans le monde, le lecteur ne peut pas toujours distinguer les injustices, les travers.Ex. : Dans Micromégas, le territoire convoité est désigné comme un « tas de boue ». En le diminuant de taille, le philosophe montre la futilité des causes de la guerre.2. En adoptant un regard neuf, le lecteur aborde les grands sujets sous un angle d’approche inédit. Les incohérences et les absurdités n’en sont que plus flagrantes.Ex. : Les inconséquences des Parisiens, dans les Lettres persanes, deviennent manifestes sous la plume d’un étranger.3. Par le biais de la fiction de l’Autre, l’argumentation devient plus efficace, car elle sollicite l’imagination du lecteur en même temps que la réflexion. Elle sus-cite chez lui des émotions, comme le rire ou la fascination.Ex. : Les Adrèles dans « Les Jumeaux » fascinent et inquiètent, mais nous font réfléchir à notre propre monde.

III. Les dangers de la fiction de l’Autre1. La fiction a un pouvoir de séduction : le lecteur est captivé par les aventures de l’Autre et peut oublier la dimension argumentative du texte.Ex. : Les contes philosophiques de Voltaire comme L’Ingénu peuvent passer pour des récits, des romans.

2. Le message, en étant brouillé par une image, n’est pas toujours clair. La pensée de l’auteur se déguise derrière celle d’un autre personnage.Ex. : Les Fables de La Fontaine, par leur récit qui peut présenter des animaux, constituent des énigmes. Dépourvues parfois de moralité, elles dis-simulent leur sens véritable, comme « Le Rat qui s’est retiré du monde », qui se finit sur une note ironique.

ÉCRITURE D’INVENTION

En vous appuyant sur le texte de Jacques Sternberg (Texte C), composez le discours qu’un penseur Adrèle, plus raisonnable et pacifique, pourrait tenir à ses congénères pour les exhorter à faire preuve de mesure.Le genre du discours doit être adopté. Il suppose la présence de destinataires clairement identifiés, l’emploi de tournures convaincantes, et une organi-sation qui peut suivre le schéma des discours antiques : exorde (ou début ex abrupto), exposé des arguments (contentio), éventuellement narration (le discours peut être lié à un événement particulier), péroraison (résumé et appel à de forts sentiments). On peut proposer auparavant l’étude d’un discours (cf. Séquence 3 du chapitre, « Le discours en action », p. 350).Le discours doit être placé dans un contexte qui doit être transparent à la lecture de l’écrit d’invention : qui est ce penseur adrèle (un homme politique, un simple citoyen… ?), pourquoi s’adresse-t-il à ses concitoyens (à la suite d’un épisode particulière-ment sanglant ? parce qu’un peuple plus pacifique a été rencontré ?), dans quelles conditions se produit ce discours (à la radio ? dans une assemblée ?) constituent des questions importantes qui ont une influence sur la composition du discours.Si l’appel à la raison est un argument fondamental et nécessaire (comment vivre si l’on pousse son jumeau adrèle à tuer ?), l’écrit d’invention doit trou-ver d’autres mobiles. On peut envisager une compa-raison entre le peuple adrèle et un autre peuple pacifique ; la question du bonheur peut être soule-vée ou encore celle de l’utilité : ne vaudrait-il pas mieux envisager ces forces à construire plutôt qu’à détruire ? La question de la légitimité morale peut aussi être soulevée.Le locuteur peut donner différentes images de lui-même (ethos), afin d’accréditer son discours : il peut se montrer suppliant, inquiet, attristé.Il doit agir sur les sentiments des auditeurs, en sus-citant chez eux différents sentiments (pathos) : l’in-dignation, la pitié, l’effroi, la honte.

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