Pourquoi j'ai toujours raison · Nous sommes tous capables de croire des choses que nous savons...

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POURQUOIJ’AI TOUJOURS

RAISON

Des idées pour comprendre,des idées pour agir

CHRIS ANDERSON

Free. Comment marche l’économie du gratuit.

DAN ARIELY

C’est (vraiment ?) moi qui décide. Les raisons cachéesde nos choix.

BRIAN M. CARNEY ET ISAAC GETZ

Liberté & Cie. Quand la liberté des salariés fait le succèsdes entreprises

CHARLES DUHIGG

Le Pouvoir des habitudes. Changer un rien pour toutchanger.

MALCOLM GLADWELL

Le Point de bascule. Comment faire une grande différenceavec de très petites choses.

DANIEL KAHNEMAN

Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée.

DANIEL PINK

Convainquez qui vous voudrez. L’étonnante véritésur notre capacité d’influence.

La vérité sur ce qui nous motive.

CAROL TAVRIS ET ELIOTT ARONSON

Pourquoi j’ai toujours raison et les autres ont tort.

Carol Tavris & Elliot Aronson

POURQUOIJ’AI TOUJOURS

RAISONet les autres ont tort

Traduit de l’anglaispar Salim Hirèche

À Ronan, mon « Merveilleux “O” »*Carol Tavris

À Vera, naturellementElliot Aronson

Édition originale :Mistakes Were Made (but not by me).

Why We Justify Foolish Beliefs, Bad Decisions, and Hurtful Actsparue en 2007 chez Harcourt Books, Orlando FL.

Copyright © 2007 by Carol Tavris & Elliot Aronson.All rights reserved.

L’histoire de Frank et Debra est tirée d’Andrew Christensen et NeilS. Jacobson, Reconcilable Differences © 2000 Guilford Press.

Extrait reproduit avec l’accord de Guilford Press.Copyright © 2010 éditions markus haller pour la traduction

française, publiée à Genève sous le titreLes Erreurs des autres. L’autojustification, ses ressorts et ses méfaits.

Tous droits réservés. www.markushaller.com© Flammarion, 2016 pour cette édition.

L’éditeur remercie Caroline Marty pour sa contribution à la traduction.ISBN 978-2-0813-9233-5

Nous sommes tous capables de croire deschoses que nous savons être fausses, puis,quand notre erreur est finalement évidente,de déformer impudemment les faits afin deprouver que nous avions raison. Intellectuel-lement, il est possible de continuer à procé-der ainsi pendant une durée indéterminée :seul s’y oppose le fait que, tôt ou tard, uneconviction erronée se heurte à la dure réa-lité, généralement sur un champ de bataille.

George Orwell, 1946*

Introduction

COMMENT LES CRÉTINS, LES HYPOCRITES,LES ESCROCS ET LES CRIMINELS PEUVENT-ILS

VIVRE AVEC EUX-MÊMES ?

Il est tout à fait possible que des erreurs aient été com-mises par les administrations dans lesquelles j’ai servi.

Henry Kissinger, ancien Secrétaire d’État améri-cain, répondant aux accusations de crimes deguerre dont il a fait l’objet pour son rôle dansles activités menées par les États-Unis au Viet-nam, au Cambodge et en Amérique du Suddans les années 1970

Si, rétrospectivement, nous découvrons aussi que deserreurs ont pu être commises, […] j’en suis profondé-ment désolé.

Edward Egan, cardinal de New York, à proposdes évêques n’ayant pas pris les mesures adé-quates contre les prêtres coupables d’abussexuels sur des enfants

Des erreurs ont été commises lorsqu’il a fallu informerle public et nos clients sur les ingrédients qui composentnos frites et nos pommes de terre sautées.

La chaîne de restaurants McDonald’s, présen-tant ses excuses aux hindous et aux autres végé-tariens pour avoir omis de les informer que les« arômes naturels » agrémentant ses pommes deterre contenaient des dérivés du bœuf

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Voici maintenant la question de la semaine : à quoireconnaît-on un scandale présidentiel sérieux ?A. La cote de popularité du président chute.B. La presse s’en prend à lui.C. L’opposition appelle à sa destitution.D. Les membres de son propre parti se retournent contre lui.E. La Maison-Blanche déclare : « Des erreurs ont étécommises. »

Bill Schneider, journaliste politique, dansl’émission Inside Politics, diffusée sur la chaîned’information américaine CNN

En tant qu’êtres humains faillibles, nous partageonstous une même tendance impulsive à nous justifier et àrefuser d’assumer la responsabilité de nos actes dès lorsqu’ils se révèlent néfastes, immoraux ou stupides. Nousne sommes pratiquement jamais amenés à prendre desdécisions de nature à changer la vie ou à provoquer lamort de millions de personnes. Cependant, que lesconséquences de nos erreurs soient tragiques ou insigni-fiantes, que leur portée soit immense ou minime, il nousest généralement difficile, voire impossible, de dire : « J’aieu tort ; j’ai commis une grave erreur. » Plus les enjeux– affectifs, financiers ou moraux – sont importants, pluscette difficulté est grande.

Et ce n’est pas tout : lorsque nous sommes directe-ment confrontés à la preuve que nous avons tort, loinde modifier notre point de vue ou notre comportement,nous le justifions plus obstinément encore. Les hommespolitiques nous en offrent assurément les exemples lesplus flagrants et, bien souvent, les plus tragiques. Tout aulong de sa présidence, George W. Bush incarna l’hommeimperméable à la critique : son armure d’autojustifica-tions était si solide qu’elle le protégeait même des preuvesirréfutables. Il se trompait quand il prétendait que

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Saddam Hussein détenait des armes de destruction mas-sive, il se trompait quand il affirmait que Saddam étaitlié à al-Qaida, il se trompait quand il prévoyait que lesIrakiens accueilleraient les soldats américains en dansantgaiement dans les rues, il se trompait quand il sous-esti-mait grossièrement le coût humain et financier de laguerre, et, pour citer l’un des exemples les plus célèbres,il se trompait quand il annonça, dans un discours pro-noncé six semaines après le début de l’invasion (et sousune banderole sur laquelle on pouvait lire « MISSION

ACCOMPLIE ») : « Les opérations de combat majeuresont pris fin en Irak. »

Même lorsque des commentateurs de droite et degauche appelaient le président américain à admettre qu’ils’était trompé, ce dernier se contentait de trouver denouvelles justifications : il fallait faire la guerre pour sedébarrasser d’un « méchant », pour combattre les terro-ristes, pour promouvoir la paix au Moyen-Orient, pourinstaurer la démocratie en Irak, pour améliorer la sécuritédes Américains, pour terminer « la mission à laquelle [lessoldats avaient] sacrifié leur vie ». En 2006, lors des élec-tions de mi-mandat, que nombre d’observateurs poli-tiques considéraient comme un référendum sur la guerre,le parti républicain perdit le contrôle des deux chambresdu Congrès. Peu après ces élections, un rapport publiépar seize agences américaines de renseignements annonçaque l’occupation de l’Irak avait, en réalité, favorisé ledéveloppement de l’islamisme radical et augmenté lerisque d’actes terroristes. Voici ce que Bush, pour sa part,confia à une délégation d’éditorialistes conservateurs :« Je suis plus convaincu que jamais que les décisions quej’ai prises étaient les bonnes décisions 1. »

Bien entendu, George Bush n’est ni le premier ni ledernier homme politique à justifier des décisions dont

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les fondements se sont révélés erronés ou dont les consé-quences se sont révélées désastreuses. Lyndon Johnson,par exemple, n’écouta pas les conseillers qui lui répé-taient sans cesse qu’il était impossible de gagner la guerredu Vietnam, et sacrifia sa présidence à la certitude quilui servait d’autojustification : en cas de retrait américain,l’Asie tomberait aux mains des communistes. Lorsque leshommes politiques se trouvent dos au mur, ils recon-naissent parfois, avec réticence, des erreurs, mais jamaisleur responsabilité. Ils sont passés maîtres dans l’art des’exprimer à la voix passive : « Bon, très bien, des erreursont été commises ; mais pas par moi ; par quelqu’und’autre, qui restera anonyme 2. » Lorsqu’il admit que« l’administration » avait peut-être commis des erreurs,Henry Kissinger se garda bien de préciser que, en tantque conseiller du président en matière de sécurité natio-nale et secrétaire d’État (deux postes qu’il occupaitsimultanément), il était, de fait, l’administration. Cetexercice d’autojustification lui permit d’accepter le prixNobel de la paix, l’air grave et la conscience tranquille.

Lorsque nous observons les hommes politiques àl’œuvre, nous sommes amusés, alarmés ou horrifiés.Pourtant, d’un point de vue psychologique, leur compor-tement, quoiqu’il se distingue sans doute par ses consé-quences, n’est pas fondamentalement différent de celuique nous adoptons tous au moins une fois dans notrevie privée. Nous poursuivons une relation malheureuse,ou simplement sans lendemain, uniquement parce que,tout compte fait, nous y avons investi trop de tempspour y renoncer. Nous exerçons un travail abrutissantpendant bien trop longtemps, parce que nous nous effor-çons de trouver toutes les raisons qui justifient de legarder, tout en étant incapables d’évaluer clairement lesavantages d’une démission. Nous nous achetons une

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vieille bagnole en mauvais état parce que nous la trou-vons superbe, nous dépensons des milliers de dollarspour la faire rouler, et il nous en coûte encore davantagede justifier nos frais. Nous provoquons une dispute ensermonnant un ami ou un parent au sujet d’une offenseréelle ou supposée, et nous nous attribuons pourtant lerôle du pacificateur – si seulement l’autre se décidait àfaire amende honorable…

L’autojustification ne consiste pas à mentir ou à trou-ver des excuses. Bien évidemment, on ment et on inventedes histoires invraisemblables pour s’épargner la colèred’un partenaire, d’un parent ou d’un employeur, pouréviter d’être poursuivi en justice ou jeté en prison, pourne pas perdre la face, pour éviter de perdre son emploi,ou pour se maintenir au pouvoir. Cependant, il existeune différence très nette entre l’exercice auquel se livreun homme coupable pour convaincre d’autres personnesde ce qu’il sait pertinemment être faux (« Je n’ai pas eude relation sexuelle avec cette femme » ; « Je ne suis pasun escroc ») et le processus par lequel il se persuade lui-même qu’il a fait quelque chose de bien. Dans le premiercas, il ment consciemment pour sauver sa peau. Dans lesecond cas, il se ment à lui-même. C’est en cela quel’autojustification est plus puissante et plus dangereuseque le mensonge explicite. Elle permet aux personnescoupables de se convaincre qu’elles ont fait tout leur pos-sible, et que, finalement, elles ont même fait quelquechose de bien. « Je n’avais pas le choix », se disent-elles.« En fait, c’était une excellente solution. » « J’ai fait cequ’il y avait de mieux pour mon pays. » « Ces salaudsn’ont eu que ce qu’ils méritaient. » « Je suis dans monbon droit. »

L’autojustification nous permet non seulement deminimiser nos erreurs et nos mauvaises décisions, maisaussi d’établir une distinction entre nos propres défauts

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et ceux des autres, et de masquer l’écart qui sépare nosactes de nos convictions morales. Tout le monde estcapable de reconnaître un hypocrite à l’œuvre, saufl’hypocrite lui-même : comme le disait justement l’écri-vain britannique Aldous Huxley, « il n’est probablementpas un seul hypocrite qui soit conscient de son hypocri-sie ». Par exemple, il est assez peu probable que NewtGingrich, figure de l’opposition républicaine sousClinton, se soit dit : « Mon Dieu, mais quel hypocrite jefais ! J’étais là, à m’indigner des aventures extraconjugalesde Bill Clinton, alors que j’entretenais moi-même unerelation extraconjugale, ici même, en ville. » De même,Ted Haggard, pasteur et célèbre représentant du mouve-ment évangélique aux États-Unis, ne semblait pasconscient de l’hypocrisie dont il faisait preuve en s’éle-vant contre l’homosexualité tout en entretenant lui-même une relation sexuelle avec un prostitué.

Tout comme eux, chacun de nous se fixe ses propresrègles morales et les justifie. Par exemple, si vous avezlégèrement surévalué certaines de vos dépenses déduc-tibles en remplissant votre feuille d’impôts, il ne s’agit,après tout, que d’une juste compensation : vous avezsûrement dû en sous-évaluer d’autres. De toute façon,vous seriez bête de ne pas le faire, puisque tout le mondele fait. Si vous avez omis de déclarer certains revenussupplémentaires, vous en avez le droit, étant donné toutl’argent que le gouvernement gaspille dans des projets etdes programmes électoralistes que vous détestez. Si vousavez écrit des e-mails personnels et navigué sur Internetau bureau alors que vous étiez censé travailler, cela faitpartie des avantages du métier, et, de toute façon, vousl’avez fait en guise de protestation contre les règles stu-pides en vigueur au sein de votre entreprise, et, d’ailleurs,votre patron ne se rend pas compte de toutes les heuressupplémentaires que vous faites.

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Un jour, dans une chambre d’hôtel, Gordon Marino,professeur de philosophie et d’éthique, fit une tached’encre sur un couvre-lit en soie en laissant tomber unstylo de sa poche. Il décida qu’il en parlerait au directeurde l’établissement ; mais, sur le moment, il se sentaittrop fatigué, et il n’avait pas envie qu’on lui demande undédommagement. Le soir venu, il sortit avec quelquesamis et il leur demanda leur avis sur la question. « L’und’eux me demanda d’arrêter avec mon fanatisme moral »,se souvient Marino. « Il m’assura que la direction del’hôtel prévoyait les accidents de ce type et incluait leurcoût dans le prix des chambres. Il ne lui fallut pas beau-coup de temps pour me persuader qu’il ne valait pas lapeine d’aller déranger le directeur pour si peu. Je me misà raisonner en ces termes : “Si j’avais fait une tached’encre dans une chambre d’hôtes, tenue par une famille,alors je l’aurais immédiatement signalée ; mais, enl’occurrence, il s’agit d’un établissement appartenant àune chaîne d’hôtels…” Le processus de mystificationétait déclenché. Finalement, en passant à la réceptionpour régler ma note, je laissai tout de même un mot àpropos de l’incident 3. »

« Mais toutes ces justifications, nous direz-vous, sontvraies ! Le prix des chambres d’hôtel inclut effectivementle coût des dégâts causés par les clients maladroits ! Legouvernement gaspille bel et bien de l’argent ! Monemployeur ne voit probablement pas d’inconvénient à ceque je consacre un peu de temps à mes e-mails, pourvuque mon travail soit terminé à temps ! » En réalité, laquestion n’est pas de savoir si ces affirmations sont vraiesou fausses. Lorsque nous y recourons, nous cherchons àjustifier un comportement dont nous savons parfaite-ment qu’il est mauvais, de manière à continuer de nousvoir comme des personnes honnêtes, et non comme descriminels ou des voleurs. Que les conséquences de ce

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comportement soient minimes, comme celles d’unetache d’encre sur le couvre-lit d’une chambre d’hôtel, outrès lourdes, comme celles d’un détournement de fonds,le mécanisme de l’autojustification reste le même.

Entre le mensonge conscient, qui vise à tromper lesautres, et l’autojustification inconsciente, destinée à noustromper nous-mêmes, s’étend une zone grise fascinante,dans laquelle opère une historienne qui ne sert que sonpropre intérêt et à laquelle nul ne peut se fier : notremémoire. Elle élague et reconstruit la plupart de nossouvenirs de manière à flatter notre ego. Sous son action,les contours des événements passés deviennent flous,notre culpabilité diminue, et les faits réellement survenusse déforment. Lorsque, dans le cadre d’une recherche, oninterroge une femme et son mari sur le pourcentage destâches ménagères dont ils se chargent, la premièrerépond : « Vous voulez rire ! ? C’est moi qui fais presquetout, au moins 90 % ! », et le second : « En fait, j’en faisbeaucoup, environ 40 %. » Bien que les réponses exactesdiffèrent d’un couple à l’autre, le total dépasse toujourslargement 100 % 4. Nous pourrions être tentés d’enconclure que l’un des deux époux ment, mais il est plusprobable que chacun d’eux ait gardé de sa propre contri-bution aux tâches ménagères un souvenir qui lamagnifie.

Au bout d’un certain temps, sous l’effet des modifica-tions que notre mémoire opère en notre faveur, et quinous amènent à oublier ou à déformer les événementspassés, il se peut que nous en arrivions à croire progressi-vement à nos propres mensonges. Nous savons que nousavons fait quelque chose de mal, mais, petit à petit, nouscommençons à penser que tout n’était pas entièrementnotre faute et que, somme toute, nous nous trouvionsdans une situation complexe. Nous nous mettons alorsà sous-estimer notre propre responsabilité, à la minimiser

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jusqu’à ce qu’elle ne soit plus que l’ombre d’elle-même.En très peu de temps, nous sommes parvenus à nousconvaincre : nous croyons désormais nous-mêmes ce quenous cherchions initialement à faire croire à d’autres.John Dean, qui fut le conseiller de Richard Nixon à laMaison-Blanche, et qui dévoila publiquement le com-plot visant à couvrir les activités illégales de l’affaire duWatergate, expliqua le fonctionnement de ce processusen ces termes au cours d’une interview :

Journaliste : Voulez-vous dire que ceux qui ontinventé ces histoires croyaient à leurs propresmensonges ?

Dean : Exactement. Il suffisait de répéter ces men-songes assez souvent pour qu’ils deviennent vrais.Par exemple, quand la presse a appris la mise surécoute téléphonique de journalistes et d’employésde la Maison-Blanche, et que les simples démentisse révélaient inutiles, on a prétendu qu’il y allait dela sécurité nationale. Je suis sûr que beaucoup degens croyaient que ces écoutes étaient destinées àassurer la sécurité nationale ; mais elles ne l’étaientpas. Toute cette explication avait été fabriquée pourjustifier les faits après coup. Pourtant, quand ilsla donnaient, vous comprenez, ils y croyaientvraiment 5.

Tout comme Nixon, Lyndon Johnson était un experten matière d’autojustification. D’après Robert Caro, sonbiographe, lorsque Johnson croyait à quelque chose, il ycroyait « totalement, il en était absolument convaincu,au mépris de ses croyances antérieures et des faits perti-nents ». Selon George Reedy, l’un de ses conseillers, leprésident « avait une capacité remarquable à seconvaincre que ses principes du moment étaient valablesen toutes circonstances, et il y avait quelque chose de

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charmant dans l’air d’innocence blessée qu’il prenaitlorsque quiconque lui apportait la preuve qu’il avaitadopté des points de vue différents par le passé. Et cen’était pas de la comédie. […] Il avait une capacitéexceptionnelle à se persuader que la “vérité” qui conve-nait à la situation présente était la vérité et que tout cequi s’y opposait était le fruit d’une manœuvre orchestréepar l’ennemi. Ce qu’il avait en tête devait absolument seréaliser, par la seule force de sa volonté 6 ». Bien queles partisans de Johnson considèrent ce trait de caractèrecomme un aspect plutôt charmant de sa personnalité, ilse pourrait bien qu’il ait compté parmi les principalesraisons de son incapacité à sortir son pays du bourbiervietnamien. Un président qui ne justifie ses actes quedevant le public peut éventuellement être amené à chan-ger de comportement. Un président qui a justifié sesactes devant lui-même, qui croit détenir la vérité, n’estplus disposé à se corriger.

* * *

Les membres des tribus soudanaises Dinka et Nueront une tradition curieuse. Ils arrachent les dents fron-tales définitives de leurs enfants – jusqu’à six dents infé-rieures et deux dents supérieures –, ce qui leur vaut unmenton en retrait, une lèvre inférieure affaissée et desdéfauts d’élocution. Il semble que cette pratique soit néeà une époque où le tétanos (qui provoque le resserrementet le raidissement des mâchoires) était largementrépandu. Les villageois se mirent à arracher leurs dentsfrontales et celles de leurs enfants afin de créer un espacepar lequel il soit encore possible de boire. Cette épidémiede tétanos est terminée depuis longtemps, mais lesmembres des tribus Dinka et Nuer n’ont pas cessé pour

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autant d’arracher les dents frontales de leurs enfants 7.Pourquoi ?

En 1847, Ignac Semmelweiss fit une recommandationdésormais célèbre à ses collègues médecins : il les invitaà se laver les mains avant d’accoucher les bébés. Il s’étaitrendu compte qu’ils devaient recevoir une sorte de« poison morbide » sur les mains en faisant l’autopsie defemmes mortes de la fièvre puerpérale, et transmettre cepoison à des femmes en train d’accoucher. (Il n’avait pasprécisément identifié le mécanisme à l’œuvre, mais sonidée était la bonne.) Après que le Dr Semmelweiss eutdonné à ses propres étudiants en médecine l’instructionde se laver les mains avec une solution antiseptique àbase de chlore, on observa une baisse rapide du taux demortalité par fièvre puerpérale. Cependant, ses collèguesrefusèrent d’accepter la preuve tangible qu’il avançait –la baisse du taux de mortalité survenue chez ses proprespatientes 8. Pourquoi ne se rallièrent-ils pas tout de suiteà l’explication de Semmelweiss en le remerciant chaleu-reusement d’avoir découvert la raison de tant de mortsinutiles ?

Après la Seconde Guerre mondiale, Ferdinand Lundberget Marynia Farnham publièrent un best-seller intituléModern Woman : The Lost Sex (La Femme moderne : lesexe perdu), dans lequel ils affirment qu’une femme ayantréussi dans des « sphères d’activité masculines » peutsembler briller dans la « cour des grands », mais qu’ellele paie au prix fort : par « le sacrifice de ses instinctsles plus fondamentaux. En vérité, le tempérament d’unefemme n’est pas adapté à ce genre de compétition brutaleet tumultueuse, dont elle ressort meurtrie, surtout auplus profond d’elle-même. » Qui plus est, elle en devientfrigide : « À force de rivaliser avec les hommes dans tousles domaines, de se refuser à toute soumission, mêmerelative, bon nombre de femmes ont vu leur aptitude au

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plaisir sexuel diminuer 9. » Durant la décennie suivante,le Dr Farnham, qui avait obtenu son doctorat en méde-cine à l’université du Minnesota et occupé un poste dechercheuse post-doctorale à l’école de médecine de l’uni-versité de Harvard, fit carrière en incitant les femmes àne pas faire carrière. Ne craignait-elle pas d’en devenirfrigide, et de sacrifier elle aussi ses instincts fon-damentaux ?

Dans les années 1990, les autorités du comté de Kern,en Californie, arrêtèrent Patrick Dunn, directeur de lycéeà la retraite, soupçonné du meurtre de sa femme. Ilsinterrogèrent deux personnes, qui leur donnèrent deuxversions des faits contradictoires. La première était unefemme sans antécédents judiciaires, qui n’avait aucunintérêt personnel à mentir à propos du suspect, et dontla version s’appuyait sur des calendriers et sur le témoi-gnage de son patron. La seconde personne était un crimi-nel professionnel qui risquait six ans de prison, qui s’étaitproposé pour incriminer Dunn dans le cadre d’un arran-gement avec des procureurs, et qui, hormis sa propreparole, ne disposait d’aucun élément à l’appui de sa ver-sion des faits. Les enquêteurs se trouvaient face à unchoix : ils devaient soit croire la femme (et conclure àl’innocence de Dunn), soit croire le criminel (et désignerDunn comme coupable). Finalement, ils choisirent decroire le criminel 10. Pourquoi ?

La compréhension des mécanismes profonds del’autojustification nous permet de répondre à ces ques-tions et de donner sens à bon nombre d’autres comporte-ments que les gens adoptent et qui, autrement, nousparaîtraient obscurs ou absurdes. Elle nous permet derépondre à la question que tant de gens se posent à lavue de dictateurs sanguinaires, de chefs d’entrepriseavides, de fanatiques religieux qui assassinent au nom deDieu, de prêtres qui abusent d’enfants, ou de personnes

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qui trompent leurs frères et sœurs pour les priver de leurpart d’héritage familial : mais comment diable font-ilspour vivre avec eux-mêmes ? La réponse est simple : ilsfont exactement comme nous tous.

L’autojustification comporte des avantages et desinconvénients. Elle n’est pas nécessairement mauvaise ensoi. Elle nous permet de trouver le sommeil. Sans elle,nos terribles accès de gêne se prolongeraient. Nous noustorturerions l’esprit en regrettant ne n’avoir pasemprunté telle ou telle route ou d’avoir si mal naviguésur celle que nous avons empruntée. Nous serions àl’agonie après chaque décision ou presque, à nousdemander si nous avons fait le bon choix, épousé labonne personne, acheté la bonne maison ou la bonnevoiture, ou alors embrassé la bonne carrière. Cependant,lorsqu’elle échappe à tout contrôle, l’autojustificationpeut nous amener à sombrer dans le désastre comme ons’enlise dans des sables mouvants. Elle nous rend inca-pables de corriger nos erreurs, et même de nous enrendre compte. En déformant la réalité, elle nousempêche d’obtenir toutes les informations dont nousavons besoin pour bien cerner les problèmes que nousrencontrons. Elle prolonge et aggrave les conflits quiminent les relations amoureuses, les relations amicales, etles relations internationales. Elle nous empêche de nousdébarrasser d’habitudes malsaines. Elle permet aux per-sonnes coupables de ne pas assumer la responsabilité deleurs actes. Elle empêche de nombreux professionnels demodifier des attitudes et des pratiques dépassées etpotentiellement nuisibles.

Personne n’est capable de vivre sans jamais commettred’erreur. En revanche, nous sommes tous capables dedire : « Là, il y a un problème. Je fais fausse route. »L’erreur est humaine, mais l’être humain est libre de lacacher ou de l’avouer. Et notre choix en la matière est

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déterminant pour notre comportement à venir. On nousdit sans cesse que nous devons tirer la leçon de noserreurs ; mais comment pouvons-nous y parvenir sanscommencer par les admettre ? Pour ce faire, nous devonsêtre capables de reconnaître le chant des sirènes del’autojustification. Dans le prochain chapitre, nous trai-terons de la dissonance cognitive, un mécanisme psycho-logique bien ancré dans notre cerveau, qui génèrel’autojustification et protège nos certitudes, notre estimede nous-mêmes et nos appartenances primaires. Dansles chapitres qui suivront, nous nous pencherons sur lesconséquences les plus néfastes de l’autojustification.Nous verrons comment elle renforce les préjugés et favo-rise la corruption, comment elle altère la mémoire,comment elle transforme la confiance des professionnelsen arrogance, comment elle crée et perpétue l’injustice,comment elle corrompt l’amour et comment elleengendre les querelles et les désaccords.

Fort heureusement, la compréhension de ce méca-nisme nous permet de l’enrayer. Aussi essayerons-nous,dans le dernier chapitre, de prendre un peu de recul etde voir quelles solutions se dégagent, pour nous-mêmesen tant qu’individus, pour les relations que nous entrete-nons et pour la société dans laquelle nous vivons. Lacompréhension est un premier pas vers l’amélioration.C’est la raison pour laquelle nous avons écrit ce livre.

Chapitre premierLA DISSONANCE COGNITIVE :

LE MOTEUR DE L’AUTOJUSTIFICATION

Communiqué de presse, 1er novembre 1993

NOUS N’AVONS PAS COMMIS D’ERREUR lorsque nousavons écrit, dans nos communiqués précédents, queNew York serait détruite le 4 septembre et le 14 octobre1993. Nous n’avons pas commis d’erreur, pas même lamoindre petite erreur !

Communiqué de presse, 4 avril 1994

Toutes les dates que nous avons données dans nos com-muniqués précédents sont des dates correctes, donnéespar Dieu dans les Saintes Écritures. Pas une seule deces dates n’était fausse… Ézéchiel prévoit un total de430 jours pour le siège de la ville… [ce qui] nousamène exactement au 2 mai 1994. Désormais, tout lemonde est prévenu. Nous avons fait notre devoir. […]Nous sommes les seuls dans le monde entier à guider lepeuple vers sa sûreté, sa sécurité et son salut ! Noussommes fiables à 100 % 1 !

S’il est fascinant, et parfois amusant, de lire des pré-dictions apocalyptiques, il est plus fascinant encored’observer la réaction de ceux qui y croient vraimentlorsqu’elles se révèlent fausses et que la Terre continuede tourner. Vous ne les entendez presque jamais dire :« Je me suis planté ! J’ai été tellement stupide de croire àune absurdité pareille ! » Bien au contraire, la plupart du

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temps, ils sont plus sûrs que jamais de leur pouvoir deprédiction. Certaines personnes croient que tous lesdésastres, de la Peste noire aux attentats du 11 sep-tembre 2001, étaient prédits dans l’Apocalypse ou dansles prophéties de Nostradamus ; et le fait que les prédic-tions vagues et obscures auxquelles elles se réfèrentn’aient pris un sens qu’une fois ces désastres survenus nesemble pas du tout les gêner dans leur conviction.

Il y a une cinquantaine d’années, Leon Festinger,jeune chercheur en psychologie sociale, infiltra, en com-pagnie de deux associés, un groupe de personnes quicroyaient que le monde prendrait fin le 21 décembre 2.Ils voulaient savoir ce qu’il adviendrait de ce groupelorsque (comme ils l’espéraient) la prophétie se révéleraitfausse. La chef du groupe, que nos chercheurs bapti-sèrent Marian Keech, promit que, le 20 décembre àminuit, une soucoupe volante viendrait chercher lesfidèles pour les mettre à l’abri, quelque part dansl’espace. Convaincus que la fin était proche, plusieursmembres du groupe donnèrent leur démission, abandon-nèrent leur logement et dilapidèrent leurs économies – àquoi bon avoir de l’argent, dans l’espace ? D’autres, enproie à la peur ou à la résignation, se contentèrent derester chez eux et d’attendre. (Quant au mari deMme Keech, qui ne croyait pas à la prophétie, il alla secoucher tôt et dormit toute la nuit sur ses deux oreilles,pendant que sa femme et ses fidèles priaient dans lesalon.) Festinger y alla de sa propre prédiction : ceux quine s’étaient pas investis pleinement – qui se contentaientd’attendre la fin du monde chez eux, seuls, en espérantne pas mourir à minuit – perdraient tout naturellementleur foi en Mme Keech ; cependant, ceux qui avaientdilapidé tous leurs biens, et qui attendaient l’arrivée duvaisseau spatial avec le reste du groupe, verraient leur

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croyance en ses pouvoirs mystiques se renforcer, et met-traient même tout en œuvre pour y rallier le plus demonde possible. À minuit, ne voyant poindre aucunvaisseau spatial à l’horizon, les membres du groupe sem-blaient quelque peu nerveux. À deux heures du matin, ilscommencèrent à s’inquiéter sérieusement. À cinq heuresmoins le quart, Mme Keech eut une nouvelle vision : lemonde avait été épargné, grâce à la foi extraordinairedont sa petite bande avait fait preuve. « Toute-puissanteest la parole de Dieu, dit-elle à ses fidèles, et par Saparole vous avez été sauvés ; car, oui, vous avez été arra-chés aux griffes de la mort, et jamais une telle forcen’avait ainsi envahi notre Terre. Jamais, depuis l’aube destemps, cette Terre n’avait connu un flux de bien et delumière aussi puissant que celui qui pénètre maintenantcette pièce. »

L’humeur du groupe passa du désespoir à l’euphorie.De nombreux membres, qui n’avaient pas ressenti lebesoin de faire du prosélytisme avant le 21 décembre, semirent à contacter la presse pour l’informer du miracle,puis à arrêter des passants dans la rue pour tenter de lesconvertir. La prédiction de Mme Keech s’était révéléefausse, pas celle de Leon Festinger.

* * *

Le moteur de l’autojustification, la force qui nouspousse à justifier nos actes et nos choix – surtout lesmauvais – est une sensation désagréable, que Festingerappela « dissonance cognitive ». La dissonance cognitiveest l’état de tension dans lequel se trouve une personnequi a deux « cognitions » (idées, attitudes, croyances,opinions) psychologiquement incompatibles, telles que« Fumer est une habitude stupide : on peut en mourir »

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et « Je fume deux paquets par jour ». La dissonance pro-voque un désagrément psychique, allant du léger accès àl’angoisse profonde. Les personnes qui la subissent nepeuvent dormir tranquilles tant qu’elles n’ont pas trouvéun moyen de l’atténuer. Pour une fumeuse, le moyenle plus direct d’y parvenir consiste à arrêter de fumer.Cependant, si elle tente de le faire et qu’elle échoue, ellecherchera à réduire sa dissonance en se persuadant quela fumée n’est finalement pas si nocive, que ses risquessont largement compensés par le fait qu’elle lui permetde se détendre et qu’elle lui évite de prendre du poids(après tout, l’obésité est aussi une source de risques pournotre santé), et ainsi de suite. La plupart des fumeursparviennent à diminuer leur dissonance par de telsmoyens, aussi ingénieux qu’illusoires.

La dissonance nous perturbe : avoir deux idées contra-dictoires revient à flirter avec l’absurdité. Or, comme lesoulignait Albert Camus, les humains sont des êtres quipassent leur vie à essayer de se convaincre que leur exis-tence n’est pas absurde. Dans le fond, la théorie de Fes-tinger porte sur l’effort que nous faisons tous pour tirerun sens de nos idées contradictoires et pour mener unevie qui soit, dans notre esprit tout au moins, cohérenteet signifiante. Cette théorie a donné lieu à un ensemblede plus de 3 000 expériences, qui a amené les psycho-logues à transformer leur conception de l’esprit humainet de son fonctionnement. La dissonance cognitive amême franchi les limites du monde académique pours’étendre à la culture populaire. Le terme s’utilise par-tout. Pour notre part, nous l’avons rencontré dans desjournaux télévisés, dans des éditoriaux politiques, dansdes articles de magazines, sur des étiquettes collées àl’arrière de voitures, et même dans un feuilleton à l’eaude rose. Il a été employé par Alex Trebek dans le jeutélévisé Jeopardy, par Jon Stewart dans The Daily Show,

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une célèbre émission de divertissement, et par le prési-dent Bartlet, personnage principal de la série À laMaison-Blanche. Bien qu’il soit devenu fréquent, ceterme est souvent utilisé à tort et à travers : rares sontceux qui comprennent ce qu’il signifie vraiment et qui serendent compte de son immense pouvoir de motivation.

En 1956, l’un de nous deux (Elliot) entra à l’universitéde Stanford, en Californie, pour y suivre une formationen psychologie. Festinger y était entré la même annéecomme jeune professeur. Immédiatement, ils se mirent àtravailler ensemble à la conception d’expériences desti-nées à tester et à développer la théorie de la dissonance 3.Leurs réflexions remirent en question bon nombred’idées qui étaient parole d’évangile pour les psycho-logues et pour le public en général : par exemple, l’idéeque l’être humain agit généralement en vue d’une récom-pense, défendue par les behavioristes, mais aussi de façonrationnelle, défendue par les économistes, et qu’il peutse libérer de ses pulsions agressives par un comportementagressif, défendue par les psychanalystes.

Voyons tout d’abord comment la théorie de la disso-nance remit en cause le behaviorisme. À l’époque, la plu-part des chercheurs en psychologie étaient convaincusque le comportement des individus était déterminé parla récompense et la punition. Il va sans dire que, si vousnourrissez un rat à chaque fois qu’il sort d’un labyrinthe,il apprendra plus vite à en retrouver l’issue ; de même, sivous donnez un biscuit à votre chienne à chaque foisqu’elle vous donne la patte, elle apprendra plus vite à lefaire que si vous restez assis, à attendre qu’elle le fassed’elle-même. Si, au contraire, vous punissez votre jeunechienne lorsque vous la voyez uriner sur le tapis, ellecessera vite de le faire. Selon les behavioristes, il suffitmême qu’une chose soit associée à une récompense pourdevenir attrayante aux yeux de son bénéficiaire – votre

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jeune chienne vous aime mieux parce que vous luidonnez des biscuits –, et qu’elle soit associée à une dou-leur pour devenir aussitôt néfaste et indésirable.

Bien entendu, ces lois behavioristes s’appliquent aussiaux êtres humains. Par exemple, personne n’exercerait unmétier ennuyeux sans salaire ; et, si jamais vous donnezun biscuit à votre enfant afin de le calmer quand il piqueune crise pour un caprice, il ne manquera pas de piquerune nouvelle crise à chaque fois qu’il aura envie d’unbiscuit. Cependant, pour le meilleur et pour le pire,l’esprit humain est plus complexe que le cerveau d’un ratou d’un caniche. Une chienne que l’on surprend en traind’uriner sur un tapis prendra peut-être un air penaud,mais elle n’essayera pas de trouver des raisons qui justi-fient son mauvais comportement. Les humains, quant àeux, sont des êtres qui réfléchissent ; et, de ce fait,comme le montre la théorie de la dissonance, leur com-portement ne se laisse pas déterminer par la récompenseet la punition, et s’oppose même souvent à leurs effetssupposés.

Par exemple, Elliot prévoyait que, si quelqu’un devaitéprouver beaucoup de douleur, de désagrément oud’embarras, ou faire beaucoup d’efforts pour obtenir unechose, il en serait ensuite plus satisfait que s’il l’avaitobtenue facilement. Pour les behavioristes, cette prédic-tion était absurde : pourquoi aimerait-on une chose quel’on associe à la douleur ? Pour Elliot, la réponse étaitévidente, et tenait en un seul mot : « autojustification ».La cognition selon laquelle je suis une personne senséeet compétente est en dissonance avec la cognition selonlaquelle j’ai suivi un processus pénible pour obtenir, parexemple, le droit d’entrer dans une association d’étu-diants qui s’est révélée ennuyeuse et sans intérêt. Parconséquent, je vais améliorer ma perception de cette

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association en essayant d’y trouver des avantages et d’enoublier les inconvénients.

Il pourrait sembler que le moyen le plus simple detester cette hypothèse consiste à juger un certain nombred’associations d’étudiants en fonction de la pénibilité deleur épreuve d’initiation, et à interroger ensuite leursmembres sur leur satisfaction à l’égard de leur associa-tion. Cependant, si les membres des associations pré-voyant une épreuve d’initiation pénible sont plussatisfaits que les membres des associations dont l’épreuved’initiation est légère, doit-on en conclure que la pénibi-lité engendre la satisfaction ? Non, on peut tout aussibien en tirer la conclusion inverse. Si les membres d’uneassociation considèrent qu’ils forment une élite trèsprisée, il se peut qu’ils prévoient une épreuve d’initiationtrès pénible afin d’empêcher la « racaille » d’y accéder.Dans ce cas, seuls les étudiants a priori très intéressés parcette association seront disposés à subir la lourde épreuved’initiation qu’elle impose. Ceux qui n’ont pas d’enthou-siasme pour une association en particulier, qui sou-haitent simplement faire partie de l’une d’entre elles,quelle qu’elle soit, opteront pour une association qui pré-voit une épreuve d’initiation légère.

Par conséquent, pour qu’une expérience puisse testercette hypothèse, elle doit impérativement faire l’objetd’un contrôle. La beauté d’une expérience réside dans lasoumission aléatoire d’individus à certaines conditions.Il convient donc de soumettre chaque étudiant soit àl’épreuve d’initiation pénible, soit à l’épreuve d’initiationlégère d’une même association, de manière aléatoire,indépendamment de l’intérêt qu’il lui porte au départ.Ainsi, si les étudiants qui ont dû fournir un effort impor-tant pour être admis dans l’association en sont plus satis-faits que ceux qui y sont entrés sans effort, on saura que

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cette plus grande satisfaction est due à un plus grandeffort, et non pas à un plus grand intérêt initial.

Elliot et son collègue Judson Mills menèrent donc cetteexpérience exactement ainsi 4. On invita les étudiants deStanford à devenir membres d’une association dont l’acti-vité consisterait à discuter de questions touchant à lapsychologie du sexe, en leur précisant toutefois qu’ilsdevraient préalablement subir une épreuve d’entrée.Choisis au hasard, certains durent se soumettre à une pro-cédure d’initiation extrêmement embarrassante : il s’agis-sait de lire, à haute voix, face à l’expérimentateur, desscènes de relations sexuelles particulièrement crues etexplicites, tirées de L’Amant de lady Chatterley ou d’autresromans libertins. (Cet exercice était embarrassant etpénible pour des étudiants ordinaires des années 1950.)D’autres furent soumis, tout aussi aléatoirement, à uneprocédure d’initiation qui n’était que légèrement embar-rassante : il s’agissait pour eux de lire à haute voix destermes sexuels dans le dictionnaire.

À l’issue de l’initiation, on invita chaque étudiant àécouter un même enregistrement sonore, en lui faisantcroire qu’il s’agissait d’une discussion qui avait eu lieu ausein de l’association à laquelle il venait d’adhérer. En réa-lité, on avait préparé la discussion afin qu’elle soit aussiennuyeuse et inintéressante que possible. Les interven-tions des membres, entrecoupées d’hésitations et delongues pauses, portaient sur les caractères sexuels secon-daires des oiseaux – les modifications de leur plumagedurant la parade nuptiale, entre autres choses. Les parti-cipants balbutiaient, s’interrompaient fréquemment, etne finissaient pas toutes leurs phrases.

Finalement, on demanda aux étudiants de juger cettediscussion selon un certain nombre de critères. Ceux quin’avaient subi qu’une épreuve d’initiation modérée lajugèrent telle qu’elle était réellement, lassante et sans

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intérêt, et trouvèrent, à juste titre, que les membres del’association ne suscitaient pas l’enthousiasme, maisl’ennui. Ils se dirent aussi irrités par l’un des participantsà la discussion, qui admettait en marmonnant et enbégayant qu’il n’avait pas fait les lectures requises sur lestechniques de séduction de certains oiseaux rares. Quelidiot irresponsable ! Il n’avait même pas fait les lecturesde base ! Il avait laissé tomber le groupe ! On ne pouvaitpas vouloir faire partie de la même association qu’untype pareil ! Pourtant, les étudiants qui avaient enduréune épreuve d’initiation pénible jugèrent la discussionintéressante et exaltante, et trouvèrent les membres del’association captivants et perspicaces. Quant à l’idiotirresponsable, il était tout pardonné. Sa candeur était labienvenue ! On ne pouvait que se réjouir de faire partiede la même association qu’un type aussi honnête ! Onavait peine à croire que tous les étudiants avaient écoutéle même enregistrement. Tel est le pouvoir de ladissonance.

Depuis, cette expérience a été réitérée plusieurs foispar d’autres scientifiques, qui ont imaginé toute unegamme d’épreuves d’initiation, allant de la décharge élec-trique à l’effort physique extrême 5. À chaque fois, onaboutit à la même conclusion : les épreuves d’initiationpénibles augmentent la satisfaction des étudiants àl’égard de leur association. Ces résultats ne signifient pasque les gens aiment les expériences douloureuses– comme le moment où ils remplissent leur feuilled’impôts –, ni qu’ils aiment tout ce qui est lié à la dou-leur. En revanche, ils montrent que, si une personne tra-verse volontairement une épreuve difficile oudouloureuse dans le but d’atteindre un certain objectifou d’obtenir une certaine chose, alors cet objectif oucette chose aura davantage de valeur à ses yeux. Si, pen-dant que vous vous rendez à la séance d’initiation d’une

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association, un pot de fleurs tombe d’une fenêtre et vousarrive sur la tête, vous n’apprécierez pas davantage cetteassociation pour autant. En revanche, si vous acceptezde recevoir un pot de fleurs sur la tête pour devenirmembre de cette association, il ne fait aucun doute quevous l’aimerez davantage.

On ne voit que ce que l’on croit

Je considérerai tout autre élément venant confirmerl’opinion que je me suis déjà forgée.

Lord Molson, homme politique britannique(1903-1991)

La théorie de la dissonance balaya également une idéequi flatte notre ego : en tant qu’Homo sapiens, nousgérons les informations de manière logique. En réalité,lorsqu’une nouvelle information est en consonance avecnos croyances, nous pensons que ses fondements sontsolides et qu’elle est utile : « C’est ce que j’ai toujoursdit ! »

Cependant, lorsqu’une nouvelle information est disso-nante, nous la considérons comme une opinion partialeou absurde : « Quel argument stupide ! » Notre besoinde consonance est tel que, lorsque nous sommesconfrontés à une information qui contredit l’une de noscroyances, nous trouvons toujours le moyen de critiquer,de déformer ou d’ignorer la première, afin de préserver,voire de renforcer la seconde. Cette acrobatie mentaleporte le nom de « biais de confirmation 6 ». Lenny Bruce,humoriste américain légendaire, fin observateur de lasociété, en fit une description vivante en racontant sonexpérience du tout premier débat présidentiel télévisé del’histoire des États-Unis, qui opposa Richard Nixon àJohn Kennedy en 1960 :

LA DISSONANCE COGNITIVE 33

Je suivais le débat à la télévision avec des partisans deKennedy, et ils disaient : « Il est vraiment en train d’écraserNixon ! » Ensuite, nous allions tous dans un autre apparte-ment, et les partisans de Nixon disaient : « Vous avez vucomme il a démoli Kennedy ? » Alors je me suis renducompte que les deux camps aimaient tellement leur candidatque, pour qu’ils puissent changer d’avis, il aurait fallu qu’ilse désavoue de la manière la plus flagrante, qu’il regardela caméra en disant : « Je suis un voleur, un escroc, vousm’entendez ? Je suis le pire candidat que vous puissiez élireà la présidence ! » Et, même si l’un des candidats l’avaitfait, ses partisans auraient dit : « Voilà enfin un hommehonnête. Il faut être quelqu’un, pour admettre un trucpareil. C’est un gars comme lui qu’il nous faut commeprésident 7. »

En 2003, dès lors qu’il fut parfaitement clair qu’il n’yavait pas d’armes de destruction massive en Irak, lesAméricains qui avaient soutenu la guerre et cru à laraison invoquée par le président Bush pour la déclenchertombèrent en pleine dissonance : « Nous avons cru leprésident, et nous avions (tout comme lui) tort. »Comment y remédier ? Pour les démocrates qui avaientcru que Saddam Hussein détenait des armes de destruc-tion massive, la solution était assez simple : « Une foisde plus, les républicains se sont trompés ; le président amenti ou, du moins, reçu ces fausses informations avectrop d’enthousiasme ; j’ai vraiment été stupide de lecroire. » Pour les républicains, la dissonance était plusprofonde. Plus de la moitié d’entre eux y remédièrent enrefusant de se rendre à l’évidence : selon un sondaged’opinion réalisé à l’époque par Knowledge Networks,ils pensaient que des armes de destruction massiveavaient été trouvées. Le responsable du sondage donnal’explication suivante : « Certains Américains, pousséspar leur volonté de soutenir la guerre, peuvent en arriver

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à négliger les informations selon lesquelles on n’a pastrouvé d’armes de destruction massive. Le fait qu’un teldegré d’ignorance demeure, malgré la place importanteque cette question occupe dans la presse et la grandeattention qu’y prête le public, donne à penser que cer-tains Américains pourraient chercher à éviter une disso-nance cognitive 8. » Et comment !

Des chercheurs en neurosciences ont récemmentmontré que ces biais de raisonnement étaient inhérentsau processus même par lequel notre cerveau traite lesinformations – et ce, quelles que soient nos affinités poli-tiques. Par exemple, au cours d’une étude qui consistaità observer par IRM (imagerie par résonance magnétique)le cerveau de personnes en train de traiter des informa-tions dissonantes ou consonantes sur George Bush ouJohn Kerry, Drew Westen et ses collègues remarquèrentque les zones correspondant au raisonnement s’étei-gnaient presque quand les participants étaient confrontésà des informations dissonantes, et que les circuits corres-pondant à l’émotion s’allumaient vivement une fois laconsonance rétablie 9. Nous observons qu’il nous est dif-ficile de nous défaire de nos opinions ; les mécanismesque cette étude met en évidence nous en offrent uneexplication neurologique.

Même la lecture d’un texte qui s’oppose à l’une de nosopinions peut nous conforter dans cette opinion. Dansle cadre d’une expérience, des chercheurs choisirent despersonnes soit favorables soit opposées à la peine demort, et ils leur demandèrent de lire deux articles scienti-fiques fort bien documentés portant sur cette questiontrès sensible : la peine capitale a-t-elle un effet dissuasifsur les auteurs potentiels de crimes violents ? Le premierarticle y apportait une réponse positive, le second, uneréponse négative. Si les lecteurs avaient traité ces infor-mations de manière rationnelle, ils se seraient au moins

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rendu compte que la question était plus complexe qu’ilsne le pensaient, et l’écart qui séparait initialement leursopinions se serait quelque peu réduit en conséquence.Cependant, la théorie de la dissonance prédisait qu’il enirait autrement : les lecteurs trouveraient le moyen dedéformer le contenu des articles. Ils trouveraient toutesles raisons d’apprécier celui qui confirmait leur opinion,et ils le salueraient comme un travail d’excellente qua-lité ; à l’inverse, ils se montreraient extrêmement cri-tiques à l’égard de celui qui infirmait leur opinion, ils yrelèveraient les moindres failles et les grossiraient aupoint d’en faire de bonnes raisons de penser qu’un telarticle n’avait pas à les influencer. C’est précisément cequi arriva. Non seulement les partisans de chaque opi-nion dénigrèrent l’autre, mais ils furent confortés dansla leur 10.

Le biais de confirmation nous amène même à considé-rer l’absence de preuve comme une preuve de ce quenous croyons. Lorsque courut la rumeur selon laquelleles États-Unis avaient été infiltrés par des sectes sata-niques qui massacraient des bébés en sacrifice, ni le FBIni aucun autre enquêteur n’en trouva la moindre preuve.La conviction des personnes qui y croyaient n’en fut pasdu tout ébranlée. Au contraire, de leur point de vue,cette absence de preuve montrait l’intelligence démo-niaque des leaders de ces sectes : après avoir tué les bébés,ils les dévoraient, y compris leurs os. Beaucoup de gensse laissent piéger par ce type de raisonnement ; il n’estpas propre à quelques fanatiques marginaux, ni aux par-tisans de la psychologie populaire. Lorsque, durant laSeconde Guerre mondiale, Franklin Roosevelt prit laterrible décision d’envoyer des milliers de Nippo-Américains dans des camps d’internement pour toute ladurée du conflit, il se fondait uniquement sur desrumeurs selon lesquelles ils avaient l’intention de saboter

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l’effort de guerre du pays. Ces rumeurs ne furent jamaisétayées par la moindre preuve. D’ailleurs, le général JohnDeWitt, commandant de l’armée américaine pour lazone ouest, l’avait lui-même reconnu : aucune preuve nepermettait d’accuser le moindre citoyen nippo-américainde sabotage ou de trahison. Mais le même général avaitensuite déclaré : « Le fait même qu’aucun sabotage n’aiteu lieu est un signe inquiétant, qui confirme que de tellesactions seront menées 11. »

Le choix d’Ingrid, la Mercedes de Nicket le canoë d’Elliot

L’apport de la théorie de la dissonance ne se limitapas à l’idée selon laquelle les êtres humains ne sont pasraisonnables lorsqu’ils traitent des informations. Ellemontra également pourquoi ils continuent de ne pasl’être après avoir pris une décision importante 12. Dansun ouvrage éclairant, intitulé Et si le bonheur vous tom-bait dessus, Dan Gilbert, expert en psychologie sociale,nous invite à imaginer ce qui se serait passé à la fin dufilm Casablanca si Ingrid Bergman avait décidé de resteravec Humphrey Bogart au Maroc, au lieu de choisir lavoie du patriotisme et d’aller rejoindre son mari, hérosde la résistance au nazisme 13. L’aurait-elle regretté,« peut-être pas aujourd’hui, peut-être pas demain, maisun jour, sûrement, et pour toute [sa] vie », comme le luiprédit Bogart dans une réplique bouleversante ? Ou biena-t-elle regretté toute sa vie d’avoir quitté Bogart ? Ens’appuyant sur une quantité de données, Gilbert nousmontre que ces questions appellent toutes deux uneréponse négative : quel que soit son choix, à long terme,elle aurait été heureuse. Bien que fort éloquente, la pré-diction de Bogart était donc fausse. La théorie de la dis-sonance nous explique pourquoi : quelle que soit sa

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décision, Ingrid aurait trouvé des raisons qui la justifient,et des raisons de se réjouir de ne pas avoir pris l’autre.

Pour étayer les décisions que nous avons prises, nousdisposons de toute une panoplie de moyens. Un jour,sur un coup de tête, notre ami Nick, qui avait des goûtssimples, revendit la Honda Civic qu’il avait depuis huitans et s’acheta une Mercedes toute neuve, équipée« toutes options ». Il adopta alors un comportementétrange (auquel il ne nous avait pas habitués, du moins).Il se mit à critiquer la voiture de ses amis, en leur tenantdes discours comme : « C’est le moment que tu changesde voiture, tu ne crois pas ? Elle est bonne à mettre à lacasse. Tu ne penses pas que tu mériterais de te faire plai-sir en conduisant une bonne voiture ? », et comme : « Tusais, c’est vraiment dangereux de rouler dans une petitevoiture comme celle-là. Un accident pourrait te tuer. Tavie vaut bien quelques milliers de dollars, non ? Tun’imagines pas comme je suis tranquille, maintenant quej’ai une voiture solide et que je sais que toute ma familleroule en sécurité. »

Peut-être Nick avait-il tout simplement attrapé le virusde la sécurité ; peut-être s’était-il dit, après avoir réfléchicalmement : « Ce serait vraiment formidable que tout lemonde roule dans une bonne voiture comme ma nou-velle Mercedes. » Mais nous ne sommes pas de cet avis.Il était si méconnaissable, tant lorsqu’il dépensa une for-tune pour cette voiture luxueuse que lorsqu’il se mit àharceler ses amis pour les convaincre d’en faire autant,que nous ne pouvions nous empêcher de penser qu’ilcherchait à réduire la dissonance dans laquelle il avait dûtomber : il avait impulsivement investi une bonne partiede ses économies dans ce qui, auparavant, n’était « rienqu’une voiture » à ses yeux ; de plus, cet achat tombaitau moment même où ses enfants s’apprêtaient à entrer à

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l’université, ce qui allait impliquer des dépenses considé-rables. Pour justifier sa décision, Nick multipliait lesarguments : « Cette Mercedes est une merveille ; j’ai tra-vaillé toute ma vie, je la mérite bien ; en plus, elle esttellement sûre ! » Et, s’il réussissait à convaincre un amipingre de prendre la même décision, elle lui semblaitd’autant plus justifiée. Tout comme les convertis deMme Keech, Nick s’était mis à faire du prosélytisme.

À moins de perdre beaucoup d’argent, Nick ne pou-vait revenir sur sa décision ; elle était irrévocable. Sonbesoin de réduire la dissonance qu’elle lui causait s’entrouva renforcé (comme ce fut le cas pour Ingrid). Lepouvoir de l’irrévocabilité a notamment été mis en évi-dence par une recherche scientifique brillante sur lesmanœuvres mentales auxquelles se livrent les parieurslors des courses de chevaux. Le contexte de cetterecherche se prêtait particulièrement bien à l’étude del’irrévocabilité : une fois que vous avez misé votre argent,vous ne pouvez pas retourner vers l’aimable monsieurqui prend les paris pour lui expliquer que vous avez fina-lement changé d’avis. Durant l’expérience, les chercheursallaient simplement s’adresser aux parieurs qui faisaientla queue pour miser 2 dollars et à ceux qui venaient dele faire. Ils leur demandaient à quel point ils étaient sûrsde la victoire de leurs chevaux. Ceux qui avaient déjàparié étaient nettement plus certains de leur choix queceux qui faisaient encore la queue 14. Or, rien n’avaitchangé depuis qu’ils avaient misé leur argent, sauf unechose : leur choix était devenu définitif. Nous sommesplus sûrs de nos décisions dès lors qu’elles sont irré-vocables.

De ce que nous avons appris sur la dissonance cogni-tive, nous pouvons déjà tirer une leçon profitable : il nefaut jamais écouter Nick. Plus nos décisions sont lourdesde conséquences – temps, argent, efforts à fournir,

LA DISSONANCE COGNITIVE 39

désagréments à subir – et irrévocables, plus la dissonancequ’elles provoquent est grande, et plus nous ressentonsle besoin de la réduire en magnifiant leurs avantages. Parconséquent, lorsque vous vous apprêtez à dépenser unegrosse somme ou à prendre une décision importante– qu’il s’agisse de choisir une voiture ou un ordinateur,de recourir à la chirurgie esthétique ou de vous inscrireà un programme de développement personnel coûteux –,ne demandez pas l’avis d’une personne qui vient de lefaire. Elle aura toutes les raisons de vous persuader queson choix était le bon. Si vous interrogez des gens surl’utilité d’une thérapie qui leur a pris douze ans et coûté50 000 dollars, la plupart vous répondront : « LeDr Weltschmerz est formidable ! Je n’aurais jamaisdécouvert le grand amour – ou trouvé un nouvel emploi,ou perdu du poids – s’il n’avait pas été là. » Après y avoirinvesti autant de temps et d’argent, ils ne vous dirontprobablement pas : « Oui, j’ai vu le Dr Weltschmerzpendant douze ans ; franchement, quel gâchis ! » Si vousdevez choisir un produit, demandez l’avis de quelqu’unqui est encore en train de se renseigner et qui a encorel’esprit ouvert. De même, si vous voulez savoir dansquelle mesure un programme thérapeutique peut vousêtre bénéfique, ne vous fiez pas aux témoignages des per-sonnes qui l’ont suivi : informez-vous en consultant desétudes contrôlées.

Lorsque l’autojustification fait suite à des décisionsconscientes, même si elle est déjà relativement compli-quée, elle a au moins l’avantage d’être prévisible. Maisl’autojustification s’opère aussi lorsque nous adoptonsdes comportements pour des raisons qui nous sontinconnues, lorsque nous restons attachés à certainescroyances ou à certaines traditions sans savoir pourquoi,et que nous sommes trop fiers pour le reconnaître. Par

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exemple, dans l’introduction, nous avons décrit une tra-dition des tribus soudanaises Dinka et Nuer : leursmembres arrachent une partie des dents frontales perma-nentes de leurs enfants à l’aide d’un hameçon, ce quileur est particulièrement douloureux. D’après desanthropologues, cette tradition trouverait son originedans une épidémie de tétanos, durant laquelle on arra-chait les dents frontales des malades dont les mâchoiresétaient bloquées afin de leur permettre de se nourrir.Cependant, si telle était la raison de cette tradition,pourquoi diable ces tribus l’ont-elles perpétuée après lafin de l’épidémie ?

Totalement absurde aux yeux d’un observateur exté-rieur, une telle pratique prend tout son sens à la lumièrede la théorie de la dissonance. À l’époque de l’épidémie,les villageois auraient commencé à extraire les dents fron-tales de tous leurs enfants afin que l’on puisse continuerde les nourrir si jamais ils attrapaient le tétanos. Cepen-dant, cette pratique était pénible : les enfants en souf-fraient beaucoup, alors qu’ils ne seraient que quelques-uns à contracter cette maladie. Afin que leur comporte-ment demeure légitime à leurs yeux et aux yeux de leursenfants, les villageois auraient donc dû le justifier en luiattribuant des bienfaits après coup. Ils se seraient persua-dés que cette pratique présentait, disons, des avantagesesthétiques – qu’on était nettement plus beau avec unmenton en retrait, par exemple –, et ils auraient mêmetransformé cette opération chirurgicale douloureuse enun rite de passage à l’âge adulte. C’est précisément cequ’ils firent en réalité. « Nous sommes plus beaux sansnos dents frontales », affirment désormais les villageois.« Les gens qui ont encore toutes leurs dents sontmoches : on dirait des cannibales, prêts à vous dévorer.Avec une dentition complète, on ressemble à un âne. »

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L’extraction des dents frontales comporte d’autres avan-tages esthétiques, selon eux : « Nous aimons les siffle-ments que cela provoque quand nous parlons. » Et lesadultes rassurent les enfants effrayés en leur disant : « Cerite est un signe de maturité 15. » Si la justification médi-cale de cette pratique a disparu depuis longtemps, l’auto-justification psychologique qui en découle perdure.

Les gens ont envie de croire qu’ils connaissent, en tantqu’individus rationnels et intelligents, les raisons de leursdécisions. Par conséquent, ils n’apprécient pas toujoursqu’on leur dise ce qui les a réellement amenés à lesprendre. Elliot eut l’occasion de s’en rendre compte parlui-même à l’issue de son expérience sur les épreuvesd’initiation. « Une fois que les participants eurent tousterminé, se souvient-il, j’expliquai l’expérience en détailet exposai la théorie point par point. Tous les étudiantsqui avaient enduré l’épreuve d’initiation la plus pénibleme dirent que l’hypothèse que j’avançais les intriguait etqu’ils comprenaient que la plupart des gens puissentréagir comme je le prévoyais. Cependant, ils s’efforcèrenttous de me convaincre que leur propre satisfaction àl’égard de leur association n’avait rien à voir avec la péni-bilité de l’initiation qu’ils avaient reçue. Ils prétendirenttous que cette satisfaction n’était due qu’à ce qu’ils pen-saient réellement de l’association. Il n’empêche quepresque tous ces étudiants appréciaient davantage cetteassociation que tous les étudiants ayant seulement subiune épreuve d’initiation modérée. »

Nul n’est à l’abri du besoin de réduire une dissonancecognitive, pas même ceux qui connaissent la théorie surle bout des doigts. Elliot en fit l’expérience. « Lorsquej’étais jeune professeur à l’université du Minnesota, mafemme et moi finîmes par en avoir assez de louer desappartements ; en décembre, nous décidâmes doncd’acheter notre premier logement. Nous ne trouvâmes

INDEX 415

Vaccination des enfants,autisme et, 77, 79

Van der Kolk, Bessel, 158, 160Vanes, Thomas, 227, 307-308veilleuse, enfants victimes

d’abus et, 150, 169Versailles, traité de, 293victime,

– degré d’impuissance de la,285

– gouffre séparant lecoupable de la, 281

– récit de, 141, 277– stratégies de la, 281

Vidal, Gore, 103-104Vietnam, guerre du, 9, 12, 286,

288, 302-303, 343violence, spirale de, 287Vioxx, 77

Wakefield, Andrew, 77-78Watergate, scandale du, 17, 54-

56, 101Watson, Tom, Sr., 316Wee Care Nursery School, 172Westen, Drew, 34Westmoreland, William, 286Wharton School, 83Wilkomirski, Binjamin, 123-

128, 130-131, 136Winfrey, Oprah, 124Wonderful O, The (Thurber),

108-109, 349Woo-Suk, Hwang, 72Wyeth-Ayerst Pharmaceutical,

84

Yankelovich, Daniel, 312

TABLE

Introduction ............................................................. 9

Chapitre premier. La dissonance cognitive :le moteur de l’autojustification ........................... 23

Chapitre 2. Orgueil et préjugés… et autres pointsaveugles............................................................... 63

Chapitre 3. La mémoire, une historiennecomplaisante ....................................................... 103

Chapitre 4. Mauvaise science et bonnesintentions : le cercle vicieux du jugementclinique ............................................................... 145

Chapitre 5. La justice en désordre ......................... 187Chapitre 6. L’autojustification dans le couple :

l’amour en péril .................................................. 229Chapitre 7. Blessures, divisions et guerres.............. 265Chapitre 8. Reconnaître enfin ses torts .................. 305

Postface .................................................................... 347Notes ....................................................................... 349Index ....................................................................... 403

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59100 Roubaix

No d’édition : L.01EHQN000921.N001Dépôt légal : septembre 2016