Problématiques : Comment les poètes décrivent-ils et...

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156 Français 1 re – Livre du professeur CHAPITRE 3 Séquence 1 Fonctions du poète, du Moyen Âge au XX e siècle. p. 236 Problématiques : Comment les poètes décrivent-ils et jugent-ils le monde qui les entoure ? Comment remettent-ils en question ce monde ? Comment rendent-ils compte de la place de la poésie ? Éclairages : La séquence vise à faire percevoir la « manière singulière d’interroger le monde » dans l’œuvre poétique, en abordant la question du « rôle et [de] la fonction du poète » (B.O.). Les textes mettent en lumière le lien qui unit le poète et sa société. Texte 1 – François Villon, L’Épitaphe Villon (1489) p. 236 OBJECTIFS ET ENJEUX Aborder un poème dans la langue du XV e siècle. Montrer l’originalité de cette prière poétique. LECTURE ANALYTIQUE « Ballade des pendus » Le poème se compose à la façon d’une prière comme le montrent les impératifs ou les subjonctifs d’ordre. Villon s’adresse essentiellement aux autres hommes, dans les trois premières strophes, comme le prouve l’apostrophe du vers 1 : « Frères humains qui après nous vivez ». La dernière strophe s’ouvre sur une autre apostrophe : « Prince Jésus, qui sur tout a maîtrie » (v. 31), dont la structure est similaire. Le pathétique de la situation des pendus est accen- tué par la présence d’une nature hostile : les élé- ments abîment les cadavres, comme on le voit aux vers 21 et 22 : « la pluie » et « le soleil » sont men- tionnés dans deux vers consécutifs qui marquent la succession des jours et des états contraires. Le pré- fixe dé- à valeur intensive dans « débués » et « dés- séchés », qui s’opposent pour le sens, mais se ressemblent pour leurs sonorités (allitération en [e]), accentue le pathétique. Des oiseaux funestes, « pies, corbeaux » (v. 23), contribuent eux aussi à l’accomplissement du châtiment : les cadavres sont « plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre » (v. 28). La comparaison souligne l’impression d’étrangeté du poème. Le plus frappant dans ce poème est la fiction de la mort mise en place par le poète : Villon attire la com- passion en évoquant sa mort et celle de ceux qui, comme lui, sont pendus. De nombreux termes y font référence : « occis » (v. 12), « sommes transis » (v. 15), « nous sommes morts » (v. 19). Le poète donne une image très concrète de sa mort : le corps est envisagé (« chair », v. 6 ; « os », v. 8 ; « les yeux », v. 23 ; « la barbe et les sourcils », v. 24), mais le corps est ici décomposé : « dévorée et pourrie » (v. 7), « desséchés » (v. 21), « noircis » (v. 21). Le cadavre évoqué est « cendre et poudre » (v. 8). De manière surprenante, le poète semble émettre cette prière alors qu’il est déjà mort : les verbes au présent évoquent cette décomposition, qui se pro- duit sous les yeux du lecteur horrifié, dans un lent processus : « elle est piéça dévorée et pourrie » (v. 7). Les verbes au passé composé (« la pluie nous a débués et lavés », v. 21) insistent sur le résultat d’actions passées. Un plaidoyer Nous observons une évolution dans le poème : la prière s’adresse d’abord aux vivants, puisqu’ils peuvent intercéder pour les pendus, par leurs prières (v. 15-16) ; puis le poète invoque Jésus Christ, comme garant de l’au-delà. Le lexique religieux par- court le texte, jusque dans le refrain : « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre » (v. 10). Le poète appelle à la miséricorde pour lui-même et pour tous les autres hommes, les pendus : il emploie la première personne du pluriel. La prière en acquiert plus de force. Il attire la compassion sur cette com- munauté en évoquant leur malheur (« nous pauvres », v. 3 ; « notre mal », v. 9). Divers arguments invitent à la pitié. Tout d’abord, il fait espérer un ave- nir meilleur à ses contemporains s’ils lui accordent leur compassion : « Dieu en aura plus tôt de vous merci[s] » (v. 4). Au Jugement Dernier, ceux qui lui auront pardonné seront récompensés. Mais le poète rappelle aussi que tous les hommes sont faillibles : « tous hommes n’ont pas bon sens rassis » (v. 14) ; il faut donc pardonner à ceux qui n’ont pas su lutter. Dans une langue commune, avec des images réa- listes, le poète adresse une prière aux vivants. Synthèse Le poète évoque sa situation de façon pathétique : il s’envisage comme déjà mort, et détaille les avanies subies par son propre corps. Si celui-ci ne manifeste pas explicitement sa souffrance, elle est perceptible dans cette mention du corps en décomposition. La prière invite le lecteur à faire preuve de compassion : le refrain, en particulier, constitue une supplique lancinante.

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Français 1re – Livre du professeur

CHAPITRE 3 Séquence 1

Fonctions du poète, du Moyen Âge au xxe siècle. p. 236

Problématiques : Comment les poètes décrivent-ils et jugent-ils le monde qui les entoure ? Comment remettent-ils en question ce monde ? Comment rendent-ils compte de la place de la poésie ?

Éclairages : La séquence vise à faire percevoir la « manière singulière d’interroger le monde » dans l’œuvre poétique, en abordant la question du « rôle et [de] la fonction du poète » (B.O.). Les textes mettent en lumière le lien qui unit le poète et sa société.

Texte 1 – François Villon, L’Épitaphe Villon (1489) p. 236

OBJECTIFS ET ENJEUX – Aborder un poème dans la langue du xve siècle. – Montrer l’originalité de cette prière poétique.

LECTURE ANALYTIQUE

« Ballade des pendus »

Le poème se compose à la façon d’une prière comme le montrent les impératifs ou les subjonctifs d’ordre. Villon s’adresse essentiellement aux autres hommes, dans les trois premières strophes, comme le prouve l’apostrophe du vers 1 : « Frères humains qui après nous vivez ». La dernière strophe s’ouvre sur une autre apostrophe : « Prince Jésus, qui sur tout a maîtrie » (v. 31), dont la structure est similaire.Le pathétique de la situation des pendus est accen-tué par la présence d’une nature hostile : les élé-ments abîment les cadavres, comme on le voit aux vers 21 et 22 : « la pluie » et « le soleil » sont men-tionnés dans deux vers consécutifs qui marquent la succession des jours et des états contraires. Le pré-fixe dé- à valeur intensive dans « débués » et « dés-séchés », qui s’opposent pour le sens, mais se ressemblent pour leurs sonorités (allitération en [e]), accentue le pathétique. Des oiseaux funestes, « pies, corbeaux » (v. 23), contribuent eux aussi à l’accomplissement du châtiment : les cadavres sont « plus becquetés d’oiseaux que dés à coudre » (v. 28). La comparaison souligne l’impression d’étrangeté du poème.Le plus frappant dans ce poème est la fiction de la mort mise en place par le poète : Villon attire la com-passion en évoquant sa mort et celle de ceux qui, comme lui, sont pendus. De nombreux termes y font référence : « occis » (v. 12), « sommes transis » (v. 15), « nous sommes morts » (v. 19). Le poète donne une image très concrète de sa mort : le corps est envisagé (« chair », v. 6 ; « os », v. 8 ; « les yeux », v. 23 ; « la barbe et les sourcils », v. 24), mais le corps est ici décomposé : « dévorée et pourrie » (v. 7), « desséchés » (v. 21), « noircis » (v. 21). Le cadavre évoqué est « cendre et poudre » (v. 8).

De manière surprenante, le poète semble émettre cette prière alors qu’il est déjà mort : les verbes au présent évoquent cette décomposition, qui se pro-duit sous les yeux du lecteur horrifié, dans un lent processus : « elle est piéça dévorée et pourrie » (v. 7). Les verbes au passé composé (« la pluie nous a débués et lavés », v. 21) insistent sur le résultat d’actions passées.

Un plaidoyer

Nous observons une évolution dans le poème : la prière s’adresse d’abord aux vivants, puisqu’ils peuvent intercéder pour les pendus, par leurs prières (v. 15-16) ; puis le poète invoque Jésus Christ, comme garant de l’au-delà. Le lexique religieux par-court le texte, jusque dans le refrain : « Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre » (v. 10). Le poète appelle à la miséricorde pour lui-même et pour tous les autres hommes, les pendus : il emploie la première personne du pluriel. La prière en acquiert plus de force. Il attire la compassion sur cette com-munauté en évoquant leur malheur (« nous pauvres », v. 3 ; « notre mal », v. 9). Divers arguments invitent à la pitié. Tout d’abord, il fait espérer un ave-nir meilleur à ses contemporains s’ils lui accordent leur compassion : « Dieu en aura plus tôt de vous merci[s] » (v. 4). Au Jugement Dernier, ceux qui lui auront pardonné seront récompensés. Mais le poète rappelle aussi que tous les hommes sont faillibles : « tous hommes n’ont pas bon sens rassis » (v. 14) ; il faut donc pardonner à ceux qui n’ont pas su lutter.Dans une langue commune, avec des images réa-listes, le poète adresse une prière aux vivants.

Synthèse

Le poète évoque sa situation de façon pathétique : il s’envisage comme déjà mort, et détaille les avanies subies par son propre corps. Si celui-ci ne manifeste pas explicitement sa souffrance, elle est perceptible dans cette mention du corps en décomposition. La prière invite le lecteur à faire preuve de compassion : le refrain, en particulier, constitue une supplique lancinante.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 1

GRAMMAIRE

Le -e final dans le verbe « rie » (v. 9) indique qu’il s’agit d’un subjonctif présent qui doit se comprendre comme un subjonctif d’ordre. Depuis la fin du xviie siècle, celui-ci se marque par l’emploi, en début de proposition, de « que », comme on le voit au vers 17 : « Que sa grâce ne soit pour nous tarie ».

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Si les images réalistes peuvent frapper le lecteur en lui présentant directement ce qu’il ne voit pas (les avanies subies par le corps des pendus, dans le poème de Villon), elles peuvent en revanche cho-quer et susciter le dégoût : le lecteur peut fermer le livre, interrompre sa lecture, et oublier le message de l’auteur.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Un groupement de textes : « Dire la mort »

Le programme propose d’étudier des textes poé-tiques ancrés sur des grands thèmes de la littéra-ture : « Dire la mort » fait partie des thèmes proposés. Un groupement de textes sur l’évocation de la mort en poésie peut être constitué. Des poèmes réalistes dans lesquels le poète évoque sa propre mort ou sa maladie, comme ceux de Pierre de Ronsard, Der-niers vers, « Je n’ai plus que les os… », et de Jules Laforgue, Les Complaintes, « Complainte d’un autre dimanche », peuvent être groupés avec d’autres, dans lesquels ce thème est traité de façon métapho-rique : Leconte de Lisle, Poèmes barbares, « Le der-nier souvenir » et Henri Michaux, L’Espace du dedans, « Sur le chemin de la mort ».

➤ Question de synthèse

Comment le thème de la mort est-il abordé de façon poétique ? On peut ainsi mettre en évidence le jeu sur le langage dans le texte de Ronsard avec l’em-ploi récurrent du préfixe dé-, l’inscription dans le paysage de la maladie du poète chez Laforgue et l’emploi de la métaphore pour évoquer l’inconnu, l’indicible dans les poèmes de Leconte de Lisle et Michaux.

Texte 2 – Agrippa d’Aubigné, « Jugement », Les Tragiques, vii (1616) p. 238

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier un poème engagé. – Montrer la force de cette argumentation, grâce aux images employées.

LECTURE ANALYTIQUE

Les hommes mis en accusation

D’Aubigné, afin de dénoncer les actions des hommes, emploie la figure de l’allégorie : la nature est personnifiée dans les différents éléments qui la composent : « le feu » (v. 6), « l’air » (v. 9), « les eaux », (v. 13), « les monts » (v. 15), « les arbres » (v. 17). Chacune de ces entités prend la parole suc-cessivement, composant une prosopopée. Ces paroles au discours direct sont placées à des endroits différents du vers et sont de plus en plus brèves, créant une impression de rapidité : les accu-sations se font de plus en plus pressantes. La Nature s’adresse aux puissants, à ceux qui ont abusé de leur pouvoir : les feux sont devenus « bourreaux », instruments d’une justice expéditive, ou encore « valets de votre tyrannie » (v. 8). Au vers 11, ils sont désignés comme des « tyrans et furieuses bêtes ». Les mots « bourreaux » (v. 8), « vos meurtris » (v. 13), « vos précipices » (v. 16), « gibets » (v. 18), donnent l’image d’une société violente, où le pouvoir et la justice s’exercent de façon inhumaine. Les ques-tions de la nature qui commencent toutes par « pourquoi » montrent l’altération, la perversion apportée par les hommes, visibles aux deux der-niers vers : « faits/D’arbres délicieux exécrables gibets », où deux expressions s’opposent. Ces accusations sont véhémentes : la répétition du mot « pourquoi », en anaphore comme aux vers 16 et 17, traduisent l’incompréhension de la Nature. Les images employées sont frappantes (par exemple, la transformation de « l’argent » des ruisseaux en « sang » au vers 16, ou la mention des « charognes » au vers 12) et les mots placés à la rime (« supplices » et « précipices », vers 15 et 16) marquants.

Une vision apocalyptique

Le texte est parcouru par le thème de la mort, appor-tée par les tyrans : les paroles de la Nature rap-pellent, avec des verbes au passé, les transformations apportées par les puissants. La violence caractérise cette société des hommes, et le thème de l’empoi-sonnement complète cette vision d’une société funeste (« venin », v. 4 ; « empoisonnâtes », v. 12). Le chaos est souligné par des jeux d’opposition : au vers 14, « en sang » et « l’argent » s’opposent par les couleurs et leurs connotations mais leur sonorité commune en [ã] justifie leur rapprochement. Le vers

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Français 1re – Livre du professeur

18 comporte un chiasme. À l’ordre composé par la Nature (voir l’emploi du mot « ordonnés », v. 7) s’op-pose le désordre, le chaos semé par les puissants. Mais dès le début de l’extrait, le poète nous pré-sente un changement dans ce monde, avec le pré-sentatif « voici » : des animaux symbolisant la force, la puissance parfois incontrôlable, comme « les lions » (v. 1), « les ours » et « les loups » au vers 2, apparaissent domptés, réduits au silence, avec les participes passés « de torches acculés » (v. 1), « à nez percés » (v. 2), « emmuselés » (v. 2). La Nature vient rétablir la Justice : l’extrait doit être mis en rela-tion avec le titre de la partie des Tragiques : « Juge-ment ». La Nature se présente alors comme victime dans ce procès qui est intenté aux hommes.

SynthèseEn évoquant le Jugement dernier, par ce procès qui est intenté aux hommes, par le biais de la prosopo-pée de la Nature, le poète critique son présent : le poème doit être rapproché du contexte politique et des Guerres de religion.

VOCABULAIRE

Le mot « mire » vient du latin miror, mirari, qui signi-fie « regarder avec étonnement ou avec admira-tion ». Sur cette racine, le français a formé le mot « miroir », « mirage », mais aussi des composés : « admirer », « admirable ». Le mot « merveille », dérivé du latin mirabilis, est de formation populaire.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Le lecteur peut être frappé par les images de vio-lence et les changements que les hommes ont fait subir à la Nature. Mais il peut aussi être saisi par les paroles de la Nature : la prosopopée invite à voir les différents éléments, et l’accusation en acquiert davantage de force.

Lecture d’image – Jérôme Bosch, Le Jugement dernier (vers 1504) p. 239

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir une représentation du Jugement dernier.

– Étudier l’imaginaire fantastique du Moyen Âge.

LECTURE ANALYTIQUE

Un décor cauchemardesqueJérôme Bosch nous présente un monde en proie à la destruction. Le tableau se compose de différents plans : le premier, dont le pont constitue la limite, pré-sente différents personnages et quelques construc-tions (la maison grise, à gauche). À l’arrière-plan, nous distinguons des bâtiments en ruine. Ce fond est

nettement moins lumineux que le premier plan. Il comporte des zones d’ombre et de lumière : le monde semble être la proie des ténèbres et des flammes. Les roches escarpées, visibles à droite, tra-duisent la violence de ce monde. De nombreux per-sonnages peuplent ce tableau. On peut en distinguer différents types. Tout d’abord, un certain nombre de personnages sont des êtres humains, nus, torturés par d’autres personnages. On trouve différents types de supplices : à gauche, un homme doit boire un ton-neau tenu par une sorte de diablotin ; un homme est suspendu à une pique, adossée à la maison, à gauche ; au premier plan, un homme, pieds et poings liés, est transporté par un être fantastique ; au deu-xième plan, des hommes sont ferrés, comme des chevaux ; des hommes chaussés de bottes noires tournent une roue, comme des animaux. Face à eux, on trouve des êtres fantastiques : des animaux, sortes de lézards, humanisés (au premier plan, au centre, face à un homme dans un tonneau), des dia-blotins (le personnage tenant un tonneau, près de la maison, à gauche), des « grylles » (du nom de Gryl-los, dont un contemporain d’Apelle avait fait la cari-cature) : personnages sans buste, composés d’une tête et de pieds (au premier plan, à gauche), person-nages acéphales (au-dessus du précédent), person-nages composés d’une tête humaine et d’un corps d’animal (près de la maison, à gauche).

La condamnation des hommesEn haut du tableau se trouvent représentés Jésus Christ, les apôtres (de chaque côté de lui) et des anges, pourvus de trompettes. Le peintre les met en valeur par leur position, mais aussi par le cercle de lumière qui nimbe le Christ. La dimension religieuse du tableau se marque également par la présence d’un seul personnage féminin : placée sur le toit de la maison, elle se distingue par ses longs cheveux blonds. Le serpent qui l’entoure l’assimile à Ève. Près d’elle, sur un lit, se trouve un autre personnage nu. Cette représentation semble un rappel de la faute originelle. La signification de ce tableau peut être trouvée grâce au titre et à l’observation des autres panneaux du triptyque : la scène représente le moment du jugement, proprement dit. Bosch semble manifester un certain pessimisme face au monde qui l’entoure : sous le regard de Dieu, les hommes se révèlent sous l’emprise de leurs passions, et ils en sont punis : ainsi la femme, lascive, qui semble dan-ser au son des instruments de musique que portent les monstres, et qui symbolise la luxure. Rares sont les êtres destinés à être sauvés : ils sont représentés en haut à gauche, dans le bleu du ciel, et à gauche, où un ange conduit un homme.

SynthèseLa vision du monde proposée par Bosch est pessi-miste : les hommes soumis à leurs passions, repré-sentés nus, sont asservis à ceux qui sont figurés

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 1

comme des monstres. Le monde terrestre est un gigantesque chaos où règnent crimes et violence. Mais ce tableau est l’élément central d’un triptyque qui commence par le départ du paradis terrestre et s’achève sur la vision de l’enfer, ce qui montre bien le pessimisme qui parcourt la peinture de Bosch.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Étude des volets droit et gauche du triptyque

Le premier volet du triptyque a une dimension narra-tive : le récit de la fuite du paradis peut être lu en partant du premier plan. Dieu façonne la femme, pendant qu’Adam est endormi. Les arbres, les ani-maux, la verte prairie assimilent ce lieu au jardin d’Eden. Au second plan, l’arbre de la connaissance est figuré, pourvu de nombreux fruits. Adam et Ève, nus, sont à proximité. Dans l’arbre, un être hybride (le haut du corps est humain, le bas se finit en queue de serpent) tend un fruit à Ève qui le tient à bout de bras, en tournant la tête vers Adam. Le plan suivant, au fond, montre un ange, pourvu d’une épée dres-sée au-dessus de sa tête, en train de courir et de chasser Ève et Adam, représentés dans leur fuite. Ils s’enfoncent dans une forêt obscure. Au sommet de la peinture, Dieu est représenté, nimbé de lumière, au-dessus d’un ciel menaçant, tandis que des nuées d’« oiseaux » noirs déferlent sur la terre, chassés par des anges. Le dernier panneau présente l’enfer : nous retrouvons des êtres humains, nus (en particu-lier dans la tente centrale) et des animaux fabuleux. Une figure diabolique, toute en noir, se trouve au centre, sous la tente, devant une porte. Nous retrou-vons les mêmes feux, les mêmes jeux d’ombres et de lumières que dans le panneau central. Jérôme Bosch, dans ces trois panneaux, utilise les mêmes couleurs : le vert du jardin d’Eden se retrouve, nette-ment moins présent (dans le dernier panneau, il est utilisé pour les monstres). Le bleu du ciel, visible dans les deux premiers panneaux, se retrouve en guise de rappel, au centre de « L’Enfer ». Les chairs des hommes constituent également un écho dans les trois panneaux.

➤ Comparaison de documents

Il est possible de proposer un exercice de confron-tation : Dans quelle mesure le poème d’Agrippa d’Aubigné, issu des Tragiques (p. 238) illustre-t-il ce tableau de Jérôme Bosch ?Tous deux mettent en scène le Jugement Dernier. Les éléments évoqués dans le poème d’Aubigné servent aussi au supplice dans le tableau : le feu dévaste le monde, des hommes tombent des préci-pices, on voit au loin un gibet. La violence caracté-rise la peinture et le poème. Mais le poème est une prosopopée de la nature ; les éléments sont personnifiés.

Texte 3 – Victor Hugo, « Lux », Les Châtiments (1853) p. 240

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer que ce poème est une dénonciation du présent.

– Étudier comment le poète parvient à donner espoir, dans un texte lyrique.

LECTURE ANALYTIQUE

Un poète engagéLe poème a été écrit lorsque Victor Hugo était en exil, et il faut prendre en compte la situation person-nelle du poète. Ce texte fait partie des poèmes engagés, bien que le contexte historique et politique ne soit pas marqué explicitement. Néanmoins, les expressions « les jours mauvais » (v. 4), « les tyrans » (v. 13), et « on l’avait chassé » (v. 12), renvoient à la condition de Victor Hugo et à son engagement poli-tique contre Napoléon III. Le poète évoque tous ceux qui, comme lui, ont été exilés, avec le mot « bannis ! » répété à trois reprises, au vers 1, rappe-lant la « destinée » d’autres hommes, qui est aussi la sienne. Au vers 16, la situation d’énonciation change, et d’un « je » le poète passe à l’emploi de la première personne du pluriel : « ce gouffre où nous sommes ». L’image du « gouffre » annonce l’image finale au dernier vers : « au fond de nos tombeaux ». Dans la dernière strophe, le poète exilé imagine sa propre mort et celle de ses compagnons d’exil, « martyrs saignants » (v. 32). Mais cet avenir, qui peut paraître sombre, avec la répétition du mot « morts », de part et d’autre de la coupe à l’hémistiche, s’illumine avec la résurrection des exilés : « nous nous réveille-rons ». Grâce aux exilés, l’arbre de paix, protecteur du monde, peut croître.

Un poète « prophète »Conformément à l’image que Victor Hugo a pu don-ner du poète, ce poème met en évidence le pouvoir visionnaire de celui-ci. Il est essentiellement écrit au futur de l’indicatif : Hugo envisage l’avenir avec cer-titude et confiance. Le champ lexical du bonheur parcourt le texte (« les peuples joyeux », v. 5 ; « les temps heureux », v. 7). Une période de « paix » (v. 21) est envisagée. L’image de la lumière, qui couvre le texte, présente dès le titre, accompagne cette idée de bonheur : « luiront » (v. 7) ; « les tyrans s’éteindront » (v. 13), « deux aurores » (v. 14), et, au vers 14, « Le jour apparaîtra plein de colombes blanches,/Plein d’étoiles, la nuit. ». Le chiasme montre la progression du temps, marqué par la paix (le symbole de la colombe) et de la lumière (les étoiles en pleine nuit). Des images connotant le renouveau et le bonheur sont employées, comme celle de « l’humanité » qui « chant[e], de fleurs cou-verte », ou du « sourire » (v. 23), qui, alliées aux

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Français 1re – Livre du professeur

interjections (« ô », v. 23), forment un texte lyrique. L’image de « l’arbre du Progrès » dans les deux der-nières strophes participe de la même idée : il fait le lien entre les morts, ceux qui se sont battus pour la liberté, contre la servitude (« Liberté ! plus de serf et plus de prolétaire ! », v. 22) et le ciel. La pensée poli-tique de Victor Hugo est indissociable de la pensée religieuse : l’image de la lumière, le titre, ne sont pas sans rappeler la parole biblique : Fiat lux : que la lumière soit. Le lexique employé est religieux : « Paternité de Dieu » (v. 18) (mis en évidence, car placé à la fin de la strophe, en un seul vers), « l’arbre saint » (v. 25), et les compléments circonstanciels de lieu « d’en haut » (v. 23), « du ciel pour la terre » (v. 23-24), Le poète, qui annonce ce futur, semble inspiré par Dieu : il s’en fait le messager. Il emploie différentes stratégies pour convaincre, comme la répétition de l’adverbe « oui » au vers 19, avec les verbes performatifs « déclare », « répète ». Son exaltation peut se lire à travers les nombreuses exclamatives (par exemple, dans les vers 19 à 24, comportant des phrases elliptiques et une accéléra-tion au centre de la strophe, mettant en évidence le mot « liberté »). Ces procédés contribuent égale-ment à montrer la rapidité du changement prédit (« le flux sera dans la journée/Repris par le reflux », v. 2-3).

SynthèseVictor Hugo manifeste sa certitude face à l’avenir et il le présente comme heureux : paix (symbolisée par les colombes), liberté, foi dans le progrès (avec l’image de l’arbre) vont se répandre sur le monde entier (la France, l’Europe, l’Amérique). Son combat n’aura pas été vain, comme le montre la dernière strophe.

LECTURE D’IMAGE

Honore Daumier, lithographie.Cette lithographie date de 1870, à la fin de l’Empire napoléonien, après la victoire de la Prusse sur la France. On y voit un aigle, terrassé par un volume des Châtiments de Victor Hugo, tandis qu’au loin un éclair zèbre le ciel. Dans le contexte de production de cette lithographie, l’aigle représente Napoléon III. Cette allégorie symbolise la chute de l’empereur. L’animal, décharné, rivé au sol, a perdu sa majesté et sa puissance. Le ciel, au-dessus de lui, est obs-curci de lourdes nuées, qui laissent percevoir toute-fois de la lumière : de ce puits céleste jaillit un éclair qui zèbre le ciel et touche le volatile, éclair du dieu olympien ou manifestation de la vengeance divine ; l’aigle Napoléon III est puni. Le décor, autour de l’animal est nu, plane, désertique et concourt égale-ment à l’impression de tristesse et de chaos. L’at-tention du spectateur de cette lithographie est attirée par le livre qui écrase l’aigle. De dimension

impressionnante par rapport au volatile, il affiche nettement son titre, Les Châtiments, et le nom de l’auteur, Victor Hugo. Son bon état relatif contraste avec l’aspect décharné de l’oiseau. Le titre du livre explicite ce qui est arrivé à l’aigle. Dans une veine satirique, Daumier entend montrer le pouvoir du poète, qui, dans un ouvrage prophétique (puisqu’il a été publié en 1853), a annoncé la chute de l’Empire. Le poète, d’après cette caricature, est à la fois pro-phète, mais il possède également le pouvoir d’ôter la grandeur des puissants, dans des œuvres polé-miques et dénonciatrices.

Prolongements• La Bnf a proposé une exposition sur Daumier et la caricature : on peut consulter le compte-rendu de cette manifestation sur le site internet, http://exposi-tions.bnf.fr/daumier/index.htm.

• Le Réseau Canopé met en ligne un dossier de Gérard Pouchain sur Victor Hugo par la caricature : https://www.reseau-canope.fr/presence-litterature/dossiers-auteurs/hugo/caricature.html. Le lien entre les différents caricaturistes et l’engagement poli-tique de l’auteur y est établi ; l’étude est accompa-gnée de nombreuses illustrations.

• Le site histoire-image.org met en relation cette caricature et deux autres composées par Daumier. Il apporte un éclairage intéressant sur l’engagement politique du caricaturiste à cette période.

VOCABULAIRE

Le mot « serf » vient du latin servus, « l’esclave ». Le mot fait référence à une situation sociale au Moyen Âge, créant ici un parachronisme surprenant. En employant un mot dont le sens était affaibli au xixe siècle, Victor Hugo veut indiquer que ces temps sont révolus.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

L’exercice de transposition impose dans un premier temps de repérer les thèmes développés par Victor Hugo : la paix, la liberté et celui du progrès. Le poète a recours également à des procédés rhétoriques qui peuvent être employés : les exclamatives, les répéti-tions, les énoncés établissant un contact avec le destinataire. Le contexte dans lequel le discours est tenu doit être inventé : des éléments biographiques sur Victor Hugo peuvent être employés (exil à Jersey).

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Éducation aux médias/Histoire des arts

Une exposition de la BnF est consacrée à « Victor Hugo, L’homme océan ». Une partie s’attache à l’homme engagé. Des ressources iconographiques

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 1

centrées sur l’engagement du poète figurent sur le site. Une série de liens renvoie au site Gallica et à l’œuvre complète de Victor Hugo, notamment aux discours politiques dans Actes et Paroles.

➤ S’entraîner à l’écriture d’invention

Pour aider à la rédaction de l’écriture d’invention, on peut proposer comme texte d’appui un discours de Victor Hugo prononcé durant son exil, par exemple « Sur la tombe de Louise Julien » (1853), qui permet d’aborder le genre épidictique. Les questions sui-vantes peuvent être proposées pour aider la lecture du texte :

• À qui s’adresse Victor Hugo ? Comment sont-ils désignés dans le discours ? « Citoyens », « pros-crits », « frères ».

• Quels sont les différents mouvements du dis-cours ? Quel registre s’attache à chacun d’eux ? Le pathétique domine dans le discours, mais Hugo emploie le style épique, lorsqu’il oppose l’action des tyrans aux volontés divines. Son discours comporte des messages d’espérance et des imprécations solennelles, en conclusion.

• Repérez quelques procédés oratoires qui contri-buent à émouvoir ou à frapper l’esprit des auditeurs. On peut relever des anaphores à la fin, des sen-tences, des énumérations, avec asyndètes.

➤ Confrontation de textes

Le poème de Victor Hugo « Fonction du poète » issu des Rayons et des ombres peut être proposé en comparaison avec « Lux », avec la question sui-vante : quelles représentations du poète Victor Hugo nous donne-t-il dans « Fonction du poète », percep-tibles dans « Lux » ?1. Le poète visionnaire, homme des « utopies » ; 2. Le poète prophète, messager de Dieu ; 3. Le poète, guide des hommes : le thème de la lumière.

Histoire des arts – Dénoncer les atrocités de la guerre p. 242I. Guillaume Apollinaire« On peut être poète dans tous les domaines : il suf-fit que l’on soit aventureux et que l’on aille à la découverte », affirmait Apollinaire, dans Vitam impe-dere amori en 1917.Le poète est incorporé en novembre 1914 ; atteint à la tête par un éclat d’obus le 17 mars 1916, il est évacué du front à cause de la gravité de sa blessure à la suite de laquelle il subit une trépanation. À l’hôpital, ayant acquis une boîte d’aquarelle, il travaille à un projet d’édition illustrée du Poète assassiné, qui restera ina-chevé. Il a réalisé plusieurs autoportraits à l’aquarelle dont L’Autoportrait en canonnier (1916) et L’Autopor-trait en cavalier masqué décapité (1916). Ce dernier correspond à la scène finale du Poète assassiné :

« Venu à cheval jusqu’aux lignes, avec une corvée de rondins et enveloppé de vapeurs asphyxiantes, le brigadier au masque souriait amoureusement à l’avenir, lorsqu’un éclat d’obus de gros calibre le frappa à la tête d’où il sortit, comme un sang pur, une Minerve triomphale. »Les autoportraits rendent compte d’une vision intime de l’artiste, ceux d’Apollinaire expriment sa perception de la guerre en tant que combattant blessé. Toutefois, ce ne sont pas les premières images de guerre que réalise l’artiste. Dès 1914, il conçoit des idéogrammes lyriques, qu’il nommera à partir de 1917 Calligrammes, qui témoignent de la souffrance physique et de la solitude des soldats.L’Autoportrait au cavalier masqué décapité (1916), aquarelle et mine de plomb sur papier, 19 × 12,5 cm, a été acquis en 2012 par le Musée de l’Armée (Paris).D’emblée nous percevons le format vertical de l’aquarelle, l’allure décidée du cheval, les obliques marques de dynamisme, les contrastes, tout ce qui est identifiable et structurant dans la peinture. Ce sont ces éléments qui concourent à créer une impression de détermination.Puis notre regard s’attarde sur cette tache qui semble informe et complexe, installée sur la monture. Elle s’étale sur la droite à partir de la médiane et se délite vers le bas en une coulure rouge sang. La forme assez précise d’un œil nous invite à considérer les autres éléments : plus bas une bouche grimaçante et le « cou coupé ». Nous découvrons alors cette tête, monstrueuse dans ses proportions, au corps absent.Un aller-retour avec le titre nous informe que c’est un cavalier portant un masque, la tache verte entou-rant l’œil, camouflant le nez, et décapité qui che-vauche. L’amputation du corps, la tête devenant sa métonymie, et le saignement abondant deviennent la métaphore de la douleur qu’a subi Apollinaire, blessé puis trépané. Le corps n’existe plus que comme tête souffrante.Le langage poétique d’Apollinaire, qu’il soit visuel ou scriptural, procède par collisions de réalités de telle manière que le sens en est renforcé et l’émotion intensifiée :« Les dessins d’Apollinaire, à plus d’un titre, servent à mieux pénétrer dans son œuvre. Plus immédiats que les mots (…), ils expriment autrement, mais plus directement, les affects qui sont en jeu dans l’écri-ture. Les grimaces des humains, la dislocation et le morcellement de leur corps, la grâce des animaux, la juxtaposition d’objets disparates, les paysages rêvés, sont autant de motifs qui entrent en résonance avec l’univers du mal-aimé… », Claude Debon, in Les Cahiers dessinés, ed. Buchet-Chastel.

II. Frans Maserel (1889-1972),Maserel est un graveur belge qui, ayant travaillé essentiellement en France, émigre à Genève lors de la Première Guerre mondiale. Il lutte contre la guerre,

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en réalisant, entre autres, des recueils de gravures : Debout les morts et Les Morts parlent, qui dénoncent ses atrocités.Il pratique la xylographie, gravure sur bois qu’il entaille dans le sens du fil du bois. Cette technique, très prisée par certains artistes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, n’autorise pas un dessin fin et précis. En revanche elle permet de réaliser des aplats importants, grandes plages de couleur sou-vent noire chez les expressionnistes, des traits vigoureux, une certaine simplicité dans le dessin.Avec cette économie de rendu, dans Debout les morts, Résurrection infernale, le contraste noir/blanc s’oppose brutalement, à peine adouci par les hachures figurant d’une part la lumière (probablement les éclairs dus aux obus), d’autre part le sol, champ de bataille labouré par les combats. La brutalité de la technique rend compte de la brutalité des combats. La composition en oblique, la position des corps sug-gèrent une descente vers un au-delà. Cette gravure montre que dans la mort, nous sommes tous unis, même uniforme, même démarche, même pas, seuls les coiffes militaires sur les têtes diffèrent : l’une porte le képi français, l’autre le casque allemand.Ces corps acéphales qui marchent en portant leurs têtes sur le brancard relèvent du fantastique macabre, de l’humour noir.

III. Salvador Dalí (1904-1989),

Dalí est un peintre, graveur, sculpteur, scénariste et écrivain espagnol, né en Catalogne, qui participe de façon tumultueuse au mouvement surréaliste.Six mois avant l’éclatement de la guerre civile en Espagne (1936), il peint Construction molle aux haricots bouillis – Prémonition de la Guerre Civile. Dans ce tableau de format quasiment carré s’inscrit une forme trapézoïdale, créant un sur-cadrage qui découpe une partie du ciel où se situe une trouée de ciel bleu. Mais qu’est-ce donc que cette forme d’une géométrie organique ? C’est un être mons-trueusement désarticulé, composé de morceaux de corps humains dans un assemblage improbable, allégorie de la guerre civile qui fait s’entredéchirer un peuple.La masse du corps est absente, les fragments sont renvoyés en périphérie. La chair est livide, les extré-mités, mains et pieds, sont décharnés ou en décom-position, une main surdimensionnée presse un sein d’où aucun lait nourricier ne sort. La tête grimace de douleur.Cette construction organique, dont la dimension gigantesque est donnée par son rapport à l’homme situé derrière la main au sol à gauche, est montrée en contre plongée, elle domine l’homme et le pay-sage aride et peu accueillant qui n’occupe qu’un quart de la hauteur pour laisser place à un ciel menaçant. Toutefois la toile des nuages se déchire pour laisser apparaître le ciel bleu, lueur d’espoir,

dont la forme rappelle étrangement une image symétrique de la péninsule ibérique.Jean-Louis Ferrrier écrira que c’est une toile où « un gigantesque corps humain se déchire lui-même, s’écartèle, s’étrangle, grimace de douleur et de folie. », in L’aventure de l’art au xxe siècle, éditions du Chêne, Paris.

IV. Isaac Celnikier (1923-2011)Né dans une famille juive à Varsovie, Celnikier est un peintre et graveur qui terminera ses jours en France. Il est interné au camp de Birkenau ensuite à Buna, unité de travail dépendant d’Auschwitz, puis par les soviétiques en 1945 ; son œuvre est profondément marquée par ces internements.Celnikier, comme les autres rescapés des camps, se posent la question : comment représenter l’irrepré-sentable ?« C’est dans cette relation entre personne dissoute dans la masse (ce magma) et l’apparition – au sens Mystique aussi – de cette unité à nulle autre pareille qu’est une vie, que s’affirme la singularité de l’œuvre d’Isaac Celnikier. Et par ce fait elle dit l’essentiel : à la fois tentative maléfique des bourreaux qui – veulent réduire à des choses hommes et femmes, transfor-mer les corps en matière et d’autre part la résistance de la personne à cette négation de l’humanité. » Max gallo (http://isaac.celnikier.free.fr/)Sortie de Buna-Birkenau, est une gravure de 40 × 50 cm qui date de 1996. Les formes sont accumu-lées en bas de l’estampe, occupant les trois quarts de la hauteur. L’enchevêtrement de traits incisifs figure les corps mais également poteaux et barbelés d’où émergent des visages qui redonnent une iden-tité singulière à chacun. Au-dessus d’eux, une masse noire pesante menace. Les obliques donnent l’impression que ces êtres s’extirpent avec difficulté d’un magma informe pour reprendre forme humaine.L’ensemble est sombre, baigné dans un clair-obs-cur, toutefois, une bande de lumière crée une aurore au-dessus des têtes qu’elle éclaire, signe d’espoir ? La nuance entre la densité du noir bleuté du ciel et le noir brunâtre graphique du bas ne signifie-t-elle pas que la volonté de vivre est plus forte que l’avilisse-ment infligé par les bourreaux ?Dans ces quatre œuvres la figure humaine est mal-menée. Qu’elle soit amputée, morcelée, difforme, noyée dans une masse informe, l’homme perd sa qualité intrinsèque et son identité. Il est rabaissé à un statut d’outil au service d’un état : le soldat, ou d’être inférieur destiné à être éliminé.

PROLONGEMENT

La créature de Dalí s’inspire des géants de Goya, qui sont des êtres hors norme. La référence au Saturne s’explique par la similitude de la tête grimaçante, des angles que dessinent les bras et les jambes, la monstruosité gigantesque du personnage.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 1

Texte 4 – Robert Desnos, « Ce cœur qui haïssait la guerre », L’Honneur des poètes (1943) p. 244

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment le lyrisme peut être au service de l’engagement du poète.

– Analyser un poème en vers libres.

LECTURE ANALYTIQUE

Une dénonciation de la guerre

Robert Desnos, dans ce poème, met en évidence les changements apportés par la guerre en confron-tant le passé et le présent. Nous observons une alternance de ces deux temporalités, visible dès le premier vers (« Ce cœur qui haïssait la guerre voilà qu’il bat… ») et les deux vers suivants, où nous retrouvons la même structure : un nom, suivi d’une proposition relative évoquant le passé, puis la tour-nure présentative : « voilà que » suivi d’un verbe au présent. Cette tournure récurrente tend à mettre en valeur le changement introduit par la guerre : la vie des hommes qui s’écoulait avec une certaine régu-larité, dans une communion avec la nature, en est perturbée (voir aussi le lien logique d’opposition « pourtant », v. 13). Les rythmes utilisés pour les deux temporalités sont très différents : le deuxième vers, qui fait mention du passé, est un des plus longs et possède un rythme régulier, tandis que la fin du premier vers, « voilà qu’il bat pour le combat et la bataille », semble plus haché : les sonorités répéti-tives [ba], comme un écho du cœur, s’accélèrent dans le vers. Le deuxième vers comporte une rime intérieure (« veines » et « haine ») et renferme la même accélération. L’image du vers 10 (qui associe le battement des cœurs à la mer frappant les falaises) souligne bien la violence qui naît dans chaque cœur. Le poète montre donc, par des procédés poétiques, les changements introduits par la guerre. Le para-doxe de cette guerre réside dans le fait qu’elle fait naître des sentiments violents, contraires aux aspi-rations du poète. Le poète transforme ces senti-ments en images liées au corps : « un sang brûlant de salpêtre et de haine » (v. 3), « il mène un tel bruit dans la cervelle que les oreilles en sifflent » (v. 4). La guerre fait prendre conscience au poète de son propre corps, de la vie elle-même (c’est le sens de la synecdoque lyrique « ce cœur »), des sensations afférentes : la sensation tactile (« brûlant ») et audi-tive (« bruit », « oreilles », « je l’entends »). Le poète est appelé à la guerre, par une force mystérieuse qu’il compare à la « cloche appelant à l’émeute et au combat » (v. 6). Si la guerre crée des sentiments vio-lents chez le poète, elle permet aussi la communion avec d’autres, tous ceux qui la refusent : dans une exagération épique, le poète assimile le battement

de son cœur à celui d’autres Français : « c’est le bruit d’autres cœurs, de millions d’autres cœurs bat-tant comme le mien » (v. 8), « dans des millions de cervelles » (v. 11), « des millions de Français » (v. 15). L’adjectif « même », employé à plusieurs reprises, souligne la communauté qui est en train de naître : « au même rythme », « pour la même besogne » (v. 9), « un même mot d’ordre » (v. 11).

Un appel à la RésistanceLes circonstances d’écriture du poème doivent être prises en compte : Robert Desnos a publié clandes-tinement celui-ci, diffusé lors de l’Occupation. Le contexte est précisé, notamment par le vers 12, cor-respondant au « mot d’ordre » des Résistants : « Révolte contre Hitler et mort à ses partisans ! ». L’auteur inscrit son poème dans une géographie précise : la France (« à travers la France », v. 8 ; « des millions de Français », v. 15). Il souligne l’appel mystérieux qui pousse les hommes à la Résistance : c’est le sens de la comparaison des battements de cœur au son de la cloche qui appelle à combattre (v. 6). En indiquant que ce sentiment de révolte est partagé par d’autres, Robert Desnos exhorte les indécis dans son poème-discours, avec l’impératif « écoutez » (v. 7). Il dramatise son texte : partant de son exemple personnel, il aboutit à celui d’autres hommes qu’il « enten[d] ». Le lecteur semble assis-ter à cette prise de conscience. L’expression « tous ces cœurs » qui clôt le vers 9, sujet réel de « battent », se fait attendre et participe de la même dramatisa-tion, elle reprend les compléments du nom « d’autres cœurs », répétés et disséminés au sein du vers 8. Le poète invite à adopter la même attitude que lui en mettant en avant, dans les derniers vers, la notion de « Liberté » (v. 14 et 16). Le mot est mis en valeur par l’utilisation des deux points et la majuscule. Le poète souligne son pouvoir : grâce à « un seul mot », la Résistance est possible. Le dernier vers reprend la syntaxe du premier vers, les mêmes idées, mais des changements sont apparus : du singulier, le poète passe au pluriel (« ces cœurs »), le groupe prépositionnel « pour le combat et la bataille » est transformé en « pour la liberté », et le poète ajoute l’expression lyrique « au rythme même des saisons et des marées, du jour et de la nuit », dans un rythme qui s’apaise. Par ce dernier vers, Desnos cherche à donner espoir : du combat naît la liberté, qui fait retourner les hommes à une vie paisible, en accord avec la nature.

SynthèseLe mot « liberté » apparaît dans les derniers vers de sorte qu’il a une importance particulière dans la conclusion du poème. Le poète se concentre essen-tiellement sur le combat qu’il faut mener pour se libérer de l’Occupation. Dans ce texte historique-ment marqué, Desnos appelle à la Résistance, en montrant comment se crée un lien mystérieux entre

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Français 1re – Livre du professeur

les hommes. Il incite à l’action en soulignant le fait que la Résistance est vitale.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Plusieurs arguments sont possibles pour cet entraî-nement à la dissertation :I. La poésie, par le recours aux images, permet d’agir sur les sentiments du lecteur et le pousser à l’action, à la Résistance. Dans le poème de Desnos, l’image du « cœur », des « cœurs », montre que le sentiment de révolte face à l’occupation est naturel. Tout homme doit être révolté.II. Par la dimension orale et incantatoire que revêt la poésie, le lecteur peut être appelé à agir. Dans le poème de Desnos, la répétition de certaines expres-sions (« ce cœur qui haïssait la guerre », « ces cœurs qui haïssaient la guerre ») rappelle au lecteur que le sentiment de révolte, dans ce cas, est naturel, et qu’il est partagé par tous. La dimension orale se lit aussi dans le poème par le verbe à l’impératif « écoutez » et l’emploi de l’adverbe « non ».III. Le poète peut emporter l’adhésion du lecteur en exaltant ses valeurs. Par l’emploi des registres lyrique et épique, il peut émouvoir le lecteur et l’inci-ter à agir. Desnos mêle ces deux registres dans son poème : la synecdoque « cœur » ancre ce poème dans le lyrisme, tandis que la mention des « millions de Français » contribue à lui donner un souffle épique.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

Éducation aux médiasLe site de l’Ina propose des dossiers historiques, notamment sur « Les « années noires » : les Fran-çais sous l’occupation allemande (1940-1944) ». Un document sonore de la BBC est particulièrement intéressant.

Texte 5 – Jacques Prévert, « Pater Noster », Paroles (1946) p. 245

LECTURE ANALYTIQUE

Une image paradoxale du mondeLe poème de Prévert est formé d’une liste des diffé-rentes « merveilles du monde » (v. 15). Le poète énu-mère, dans chaque vers (jusqu’au vers 23), un aspect du monde. Différents lieux sont évoqués à la fin des vers : New York, Paris, la Trinité, la Chine… Dans chacune de ces villes, chacun de ces pays, il choisit un élément emblématique, comme une sorte de cliché : le « petit canal de l’Ourcq » (v. 8), la « grande muraille de Chine » (v. 9), ou encore les « bêtises de Cambrai » (v. 11), à la manière d’un

guide touristique. Le monde est détaillé, avec ses éléments naturels (« son Océan Pacifique », v. 12), ses constructions humaines (« sa grande muraille », v. 9), ou encore ses inventions, sources de bonheur, comme le cinéma avec la référence aux « mystères de New York » (v. 5) ou les bonbons, les « bêtises de Cambrai » (v. 11). Aucun ordre ne semble présider au choix de ces lieux. Si la France est particulière-ment représentée, avec Paris (mentionnée à deux reprises, avec les « Tuileries ») ou d’autres villes et rivières de province, rien, en apparence, ne semble justifier le choix de ces rapprochements. Pourtant, à y regarder de plus près, on peut discerner les rai-sons qui ont poussé le poète à placer ces expres-sions les unes à la suite des autres. Ainsi la mention des « mystères de New York » appelle celle des « mystères de Paris », dans une demi-épanalepse, comme si le poète procédait par association d’idées, survivance vraisemblable du surréalisme, mouve-ment auquel a appartenu Jacques Prévert. « Mor-laix », au vers 10, rime avec « Cambrai », mots qui se trouvent dans deux vers de 7 syllabes. De manière humoristique, le poète rapproche l’« Océan Paci-fique » (v. 12), connotant l’idée d’étendue et d’exo-tisme, avec les « deux bassins des Tuileries » (v. 13), le thème commun étant celui de l’eau. Le monde, tel qu’il est ici représenté, dans cette première partie du poème, suscite l’admiration du poète : il personnifie les « merveilles », qui sont « émerveillées » (v. 20), qui « n’osent se l’avouer » (v. 21). Le monde est enfin comparé à « une jolie fille nue qui n’ose se montrer » (v. 22). La nudité connote l’idée de faiblesse, d’inno-cence. L’énumération qui suit, s’ouvrant sur la pré-position « avec », en anaphore, rappelle la première partie du texte et la juxtaposition des « merveilles du monde », mais un nouveau thème se fait jour : la vision de ce monde est alors entièrement négative, comme le montre l’expression au pluriel, dès le vers 23, « les épouvantables malheurs du monde ». Les habitants de ce monde sont alors désignés avec les termes suivants, qui font référence à la violence, comme « légionnaires » (v. 25), « tortionnaires » (v. 26), « leurs reîtres » (v. 29) : le thème de la guerre apparaît dans les derniers vers. Par ce poème, Jacques Prévert dénonce la guerre et tous ceux qui emploient la force pour obtenir le pouvoir, pour devenir « les maîtres de ce monde » (v. 27 et 28).

La distance ironiqueL’objet de ce poème est grave, et le début du texte laisse présager une certaine solennité dans le style : le poète emprunte la forme de la prière, comme l’in-dique déjà le titre, « Pater Noster ». Il reprend le début de la prière chrétienne, dans le premier vers. Mais le second vers opère un détournement : à la formule « Que ton nom soit sanctifié », il substitue un impéra-tif : « Restez-y » qui situe le texte dans la parodie. À travers les deux compléments circonstanciels de lieu

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 1

placés à la fin des vers 1 et 3, il oppose le monde céleste et le monde terrestre. Le mélange des niveaux de langue (soutenu dans la prière, et familier, vul-gaire, avec « les vieux cons », v. 32) crée un décalage surprenant et inscrit le poème dans la parodie. Le poète joue avec le langage et les rapprochements opérés entre les différentes « merveilles du monde » participent de ce jeu. Il juxtapose des mots aux mêmes sonorités, par exemple aux vers 28 et 29 : « maîtres », « prêtres », « traîtres », « reîtres » com-portent trois sonorités similaires et sont énumérés. Le poète apparaît alors irrévérencieux puisqu’il assi-mile les prêtres à des mots qui connotent la violence et sont dépréciatifs. Des mots proches par l’étymolo-gie sont réunis : c’est le cas de « légion » (v. 24), qui appelle le mot « légionnaires » (v. 25), ou encore les mots « émerveillées » et « merveilles », appartenant à la même famille étymologique, et qui encadrent le vers 20.

SynthèseLe poète peint un monde fait de contrastes ; il pré-sente deux aspects du monde : les merveilles, qui s’opposent aux habitants, caractérisés par leur vio-lence. La structure même du poème met en lumière ces deux aspects : Prévert commence par énumérer les merveilles, avant de montrer les « malheurs », l’unité du monde étant manifestée par l’emploi de la même préposition, « avec », répétée en anaphore. Le poème de Prévert, adressé dans sa première partie à Dieu, est surprenant : le poète feint tout d’abord de composer une prière, mais le deuxième vers dément cette impression. La brutalité de ce vers, de trois syl-labes, attise la curiosité du lecteur. L’éloge du monde puis la mise en valeur des « malheurs » viennent pro-gressivement contrebalancer la prière du début : Dieu est absent du monde. L’adresse à Dieu n’en fait que mieux ressortir les défauts des hommes et le thème de la guerre qui parcourt les derniers vers.

S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS

La synthèse peut être effectuée par les élèves, sous la forme notamment d’un tableau, qui permet de confronter les textes.

TEXTES François Villon,

L’Épitaphe Villon (p. 236)

Agrippa d’Aubigné,

Les Tragiques (p. 238)

Victor Hugo,« Lux » (p. 240)

Robert Desnos,

« Ce cœur qui haïssait la guerre »

(p. 244)

Jacques Prévert, « Pater

Noster » (p. 245)

David Diop, « Le Renégat »

(p. 246)

SIÈCLES xve xviie xixe xxe xxe xxe

THÈMES et MOTS CLEFS

• injustice• supplication• réalisme,• vision de l’avenir

• vision prophétique accusations de la nature• guerres de religion

• exil• espoir• vision prophétique

• guerre• appel à la Résistance• opposition entre le passé et le présent

• dénonciation de la violence,• éloge du monde,• prière parodique

• dénonciation du système colonial• prière• appel à une prise de conscience

SITUATION D’ÉNONCIA-TION

• « Nous » : Villon parle au nom de tous les exclus, les pendus et s’adresse aux hommes et à Jésus Christ.

• La nature s’adresse, sous la forme de paroles au style direct, à tous ceux qui ont commis des crimes.

• Le poète parle en son nom (« je »), mais aussi au nom des bannis. Il s’adresse à ses contem-porains.

• Le poète parle en son nom et s’adresse à ses contem-porains.

• Le poète s’adresse à Dieu et parle au nom de tous les hommes.

• Le poète s’adresse au « Renégat », qu’il appelle « mon frère », et parle au nom de tous ceux qui sont restés fidèles à eux-mêmes (« nous »).

ÉTAT D’ESPRIT DU POÈTE

• pessimisme • pessimisme • optimisme • optimisme ? ?

EFFET VISÉ • obtenir la compassion

• susciter le rejet

• donner de l’espoir• émouvoir

• donner de l’espoir• émouvoir

• susciter le rejet,• faire sourire

• susciter le rejet

PROCÉDÉS STYLIS-TIQUES RETENUS

• prosopopée des pendus

• allégorie• prosopopée de la Nature

• répétitions• image de l’arbre

• répétitions• image du « cœur »

• anaphores• répétitions• jeux de mots

• anaphores

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Français 1re – Livre du professeur

PISTE COMPLÉMENTAIRE

Écriture d’inventionÀ partir du poème de Prévert, on peut proposer le travail d’écriture suivant : « Inventez un poème à la manière de Prévert : vous conserverez les quatre premiers vers et composerez une énumération des « merveilles » de la terre, dont le rapprochement peut être justifié, par les sonorités, les jeux de mots, les allusions… ». Le poème ainsi créé correspond à un « inventaire à la Prévert » et peut être l’occasion d’une ouverture sur les poèmes surréalistes (Paul Eluard, « La Courbe de tes yeux », p. 260 ; Robert Desnos, « Non, l’amour n’est pas mort », p. 262 ; et surtout André Breton, « L’Union libre », p. 264) et le dossier Histoire des arts : « Le Surréalisme dans les arts », p. 266).

Texte 6 – David Diop, « Le Renégat », Coups de pilon (1956) p. 246

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un poème de la négritude. – Confronter deux poèmes prenant la forme particulière de la prière.

LECTURE ANALYTIQUE

Les reproches du poèteLe poème est une adresse directe à un destinataire, dont l’identité n’est pas connue, mais qui est dési-gné dans le titre par l’appellation « Le Renégat ». Le poète l’interpelle directement dans le poème, grâce à l’apostrophe répétitive (en anaphore) « mon frère » et l’emploi de la deuxième personne du singulier (v. 6 et 13). D’emblée, la situation d’énonciation pose problème si elle est mise en relation avec le titre : l’appellation « renégat » est dépréciative, tan-dis que les apostrophes soulignent une proximité entre l’émetteur et le destinataire. La mention de l’Afrique (v. 13) ou de « la case » (v. 9) permet de comprendre le lien qui les unit : le poète s’adresse à un autre Africain, qui a renié sa patrie. Le poème s’attache à montrer ce destinataire : des traits phy-siques nous permettent de cerner ce personnage, comme les « dents qui brillent » (v. 1) ou les « yeux rendus bleus » (v. 3). Certains participes passés soulignent le changement qui s’est opéré : les yeux sont « rendus bleus » (uniquement par la « parole du Maître »), tandis que le « visage » est « blanchi par les années d’humiliation et de Mea Culpa ». Le por-trait physique effectué, en rapides touches, permet de cerner le portrait moral et l’objet de la critique du poète : le destinataire a abandonné ce qui compo-sait sa propre personne, il a trahi ses origines, en adoptant les mœurs occidentales. C’est ainsi que

différents objets, accessoires et vêtements, emprun-tés au monde européen, sont mentionnés : ce sont les « lunettes d’or » (v. 2) et le « smoking à revers de soie » (v. 4). Le poète reproche à certains de ses contemporains, à travers la figure de ce « frère » afri-cain, d’oublier leurs propres origines, de se compo-ser un rôle qui ne leur convient pas. La négation restrictive au vers 7, l’opposition entre « soleil » et « ombre » manifestent clairement cet oubli. Ainsi, le destinataire de cet écrit est-il mis en scène : le sou-rire de celui-ci, évoqué à travers la périphrase des « dents qui brillent » (v. 1), trahit bien son souci des apparences et son manque de lucidité, puisqu’il ne voit pas « le compliment hypocrite ». Ses gestes, marqués par trois participes présents coordonnés (formant une polysyndète) : « Piaillant et susurrant et plastronnant » (v. 5) le rendent ridicules et le carica-turent. L’assonance en [ã] qui parcourt ce vers accentue chacun des participes présents, amplifiant l’idée de bavardage inutile, et annonce le mot final, « condescendance », qui évoque l’attitude des occi-dentaux face au destinataire.

L’opposition de deux mondesÀ travers ce poème, David Diop critique le monde occidental. C’est un monde d’apparence, où les mots sont vides de sens, comme le montrent les expressions suivantes : « compliment hypocrite » (v. 1), les mots sont « sonores et vides » (v. 11). Le monde présenté semble être le monde colonial, où un « Maître » est présent (v. 3). C’est un monde méprisant pour l’homme africain qui a renié ses ori-gines (cf. v. 5, l’image des « salons de la condescen-dance » ou v. 10 « les années d’humiliation et de Mea Culpa »). Face à ce monde occidental, dans lequel évolue le destinataire dans la première partie du poème, se dresse le monde africain, présent à travers la mention de la « case de [la] grand-mère » et de la « terre amère et rouge d’Afrique ». Par ces deux mentions très brèves de cet univers, l’auteur veut souligner la simplicité de ce monde : face aux « salons », lieux de mondanités, on trouve une « case », habitation simple ; face au « Maître » appa-raît la figure bienveillante de la « grand-mère ». L’« or » et la « soie » du monde occidental sont rem-placés par la « terre », un élément naturel, simple, dont la richesse est soulignée, dans le vers, par les sonorités en liquides [r]. À partir du vers 11 et du lien logique d’opposition « Mais », le poète mentionne le retour du « renégat ». Avec certitude, comme le montre l’emploi du futur « tu fouleras » (v. 13), il éla-bore la fiction d’une marche sur le sol africain d’un personnage que l’on peut considérer comme apa-tride. Les sentiments de celui-ci sont envisagés : « mots angoissés », « marche inquiète » (v. 14), sont mis en évidence dans le vers qui suit, des pensées au style direct, qui se composent presque exclusive-ment de monosyllabes, avec la répétition de « seul »

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 1

et l’allitération en [s] amplifiant la plainte et justifiant l’emploi du verbe « rythmeront », au vers précédent. La solitude du personnage mis en scène se mani-feste encore plus clairement dans le vers 6, le plus court et le plus emblématique du poème : « Tu nous fais pitié » : les deux pronoms personnels, sujet et objet, s’opposent. Le « renégat » ne peut ni vivre dans le monde factice des occidentaux, ni revenir dans son propre pays.

SynthèseDiop commence par interpeller le « renégat » et il souligne, à la fin des vers, les mœurs européennes adoptées par celui-ci. À la fin du poème, il élabore la fiction de son retour en Afrique, ce qui lui permet de mettre en évidence les différences entre les deux continents. David Diop emploie l’anaphore : la répé-tition de « Mon frère », apparemment bienveillante, doit être mise en relation avec le titre. Diop interpelle à plusieurs reprises le « renégat » et le prend comme figure emblématique du renoncement à ses valeurs : il montre ainsi clairement sa solitude, que ce soit dans le monde européen ou dans le monde africain. L’image qu’il donne de ce personnage participe de sa dénonciation : il souligne par exemple sa naïveté face à « la parole du Maître » (v. 3), ou son côté ridi-cule par les participes présents juxtaposés : « Piail-lant » « susurrant » et « plastronnant ». Par ce biais, il frappe davantage l’esprit du lecteur. L’interpella-tion du personnage mis en scène contribue à lui donner une certaine vraisemblance.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation de textes

Le poème de David Diop peut être confronté égale-ment à celui de Léopold Sédar Senghor, dans Hos-ties noires (1948), « Prière de paix », qui dénonce le colonialisme sous la forme d’une prière, mais appelle aussi à la réconciliation et au pardon, dans une perspective chrétienne.

➤ S’entraîner à l’épreuve orale

Voici des exemples de questions que nous pourrons poser à nos élèves afin de les entraîner à l’épreuve orale du baccalauréat :

• Quelles causes les différents poètes de la séquence défendent-ils ?

• Quelle image de leur présent donnent-ils ?

• Quelles représentations de leur avenir délivrent-ils ?

• En quoi les circonstances extérieures déter-minent-elles l’écriture de ces poèmes ?

• D’après les textes de la séquence, le but du poète est-il seulement de dénoncer les injustices de son époque ?

• Quel procédé poétique vous paraît le plus frap-pant pour dénoncer des injustices ?Les réflexions sur l’argumentation peuvent trouver leur prolongement dans l’objet d’étude : « La ques-tion de l’Homme dans les genres de l’argumentation, du xvie siècle à nos jours » (chapitre 4 du manuel).

BIBLIOGRAPHIE

➤ Textes poétiques

– ovide, Tristes Pontiques, Éditions POL. – aiMÉ cÉsaire, Cahier d’un retour au pays natal (1983), Éditions Présence Africaine

– La Résistance en poésie : des poèmes pour résister, anthologie (2008), Collection Classiques et Contemporains, Éditions Magnard

➤ Essais

– L’Homme médiéval (1989), sous la direction de Jacques le GoFF, Éditions du Seuil.

– Jean-Paul sarTre, « Orphée noir » (1948), Situations III, Éditions Gallimard.

– Jean-Marc varauT, Poètes en prison, de Charles d’Orléans à Jean Genet (1989), Collection Librairie Académique Perrin, Éditions Perrin.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 2

Visions du chaos dans la poésie et les arts, du Baroque au xxie siècle p. 218

Problématiques : Quelles images renversées du monde le Baroque propose-t-il ? Quelle est leur dimension symbolique ?

Éclairages : Il s’agit de montrer que les différentes représentations du chaos proposées par les poètes s’expriment par un recours à de nombreux procédés d’écriture récurrents et que les poètes s’approprient ce thème biblique pour traiter d’épisodes historiques ou personnels.

Texte 1 – Guillaume du Bartas, La Semaine (1578) p. 248

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la poésie baroque et sa prédilection pour l’expression du chaos.

– Montrer la volonté du poète d’exprimer son inquiétude à travers une vision saisissante de l’apocalypse.

LECTURE ANALYTIQUE

Une vision de l’Apocalypse

Le futur de l’indicatif domine l’ensemble de l’extrait. Il exprime la certitude que les événements annoncés auront lieu.Le groupe nominal initial « Un jour » inscrit la pro-phétie dans une chronologie réaliste même si elle reste imprécise et se trouve comme actualisé par le présent de l’indicatif du vers 16 ainsi que par la pré-sence des hommes et du poète troublé à travers le « nous ».L’abondance des verbes au futur crée le sentiment d’une multiplicité d’actions inéluctables.La place de certains de ces verbes à la rime contri-bue à leur mise en valeur (v. 1-2 ; 9-10).Les pluriels, les superlatifs et les hyperboles, les énu-mérations donnent à ces vers un registre épique qui renforce la puissance de ce qui ne peut qu’advenir.Les références à la mythologie comme à la Genèse ancrent ces vers dans la connaissance du destin de l’homme et du monde ainsi que dans le sacré.Les tournures « ne […] que » soulignent la nécessité des événements à venir.Le poète convoque tous les éléments qu’il personni-fie. La nature entière, l’univers sont voués à la mort.Un tremblement de terre est d’abord évoqué à tra-vers la personnification (v. 1-4).L’eau – élément propre à la vie – s’épuise et disparaît de la surface de la terre qui s’assèche (v. 5-8), ou se transforme en sang qui connote ici la mort.Le ciel et les astres se déchirent enfin – dans tous les sens du terme.Dans une longue et concise énumération (v. 13-14), le poète résume tous les bouleversements de l’apo-calypse à venir.

Un monde renverséLe vers 1, par la reprise renversée d’une expression commune, vise à frapper l’imagination.La personnification de la nature et de l’univers est constante dans ces vers et anime la nature pour la rendre terrifiante.Ce qui est élevé s’effondre et ce qui est bas s’élève (v. 1-4 ; 13).L’eau s’élève jusqu’aux cieux (v. 11) et le « Ciel se crèvera » (v. 3).Des éléments se métamorphosent en leur opposé (v. 7 ; 10-13) et la figure de l’antithèse est régulière-ment exploitée.L’animal marin devient terrestre (v. 8) et bruyant de sa souffrance.Le poète rappelle que ce bouleversement est la volonté du Jugement dernier (v. 16).La nature personnifiée se révolte contre son ordre naturel.Le vers 17 rappelle d’abord la fin pour la comparer ensuite à l’origine (v. 18).Le poète évoque dans ces derniers vers le présent angoissant (v. 16) mais il commence par évoquer l’avenir apocalyptique (v. 1-15 ; v. 17) pour terminer par l’état originel du monde (v. 18).

SynthèseLa représentation de l’apocalypse reprend les carac-téristiques de la vision baroque : le monde inversé et le trouble du poète.Les procédés d’amplification sont omniprésents et donnent aux vers leur registre épique.Le poète se revendique comme celui qui annonce, qui prophétise ce qui doit advenir.

Lecture d’images p. 249La Chute de Babylone, détail (xive siècle)

Pierre Bruegel dit l’Ancien, La Chute des anges rebelles (1562)Composée de plus de 70 tableaux, d’une longueur totale supérieure à 100 mètres, la tenture de l’Apo-calypse se présente sous la forme d’une série de scènes narratives inspirées de L’Apocalypse de Saint Jean. Cette tenture illustre le passage où,

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 2

après que le quatrième ange a fait retentir la trom-pette, un aigle plane dans le ciel en prophétisant « malheur ! malheur ! malheur ! ». Le cartouche que tient l’aigle dans ses serres et dans son bec corres-pond à ces paroles (« Vae ! vae ! vae ! » en latin). Sous lui, le malheur s’abat sur la cité de Babylone.Le deuxième document est un tableau de Bruegel l’Ancien, inspiré des écrits apocryphes chrétiens, relatant le châtiment qui attend les « anges rebelles », s’étant unis aux femmes et ayant enfanté les géants. Les quatre anges Uriel, Gabriel, Raphaël et Michel sont chargés de les punir, identifiables dans le tableau de Bruegel par leurs ailes, leur forme humaine, leur longue robe ou leur armure et leur épée, brandie contre d’autres personnages, à l’as-pect plus fantaisiste, qui rappellent les personnages de Jérôme Bosch.Les deux représentations choisissent un épisode biblique annonciateur du chaos ou révélant le chaos dans le monde. La tenture s’insère dans un vaste ensemble narratif, contrairement au tableau de Bruegel. Les dimensions imposantes des deux œuvres (la tapisserie de l’Apocalypse plus particu-lièrement) plongent le spectateur dans un univers dévasté.Dans ces deux œuvres, on peut distinguer deux par-ties : le monde céleste et le monde terrestre. Dans la tenture, les deux univers sont séparés par le car-touche que porte l’aigle, qui correspond aux paroles qu’il fait retentir. Le personnage à droite, identifiable comme Saint Jean, témoin de la scène, fait le lien entre ces deux univers : son visage se trouve du côté des anges porteurs de trompettes et annoncia-teurs des malédictions. Le bas de la tenture repré-sente une ville en proie au chaos : des tourelles s’effondrent, des colonnes, des clochers sont jetés à bas. De part et d’autres se trouvent des fleurs et un arbre, un chêne, qui se dressent, intacts : la malédiction divine ne touchera que les hommes. Le tableau de Bruegel opère la même distinction entre l’univers céleste, en bleu, où peu de personnages évoluent, et l’univers terrestre, où sont précipités les anges rebelles, marqué par la confusion et l’abon-dance des personnages. Dans la tapisserie et le tableau, les lignes courbes dominent. Les sinuosités du décor naturel, le cartouche tenu par l’aigle, le fond rouge sur lequel se détache les deux univers (qui rend compte de l’obscurité qui jaillit sur terre, lorsque résonne la quatrième trompette, d’après Saint Jean) et les personnages rendent cette com-position circulaire, accentuent l’impression d’insta-bilité et s’opposent à la verticalité du personnage. Dans La Chute des anges rebelles, on distingue plu-sieurs cercles : le puits de lumière, en arrière-plan, qui se détache du ciel azuré, est redoublé par les épées tendues des anges, à gauche et au centre. Les personnages, en bas du tableau, créatures fan-tastiques issues de l’univers de Jérôme Bosch, ont

également certaines rotondités. Les contrastes entre les anges porteurs du châtiment divin et les anges rebelles sont nettement figurés par les choix des couleurs : les robes blanches des anges por-teurs d’épées s’opposent aux autres personnages. L’archange Michel, quant à lui, est porteur d’une cui-rasse jaune, étincelante, et d’une cape bleue flottant derrière lui : il se distingue par sa position centrale dans le tableau et sa taille, plus imposante que les autres. Les autres anges, encore au ciel, et encore pourvus de leur apparence humaine, sont identi-fiables par leurs robes de couleur claire. Le bas du tableau semble beaucoup plus sombre et confus. La transformation des anges rebelles en créatures fan-tastiques s’accompagne d’une luminosité moins intense.Le chaos tel qu’il est représenté dans les deux com-positions manifeste la volonté de leurs auteurs de distinguer deux plans : le ciel et la terre. Les anges prophétisent le chaos ou constituent les instruments de la vengeance divine. Les personnages du tableau de Bruegel ou le renversement de la cité dans la tapisserie apparaissent totalement improbables, suscitant curiosité et effroi du spectateur.

ProlongementIl est possible de mettre en relation ces deux repré-sentations avec le tableau de Jérôme Bosch, Le Jugement dernier, page 239 (chapitre 3, séquence 1). On peut noter des ressemblances dans le traitement des personnages (la création d’êtres hybrides, l’ani-malité) et dans la composition (le monde céleste s’opposant au monde terrestre par le jeu des lumières, des couleurs et les lignes de force).

Texte 2 – Agrippa d’Aubigné, Les Tragiques, v (1616) p. 250

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer que le poète veut établir une analogie entre le massacre de la Saint-Barthélemy et le chaos.

– Rappeler quelques traits de l’écriture baroque.

LECTURE ANALYTIQUE

Le récit d’un massacreLe récit du massacre des protestants mêle récit (v. 7-8 ; v. 15-17) et discours (v. 5-6 ; v. 9), et offre ainsi au lecteur deux plans qui permettent de donner un relief particulier aux événements.La présence des temps du récit au début et à la fin de l’extrait et celle du présent à partir du vers 5 au vers 14 – et donc le recours à la figure de l’hypoty-pose – contribuent également à ce relief, mais per-mettent surtout de rendre la scène plus vivante et donc plus marquante pour le lecteur.

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Français 1re – Livre du professeur

L’association de l’hypotypose et du champ lexical de la violence, ainsi que la dominante hyperbolique, donnent à ces vers leur registre épique qui amplifie l’effroi et l’horreur.La caractérisation des personnages qui se fait de plus en plus précise introduit un registre pathétique. Le poète reste dans l’indéfini dans les premiers vers : « on », « l’un », « l’autre » (v. 5 ; v. 7-12), puis donne les contours d’un premier personnage avec la figure du « garçon, enfant » (v. 13), puis celle de « princes » (v. 17), et enfin celle de « princesses » (v. 21).La progression de la barrière vers les lieux les plus sacrés et les plus intimes contribuent encore à ce pathétique. Le poème progresse avec les assail-lants : de « la lice » (v. 2) jusqu’au « nid » (v. 24), en passant par l’énumération de divers lieux (v. 15-16) et surtout par l’évocation de lieux sacrés ou invio-lables (v. 20).

Une vision d’apocalypseLes champs lexicaux propres à l’expression de la violence progressent et finissent par dominer le poème et le rapprocher de l’épopée. On note celui de la guerre (v. 5-10) associé à celui du tumulte (v. 1-2 ; v. 8 ; v. 11 ; v. 18) et celui plus précis du sang (v. 10 ; v. 13 ; v. 18 ; v. 23) qui s’associe à celui de la couleur (v. 4 ; v. 14).Le poète insiste sur la proximité des ennemis, les corps à corps (v. 5-12).L’extrême violence parcourt tout l’extrait dans une expression hyperbolique et outrancière (v. 6 ; v. 10 ; v. 18 ; v. 20 ; v. 22-23) au point d’y percevoir une complaisance.Tous ces procédés contribuent à donner à voir cet assaut comme une apocalypse.L’hypotypose déjà citée contribue à la théâtralité de la scène et nous rappelle le récit des tragédies.Les nombreux parallélismes (v. 7-8 ; v. 10-11) sug-gèrent à la fois l’affrontement des ennemis, mais aussi le rythme soutenu et la démultiplication ou l’enchaînement des combats et participent au registre épique du poème.Les mouvements des luttes sont omniprésents (v. 5-10 ; 21-24)La terreur et la pitié sont convoquées dans les vers 21 à 23 soutenues par l’enjambement qui amplifie la vision d’horreur et lui donne un caractère inéluctable.

La dénonciation du poèteLes marques de jugement expriment l’engagement du poète. Ces marques sont régulièrement présentes : – au vers 2, dans le poème dans la comparaison

dévalorisante « Trompette des voleurs » ; – aux vers 3 et 4, qui annoncent un paradoxe et

une contradiction ; – au vers 9, qui marque l’hésitation du poète ;

– dans l’hyperbole que soutient l’énumération des vers 15 à 18, et qui suggère l’indignation du poète ; – des vers 19 à 2, qui relatent sans détour des péri-

péties et des détails pour mieux en dénoncer les auteurs.

Les assaillants catholiques bouleversent l’ordre du monde devenu chaos et le poète les condamne. La justice est détournée de son but (v. 3-4).L’assaut et sa violence extrême pervertissent l’inno-cent, « l’enfant » (v. 13-14).Les lieux les plus intimes sont violés et envahis par la violence des catholiques (v. 15-20).Le « Roi » est condamné pour ses sacrilèges et la rime avec « foi » paraît ironique (v. 19-20).Les vers 21 à 24 soulignent la violence et la bas-sesse de ces actes.

SynthèseL’écriture poétique ne s’oppose pas à la vérité histo-rique, et l’on pourrait également suggérer qu’elle donne des accents de vérité aux événements histo-riques même si elle peut aussi – notamment par ses registres tragique et épique – faire de l’histoire une épopée.L’écriture poétique, comme dans la tragédie, sou-tient le récit.L’hypotypose et le travail sur le rythme des vers par-ticipent aux accents de vérité.Les rimes et les sonorités font entendre le tumulte des événements.

VERSIFICATION

Les allitérations en [r], en [t] et en [d] suggèrent la dureté qui s’annonce.Des assonances en [o], en [u], en [i] et en [wa] donnent une unité sonore aux vers et peuvent évo-quer le tumulte de l’assaut.

Texte 3 – Théophile de Viau, Œuvres poétiques (1623) p. 251

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser l’expression baroque du chaos. – Étudier comment le poète exprime à la fois le chaos de l’univers et le sien propre.

LECTURE ANALYTIQUE

Une scène saisissanteLe présent domine tout le poème ainsi que l’énumé-ration. Ces procédés contribuent à donner le senti-ment d’un récit et d’un tableau vivants, de nombreuses actions qui se déroulent sous nos yeux. Grâce à l’hypotypose de la seconde strophe, un monde chaotique s’offre à nos yeux.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 2

La présence du poète et son évanouissement provi-soire des vers 11 à 18, ainsi que son retour dans l’avant-dernier vers renforcent ce sentiment tout en donnant au poème une dimension dramatique.Le verbe « voir » à la fin de la première et de la seconde strophes souligne cette volonté donner à voir au lecteur ce tableau saisissant.Le recours à l’octosyllabe accélère le rythme du récit.Le bestiaire connote ou symbolise la ruse et le mal, contribue à mettre en place un univers inquiétant : les animaux qui « traversent l’endroit » où passe le poète paraissent des signes funestes.Ces signes funestes se réalisent : l’effroi s’empare du cheval, le laquais est frappé par l’épilepsie, le poète est appelé par « un esprit » qui évoque la mort et la nature elle-même contribue à produire cette atmosphère angoissante quand le poète entend « craqueter le tonnerre ».Le poète assiste à des prodiges qui touchent la nature comme l’univers dans la seconde strophe : le monde inversé pour exprimer le chaos est ici exploité.Des scènes contre-nature se déroulent sous les yeux du poète.La violence se déchaîne sur deux vers dans une scène de lacération (v. 15-16).Les sonorités dures en [r], [t], [k] dominent tout le poème et s’associent à des sonorités en [f] et [s], comme pour évoquer le mouvement inversé carac-téristique du chaos.Le monde chaotique touche tous les éléments, la terre comme le ciel, les vivants comme les morts, une variété cependant ordonnée par la disposition rigoureuse et répétée des rimes.

Le tumulte du mondeLes présages funestes, l’invitation de Charon, la vio-lence et la fin de l’univers donnent à ces vers leur registre tragique. Les prodiges et les actions contre-nature leur donnent une dimension fantastique.La naissance du tonnerre, le monde des morts et la plongée dans « le centre de la terre » créent une atmosphère effrayante.La progression du poème renforce le caractère tra-gique des vers : les vers 5 à 10 sont annoncés par les vers 1 à 4, comme dans une relation de cause à effet : la nature avertit le poète du danger qui le guette. La seconde strophe nous conduit dans un monde renversé et violent.Le tumulte du monde, son renversement caractéris-tique du chaos, les mauvais présages associés à la présence du poète dans ces péripéties soulignent l’implication du poète, son inquiétude : il est lui-même en danger et non pas simple spectateur du chaos.C’est aussi l’imaginaire du poète qui s’exprime, même si l’on trouve dans ces vers des images et un bestiaire qui ne lui sont pas propres.Le retour du « je » au vers 19 ainsi que le retour à la terre du dernier vers après le détour par l’univers

souligne la volonté du poète de s’inscrire dans ce chaos du monde qui pourrait évoquer un chaos inté-rieur et une inquiétude personnelle : une ode funèbre.

SynthèseLa dramatisation du poème tient à la fois à sa pro-gression qui va des présages funestes dans lesquels le poète est impliqué jusqu’à l’expression du chaos. Elle tient également à la progression de simples pré-sages et incidents présents des vers 1 à 7 vers le monde des morts des vers 8 à 10, puis vers des visions de prodiges, d’un acte contre-nature, d’une évocation de la violence animale, d’un renversement du monde et de l’univers et de cet événement si par-ticulier et limité exprimé dans le dernier vers.

VOCABULAIRE

Le bestiaire : corbeau, belette, renard, cheval, bœuf, aspic, ourse, serpent, vautour.

Des paires d’animaux : – le cheval et le bœuf ; – le corbeau et le vautour ; – la belette et le renard ; – l’aspic et le serpent.

Valeur symbolique : – symbole de la ruse et du mal pour la belette et le

renard, l’aspic et le serpent ; – symbole de la mort et de l’angoisse pour le vau-

tour et le corbeau ; – symbole du prédateur ; – le cheval et le bœuf peuvent prendre des connota-

tions plus positives, mais la peur et le renversement les inscrivent dans une symbolique de l’angoisse.

S’ENTRAÎNER À LA QUESTION SUR LE CORPUS

On pourra renvoyer les élèves à la synthèse p. 255, qui reprend point par point ces deux éléments.

Texte 4 – Guillaume Apollinaire, Calligrammes (1918) p. 252

OBJECTIFS ET ENJEUX – Analyser une représentation moderne et laïque du chaos : une analogie entre la guerre et le chaos.

– Étudier une écriture poétique qui exploite l’expression traditionnelle du chaos pour l’allier à une expression originale.

LECTURE ANALYTIQUE

Témoin du chaosLe poète relate, dans un récit circonstancié, le voyage qu’il effectue avec son ami vers le chaos. Il

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Français 1re – Livre du professeur

est question de la Première Guerre mondiale. L’er-reur de date du poète est-elle volontaire ? Veut-il, par la connotation du mois, évoquer la fin des beaux jours ? L’alexandrin peut aussi évoquer l’équilibre avant de passer au déséquilibre de l’ennéasyllabe.Plusieurs éléments ancrent ce voyage dans la réalité : – une durée : « un peu avant minuit » ; – un parcours précis : la ville du départ :

« Deauville » ; – des personnages réels : le poète, Rouveyre (ami

d’Apollinaire) et le chauffeur. (v. 3-4) ; – un moyen de locomotion : « la petite auto » (v. 3).

Les voyageurs sont conscients des enjeux graves du voyage (v. 5 ; v. 14-18).Le poète évoque les premiers signes de la guerre (v. 6-11), le passé du présent et de l’avenir : v. 5 ; v. 16/v. 1-4 ; v. 17.Les vers 11 et 12 marquent la présence du poète et l’expression explicite des sensations et des senti-ments essentiels qui l’agitent.

Une écriture baroqueLe poète évoque à travers une série de métaphores hyperboliques et des personnifications le boulever-sement du monde : – les pays qui se mobilisent pour la guerre (v. 6-8) ; – les peuples qui vont s’entretuer « se connaître à

fond » qui peut évoquer le corps à corps (v. 9) ; – les morts eux-mêmes qui sont réveillés par le

fracas (v. 10) ; – les lieux (vers 11-16 ; voir l’homéotéleute

du vers 16) ; – un bestiaire effrayant : « aigles », « poissons

voraces », « monstre ».Toute cette évocation renvoie aux procédés et caractéristiques de l’épopée que l’on a rencontrés dans les poèmes qui précèdent : – le récit d’événements historiques ; – des procédés de grandissement, d’amplification

(pluriels, hyperboles), renforcés parfois par l’ab-sence de ponctuation ; – la présence du surnaturel : « les morts tremblaient

de peur » (souligné par l’allitération déplaisante en [r].

En utilisant les mêmes procédés que ceux de l’épo-pée et de l’esthétique baroque, le poète évoque à la fois un nouveau chaos, la guerre moderne, mais aussi les hommes qui vont se battre et mourir (v. 17, destin inéluctable et registres tragique et pathé-tique). Le vers 23, par son épanadiplose, rend le combat, le face-à-face plus expressif encore.Cette guerre nouvelle se mène avec des armes nouvelles : – le train personnifié (v. 17) ; – le sous-marin : monstres marins « poissons

voraces » ; – le combat aérien, les avions (v. 21-24) présentés

avec une certaine admiration « inimaginables »

(« étoile filante » pour l’avion détruit qui pique vers le sol).

L’écriture poétique progresse vers une dramatisation.Les premiers vers suggèrent encore une certaine légèreté : – sonorités et rythmes : [i], alexandrins

et ennéasyllabes ; – expression plus prosaïque, voire plaisante qui

pétarade comme l’auto ; jeu avec le chiffre 3 et l’ennéasyllabe.À partir du vers 5, le poète, par le recours à des pro-cédés traditionnels (analogies, personnifications, hyperboles, sonorités, rimes et rythmes, présent de l’indicatif), mais aussi par l’amplification rendue pos-sible par le mètre démesuré du vers libre (v. 11-13), dramatise la vision de la guerre et la rend terrifiante et annonciatrice du chaos.

Synthèse

I. Un voyage réel : – la date (en dépit du choix du 31 août à la place du

31 juillet, le jour et l’année correspondent à la réalité) ; – le nom de Rouveyre (ami proche d’Apollinaire) ; – la ville réelle de Deauville ; – des références à l’histoire de l’Europe (v. 15-16) ; – des références à l’actualité européenne (v. 17-18) ; – la présence du poète dans le poème.

II. Un voyage imaginaire : – la date erronée situe le voyage dans l’imaginaire

du poète et peut suggérer sa volonté de s’éloigner ainsi du factuel, de la référence précise à la réalité ; – le poète voyage aussi dans l’espace en évoquant

des lieux dont il est éloigné (v. 11 ; v. 14-15). – le poète visite quasi simultanément les « Océans

profonds » (v. 19) comme les « Hauteurs inimagi-nables » (v. 21) ; – le poète voyage dans un monde surnaturel (v. 10) ; – le poète voyage aussi dans le temps en imaginant

le chaos à venir (v. 6-9 ; 21-24).

GRAMMAIRE

Le présent pourrait être un présent de narration s’il ne relatait des événements à venir.On peut considérer qu’il prend la valeur d’un futur proche ou celle du « présent prophétique » tout en conservant les effets de l’hypotypose.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

I. Tradition : – le registre épique ; – les personnifications et images ; – la présence de mètres comme l’alexandrin ; – le thème du chaos ; – la présence des rimes ; – le travail sur les allitérations et assonances.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 2

II. Modernité : – la présence des nombres en chiffres arabes ; – l’absence de ponctuation ; – le mètre démesuré ; – le lexique et l’écriture prosaïques.

Texte 5 – Victor Segalen, Stèles (1912) p. 253

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier le déplacement de l’écriture du chaos dans l’empire du milieu.

– Découvrir une écriture poétique singulière. – Découvrir une représentation originale de la figure du poète.

LECTURE ANALYTIQUE

Comme le suggère le titre du poème, le poète sou-haite un monde inversé caractéristique de l’écriture du chaos. Ces vœux sont explicitement exprimés dans le verset 2 et l’emploi du futur souligne la cer-titude de leur réalisation. L’hyperbole domine ces versets et inscrit le poème dans la grandeur et l’épopée.On peut relever la figure d’opposition tout au long du poème : antithèses et oxymores. Ces figures expli-citent le titre du poème « À l’envers ».Le chaos et la catastrophe sont convoqués par le poète dans la première partie du poème : deux des trois versets s’ouvrent avec la locution adverbiale « À l’envers » qui exprime le thème récurrent du monde inversé propre à la poésie du chaos.C’est d’abord l’opposition entre « le commun des hommes » et le poète qui organise les deux parties du poème. L’excès de la première partie s’oppose à la modestie et l’incertitude de la seconde : les « « Dix mille années » » s’opposent à « la Douzième ». Les phrases déclaratives s’opposent également aux phrases exclamative et interrogative.Le poète prophétise « le chaos sans bonté » marqué par la disparition de « toute la chose et tout l’esprit », il paraît alors dans la démesure et l’excès pour retrouver une modestie dans la seconde partie, dans « cette heure renversée ».Le lecteur peut s’étonner que le poète souhaite le chaos pour que lui seul puisse se sentir « bon parmi les principes à l’envers » sans même avoir la certi-tude de la réalisation de son vœu. On peut y perce-voir un relativisme des valeurs et un conflit entre un « je » unique et le « commun des hommes » si déme-suré qu’il doit paraître ironique ou simplement humoristique : représentation amusée de la figure du poète ? opposition entre l’Orient et l’Occident ? sagesse et folie ? Pour qu’un seul se régénère, pour trouver le moi, « le milieu » (voir titre de la section), le monde entier doit plonger dans le chaos…

SynthèseLa singularité de l’écriture poétique de Segalen tient à une hésitation entre la poésie en prose et le poème en vers libre ou en versets – Claudel est le dédica-taire du recueil – d’une part, et, d’autre part, un sen-timent de densité liée à la forme qui peut évoquer la stèle chinoise.On peut également remarquer l’opposition entre les deux parties du poème formellement marquée par le blanc typographique : la première évoque un événe-ment à venir, une péripétie, et la seconde, leurs effets sur le poète marqués par les phrases excla-mative et interrogative et les marques de la 1re per-sonne qui suggèrent l’implication du poète.Ces oppositions ou distinctions se perçoivent à travers l’usage des figures d’opposition que sont l’antithèse et l’oxymore, comme « encadrées » par la répétition de « À l’envers » au début et à la fin du poème.

GRAMMAIRE

Le subjonctif présent exprime ici un souhait dont la réalisation est envisagée sans pouvoir en affirmer la certitude en dépit des futurs.

Lecture d’images p. 254

George Grosz, Explosion (1917)George Grosz (1893-1959) est un peintre allemand qui a appartenu au mouvement Dada et à la Nouvelle Objectivité, qui succède à l’Expressionnisme en en conservant certains aspects. Pendant la Première Guerre mondiale, il est enrôlé en 1914 et réformé en 1917. Il participe à l’organisation de la Première foire internationale Dada à Berlin, en 1920, avec Raoul Hausmann et John Heartfield, entre autres. Antinazi, il quitte l’Allemagne en 1932 et devient citoyen améri-cain en 1938. Outre la peinture, il développe les pho-tomontages, qui ont une portée politique très forte.Explosion est une huile sur bois, peinte en 1917, l’année où Grosz est démobilisé pour troubles psy-chiques. La violence des combats, la destruction des villes, les civiles victimes de la guerre n’ont pas laissé les artistes indemnes. Pour exprimer cette destruction, Grosz choisit un point de vue impos-sible : le regard plonge, dans un survol, sur la ville. Cet angle de vue accentue l’impression d’écrase-ment implacable. Au centre du tableau, le rouge vif indique que nous sommes au cœur de l’explosion qui frappe les bâtiments. Ceux-ci se décomposent, éclatent comme dans une vue kaléidoscopique. Les grandes obliques qui partent du centre sont contra-riées par des lignes de mouvement contraire, créant ainsi une impression d’instabilité. Les fragments de corps désarticulés sont rejetés vers la partie infé-rieure, plus sombre.

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Français 1re – Livre du professeur

Au-delà de la représentation d’une explosion cer-tains ont pu dire à propos de ce tableau que c’est une allégorie de la destruction.

Thomas Hirschhorn, TOO TOO – MUCH MUCH, (2010)Thomas Hirschhorn (1957-) artiste plasticien suisse, réalise principalement des installations avec des matériaux issus du quotidien. L’accumulation, le gigantisme caractérisent ces œuvres.Le mot « installation » désigne des œuvres conçues pour un lieu donné, ou adaptées à ce lieu. Lorsque ses divers éléments sollicitent la participation du spectateur, ils constituent un environnement, ce qui est le cas pour T. Hirschhorn.Dans un entretien à propos de cette installation, qui se trouve au Museum Dhond-Dhaenens (Belgique), Hirschhorn explique qu’il a choisi comme motif les

canettes de boisson car elles symbolisent la consommation dans sa dimension universelle, la production de déchets mais aussi la récupération et le détournement de l’emballage qui devient autre : habit, jouet, chaise, etc.L’espace blanc du musée est envahi par des millions de canettes déversées par quinze semi-remorques et charriées pendant plusieurs jours avec des brouettes. La performance de l’installation, l’enva-hissement qui entrave les déplacements, la vision de cet amoncellement sont autant de signes propo-sés au visiteur pour l’alerter sur les effets négatifs de la consommation et les déchets qu’elle engendre. Thomas Hirschhorn pointe du doigt l’homme contemporain générateur de chaos, désordre éco-nomique et social qui dégrade la terre.Site du musée et vidéo de l’exposition :http://www.museumdd.be/en/huidig/t4/

Séquence 3

La quête amoureuse de la Pléiade au Surréalisme p. 256

Problématiques : Comment l’amour est-il à la fois une constante dans l’inspiration et une source de renouvellement poétique ? Quelles sont les caractéristiques et les enjeux du lyrisme amoureux, de la Pléiade au Surréalisme ?

Éclairages : Il s’agira de montrer comment l’expression du sentiment amoureux s’incarne de manière très différente au travers du temps. On verra comment les poètes s’affranchissent progressivement des formes d’expression les plus codées, en même temps qu’évoluent la place et l’importance accordées à la femme.

Texte 1 – Joachim Du Bellay, « Déjà la nuit en son parc… », L’Olive (1550) p. 256

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du sonnet. – Observer le lien entre le cadre et la femme aimée.

– Étudier l’idéalisation de la femme aimée.

LECTURE ANALYTIQUE

La composition du poème

Ce sonnet en décasyllabes est un modèle du genre : les deux quatrains forment une unité forte puisqu’ils mettent en place le décor dans lequel le poète va voir surgir la femme aimée. Cette unité est bien marquée par l’anaphore de « déjà » en début de quatrain, prélude à l’évocation d’un cadre enchan-teur, et d’un moment privilégié : la naissance du jour. Les tercets de leur côté introduisent une autre unité thématique autour de la figure de la femme : la subordonnée de temps introduit une rupture, comme le marque aussi le changement des temps :

de l’imparfait de description (« amassait », v. 1 ; « rougissait », v. 5) au passé simple (« Je vis sortir », v. 10). Dans ce sizain aux rimes conventionnelles, des termes forts sont associés à la femme aimée et contribuent à la mettre en valeur : l’adjectif « vive » (v. 9) à l’intérieur d’une comparaison méliorative, le gérondif « en riant » (v. 11) qui montre cette femme tout dans le mouvement, enfin le terme « Aurore » (v. 12) qui renvoie ici à la déesse de la mythologie gréco-latine. On peut donc parler d’idéalisation de la femme aimée.

Le décorLes deux premiers quatrains sont riches en indica-tions de temps, car le poète insiste ici sur le mouve-ment même du temps qui s’écoule et voit naître le jour. Le premier quatrain évoque ainsi la fin de la nuit, au moyen d’une image traditionnelle, emprun-tée à la mythologie : la nuit est ainsi la déesse mon-tée sur son char, précédée de « noirs chevaux » (v. 4). Les verbes d’action, mis à la rime, « amas-sait » (v. 1) et « chassait » (v. 4), donnent du dyna-misme à la scène, tout comme la métaphore filée du berger qui rassemble un « grand troupeau d’étoiles » (v. 2). Une ambiance de clair-obscur se met ici en

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 3

place, un peu mystérieuse : « la nuit » (v. 1) et « ses noirs chevaux » (v. 4) forment contraste avec la faible lumière des « étoiles » (v. 2). Le deuxième qua-train au contraire marque la progression du temps avec la naissance de la lumière et des couleurs : « … le ciel […] rougissait » (v. 5). L’aube elle-même est représentée au travers de l’allégorie d’une belle jeune femme : « ses tresses tant blondes » (v. 6), mise en valeur par la discrète allitération en consonnes dentales [t] et [d]. La poésie magique de ce moment est soulignée par la métaphore filée des « perlettes » (v. 7) pour désigner la rosée : la méta-phore introduite par ce néologisme, créé avec un suffixe affectif (« ette ») est en effet prolongée par les termes « trésors » (v. 8) et « enrichissait » (v. 8).

Le regard ébloui sur la femmeL’apparition de la femme aimée dans le premier ter-cet est d’abord mise en valeur par le choix du verbe au passé simple « Je vis sortir » (v. 10), placé en début de vers. Cette femme n’est pas directement nommée mais nommée par une périphrase qui contribue déjà à la diviniser : « une Nymphe » (v. 11). On peut remarquer aussi les indications de lumière et de couleur, « une étoile vive » (v. 9) et « verte rive » (v. 10). L’indication spatiale attachée à sa prove-nance (« d’occident », v. 9) crée une symétrie et une opposition avec la naissance du jour « aux Indes », c’est-à-dire évidemment à l’Est. Enfin, la rupture syntaxique créée par l’apostrophe au fleuve (« Ô fleuve mien », v. 11) mérite aussi d’être soulignée : le possessif marque la relation de tendre familiarité qui unit le poète à ce fleuve, la Loire, qui coule dans son Anjou natal. Ce cadre aimé sert donc d’écrin à la beauté de la femme aimée. Dans le deuxième tercet, la beauté de cette femme aimée, de cette « Nymphe » (v. 11), est encore rehaussée par son assimilation à l’Aurore : « cette nouvelle Aurore » (v. 12), et la riva-lité qui s’établit ici entre deux images des déesses de la beauté. Deux beautés se trouvent ainsi mises en concurrence, face au « jour honteux » (v. 13). Le dernier vers du poème établi d’ailleurs, grâce à sa construction, un strict parallèle entre les deux beau-tés, désignées par deux périphrases : « l’Indique orient » (v. 14) (mis en valeur par la diérèse) est concurrencé par celui qui vient d’Anjou.

SynthèseL’expression du sentiment amoureux est ici indi-recte : elle passe par la célébration fervente de la beauté de la femme aimée. On pourra donc s’at-tendre à ce que les élèves soulignent que la mise en place d’un cadre enchanteur dans les deux tercets annonce et prépare l’apparition de la femme aimée. On attendra surtout à ce qu’ils étudient la description de la beauté de cette femme aimée dans les tercets : au travers de sa divinisation, des indications de

lumière et de couleur qui lui sont associées. Enfin, ils pourront montrer que la célébration de cette femme se fait surtout au moyen de la rivalité installée entre elle et l’aurore.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Confrontation de textes

D’autres sonnets pourront être utilisés pour montrer la fortune du thème de la Belle Matineuse au xvie siècle : un poème de Ronsard, extrait des Amours (ci-dessous) et un sonnet d’Antoine du Baïf, extrait des Amours de Méline (« Quand je te vis entre un millier de dames… »). On pourra demander aux élèves de chercher quelle est la source italienne qui a inspiré tous ces poètes, un poème de l’italien Rinieri :

De ses cheveux la rousoyante AuroreÉparsement en l’air les Indes remplissaitEt jà le Ciel à longs traits rougissaitDe maint émail qui le matin décore,

Quand elle voit la Nymphe que j’adoreTresser son chef, dont l’or, qui jaunissait,Le crêpe honneur du sien éblouissait,Voire elle-même et tout le ciel encore.

Lors ses cheveux vergogneuse arracha,Si qu’en pleurant sa face elle cacha,Tant la beauté mortelle lui ennuie :

Et ses soupirs parmi l’an se suivant,Trois jours entiers enfantèrent des vents,Sa honte un feu, et ses yeux une pluie.

On pourra aussi demander aux élèves de chercher d’autres sonnets de L’Olive pour monter combien la célébration de la femme aimée, très impersonnelle, ne révèle rien de l’existence réelle du poète et de sa relation hypothétique avec cette inconnue. On s’at-tachera à introduire l’idée de la recherche de la prouesse technique, du sonnet comme exercice de style.

➤ Commentaire

Afin de répondre au sujet suivant : « Vous montrerez comment la forme du sonnet est au service de la mise en scène de la femme aimée », rédiger un paragraphe pour étudier plus particulièrement com-ment les tercets introduisent une rupture thématique pour la célébration de la femme aimée.

➤ Écriture d’invention

Rédiger un paragraphe d’une lettre à un jeune homme/une jeune fille de leur âge pour montrer et expliquer l’intérêt de la notion de reprise et variante littéraire autour d’un thème (le topos) en partant par exemple d’une comparaison avec la musique, l’uni-vers de la chanson qui leur est familier.

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Français 1re – Livre du professeur

Texte 2 – Pierre de Ronsard, « Comme un chevreuil… », Amours de Cassandre (1552) p. 257

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la forme du sonnet. – Observer le lien entre le cadre et la femme aimée.

– Étudier le motif de la blessure d’amour.

LECTURE ANALYTIQUE

Un récit empreint de pittoresque

Le poète s’attache à développer un récit plein de vivacité et de charme, dans les neuf premiers vers. Il s’agit bien de peindre une scène bucolique : « ut pictura poesis » (Horace, Art poétique). Les indica-tions concrètes sont nombreuses et précises. Sur le moment d’abord : l’enjambement du vers 1 à 2 contribue à mettre en valeur ce moment précieux où une saison s’efface devant l’autre. Le printemps triomphe de l’hiver caractérisé ici par un choix pré-cis d’adjectifs : « froid » (v. 2) « poignante » (v. 2). La douceur du printemps est ensuite bien mise en valeur au travers de la métaphore de « la feuille emmiellée » (v. 3) donc douce et sucrée, adjectif mélioratif qui forme un contraste saisissant à la rime avec « gelée » (v. 2). On suit ensuite les déplace-ments du chevreuil grâce aux nombreuses indica-tions de lieu qui parsèment le texte : « hors de son bois » (v. 4), « or’, sur un mont, or’ dans une vallée » (v. 6) « or’ près d’une onde » (v. 7). On observera la mise en valeur de ces déplacements grâce au jeu sur les alternatives à l’intérieur du vers 6, un rythme binaire qui établit un strict parallélisme entre les deux hémistiches. Les verbes de mouvement contri-buent aussi au dynamisme de la scène, souvent mis en valeur en fin de vers : le verbe « s’enfuit » (v. 4) à la fin du vers, qui trouve comme un écho lointain au vers 8 avec « conduit ». Le poète s’attache donc à décrire l’élan heureux d’un animal sauvage qui ne connaît que sa seule loi, comme le montre le choix des adjectifs au vers 8 : « libre, folâtre ». Il s’agit aussi de montrer le sentiment de sécurité dans lequel vit l’animal, inconscient des dangers qui le menacent : le vers 5 souligne cette tranquillité inso-lente, bien mise en valeur aussi par le jeu discret des sonorités : « Et seul, et sûr […] ». On remarque la discrète allitération en [s] reprise ensuite par la chuintante en [ch] qui donne un sentiment de légè-reté comme aérienne. Ce sentiment insolent de sécurité est enfin repris au vers 11 grâce à la double négation : l’inversion syntaxique fait ressortir la tran-quillité du chevreuil qui vit dans l’ignorance des « rets » (v. 9) et des « arcs » (v. 9), c’est-à-dire des pièges qui guettent toute proie. La rupture introduite alors au vers 10 par l’adverbe « sinon » qui a ici une

valeur privative n’en paraît du coup que plus forte tant elle est brutale. Deux vers suffisent à montrer la mort brutale du chevreuil, victime d’un « trait meur-trier » (v. 11) : la synérèse sur « meurtrier » permet de faire ressortir le rythme du décasyllabe en 4/6. La violence cruelle de cette mort est ensuite soulignée par l’image du sang et la redondance discrète induite par la reprise « empourprée de son sang » (v. 11).

Mise en scène du coup de foudre

Cependant, cette scène douce, bucolique et vio-lente en même temps n’est évidemment pas une fin en soi. Elle est un prétexte au poète pour évoquer la première rencontre amoureuse avec Cassandre, qui donne son nom au recueil. Le poème repose sur une comparaison dont les termes sont ici clairement identifiés : le comparant est donc le chevreuil comme le marque l’outil de comparaison « comme » qui lance le sonnet, et le comparé, bien que tardive-ment introduit au vers 12, est bien le poète « : ainsi j’allais… ». De nombreux éléments fonctionnent comme des motifs de comparaison, qui justifient la mise en parallèle ainsi établie. L’expression « avril de mon âge » (v. 13), belle métaphore qui évoque la jeu-nesse du poète, peut être mise en relation avec « le printemps » (v. 1) qui voit sortir du bois le chevreuil. L’expression « sans espoir de dommage » (v. 12) évoque une même assurance : celle d’un jeune homme, qui comme le jeune animal, n’a pas connu les dangers de la vie, et elle rappelle donc à la fois les vers 5 et 9. Enfin, cette tranquille assurance prend fin d’une manière aussi brutale, comme le montre la rupture introduite au vers 13 : la cruauté des chasseurs n’a d’égal que celle du premier regard de Cassandre et le « trait » des chasseurs, leur coup, leur flèche, au vers 11 est ici repris et amplifié par l’hyperbole manifeste : « mille traits » (v. 14). Le poète met ici en valeur cette blessure d’amour, pre-mière et irréparable, le premier regard qui fait souffrir pour jamais : les mots mis à la rime « sang » (v. 11) et « flanc » (v. 14) signalent ce dommage terrible. Se dégage donc du poème l’image assez désenchanté de l’amour malheureux. La liberté et la jeunesse, l’insouciance heureuse prennent fin avec cette pre-mière rencontre.

Synthèse

L’élève doit interroger la composition du sonnet et montrer comment la thématique de l’amour malheu-reux n’apparaît que dans le dernier vers, qui appa-raît un peu comme la clef du sonnet : la découverte tardive de la comparaison longuement développée. Il doit ensuite montrer combien cette découverte donne tout son sens à la comparaison qui oppose le bonheur éphémère à la réalité cruelle de la violence et de la mort, qu’il s’agisse de celle infligée par les chasseurs, ou de celle causée par le regard de la femme aimée.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 3

VOCABULAIRE

Le mot « trait » désigne si l’on se rapporte au Littré « toute arme qui est lancée avec la main, l’arc, la baliste, ou la fronde ». Il désigne ici au sens propre la flèche qui blesse à jamais le chevreuil. Mais le mot est aussi employé au sens figuré pour désigner l’im-pact extraordinaire du premier regard lancé par la femme aimée.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Critères d’évaluation : – le développement d’une analogie ; – un ou des motifs de comparaison (dans le texte

de Ronsard, il y en a plusieurs : on pourra donc valo-riser les élèves qui travailleront en ce sens) ; – l’effet de surprise créé par la chute finale, la révé-

lation du comparé.

On valorisera l’effort des élèves pour s’exprimer dans une langue choisie.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Ce motif du regard qui blesse pour jamais, conju-gué à celui de la belle insensible, se retrouve dans d’autres poèmes de Ronsard, notamment dans un des Sonnets pour Hélène : le poète y évoque la cruauté de la femme aimée qui refuse un seul regard au jeune homme qu’il était, désemparé :Te regardant, assise auprès de ta cousineBelle comme une Aurore et toi comme un soleil,Je pensai voir deux fleurs d’un même teint pareil,Croissante en beauté l’une à l’autre voisine.

La chaste, sainte, belle et unique Angevine,Vite comme un éclair sur moi jeta son œil :Toi, comme paresseuse et pleine de sommeil,D’un seul petit regard tu ne m’estimas digne.

Tu t’entretenais seule, au visage abaissé,Pensive toute à toi, n’aimant rien que toi-même,Dédaignant un chacun, d’un sourcil ramassé,

Comme une qui ne veut qu’on la cherche, ou qu’on l’aime.J’eus peur de ton silence, et m’en allai tout blême,Craignant que mon salut n’eût ton œil offensé.

➤ On peut aussi lire avec profit dans les mêmes Sonnets « Quand vous serez bien vieille… » (voir infra Texte 6 – Prolongements) dans lequel le poète cherche à obtenir l’amour de sa belle indifférente en lui décrivant les vertus de son verbe poétique, ca-pable de procurer l’immortalité.

➤ On peut enfin proposer aux élèves une étude comparée des poèmes de Ronsard et Du Bellay, et initier ainsi la découverte du commentaire comparé. Les élèves verront de la sorte comment chaque poète s’approprie une forme et une thématique co-dées. Il est possible d’étudier dans un premier temps

les formes codées d’expression du lyrisme amou-reux (la composition du sonnet au service de la fer-veur amoureuse), avant de montrer comment chaque poète fait preuve à sa manière d’invention : Du Bellay compose un tableau très harmonieux, un décor naturel qui sert d’écrin à la beauté de la femme aimée, tandis que Ronsard déploie une scène dyna-mique, la fuite et la mort du chevreuil. Cette opposi-tion permettra de voir que le « moi » et ses tour-ments sont au cœur du poème de Ronsard, à la dif-férence de Du Bellay.

Texte 3 – Alfred de Musset, « Souvenir », Poésies nouvelles (1850) p. 258

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir la poésie élégiaque. – Observer le lien entre le cadre et la femme aimée.

– Étudier la place du vécu personnel dans la poésie romantique.

LECTURE ANALYTIQUE

L’expression de la nostalgie du poète, qui se penche avec regret sur le passé heureux, est sensible dès le titre du poème : « Souvenir ». Le poète reprend ici la strophe élégiaque caractéristique du « Lac » de Lamartine : le quatrain marqué par l’alternance régu-lière d’alexandrins et d’hexasyllabe, comme un mou-vement qui se lève puis se brise. La situation d’énonciation est ici claire, particulièrement dans la quatrième strophe : le poète s’adresse à ses amis qui l’ont accompagné jusque dans la forêt de Fontaine-bleau, lieu premier de ses amours : « Laissez les cou-ler…/Ces larmes… » (v. 13-14). Le poème emprunte la forme d’un monologue ou d’un discours adressé à ses amis, à qui le poète confie ses émotions. De nombreux déictiques renvoient clairement à la situa-tion de communication, tout comme les détermi-nants démonstratifs qui nomment les objets qui sont sous ses yeux : « ces coteaux » (v. 1), « ces bruyères » (v. 1), « ces sentiers » (v. 3), « ces sapins » (v. 5), « cette gorge » (v. 6) ; mais aussi l’expression « Les voilà » (v. 1) mise en anaphore au début des trois pre-mières strophes. Le poète dévoile dans ce discours un mélange de sentiments complexes. La douleur de l’amour perdu est évidemment bien présente et sen-sible au travers de la métaphore traditionnelle du « cœur […] blessé » (v. 14), des exclamations de la strophe quatre ponctuées d’une interjection « Ah ! » (v. 13). Cette douleur se manifeste d’ailleurs physi-quement par « les larmes » (v. 14) du poète. Mais elle n’est pas sans ambiguïté comme le montre d’ailleurs clairement la reprise emphatique « … elles me sont bien chères,/Ces larmes ». Le poète n’éprouve pas que de la tristesse en revenant sur les lieux de son

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amour perdu, ou plutôt cette tristesse se teinte d’une certaine joie. Il se complaît dans cette douleur : la prière adressée à ses amis (« Ne les essuyez pas », v. 15) montre sa volonté de prolonger l’instant pré-sent, comme l’indique aussi la redondance de « lais-sez » aux vers 13 et 16 et l’enjambement du vers 15 au vers 16 qui crée une continuité rythmique et pour-suit comme en un même souffle sa prière. Cet instant présent lui permet en effet de faire revivre le passé et donc de le retrouver au-delà même de la douleur bien réelle. Le passé renaît à la seule vue de lieux autrefois si familiers : aux vers 9 et 10 « toute ma jeu-nesse […] chante au bruit de mes pas ». Cette vertu comme magique de la promenade est illustrée par une comparaison élogieuse « comme un essaim d’oiseaux » (v. 10).

Le poète évoque donc ici en quelques termes sug-gestifs la forêt qu’il retrouve. Tout un champ lexical contribue ici à donner un sentiment d’immensité et de diversité, grâce à l’emploi au pluriel des termes choisis : « coteaux » (v. 1), « bruyères » (v. 1), « sable » (v. 2), « sapins » (v. 5), « buissons » (v. 9). Le mot « gorge » (v. 6) est quant à lui une allusion pré-cise à la gorge de Franchart dont le pittoresque pay-sage est mis en valeur grâce à une périphrase : « les nonchalants détours » (v. 6) sont sans nul doute une périphrase pour en désigner les méandres. Le poème s’enracine donc bien dans un vécu personnel. Quelques termes mélioratifs méritent d’être relevés, qui contribuent à l’idéalisation d’ensemble de ce paysage : « lieux charmants » (v. 11), « beau désert » (v. 11). Le poète voit en cette forêt profonde comme une amie et il l’apostrophe aux vers 11 et 12 : « Ne m’attendiez-vous pas ? ». L’enjambement entre ces deux vers, qui crée une continuité rythmique, et le passage à l’hexasyllabe pour la question, contri-buent d’ailleurs à mettre en valeur cette tendre requête. La nature représente pour ce romantique un espace privilégié du bonheur. Cette relation tendre et familière avec la nature peut se remarquer déjà avec le choix de la périphrase « ces sauvages amis » (v. 7) pour désigner tout ce qui l’entoure. Le poète, pressé par le malheur et le passage du temps, trouve un pouvoir consolateur dans l’observation du paysage. Les vers 7 et 8 rappellent sans doute que la nature est éternelle (« l’antique murmure ») et fidèle à elle-même : au travers d’elle le poète renoue avec son passé, comme le montre le choix d’un verbe au passé composé : « […] l’antique murmure/A bercé mes beaux jours » (v. 7-8). Mais cette nature fami-lière, aimée et amie, est aussi et surtout le témoin de ses amours passées. Le poète se plaît à souligner le lien étroit entre le cadre de la forêt et sa bien-aimée, constamment évoquée et jamais nommée. Quelques mots suffisent à dire sa présence et le bonheur passé : « ces pas argentins » (v. 2), « son bras » (v. 4), « causeries » (v. 3), « ma maîtresse » (v. 11). La célé-bration de la forêt prend tout son sens dans la

mesure où elle témoigne encore pour le poète de la présence de la femme aimée : « le sable muet » (v. 2) maintenant fait ressurgir le souvenir du bruit de ses pas (« Et ces pas argentins… », v. 2) ; les « sentiers » (v. 3) évoquent leurs promenades passées, comme le montre l’admirable hypallage (« ces sentiers amou-reux, remplis de causeries », v. 3). Ainsi, le poète, en revenant sur les lieux de l’amour perdu, retrouve plus que le « souvenir », il retrouve sa jeunesse et comme l’essence même de ce passé heureux.

SynthèseLe poète cherche l’amour perdu au travers du pèle-rinage sentimental qu’il opère : il nous le fait parta-ger grâce à son discours empreint d’émotions, et qui détaille les différentes étapes de sa promenade sentimentale. Le poète retrouve l’amour perdu grâce à la nature qui l’environne. Il retrouve dans ses pay-sages familiers les traces de sa jeunesse et du bon-heur sentimental passé.

GRAMMAIRE

Le déterminant démonstratif « ces » appartient à la catégorie des déictiques, termes qui renvoient à une situation de communication bien donnée : ici, le poète désigne à ses amis le paysage qu’il a sous les yeux. Le choix de ce terme, comme celui de l’écri-ture au présent, contribue donc à donner au lecteur l’illusion de vivre ou partager avec le poète ces moments de retrouvailles.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ On peut demander aux élèves de comparer et d’opposer le sonnet de Ronsard (p. 257) et le poème de Musset en leur demandant de comparer la place du « moi », les références personnelles, la place de la bien-aimée, la place et l’utilisation de la nature. On pourra ainsi leur faire mieux percevoir le glissement avec les romantiques, vers une poésie plus person-nelle, ancrée dans un vécu bien réel. On montrera la place importante des souvenirs réels chez Musset. On leur fera remarquer la relation privilégiée établie avec la Nature, confidente et amie pour Musset, alors, qu’elle est pour Ronsard un motif décoratif qui permet d’illustrer la détresse du poète.

➤ On peut également se plonger avec profit dans la thématique de l’amour perdu chez les romantiques en comparant par exemple ce poème avec « Le Lac » de Lamartine et « Tristesse d’Olympio » de Victor Hugo dans Les Rayons et les Ombres (1840). Sur ce court corpus, il est possible de faire réfléchir les élèves sur des questions transversales, qui per-mettront de consolider la maîtrise de la technique de la question d’ensemble : le thème du pèlerinage sentimental (qui revient ? où ? dans quelles circons-

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tances ?) ; le lyrisme élégiaque ; la place et la repré-sentation de la nature.

Le Lac (extrait)Ô lac ! rochers muets ! grottes ! forêt obscure ! Vous, que le temps épargne ou qu’il peut rajeunir, Gardez de cette nuit, gardez, belle nature, Au moins le souvenir !

Qu’il soit dans ton repos, qu’il soit dans tes orages, Beau lac, et dans l’aspect de tes riants coteaux, Et dans ces noirs sapins, et dans ces rocs sauvages Qui pendent sur tes eaux.

Qu’il soit dans le zéphyr qui frémit et qui passe, Dans les bruits de tes bords par tes bords répétés, Dans l’astre au front d’argent qui blanchit ta surface De ses molles clartés.

Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire, Que les parfums légers de ton air embaumé, Que tout ce qu’on entend, l’on voit ou l’on respire, Tout dise : Ils ont aimé !

Tristesse d’Olympio (extrait)Les champs n’étaient point noirs, les cieux n’étaient pas mornes.Non, le jour rayonnait dans un azur sans bornesSur la terre étendu,L’air était plein d’encens et les prés de verduresQuand il revit ces lieux où par tant de blessuresSon cœur s’est répandu !L’automne souriait ; les coteaux vers la plainePenchaient leurs bois charmants qui jaunissaient à peine ;Le ciel était doré ;Et les oiseaux, tournés vers celui que tout nomme,Disant peut-être à Dieu quelque chose de l’homme,Chantaient leur chant sacré !Il voulut tout revoir, l’étang près de la source,La masure où l’aumône avait vidé leur bourse,Le vieux frêne plié,Les retraites d’amour au fond des bois perdues,L’arbre où dans les baisers leurs âmes confonduesAvaient tout oublié !Il chercha le jardin, la maison isolée,La grille d’où l’œil plonge en une oblique allée,Les vergers en talus.Pâle, il marchait. – Au bruit de son pas grave et sombre,Il voyait à chaque arbre, hélas ! se dresser l’ombreDes jours qui ne sont plus ![…]

Texte 4 – Victor Hugo, « Elle était déchaussée… », Les Contemplations (1856) p. 259

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un lyrisme singulier. – Observer le lien entre le cadre et la femme aimée.

– Étudier la place du vécu personnel dans la poésie romantique.

LECTURE ANALYTIQUE

Un récit de rencontre bucolique

Le poète s’emploie ici à évoquer, plus qu’il ne le décrit, le cadre bucolique de la rencontre. Les expressions « les joncs » (v. 2), « la rive » (v. 9), « l’eau » (v. 13), « les grands roseaux verts » (v. 14) dessinent, en le stylisant, un milieu aquatique qui met en valeur la jeune fille croisée, comme pourrait l’être une nymphe. Le discours du jeune homme suggère d’autres éléments descriptifs : « les champs » (v. 4), « les arbres profond » (v. 8) et des-sine en contrepoint un milieu plus vaste, dont l’éten-due est soulignée par l’emploi des pluriels. Ce cadre naturel sert d’écrin à une rencontre qui consiste essentiellement en un jeu croisé de regards : au coup d’œil rapide du jeune homme qui aperçoit la belle inconnue (« je crus voir », v. 3) répond l’intensité du regard redoublé de l’inconnue : « Elle me regarda » (v. 5) mis en valeur en début de vers, et repris quelques vers plus loin : « Elle me regarda pour la seconde fois » (v. 10). Le poème se conclut sur une dernière vision au vers 14 : « je vis venir à moi… » où l’on remarque l’allitération en [f] et [v] consonnes fri-catives qui produisent comme un doux son de frotte-ment, celui des pas de la jeune fille. Le champ lexical du regard contribue donc à mettre en valeur la fasci-nation réciproque entre les deux jeunes gens, pour-tant parfaitement étrangers l’un à l’autre. Cette séduction immédiate est formalisée par les invita-tions que le poète adresse à la charmante inconnue. La première invitation « veux-tu t’en venir dans les champs » (v. 4) est ainsi reprise et prolongée par la deuxième : « veux-tu nous en aller sous les arbres profonds ? » (v. 8). Si la première invitation peut paraître ambiguë, la deuxième apparaît clairement comme une invitation amoureuse, comme le marque la proposition incise : « c’est le mois où l’on s’aime » (v. 7). La nature est donc à nouveau une amie et complice de l’amour, comme on a pu l’observer dans le texte de Musset, même s’il s’agit surtout ici d’amours éphémères. On peut remarquer la simpli-cité familière des questions rapportées par le poète : la poésie est au ras de la prose et introduit des élé-ments du langage courant, en une rupture caracté-ristique de l’esprit de liberté du Romantisme.

Un lyrisme simple et familier

Le poète reprend et renouvelle ici singulièrement les formes du lyrisme amoureux. Le poème régulier est d’une forme simple : trois quatrains d’alexandrins à rimes croisées. Mais il met en œuvre des procédés qui le rapprochent de la chanson populaire. On peut nommer d’abord les répétitions nombreuses, à commencer par la répétition du pronom « elle » mis en valeur par sa position souvent en début de vers, ou bien au vers 1 au début de chaque hémistiche. Il faut souligner aussi l’usage du mot « regard », répété

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comme en une dérivation au vers 5 « elle me regarda de ce regard suprême », la reprise de l’adjectif « belle » (« la belle folâtre », v. 11 ; « la belle fille », v. 15), celle de l’adverbe exclamatif « comme » (v. 13). Tout ce réseau de répétitions contribue à la simplicité du poème tout comme à sa musicalité. Cette chanson simple permet de célébrer la simple beauté de la jeune fille. Le poète se plaît à souligner la simplicité naturelle et sans apprêt de la jeune inconnue : « déchaussée », « décoiffée » (remar-quons au passage l’écho sonore créé par la rime intérieure dans ce vers 1), « les pieds nus » (v. 2). Cette charmante inconnue est donc « Dans le simple appareil/D’une beauté qu’on vient d’arracher au sommeil », si l’on peut risquer la comparaison. La description ne va pas ici sans une pointe d’érotisme, comme le suggère l’insistance sur les pieds : « les pieds nus ». On peut penser ici au trouble de Frédé-ric Moreau à la seule vue de la cheville de Madame Arnoux dans L’Éducation sentimentale. Les deux derniers vers du poème résument tous les éléments du charme séducteur de l’inconnue : sa beauté natu-relle, avec « ses cheveux dans les yeux », sa gaieté, avec « heureuse » (v. 15) et « riant » (v. 16) et son caractère libre et farouche, avec « effarée et sau-vage » (v. 15). Cette jeune fille, sans doute plus fan-tasmée que réelle, paraît libre, affranchie de toutes les conventions mondaines et accepte sans détour l’invitation sensuelle qui lui est adressée. Le poète se remémore ce moment de bonheur avec une émotion poignante, qui contribue pour beaucoup au lyrisme du texte : la double exclamation, aux vers 12 et 13, ponctuée par une interjection (« oh ») contribue à restituer ce moment magique où la belle inconnue retient encore sa réponse. L’emploi de l’imparfait (« chantaient », v. 12 ; « caressait », v. 13) vise à fixer dans la durée ce moment éphémère.

SynthèseL’Aurore symbolise dans Les Contemplations le début heureux et insouciant de la vie. Les élèves peuvent donc travailler ici sur plusieurs thèmes : – la naissance de l’amour au travers du récit de

rencontre ; – la jeunesse et l’insouciance des protagonistes qui

s’affranchissent des conventions sociales ; – le printemps (« c’est le mois où l’on s’aime ») et

l’éclosion de la Nature en fête.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

L’objectif, dans cette première partie, est de justifier la dimension universelle du lyrisme. On peut privilé-gier pour cela plusieurs pistes :I. Le poète évoque une expérience commune en laquelle chacun peut se retrouver : les joies des pre-mières amours (« Elle était déchaussée »), l’éblouis-sement devant le regard de l’être aimé (« La Courbe

de tes yeux » d’Éluard). Chaque homme contient en lui tout l’homme (« chaque homme porte en lui la forme entière de l’humaine condition » écrivait déjà Montaigne dans ses Essais).II. Le poète met ses mots au service de ses senti-ments : « la poésie, ce sont des mots dans un ordre assemblés. » (Claude Roy). Cet art d’écrire lui per-met d’évoquer, mieux que tout autre, une expérience que nous avons faite mais que nous ne saurions aussi bien décrire. Il met des mots sur ce que nous éprouvons sans savoir ou pouvoir le dire : la beauté du corps aimé dans « L’union libre » mise en valeur au travers du jeu extraordinaire des images.III. Le poète agrandit notre expérience d’homme : au travers de lui, nous découvrons aussi des senti-ments que nous n’aurions jamais éprouvés. On pense à l’expérience insoutenable du deuil évoquée par Hugo dans Les Contemplations : « Pères, mères, dont l’âme a souffert ma souffrance,/Tout ce que j’éprouvais, l’avez-vous éprouvé ? » (« Oh, je fus comme fou… » in Les Contemplations)

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ Comparaison de textes

Ce récit de rencontre éphémère pourra être utile-ment mis en rapport et en opposition avec d’autres poèmes du xixe siècle, et notamment « À une pas-sante » de Baudelaire, dans Les Fleurs du Mal, et « Une allée du Luxembourg » de Nerval que nous vous proposons ici. On pourra étudier comment le motif de la rencontre se décline dans des cadres dif-férents et surtout comment le lyrisme élégiaque emprunte des formes différentes : la nostalgie tendre de Hugo, qui a pleinement vécu ce moment de bon-heur éphémère, devient lourde d’amertume et de regrets pour les poètes qui n’ont pas su retenir la charmante ou troublante inconnue :

Une allée du LuxembourgElle a passé, la jeune fille,Vive et preste comme un oiseau ;À la main une fleur qui brille,À la bouche un refrain nouveau.

C’est peut-être la seule au mondeDont le cœur au mien répondrait ;Qui venant dans ma nuit profonde,D’un seul regard l’éclaircirait !…

Mais non, – ma jeunesse est finie…Adieu, doux rayon qui m’as lui, –Parfum, jeune fille, harmonie…Le bonheur passait, – il a fui !

➤ Sujet d’invention

Le regard du poète contribue à embellir la réalité. Réécrivez ce récit de rencontre en vous mettant du point de vue de la charmante inconnue. Elle écrit à une de ses amies, et lui confie l’embarras qui a

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été le sien. Vous respecterez les données princi-pales du texte, mais vous n’hésiterez pas à en pro-longer et modifier la fin. Vous utiliserez le registre humoristique.

Texte 5 – Paul Éluard, « La Courbe de tes yeux… », Capitale de la douleur (1926) p. 260

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir le surréalisme en poésie. – Étudier la place et le rôle dévolu à la femme. – Étudier la place de l’image surréaliste.

LECTURE ANALYTIQUE

Une célébration de la femme aiméeLe poète reprend le genre traditionnel du blason pour célébrer à sa manière la beauté de la femme aimée et de son regard. La forme du poème est résolument moderne : il comprend trois quintils alternant assez librement alexandrin traditionnel (v. 1, 3, et 4) mais aussi octosyllabe (v. 2) et enfin décasyllabe. Le décasyllabe est dominant à partir du vers 5. Le mètre est choisi ici en fonction de son expressivité. Le poème repose sur une énumération de toutes les vertus du regard de la femme aimée : il évoque donc une litanie, à la manière de ces prières qui nomment tous les attributs de la divinité. Cette litanie débute par un constat : « la courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur » (v. 1) et se termine de la même manière au vers 15 sur le lien entre la vie du poète et le regard de la bien-aimée. On peut donc parler d’effet de clôture ou de circularité. À l’intérieur de cette construction circulaire, le motif du rond et du cercle, introduit d’emblée dans le poème, se décline au travers de toute une série de variantes. Dans le premier quintil, on note : « la courbe », « un rond », « auréole », « berceau ». Et plus discrète-ment, ce motif est toujours bien présent dans la deuxième strophe au travers de la feuille et du bateau : « feuilles de jour », « bateaux chargés du ciel et de la terre… ». On peut enfin le retrouver dans la troisième strophe au travers de l’image filée de la couvée : « éclos », « couvée », « paille ». Il s’agit là en fait de toute une série d’images, pour reprendre le terme cher aux surréalistes, qui détaillent les yeux de la femme aimée et leur beauté. La célébration de la femme aimée se voit au travers des valeurs posi-tives qui lui sont associées. Son charme suave d’abord : « un rond de danse et de douceur » (v. 2), mis en valeur par la discrète allitération en [s] ; son caractère protecteur ensuite : « berceau nocturne et sûr » (v. 3) ; enfin, sa candeur : « tes yeux purs » (v. 14).

L’expression de l’amour fouLe poète illustre ici la place particulière donnée à la femme aimée dans la mythologie surréaliste. Elle a d’abord un pouvoir ontologique : le regard de la femme aimée donne vie au poète. C’est au travers de son regard sur lui qu’il prend conscience de sa vie : admirable motif du miroir amoureux. Le poète le dit en des mots simples et forts : « Et si je ne sais plus tout ce que j’ai vécu/C’est que tes yeux ne m’ont pas toujours vu » (v. 4-5). On remarque ici la belle alliance sonore : [Vécu/vu], alliance de sons et de sens, ainsi que la subtile homophonie créée par l’allitération en [k], consonne occlusive. On remarque surtout que le poète bascule à ce moment de l’alexandrin au décasyllabe, qui devient alors mètre dominant dans le reste du poème. Le dernier vers exprime encore mieux, grâce à la métonymie du « sang », désignant la vie, cette énergie vitale que confère le seul regard de la femme aimée : « Et tout mon sang coule dans leurs regards » (v. 15). Mais la femme aimée donne aussi accès au monde. C’est par elle que le poète découvre la nature. Le poète n’a d’accès au monde qu’au travers du regard de la femme aimée. D’où l’explosion des images dans la strophe deux qui associent des réalités différentes : les larmes (« mousse de rosée », v. 6), les paupières (« ailes couvrant le monde de lumières », v. 8), les cils (« roseaux du vent », v. 7) sont ainsi successive-ment évoqués dans des images subtilement inso-lites qui mettent en relation la femme avec tous les éléments de la nature : terre, lumière, ciel. La méta-phore « bateaux chargés du ciel et de la terre » (v. 9) montre plus précisément combien la femme est pour le poète une médiatrice au travers de qui il découvre le monde et en prend possession. On remarquera, dans cette explosion d’images, le recours à la synesthésie : « sourires parfumés » (v. 7). Enfin, et plus encore, la femme est ici comme divinisée : elle atteint une dimension cosmique. Elle est en effet un être solaire, par qui le monde advient, comme le montre l’abondance des images de feu et de lumière associées aux yeux : « lumière » (v. 8), « ciel » (v. 9), « aurores » (v. 11), « astres » (v. 12). On peut ainsi lire les vers 11 et 12 comme une méta-phore filée de la naissance du monde grâce au regard de la femme aimée. Les yeux sont comme une matrice première qui donne vie à tout. Le rond, l’œuf, qui pourrait être une image de régression, est donc bien ici un symbole de vie. La femme est une créature céleste par qui le monde advient : le poète le dit en des mots simples et clairs : « Le monde entier dépend de tes yeux purs » (v. 14). La célébra-tion de la femme aimée dépasse donc celle de sa seule beauté puisqu’on découvre ici le pouvoir sacré que lui accordent les surréalistes : il s’agit bien d’un amour fou, pour reprendre le titre de l’essai d’André Breton.

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Parée de toutes les vertus, la femme aimée est une déesse accessible. L’amour est ici un élan vital, et non plus un signe de douleur ou de frustration, per-mettant de connaître et conquérir le monde.

GRAMMAIRE

Le texte ne repose que sur deux phrases. Chaque phrase contient un noyau principal (« la courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur », « le monde entier dépend de tes yeux purs »). Ce noyau est complété par toute une série de groupes nominaux apposés (vers 2 et 3 d’une part, vers 6 à 12 d’autre part) qui sont autant d’images décrivant les yeux de la femme aimée.

S’ENTRAÎNER À L’ÉPREUVE ORALE

Cette citation énonce clairement la valeur sacrée de l’amour et donc de la femme aimée. Les élèves peuvent y répondre de manière simple :I. L’amour est sacré parce qu’il est un signe ascen-dant : loin de se refermer sur lui et son couple, l’amant prend possession du monde grâce au regard de la femme aimée.II. L’amour est sacré parce qu’il donne vie au poète.III. L’amour est sacré et la femme est comme une déesse qui donne vie à toute chose.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ On peut conseiller aux élèves la lecture de L’Amour fou (1937) d’André Breton (surtout la lettre finale, écrite pour sa fille quand elle aura seize ans). Dans cette lettre, les élèves retrouveront à la fois l’éloge de la femme et celle de l’amour, puissance invincible : « […] laissez-moi penser que vous serez prête alors à incarner cette puissance éternelle de la femme, la seule devant laquelle je me sois jamais inclinée […] laissez-moi croire que ces mots : « l’amour fou » seront un jour seuls en rapport avec votre vertige » ; « je vous souhaite d’être follement aimée ».

➤ On peut aussi leur conseiller la lecture de Poésie ininterrompue (1956) de Paul Éluard, œuvre plus tar-dive, mais qui illustre parfaitement cette représenta-tion surréaliste d’un amour tremplin vers le monde et vers autrui.

➤ On peut enfin proposer aux élèves de travailler sur un corpus simple autour du motif du regard : le bla-son d’Éluard (Texte écho au Texte 5), le poème de Ronsard (Texte 2) et celui de Victor Hugo (Texte 3). Les élèves pourront prendre efficacement conscience de l’évolution du traitement du thème : le regard qui blesse à jamais (Ronsard) s’oppose ainsi au regard qui séduit et procure un bonheur éphémère (Hugo) ou éternel (Éluard). Le regard qui rejette le poète à sa

solitude parce qu’il se dérobe (Ronsard) s’oppose à celui qui nourrit l’énergie vitale du moi et lui permet de conquérir le monde (Éluard).

Texte Écho – Maurice Scève, « Le Front » (1536) p. 261

OBJECTIFS ET ENJEUX – Lire un modèle de blason. – Étudier la place et le rôle dévolu à la femme. – S’initier au commentaire comparé.

LECTURE ANALYTIQUE

L’organisation du poèmeCe blason a été composé dans un ensemble de cinq autres, dont « Le Sourcil » grâce auquel Maurice Scève gagna le concours de poésie organisé par Clément Marot. Le poète choisit ici de célébrer le front de la bien aimée, sans doute parce qu’il s’agit d’une partie noble du visage, qui désigne et recouvre le siège de l’intelligence, comme le montre le vers 12 « où tout engin et tout savoir abonde ». Ce front « large et haut » (v. 1), tel que l’illustre le détail de l’huile sur toile de Lucas Cranach, correspond à un des canons de la beauté féminine de la Renais-sance, au point qu’on l’épilait, pour qu’il soit davan-tage découvert. Le poème est ici rythmé par des procédés d’écriture forts. L’anaphore d’abord du mot « Front » au vers 1,11, 13, 15 et 17 auquel le poète s’adresse comme le marque l’apostrophe finale : « Ô front… ». Cette anaphore contribue à rythmer le poème par la régularité de ses occur-rences. L’absence de déterminant contribue à don-ner à cette partie du visage de la femme aimée comme une sorte de vie indépendante : il représente à lui seul toute la femme. Le poème repose par ail-leurs sur un procédé syntaxique : l’énumération de toutes ses caractéristiques. On remarque donc la présence de nombreux adjectifs mélioratifs qui lui sont associés, souvent par couples, notamment dans les premiers vers du blason : « large et haut », « patent et ouvert », « plat et uni », « clair et serein », mais aussi plus loin : « front élevé », « front révéré », « front apparent ». Tous ces adjectifs mélioratifs relèvent évidemment de l’éloge. Comme en une lita-nie, le poète célèbre toutes les vertus de cette partie noble du visage de sa bien-aimée. Le travail sur la versification contribue lui aussi à cette célébration. Le poète utilise très souvent ici un décasyllabe au rythme 4/6 qui permet d’isoler et de mettre en valeur l’apostrophe initiale comme au vers 1, 11, 13 et 15. Au vers 17, la rupture de ce rythme crée du coup un effet saisissant en mettant en valeur le groupe court initial « Ô Front ». Le travail sur les rimes est aussi riche de sens : « ouvert » (v. 1) et « couvert » (v. 2)

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forment ainsi une belle harmonie de sons et de sens puisqu’il s’agit de célébrer à la fois la hauteur du front et les cheveux qui le couronnent. Les mots « firmament » (v. 3) et « mouvement » (v. 4) quant à eux évoquent l’univers et suggèrent déjà un micro-cosme – tout comme l’intéressant décalage entre « œil » (v. 9) et « Soleil » (v. 10).

La célébration de la femme

Grâce à ce blason, le poète célèbre de nombreuses qualités de la femme aimée, outre sa beauté conven-tionnelle puisque correspondant aux stéréotypes d’époque. Le front apparaît ici comme le siège de la volonté, de l’intelligence et des passions. De la volonté d’abord : c’est bien ce que suggèrent les vers 4 à 6 marqués par une série d’enjambements. Le lexique employé, « gouverné » (v. 5), « vueil » (v. 6), souligne bien cette domination de la pensée sur le corps, on peut noter d’ailleurs ici la rime inté-ressante et riche de sens entre « corps » (v. 5) et « concors » (v. 6). Mais le front est aussi révélateur de l’intelligence de la femme aimée, ce que marquent plus particulièrement les mots « savoir » et « engin » au vers 12, encore renforcés par de déterminant indéfini « tout » redoublé. Le front décèle aussi le courage de la femme aimée comme on le voit au vers 14 (« comme celui qui ne craint rien ») et enfin, il est le siège des passions, comme semble le marquer le vers 15 : les sentiments y transparaissent comme le montre sans doute l’emploi à la rime des mots « lire » et « écrire ». Mais la femme n’est pas célébrée uniquement pour ses qualités humaines. En vrai humaniste et poète de la Renaissance, Scève se plaît aussi à souligner combien la beauté du corps humain peut être mise en relation avec celle de l’uni-vers tout entier : le front est donc « élevé sur cette sphère ronde » (v. 11) (la tête, évidemment !) il est un « firmament » (v. 3), enfin [il] « semble que là se lève le Soleil » (v. 10). Bref, la femme aimée est à elle seule un microcosme parfaitement reliée au macrocosme qui l’entoure. Elle est donc en tant que telle source de tout bonheur possible pour le poète comme le montre très clairement le vers final, qui fonctionne un peu comme la pointe du poème et qui allie en une remarquable antithèse « vie » et « mort » pour mon-trer le pouvoir de la femme aimée sur le poète.

Le blason, de Scève à Éluard

On remarque la continuité du genre du blason au travers du temps. Scève comme Éluard ont choisi de célébrer un élément du visage de la femme aimée. L’un comme l’autre utilisent une forme proche de la litanie : ils énumèrent toutes les vertus du regard ou du front de la bien-aimée. L’un comme l’autre mettent la beauté de cette femme avec l’uni-vers qui l’entoure même si l’intention d’Éluard est sans doute sensiblement différente. L’un et l’autre enfin soulignent le pouvoir de la femme aimée sur

eux, qui semble bien être un pouvoir de vie et de mort. Tous les deux s’adressent d’ailleurs à elle et les marques de sa présence sont sensibles grâce à l’emploi de la deuxième personne. Cette célébration témoigne donc de la ferveur de leur passion. L’écri-ture du blason est ici celle d’une déclaration : elle est un acte qui permet au poète de placer sa vie entre les mains de la femme aimée, comme le montre sin-gulièrement, dans le poème de Scève, l’admirable métaphore de la « table d’attente » (v. 17).

SynthèseLa question porte sur le renouvellement d’une forme ancienne. On s’attend donc à ce que les élèves interrogent les éléments modernes du blason d’Éluard : – l’utilisation d’images insolites ; – la forme versifiée du poème : mètres librement

choisis, absences de rimes au profit de jeu sur les sonorités ; – la célébration de la femme comme médiatrice qui

permet au poète de connaître le monde au travers du regard qu’elle pose sur lui ; – la célébration de la femme : sa sacralisation.

VOCABULAIRE

Le mot « engin » vient du latin ingenium, qui signifie « intelligence », « talent ». Dans le texte, il qualifie l’esprit de la femme aimée. Ce sens n’existe plus en français moderne, où le mot s’est spécialisé avec le sens de machine, dispositif. Mais on reconnaît cette racine latine dans d’autres termes, comme ingé-nieur, ou l’adjectif ingénieux.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ On peut évoquer avec les élèves le fondateur du genre du blason, Clément Marot et son célèbre bla-son érotique : « blason du beau tétin ». C’est l’occa-sion d’évoquer aussi le genre opposé, celui du contre-blason, qui est une évocation satirique d’un corps laid ou déformé. Parfois, les deux s’en-chaînent : au « blason du beau tétin » répond ainsi, dans l’œuvre de Clément Marot, le « blason du laid tétin ». Du Bellay joue avec ce genre, dans ses Regrets : le sonnet 91 proposé ici est une reprise parodique et inversée de tous les stéréotypes du pétrarquisme, concernant la beauté de la femme aimée :

Ô beaux cheveux d’argent mignonnement retors !Ô front crêpe et serein ! et vous, face dorée !Ô beaux yeux de cristal ! ô grand bouche honorée,Qui d’un large repli retrousses tes deux bords !

Ô belles dents d’ébène ! ô précieux trésors,Qui faites d’un seul ris tout mon âme énamourée !Ô gorge damasquine en cent plis figurés !Et vous, beaux grands tétins, dignes d’un si beau corps !

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Français 1re – Livre du professeur

Ô beaux ongles dorés ! ô main courte et grassette !Ô cuisse délicate ! et vous, jambe grossette,Et ce que je ne puis honnêtement nommer !

Ô beau corps transparent ! ô beaux membres de glace !Ô divines beautés ! pardonnez-moi, de grâce,Si pour être mortel, je ne vous ose aimer.

➤ On peut demander aux élèves de rechercher dans ce poème tous les compliments ironiques. Il serait intéressant de compléter cela par une re-cherche sur les canons de la beauté à la Renais-sance : l’observation du tableau de Lucas Cranach le jeune, dont le manuel a fourni ici un détail, don-nera des éléments utiles en proposant un certain idéal féminin : carnation claire, silhouette gracile aux seins à peine formés, lignes sinueuses, jeunes beau-tés accessoirisées avec des bijoux, des chapeaux, et de voiles transparents.

➤ On pourra aussi conseiller aux élèves de recher-cher et d’étudier le tableau de Cranach L’Ancien, Les Trois grâces, récemment acquis par le Louvre, au terme d’une vaste campagne de mécénat.

➤ On peut demander aux élèves d’écrire en quelques vers un contre-blason, qui réponde au bla-son de Maurice Scève, en gardant le même thème, le front.

➤ On peut aussi leur demander de s’interroger sur les limites ou les difficultés du genre : écrire un court article, à la manière d’une entrée de dictionnaire, qui présente le genre du blason en même temps qu’il le critique.

Texte 6 – Robert Desnos, « Non, l’amour n’est pas mort… », Corps et Biens (1930) p. 262

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un poème surréaliste atypique. – Étudier la place et la représentation de la femme. – Mesurer l’importance de la tradition poétique sur un poète résolument moderne.

LECTURE ANALYTIQUE

L’éloge de la femme aiméeCe poème est lyrique puisqu’il met en scène l’amour du poète pour la femme aimée, et plus générale-ment le sentiment d’amour malheureux. Le poète semble évoquer ici un amour passé comme le montre d’emblée le vers 1 qui, même s’il le récuse, introduit bien l’idée de la mort de l’amour avec la métaphore des « funérailles commencées. » En ce sens, le vers 1 repose sur une contradiction voire un paradoxe puisqu’il évoque la fin de l’amour en même temps qu’il la nie : « Non, l’amour n’est pas mort ».

L’expression au vers 5, « Tout passe », mise en valeur dans une phrase et un mètre courts confirme cette mort annoncée et redoutée de l’amour, et renoue avec le topos romantique de la fuite du temps ; tout comme au vers 7, le vocabulaire du souvenir semble traiter l’amour comme quelque chose de passé : le sentiment est comme exclu du présent : « Et si quelque jour tu t’en souviens ». L’hy-pothèse en « si » renforce le fait que cet amour est peu ou pas réalisé. Et cependant, cet amour passé et qui n’a même jamais été vraiment vécu, est reven-diqué ici pleinement par le poète, et dans sa douleur même. C’est ainsi qu’il faut relire le vers 1 comme une affirmation de la pérennité du sentiment amou-reux. C’est ainsi peut-être qu’il faut comprendre au vers 2 l’adresse au lecteur et le refus des facilités de l’amour : « Écoutez, j’en ai assez du pittoresque […] » C’est ainsi qu’il faut comprendre, enfin, au vers 3 la préférence affirmée de l’amour et de ses douleurs, dans un rythme ternaire, marquée par une antithèse riche de sens : « j’aime l’amour, sa ten-dresse et sa cruauté. » On remarque combien, dans cette célébration d’un amour mortel, dans tous les sens du terme, le poète prend ses distances par rapport à la mythologie surréaliste pour qui l’amour est don, communion et plénitude d’être. On peut souligner aussi qu’à ce moment, le discours du poète oscille du particulier au général : de sa situa-tion personnelle, clairement désignée au travers de l’emploi des déictiques au vers 1, mise en valeur d’ailleurs par la polysyndète (« ce cœur et ces yeux et cette bouche »), on passe bien à une représenta-tion plus universelle de l’amour au vers 3. La femme aimée devient progressivement l’incarnation de quelque chose qui la dépasse et le poète exalte, au-delà de la femme aimée, le seul sentiment amou-reux, comme le montre clairement au vers 8 l’apostrophe : « ô toi, forme et nom de mon amour. » Le poète sacrifie pourtant à la traditionnelle repré-sentation de la femme aimée, et dresse le portrait d’une Belle Insensible. Il s’adresse à elle plus parti-culièrement à partir du vers 7 grâce aux marques de la 2e personne : « Et si quelque jour tu te souviens », ce qui constitue une rupture de ton dans un poème qui semblait jusque-là plutôt adressé au lecteur. On peut relever au vers 8 l’apostrophe « ô toi », au vers 13 « À l’aube avant de te coucher » l’interven-tion dans l’intimité de cette femme, dont le poète se rapproche, et surtout aux vers 14 et 15 l’interpella-tion forte en anaphore : « dis-toi. ». À partir du vers 16, le dialogue fictif entre le poète et cette femme aimée est de plus en plus manifeste comme le marque l’entrelacement du « je » et du « tu » : « l’odeur de toi et celle de tes cheveux […] vivront en moi ». Le poète s’adresse donc à cette inconnue pour évoquer surtout sa beauté notamment à partir du vers 17 où commence l’éloge à proprement par-ler : « Tu seras belle et toujours désirable ». Dans ce

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 3

décasyllabe coupé en 4/6, une discrète allitération en [t] souligne cette beauté plus forte que la mort. Au verset 18, les expressions mélioratives « ton corps immortel » et « ton image étonnante » pro-longent cet éloge, tout comme la comparaison implicite, hyperbolique « parmi les merveilles perpé-tuelles de la vie et de l’éternité ».Le poète recourt aussi à des métaphores pré-cieuses : « Ta voix et son accent, ton regard et ses rayons » en un vers qui est presque un alexandrin, avec un rythme binaire et l’on peut imaginer au vers 20 (« l’odeur de toi et de tes cheveux ») une dis-crète allusion au poème de Baudelaire qui célèbre la beauté de la femme aimée au travers de sa cheve-lure. Mais cette femme si belle et tant aimée est bien évoquée ici comme insensible puisqu’elle ne répond pas à l’amour du poète. Desnos met ainsi en scène au vers 14, dans un vers si long qu’il évoque plutôt un verset, un futur où son amour serait reconnu (v. 14) : « je fus seul à t’aimer davantage et qu’il est dommage que tu ne l’aies pas connu. » Cette phrase longue hypothétique n’envisage un avenir que pour mieux annuler radicalement l’amour dans le présent.

Le renouvellement du lyrisme

Desnos nomme ses prédécesseurs, et leur rend hommage à partir du vers 15 où il évoque de manière très explicite deux poèmes : « Quand vous serez bien vieille » de Ronsard, et « Lorsque tu dormiras » de Baudelaire. Il en montre les ressemblances et en résume même le contenu : le regret tardif ou pos-thume des belles indifférentes : « Ronsard avant moi et Baudelaire ont chanté le regret des vieilles et des mortes. On peut se demander d’ailleurs si le vers 14 ne constitue pas une première allusion à Ronsard : le « fantôme familier » rappelle « je serai sous la terre un fantôme sans os » et Desnos développe le même thème du regret tardif : « Ronsard me célébrait du temps que j’étais belle » peut être mis en parallèle avec « je fus seul à t’aimer davantage et [qu’] il est dommage que tu ne l’aies pas connu ». Or, tout en rendant hommage à cette tradition, Desnos s’en démarque. Ce renversement est surtout sensible à partir des vers 16 et 17, un hexasyllabe et un déca-syllabe quasi réguliers : en opposition radicale à Ronsard surtout, le poète affirme ici avec vigueur la permanence de la beauté de la bien-aimée au-delà de la mort. Loin d’être diminuée, vieillie, elle ne connaîtra donc pas le déclin et le regret. L’opposi-tion est radicale avec l’argumentation de Ronsard et Baudelaire. Au contraire, l’être aimé paraît ici presque divinisé, « parmi les merveilles perpétuelles de la vie ». De plus, loin de chercher à s’appuyer sur sa célébrité poétique comme argument pour conquérir la belle indifférente, on découvre ici que c’est plutôt l’amour qui valorise le poète et fonde sa distinction : le poète pose ici avec force son nom

aux vers 22 et 24 et affirme, dans une formule remar-quable, mise en valeur par l’enjambement, que l’amour seul fait sa différence : « […] pour t’avoir connue et aimée/Les vaux bien ». Plus même encore, c’est la femme aimée qui rend le nom de celui qui l’a chantée éternel et non l’inverse. On se trouve donc ici face à une inversion du thème clas-sique du poète qui rend immortel le nom de la femme aimée puisque c’est elle qui rend immortel Desnos, comme le montrent les vers 24 et 25 : « Et qui ne veux pas attacher d’autre réputation à ma mémoire ».

SynthèseDesnos s’inscrit bien de manière explicite dans une tradition lyrique. Il reprend d’abord le lieu commun de la promenade sentimentale, évocatrice de l’amour perdu (cf. supra Texte 3 – Prolongements : Hugo, « Tristesse d’Olympio »). Entre les vers 7 et 13, le poète évoque une promenade qui semble célébrer les lieux de l’amour et une nature complice. Il énumère ainsi successivement une série de lieux aux vers 9, 10, 11, avec une accumulation de « ou »/ « ou bien » envisageant toutes les alternatives pos-sibles : « À l’heure où », « Un matin de printemps », « Un jour de pluie ». Le paysage est évoqué dans tous ses états : paysage urbain ou naturel, paysage diurne ou nocturne, « pluie » ou « soleil ». Mais il s’agit toujours d’écrins possibles à la beauté de la femme aimée. Le passage au nom propre au vers 11 « boulevard Malesherbes » s’inscrit sans doute dans un contexte plus personnel.

VOCABULAIRE

Le verbe « connaître » vient du latin classique cognoscere (de noscere avec le préfixe co). Le sens est fréquenter, étudier, mais le verbe a aussi pour sens avoir des relations charnelles. Ce sens s’est conservé en français, surtout dans la langue biblique (connaître une femme). On peut de demander si Desnos ne joue pas ici sur l’ambiguïté du terme, même si le recueil dans son ensemble paraît se réfé-rer à une femme plus imaginaire que réelle.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Dans cette première partie de la dissertation, les élèves doivent montrer comment la liberté d’inven-tion permet au poète d’être lui-même. Ils pourront d’abord montrer comment les poètes peuvent trou-ver leur liberté à l’intérieur de contraintes assumées et dépassées. Ainsi, les poètes romantiques bous-culent le vers classique, jouent avec ses limites pour le rénover : on pense en particulier à Hugo (« Elle était déchaussée ») introduisant dans le vers des éléments du langage familier, jouant avec la chan-son. Ils pourront ensuite montrer que cette liberté peut aller jusqu’à une totale révolution des formes et

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Français 1re – Livre du professeur

du langage : les images insolites des surréalistes, qui donnent à voir la réalité autrement ; le recours au vers libre voire au verset, en fonction de leur pouvoir expressif.

Texte 7 – André Breton, « L’Union libre », Clair de terre (1923) p. 264

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir un blason original. – Étudier la place et la représentation de la femme. – Apprécier l’importance de l’érotisme pour les surréalistes.

LECTURE ANALYTIQUE

Une célébration du corps

Le poème évoque un blason revisité, dans la mesure où c’est tout le corps de la femme aimée qui est célébré ici. Cette célébration est rythmée par l’ana-phore obsédante de « ma femme », marque d’amour et de possession à la fois. On peut déceler dans ce blason moderne une progression de haut en bas du vers 1 à 29 : de « la chevelure » « aux pieds », le regard du poète scrute le corps aimé. Puis, la deux-ième moitié du poème reprend la description pour s’attarder sur les éléments les plus sensuels du corps féminins : le « cou », « la gorge » le « ventre » « les hanches » les « fesses » le « sexe » - pour finir, de manière plus inattendue, sur les « yeux » peut-être parce qu’ils sont ce qu’il y a de plus intime, le miroir de l’âme. Là encore, on peut remarquer un mouvement de haut en bas, comme celui d’un regard qui se baisse, et d’autres anaphores s’intro-duisent ou plutôt prolongent l’anaphore initiale : « Ma femme au dos d’oiseau qui fuit vertical/Au dos de vif-argent/Au dos de lumière ». L’absence totale de ponctuation et le recours aux vers libres donnent un souffle lyrique à cette célébration. L’originalité du poème vient aussi des images, utilisées ici dans le plus pur respect de l’esthétique surréaliste : saisis-santes, elles rapprochent de manière arbitraire, au-delà de la raison, des réalités éloignées : « Ma femme aux épaules de champagne » « Ma femme aux tempes d’ardoise de toit de serre ». Certaines d’entre elles évoquent des synesthésies, rapproche-ment de sensations différentes, comme l’expression « Aux doigts de foin coupé » qui établit un lien entre le visuel et l’odorat. Ainsi défilent librement les images surréalistes, par association d’idées. Beau-coup d’entre elles mettent le corps de la femme aimée en relation avec les éléments de la nature. On retrouve ici la représentation de la femme médiatrice par qui le poète ébloui découvre le monde et en prend possession. Le vers 60, à valeur conclusive, rassemble des éléments présents dans tout le texte. La femme condense en elle-même les différents

éléments, les différentes formes de vie : le minéral (« ambre, pierre, ardoise, écume de mer, rubis, vif-argent, craie, grès, amiante… ») ; le végétal (« bois, foin, fênes, troènes, blé, moelle de sureau, orge, rose… »), l’animal (« loutre, souris, hirondelle, dau-phins, martre, oiseau, paon… »). Plus étonnamment, elle est même associée à des objets manufacturés, (« sablier, poupée, écluse, moulin, mouvements d’horlogerie, balance, hache… ») comme si le poète chantait au travers d’elle un inventaire du monde.

Un hymne au plaisir

Ce poème est bien un hymne à la femme aimée. Le leitmotiv, « Ma femme », lui confère une valeur musi-cale. Il est une litanie, comme une prière qui évoque tous les attributs de la divinité : la femme est ici divi-nisée, sacralisée, comme le montre clairement l’ex-pression « la langue d’hostie poignardée. ». Cette musicalité est encore renforcée par le travail expres-sif sur la longueur des vers, inégale, et par le jeu sur les sonorités : ainsi l’entrecroisement des [s] et des [z] aux vers 35 et 36 : « aux seins de spectre de la rose sous la rosée » ou le jeu sur la paronomase au vers 27 « ma femme aux mollets de moelle de sureau ». De plus, la beauté de la femme aimée est montrée dans toute sa diversité ; des images naissent, parfois contradictoires, certaines ren-voyant plutôt à la beauté tendre et ingénue (vers 11), d’autres au contraire évoquant une beauté violente ou farouche : « Au ventre de griffe géante/Aux hanches de lustre et de penne de flèche. » La femme parvient ainsi à réconcilier les contraires (comme le montre les lexiques qui s’opposent : eau/feu, vio-lence/douceur…) et devient source d’apaisement (vers 54 : « yeux d’eau pour boire en prison »). Des termes qui lui sont associés, on peut déduire tout un portrait : elle est innocente et pure (« hostie », « pou-pée »…) ; elle est précieuse, comme « l’ambre », « le champagne », l’« or » et le « rubis » ; elle est excep-tionnelle et rare… comme le montre le recours à des termes rares ou des néologismes (« calfats » « sca-lares » « placer »). Mais cet hymne permet surtout à l’amant ébloui de célébrer crûment l’érotisme, loin de toute censure morale. Les surréalistes célèbrent Éros, s’appuyant sur l’œuvre de Freud pour montrer que l’érotisme est un moyen d’émanciper l’homme et de parvenir à son épanouissement. L’érotisme du poème se mesure ici à la célébration franche jusqu’à la provocation des parties du corps féminin les moins nommées, les plus intimes : « seins », « sexe », « ventre ». L’érotisme est dû aussi à l’évo-cation d’un corps qui enchante parce qu’il flatte tous les sens : la vue, bien sûr (la fermeté de la nuque au vers 42, les cuisses fuselés au vers 25, les yeux pro-fonds « aux yeux de savane » au vers 57) ; mais aussi le toucher (vers 20, « Aux aisselles de martre et de fênes » ; vers 45, « Aux hanches de lustre et de pennes de flèche » ; vers 48-49, les fesses fermes et

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 3

douces), l’odorat (vers 1, chevelure odorante ; vers 19, « aux doigts de foin coupé ») le goût même (vers 42-43 ou vers 59). Cette provocation est d’ail-leurs sensible dès le titre même : « L’Union libre ».

SynthèseCe poème témoigne de l’audace des surréalistes et de la révolution qu’ils opèrent dans le traitement de thèmes traditionnels : – audace du style d’abord : la versification, les

images insolites qui bousculent les stéréotypes et invitent à voir la réalité autrement ; – audace des thèmes : la célébration ouverte de

l’érotisme, considéré comme un point de départ pour l’émancipation de l’homme, et son épanouisse-ment, loin des conventions imposées par une morale de petit bourgeois, loin de la pudibonderie d’époque.

VOCABULAIRE

Le mot « glaïeul » vient du latin gladiolus qui signifie « courte épée », sans doute par référence à la forme fine et élancée de la fleur. Le terme, plutôt inattendu dans l’association où il est placé ici (« au sexe de glaïeul »), sauf à y voir une analogie olfactive, est aussi sans doute un moyen pour le poète de souli-gner la beauté farouche de sa bien-aimée, que d’autres termes suggèrent, comme les « pennes de flèche » par exemple.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Le sujet propose en lui-même déjà un certain nombre de critères clairement énoncés : – la variété du genre du blason : célébrer une partie

du corps de la femme aimée ou tout son corps, célé-bration physique induisant une célébration morale ; – la richesse des procédés au service de la célébra-

tion : énumérations, anaphores, images, hyperboles ; – le renouvellement dans le temps : vers un blason

de plus en plus surprenant (les images surréalistes), vers une esthétique du genre au service d’une éthique (la femme et l’amour fou, la femme comme tremplin vers le monde et autrui).Mais, s’agissant d’une écriture d’invention, on accordera aussi une grande importance à la préci-sion et justesse de la langue ainsi qu’à la mise en place claire de la situation d’énonciation (un énon-ciateur, une préface, réhabiliter le genre du blason).On pourra aussi valoriser l’effort fait par des élèves pour inclure d’autres blasons que les trois proposés dans le manuel.

PISTES COMPLÉMENTAIRES

➤ On invitera les élèves à parcourir notamment le premier Manifeste du surréalisme (1924), soit un an après Clair de terre, dans lequel Breton évoque la

naissance du mouvement et propose la définition rappelée dans le contexte. On relira avec profit avec eux les pages consacrées à l’image surréaliste. Breton revient ici sur la définition de l’image propo-sée par Pierre Reverdy, dans la revue Nord-Sud, mars 1918 (note de l’auteur) : « L’image est une création pure de l’esprit. Elle ne peut naître d’une comparaison mais du rapprochement de deux réali-tés plus ou moins éloignées ». Mais méditant sur ces mots, Breton affirme ce qui fait la caractéristique même de l’image : elle n’est pas un rapprochement volontaire mais bien la mise en forme d’une fulgu-rance, la découverte fortuite d’un lien profond entre des réalités différentes, effet de l’activité surréaliste.

➤ S’entraîner à l’oral

On pourra proposer d’autres questions pour aborder ce poème :Pourquoi ce poème est-il révélateur du surréa-lisme d’André Breton ?1. Un poème révolutionnaire par son esthétique.2. Au service d’une révolution éthique : la morale de l’amour et du plaisir célébrée par les surréalistes.Pourquoi ce poème fait-il penser à une prière ?1. Parce qu’il s’adresse à une femme déesse qu’il célèbre dans tous ses attributs.2. Parce qu’il met en valeur sa beauté cosmique : un corps vibrant au rythme de l’univers.

Dossier Histoire des arts – Le Surréalisme dans les arts p. 266

I. Comparer les sculptures surréalistesEn 1936, chez Charles Ratton à Paris, a lieu la pre-mière exposition qui s’inscrit dans une réflexion de Breton exposée dans « Crise de l’objet », l’ambition surréaliste de détourner les objets de l’usage et de la nécessité et de faire émerger des « champs de force » par les rapprochements fortuits. Il classe ces objets en catégories, comme « objets naturels, objets per-turbés, objets américains, objets océaniens, objets mathématiques », qui renvoient aux ready-made de Duchamp ou aux objets des peuples natifs amérin-diens ou océaniens, prisés par les surréalistes. Les sculptures surréalistes présentées ici proposent des collages de fragments de formes naturelles ou d’ob-jets. Ils signent une désublimation de l’art par une absence de volonté de montrer une maîtrise artis-tique. En revanche ces collisions sont souvent le reflet de tensions entre l’art et la politique.Le Loup-table, imaginé d’abord en peinture par Victor Brauner en 1939, est réalisé en sculpture pour l’Exposition internationale du Surréalisme de Paris en 1947. Il combine le ready-made (la table fabri-quée en série) avec l’objet trouvé (le renard natura-lisé). La fourrure du Loup-table, titre qui évoque le mot « redoutable », symbolise à la fois la chaleur et

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Français 1re – Livre du professeur

la mort. André Breton a interprété cette œuvre comme un signe prémonitoire de la Seconde Guerre mondiale : « Victor Brauner seul alors a tablé sur la peur, et il l’a fait au moyen de la table que l’on sait… Cette période de son œuvre nous apporte le témoi-gnage incontestablement le plus lucide de cette époque, elle seule est toute appréhension du temps qui va venir » (Le Surréalisme et la peinture, 1946). Table de Giacometti conçue pour être un meuble, repose sur l’association étrange d’objets qui s’y trouvent réunis : la main coupée, la tête de femme en partie voilée et dont le voile se poursuit dans le vide évoquent, par métonymie, un corps absent. Le curieux polyèdre, en équilibre instable sur le bord gauche de la table, contraste avec les autres élé-ments figuratifs de la sculpture et ajoute du mystère. Pour le spectateur c’est une impression d’inquié-tante étrangeté qui se dégage de ces sculptures.

II. Décrypter un tableau surréaliste

Dans son tableau intitulé Le Modèle rouge, Magritte peint de façon illusionniste les formes figurées : les planches de la palissade sont soigneusement imi-tées, le bout des pieds et le montant des bottines également. La dimension fantastique de ce tableau vient du basculement que créent ces chaussures-pieds par contraste avec une technique sagement réaliste. L’image en soi est intrigante. Elle joue sur l’ambiguïté et la métonymie entre la peau et le cuir, entre le chaussant et le chaussé. Ces objets placés sur un sol caillouteux nous inspirent deux sensa-tions : côté chaussure la protection, côté pied la douleur, sans cesse nous sommes entre deux idées possibles. Les interrogations sont nombreuses. S’agit-il d’une nature morte, tels Les Godillots de Van Gogh ? René Magritte développe le dépayse-ment en associant les éléments les plus simples de l’existence quotidienne sur une même toile sans que leur union provoque quelque chose de reconnais-sable mais plutôt quelque chose d’étrange. Il appelle cela des « affinités électives ». Comme d’autres artistes surréalistes, il nous déroute encore un peu plus avec le titre. Quel rapport y a-t-il avec ce que nous voyons ? Point de rouge dans la toile. Y a-t-il une référence au conte d’Andersen les souliers rouges, que la jeune fille ne peut plus retirer et qui finissent par ne faire qu’un avec ses pieds ? Étran-geté et mystère proviennent non pas de l’exposition d’éléments exogènes, mais du mélange de réalités inexpliquées.

III. Comparer une gravure et un collage surréaliste

Pendant l’été 1933, Max Ernst crée les 184 collages qui constituent Une semaine de bonté. Il puise son inspiration dans l’imagerie populaire : revues de mode, démonstrations scientifiques ou illustrations de romans du xixe siècle. Découpant minutieuse-ment les motifs qui l’intéressent, il les assemble,

portant sa technique de collage à un degré de per-fection incomparable. Une semaine de bonté est le troisième roman-collage de Max Ernst. Celui-ci avait à l’origine prévu de le publier en sept cahiers, un cahier pour un jour de la semaine. Le choix du titre fait allusion à l’association d’entraide « La semaine de la bonté » fondée en 1927 pour promouvoir l’ac-tion sociale. Paris avait été envahi d’affiches de l’or-ganisation sollicitant le concours de chacun. Le succès des quatre premiers cahiers étant décevant, les trois derniers seront regroupés en un pour former le cinquième cahier. Les livrets parurent entre avril et décembre 1934, chacun étant relié dans une cou-leur différente : violet, vert, rouge, bleu et jaune. À la différence du collage cubiste consacré à la seule recherche plastique, et des photomontages poli-tiques du dadaïsme, le collage surréaliste suggère de nouvelles associations visuelles, poétiques et oniriques.

IV. Comprendre le cinéma surréaliste

Thierry Jousse : « L’Âge d’or est une splendide exploration des pouvoirs du négatif, entendu en son sens photographique et dialectique. Si le cinéma, en termes chimiques, procède d’une métaphore du négatif en positif, d’un point de vue philosophique il en va de même pour les films de Buñuel, fondés sur le renversement permanent des valeurs et du sens. […] C’est encore par ce travail du négatif que l’exal-tation de l’amour fou évite toute forme de sacralisa-tion, comme chez André Breton. C’est enfin peut-être pour cette raison profonde que L’Âge d’or demeure l’un des grands scandales de l’histoire du cinéma. » Ce premier film parlant de Buñuel est un hymne à l’amour fou comme force subversive capable de détruire la morale bourgeoise. C’est aussi une violente attaque contre l’Église, l’armée et la famille. Dans la brochure de présentation lors des premières projections du film, Salvador Dalí écrivait : « Mon idée générale en écrivant avec Buñuel le scé-nario de L’Âge d’or a été de présenter la ligne droite et pure de “conduite” d’un être qui poursuit l’amour à travers les ignobles idéaux humanitaire, patrio-tique et autres misérables mécanismes de la réa-lité. » (Revue-programme du Studio 28, reproduit en fac-similé dans L’Âge d’or, correspondance Luis Buñuel – Charles de Noailles – Les Cahiers du Musée national d’Art moderne, 1993). Pourtant leur collaboration s’arrêta après quelques jours pour incompatibilité. Le film serait ainsi à l’image d’un immense « cadavre exquis », au cours duquel se succèdent six séquences n’ayant rien en commun sinon un détail qui permet l’enchaînement.

Synthèse

Le surréaliste, poète ou peintre, est avant tout un créateur d’images : « Le vice appelé Surréalisme est l’emploi déréglé et passionnel du stupéfiant image »

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 3

(Aragon, Le Paysan de Paris). Le rapprochement de deux réalités les plus éloignées possible crée un choc visuel, seul l’œil « à l’état sauvage » est en capacité de le recevoir. « L’œil existe à l’état sau-vage », ainsi débute l’ouvrage d’André Breton, Le Surréalisme et la Peinture. Cet appel au renouvelle-ment de la sensibilité entend également ouvrir aux arts primitifs essentiellement amérindiens pour les surréalistes. Le collage et les techniques qui prennent en compte le hasard et l’automatisme favorisent ces collisions de réalités et l’émergence du « stupéfiant image ».

Œuvre intégrale • Étude d’ensemble – Guillaume Apollinaire, Alcools (1913) p. 270

CONTEXTE DE L’ŒUVRE

Un auteur cosmopolite et passionnéNous nous tenons ici aux éléments biographiques qui sont pris dans le champ de gravitation d’Alcools (1913) : – un mal-aimé : la femme apparaît dans Alcools

comme l’instigatrice du malheur et comme l’inspira-trice du poème. La première figure féminine est celle de la mère, coupable d’avoir livré son fils aux peines d’une vie d’errance et de labeur. Les figures fémi-nines qui traversent le recueil inspirent toujours des sentiments douloureux. Apollinaire a tout particuliè-rement aimé deux jeunes femmes : il rencontre en 1901 Annie Playden, la gouvernante anglaise d’une famille rhénane où il a été reçu comme précepteur, puis en 1907 le peintre Marie Laurencin. Toutes deux l’ont éconduit, et ces épisodes amoureux ont inspiré des cycles poétiques ou présidé à des périodes de création intenses ; – un homme de lettres : Apollinaire a assimilé l’hé-

ritage des poètes du xixe siècle et notamment celui des romantiques et des symbolistes : Verlaine, Rim-baud, Mallarmé. Il prend part aux soirées qu’orga-nise une revue littéraire, rencontre de nombreux hommes de lettres, comme Jarry, ou André Salmon, avec qui il fonde sa propre revue littéraire. De nom-breux poèmes d’Alcools évoquent ces amitiés, par

leur dédicace ou par leur sujet (par exemple, « Poème lu au mariage d’André Salmon »). Son recueil de nouvelles L’Hérésiarque et compagnie fait partie des œuvres retenues pour l’attribution du Prix Goncourt en 1910. À partir de 1912, il est considéré par de nombreux jeunes auteurs comme leur maître : Cendrars ou Breton, par exemple, le rencontrent régulièrement ; – un critique d’art : à partir de 1904, il fréquente de

nombreux peintres, comme Picasso, Vlaminck, Braque, Matisse, Duchamp. Il s’engage en faveur du cubisme en 1910, et, le premier, fait l’éloge de Picasso dans la presse. Dans Alcools, le poème « Les Fiançailles » scelle cette amitié. Il publie en 1913 des chroniques d’art, les Méditations esthé-tiques, où il établit un parallèle entre Picasso et lui, et précise que tous deux ont cherché à explorer des voies artistiques nouvelles.

PARCOURS DE LECTURE

La numérotation correspond à la place relative occu-pée par les poèmes cités dans l’édition de « Clas-siques & Patrimoine » (Magnard) : il permet de saisir une trajectoire poétique. Le relevé présenté ici n’est pas exhaustif : le parcours adopté repose sur un choix.

Le thème de l’amour : une poésie sentimentaleNous avons rassemblé ces poèmes autour de trois catégories, correspondant à la présence ou à l’ab-sence des figures majeures que sont Annie et Marie. Quelques indications biographiques : – amour d’Annie Playden : 1901-1904 ; – amour de Marie Laurencin : 1907-1912 ; – les poèmes d’Alcools ont été composés

entre 1898 et 1913.

Le nom des femmes n’est jamais explicitement cité dans le recueil : il s’agit d’une reconstruction. Marie Laurencin et Annie Playden apparaîssent à travers des prénoms, qui sont le plus souvent ambigus : le prénom de « Marie », par exemple, constitue une référence religieuse ; il peut aussi désigner une jeune fille courtisée par Apollinaire en Belgique alors qu’il avait une vingtaine d’années.

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Français 1re – Livre du professeur

Poème Épisode amoureux évoqué (époque dans la vie du poète ;

lieu (x))

Éléments constituant le portrait physique, moral, social de la femme aimée

Émotions exprimées (joie, chagrin, etc.)

Figure féminine dominante : Annie Playden

3. « La Chanson du Mal-aimé »

Rupture avec Annie. Références aux deux voyages en Angleterre (novembre 1903 ; mai 1904). Un poème de l’errance géographique et historique : Londres, l’Allemagne, Paris ; associations (mer Rouge, Égypte, Constantinople).

Yeux, regards, carnation blanche, cicatrice au cou, beauté ; femme traîtresse, dangereuse ; souveraine ; prostituée ; représentations historiques et mythologiques (la « sœur-épouse de Pharaon, Pénélope, Sacontale, la femme de Mausole, Vénus, sirène).

Passage du bonheur au malheur ; souvenir tendre et regret, douleur ; sentiment de solitude.

7. « Annie » Composé entre les deux voyages en Angleterre. Texas.

Seule ; vêtements sans boutons ; mennonite.

Souvenir de l’amour perdu (?), cocasserie.

25. « L’Émigrant de Landor Road »

Nom de la rue où habitait Annie Playden.

« L’Émigrant » peut désigner le poète qui poursuit la femme aimée en Amérique.

Poème de fin d’amour. Mélancolie, tristesse. Cocasserie, tragique.

Rhénanes (période biographique : septembre 1901-mai 1902)Création d’un « paysage poétique et sentimental »

28. « Nuit rhénane »

Bords du Rhin. Sept femmes ; cheveux verts et longs ; blondes, regard immobile ; nattes repliées ; fées.

Envoûtement, désir et crainte.

29. « Mai » En barque sur le Rhin. Dames ; regard ; jolies ; ongles, paupières.

Sentiment douloureux : désir sans espoir, tristesse.

31. « Les Cloches »

Univers villageois, lieu de passage.

Amoureuse ; honteuse ; triste. Projection des sentiments du poète ?

32. « La Loreley » Bacharach. Loreley ; sorcière ; belle ; longs cheveux blonds ; yeux ; seule ; cœur douloureux ; désespérée ; pieuse, maléfique.

La Loreley, double féminin du poète peut-être.

8. « La Maison des morts »

Inspiration rhénane Morte ; aimante. Échec de l’amour. comique et tragique.

40. « Automne malade »

Inspiration rhénane Nixe (génie féminin des eaux dans les mythologies germaniques) ; cheveux verts ; naines ; indifférentes à l’amour.

Tristesse, solitude.

22. « La Tzigane » Inspiration rhénane Voix de la femme qui parle (discours narrativisé) ; main.

Fatalité : échec de l’amour.

24. « Automne » Inspiration rhénane Infidélité ; tristesse, malheur.

4. « Les Colchiques »

Inspiration rhénane Cernes, yeux, paupière. femme venimeuse.

« attraction morbide de l’amour » (op. cit.)

11. « Marizibill » inspiration rhénane ; Cologne ; rencontrée dans un quartier interlope.

Mignonne ; prostituée. Réalisme sordide. Échec de l’amour.

14. « La Blanche neige »

Entre un départ et des retrouvailles : peut-être entre deux voyages en Angleterre.

Absente. Amour, attente et désir.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 3

Poème Épisode amoureux évoqué (époque dans la vie du poète ;

lieu (x))

Éléments constituant le portrait physique, moral, social de la femme aimée

Émotions exprimées (joie, chagrin, etc.)

Figure féminine dominante : Marie Laurencin

1. « Zone » Enfance/âge adulte ; Chartres, Marseille, Paris(« tu as souffert de l’amour à vingt [Annie Playden] et à trente ans [Marie Laurencin] »)

Absence de référence explicite à la femme aimée : belles sténo-dactylographes ; femmes ensanglantées…Prostitution : laideur ; corps meurtris ; mensonge,cruauté.

Bonheur, souffrance,angoisse,solitude, honte.Tragique.

2. « Le Pont Mirabeau »

Paris ; fin de l’amour. Regards échangés. Déception, ton élégiaque.

13. « Marie » Marie Laurence, ou Mareye Dubois (Stavelot, 1899) : la « maclotte » est une danse de Belgique. Entre passé et avenir.

Cheveux crépus, mains-feuilles, cœur changeant.

Souvenir déchirant.

Autre référent/référent qu’on peut rattacher au cycle précédent en fonction des dates de publication

5. « Palais » Petits yeux tout ronds, cul de perle fine, belle, bien vêtue, jeune, mystérieuse, menaçante.

Veine comique.

15. « L’Adieu » Peut être relié aux Amours d’Annie.

Absente. Fin d’une liaison. Persistance du sentiment.

21. « Lul de Faltenin »

Prostitution Sirène ; langue ; bouche ; haleine fétide ; yeux ; prostituée.

Érotique. Échec de l’amour.

26. « Rosemonde »

Amsterdam, canal, quai. (Séjours d’Apollinaire en Hollande : 1905, 1906, 1908.)

Absente ; bouche fleurie ; réside dans une maison disposant d’un perron.

Sentiment de solitude. Échec de l’amour.

9. « Clotilde » Morte, ombre. Échec de l’amour. Mélancolie.

37. « Signe » Amantes d’antan ; épouse ; ombre fatale.

Douleur, Mélancolie.

39. « 1909 » Femme très belle : robe, bandeau, souliers épaule, bijoux (?) ; visage, yeux bleus, dents, lèvres, décolleté, coiffure, bras nus. Effrayante/femmes atroces : sang, cerveau.

Contemplation douloureuse, effroi.

On pourra remarquer que l’ordre de succession des poèmes ne correspond pas à l’ordre chronologique des événements : « Zone » et « Le Pont Mirabeau », par exemple, appartiennent à la période des amours de Marie Laurencin, mais précèdent, dans le recueil, la série des poèmes composés pendant la période des amours d’Annie Playden.Le lyrisme amoureux occupe une très grande place dans Alcools : Apollinaire pose souvent son regard sur les femmes. On remarque que l’analyse psy-chologique est réduite à fort peu de chose. C’est le corps qui est observé et découpé par la

métonymie. L’amour apparaît comme le sentiment douloureux qui inspire une première poésie dont les accents sont essentiellement élégiaques et tra-giques. À l’inspiration élégiaque se mêle souvent une dimension érotique, qui exhibe une sexualité provocatrice.Cette peinture de l’amour laisse cependant la place à une autre inspiration, qui signale un infléchisse-ment du lyrisme apollinarien. Dans « L’Émigrant de Landor Road », paru en 1905-1906, on observe un passage d’une énonciation à la première personne à une énonciation à la troisième personne. « Marie »

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Français 1re – Livre du professeur

mêle à la voix poétique les inflexions et le rythme d’une comptine. Dans les poèmes d’art poétique, qui datent de 1908, le poète se détourne de l’amour et de ses tourments, pour proclamer une nouvelle poésie dans laquelle le sujet lyrique se dissout. Ce lyrisme singulier pourra être étudié par exemple dans les poèmes suivants : – « Cortège » : poésie unanimiste ; le poète devient

le poumon qui souffle une parole de tous les âges et de tous les lieux ; – « Le Brasier » où le feu symbolise le sacrifice

consenti du « moi lyrique », et l’avènement d’une nouvelle instance lyrique, mythologique et cos-mique, qui réduit le poète au silence ; – « Les Fiançailles », long poème en neuf sections,

se présente comme la quête d’un moi qui prend concrétion dans la diversité des temps et des êtres.

Une forme poétique renouvelée : héritages et innovationsPour l’étude de l’inspiration et de l’héritage, on pourra s’intéresser, par exemple, aux poèmes sui-vants (pour les autres rapprochements, nous ren-voyons à la section « L’héritage symboliste », p. 270 du manuel de l’élève) : – influence du romantisme allemand : les « Rhé-

nanes », et plus généralement, les poèmes qui font référence à des légendes médiévales ; – influence romantique et parnassienne : « Clair de

lune », « L’Ermite », « Le Larron », « Merlin et la vieille femme » ; – influence de Lautréamont, Rimbaud : dans les

poèmes qui ménagent une place à la dissonance et au rire : « Palais », « La Maison des morts » ; – influence symboliste : « Palais », « Salomé »… où

Apollinaire prend toutefois ses distances avec le modèle qu’il reprend (dans « Palais », la vie « du cer-veau » devient un grotesque repas) ; – influence de Mallarmé : « Les Fiançailles », « Lul

de Faltenin »… ou le vers se libère, se brise.

• L’héritage, et la rupture avec l’héritage sont reven-diqués, par exemple, dans le « Poème lu au mariage d’André Salmon ».Pour former une vision d’ensemble des thèmes abordés, on pourra s’intéresser, par exemple, aux catégories et poèmes suivants : – mythes et légendes : on pourra considérer, pour

commencer, et en retrouvant ensuite dans le recueil les constellations auxquelles ils appartiennent, les poèmes suivants : « La Chanson du Mal-Aimé », qui comporte de très nombreuses références mytholo-giques ou légendaires (grecques, germaniques, orientales, chrétiennes), « L’Enchanteur pourris-sant » ; « La Tzigane » ; « La Loreley » ; « Le Lar-ron » ; « La Synagogue »… ; Apollinaire a également forgé des mythes en s’inspirant de figures exis-tantes, comme Orphée ;

– monde moderne : dans son Manifeste du futu-risme, en 1909, Apollinaire proclame son intention de chanter « les grandes foules agitées par le travail, le plaisir ou la révolte ; les ressacs multicolores et polyphoniques des révolutions dans les capitales modernes ; la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flai-rant l’horizon ; les locomotives aux grands poitrails, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes dont l’hélice a des claquements de dra-peau et des applaudissements de foules enthou-siastes » (passage cité par Henri Lemaître, dans La Poésie depuis Baudelaire, Armand Colin, 1965). Il fait référence, dans L’Esprit nouveau, en 1912, au cinéma, et prophétise une polyphonie mondiale. On pourra tout particulièrement étudier les poèmes sui-vants : « Zone », « La Chanson du Mal-Aimé », « Le Voyageur », « Les Fiançailles », « Le Pont Mirabeau » et « Vendémiaire » ; – errance : « Zone », « L’Émigrant de Landor

Road », « Le Voyageur », « Vendémiaire », « À la Santé », Les « Rhénanes » et les poèmes d’inspira-tion rhénane, « Le Larron » ; – création poétique : « L’Émigrant de Landor

Road » ; « Annie » ; « Les Fiançailles » (énoncent un art poétique et renoncent à l’inspiration amoureuse) ; « Poème lu au mariage d’André Salmon », « Le Bra-sier » (refus de l’ancienne poésie lyrique)…

Pour former une vision d’ensemble des formes poé-tiques et des types de vers, on pourra s’intéresser, par exemple, aux poèmes suivants : « Zone » (qui s’ouvre par un hiatus : « À la fin tu es las », dont le développement est fait de strophes qu’on peut nommer laisses, parce que la rime y résulte de l’as-sonance d’un même timbre plutôt que d’une identité de son) ; « L’Émigrant de Landor Road », qui mélange les mètres ; « À la Santé » (usage du dis-tique élégiaque, du vers impair) ; « Cortège » ; « Le Brasier » (quintil qui se métamorphose en alexandrin puis en vers libre) ; « Vendémiaire ». On pourra remarquer notamment l’absence de ponctuation, la prédominance de l’alexandrin et de l’octosyllabe, le recours à certaines formes strophiques privilégiées : la laisse assonancée et le quintil, l’alternance ou la succession dans le même poème de vers libres et de vers traditionnels. On pourra signaler la résur-gence de genres classiques comme la ballade ou l’idylle pastorale, renouvelée par l’enchevêtrement paradoxal des univers naturels et urbains, mais mise au service d’une réflexion traditionnelle sur l’amour et la mort. Il apparaît en définitive qu’Apollinaire

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 3

procède à un réagencement des formes tradition-nelles, plutôt qu’à l’invention de formes nouvelles.

RÉCEPTION, INTERPRÉTATION

L’écrit produit doit représenter les différentes voix présentes dans ce débat. Pour ce faire, il sera nécessaire de construire d’abord la figure de l’édi-teur, qui souhaite à la fois vanter l’ouvrage dont il admire les qualités, et assurer le succès financier de son entreprise ; et puis, il faudra veiller à montrer la diversité du public, qui a pour traits communs la jeu-nesse et une formation au sein des lycées : on attend donc une parole libre, volontiers provocatrice ou passionnément séduite. On attend des réfé-rences précises au recueil, et une connaissance des questions abordées en classe à l’occasion du traite-ment de l’objet d’étude « Écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours ».

• L’argumentation doit : – conduire à l’inventaire des souffrances exprimées

dans le recueil ; – examiner la pertinence et les limites de la lecture

autobiographique ; – percevoir la reconstruction poétique de la biogra-

phie comme la transmutation de l’émotion en har-monie, et l’innovation formelle comme une fixation esthétique et presque picturale de l’émotion. L’émo-tion se lit à travers le prisme d’une écriture qui saisit les miroitements ; – percevoir la mise à distance de l’émotion par le

comique ou le grotesque ; – mettre en avant le détour par des figures

mythiques, qui rappellent l’universalité des peines ; – examiner la polyphonie lyrique,

– qui confie l’expression de la douleur à la voix d’un autre moi-même (poésie de la confidence), – qui confie l’expression de la douleur à la voix

d’un autre sujet, – qui fait de la plainte une mélodie universelle,

émise par les êtres et les choses (unanimisme).

Les arguments avancés pourront opposer deux lec-tures, qui seront le reflet de la controverse présentée sous l’intertitre « Réception, interprétation ».

• Condamnation : – une vision résolument sombre qui ne conserve de

l’amour que sa puissance destructrice ; – un sujet érodé par plus de vingt siècles de lyrisme

amoureux ; – un ouvrage érudit où la diversité des références

nuit à l’expression sincère de la douleur amoureuse.

• Admiration : – peinture saisissante de l’état d’une âme amou-

reuse, où des références biographiques relient pro-fondément le poème à la vie ; – une érudition qui sait se fondre dans le tissu d’une

poésie amoureuse expressive et sincère pour don-ner toute sa puissance au chant poétique ; – un recueil qui renouvelle l’élégie amoureuse en la

déplaçant sur le théâtre du monde moderne, et qui ouvre ainsi de nouveaux horizons poétiques ; – une réflexion sur la dimension érotique du recueil :

mise à distance de la plainte élégiaque, ou autre visage de la plainte ; – une énonciation qui dédouble la voix poétique et

qui invite le lecteur à prêter sa voix au poète. Une technique poétique qui fait de la foule le porte-voix du poète orphique.

BIBLIOGRAPHIE

➤ Lectures autour des œuvres

– JoachiM du Bellay, Défense et illustration de la langue française.

– vicTor huGo, Préface des Contemplations. – andrÉ BreTon, L’Amour fou.

➤ Lectures critiques

– daniel MÉnaGer, Introduction à la vie littéraire du xvie siècle, Éditions Dunod.

– GÉrard durozoi eT Bernard lecherBonnier, Le surréalisme, collection « thèmes et textes », Éditions Larousse.

– Marcel adÉMa eT Michel dÉcaudin, Œuvres poétiques d’Apollinaire, Éditions Gallimard.

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Français 1re – Livre du professeur

Séquence 4

Le poète et la terre natale p. 272

Problématique : Quels sentiments expriment les poètes à travers l’image de l’exil ? Comment la nostalgie favorise-t-elle la création d’un univers poétique et son renouvellement à travers les siècles et les arts ?

Éclairages : Dans un parcours diachronique de l’Antiquité au xxe siècle, le groupement de textes et d’images invite à réfléchir sur la nostalgie du poète, éloigné de sa terre natale, qu’il soit parti en mission ou exilé politique. L’éloignement de la patrie entraîne l’expression constante du regret à travers le lyrisme souvent élégiaque. C’est l’occasion pour chaque poète ou artiste de célébrer le pays natal avec des accents aussi solennels qu’émouvants.

Texte 1 – Joachim Du Bellay, Les Regrets (1558) p. 272

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer les sentiments du poète, parti en mission en Italie aux côtés de son cousin.

– Confronter le village natal (Liré en Anjou) à la représentation de Rome dans le sonnet.

– Étudier un réseau d’images.

LECTURE ANALYTIQUE

Le voyage : Rome et le pays natal• La structure du sonnetLe sonnet obéit à une structure syntaxique et thé-matique rigoureuse.Le quatrain 1 évoque en une phrase exclamative deux figures mythologiques de voyageurs, Ulysse et Jason, à travers le thème du voyage, des aventures et du retour.Le quatrain 2 s’oppose à la strophe précédente par simple juxtaposition. On passe des figures héroïques au « je » du poète qui exprime avec sa propre sensi-bilité son désir de retour au pays natal. La strophe est composée d’une seule phrase interrogative.Les tercets 1 et 2 présentent un mouvement énu-mératif. Ils sont composés en effet d’un jeu de com-paraisons introduites par l’anaphore « plus que » (comparatif de supériorité) établissant une antithèse entre la Rome altière et la simplicité du village natal. Les rimes masculines caractérisent Rome, les rimes féminines renvoient à l’Anjou, par opposition.C’est un contraste très fort qui est établi entre l’Italie et la France, entre la célèbre Rome et un petit village d’Anjou, peu connu du public.

• Les références mythologiquesLes références mythologiques scandent la première strophe. Ulysse, roi d’Ithaque, héros d’une épopée grecque – L’Odyssée –, revenu dans sa patrie au bout de vingt ans, et Jason, chef thessalien de l’ex-pédition des Argonautes partis en quête de la Toison d’Or en Colchide, apparaissent comme deux figures célèbres de voyageurs revenus au pays.

Les deux héros antiques servent de modèles et de comparants, introduits par « comme », et ouvrent le sonnet à travers une maxime solennelle « Heureux qui ». Les bienfaits de l’aventure sont évoqués à tra-vers des termes positifs : « beau voyage » (v. 1), « plein d’usage et de raison » (v. 3). La notion de retour au pays est mise en valeur par l’alexandrin qui clôt le quatrain. Ces références, réunies dans une phrase exclamative, visent à magnifier le voyage accompagné d’un retour sur la terre natale et à intro-duire le sentiment de nostalgie qu’éprouve le poète.

• Des lieux en tensionLe poète confronte son pays natal à l’antique cité romaine par un jeu de comparaisons systématiques (« plus que »).Rome représente la magnificence par ses construc-tions (« palais », nom antéposé au vers 10) et les matériaux nobles (« marbre », v. 11) ; elle incarne l’orgueil et la distance : l’adjectif « audacieux » (v. 10), mis en valeur par la diérèse, personnifie les monuments (« front », v. 10) et souligne leur froideur.Par opposition, le village natal renvoie à la quiétude et à la douceur de vivre : – opposition syntaxique introduite par « plus que » ; – opposition lexicale : « palais front audacieux »

(v. 10) // « séjour [de] mes aïeux » (v. 9) ; « marbre dur » (v. 11) // « ardoise fine » (v. 11) ; « air marin » (v. 14) // « douceur angevine » (v. 14) ; – opposition sonore : jeu sur les rimes masculines/

féminines. Le poème se clôt sur l’évocation du pays natal (« douceur angevine », v. 14).La strophe 2 décrit la simplicité de l’existence rus-tique à travers des images de la vie quotidienne (« fumer la cheminée », v. 6) et l’intimité du lieu.

L’expression de la nostalgie• Les marques de la personneLe poète joue sur les marques de l’énonciation. Contrastant avec le premier quatrain (emploi de la 3e personne), le second prend des accents person-nels dès le vers 5 avec l’apparition du « je ». Le poète se projette dans la situation du voyageur antique rentrant au logis. Il évoque son propre

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village avec insistance dans l’emploi du possessif de la première personne (« mon petit village », v. 5 ; « ma pauvre maison », v. 7). Les tercets combinent à leur tour les marques de l’attachement au pays natal (« mes aïeux », v. 9 ; « mon Loir », v. 12 ; « mon petit Liré », v. 13) qui s’opposent aux déterminants à valeur généralisante (« des palais […] le front », v. 10).

• Le registre élégiaqueLe registre élégiaque domine dans le sonnet. L’atta-chement au pays natal est mis en valeur par l’évoca-tion d’une vie rustique faite de simplicité (« Fumer la cheminée », v. 6) et d’intimité (« le clos de ma pauvre maison », v. 7).Le regret de la terre natale s’exprime à travers le jeu d’oppositions (Rome/Anjou) soutenues par l’ana-phore (« plus que ») et les types de phrases : excla-mations exprimant l’envie (strophe 1) lors de l’évocation des grands voyageurs et interrogations (strophe 2) traduisant la nostalgie.

SynthèseLa nostalgie amène le poète à faire l’éloge de son pays natal au détriment de la célébrissime Rome. Le sonnet repose sur une série de contrastes entre la cité antique de Rome et le village natal de Liré en Anjou.Le second quatrain propose une vision simple, humble et modeste du pays natal à travers des évo-cations de la vie quotidienne. La nostalgie s’exprime à travers la double interrogation directe qui se fait insistante (« Quand », v. 5 ; « en quelle saison », v. 6).Les oppositions sont mises en valeur dans les ter-cets qui, unis par la syntaxe, déploient des compa-raisons systématiques (« plus que ») entre Rome la superbe et le modeste village de Liré. Tout oppose les deux lieux, qu’il s’agisse du lexique, de la syn-taxe et des sonorités (cf. question 3). Les éléments romains sont encadrés, voire enfermés par « le séjour qu’ont bâti mes aïeux » (v. 9) et « la douceur angevine » (v. 14) ; c’est le choix affectif qui l’emporte.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Il convient de s’interroger sur les moyens qui amènent un écrivain à compenser son isolement.On peut rappeler en préambule la nature de l’isole-ment et les circonstances, qu’il soit volontaire ou involontaire, imposé ou décidé.Il s’agit de montrer comment l’écriture permet de recréer un pays ou une région, de faire renaître un univers particulier ou de faire revivre les absents.Exemple de Du Bellay regrettant son Anjou natal et de Victor Hugo qui, en exil dans les îles anglo- normandes, fait revivre sa patrie et les images du passé.

Écho – Georges Brassens, Chansons (1969) p. 273

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la réécriture d’un poème de la Renaissance dans une autre forme artistique moderne : la chanson.

– Exploiter le thème de l’attachement au pays natal dans deux moyens d’expression différents.

LECTURE ANALYTIQUE

Du poème à la chanson• La figure d’UlysseLa chanson de Brassens reprend la figure mytholo-gique du héros grec en retenant tout d’abord le voyageur qui a parcouru le monde, comme le sug-gère le refrain (« beau voyage », v. 2 et 22). C’est aussi celui qui revient au pays natal, nourri d’aven-tures et d’expériences. Ce thème est présent lui aussi dans le refrain : « a retrouvé/Après maintes tra-versées/Le pays des vertes années », v. 5-7 et 25-27.

• Les emprunts du chanteur au poète de la RenaissanceLe titre, composé du premier hémistiche du poème, est commun aux deux textes qui s’ouvrent par la même formule : « Heureux qui comme Ulysse ».Le chanteur reprend le thème du voyageur à travers la figure d’Ulysse et du retour au pays natal. Il déve-loppe aussi une vision valorisante de la terre d’ori-gine à travers l’évocation d’éléments naturels (la chaleur, les paysages) et de valeurs telles que la liberté et l’amitié. Il confronte son pays à d’autres par le biais de la référence générale « ici/ailleurs » (v. 12), rappelant la comparaison entre l’Anjou et Rome.

• Des écarts par rapport au texte sourceC’est l’idée d’un retour authentique au pays natal qui est envisagée (« a retrouvé »). Cela constitue une source d’espoir. Le futur de détermination qui clôt la chanson (« On vivra bien content », v. 38) n’exprime pas la nostalgie, sentiment dominant chez le poète de la Renaissance, mais une promesse de bonheur.

• Une réécriture du poèmeÀ travers la reprise du thème du voyage et de la figure emblématique d’Ulysse, Brassens développe l’idée des épreuves subies (« malheurs », v. 32) et du retour heureux au pays natal. Il parvient à recréer l’image de la patrie à travers des sensations et des valeurs. Il recourt à des procédés tels que des ana-phores (« la liberté ») et des comparaisons entre les deux espaces (« ici »/« ailleurs », v. 12) pour célébrer son pays qui est nommé « Provence » (v. 19 et 20) ou « Camargue » (v. 39 et 40). L’attachement à la terre s’exprime aussi par les marques de la première personne dans des vers récurrents : – « Mon cheval ma Provence et moi », v. 19-20 ; – « Mon cheval ma Camargue et moi », v. 39-40.

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C’est sur la forme tonique du pronom personnel « moi » que se termine la chanson, traduisant la force du sentiment d’appartenance.

L’éloge du pays natal• La vision du pays natal et sa mise en valeurLa chanson donne une vision élogieuse du pays d’origine. La présence des éléments naturels, le caractère sauvage de la nature et la valeur de l’ami-tié créent une relation intimiste entre le « je » qui s’exprime et la terre qu’il décrit.Les procédés de style comme les anaphores et les comparaisons (cf. question 4), la double reprise des vers « Mon cheval ma Provence et moi » et « Mon cheval ma Camargue et moi » ainsi que le refrain contribuent à magnifier les racines et à exalter le retour.

PROLONGEMENTS

Ridan est un artiste français d’origine algérienne, né en 1975. La chanson Ulysse, dont les paroles reprennent le poème Heureux qui comme Ulysse a remporté un vif succès en 2006.Il s’agit d’une chanson engagée qui développe la figure moderne d’un nouvel Ulysse, exilé clandestin. Il chante avec des accents tristes la nostalgie du pays.

Texte 3 – Alphonse de Lamartine, Harmonies poétiques et religieuses (1830) p. 274

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer les sentiments du poète, parti en Italie. – Construire la représentation du village natal (Milly).

– Étudier un réseau d’apostrophes.

LECTURE ANALYTIQUE

Milly, source d’inspiration poétique• La composition du poème et ses effetsIl s’agit d’un fragment du poème dédié à la terre natale de Milly, située près de Mâcon. Lamartine rédige le recueil des Harmonies poétiques et reli-gieuses en grande partie quand il se trouve en Italie, à Florence, entre 1826 et 1827.Le quatrain qui ouvre le poème établit d’emblée, par l’intermédiaire d’une question, la relation, voire la tension entre deux termes clés : « la patrie » et « l’exil » (v. 1 et 2). Le poète évoque les sentiments qu’il éprouve, emprunts de nostalgie et de mélancolie.Les trois strophes suivantes, écrites aussi en alexan-drins, constituent une seule phrase. Celle-ci s’ouvre par une longue série d’apostrophes adressées à

« Milly ou la terre natale » dans une évocation per-sonnelle des lieux et des éléments qui la composent. Cela crée un effet émouvant et presque incantatoire quand le poète chante les lieux et les figures du passé.Dans une interrogation directe, le poète s’interroge sur le rapport entre les paysages de son passé qui lui sont chers et leurs échos dans le cœur de l’homme.

• Les mots-clésLes groupes nominaux « ce nom de la patrie » (v. 1) et « son brillant exil » (v. 2) occupent une place stra-tégique dans les vers liminaires, en fin d’hémistiche frappé par un accent. Ils se font écho par une sono-rité commune, le i, mais s’opposent par leur théma-tique. C’est le conflit entre l’ici et l’ailleurs, le présent et le passé, l’Italie et la France à travers Milly, lieu de l’enfance.L’adjectif « brillant » fait référence à la situation du poète, résidant dans la ville de Florence, berceau de la Renaissance dans les arts et les lettres.

La poésie du souvenir• La description de la natureLa nature occupe une place prépondérante dès les strophes 2 à 4. Elle est en effet mise en valeur par la succession d’apostrophes qui scandent chaque vers.L’énumération de lieux, d’objets et de fonctions contribue à faire revivre Milly dans la pensée du poète. Les couleurs nuancées des paysages, les formes et les lignes variées, les éléments liquides, végétaux ou minéraux, la main de l’homme à travers le geste ancestral de l’élagueur caractérisent la nature ressuscitée.

• La présence et la force de l’émotionL’évocation du passé est empreinte d’émotion. Le rapprochement entre les termes « la patrie » et « l’exil » fait ressurgir le passé à travers l’énuméra-tion d’apostrophes qui caractérisent une nature aux accents personnels. La description se charge de mélancolie. C’est aussi la question existentielle du poète qui crée l’émotion, lorsqu’il s’interroge sur la présence d’une âme dans le paysage en lien avec le cœur de l’homme. L’émotion est aussi suggérée dans le lexique des sentiments (« frémi », v. 2 ; « attendrie », v. 3).

• Le lyrisme romantiqueLe fragment étudié est teinté de lyrisme. C’est tout d’abord la première personne qui est employée quand le poète évoque son « cœur » (v. 2) et son « âme » (v. 3). Il fait réapparaître un paysage qui appartient au passé (cf. l’emploi des temps, l’impar-fait) et qu’il personnifie « avez-vous donc une âme » (v. 15) à l’unisson de sa propre âme. C’est un pay-sage état d’âme qui est alors rendu présent. Le décor de Milly fait revivre des émotions au poète dans sa situation d’exilé : « patrie » rime avec les participes « frémi » et « attendrie » (v. 1, 2 et 3).

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SynthèseMilly représente le symbole de la terre natale. Elle revit à travers une longue description où chaque élé-ment est interpellé. Ce sont des paysages qui sur-gissent ; la présence de l’homme est évoquée à travers des fonctions liées à la nature : l’élagueur et le berger ; des habitations prennent vie à travers l’image de la « chaumière ». La terre natale est célé-brée. Le jeu d’apostrophes permet ainsi de rendre hommage à la nature qui renaît dans le cadre de l’alexandrin et dans la phrase qui se déploie sur trois strophes.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On pourra inviter les élèves à nommer les sentiments qui constituent l’état d’âme du poète, notamment la tristesse, la nostalgie, la mélancolie, l’harmonie avec la nature… Parallèlement, ils devront s’interroger sur les procédés d’écriture dominants : expression du moi, apostrophes, énumération, personnification…

Écho – Ovide, Tristes (8-12 ap. J.-C.) p. 275

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la figure du poète en exil loin de Rome. – Caractériser l’élégie antique.

LECTURE ANALYTIQUE

Le poète exilé• Les repères spatio-temporelsLe poète est exilé loin de Rome, en Scythie mineure, sur les rives du Pont-Euxin (mer Noire). Le lieu de l’exil imposé est mentionné à travers les peuples qui l’occupent (« populace scythe », l. 11 ; « Gètes », l. 11).L’exil demeure depuis deux ans quand il écrit cette élégie : référence est faite aux saisons à travers les moissons et la récolte du raisin : « deux fois… deux fois », l. 1 et 2.

• Le regard porté sur le lieu de l’exilLe poète qui a vécu à Rome porte un regard dévalo-risant sur les peuples qu’ils côtoient en Scythie, comme le montrent les termes dépréciatifs « popu-lace scythe » et « hordes de Gètes », l. 11.

• L’expression des plaintesLe poète insiste sur sa dégradation physique. Le champ lexical de l’affaiblissement est très présent à travers des verbes suggérant les effets : « s’épuisent », l. 6 ; « se flétrit », l. 6 ; « recouvre mes os », l. 7. Le procédé de l’accumulation fonctionne aussi.

La dégradation morale est présentée dans une espèce de surenchère : « mon âme l’est plus encore ; elle languit », l. 8. Le terme fatal est évo-qué : « mort prochaine », l. 13-14. L’élégie peut être prise ici au sens de plainte.

La nostalgie de Rome• L’image de RomeRome représente l’absente, mise en valeur par le groupe de mots répétés « loin de moi », l. 9 et 10.Elle incarne la vie liée à la sphère sociale (« mes amis, objets de ma sollicitude », l. 9-10) et privée (« la plus chérie des épouses », l. 10). Elle contraste avec l’existence menée en exil, synonyme de mort physique, morale et sociale. Rome fonctionne à la fois comme l’objet du regret (ville aimée perdue, proches séparés) et de la consolation : évoquer Rome permet de supporter la condition présente.

• Les sentiments du poète exiléLe poète éprouve une souffrance exacerbée (cf. lexique dominant de la douleur). L’élégie VI constitue un long chant de plaintes, consacré au dépérissement du poète et à son désespoir.

VOCABULAIRE

Le mot « exilé » vient du latin exsilium (exsilire signi-fiant « sauter hors de »).Se dit de quelqu’un qui est expulsé de sa patrie, qui est condamné à l’exil ou qui vit en exil ; banni.Par extension, le terme désigne l’obligation de séjourner hors d’un lieu que l’on regrette.Dans le texte, le poète latin a dû quitter Rome sur un simple édit de l’empereur Auguste, pour des raisons politiques ou morales qui demeurent mal établies. Il a vécu en exil, loin de Rome, à Tomes, sur les bords du Pont-Euxin, jusqu’à sa mort.

PROLONGEMENTS

• Les poètes français Du Bellay et Lamartine connaissent l’exil, au sens d’éloignement de leur partie, pour des raisons liées à une mission diploma-tique. Le poète latin Ovide, quant à lui, est exilé loin de Rome, pour des raisons politiques ou morales.La patrie constitue l’objet constant des pensées et devient un sujet d’écriture. Les poètes français célèbrent la simplicité de la vie rustique et l’harmo-nie avec la nature. Pour Ovide, la patrie représente l’absente ; il déplore l’éloignement d’êtres chers.Il s’agit de trois textes élégiaques, exprimant à la première personne, plaintes, éloignement et regret de la patrie. La plainte est exacerbée chez Ovide, plaidant en vain son retour à Rome.• Voir la situation de Victor Hugo, en exil politique dans les îles anglo-normandes.

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Français 1re – Livre du professeur

Texte 3 – Victor Hugo, Les Châtiments (1853) p. 276

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la figure du poète engagé, fervent défenseur de la liberté.

– Exploiter le registre polémique.

LECTURE ANALYTIQUE

Le rebelle passionné• Le contexte d’écritureLe poème est daté du 2 décembre 1852, un an pré-cisément après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte. Il s’agit d’une date symbolique qui rap-pelle un événement politique aux conséquences personnelles : c’est le régime qui a condamné Hugo à l’exil.La seconde date correspond à la date de composi-tion véritable du poème.Le poète exprime son opposition, voire son hostilité, au régime en place instauré par Napoléon III.

• La cible politiqueDans l’extrait, l’ennemi est désigné de manière plus ou moins explicite par le pronom personnel « il » (v. 13) qui renvoie à Napoléon III.Il est caractérisé aussi de manière implicite par une image au vers 26, celle de la dictature incarnée par Scylla dans la République romaine (78 av. J.-C.).Le pronom personnel pluriel « ils » au vers 26 ren-voie au camp de Napoléon III. Cette marque s’op-pose au pronom « je » qui caractérise le parti des proscrits et des résistants.

• Les valeurs défenduesHugo défend avec force et détermination la résis-tance à l’oppresseur. L’emploi récurrent de la pre-mière personne du singulier et l’abondance de verbes au futur de l’indicatif qui scandent le texte soulignent le parti pris de l’opposition catégorique au régime. Le poète représente la figure du résistant à travers des postures : « Je croiserai les bras » (v. 10), « voulant rester debout » (v. 20). La dernière strophe présente une progression en quatre temps à travers les hypothèses introduites par « si ». : – « Si l’on n’est plus que mille … j’en suis » – « Si même / ils ne sont plus que cent, je brave – « S’il en demeure dix, je serai le dixième, – « Et s’il n’en reste qu’un, je serai celui-là ».

Les rythmes donnent de l’ampleur à la phrase et de la puissance à l’affirmation de résistance. Les répé-titions créent aussi des échos internes. Le verbe « rester » est repris au sein du même vers 20, « dix » est repris et amplifié par « dixième » au vers 27.Le parti de la résistance œuvre au nom de la patrie, mise en valeur à travers les apostrophes répétées (v. 14 et 18).

Hugo défend avec la même vigueur la fraternité ou l’amitié qui l’unit à ses compagnons d’armes, exilés ou non, en s’adressant à eux avec solennité : « Mes nobles compagnons » (v. 1).

• L’autoportrait du poèteLe poète incarne l’image du résistant déterminé et indigné dont le « moi » s’affirme. Il apparaît sous les traits physiques du combattant : « Je croiserai les bras », v. 10 ; « rester debout », v. 20. Par la formule finale « je serai celui-là » (v. 28), il adopte la posture de celui qui ne se rendra pas. Il tire fierté de sa soli-tude et de son exil.Il représente aussi des valeurs morales telles que la fidélité (« je garde votre culte », v. 1), la grandeur de la révolte face à la soumission (« têtes cour-bées », v. 9), le courage et la force d’âme (« qui dit : non ! », v. 6). On retrouve la conception romantique du poète solitaire et supérieur aux autres.

La figure de l’exilé• La situation de l’exiléL’exil de Victor Hugo dure une vingtaine d’années, entre le coup d’État du 2 décembre 1851 et la bataille de Sedan en 1870. Le poète s’établit en Bel-gique, puis dans les îles anglo-normandes.Le lexique utilisé caractérise la situation de l’exilé politique : « bannis » au vers 2 et « éprouvés » au vers 19 dans lesquels il s’inclut ou « proscrit » au vers 20. La solitude de l’homme est marquée dans le combat que mène le « je » affirmé.

• Le mal du paysIl affirme son attachement à la patrie dont il est exilé dans les strophes 4 et 5 avec des accents moins fougueux et plus intimistes. Le pays est personnifié à travers les apostrophes et l’interpellation à la deux ième personne du singulier. Il est désigné par des formules sobres (« ta terre douce et triste », v. 15), plus graves (« Tombeau de mes aïeux », v. 16) ou tendres (« nid de mes amours », v. 16). Le regret de la terre natale s’exprime avec les accents d’une plainte.

• L’idéal défenduLe poète apparaît comme l’ardent défenseur de la République et des valeurs fondamentales telles que les libertés quand elles sont bafouées (cf. question 3).

SynthèseSignifications du titre latin « Ultima verba » : ces vers sont placés à la fin du septième et dernier livre des Châtiments. Ils ne constituent pas la conclusion de l’œuvre délivrée à la faveur du poème « Lux », la Lumière qui annonce l’espoir.Ces vers sont empreints de la gravité d’un discours d’adieu ou d’un testament. Hugo aborde pour la dernière fois un sujet qui lui est cher, l’opposition au régime.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 4

Le « verbum » renvoie aussi à la parole poétique, à la voix de celui qui se dresse contre Napoléon III et qui dit : « non ! ».

S’ENTRAÎNER À L’ORAL

L’originalité du texte réside dans le mélange de thèmes politiques et moraux (figure du résistant qui se dresse contre l’imposteur, éloge de la patrie, atta-chement à la terre natale, appel à la fraternité…) dans un poème qui prend des allures de discours politique (apostrophes nombreuses, emploi du « je » dans le rapport au « tu », usage de l’impératif et du subjonctif…). C’est un message politique qui est véhiculé avec conviction et passion.

Texte 4 – Guillaume Apollinaire, Alcools (1913) p. 277

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la figure de l’émigrant. – Exploiter la douleur du poète. – S’interroger sur la métaphore du voyage.

LECTURE ANALYTIQUE

De l’évasion lyrique…• La structure du poèmeLa composition est relativement régulière. L’extrait est composé de dix strophes, des quatrains où domine l’alexandrin. Le vers 10 est un octosyllabe, les vers 21 à 24 des hexasyllabes, le vers 32 un tris-syllabe. Ces variations métriques mettent partielle-ment en valeur la figure de l’émigrant.Le poème est construit à la manière d’un récit écrit au passé. Il rapporte des faits juxtaposés : il s’agit d’un départ plein d’espoir vers l’Amérique, mais qui se solde par un échec.

• La figure de l’émigrantEn 1904, Apollinaire entreprend un voyage à Londres pour tenter de renouer avec Annie Playden qui l’a abandonné deux ans auparavant. Ce voyage est vain. Effrayée par cette passion, la jeune femme abandonne son domicile londonien, Landor Road, pour émigrer en Amérique.Dans le texte, l’émigrant est désigné par la première (« mon bateau partira demain », v. 9) et la troisième personne (« Le chapeau à la main il entra », v. 1). Le lexique du voyage maritime est présent à travers des éléments traditionnels (le départ, le port, les navires…). Dans le texte l’émigrant représente l’amant délaissé.

• La vision de la terre nataleLa terre natale, liée à un échec sentimental, est abandonnée. C’est le thème du départ qui est à l’œuvre dès le début du poème (« partira », v. 9). La

patrie est représentée à travers les silhouettes et les ombres de ceux qui restent sur le quai, en une sai-son évocatrice de la mort lente, l’automne (v. 29).

• L’image de l’AmériqueLe départ du personnage est annoncé comme défi-nitif, ce que suggère le futur de détermination « je ne reviendrai jamais », v. 10. Ce départ consécutif à un amour déçu est considéré comme un signe positif et un renouvellement total de l’être. Dans les strophes 2 et 3, le lyrisme se traduit par l’ampleur du rythme de l’alexandrin. Le thème du rêve est à l’œuvre à travers l’évocation stylisée de l’Amérique (« dormir enfin / Sous des arbres pleins d’oiseaux muets et de singes », v. 15-16).

… À l’échec de l’émigrant• L’échec annoncéLes images des ombres préfigurent l’échec du voyage. Les ombres formées par les migrants sur le quai sont errantes et confuses (« en tous sens », v. 5 ; « se traînaient », v. 6) ; elles peuvent rappeler les amours mortes. La seconde référence à l’ombre se développe ensuite, symbole du désarroi sentimental accentué par l’adjectif « aveugle », v. 12. L’échec était annoncé dès le début en référence aux têtes coupées des mannequins (v. 3-4) et aux vêtements du défunt (« lord mort » v. 19).

• Le poème de l’amour mortL’aspiration de l’émigrant consiste à « dormir » (v. 15), forme d’anéantissement, dans un sommeil proche de la mort. Cette dernière est évoquée à la fin du poème à travers un champ lexical dominant, voire pesant : « journées veuves », v. 25 ; « vendre-dis sanglants », v. 26 ; « lents enterrements », v. 26 ; « noirs vaincus », v. 27 ; « rives qui mou-rurent », v. 37… Le poète transpose l’échec amou-reux en échec du départ et du voyage.

SynthèseLe poète exprime sa souffrance d’amant délaissé à travers l’aventure du migrant. La métaphore du voyage est filée dès le titre, puis se poursuit avec les préparatifs jusqu’au largage des amarres et aux adieux sur le quai. La douleur du « mal aimé » est mise en exergue par la solitude du migrant et les signes funèbres qui jalonnent l’extrait où l’humour alterne avec des accents plus tragiques.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Les principales caractéristiques du lyrisme mélan-colique peuvent être rappelées : – présence du « moi » qui alterne ici avec le « il » ; – expression de sentiments propres à l’émigrant : la

déception amoureuse, la souffrance, la solitude, l’anéantissement… ; – accents tristes lors de l’évocation des migrants…

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Français 1re – Livre du professeur

Texte 5 – Léopold Sédar Senghor, Chants d’ombre (1945) p. 278

OBJECTIFS ET ENJEUX – Étudier la figure du poète exilé à travers le métissage culturel.

– Exploiter les marques du registre lyrique et élégiaque.

Souvenirs d’Afrique• La composition du poèmeLa répétition, généralement en anaphore, de « Je me rappelle » structure et cadence l’ensemble du poème-chant. Le poème s’ouvre par la phrase simple « Je me rappelle » qui est reprise sept fois. Employé de manière absolue la première fois, le verbe « se rappeler », qui est construit ensuite tran-sitivement, admet des compléments qui se déploient parfois sur plusieurs vers(ets). Le poème se clôt quasiment sur la répétition de la formule « Je me rappelle, je me rappelle », expression d’un souvenir qui peine à s’exprimer ou qui s’exprime avec émotion.

• L’évocation du passéLe poète retrace en quelques vers son itinéraire per-sonnel et culturel à travers les êtres et les réalités qui surgissent du passé :Le monde africain, sérère plus précisément, renaît ainsi : – village natal de « Joal » ; – présence du décor à travers le soleil couchant ; – enfance bercée par les femmes « signares » en

plein après-midi ; – rites africains : repas funèbres, danses des jeunes

filles nubiles et des hommes, combats, histoires des conteurs… ; – références aux rituels chrétiens, échos de l’Eu-

rope à travers les missions catholiques : « tantum ergo », « processions », dualité culturelle.

L’expression de la nostalgie• La recréation d’un universL’univers du passé est recréé par les images, illus-trées notamment par « les signares » (v. 3) que pro-longe une métaphore d’inspiration surréaliste (« aux yeux surréels », v. 4) rehaussée par une comparai-son poétique (« comme un clair de lune sur la grève », v. 4-5).Le poème qui débute par une exclamation consiste en une longue coulée de phrases juxtaposées, pro-positions indépendantes le plus souvent, qui déve-loppent le contenu des souvenirs d’antan. L’effet rythmique est produit en outre par des allitérations (v. 9) et l’accumulation de termes reliés par la coor-dination « et » (v. 13), correspondant aux bonds de la pensée.

Ce sont aussi des bruits ou des cris que le poète donne à entendre : « Joal ! », v. 1 ; « Kor Siga ! », v. 17.

• La douleur de l’exilé parisienSi la coexistence des rites africains et de la culture chrétienne s’avère possible au pays natal, toute har-monie se brise en Europe. C’est l’image finale du jazz, chant de souffrance enfanté en Amérique dans l’esclavage et la déportation. Le vers 21, avec l’har-monie imitative qui repose sur l’assonance en i, exprime toute la solitude et la nostalgie de l’exilé à Paris.

SynthèseSenghor parvient à créer un univers poétique origi-nal et émouvant. Par un subtil « métissage culturel », le poète fait revivre son passé sur sa terre natale en recréant la présence de l’Afrique à travers ses tradi-tions qui se mêlent à des réalités européennes telles que les rites religieux. Rythme lent, anaphores et images renforcent la nostalgie de l’Afrique chez le poète exilé.L’évocation de l’Europe à travers le jazz, musique de la diaspora, prend à la fin du poème des accents aigus. Senghor réussit à créer un langage poétique de l’émotion.

FIGURES DE STYLE

Les accumulations, qui développent les souvenirs introduits par « je me rappelle », structurent le poème et produisent un effet musical, presque incantatoire.

S’ENTRAÎNER AU SUJET D’INVENTION

Critères d’évaluation : – respect de la première personne ; – procédé de l’anaphore ; – développement du thème de la nostalgie ; – capacité à évoquer les souvenirs et à reconstituer

le monde de l’enfance.On valorisera toutes les marques du registre lyrique et élégiaque : les exclamations, le vocabulaire affec-tif, l’emploi appuyé des indices personnels.

Lecture d’image – Marc Chagall, Moi et le village (1911) p. 279

Le tableau est peint par Chagall pendant la période parisienne (1910-1914).Quatre thèmes, occupant chacun un secteur du tableau, sont traités : l’homme, l’animal, la nature (sous forme de branche fleurie) et la civilisation.Toutes les composantes du tableau renvoient à la mémoire de l’artiste. La tête de l’animal, dont les contours servent de cadre à la scène de traite, les

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 4

maisons colorées et les personnages bigarrés, l’homme portant une faux, évoquent le petit monde de l’enfance en Biélorussie. Le titre Moi et le village, dans sa richesse évocatrice, est sans doute dû à la plume de Blaise Cendrars, ami du peintre. Il établit une relation étroite entre l’identité affirmée et le vil-lage natal de Vitebsk.S’inspirant des formes circulaires de Delaunay et de la juxtaposition des motifs géométriques propres aux cubistes, utilisant des couleurs en aplat qui rap-pellent les recherches des fauves, Chagall intègre des visions et des fragments des réalités les plus diverses pour créer un monde imaginaire.Le peintre exprime l’attachement au pays natal, le bonheur retrouvé et la nostalgie du passé dans l’uni-vers russe.

SynthèseChagall célèbre son pays natal.On pourra exploiter : – les thèmes mis en œuvre : scènes de la vie quoti-

dienne en Biélorussie, couple œuvrant dans un monde rural, présence de végétaux, habitations rap-pelant un petit village… ; – les procédés picturaux : les formes géométriques,

la composition d’ensemble circulaire traversée par des diagonales, l’intensité des couleurs…L’artiste parvient à créer l’émotion en peignant « le pays de son âme ».

PROLONGEMENT

On peut s’attacher aux tableaux des années pari-siennes (1910-1914) et aux thèmes qu’ils traitent en lien avec le pays natal (animaux, musique slave, folklore, vie paysanne, traditions…).Exemples : – À la Russie, aux ânes et aux autres, vers 1911-

1912, huile sur toile (156 × 122 cm), Centre G. Pompidou, Paris – La série des violonistes : par exemple Le Violo-

niste, 1912-1913, huile sur toile (188 × 158 cm), Stedelijk Museum, Amsterdam.

Vocabulaire – Le vocabulaire lyrique p. 280

1. POLYSÉMIE

Un chanteur lyrique est un chanteur d’opéra. – Une révolte lyrique est pleine de fièvre et d’em-portement. – Un thème lyrique est propre à la poé-sie lyrique. – Un film lyrique suscite ou évoque des émotions fortes.

2. EXPRESSION LYRIQUE

1. dolorisme – 2. élégie – 3. préromantisme – 4. vie affective – 5. individualisme – 6. Pétrarquisme.

3. LA MÉLANCOLIE

L’hypocondrie est un malaise qui pousse à se croire accablé de toutes sortes de maladie. – La dépres-sion est une maladie mentale qui se caractérise par la perte de l’élan vital et de l’envie de vivre. – La nostalgie est le regret du passé. – Le spleen est un sentiment profond d’ennui et de découragement, qu’on croyait autrefois suscité par la rate. – Le cha-grin est un accès de tristesse profonde. – La neu-rasthénie est un terme psychiatrique, associé à la mélancolie, qui se caractérise par une extrême fatigue physique et morale. – Le blues est un style musical d’origine afro-américaine, où le chanteur décrit son extrême tristesse.

4. MOTS DU LYRISME

Les auteurs lyriques placent le moi au cœur de leur œuvre, en réaction aux classiques qui considéraient que « le moi est haïssable » (Pascal). Ils sont sou-vent en proie à la solitude car ils se sentent en marge d’une société bourgeoise et matérialiste qui ne leur convient pas. Ils recherchent dans la pas-sion un sens à donner à leur vie et un moyen de lutter contre le désenchantement, mais l’amour qu’ils éprouvent se heurte à la réalité sociale et ses contraintes, il s’agit donc souvent d’un amour déçu. La fuite du temps est un thème récurrent de la poé-sie lyrique, tout comme l’exotisme car les poètes espèrent le bonheur dans ces nouveaux climats. La tempête est un motif redondant parce qu’elle exprime les tourments de leur âme et une image de leur moi profond. La brume, symbole du mystère, est un autre motif qui les fascine. Enfin, leur goût pour la rêverie peut être poussé jusqu’au délire. Quand il ne trouve pas à employer utilement son énergie, le poète lyrique est souvent en proie à un ennui profond. Exilé loin de sa terre natale, il éprouve un sentiment de nostalgie.Autres mots se rapportant au lyrisme : exaltation, rêve, nature, évasion, désenchantement, mélanco-lie…

5. PORTRAIT CHINOIS

1. un saule pleureur – 2. une violette fragile et parfu-mée – 3. un chat mystérieux et farouche – 4. un bord de mer au coucher du soleil – 5. un costume de car-naval comme Octave des Caprices de Marianne de Musset – 6. le rose fuschia – 7. l’adolescence.

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Français 1re – Livre du professeur

6. SENTIMENTS PERSONNELS

a. Le poète exprime ses premières émotions liées à une rencontre féminine ; il dénonce ses illusions et sa naïveté passée en recourant aux exclamations.b. Dans un système hypothétique au potentiel, le poète évoque le destin tragique du soldat au front. Il exprime la vanité du sentiment amoureux en recou-rant à des images de mort empruntées au contexte immédiat de la guerre.

EXPRESSION ÉCRITE

Sujet 1Critères d’évaluation : – respect de la première personne et des temps du

passé ;

– maintien du motif de la tristesse ; – capacité à évoquer les souvenirs et à reconstituer

le passé enfantin.On valorisera toutes les marques du registre lyrique et élégiaque : les exclamations, le vocabulaire affec-tif, l’emploi appuyé des indices personnels.

Sujet 2Critères d’évaluation : – la prise en compte du jeu sur les pronoms

« moi »/« nous » ; – les types de phrases, une interrogative et des

exclamatives soulignant la naïveté de certains lecteurs ; – le caractère universel des sentiments exprimés

en littérature ; – le processus d’identification auteur-lecteur.

Séquence 5

Renouveau poétique et quête du sens aux xixe et xxe siècles p. 282

Problématiques : Comment les poètes de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle ont-ils renouvelé la poésie ? Quels sont les raisons et le sens des libertés prises vis-à-vis du langage et des règles poétiques ?

Éclairages : La volonté de renouveler la poésie s’exprime explicitement ou plus implicitement dans les œuvres de cette séquence. Ce renouvellement, chez tous les poètes, passe soit par une interrogation sur la pertinence lexicale soit par une interrogation sur les formes poétiques soit par cette double interroga-tion. L’objectif est de cerner les ambitions des poètes, d’examiner les innovations mises au service de ces ambitions et de se demander ce qui les motive.

Texte 1 – Charles Baudelaire, « La Muse malade », Les Fleurs du mal (1857) p. 282

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir l’originalité de la vision de la muse. – S’interroger sur l’art poétique de Baudelaire

LECTURE ANALYTIQUE

La mort de la muse

a. Une relation intimeLe poète paraît entretenir avec la muse une relation intime et la surprend le « matin » (v. 1), il la tutoie (v. 1) et observe son « teint » – qui rime justement avec le 1er vers dans cette disposition en rimes croi-sées – dès son réveil comme s’il s’agissait d’une compagne ou d’une maîtresse. L’usage du présent et du pronom « je » peut confirmer ce sentiment. Il s’adresse à « [sa] pauvre muse » sans détour ni pré-caution et lui signale les symptômes de son mal en évoquant ses « yeux creux » et son « teint » inquié-tant. Dans les quatrains, le poète presse de ques-tions la muse malade (v. 1, 5-6, 7-8) et l’implique

fortement par l’emploi des pronoms personnels comme « tu » ou le « T’ » répété deux fois à une position de mise en relief (v. 6, 8) ainsi qu’avec les possessifs « tes », « ton » (v. 2, 3). L’interjection « hélas ! » à la césure du vers 1 laisse percevoir la compassion du poète pour sa muse. Le poète se présente donc comme un compagnon familier de la muse qui éprouve pour elle une réelle compassion mais qui peut se montrer cruel en soulignant sans détour les signes de sa maladie.

b. Une muse maladeLe mal atteint le corps de la muse aux vers 2 et 3 marqué ici par des sonorités rudes comme le [R] mais aussi le [tyrn] et les vers 10 et 11 suggèrent plus implicitement l’affaiblissement physique de la muse à travers le lexique et les sonorités en [k], [R]. Le mal paraît toutefois davantage moral. La muse, suppose le poète, est victime d’un « cauchemar » ici personni-fié (v. 7) et effrayant au point de laisser sur le visage de la muse des stigmates de « la folie » et de « l’hor-reur » (v. 4) qualifiées péjorativement dans le second hémistiche et de les faire entendre ou les symboliser dans un réseau sonore en[i]. Le poète imagine une progression de la maladie de la muse en évoquant

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 5

deux désirs contradictoires marqués par ce qui peut faire antithèse « peur » et « amour » (v. 6) et qui sont associés au démon du stupre, à la moquerie du « rose lutin » (v. 5) mais surtout à la mort soulignée par « leurs urnes » (v. 6) et la noyade (v. 8). On notera que la rime en [YRn] associe la nuit au mutisme et à la mort. Le poète perçoit l’inquiétude de la mort pro-gresser dans ces quatrains. La muse malade ne peut plus inspirer au poète ce qu’il en attend et les tercets expriment alors le profond regret du poète de ne pouvoir écrire une œuvre saine et puissante.

Un art poétique

a. La poésie maladeLe conditionnel qui ouvre le 1er tercet souligne à la fois le souhait du poète mais aussi sa stérilité, son impuissance. Le champ lexical mélioratif des tercets comme « santé » (v. 10), « forts » (v. 11), « règnent », « chansons » (v. 13), les marques du pluriel « pen-sers forts » (v. 11), « sons nombreux », « syllabes » (v. 12), « chansons » (v. 13), les sonorités en [s], en [õ], en [u] et les rythmes réguliers ou croissant comme au vers 15, « les pensers » (v. 11) s’inter-prètent autrement et s’opposent à ce que l’on a lu dans les quatrains. L’ordre règne dans cette période déclarative – et dans la disposition plus régulière – que constituent les tercets alors que le doute, l’irré-gularité des coupes, le désordre des phrases qui se développent sur 1 vers ou 3 vers puis enfin 2 vers, aux types divers (interrogatifs, exclamatifs, déclara-tifs) comme de la versification croisée caractérisent les quatrains. Et ce sont les huit vers des quatrains et le titre du sonnet qui s’imposent aux tercets. Le Spleen paraît devoir dominer l’Idéal.

b. La poésie idéaleAutant la nuit, le démon, la maladie ou la mort dominent les quatrains, autant la lumière de « Phoe-bus », les dieux bénéfiques : « phoebus » (Apollon musagète, le guide des muses) et « le grand Pan » (v. 14), l’abondance : « flots rythmiques », « nom-breux », « père des chansons », « le seigneur des moissons » (v. 10-14) dominent les tercets et tentent de conjurer la maladie et retrouver « l’odeur de la santé » dans le « sein » de la muse guérie par le « sang chrétien », c’est-à-dire celui du Christ qui régénère dans la communion et qui se mêle à l’Anti-quité ainsi qu’au paganisme. La poésie qu’espère écrire le poète, la muse qu’il « voudrai[t] » (v. 9) faire revivre s’expriment dans les dernier vers du sonnet et notamment dans le vers 14 tant dans son rythme croissant que dans son sujet et ses sonorités har-monieuses. Le poète aspire à l’Idéal.

SynthèseOn se reportera à la seconde partie de la lecture analytique et l’on pourra se demander si cette muse malade n’est pas le reflet du poète lui-même et de sa poésie.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

Un paragraphe consacré au portrait d’une muse dégradée, stérile : – la dégradation physique (v. 2-4) soutenue par un

vocabulaire explicite et un désordre rythmique et des sonorités déplaisantes et la rime pour l’oreille et non pour l’œil entre « matin » et « teint » ; – la dégradation morale (v. 1-8) soutenue par les

mêmes procédés et le réseau de rimes en [yRn] qui relie la folie à la mort.

Un paragraphe consacré à son antithèse et s’ap-puyant sur les tercets pourrait étudier la nostalgie de la muse : prolixe et prolifique.

Écho du xviie siècle – Nicolas Boileau, L’Art poétique (1674) p. 283

OBJECTIFS ET ENJEUX – Rappeler l’idéal classique. – Mettre en évidence les liens qui rapprochent et séparent deux conceptions de la poésie temporellement si éloignées.

LECTURE ANALYTIQUE

Un éloge de la mesurePour Boileau fait l’expression dépend de l’idée. Il affirme que si l’idée est clairement conçue dans l’es-prit de l’auteur, la clarté de son expression en décou-lera nécessairement (v. 20 24). Cet éloge de la clarté se veut blâme de l’obscurité à travers l’opposition de champs lexicaux antithétiques comme par exemple celui de la clarté avec « pureté, clarté, plus pure, clai-rement » qui s’oppose à celui de l’obscurité avec « sombres pensées, obscure, moins nette ». Les connecteurs logiques contribuent à la structuration du texte en rendant explicites les relations entre les propositions et les séquences qui le composent. Ils peuvent être les conjonctions de coordination ou de subordination : « et », « donc », « si », « avant donc que », etc. Ils peuvent être des adverbes : « enfin ».Boileau précise les conditions de cette clarté.La clarté tient à un respect des règles de la versification : – importance d’un rythme régulier : « juste cadence »

(v. 2) – importance la bonne place du mot dans le vers : v. 3 – coïncidence du sens et du vers : v. 8

La clarté tient au respect de la langue : – propriété lexicale et correction syntaxique : v. 27 30 – simplicité du style : v. 30.

La poésie selon Boileau est dominée par l’idée ser-vie par une maîtrise de la versification et un bon usage de la langue : il s’agit là d’une expression de l’idéal classique qui est d’instruire et de plaire.

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Français 1re – Livre du professeur

Un « dialogue » entre Baudelaire et Boileau ?La confrontation de Boileau et de Baudelaire se jus-tifie par le goût de ce dernier pour un certain classi-cisme. On relèvera quelques idées communes qui soulignent la permanence de traits propres à la poé-sie au-delà des siècles et des écoles mais aussi les nouveautés que suggère implicitement Baudelaire. Boileau invite à la maîtrise de la littérature comme de la langue, quand il érige « Malherbe » (v. 1) en « modèle » (v. 10) ou souligne que « Sans la langue […] l’auteur […] est […] un méchant écrivain » (v. 31 32). Il rappelle dans les vers 20 à 24 la primauté de « la raison » et de la nécessité de « penser ». Dans les tercets Baudelaire réclame à sa muse des « flots rythmiques » et « des syllabes antiques » mais aussi des « pensers forts » et l’on perçoit une proximité intellectuelle entre les poètes. Boileau condamnerait toutefois les enjambements de Baudelaire et consi-dérerait sans doute que les allitérations des qua-trains ne produisent pas « un son mélodieux » ou que la rime entre « matin » et « teint » paraisse faible (Boileau lui-même exploite ce jeu dans « écrivain » rimant avec « divin » – mais il s’agit justement d’un « méchant écrivain ») Apprécierait-il la distribution des rimes des quatrains qui rompent avec les modèles du xvie siècle même si Malherbe exploite parfois la distribution en rimes croisées. Serait-il sensible surtout, même si le sens s’éloigne de celui que donne Boileau, aux « sombres pensées » qui envahissent les quatrains ou encore à cette vision pessimiste de la muse ?Si l’on élargit la confrontation, on comprend que les auteurs s’éloignent très nettement de la conception de Boileau : – au souci de clarté de Boileau les poètes de Ver-

laine à Michaux opposent l’obscurité, l’énigme et l’hermétisme ; – à la « juste cadence » de Boileau, Verlaine préfère

« la chose envolée », Rimbaud la prose et Cendrars et Michaux le désordre ou le vers libre ; – les enjambements condamnés par Boileau se

multiplient chez Verlaine et dans une moindre mesure chez Mallarmé ; – « La langue révérée » ne l’est plus : Verlaine invite

à la « méprise » et privilégie « le son mélodieux » plus que le sens, Rimbaud réclame le « dérègle-ment » et Cendrars désorganise la graphie et la phrase.

PROLONGEMENT

La « querelle des Anciens et des Modernes » anime le monde littéraire entre 1687 et 1715.Les Anciens prônent l’imitation des ouvrages des auteurs antiques dont les ouvrages sont à leurs yeux parfaits. Les Modernes quant à eux, même s’ils reconnaissent talent et mérite aux auteurs de l’anti-quité, considèrent que les ouvrages plus récents

ajoutent des qualités absentes chez les Anciens et peuvent donc représenter un progrès.Les Anciens représentés par Boileau, La Fontaine et La Bruyère revendiquent : – l’autorité des auteurs de l’Antiquité ; – l’imitation des œuvres de l’Antiquité sans que

cette imitation soit servile ; – l’imitation de la nature et la simplicité du style ; – l’ambition de traiter d’une nature humaine à tra-

vers la peinture des contemporains.

Les Modernes représentés par Corneille, Perrault et Fontenelle revendiquent : – la supériorité de leur siècle sur les siècles passés ; – la possible critique des œuvres de l’antiquité ; – le progrès de l’art.

Texte 2 – Paul Verlaine, « Art poétique », Jadis et Naguère (1884) p. 284

OBJECTIFS ET ENJEUX – Découvrir l’originalité et la nouveauté de Verlaine. – Montrer les caractéristiques d’un art poétique qui est à la fois théorie et application de sa théorie.

LECTURE ANALYTIQUE

Une conception de la poésie

a) Ce que refuse Verlaine et par quels procédés : – une poésie satirique, polémique (v. 17-20) ; – une poésie usée (v. 20) ; – une poésie oratoire, emphatique, pompeuse (v. 21) ; – la rime riche (v. 23-28) ;

Ces refus s’expriment explicitement et implicitement par un emploi ironique et caricatural des procédés qu’il dénonce dans trois strophes : – les impératifs ou les tournures injonctives :

« Prends », « tords » (v. 21), « Tu feras bien de… » (v. 22) ; – un champ lexical polémique : « assassine, cruel,

impur » (v. 17-18) ou « les torts » (v. 25) ; – des métaphores et personnifications péjoratives et

prosaïques : v. 20-21 et « ce bijou d’un sou » (v. 26) ; – des procédés de mise en relief : les majuscules

aux vers 17 à 19, « Rime » (v. 23, 25) ; – une apostrophe : « Ô » (v. 25) ; – des interrogations rhétoriques : v. 24-25 ; – une allitération en [R].

b) Ce que prône Verlaine et par quels procédés : – une poésie musicale : v. 1-4, 7, 29 ; – un art de l’imprécision : v. 5-8 ; – une poésie symboliste : v. 13-16, 30-33 ; – une poésie du mouvement et de la simplicité :

v. 33-35.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 5

Ces conseils s’expriment explicitement et implicite-ment par un éloge de la poésie dans six strophes. – une expression variée du conseil ou de l’exhorta-

tion : l’impératif « préfère » (v. 2) ; des phrases nomi-nales : « De la musique avant toute chose » (v. 1), « De la musique encore et toujours ! » (v. 29) ; des phrases au subjonctif : « Que ton vers soit la chose envolée » (v. 30), « Que ton vers soit la bonne aven-ture » (v. 33) ; des tournures impersonnelles : « il faut aussi que… » (v. 5), des phrases déclaratives : « Car nous voulons… » (v. 13). L’exclamation tradui-sant l’émotion ou l’exaltation du poète aux vers 12, 14, 15, 16, 29. – majuscules de mise en relief : « Impair » (v. 2),

« Indécis… Précis » (v. 8), « Nuance » (v. 13), « Cou-leur » (v. 14). – emploi du comparatif de supériorité ou du super-

latif : v. 3-4, v. 7, v. 14. – métaphores mélioratives : v. 9-12, 30-32, 33-35. – allitérations et assonances. Anaphore : « C’est… »

(v. 9-11). – rythme croissant : v. 9-12, 15-16, 30-32, 33-35.

c) La poésie verlainienneVerlaine se montre polémique pour refuser des caractéristiques plus propres à la poésie romantique comme l’éloquence, les larmes, l’abus des rimes sonnantes. Il s’éloigne également du Parnasse en défendant le « vague » et le « soluble », « la chose envolée » alors que des poètes parnassiens s’at-tachent à « la matière dure » (« L’Art », Gautier). La métaphore critique du forgeron rappelle le « sta-tuaire » de Gautier ou le « ciseleur » de Banville (« À Théophile Gautier ») et « la Nuance » s’oppose à « la Couleur » que Gautier appelle à « fixer » dans son art poétique. Les parnassiens ont également le culte du travail alors que Verlaine choisit « la bonne aventure » qui connote au contraire l’absence de contraintes.Les vers 15 et 16 mais plus encore les vers 30 à 32 évoquent le Symbolisme. On peut établir des rap-prochements avec le sonnet de Baudelaire « Corres-pondances ». Les vers 15 et 16 font écho à « Les parfums, les couleurs et les sons se répondent », la huitième strophe rappelle « de confuses paroles ».Verlaine exprime aussi ce qui fera sa singularité, son génie propre. C’est à « la chanson grise » que l’on pense. Cette chanson originale par son rythme « l’Impair » qui doit rendre le vers comme « une chose envolée », mais aussi par « la Nuance » de ses sonorités qui « fiance » « la flûte au cor » et qui refuse une rime « qui sonne creux ». Le gris tiendra davantage à une hésitation du choix des mots, une revendication du mot impropre, de la « méprise ». Quand « l’imprécis au précis se joint » naîtront alors la transparence, le tremblement, le fouillis, le rêve, d’autres cieux, d’autres parfums.

Un art poétique

a) Un poème musicalVerlaine applique ici l’impair. Outre le choix des neuf strophes, la scansion des ennéasyllabes induit des rythmes variés et instables qui donnent à ce poème une musicalité propre. Le vers 1, « de la musique/avant toute chose » ou le vers 11 « C’est/par un ciel d’automne/attiédi » ou encore le vers 30 « Que ton vers/soit la chose envolée » illustrent les choix de Verlaine. Cette instabilité et ce rythme particulier sont renforcés par les enjambements comme par exemple aux vers 15-16 ou 31-32. Verlaine conserve la rime mais elle est une fois pauvre, le plus souvent suffisante (v. 14) et rarement riche (v. 2). Notons aussi que les enjambements et notamment des vers 30 à 32 font presque oublier la rime. Surtout, ces rimes sont atténuées par des réseaux sonores qui les rendent donc moins remarquables et qui font qu’elles ne sonnent pas « creux ». On peut par exemple s’attacher aux deux premières strophes : la rime en « oint » est en quelque sorte annoncée par les nasales et surtout « Impair » et « rien » et sonnent encore dans « Rien » et « Indécis ». Les nombreuses assonances ou allitérations rivalisent avec les rimes comme par exemple dans les quatrième et cin-quième strophes. Tout ceci contribuant à donner aux strophes des sonorités variées et qui leur sont propres mais aussi à les relier entre elles pour don-ner au poème sa musicalité.

b) La mépriseVerlaine a-t-il joué ici de la méprise dans le choix de ces mots ? de l’indécis joint au précis ? On peut déjà remarquer que l’adjectif « indécis » est subs-tantivé pour éviter « indécision » moins polysé-mique. Il faut entendre « indécis » (v. 8) comme synonyme d’« imprécis ». Le choix d’« indécis » suggère ainsi davantage une attitude du poète vis-à-vis de la langue, son hésitation, un caractère. N’oublions pas cependant ici l’étymologie pour rap-peler combien cette méprise est savante puisque les mots « indécis » et « précis » ont la même origine étymologique et peuvent être de parfaits antonymes. De plus, l’adjectif « précis » a d’abord qualifié un lieu et une mesure du temps ce qui invite à une autre interprétation : la place du mot indécis dans le vers et dans le poème. Qualifier de « grise » (v. 7) une chanson est également de l’ordre de la méprise : un adjectif de couleur ne qualifiant pas une chanson. Cet adjectif se trouve d’ailleurs explicité, illustré dans la troisième strophe par les présentatifs « C’est » (v. 9-11) qui offrent à voir des images sans les lier à un contexte précis et sans précision sur les effets de ces images qui ne sont que suggérés. De même les adjectifs « tremblant » (v. 10), « attiédi » (v. 11) sont inattendus et surtout « bleu » qualifiant « fouillis » (v. 12). Les enjambements (v. 5-6, 30-33), par le suspens et l’hésitation qu’ils entraînent,

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participent aussi de cette couleur « grise ». Remar-quons enfin que ce gris est associé à la lumière et l’on songe au clair-obscur des peintres, à l’hésita-tion entre l’ombre et la lumière (v. 11-12), à la lumière tamisée « derrière les voiles » (v. 10), « au jour trem-blant » (v. 10). Ces méprises sont en effet très sug-gestives et invitent à l’enrichissement du sens, à « la Nuance » mais aussi à « la bonne aventure » à laquelle est invité le lecteur. Pour clore cette étude on peut s’interroger sur l’ambition de Verlaine : s’agit-il véritablement de faire école comme le sug-gère le titre du poème ou s’agit-il d’un bilan qu’il dresse de son propre travail et qu’il adresse à lui-même ?

SynthèseOpposition au romantisme : le rejet de l’éloquence, de la plainte.Opposition au Parnasse : la métaphore de la musique qui s’oppose à la métaphore parnassienne de la sculpture.Proximité avec le symbolisme : la primauté de la musicalité sur l’idée, les correspondances, le goût du rêve.Singularité de Verlaine : le choix du vers impair, de l’impropriété, de la nuance.

GRAMMAIRE

Verlaine a recouru à une syntaxe variée pour expri-mer la nécessité de renouveler l’écriture poétique. L’intention de Verlaine est bien d’orienter la conduite des destinataires, d’influer ici sur les poètes ou sur lui-même : – les impératifs : « préfère » (v. 2), « fuis » (v. 17),

« prends », « tords » (v. 21) ; – des phrases au subjonctif : « Que ton vers soit la

chose envolée » (v. 30), « Que ton vers soit la bonne aventure » (v. 33) ; – les tournures impersonnelles : « il faut aussi

que… » (v. 5) ; – les phrases déclaratives : « Car nous voulons… »

(v. 13), « Tu feras bien… de… » (v. 23) ; – des phrases nominales : « De la musique avant

toute chose » (v. 1), « De la musique encore et tou-jours ! » (v. 29) ; – le point d’exclamation : v. 14, 21, 29.

Verlaine dans cet « Art poétique » ne se pose pas en despote et toutes ces injonctions prennent des valeurs de conseil, de souhait ou de prière adressés à des disciples, sauf lorsqu’il se montre plus polé-mique. Ces injonctions prennent davantage une valeur d’exhortation si l’on considère que Verlaine s’adresse à lui-même.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

« Tords-lui son cou ! » s’exclame violemment Verlaine au vers 21 à propos de l’éloquence. Ce rejet s’illustre dans l’écriture poétique de Verlaine. Le parti pris de l’ennéasyllabe s’affirme contre l’alexandrin dont l’amplitude favorise l’éloquence. Le vers 30 « Que ton vers/soit la chose envolée » confirme la volonté du poète. Cette instabilité qui s’oppose à l’éloquence et ce rythme particulier sont renforcés par les enjam-bements comme par exemple aux vers 15-16 ou 31-32. C’est principalement à la rime, « ce bijou d’un sou » (v. 27) que Verlaine s’attaque pour éviter cette éloquence haïe. S’il la conserve, elle est pauvre ([u]), le plus souvent suffisante (v. 14) et rarement riche (v. 2). Notons aussi que les enjambements et notam-ment des vers 30 à 32 font presque oublier la rime et contribuent ainsi à son projet. Les rimes sont égale-ment atténuées par des réseaux sonores qui les rendent moins remarquables. Les nombreuses asso-nances ou allitérations rivalisent avec les rimes comme par exemple dans les quatrième et cinquième strophes. Ces procédés contribuent à donner aux strophes des sonorités variées et qui leur sont propres mais aussi à les relier entre elles pour donner au poème une musicalité particulière qui s’oppose à l’éloquence ou à la grandiloquence – mot de la même famille. Qualifier de « grise » (v. 7) une chanson mani-feste également ce désir d’étrangler l’éloquence. Les enjambements (v. 5-6, 30-33), par le suspens et l’hé-sitation qu’ils entraînent, participent de cette couleur « grise » et finissent en effet par s’écarter du pom-peux, parfois synonyme péjoratif d’éloquent.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

On pourra proposer aux élèves de confronter le poème de Verlaine à « L’Art » de Gautier ou « À Théophile Gautier » de Banville.

Texte 3 – Arthur Rimbaud, « Lettre à Paul Demeny » (1871) p. 286

OBJECTIFS ET ENJEUX – Cerner l’ambition de Rimbaud et son originalité. – Percevoir les influences de Rimbaud.

LECTURE ANALYTIQUE

Un manifeste engagéUn programme pour « l’homme qui veut être poète »Ce poète qui doit advenir opère un véritable travail sur lui-même et avec lui-même : – atteindre une totale connaissance de soi qui se

confond avec une connaissance de son âme ; – cultiver, développer et faire progresser cette âme

par un enlaidissement monstrueux ;

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 5

– se faire voyant ; – arriver à l’inconnu ; – préparer l’avenir.

Les étapes de ce travail conservent une part assez mystérieuse en dépit des explicitations proposées dans cette lettre mais elles sont caractérisées par la démesure soutenue par des procédés hyperboliques : – l’accumulation et l’énumération : l. 2, 9, 10, 13. – le vocabulaire et les tournures hyperboliques :

toute la lettre. – les images frappantes : l. 6-7.

Le tout jeune auteur de la lettre se montre ici particu-lièrement offensif et engagé comme pour mieux entraîner l’adhésion de son destinataire, traduisant déjà la lutte formidable et nécessaire dans laquelle doit s’engager le poète à venir.On peut souligner les nombreuses modalités de la certitude : – le présent de vérité générale ou permanent ou de

futur proche : toute la lettre. – le futur : l. 17-18 – les auxiliaires modaux : « vouloir », « devoir ». – le verbe impersonnel exprimant la nécessité :

« il faut. » – le « je » en une phrase brève qui fait paragraphe. – l’enchaînement logique : « Dès que […] il doit […] :

[…] Mais » dans le premier paragraphe, « Car […] Puisque […] il arrive » dans le second paragraphe.

On peut relever le champ lexical antithétique qui tra-duit cette lutte : – « Le poète » opposé aux « autres » ; – « raisonné » opposé à « dérèglement » ; – « amour » opposé à « souffrance » ; – « foi » opposé à « force surhumaine » ; – « le grand malade […] maudit » opposé à « Savant » ; – « bondissement » opposé à « affaissé ».

Cette lettre s’apparente à un art poétique et plus encore à un manifeste : l’engagement et la passion du poète sont sensibles. Il reste cependant à tenter d’élucider ses impératifs.

Un pas vers l’inconnuSelon Rimbaud, pour « se faire voyant », « arrive[r] à l’inconnu », « l’homme qui veut être poète » doit s’imposer de façon systématique des épreuves qui évoquent la sorcellerie ou l’alchimie, le mystère et qui le métamorphosent en poète par une série de dérèglements : – corrompre son âme : « des verrues sur le visage » ; – vivre des expériences extrêmes et en conserver

les effets que sont « les quintessences » ; – passer du « grand malade […] grand maudit » au

« suprême Savant » ; – mourir pour laisser place à d’autres poètes.

Les groupes nominaux « Toutes les formes d’amour, de souffrance, de folie » et « le grand malade, le grand criminel, le grand maudit » mais aussi

« suprême Savant » explicitent le « dérèglement de tous les sens » : – les sens physiques : le dérèglement du corps

aimant, souffrant et malade ; – le sens moral : le dérèglement moral du criminel,

du maudit ; – le sens, la signification : le dérèglement du sens

par le savant suprême.Le poète peut alors « se faire voyant » c’est-à-dire : – annoncer ce qui va advenir, être le poète vision-

naire, le poète des « horizons » ; – voir ce que les autres ne voient pas, être le poète

qui « arrive à l’inconnu », celui des « visions » ; – se faire voir, remarquer, être le poète marginal qui

provoque : « le grand criminel » et « le suprême Savant ».Rimbaud veut se démarquer d’une poésie tradition-nelle et définir ses nouvelles ambitions mais on peut avoir surestimé son originalité tant on peut y perce-voir des échos de conceptions antérieures de la figure et du destin du poète.

Synthèse

Rimbaud apparaît ici comme un jeune homme engagé, enthousiaste et habité par une ambition démesurée ou folle. Il est aussi proche de « l’homme qui veut être poète » et il accorde à la poésie une place imminente dans sa vie et dans la vie. Le poète à venir, qui doit advenir, partage le même but. Il hérite des « horizons » ouverts par celui qui « s’est affaissé » et de « ses visions » mais il devra lui aussi s’impliquer dans une un travail « horrible », une « torture » aux enjeux tragiques.

GRAMMAIRE

On relève six phrases exclamatives : l. 5-6, 14 à 19.On remarque leur nombre important dans le dernier paragraphe de la lettre : cinq exclamations en six lignes. Cette multiplication manifeste la subjectivité et la volonté du locuteur de s’impliquer fortement dans les dernières lignes de son manifeste et avant de prendre congé de son destinataire. Les formes ou structures sont variées : – exclamation marquée par le seul point d’excla-

mation dans une structure déclarative : l. 4-5 ; – mot exclamatif : l. 6 ;

On note des structures exclamatives préférentielles : – emphase par la dislocation de la phrase cano-

nique par le détachement d’un G. N. ou d’une pro-position : l. 14, 15, 16 ; – emphase par le subjonctif exprimant le souhait ; – les emplois de la majuscule et de l’italique

(l. 14-15) renforcent l’exclamation ;L’exclamation exprimée par la dislocation suggère l’implication, l’enthousiasme, la force de la pensée du locuteur qui bouleverse l’équilibre de la phrase.

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Français 1re – Livre du professeur

Texte 4 – Stéphane Mallarmé, « Le Tombeau d’Edgar Poe », Poésies (1899) p. 287

OBJECTIFS ET ENJEUX – Mettre en évidence le parti pris par Mallarmé du poète et de la poésie.

– Comprendre l’art poétique de Mallarmé.

LECTURE ANALYTIQUE

Le tombeau de PoeMallarmé rend hommage au poète incompris.

• Poe est seul face à la multitude : « Lui-même » (v. 1) s’oppose à « Eux » (v. 5), « tribu » (v. 6) et à « Du sol et de la nue ».

• Poe est différent : « Le poète » s’oppose à « Son siècle » (v. 3) et sa voix est « étrange » (v. 4). Le siècle est « épouvanté » (v. 3) a « un vil sursaut » et le poète est un « Calme bloc » (v. 12).

• Poe est méprisé : « Eux […] Proclamèrent […] dans le flot sans honneur » (v. 5-8) « Ô grief ! » (v. 9) « Aux noirs vols du Blasphème » (v. 14).

• Poe est supérieur : Il vient d’un astre : « ici-bas chu d’un désastre obscur » (v. 12), « ange » (v. 5). Il est changé en « éternité » alors que ses contempo-rains restent dans le « siècle » (v. 3), sa « tombe » est « éblouissante » (v. 11).

Ce sonnet rend hommage à un poète disparu incom-pris à travers cette composition poétique qu’on appelle un tombeau mais Il rend également hom-mage à la poésie.

Le tombeau de la poésieMallarmé rend un hommage à la poésie.

• La poésie est un genre élevé : elle tient au monde des idées : « notre idée » (v. 10).Elle donne aux mots de tous « un sens plus pur » (v. 6).

• La poésie réveille les hommes : elle « suscite » (v. 2) par « cette voix étrange » (v. 4) « Son siècle » (v. 3).

• La poésie revendique le silence contre le bruit : « glaive nu » (v. 2), « voix étrange » (v. 4), « idée » (v. 10), « Calme bloc » (v. 12) s’opposent à « Procla-mèrent très haut » (v. 7) et « grief » (v. 9).

• La poésie échappe à la contingence et reven-dique son hermétisme : elle est « granit » (v. 13) et résiste au « Blasphème » à venir. Ce « bloc » est « une « borne », une limite infranchissable.Dans ce sonnet Mallarmé affirme une conception élevée de la poésie.

SynthèseÀ travers ce sonnet, Mallarmé propose un art poé-tique dont les principes sont : – s’attacher à redonner aux mots tout leur éclat ;

– affirmer que la poésie est un genre élevé ; – défendre l’hermétisme.

VOCABULAIRE

« Oyant » : du verbe ouïr < audire < aiein : entendre. Voir aussi akouein ➞ acoustique.Famille du mot : ouïe, inouï, ouï-dire, audition, acou-phène, etc.

Texte 5 – Blaise Cendrars, « Académie Médrano », Du Monde entier (1919) p. 288

OBJECTIFS ET ENJEUX – Rappeler la volonté du poète de se situer dans l’histoire de la poésie.

– Repérer les nouveautés du langage poétique de Cendrars.

LECTURE ANALYTIQUE

Un héritageSi « Académie Médrano » se distingue par son origi-nalité formelle qui tient à sa disposition éclatée, aux différentes polices, à l’écriture de gauche à droite, il s’inscrit néanmoins dans la tradition : – majuscule en début de vers ; – 14 vers si l’on considère l’accolade ; – figures de rhétorique nombreuses : métaphore

filée du poète danseur, personnifications des affiches, allitérations et assonances, etc.

Le titre illustre alors un héritage académique mais aussi la fantaisie puisque Médrano (1849-1912) est le nom d’un clown fondateur du Cirque Médrano.

Un renouvellement poétiqueCe sonnet adressé au « Poète » (v. 1) est un véritable art poétique et une mise en œuvre de ses principes :

➤ Principe 1

Le poète doit « Danse[r] avec [s]a langue » (v. 1). Cette danse est faite de sauts, d’« un entrechat » (v. 1), de courses alertes et véloces, d’« un tour de piste » (v. 2) mais elle est aussi le fruit d’une maîtrise comme le précisent les verbes et l’adjectif « Mesure […] fixe » (v. 3) et « apprises » (v. 4). La langue du poète doit donc être variée, surprenante mais aussi inscrite dans une tradition. Le poète illustre ce principe dans ce sonnet en reprenant la structure de cette forme fixe et les procédés traditionnels de l’écriture poétique mais en les transgressant et en les renouvelant : la forme fixe du sonnet est visible mais elle est dénaturée par la disposition des vers et surtout par un vers qui se dédouble en vers 12 et 13 ; la mesure du vers obéit à

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 5

la règle de la prosodie ou s’en écarte. Le vers 1 peut être compté comme un alexandrin en s’écartant de la règle, les vers 8, 9 et 10 se comptent en tétrasyllabe en respectant la règle. D’autres vers, au contraire, débordent considérablement la mesure du vers comme le vers 5 qui peut compter 26 syllabes, une longue course ! Ajoutons le travail avec la police, l’écriture de gauche à droite, etc.

➤ Principe 2

Le poète doit regarder. L’impératif au vers 5 invite le poète à regarder des textes nouveaux et différents que sont « les Affiches » et qui doivent faire prendre conscience au poète de comparer ces textes aux siens. Le sonnet devient lui-même affiche en jouant de la mise en page et des polices. Le poète doit aussi regarder une réalité nouvelle, moderne, celle « des lumières électriques » (v. 6) mais aussi origi-nale, celle des « jongleurs ». Ces jongleurs évoquent ici les artistes du Moyen Âge qui chantent et récitent des œuvres littéraires ou des poèmes mais qui sont aussi des acrobates. Le poète doit donc porter son regard sur le monde contemporain mais aussi passé pour s’y confronter.

➤ Principe 3

Le poète doit exprimer « ça ». Pour Cendrars, le poète doit trouver de nouveaux procédés d’écriture pour exprimer la modernité, la fantaisie du monde, pour rivaliser avec de nouvelles formes d’écriture. Le poème donne ici des exemples de ces nouveaux procédés.

➤ Principe 4

Le poète doit passer à la caisse. Ce principe est plus ambigu que les précédents. L’écriture renouvelée doit payer un droit d’entrée, un tribut. On peut l’interpréter comme la nécessité d’un travail ou la nécessité de se faire accepter, reconnaître. Passer à la caisse, c’est également se trouver à la caisse pour l’animer et atti-rer le public, le séduire, lui plaire. Le poète doit donc rechercher son public et s’y confronter en montrant, exhibant son œuvre en se faisant voyant.

➤ Principe 5

Le poète doit faire l’orchestre. On songe à une poé-sie musicale mais aussi faite pour attirer, pour se faire entendre. Le poète rejoint ici le jongleur du Moyen Âge qui est aussi bateleur et harangueur.

SynthèseBlaise Cendrars crée une poésie originale et nou-velle qui ne respecte plus la rime, le mètre, l’isomé-trie et qui innove dans la disposition des vers et l’usage de polices variées. Ces choix s’inscrivent cependant dans la forme fixe la plus traditionnelle et dans l’exploitation des ressources d’une langue poétique essentielle au genre poétique.

Texte 6 – Henri Michaux, « Le Grand Combat », Qui je fus (1927) p. 289

OBJECTIFS ET ENJEUX – Considérer l’ambition du poète : enrichir l’ex-pression par l’invention d’un nouveau lexique.

– Montrer que cette quête des mots est aussi une quête de sens.

LECTURE ANALYTIQUE

Un combat épiqueLes deux pronoms « il » et « le » en anaphore (v. 1) représentent des protagonistes d’un « combat » dont l’enjeu est exprimé dans le dernier vers. Dans ce combat, l’un des protagonistes s’impose à l’autre (v. 6) au terme d’un affrontement relaté des vers 1 à 14 jusqu’à son dénouement marqué par le passé composé des verbes (v. 12-14) Si les verbes ne sont pas recensés dans les dictionnaires, ils évoquent par le temps utilisé, leur construction et les complé-ments circonstanciels une succession d’actions dont on devine le sens et qui justifient le titre. Le qualificatif « grand » invite à songer à un combat d’une qualité hors du commun, un combat épique : – violence des actions marquée dès le début par

les deux compléments circonstanciels ; – héroïsation implicite des protagonistes par la

multiplication des actions ; – rythme et enchaînement des actions marqués par

« et », la juxtaposition ; – figures de construction : chiasme, énumérations ; – rythmes des vers : croissant et décroissant ; – sonorités caractérisées par une certaine rugo-

sité : [R], [dR], [pR], etc. ; – présence du mystère ou du surnaturel : v. 10-11,

v. 17, v. 20.

La quête du poèteSi la poésie épique a souvent illustré le genre poétique, le titre du recueil, l’invention verbale du poème, le renouvellement poétique de ce début du xxe siècle invitent à appréhender ce poème comme une métaphore d’un combat d’une autre nature : un combat dont les protagonistes seraient le poète et le langage. La relation du combat (v. 1-9) est caractéri-sée par l’invention verbale qui suggère les lacunes de la langue et la nécessité d’imposer un nouveau lexique. La création lexicale est le résultat d’une recomposition, où les mots se trouvent « forcés », déformés, mais aussi d’une volonté de les « faire ressembler » à l’action qu’ils expriment tant par leur rythme que par leur sonorité. Les mots inventés font entendre des sons discordants et imposent une dif-ficile prononciation. Le vaincu est comme tordu, ruiné (v. 7). On remarque que si le poète crée de nouveaux mots, il en conserve certains, il n’invente

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pas une syntaxe, s’appuie sur les connecteurs et s’en satisfait. Cette syntaxe conservée facilite la compréhension des premiers vers qui, étonnam-ment, posent moins de difficulté que les derniers. Quand le lecteur retrouve un lexique qui lui est fami-lier, la langue devient alors plus hermétique : – hermétisme des images : v. 10, 16 ; – ambiguïté des pronoms : « on », « vous » « nous » ; – mystère du « Grand Secret ».

Le langage, au terme de ce « Grand Combat » n’a pas livré son « Grand Secret » et le poète doit pour-suivre sa quête, comme sans doute le lecteur : « on cherche aussi, nous autres ».

SynthèseSi ce poème relate un combat entre deux héros dont l’un sort vainqueur, mais dont la victoire est finale-ment vaine, il peut évoquer un combat intérieur et douloureux qui oppose soi à soi, « l’autre » à « lui » qui cherche au plus profond de son être son propre secret, qui cherche qui il est. Le poème rappelle aussi par son invention verbale que la poésie entretient un rapport particulier avec le langage dont elle cherche à s’écarter, à en montrer les limites et à l’enrichir.

VOCABULAIRE

Néologisme : mot nouveau crée par déformation, dérivation, etc.Barbarisme : emplois fautifs de mots forgés ou déformés.On rappellera que « barbare » a d’abord désigné, pour les Grecs, ce qui était étranger. Il désigne aussi ce qui n’est pas civilisé, ce qui est sauvage, contraire aux règles. On préférera donc parler ici de barba-rismes plutôt que de néologismes.

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

Si les poètes contribuent à un renouveau de l’écri-ture poétique, ils restent tous attachés, reliés à une tradition du genre. La forme du sonnet reste appré-ciée des poètes même si, comme Cendrars dans « Académie Médrano », ils jouent avec sa structure. Tous conservent le vers et ses marques comme la majuscule, de Baudelaire à Michaux. Baudelaire, Mallarmé usent de l’alexandrin, vers symbolique de la tradition. Cendrars affirme :« Mesure les beaux vers mesurés et fixe les formes fixes »

Les rimes ou l’exploitation des propriétés du lan-gage poétique que sont les sonorités et les rythmes ne sont pas dédaignées : on peut évidemment se référer à « la musique » de Verlaine ou encore au poème de Michaux qui imite la dureté du combat par des sonorités rugueuses dans les premiers vers comme par exemple dans le vers 2 :« Il le rague et le roupète jusqu’à son drâle »

La densité du langage, sa polysémie, le lexique sou-tenu ou hermétique attachés à la poésie sont illus-trés par Rimbaud par exemple avec la polysémie de « sens » dans « dérèglement de tous les sens » ou Mallarmé avec le vers 5 du sonnet. La présence de thèmes traditionnels est remarquable : la muse chez Baudelaire, la mort chez Mallarmé ou Michaux, la poésie chez Verlaine, Rimbaud et Mallarmé ou encore Cendrars. Notons enfin l’ambition commune à Baudelaire, à Rimbaud ou à Michaux de tendre vers « les pensers forts », « l’inconnu » ou « le Grand Secret ».

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 6

Séquence 6

Modernité poétique : lieux et objets p. 290

Problématiques : Comment l’écriture poétique réinterprète-t-elle le quotidien ? Comment les ressources de l’écriture sont-elles explorées aux xxe et xxie siècles pour se dire et dire le monde ?

Éclairages : La séquence, par l’intermédiaire de textes représentatifs de la poésie des xxe et xxie siècles, permet de découvrir la volonté des poètes d’explorer le monde moderne en revisitant la poésie tradition-nelle pour mieux la renouveler sans la renier. Ouvrant sur une lecture d’images confrontant Impression-nisme et Cubisme, cette séquence offre également la possibilité de réfléchir aux liens qui unissent les poètes et les peintres.

Lectures d’images – Claude Monet, Le Pont de l’Europe, Gare Saint-Lazare (1877) et Georges Braque, Le Viaduc à L’Estaque (1908) p. 290Chacune des deux œuvres appartient à une série entreprise par les deux peintres. Avec la gare Saint-Lazare, Monet ouvre la première de ses nombreuses séries qui s’attacheront à la représentation d’un thème unique. Le village de L’Estaque, un des sujets favoris de Cézanne auquel Braque rend hommage, inspirera plus de vingt tableaux au peintre qui, avec ces œuvres, s’éloigne du fauvisme pour se rappro-cher du cubisme. Si l’on songe aux thèmes qui dominent chacun de ces mouvements picturaux que sont l’Impressionnisme et le Cubisme, ces deux œuvres montrent que ces mouvements ont repré-senté les sujets les plus traditionnels de la peinture, un petit village ensoleillé et agrémenté de verdure, comme les plus nouveaux, un Paris haussmannien, une gare et un pont métallique noyés dans les fumées des locomotives, s’inscrivant ainsi dans la tradition de leur art tout en affirmant leur profonde originalité. Si les lignes organisent les deux compo-sitions et leur donnent leur dynamique, on remarque que Monet tend à les suggérer, voire à les effacer dans la confusion de couleurs, qui se mêlent les unes aux autres, et des volutes des fumées, alors que Braque les marque avec insistance et leur donne pour fonction de découper sa représentation en petits cubes. On note toutefois que la végétation et le ciel ne sont pas enfermés dans cette géométrie. Les taches vertes et bleues qui laissent voir nette-ment la trace du pinceau semblent échapper au trai-tement par « le cylindre, la sphère et le cône ». Chez Monet, et en dépit de la géométrie de l’architecture métallique – résultat de calculs et de la technique, les effets colorés et lumineux sont privilégiés au détriment de la description détaillée des machines, du cheminot ou du pont. Dans cette œuvre Monet tend à faire disparaître la réalité de ce qu’il repré-sente ainsi que la représentation elle-même au profit d’une perception et d’une impression éphémères. Chez Braque, la couleur unique des murs, des toits

et du viaduc, la limitation de la perspective lointaine par le choix du bleu sombre se confondant presque avec le vert de la végétation et les traits qui divisent en petits plans le tableau s’imposent au désordre des maisons imbriquées du petit village, résultat de la fantaisie et de l’histoire. Dans cette œuvre, Braque tend à faire apparaître une géométrie cachée ainsi que les modalités de la représentation.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

On peut comparer le tableau de Monet au vers de Verlaine : « Que ton vers soit la chose envolée » (« Art poétique », Séquence 5, p. 284) et celui de Braque aux dessins que sont les poèmes de Cen-drars (« Académie Médrano », Séquence 5, p. 288) et d’Apollinaire (« Il pleut », Séquence 6, p. 294).

Texte 1 – Guillaume Apollinaire, « Zone », Alcools (1913) p. 292

OBJECTIFS ET ENJEUX – S’interroger sur l’essence de la modernité selon Apollinaire.

– Suggérer l’originalité du poète.

LECTURE ANALYTIQUE

Le parti pris de la nouveautéLe poète s’adresse au lecteur comme il peut s’adres-ser à lui-même à travers l’emploi du pronom person-nel « tu » ou « toi » (v. 1 ; 3 ; 9 ; 11), mais aussi à une entité abstraite, « Christianisme » (v. 7) ou au chef de cette religion, le « Pape Pie X » (v. 8). Ces destina-taires permettent au poète d’opposer avec lyrisme et emphase (des vers 1 à 7) deux époques qui se suc-cèdent en partie dans notre culture mais qui s’af-frontent dans leurs idéaux ou leurs visions de l’homme et du monde. Pour le poète, la religion moderne doit supplanter « l’antiquité grecque et romaine » (v. 3). Cette religion – difficile à assumer encore aux yeux des contemporains (v. 9-10), s’as-socie aux inventions les plus récentes (la « tour

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Français 1re – Livre du professeur

Eiffel » v. 2), « les hangars de Port-Aviation » (v. 6), et déconsidère celles qui paraissent déjà « anciennes » au poète : « les automobiles » (v. 4). C’est le premier parti pris du poète pour la nouveauté.Les vers 11 et 12 identifient explicitement poésie et textes publicitaires et nous présentent (« Voilà », v. 12) une poésie qui, selon le poète, continue de s’opposer à « la prose » que l’on rencontre dans « les journaux » (v. 12). L’éloge de ces textes qui supplantent la poé-sie traditionnelle passe par les marques du pluriel mais surtout par le verbe propre au lyrisme, comme « chantent » au vers 12. « Les affiches » plus particu-lièrement suggèrent l’association du texte et de l’image et annoncent une poésie visuelle. Plus impli-citement, le choix des réalités les plus prosaïques et les plus quotidiennes présentes dans tout le poème, le vocabulaire courant, les chiffres arabe et romain, l’absence de ponctuation confirment cette volonté de renouveler l’écriture poétique.Le vocabulaire, l’emploi de la métaphore et des per-sonnifications mélioratives trahissent le plaisir du poète (v. 15 ; 16 ; 17 ; 23), mais aussi son amour de l’environnement nouveau lorsqu’il affirme avec lyrisme, au vers 23 : « J’aime cette rue industrielle ». On pourra nuancer cette affirmation puisque le poète exprime une certaine inquiétude à travers la personnification de deux symboles – pour lui – de la modernité : « la sirène » qui « gémit » (v. 19) et « la cloche rageuse » qui « aboie » (v. 20), rythmant la journée et unissant le monde du travail à celui des croyants. La violence du monde moderne – déjà présente au vers 2 dans cette originale métaphore qui évoque sans doute les klaxons des voitures de l’époque et qui rappelle le bêlement des moutons – n’est pas éludée. Elle est cependant suivie d’une déclaration d’amour qui suggère l’acceptation de la totalité de ce monde nouveau.

Une métamorphose du quotidienLe poète invite à porter un regard neuf sur le quoti-dien, un regard débarrassé des poncifs de son époque et de la poésie. « À la fin » qui, paradoxale-ment, ouvre le poème suggère un agacement confirmé au vers 3. Il invite à porter un nouveau regard sur le monde. Il condamne déjà « les automo-biles » (v. 4) pour encenser la simplicité de bâtiments modernes (v. 6). Il porte un regard inattendu sur le « Christianisme » et le vocatif du vers 7 ainsi que l’adjectif « moderne » pour qualifier le « Pape Pie X » (vers 8) disent assez l’admiration du poète pour une religion cependant déjà si ancienne, même si, pour un Européen, elle l’est moins que les religions grecque et romaine. La difficulté que le « tu » éprouve à entrer dans une « église », à « se confes-ser » suppose un nouveau retour vers une religion délaissée ou moquée. Le poète, dans les vers qui suivent, érige en poésie ce qui ne devait être que textes publicitaires et s’oppose à la vision de la

poésie du début de ce siècle. Il annonce Dada et le Surréalisme. La « prose », celle du roman sans doute, ne se lit plus dans les livres mais dans « les journaux » (v. 12). Enfin il brosse le portrait élogieux d’un monde méprisé et banal (v. 15-23) rencontré dans une rue anonyme (v. 15) et délaissée jusque-là par l’art parce qu’elle est « industrielle ». Ce portrait et cette description ne sont pas « naturalistes », mais au contraire illuminés de lumière, de couleurs et de gaieté si l’on se réfère au vers 16. Le regard du poète nous entraîne à la découverte d’un monde que le monde ignorait.Ce regard neuf sur un monde neuf s’exprime dans une écriture caractérisée par la modernité. L’inven-tion tient d’abord à la disparition de la ponctuation, à l’usage d’un vocabulaire prosaïque et spécialisé comme « automobiles » (v. 4), « hangars » (v. 6) ou « sténo-dactylographes » (v. 17), mais aussi à la pré-sence des chiffres « 25 » et « X » – notons que ce dernier est placé à la rime, certes approximative. On remarque des tournures et un lexique simples, comme « il y a » (v. 13) ou « J’aime » (v. 23). Cette modernité est soulignée par l’usage d’une écriture traditionnelle. On peut observer les mètres pair et impair. Les alexandrins sont présents (v. 19-21, 23), de même que les rimes. Le « Ô » vocatif rappelle la poésie romantique. L’on peut encore signaler l’usage des analogies, des personnifications, des allitéra-tions et assonances propres à l’écriture poétique, mais également les nombreuses énumérations qui rythment le poème. Ainsi ces vers parviennent à concilier la modernité et la tradition qu’Apollinaire explicitera plus tard dans sa conférence « Les poètes et l’Esprit nouveau ».

SynthèseLe recours aux procédés poétiques traditionnels pour exprimer les objets, les lieux et les hommes les plus simples ou modestes les élève au rang de ce qui fut célébré dans la poésie jusqu’alors : des objets, des lieux, des thèmes et des êtres que l’on qualifiait de nobles.Le regard élogieux porté sur le monde évoqué des vers 15 à 24 modifie notre regard et embellit ce monde dédaigné ou dramatisé dans les précédentes décennies tant par les poètes que par les romanciers.La métaphore du vers 2 donne à ce monument qu’est la tour Eiffel une densité et une humanité a priori absentes de cet assemblage métallique.

VERSIFICATION

Si l’on respecte la scansion traditionnelle, on repère trois alexandrins aux vers 19, 20 et 21.On notera que les vers 19 et 20 exploitent des per-sonnifications qui connotent une certaine souffrance ou violence.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 6

Si l’on prend plus de libertés qu’autorise le vers libre, on peut relever aussi les vers 1 et 23 qui, eux, se répondent et affirment tous deux le rejet de l’an-cien au profit du moderne.

LECTURE D’IMAGE

On peut relever dans ce tableau cubiste une proxi-mité avec l’esthétique d’Apollinaire (voir l’essai d’Apollinaire, Les Peintres cubistes, 1913) : – le choix de la tour Eiffel et de Paris ; – la présence d’une architecture moderne

(immeubles) mais aussi plus ancienne (toits avec leurs lucarnes) ; – la métamorphose de la tour Eiffel : les ailes que

l’on devine en haut à droite, la couleur rouge, le mouvement ; – l’irruption inquiétante ou bouleversante ou encore

« fracassante » de la modernité.

S’ENTRAÎNER À L’ÉCRITURE D’INVENTION

Exemple de rédaction :

À la fin tu es las de ce monde ancien

Bergère Ô Burj Khalifa1 le troupeau des fuseaux horaires s’effilochent dans le ciel

Tu en as assez de vivre dans l’antiquité occidentale

Ici même les TGV ont l’air d’être anciens

La religion seule est restée toute neuve la religion

Est restée simple comme la fusée Ariane

Etc.

1. Tour la plus haute du monde érigée à Dubaï.

Texte 2 – Guillaume Apollinaire, « Ondes », Calligrammes (1918) p. 294

OBJECTIFS ET ENJEUX – S’interroger sur la nouveauté du calligramme : le lien entre le lisible et le visible.

LECTURE ANALYTIQUE

L’image de la pluieAvant d’être lu, ce calligramme peut être regardé comme un dessin sans même se soucier des mots qui le composent, sinon ceux du titre. Le calli-gramme condense ici le dessin de la pluie, mais aussi un de ses effets qui est de brouiller la vue, voire d’effacer l’encre d’un texte pour le rendre illi-sible. Au premier regard, la pluie est représentée par la verticalité de sa chute, dans sa succession de gouttes qui finissent par former comme un fil à tra-vers une ligne de lettres et de mots, de phrases sans ponctuation qui représentent les gouttes et un rideau de pluie. On peut toutefois se montrer attentif

au léger décalage de la ligne de gauche, à l’inégalité de la longueur de chacune des lignes et surtout à leur obliquité. Ces caractéristiques suggèrent le mouvement du rideau de pluie poussé par le vent, rideau plus ou moins dense et ouvert par son mou-vement. La verticalité aussi bien que la qualité médiocre de l’impression rendent difficile la lisibilité du calligramme. On peut y voir l’image brouillée par la pluie dans le calligramme lui-même. On peut y percevoir aussi une métaphore de la difficulté, l’her-métisme de certains poèmes. Ainsi la première ren-contre avec le poème par son titre et son dessin suggère déjà un sens et rappelle à quel point le cal-ligramme caractérise la poésie en rappelant le lien étroit entre signifiant et signifié, mais aussi la volonté de redoubler le sens de ce qu’elle dit en le faisant entendre ou en le faisant voir.

Un poème nostalgiqueSi la lisibilité du calligramme est difficile, sa compré-hension l’est aussi et nous avons affaire à un poème dont le sens ne s’offre pas immédiatement et reste ambigu. On pourra toutefois être sensible à la nostal-gie dont le calligramme est empreint, mais également au désir de s’en délivrer, et y percevoir la métaphore d’un passage d’une poésie du passé à celle du pré-sent. Dans ce calligramme, le poète s’adresse à des destinataires multiples « vous » (l. ou v. 2) explicité par « de merveilleuses rencontres » caractérisées par la métaphore « ô gouttelettes » et qui peuvent ren-voyer à « voix » ou à « femmes » (l. ou v. 1). Il s’adresse aussi à un destinataire unique avec l’impératif « écoute » (l. ou v. 34) qui peut être lui-même ou un destinataire non-identifiable (un lecteur ?). Quels que soient les destinataires, le poète les associe à son passé lointain ou proche par « souvenir » (l. ou v. 1), « de ma vie » (l. ou v. 2), « ancienne musique » (l. ou v. 4), « liens » (l. ou v. 5), et l’unifie par la présence des nasales dans tous les vers ou lignes (hormis en 3) et par une régularité rythmique dans les deux premiers vers ou lignes. L’emploi particulier du verbe imper-sonnel, et d’abord métaphorique ou au sens figuré, « il pleut » peut souligner que le poète n’a pas recher-ché à faire naître ses souvenirs mais qu’ils le sur-prennent et « tombent » sur lui comme le ferait la pluie, et comme le montre le dessin de cette pluie. Ce passé est évoqué à travers des procédés qui le valo-risent, comme avec l’adjectif hyperbolique « merveil-leuses » ou l’apostrophe « ô gouttelettes » (l. ou v. 2), et l’emploi de « regret » (atténué par « dédain » cependant) et de « pleurent » (l. ou v. 4) qui peuvent exprimer une mélancolie. Cette valorisation s’accom-pagne de sonorités agréables à l’oreille comme les [v], [s], [m] et les [u], [o] [ø] mais aussi la sonorité par-ticulièrement musicale et plaisante de « gouttelettes ». Le passé vient toutefois envahir le présent du poète et provoquer un changement. Cette évocation modi-fie la perception des « nuages » (l. ou v. 3) : ils se

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Français 1re – Livre du professeur

métamorphosent en chevaux qui se cabrent et hen-nissent. L’adjectif « auriculaires », alors qu’on pouvait attendre « tentaculaires » en accord avec l’hyperbole « tout un univers », confirme cette impression de bou-leversement et de fracas soulignés par un rythme plus irrégulier et des sonorités rugueuses en [k], [bR] et [pR] ou aiguës en [I]. Quelque chose vient de se déchirer, comme le rideau de pluie. Cette violence ramène le poète, si l’on accepte de le confondre d’abord avec le destinataire final, au monde qui l’en-toure comme le suggère « écoute s’il pleut » (l. ou v. 4). La dernière phrase, la plus brève, exprime un événement en train de se produire : la délivrance du poète. Ce calligramme relie donc un passé peuplé de « voix », de « femmes », de « rencontres », dont le poète a la nostalgie, mais qui sont associés au « regret » et au « dédain » qui font entendre « une ancienne musique » ou la regrette en pleurant. Cette « ancienne musique » est donc tournée vers le passé et paraît un art du passé. « Il pleut » démontre alors que le poète est en train de se détacher de cette tra-dition pour offrir un art « nouveau ». Il se délivre d’une musique ancienne, d’une certaine poésie, pour en faire entendre et voir une nouvelle fois avec ce calligramme.

Un calligrammeC’est évidemment d’abord la verticalité de ce calli-gramme qui s’oppose à l’horizontalité du vers. La linéarité, si l’on songe à d’autres calligrammes, n’est pas ici très éloignée de celle du vers mais on remarque qu’elle s’en écarte par l’obliquité. La lisibi-lité est à comparer à celle d’un poème traditionnel. Un calligramme rend toutefois évident le lien entre le sens du poème et son aspect. La verticalité de ce calligramme invite aussi à le renverser pour retrou-ver un quintil. Enfin on retrouve le même travail sur les mots, les sonorités et les rythmes qui caracté-risent le langage poétique. Si le dessin rend d’abord immédiat le lien entre le titre et le poème, il peut contribuer à rendre plus dense encore le poème. Cette verticalité peut en effet symboliser la chute, mais encore des « liens » ou des barreaux qui « retiennent », enferment. Le verbe « pleurer » nous fait songer au dessin de larmes et enfin l’adjectif « auriculaires » qualifiant un doigt rend possible de voir le dessin des cinq doigts attachés au titre comme à un poignet. Ce calligramme paraît d’abord un objet simple à appréhender mais il se révèle par-ticulièrement complexe et riche.

SynthèseLe calligramme exploite les ressources du langage poétique : à travers les rythmes et les sonorités, il redouble le sens de ce qu’il dit ou évoque mais sur-tout, il le donne à voir à travers le dessin. Il associe donc plus nettement que d’autres formes poétiques le lisible, l’audible et le visible.

GRAMMAIRE

Certains verbes ne s’emploient normalement qu’à la forme impersonnelle et sans expansion. C’est le cas de « pleuvoir ». Ce verbe peut néanmoins être suivi d’une expansion nominale : il pleut de grosses gouttes, des cordes. En emploi figuré, ces verbes peuvent être à la forme personnelle : les coups pleuvent. « Pleurer », quand il est intransitif, signifie « répandre, verser des larmes » et quand il est tran-sitif, il signifie aussi « regretter en pleurant ».

S’ENTRAÎNER À LA DISSERTATION

La production poétique peut en effet se caractériser par un usage propre de la langue : – une forme s’écartant toujours de l’usage ; – un écart par rapport aux écarts propres

à la poésie ; – le primat du « Sa » (signifiant) sur le « Sé »

(signifié).

Cet usage propre de la langue ne paraît cependant pas nécessaire ou suffisant : – la tentation de la norme usuelle à travers les choix

de la prose et du langage prosaïque chez certains poètes ; – un écart toujours relatif par rapport à la norme ; – une relation particulière au monde, un regard ; – à la recherche de l’essence de la poésie ; – une synthèse entre un regard et une langue ; – une réduction de l’écart : la poésie modifie et revi-

site l’usage.

LECTURE D’IMAGE

Composition – Importance du format : grande dimension, plus

horizontal que vertical, peu de profondeur. – Éclairage artificiel. – La pluie est au centre mais n’occupe pas les

marges de l’image. – Pluie abondante mise en scène dans sa chute

verticale, mais aussi dans sa chute violente sur le sol. – Présence d’un objet, un signe de ponctuation, qui

ouvre le rideau de pluie et infléchit sa chute.

Démarche poétique ? – Nature et artifice. – Nature séparée d’un lien référentiel. – Langue et image : rapport entre le titre et l’image. – Jeu sur les mots : la virgule est une pause et le

temps de pose est nécessaire au photographe. – Attention portée au monde quotidien.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 6

Texte 3 – Francis Ponge, « L’Huître », Le Parti pris des choses (1942) p. 296

OBJECTIFS ET ENJEUX – Souligner l’ambition prosaïque du poète. – Montrer le privilège accordé au signifiant, aux mots.

LECTURE ANALYTIQUE

Une description objectiveLe poète débute logiquement par la description de l’aspect extérieur de l’huître. Il recourt à la méta-phore du galet pour préciser la taille et l’aspect de l’huître. On peut s’interroger sur la pertinence du comparant. Il est peu éclairant puisque le lecteur a une idée assez précise de la grosseur d’une huître et moins nette de celle d’un galet « moyen » (v. 1). Ce comparant suggère toutefois l’aspect minéral du mollusque et sa dureté. On remarque également que l’huître se définit davantage par ses différences que par ses ressemblances avec le galet : elle est « plus rugueuse » et « moins unie » (v. 2). Si l’on peut envi-sager l’oxymore « brillamment blanchâtre » pour le galet, il s’applique avec moins d’évidence à l’huître. Au vers 2, l’adverbe « opiniâtrement » personnifie l’huître aussi bien que le galet, alors que « clos » ne peut guère s’appliquer qu’à l’huître. La description de l’huître a un caractère méthodique, logique et présente tous les indices de la simplicité alors que la métaphore poétique suggère plus qu’elle n’éclaire véritablement le comparé. Cette métaphore, en revanche, implicitement ou « vaguement », évoque une forme arrondie ou oblongue – celle de l’huître, – suggère un poids et surtout un univers, celui de la mer ou de la plage, tout un environnement commun à l’huître et au galet qui « ouvre » l’huître à d’autres horizons. Les lignes consacrées à l’ouverture de l’huître s’apparentent à un mode d’emploi sommaire et modeste, voire amateur, qui fait écho à l’expé-rience et aux observations attentives du poète pro-bablement partagées par de nombreux lecteurs comme le laisse entendre le « on » (v. 3 ; 6). L’ouver-ture s’opère en deux premières phases : « tenir [l’huître] au creux d’un torchon », « se servir d’un couteau » (v. 3-4). La troisième phase se démul-tiplie en une répétition (« s’y reprendre à plusieurs fois », v. 4-5) d’une action explicitée et résumée : « c’est un travail grossier » et « les coups qu’on lui porte » (v. 6). Le poète prévient des risques de cette action : « les doigts curieux s’y coupent », le lecteur pouvant revivre avec ces sonorités en [k] sa propre et douloureuse expérience. Les remarques signalant les effets sur l’huître suggèrent l’observation atten-tive du poète autant que son effort pour l’exprimer, perceptible dans son hésitation : « ronds blancs » ou « sorte de halos ». On peut s’étonner du choix

d’un couteau si particulier : « ébréché et peu franc » alors qu’il pouvait choisir un couteau spécialisé. Ce choix comme ces hésitations et la modestie des conseils ou des remarques participent grandement à donner le sentiment d’une attention réelle et pru-dente à une pratique qui est celle d’un amateur. On remarque que le poète fait l’ellipse de l’huître en train de s’ouvrir. Nous sommes déjà à l’intérieur dans le paragraphe suivant. Après son ouverture, Ponge se consacre à la description de « l’intérieur » de l’huître. La première phrase fonctionne comme une ouverture annonçant les motifs. Ponge recourt à deux expressions dont la seconde est particulière-ment familière : « tout un monde », « à boire et à manger » (v. 8). On en retient l’idée de totalité qui se subdivise selon le sens de l’expression en deux aspects qui s’opposent et qui sont exprimés par un lexique noble et courant. On remarque également que ces expressions connotent le caractère hétéro-clite de l’intérieur de l’huître et que la seconde peut être comprise dans son sens propre puisque le fruit de mer baigne dans son eau. Ces premières remarques rappellent combien Ponge cherche à donner le sentiment d’une description logique et objective. Pourtant, le vocabulaire religieux « firma-ment » et « cieux » (v. 9) anoblit particulièrement la réalité de l’huître au point de suggérer un lieu sacré, une chapelle, un autel de « nacre ». Cependant Ponge prend soin de signaler qu’il recourt à l’étymo-logie pour ne retenir du substantif « firmament » que le sens de « soutien » sans connotation religieuse. Cette apparente élévation est d’ailleurs ramenée à une réalité plus prosaïque. La locution restrictive « ne… que » souligne la dégradation des « cieux » en une « mare » plus modeste, un simple « sachet » (v. 10), un petit sac qui rebute par sa texture, sa cou-leur, son odeur, sa mobilité. La dernière phrase de ce deuxième paragraphe allie les deux aspects de l’huître en terminant la description : « frangé » et « dentelle » évoquent une réalité délicate, mais « noirâtre » par son suffixe n’a pas la force du noir et « sur les bords » marque à la fois le précis et l’à-peu-près. Ponge enfin, dans une expression qui joue avec la syntaxe et les mots et que l’on pourrait dire irrégulière, baroque ou précieuse comme la perle, envisage l’huître perlière et sa fonction qui n’est plus nourricière mais esthétique. Cette progression de l’extérieur vers l’intérieur est enfin marquée par une organisation rigoureuse en trois paragraphes de plus en plus brefs. Le premier comprend cinq phrases, le deuxième se développe en une seule longue phrase, et le troisième en une seule phrase courte. Ces paragraphes sont ainsi logiquement proportionnés à leur sujet. La description est logique, apparemment objective et rigoureuse mais les ana-logies et les registres introduisent des perturbations qui montrent que l’ambition du poète ne s’en tient pas à ce projet.

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Français 1re – Livre du professeur

De l’huître au poèmeLa description de l’huître s’affiche attentive et objec-tive, mais elle n’en obéit pas moins à une logique du langage partiellement indépendante d’une cohé-rence sémantique. Le lien entre le mollusque et le poème tient aux caractéristiques propres du mol-lusque et aux mots qui les nomment, mais aussi au mot qui nomme le mollusque, son signifiant, et aux mots qui formellement lui ressemblent dans le poème. La forme de certains mots paraît en susciter d’autres : si les mots en « -âtre » sont présents à quatre reprises dans ce poème, c’est en partie parce que le titre contient un accent circonflexe. L’oxy-more « brillamment blanchâtre » se trouve ainsi jus-tifié. Les sonorités du titre s’imposent également et forme un réseau sonore en [y], [i] [R], [tR] avec par exemple « grosseur », « rugueuse », « blanchâtre », etc. mais aussi « unie », « brillamment », « ouvrir », « tenir », etc. Les réseaux sonores sont nombreux ainsi que les allitérations qui relient les mots mais aussi évoquent les actions décrites. On peut signa-ler l’allitération en [k] par exemple avec « curieux, coupent, cassent » (v. 45) dont la sonorité forte sym-bolise la difficulté des actions ou encore l’allitération en [s] avec « cieux, en-dessus, s’affaissent, cieux, en-dessous » qui évoquent le son d’un glissement dû à l’affaissement (v. 9-10). La forme du poème elle-même est brève ou moyenne comme l’est la grosseur de l’huître (l. 1). Les deux premiers para-graphes sont le symbole des deux coquilles comme la brièveté du troisième l’est de la « formule », de « la perle » (l. 11). Enfin le jeu avec les mots confond les deux réalités du mollusque et du poème : la « for-mule » est une petite forme qui désigne simultané-ment la perle et le poème comme le verbe « perler » renvoie à la production de la perle précieuse autant qu’à celle du poème, lui aussi précieux. Ponge décrit l’huître et son ouverture tout en exposant, sinon en exhibant, le poème et son écriture. On peut enfin signaler que la métaphore initiale fait allusion à un poème du recueil, « Le Galet ».

Un poème métaphoriqueDes mots, des formulations et des expressions comme « monde » (v. 2), « travail grossier » (v. 5), « tout un monde », « à boire et à manger », « firma-ment » (v. 7), « sur les bords » (v. 10), « formule » (v. 11) ont un double sens et invitent à s’interroger sur le double sens du poème. Voici quelques inter-prétations possibles : – Ouvrir une huître devient la métaphore de la

découverte du monde. Ce monde peut être ou paraître rebutant, mais peut aussi délivrer une for-mule, un sens. – La découverte de la formule du monde suscite

son expression, difficile, laborieuse, par une autre formule qu’est le poème, un ornement précieux.

– Ouvrir une huître est aussi la métaphore de la lec-ture d’un poème fermé comme une huître qui résiste à son élucidation. Cette élucidation peut faire accé-der à un trésor comme à une déception.

SynthèseSi l’on accepte l’huître et son ouverture comme une métaphore, cette métaphore suggère le travail patient et laborieux du poète armé d’un outil primitif pour appréhender les choses du monde. Cette métaphore peut également évoquer le travail du lec-teur qui, pour découvrir la richesse d’un poème, le maltraite, l’attaque de ses gloses.

VOCABULAIRE

Le suffixe « -ule » a une valeur diminutive comme dans « corpuscule », « opuscule », « valvule ». « For-mule » est donc aussi une petite forme.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

On pourra demander aux élèves de lire « Le Mol-lusque » et « Le Galet » dans le même recueil.

Texte 4 – Philippe Jaccottet, « Les Nouvelles du soir », L’Effraie (1953) p. 297

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment le poète inscrit la séparation de deux amants dans le mythe et le monde contemporain.

– Montrer comment l’écriture poétique allie ces deux mondes lointains.

LECTURE ANALYTIQUE

L’amour, un thème revisitéCe poème relate une séparation entre deux êtres qui se sont aimés ou qui s’aiment encore. Les vers 13 et 15 se réfèrent à deux mythes de l’Antiquité et de la Bible : celui d’Orphée et celui de Sodome et Gomorrhe. Ces références ancrent le poème dans le topos de l’amour et de la poésie, mais aussi dans celui de la méfiance à l’égard de l’étranger ainsi que dans celui du péché et du châtiment.Les champs lexicaux qui ont trait à la relation et au sentiment amoureux sont présents dans tout le poème, ainsi que ceux de la fragilité, du passage, de l’urgence de la séparation. Le thème amoureux n’est pas ici celui de la rencontre, mais au contraire celui de la séparation.Cette séparation a lieu dans un environnement qui rap-pelle le chaos. Le champ lexical attaché au cadre spa-tio-temporel confirme ce sentiment. Si une certaine paix règne dans les premiers vers, les villes

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 6

brûlent (v. 15-16), le brouhaha des cris des crieurs de journaux « écorche » les amants (v. 3). Le lieu et le moment de la séparation s’avèrent être aussi le « der-nier monde » et le « dernier beau soir » (v. 20-21). « Les Nouvelles du soir » ne laissent pas le temps aux amants de prendre le temps de se séparer. Ils n’auront pas le temps d’être « tranquilles » (v. 10) et celui qui part n’aura pas le temps d’embrasser (v. 8) celle qu’il quitte.Cette séparation est empreinte de tragique mais aussi d’une étrange autodérision dans les vers 26 et 27, la pointe finale suggérant une défaite des ruses de l’amour. La femme ne peut trouver le moyen de retenir celui qu’elle aime (v. 9-10). C’est finale-ment elle qui « partira[.] » (v. 22) et le futur exprime ici l’inéluctable. Le combat contre cette séparation devient « inutile » (v. 24) et les analogies particulière-ment expressives avec l’eau et les « fumées du ciel » (v. 23-26) donnent le sentiment d’un évanouisse-ment des corps déjà devenus « deux ombres ». Et si l’on songe aux vers 13 et 15, l’on peut renforcer cette image par celle de l’effritement des statues.

La prose poétiqueLe recours à l’alexandrin inscrit ce poème dans la poésie amoureuse et lyrique. Il en va de même de la présence d’un système rimique assez proche des règles en dépit de quelques entorses. La minuscule en début de vers, l’abondance des enjambements contribuent cependant à l’oubli de cette versification et miment en quelque sorte l’équilibre fragile de la relation amoureuse, un équilibre qui ne tient qu’à un fil ou qui est très « fin » (v. 26), un équilibre qui mène au déséquilibre de la séparation comparée à ce qui « file », aux « fumées » qui s’évanouissent « au ciel ». La versification donne des « racines » au poème en le rapprochant de l’écriture poétique lyrique en même temps qu’elle introduit une « faille » à travers laquelle « file » l’écriture poétique traditionnelle.La modernité du poème tient donc à ce dérèglement de la versification qui la rapproche d’une langue prosaïque, mais elle tient aussi à la présence de réa-lités elles aussi prosaïques. Ce prosaïsme s’affirme dans la simplicité de l’expression dans « de t’em-brasser avant de partir » (v. 8), ou « Mais pas moyen » (v. 13), ou encore « Une chance/que j’aie au moins visité Rome » (v. 16-17) mais aussi dans les références aux crieurs de nouvelles, aux jour-naux du soir comme « Le Monde » ou certainement « France soir » (v. 20-21). On pourra d’ailleurs rele-ver que l’un est élitiste et l’autre, populaire comme le serait la poésie et la prose.

SynthèseI. La tradition : – le recours aux alexandrins, aux rimes, aux enjam-

bements, aux réseaux sonores (allitérations et asso-nances), aux figures de l’analogie ; – les références aux mythes.

II. La modernité : – la disparition de la majuscule en début de vers ; – la multiplication des enjambements ; – le lexique prosaïque, et les références au monde

prosaïque ; – la simplicité de la syntaxe.

Texte 5 – Jacques Réda, « Personnages dans la banlieue », Amen (1968) p. 298

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment le poète exprime le monde moderne et en montre les dangers.

LECTURE ANALYTIQUE

Lieux et objets du quotidienL’espace urbain, ou plus exactement celui de la « périphérie » (v. 4) se caractérise par : – l’étendue : « ciel vaste » (v. 9), « mur de l’étendue »

(v. 10), « plus loin » (procédé de l’hyperbole, v. 12) ; – le vague, l’infini : « Vous n’en finissez pas » (v. 1),

« Vous piétinez sans fin » (v. 10) ; – la dégradation et le trop plein : v. 11 (énumération

et rythme croissant).La famille qui s’agrandit et l’accumulation des « choses » conduisent les « personnages » à fuir ou plus précisément à « êtr[e] poussés vers la périphé-rie » (v. 4).Cette sorte d’exil s’exprime à travers : – l’expression de l’accumulation tant explicitement

que par des procédés d’écriture comme l’énuméra-tion et les rythmes ; – l’irrégularité du mètre et des rimes qui exprime la

difficulté de la marche liée à la situation de la famille et de la femme (voir le champ lexical de la pesanteur, du poids), mais aussi le risque de la séparation des membres de la famille ; – l’usage du « vous » qui paraît mettre à distance

les « personnages » ou qui implique le lecteur comme pour l’avertir.

L’effacement des personnagesL’encombrement conduit à l’effacement de soi et s’exprime dans : – des formulations explicites (v. 4) ; – l’usage du « vous » qui éloigne ou qui implique et

avertit du danger de sa propre disparition ; – l’analogie entre l’éloignement de la ville et l’éloi-

gnement de soi (v. 6) ; – le jeu avec les rimes des vers 3 et 4 ; – la personnification de la « lumière » (v. 12) qui ne

parvient plus à envisager un avenir perceptible « à vous rêver » (v. 13) ; – « le dernier billet » dans le « corsage » peut expri-

mer déjà l’aliénation du corps féminin.

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Français 1re – Livre du professeur

L’effacement de soi se rattache à l’effacement des autres et s’exprime à travers : – l’usage de « personnages » qui peut s’entendre

péjorativement ; – le « vous » initial qui représente la famille ne

représente plus qu’un seul au vers 15 ; – la dramatisation de la séparation qui devient

pathétique dans la comparaison avec la « vieille photographie » (v. 17) et dans la métaphore para-doxale « remous de solitude » (v. 16). – la femme « ne répond pas » (v. 18), « les mots

[sont] « cassés » (v. 11) ; – l’effacement des rimes au fil des vers et le lien de

plus en plus ténu avec les vers qui précèdent ; – les cinq derniers vers sur la femme consacrent sa

solitude et l’éloignement du mari.

SynthèseSituer l’action du poème dans la banlieue et non dans la ville anoblie par la poésie du xixe siècle constitue déjà un parti pris lié au contexte du moment de l’écriture. La fin des années 60 mar-quant le développement de la banlieue et des villes modernes de la périphérie de Paris.Ce poème cependant propose une image particuliè-rement pessimiste et noire de la banlieue. Elle devient le lieu de l’exil ou du refuge des êtres que la ville repousse (v. 4) parce qu’ils sont devenus pauvres (v. 20) et qu’ils n’ont plus les moyens d’ha-biter un appartement plus grand. Le poète l’associe à des réalités médiocres comme les « boîtes » (v. 2 ; 11) ou « les dépotoirs » (v. 5) qui effraient les « enfants hallucinés » (v. 8), au regret de quitter la ville et son passé (v. 15-17), et surtout à sa propre disparition (v. 6).Une poésie de la banlieue certes, mais surtout une banlieue comme topos poétique particulièrement sombre.

VOCABULAIRE

Le présent d’énonciation donne ici le sentiment de voir se dérouler sous les yeux d’un témoin compa-tissant ou critique le destin tragique et pathétique des personnages. Corrélé à cet usage du présent, l’emploi de « personnages » au lieu de « personnes » ou « gens » ou « famille » peut aussi rappeler l’imita-tion de la réalité propre au théâtre ainsi que la notion de représentation. On peut aussi donner à ce pré-sent une valeur plus généralisante, si on le met en relation avec l’impossibilité de caractériser précisé-ment les acteurs de la péripétie.

S’ENTRAÎNER AU COMMENTAIRE

On mettra en évidence : – l’accumulation « des choses » ; – l’usage du pluriel ;

– les énumérations et le rythme croissant (v. 5 et 11) ; – la forme du poème qui joue de la présence ou de

l’absence de strophes par la présence de 2 vers brefs (v. 7 et 14) : ordre organisé ou accumulation de vers ? – l’irrégularité du mètre ; – le trop plein de rimes (v. 3 à 5) ou l’éloignement :

« lumière » (v. 12) et « paupières » (v. 18) ; – la présence de deux termes explicites : « encom-

brement » (v. 3) et « encombre » (v. 19) – la ville qui « pousse » vers la « périphérie » ceux

qui l’encombrent (v. 4-5).

Texte 6 – Michel Houellebecq, « Novembre », Configuration du dernier rivage (2013) p. 299

OBJECTIFS ET ENJEUX – Montrer comment le poète revisite un topos de la poésie par une écriture poétique marquée par une apparente simplicité.

– Montrer comment le poète cherche à inscrire ce topos dans la banalité du monde moderne.

LECTURE ANALYTIQUE

Un poème élégiaqueLa simplicité caractérise le cadre spatio-temporel ainsi que son expression. À cette simplicité s’asso-cie une connotation de tristesse qui donne à ces vers un caractère élégiaque.La nomination des lieux se libère de toute emphase. Le poète évoque « le café » (v. 1), puis « un hôtel aux chambres neuves » (v. 3), et enfin « le jardin » (v. 13). L’absence d’adjectifs pour qualifier le café ou le jar-din manifeste le souci de marquer la banalité des lieux. La caractérisation des chambres manifeste la volonté de se débarrasser d’une facile dramatisation et de revendiquer une fidélité à la réalité même – ou surtout – si elle se révèle déceptive. On devine cette même volonté dans la facile syntaxe du « Il y a » aux vers 5 et 7, comme si l’évidence de la gravité du moment invitait à une expression rejetant l’artifice ou la virtuosité, comme si la littérature devait s’effa-cer devant la douleur.Le titre du poème « Novembre » évoque une période de tristesse et de recueillement sur les tombes, légèrement atténuée et dédramatisée par le vers 6. Le poète brosse également un autoportrait rapide et médiocre grâce à l’anaphore de « un peu » (v. 2), sui-vie à chaque occurrence d’adjectifs qui renvoient au physique et à l’état psychologique, « vieilli » et « blasé », traduisant par là-même une lassitude et une dégradation acceptées, renforcées par l’aveu d’un échec : « Je n’ai pas pu » (v. 4). Cet échec résonne comme une faiblesse et un regret, mais aussi comme les signes de sa souffrance après la

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 6

disparition de celle qu’il aime. La douleur du poète s’exprime enfin et explicitement au vers 16, et rap-pelle une souffrance liée à l’absence de l’être aimé et qui impose « le silence ».Le vers 13 rappelle la situation du poète et de celle à qui il s’adresse. L’euphémisme « où tu reposes » – que le poète fait rimer avec « rose » – laisse peu de doute : le poète s’adresse à une jeune femme morte ; « le jardin » serait alors un cimetière. Pro-gressivement, le poète noue une relation de plus en plus étroite avec l’être aimé. C’est d’abord au vers 7 qu’apparaît le pronom qui le représente. Dans la troisième strophe, l’utilisation du verbe « revoir » au présent renforce ce lien, redonnant vie à l’interlocu-trice et à sa relation avec le poète. Cette relation est exprimée hyperboliquement, tant dans le lexique que par les rimes ou le changement de rythme du vers 12 qui met en valeur « merveilles ». La dernière strophe donne le sentiment par l’usage du présent et l’évocation de la « peau » du poète et de l’interlo-cutrice que la relation est devenue plus sensuelle et surtout que, par-delà la mort, cette relation est encore réelle. L’anaphore du vers 18 confirme ce sentiment.

La nostalgie du bonheurCes vers permettent de découvrir le bonheur qu’éprouvait le poète avec son interlocutrice. Elle est présentée comme celle qui a permis au poète de découvrir et de jouir de la vie. L’expression valori-sante des vers 11 et 12 le rappelle avec force. Le poète inscrit ce bonheur dans « la lumière » (v. 9) et dans une nature personnifiée et bienveillante, « Dans les caresses du soleil » (v. 10). Faire rimer « lumière » et « entière » suggère le caractère lumineux de leur relation et les discrètes allitérations en [s] et en [l] accompagnent cette impression d’un bonheur asso-cié à la douceur et à la paix. Les deux derniers vers, en exprimant le désir de revivre cette vie, et le « tout » de cette vie, confirment ce sentiment. Le dernier vers enfin, dans sa grande simplicité qui touche au prosaïsme, et qui sonne comme l’expres-sion modeste et dédramatisée de son bonheur passé et de sa souffrance présente, clôt presque sereinement ce poème.L’anaphore du vers 18 rend vivante la présence de l’être aimé et le poème tout entier nous en offre un portrait sensible. Le poète l’associe à la jeunesse, à l’envol et à l’épanouissement dans les vers 7 et 8. La lecture fait de ces vers un alexandrin et un octosyl-labe, synonymes d’équilibre ; les allitérations en [p] et en [d] et l’assonance en [i] suggèrent la vivacité des « jeunes filles ». Le portrait est également moral. Les vers 11 et 12, particulièrement mélioratifs, rap-pellent la générosité de l’être aimé qui « a[.] donné la vie entière » et en a fait découvrir au poète « ses merveilles ». Enfin, le souvenir du corps revit par l’intermédiaire du contact le plus intime, celui de la

« peau », qui signale la sensualité de celle qui est aimée. Le poète a discrètement brossé un portrait le portrait d’une jeune femme vivante, généreuse et aimante.

Synthèse• Le poète appréhende le prosaïsme du monde ; on devine le refus de l’emphase et la volonté d’exprimer ce monde dans sa simplicité, comme si cette simpli-cité soulignait sa suffisante poésie.• La quatrième strophe, discrètement, s’inscrit dans la tradition poétique. Le cimetière est devenu un « jardin » et la présence de « rose » relie le poème à de nombreux poèmes et notamment à ceux de la Renaissance.• La simplicité des lieux et de l’expression, alliée à une versification très proche de la tradition – en dépit de quelques écarts – contribue à rendre le quotidien poétique, mais aussi à rendre la poésie plus familière.

VOCABULAIRE

On doit opposer les conditionnels et le subjonctif des deux derniers vers à l’indicatif des vers qui pré-cèdent. L’indicatif exprime un passé et un présent douloureux, alors que le conditionnel et le subjonctif trahissent le désir de faire revivre un passé heureux dans un avenir proche.On doit ensuite opposer le présent de l’indicatif au passé composé et à l’imparfait dans les vers 1 à 18.Le passé précède logiquement le présent. Les deux temps finissent par évoquer un rapprochement et se superposent l’un à l’autre.

PROLONGEMENT

Il s’agit de la rencontre inattendue entre un chanteur lié au groupe Téléphone des années 80, représen-tant d’une musique et de chansons dynamiques, optimistes pour un public jeune et un poète généra-lement considéré comme cynique, désespéré, lu par une génération plus âgée. La proximité que ressent Aubert avec Houellebecq peut inviter à réviser le jugement porté sur ce dernier.

PISTE COMPLÉMENTAIRE

On pourra faire lire le poème de Victor Hugo « Demain dès l’aube ».

Demain, dès l’aube, à l’heure où blanchit la campagne, Je partirai. Vois-tu, je sais que tu m’attends. J’irai par la forêt, j’irai par la montagne. Je ne puis demeurer loin de toi plus longtemps.

Je marcherai les yeux fixés sur mes pensées, Sans rien voir au-dehors, sans entendre aucun bruit, Seul, inconnu, le dos courbé, les mains croisées, Triste, et le jour pour moi sera comme la nuit.

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Français 1re – Livre du professeur

Je ne regarderai ni l’or du soir qui tombe, Ni les voiles au loin descendant vers Harfleur, Et quand j’arriverai, je mettrai sur ta tombe Un bouquet de houx vert et de bruyère en fleur.

Vocabulaire – Jeux de mots p. 300

1. MOTS-VALISES

a. famille et millionnaire – éléphant et fantôme – emparer et ouille ! – foule et multitude – ridiculiser et cocu – alcool et accolade – nouveau et langue.b. pantherreur – narratueur – roment – martyrlire – livresse – stylogriphec. Ces mots-valises, résultat du croisement de deux mots qui s’en trouvent plus ou moins modifiés, per-mettent de dire plus en un seul mot, comme par exemple « emparouille » qui dit simultanément l’action et son effet. Ils présentent aussi un intérêt le plus sou-vent critique voire polémique comme « stylogriphe » qui peut dénoncer la volonté qu’aurait un auteur de blesser. Ils sont assez souvent comiques. Ces créa-tions offrent parfois des réussites qui enrichissent la langue comme « foultitude » ou « novlangue ».

2. HOMONYMIE

a. Joignez vos mains. Voici l’heure où l’on prie pour qu’un ange du ciel veille sur les berceaux. Qu’est-ce que tu veux, il faut bien les endormir à leur tour.b. Exemple :Lâche ! Erre triste. Hèle, lasse ! Ai-je lutte, houle ? Hèle, ivre !Fuir Las ! Bah ! Fuir ! Jeu sans queue des oies-eau, sons ivresD’être par mille écus, main connue, et laisse yeux !

3. ÉPELLATION LEXICALISÉE

a. pensées, cassés, décédées, aime, baissées, aimées, assez, air et l’eau, ennemis, âgée.b. Hélène a acheté ses hauts. Elle aime, elle aime. Elle a cédé à ses haines. Elle a vécu.c. Exemple : Lucd. Gtacbc. Gmid. Sl ? Jv. Lacdcg. ôcpi !

4. PARONYMIE ET À-PEU-PRÈS

a. 1. rouille ➞ roule – 2. maigre ➞ maître – 3. blesser ➞ bercer – 4. Bouquet-mystère ➞ bouc-émissaire – 5. pendre ➞ vendreb. Madame, la concierge vient de monter le courrier.C’est bon !… Merci bien !… Eh bien, ma fille ! Pour-quoi restez-vous là ? Vous pouvez sortir !La traduction est facilitée par les didascalies et sou-ligne que la logique de l’écriture repose sur des liens homophoniques approximatifs : tronc/bon, sourcil/

merci, quille/fille, serpez/restez, et également sur des liens sémantiques et logiques. La synonymie, les associations d’idées plus ou moins éloignées, les lapsus sont révélateurs de la pensée des locuteurs.« Poterne » désigne une porte et rappelle le lieu où se tient trop souvent la concierge selon Irma.« Elimer » signifie « user » résultat de l’action de monter l’escalier qui en use le tapis.« Fourrage » désigne la nourriture et le courrier nour-rit les commérages.« Tronc » est approximativement l’homophone de « bon » mais évoque aussi « arbre ». Aux yeux de Madame, Irma est là, plantée comme un arbre.« Sourcil » rappelle les sonorités de « merci » mais aussi suggère l’agacement qui se traduit par un haussement de sourcil.« Quille » sonne comme « fille » mais ajoute à ce qui précède : la quille que l’on fait tomber.« Serpez » fait entendre « restez » mais surtout le désir qu’a Madame de couper ce « tronc ».« Vidangez » est synonyme de « vider » qui dit fami-lièrement de quitter les lieux.

5. LE PARTI-PRIS DES MOTS

Il s’agit de montrer à travers cet exercice que le lien entre les mots de ces poèmes tient parfois davan-tage aux sonorités, au rythme ou à la graphie qu’au sens. Le poète prenant ainsi le parti des signifiants (Sa) plus que celui des signifiés (Sé). Les allitérations et assonances omniprésentes dans ces vers éta-blissent des liens sonores entre les mots mais le sens de certains vers est partiellement peu cohérent et on comprend que c’est le Sa (signifiant) d’un mot qui en impose un autre, plus que son Sé (signifié) : – « dynamique » s’oppose sémantiquement à « las-

situde » mais est très proche d’un point de vue sonore et rythmique de « mécanique érotique » ; – « gélatineux » et « geignait » se justifient en

grande partie par le son identique de la première syllabe.On notera la présence de « blanchâtre » qui se justi-fie en partie par l’accent circonflexe de « huître », et l’anadiplose proposée par Prévert qui impose par son procédé, plus que par une quelconque néces-sité, la multiplication des meubles.

EXPRESSION ÉCRITE

Sujet 1On veillera particulièrement au respect des jeux sur les sonorités, à la prévalence du signifiant sur le signifié.

Sujet 2On peut écrire un texte à la façon de Tardieu mais aussi donner en exemple des textes de Devos ou de Coluche.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 6

Débats littéraires Le poète est-il un être inspiré ? p. 302

OBJECTIFS ET ENJEUX – Rappeler le lien établi par la tradition entre poésie et inspiration et s’interroger sur l’évolution de ce lien.

– Faire réfléchir à la vision opposée du poète « artisan des mots ».

– Débattre en utilisant les textes du chapitre 3 : « Écriture poétique et quête de sens, du Moyen Âge à nos jours » et donner quelques pistes complémentaires.

Les auteurs de ces quatre textes, qu’ils soient philo-sophes ou poètes, qu’ils écrivent dans l’Antiquité ou aujourd’hui, s’accordent pour représenter le poète comme un être singulier et différent du commun des mortels. Il entretient en effet, selon deux des auteurs, une relation avec des réalités supérieures et divines qui lui est propre : Platon affirme que « les grands poètes » ne composent pas « par art » mais « par inspiration et suggestion divine » et Hugo confirme ce point de vue en affirmant que « le poète appelle l’inspiration », que « la muse se révèle à lui » quand il a « déposé son fardeau » grâce à « la méditation » et que « l’exaltation poétique » est « trop sublime pour la nature commune de l’homme ». Deux autres auteurs modulent la vision précédente sans toutefois s’y opposer : pour Musset, c’est « Peut-être à [son] insu » que « Ces laves du volcan » « bouillonnent » dans son « cœur » où siège « le génie » et pour Mau-riac enfin le poète pose sur le monde un regard qui se distingue d’abord de celui de « la multitude » et qui surtout « dévoile » la « beauté » des « choses » que le commun des hommes « enregistr[e] machina-lement ». Le poète est donc bien un être inspiré ou, au moins, un être différent de la multitude.

PRÉPARER LE DÉBAT

Avant de répondre à la problématique du débat : Le poète est-il un « être inspiré » ou « un artisan des mots » ? le professeur pourra inviter les élèves à réfléchir sur ce qu’on entend par « artisan des mots » en s’appuyant sur les poèmes de Cendrars (p. 288), de Ponge (p. 296) ou de Michaux (p. 289).Les élèves se demanderont si tout poème versifié ne réclame pas un « art » des mots et tenteront d’expli-quer ce que Platon entend par l’entrée « dans le mouvement de la musique et du rythme » qui invite-rait à distinguer la langue poétique de l’artisanat des mots tel que le suggère le second terme du débat.

Pour défendre la conception du poète inspiré :Le manuel offre des exemples et des arguments pour défendre la conception du poète inspiré. Les élèves pourront s’appuyer sur « La muse malade »

de Baudelaire (p. 282) ou sur la « Lettre à Paul Demeny » de Rimbaud (p. 286) mais aussi sur leurs lectures personnelles et évoquer « La Nuit de mai » de Musset :

LA MUSE Poète, prends ton luth et me donne un baiser ; La fleur de l’églantier sent ses bourgeons éclore, Le printemps naît ce soir ; les vents vont s’embraser ; Et la bergeronnette, en attendant l’aurore, Aux premiers buissons verts commence à se poser. Poète, prends ton luth, et me donne un baiser.

Ou encore Hugo dans « La Fonction du poète » :Peuples ! écoutez le poète ! Écoutez le rêveur sacré ! Dans votre nuit, sans lui complète, Lui seul a le front éclairé.

Les élèves pourront citer « Correspondances » de Baudelaire (et « les confuses paroles » que seul le poète entend), ainsi que le poème de Valéry « Les Pas » :

Les pasTes pas, enfants de mon silence, Saintement, lentement placés, Vers le lit de ma vigilance Procèdent muets et glacés.

Personne pure, ombre divine, Qu’ils sont doux, tes pas retenus ! Dieux !… tous les dons que je devine Viennent à moi sur ces pieds nus !Si, de tes lèvres avancées, Tu prépares pour l’apaiser, A l’habitant de mes pensées La nourriture d’un baiser,Ne hâte pas cet acte tendre, Douceur d’être et de n’être pas, Car j’ai vécu de vous attendre, Et mon cœur n’était que vos pas.

Ou plaisamment Queneau, dans Le Chien à la man-doline (1965) :

L’InspirationDe son juchoir la poule laisse choir un œuf c’est une imprudence un moment d’absence mais il tombe pouf dans la paille : la fermière était prévoyante combien de poèmes brisés que ne recueille aucun recueil.

Les élèves réfléchiront aux correspondances qu’on peut établir entre l’inspiration, la muse et l’incons-cient, le hasard défendus par les poètes surréalistes.

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Français 1re – Livre du professeur

Pour défendre la conception du poète artisan des mots :Les poèmes qui pourront sans ambiguïté permettre de défendre le point de vue inverse sont plus nom-breux. « L’Art poétique » de Boileau (p. 283), celui de Verlaine (p. 284), « Le Tombeau d’Edgar Poe » de Mallarmé (p. 287) nourriront le débat. Les poèmes de Cendrars ou de Michaux (p. 288-289) auront encore plus de poids dans la démonstration. Ils convoqueront également les Parnassiens et la théo-rie de l’art pour l’art et surtout le poème de Gautier « Art poétique » :

Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant Se scelle Dans le bloc résistant !

Ou Mallarmé pour qui la poésie ne se fait pas avec des idées mais avec des mots.Ou Apollinaire dans « son dernier poème en vers régulier » :

Luth

Zut !

Ou les travaux de l’Oulipo et notamment le jeu avec la contrainte N+7.

Pour dépasser la contradiction :Les élèves rappelleront à la fois que le poète doit se préparer à ce don qu’est l’inspiration (voir Hugo p. 302) et que le mot a pour lui une nature très parti-culière (Les Contemplations, L.I, VIII) :

Car le mot, qu’on le sache, est un être vivant. La main du songeur vibre et tremble en l’écrivant ; La plume, qui d’une aile allongeait l’envergure, Frémit sur le papier quand sort cette figure, Le mot, le terme, type on ne sait d’où venu, Face de l’invisible, aspect de l’inconnu ; Créé, par qui ? forgé, par qui ? jailli de l’ombre ;

[…]Rêveurs, tristes, joyeux, amers, sinistres, doux, Sombre peuple, les mots vont et viennent en nous ; Les mots sont les passants mystérieux de l’âme[…]Car le mot, c’est le Verbe, et le Verbe, c’est Dieu.

Dans Lettre à l’abbé Brémond sur l’Inspiration poé-tique (1927) ; Claudel défend une autre conception

de l’inspiration : « Il y a un troisième sens beaucoup plus subtil du mot inspiration, et c’est ici que poésie pure employée par vous reçoit toute sa justification. L’habitude est, comme on dit, une seconde nature. Cela veut dire que nous employons dans la vie ordi-naire les mots non pas proprement en tant qu’ils signifient les objets, mais en tant qu’ils les désignent et en tant que pratiquement ils nous permettent de les prendre et de nous en servir.[…] Mais le poète ne se sert pas des mots de la même manière. Il s’en sert non pas pour l’utilité, mais pour constituer de tous ces fantômes sonores que le mot met à sa dis-position, un tableau à la fois intelligible et délec-table. L’habitude […] est devenue son ennemie, une ennemie qu’il faut dérouter et endormir, comme la flûte d’Hermès jadis fit pour le cruel Argus. C’est à quoi sert la répétition des sons, l’harmonie des syl-labes, la régulation des rythmes et tout le chant prosodique. »Les élèves pourront également s’appuyer sur Mau-riac (p. 303) ou encore Queneau dans la section « Pour un art poétique » du recueil L’Instant fatal :

Bon dieu de bon dieu que j’ai envie d’écrire un petit poème Tiens en voilà justement un qui passe Petit petit petit viens ici que je t’enfile sur le fil du collier de mes autres poèmes viens ici que je t’entube dans le comprimé de mes œuvres complètes viens ici que je t’enpapouète et que je t’enrime et que je t’enrythme et que je t’enlyre et que je t’enpégase et que je t’enverse et que je t’enprosela vache il a foutu le camp

BIBLIOGRAPHIE

– Mallarmé, Le démon de l’analogie, Poèmes en prose, 1864

– Paul Valéry, Poésie et pensée abstraite, 1939 – J.M. Maulpoix, Le poète perplexe, 2001 – J. Assaël, Pour une poétique de l’inspiration, d’Homère à Euripide, 2007

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 6

Corpus vers le Bac – Le thème de la chevelure p. 304

Joachim Du Bellay, L’Olive, X (1550) ; Charles Bau-delaire, Le Spleen de Paris (1869) ; Charles Baude-laire, Les Fleurs du mal (1861)

LA QUESTION SUR LE CORPUS

Comment le poète célèbre-t-il la femme à travers sa chevelure dans ces trois extraits ?

On attend dans l’introduction que les élèves remarquent que même si trois siècles séparent le sonnet de Du Bellay des poèmes de Baudelaire, si la forme poétique est différente (sonnet, sept quintils et un poème en prose), chacun des poèmes célèbre la femme à travers la chevelure.

I. Une déclaration d’amour

Le poète s’adresse à la personne aimée directement (texte A et B), l’ambiguïté subsiste dans le texte C. Dans le poème en prose, Baudelaire interpelle la personne aimée et la deuxième personne du singu-lier est présente constamment dans chacun des paragraphes. Dans « la chevelure », s’il ne fait aucun doute que le poète s’adresse à elle, en variant le plus possible les interpellations, le huitième vers joue sur la personnification et peut laisser entendre qu’il parle à la femme en la tutoyant. Les élèves pourront remar-quer le passage du tu au vous que ne justifie pas toujours la syntaxe. Enfin, dans la dernière strophe, on se demandera si le poète s’adresse à la chevelure ou à la femme aimée. Il semble bien que Baudelaire ait cultivé cette ambiguïté que favorisent les mul-tiples évocations, métaphores et comparaisons. « afin qu’à son désir elle ne soit jamais sourde » La chevelure est un objet poétique qui permet la décla-ration d’amour. Dans le sonnet de Du Bellay, à partir de trois éléments du corps féminin, le poète célèbre la femme. Les cheveux, les yeux et la main sont convoqués par le poète mais non de manière concrète. Ils ne servent qu’à mettre en place des métaphores qui visent à rendre compte d’une situa-tion de souffrance : le poète est prisonnier, brûlé, blessé. Les cheveux sont bien entendu « d’or ». Les démonstratifs « ces », l’adjectif « telle » marquent son adoration et les adjectifs l’intensité de son amour dont la jeune femme n’est pas responsable. Il a suffi qu’elle soit. Baudelaire ne décrit la femme qu’à tra-vers ses cheveux. Les élèves devraient repérer qu’aux sept paragraphes du poème en prose corres-pondent les sept quintils de la version versifiée. Ils remarqueront aussi que « la chevelure » présente de nombreux points d’exclamation notamment à la rime, ce qui permettra de confirmer la triple invoca-tion de la première strophe. « ô toison », « ô boucles », « ô parfum… » Ces points d’exclamation, qui sou-lignent une forme d’exaltation, de vénération avec

ces apostrophes, culminent dans la dernière strophe où nous les retrouvons trois fois. Cependant, la der-nière strophe se termine par un point d’interrogation qui insinue le doute. La muse poétique : l’inspiratrice. Le poème de Du Bellay est bâti de manière rigou-reuse et apparemment simple : chaque métaphore est développée selon les mêmes variations et les catégories grammaticales. En se limitant à la cheve-lure (Cheveux, liens, nœud, étreint, briser, lien, fer, glaive tranchant), on remarque chez Du Bellay une certaine préciosité issue de la Renaissance italienne dite pétrarquisante : cette imitation contribue aussi à la célébration de la femme. Ce relevé permet de mettre aussi en évidence les recoupements et l’am-biguïté de certains termes qui ne traduisent pas à première lecture forcément la douleur. On constatera que les termes qui traduisent la souffrance à la fin du poème sont associés à la délivrance. Le poète s’adresse à la jeune femme aimée. Les démonstratifs vers 1 et 4 marquent bien l’admiration et la dépen-dance. À partir du vers 7 et 8, le poète souligne le paradoxe auquel il est confronté. Le professeur fera remarquer que ce vers et les 12 et 13 sont les seuls où les métaphores sont absentes. Le poète n’en exprime pas moins le désir d’aimer au vers 7 trois fois. La figure stylistique de la synecdoque est pré-sente dans les deux poèmes de Baudelaire. On fera distinguer que « La chevelure » est vraiment la célé-bration de la chevelure et à travers elle une évocation de la femme à partir de l’univers suggéré. Dans « Un hémisphère dans une chevelure » le poète s’adresse à une femme particulière. On peut remarquer le peu de variations lexicales sur le mot chevelure mais la reprise anaphorique du groupe nominal complété par « de ta chevelure » donne à ce poème le tour répétitif du blason. Les élèves remarqueront aisé-ment que le poète fait appel aux sens pour célébrer la femme et plus particulièrement à l’odorat. Le par-fum inonde particulièrement « la chevelure » même si Baudelaire use de la synesthésie. De nombreux vers contribuent à l’étourdissement des sens et de l’es-prit. La chevelure est, bien entendu, un lieu de pas-sage, un objet transitionnel qui mène Baudelaire non seulement vers la femme mais aussi vers tout ce qu’elle représente.

II. Conception de l’amour et l’image de la femme

Du Bellay est heureux de souffrir. Il ne cache pas son « plaisir ». Mais il s’agit bien de déclarer à la jeune femme son amour, de montrer le pouvoir qu’elle exerce sur lui et qu’il est prêt à mourir. Il se soumet à elle. On peut y voir du masochisme ou tout simple-ment un reste de poésie courtoise. Chez Baudelaire, la chevelure de la femme a priori ne l’emprisonne pas. Elle lui permet le voyage et l’ailleurs à travers

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Français 1re – Livre du professeur

l’évocation des sens ; la femme symbolise l’éva-sion ; elle est même voyage dans le temps (dernière ligne du texte B et dernier vers du texte C). La femme représente ce « tout » qui est répété continuellement dans le poème en prose. Cependant, l’emploi du futur dans le texte C, l’impératif qui débute le texte B, « laisse-moi », repris dans le dernier paragraphe invite à penser que la femme est l’expression d’un désir à satisfaire mais insatisfait. On laissera les élèves dégager l’image que les poètes donnent de la femme : la représentation d’une Ève coupable de vous mener au malheur, d’une beauté fatale ; l’idée d’un être soumis à son physique à qui on ne donne que le seul pouvoir d’aimer et de se faire aimer. Les trois poèmes dégagent un idéal de Beauté : ils défi-nissent un idéal féminin à travers leur relation avec la femme mais aussi un idéal esthétique du fait même de l’écriture poétique.

COMMENTAIRE

Vous commenterez le poème en prose de Baudelaire (texte B).Pour commencer l’introduction, voici trois débuts qui pourront servir d’exemples aux élèves en manque d’inspiration :

• Baudelaire a composé quelques poèmes en prose auxquels on peut rapprocher des poèmes en vers. C’est le cas de ces deux poèmes sans que l’on sache très bien lequel a été composé en pre-mier. « Un hémisphère » parut sous le titre de « La Chevelure » en 1857, et « La Chevelure », le poème en vers, en 1859. Peut-on alors parler de brouillon pour l’un ? d’une expression poétique plus aboutie pour l’autre ? Il semble qu’à travers le thème Bau-delaire ait voulu nous donner une leçon de poésie. « Un hémisphère dans une chevelure » est le dix septième poème du recueil Le Spleen de Paris et on y retrouve les thèmes favoris de Baudelaire : le parfum, le voyage, l’exotisme.

Ou, en s’appuyant sur la biographie de l’auteur :

• Baudelaire a peu voyagé mais on peut considérer que ce thème a eu quelques échos dans son œuvre poétique. Son court séjour à l’île Maurice, puis à l’île Bourbon a certainement inspiré ces lignes de « Un Hémisphère dans une chevelure » au même titre que sa passion pour Jeanne Duval, « la Vénus noire » à la lourde chevelure.

Ou, en prenant en compte le thème de la chevelure :

• Nombreux sont les poètes qui ont célébré la femme. Au xvie siècle, la mode fut au blason qui évoquait la femme à partir d’un élément du corps féminin. Baudelaire, en consacrant deux poèmes à la chevelure semble avoir cédé à la tradition.Voici un plan possible :

I. La quête de la femme idéale à travers la chevelure

1. Une expérience sensuelle – odorat : §1 ; §2 ; §3 ; §6 – goût : §1 ; §5 ; §6 ; §7 – toucher : §1 ; §2 ; §4 : §5 ; §6 ; §7 – vue : §2 ; §3 ; §4 ; §5 ; §6 ; §7 – ouïe : §2 ; §4 ; §5 – La synesthésie et la voix du poète qui fait entendre

toute la musicalité.

Quelques exemples : – allitération en [m] dans : « Mon âme voyage sur le

parfum comme l’âme des autres hommes sur la musique ». – assonance en [ã] dans : « un port fourmillant de

chants mélancoliques ». – son du roulis est renforcé par des allitérations en

[r] et en bilabiales [b] et [p] : « bercées par le roulis imperceptible du port ».

2. L’évocation d’un ailleursL’espace à travers : – le rêve §3 – le voyage – la vision d’un monde exotique §3, 4, 5, 6, 7 – de nouveaux « rivages » : les paradis artificiels – le temps : « l’éternelle chaleur » (§4), « l’infini de

l’azur tropical » (§6) et la paronomase « les langueurs des longues heures » (§5)

3. la femme : un toutC’est l’union des quatre éléments : – terre : §4, 5, 6 – feu : §4, 6 – air : §1, 3, 4, 6 – eau : dans tout le poème ; c’est l’élément féminin

par excellence – le mot « tout » : §1, 2, 3, 4,

➤ La chevelure : une synecdoque de la femme. La chevelure permettrait d’atteindre le bonheur parfait, la femme idéale.

Exemple de transition :Cependant, on peut trouver même dans cette expression du désir, des marques de spleen : la fuite d’un monde gris, sans odeur, le refus du temps pré-sent marqué par la nostalgie. L’amour rencontre l’incompréhension de l’« autre » et le désir semble insatisfait. On pourrait développer ainsi :

II. Le rêve impossible

1. La fuite du temps– « laisse-moi… longtemps » répété résonne comme un appel désespéré.– La nostalgie d’un temps passé §7.

2. La communication impossible– « Si tu pouvais savoir. ». La femme a un pouvoir qu’elle ignore ; c’est une muse malgré elle.

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Écriture poétique et quête du sens du Moyen Âge à nos jours – Séquence 6

3. La femme rebelle– « tes cheveux élastiques et rebelles » qui semblent s’opposer au désir fou de l’amant.– La violence qui s’exprime à travers à travers le verbe « mordre » qui garde toute sa sensualité avec « mor-dille » mais qui garde toute sa force avec « mange ».– le poème à travers la chevelure de la femme rend compte des états d’âme d’un poète.

III. La quête poétique

1. Le titre– « un hémisphère dans une chevelure » idée de continent, de contenant et de contenu ; forme circu-laire donnée par le titre que l’on retrouve dans le poème. Écho du premier paragraphe dans le dernier.

2. La présence du poète– « cheveux » //« je veux ». Le poème est l’expres-sion d’un désir accentué par les reprises anapho-riques. Dans ce poème lyrique, on retrouve les thèmes poétiques de la femme paysage mais le « je » est toujours présent comme si le poète refusait la fusion. Cet hémisphère ne serait-ce pas lui, le visage plongé dans la chevelure ?

3. La dénonciation de l’illusion poétiqueLa perspective n’est pas fusionnelle. La chevelure est le cadre d’un fantasme : Baudelaire dénonce la synecdoque, l’exercice poétique qui dirait à travers la chevelure la femme. Le dernier paragraphe avec son « il me semble que » dénonce l’illusion poétique. Baudelaire s’essaie à définir le beau en poésie, comme si c’était un souvenir d’un rêve.On attend des élèves qu’ils développent la partie 1 et qu’ils retrouvent des éléments de la partie 2 et 3.

DISSERTATION

Pensez-vous que les contraintes formelles puissent être pour le poète un obstacle à une expression libre et originale ?Vous répondrez à cette question en un développe-ment composé, en prenant appui sur les textes du corpus et les poèmes que vous avez lus et étudiés.

➤ Première proposition

Loin de se formaliser de ces obstacles, la poésie s’appuie traditionnellement sur des contraintes formelles : – les formes poétiques, les types de vers, les rimes

et les échos sonores renforcent l’appel à l’imagi-naire, le travail des images ; – le jeu poétique qui s’appuie sur des contraintes :

poèmes de l’Oulipo ; – la poésie n’a pas besoin des contraintes for-

melles : le poème en prose, les vers libres ; – tout ce qui peut permettre une expression libre

des images.En conséquence, cet élève attend de la poésie qu’elle le libère de ses contraintes.

➤ Deuxième proposition1. La poésie apparaît comme le genre de l’imagi-naire : l’opinion commune associe la poésie à la liberté et au rêve.2. Cependant, il ne faut pas oublier le travail du poète qui se plie à des contraintes : la tâche est d’autant plus exaltante qu’il lui faut adapter son ima-ginaire et sa sensibilité à celles-ci.En se pliant à des contraintes, paradoxalement le poète ne formate ni sa pensée ni sa sensibilité ni son imaginaire. Au contraire, en se faisant une loi de refuser les contraintes, ne condamne-t-il pas son expression à une règle ?

➤ Troisième propositionMon expérience de lecteur et mes choix me conduisent à souhaiter une poésie qui se libère des contraintes formelles. Voici pourquoi : – la poésie qui suit des règles me paraît tourner à

vide ; elle se répète ; – les poètes les plus libres sont ceux qui disent le

mieux la poésie ; – les poètes les plus soucieux de la poésie se

créent leurs propres contraintes liées à des choix esthétiques ; – même quand ils contestent les contraintes, les

poètes le font au nom de contraintes supérieures.Ces plans succincts ne résument pas la diversité des traitements possibles. On puisera les exemples dans les différentes séquences proposées.

ÉCRITURE D’INVENTION

Un poète écrit une lettre à un ami pour lui vanter la beauté d’une personne aimée. Il lui dit notamment pourquoi il est amené à célébrer sa chevelure et pourquoi la poésie lui semble particulièrement convenir pour témoigner de son amour.Les conseils proposés permettent de mettre en évi-dence les critères d’évaluation suivants : – le respect de la forme de l’écrit : une lettre qui

permet de bien préciser l’émetteur poète et le desti-nataire, un ami. La relation d’intimité et d’amitié doit être perceptible dans le cours même de la lettre ; – un contenu qui rend compte de la célébration de

la beauté de la personne aimée ; il s’agit d’un poète qui refuse les clichés, qui, du moins, les renouvelle. Il privilégie la chevelure. On doit sentir un amour sin-cère exprimé dans un registre lyrique. – des raisons qui ont motivé le choix de l’expres-

sion poétique ; les élèves pourront exploiter les trois poèmes du corpus. Le poète peut aussi bien idéali-ser l’être aimé. – une expression travaillée : la lettre est rédigée par

un poète. Elle vise à impressionner son lecteur. On sera donc sensible à l’effort stylistique fourni par l’élève.

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