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Document généré le 16 sep. 2018 03:36 Contre-jour Apprivoiser Balthazar Véronique Bessens La littérature et l’animalité Numéro 13, automne 2007 URI : id.erudit.org/iderudit/2564ac Aller au sommaire du numéro Éditeur(s) Cahiers littéraires Contre-jour ISSN 1705-0502 (imprimé) 1920-8812 (numérique) Découvrir la revue Citer cet article Bessens, V. (2007). Apprivoiser Balthazar. Contre-jour, (13), 179–192. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique- dutilisation/] Cet article est diffusé et préservé par Érudit. Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org Tous droits réservés © Cahiers littéraires Contre-jour, 2007

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Document généré le 16 sep. 2018 03:36

Contre-jour

Apprivoiser Balthazar

Véronique Bessens

La littérature et l’animalitéNuméro 13, automne 2007

URI : id.erudit.org/iderudit/2564ac

Aller au sommaire du numéro

Éditeur(s)

Cahiers littéraires Contre-jour

ISSN 1705-0502 (imprimé)

1920-8812 (numérique)

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Citer cet article

Bessens, V. (2007). Apprivoiser Balthazar. Contre-jour, (13),179–192.

Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des servicesd'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vouspouvez consulter en ligne. [https://apropos.erudit.org/fr/usagers/politique-dutilisation/]

Cet article est diffusé et préservé par Érudit.

Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Universitéde Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pourmission la promotion et la valorisation de la recherche. www.erudit.org

Tous droits réservés © Cahiers littéraires Contre-jour,2007

Apprivoiser Balthazar Véronique Bessens

— S'il te plaît... apprivoise-moi, dit-il ! [...] — Que faut-il faire ? dit le petit prince. — Il faut être très patient, répondit le renard. Tu t'assoiras d'abord un peu loin de moi, comme ça, dans l'herbe. Je te regarderai du coin de l'œil et tu ne diras rien. Le langage est source de malentendus. Mais, chaque jour, tu pourras t'asseoir un peu plus près...

Antoine de Saint-Exupéry, Le petit prince

King Kong, ou l'anthropomorphisme aseptisé

Il me semble que le cinéma a toujours cherché à dompter l'animal, le considérant comme une proie à la fois facile et sensationnelle. S'il a aujourd'hui dompté les techniques informatiques qui permettent de reproduire à la perfection des animaux (réels ou imaginaires), l'art cinématographique n'a pourtant pas réussi à cerner le propre de l'animal, à le montrer sous sa vraie lumière : non pas celle des projecteurs de réalisateurs malhabiles, mais une lumière qui révélerait l'animal au lieu de l'éblouir.

L'exemple des différentes versions du mythe de King Kong, et particulièrement la récente version de Peter Jackson, est une preuve flagrante de cet échec. Bien que la nouvelle version de Jackson ait bénéficié d'un budget équivalant au PIB annuel d'un pays africain et malgré tous les moyens à sa portée, le cinéaste n'a aucunement réussi à capter le propre de l'animal. Sa réécriture présente, une fois de plus, une vision anthropomorphique aseptisée, cette fois-ci savamment informatisée, du gigantesque gorille. Ce navet vient couronner une suite de fictions ridicules, souvent grotesques, mettant en scène King Kong et autres créatures

tantôt représentées sous forme de caricatures de la bestialité, tantôt anthropomorphisées, mais jamais dans leur véritable peau. Tout est émotion maladroite dans le film de Jackson — du jeu des acteurs, à la musique et aux gros plans racoleurs de la bête —, tout sonne faux. Le spectateur est bombardé par une « forêt de symboles » qui expliquent et orientent sa compréhension : le film est déjà pré-mâché, il suffit de déglutir. L'animal y tient le rôle de symbole, miroir, contrepartie... Comment prendre ce gorille au sérieux ? N'est-ce pas la véritable question que devraient se poser les spectateurs ? Premier défaut grave remarqué chez la bête gargantuesque : elle est asexuée ! Cette anomalie génétique serait chose bien insolite dans le monde animal, où l'instinct (et surtout l'instinct de reproduction) prédomine. Pourtant, Jackson avait tous les moyens et les renseignements nécessaires pour reproduire un gorille anatomiquement correct. Mais malgré le perfectionnement des techniques à sa disposition, King Kong demeure toujours le même : un miroir grotesque servant à refléter des émotions et des comportements proprement humains. Il donne des coups de poing à l'américaine aux tyrannosaures, s'éprend éperdument d'une femme en se pliant de rire devant ses singeries, pleure devant un coucher de soleil, bref, King Kong n'a vraiment pas de couilles. Jackson croit rendre son singe géant attachant en lui conférant des émotions humaines, mais c'est l'effet tout contraire qui se produit, et le résultat est une invention mécanique, technique, dénuée de toute présence animale.

Un autre exemple loufoque d'anthropomorphisme cinématographique est proposé par le cinéaste japonais Nagisa Oshima dans le très étrange Max mon amour, mettant en scène Charlotte Rampling, femme de diplomate

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distinguée qui s'éprend d'un chimpanzé (un homme qui singe Max dans un costume de chimpanzé presque efficace) rencontré dans un cirque. Son mari découvre avec stupeur que sa femme a un amant simiesque, mais accepte finalement de l'installer à la maison, tant par commodité que par perversion. S'ensuit une série de scènes loufoques dans lesquelles Rampling confesse son amour pour l'animal et défend cet amant malotrus. Le film bascule sans cesse entre drame et comédie, ce qui donne lieu à un effet de malaise persistant chez l'auditoire, non pas tant parce qu'il propose une relation sexuelle taboue entre une femme et un singe, mais parce qu'il se trompe sur la nature même de son protagoniste principal, Max. Celui-ci est le prétexte qui permet à Oshima de traiter de son obsession pour la passion qu'il développe depuis L'empire des sens. Du début à la fin, Max est une fiction complètement humaine. La suggestion de zoophilie n'a plus l'effet de tabou recherché, car elle perd toute crédibilité. Les acteurs sont très justes, mais de la même façon que King Kong, Max ne tient pas la route. Il demeure un homme singeant le singe, et le film une réflexion sur les rapports d'amour et de domination entre humains.

L'histoire de la représentation de l'animal dans les œuvres artistiques de l'homme est une histoire de mimétisme : depuis la grotte de Lascaux, où les premiers hommes ont tenté de reproduire naïvement des animaux, jusqu'aux techniques sophistiquées de King Kong. En littérature aussi : Le roman de Renart ne parlait pas d'animaux, mais d'hommes, de leurs rapports de force et de « classes ». On peut en dire de même des Fables de La Fontaine, où les tares ou comportements humains sont directement représentés par un animal-symbole, dont la seule raison d'être est de renvoyer au lecteur l'image de ses propres défauts. Pour citer un exemple plus moderne, Felix Saiten (pseudonyme de Siegmund Salzmann), écrivain d'origine juive hongroise, est reconnu pour ses allégories animales. Il écrit notamment des contes fantastiques pour enfants ; Florian, le cheval de l'empereur, qui raconte la vie d'un étalon viennois après la Première guerre ; et son œuvre la plus reconnue : Bambi (Une vie dans les bois), une allégorie politique écrite en 1923 qui dénonce le traitement des Juifs à travers l'histoire d'un jeune faon confronté à la cruauté des chasseurs qui tuent sa mère (les nazis en interdisent la publication). Quelques années

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plus tard, Thomas Mann présente l'œuvre à Walt Disney, qui la revoit et la réinterprète dans son dessin animé mielleux (1941). Ici encore, l'animal permet de véhiculer des émotions, pensées et comportements humains (il est toujours plus aisé de se voir quand on sort de soi), et il est rare de trouver une oeuvre de fiction cinématographique ou littéraire qui s'intéresse à la véritable nature de l'animal plutôt que de s'en servir pour parler de la nature humaine, sous forme de fable, de conte, d'allégorie, etc.

Quelques œuvres, pourtant, échappent à cette tendance et cherchent plutôt à définir ce qui distingue l'homme de l'animal, et donc à déterminer ce qui fait le propre de l'un comme de l'autre. Dans ces romans, l'animalité est envisagée dans une perspective qui se veut « scientifique » — faisant appel à l'anthropologie, à la paléontologie, à la zoologie, à la linguistique, etc., pour appréhender l'animalité. Les écrivains contemporains se fondent donc davantage sur des faits et des expériences scientifiques pour développer leur fiction. Dans Un animal doué de raison (sur les dauphins), Robert Merle s'intéresse à la communication inter-espèces et à l'intelligence animale, ainsi qu'à la façon dont cette dernière peut être orientée ou manipulée par l'homme. De même, dans Le propre de l'homme, Merle raconte l'histoire d'un scientifique américain qui adopte Chloé, un bébé chimpanzé et tente de l'élever à la fois comme un être humain et un sujet d'expérience, en lui enseignant le langage gestuel des sourds-muets (ameslan) et les comportements propres à l'homme. Le langage serait la clé de l'expérience d'humanisation de Chloé, et Merle prouve ce que nombre d'anthropologues ont déjà vérifié, soit que les primates peuvent faire un usage créateur de la langue et comprendre ou inventer des expressions imagées (ils possèdent donc une capacité d'abstraction et d'invention).

C'est en raison de son ignorance et de son risible orgueil que l'homme proclame que le langage est le propre de l'homme. Qu'en sait-il vraiment ? Comprend-il les moyens de communication propres aux autres animaux ? Entend-il le langage sifflé des dauphins ? Déchiffre-t-il la langue dansée des abeilles [...} ?

L'expérience, évidemment, tourne mal : transformée par son éducation et son environnement, Chloé ne sait plus à quel clan elle appartient.

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Merle et quantité d'autres qui se sont intéressés au sujet n'inventent rien, il ne font que poursuivre et actualiser les réflexions menées par la communauté scientifique. L'évidence de l'intelligence animale s'impose dans les années 1960, entraînant deux réactions : un anthropocentrisme borné, ou alors une forme d'optimisme débridé donnant lieu aux projections les plus folles, le plus souvent anthropomorphiques. Par ailleurs, l'influence de Vercors est évidente, notamment en ce qui a trait à la question de la définition du propre de l'homme. Dans Les animaux dénaturés (1952), l'humanité est confrontée à la découverte des tropis, une colonie de quadrumanes simiesques. Le gouvernement constitue le « Comité pour l'Etude d'une Spécification de l'Espèce Humaine en vue d'une Définition légale de la Personne », afin de déterminer si les tropis peuvent ou non être acceptés dans la communauté humaine. Le Comité finit par conclure que les hommes sont des animaux dénaturés : notre spécificité serait « l'arrachement, le refus, la lutte, la dénature », mais cette caractérisation risque d'ébranler le public et il opte donc pour une définition fourre-tout de la spécificité humaine, désignée par T« esprit religieux » :

Art. I. - L'homme se distingue de l'animal par son esprit religieux.

Art. LL - Les principaux signes d'esprit religieux sont, dans l'ordre décroissant : la foi en Dieu, la Science, l'Art et toutes leurs manifestations ; les religions ou philosophies diverses et toutes leurs manifestations ; le fétichisme, les totems et tabous, la magie, la sorcellerie et toutes leurs manifestations ; le cannibalisme rituel et ses manifestations.

Cet « esprit religieux » est défini de maintes façons tout au long des délibérations : les différents experts évoquent la prière, la poursuite et la création de mythes, de fables, « la capacité de croire à quelque chose », ou encore cette équation englobante : « Esprit religieux égale esprit métaphysique égale esprit de recherche, d'inquiétude, etc. Tout y rentre : non seulement la foi, mais la science, l'art, l'histoire et aussi la sorcellerie, la magie, tout ce que vous voudrez. » Tous les termes de cette définition insaisissable de 1'« esprit religieux » sont flous et nécessitent des

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précisions. Néanmoins, il est certain que les rites funéraires constituent une des fondations de la communauté humaine ; et nous savons désormais que les anthropologues ont observé de tels rites chez certains animaux, notamment les hippopotames et les éléphants, et que ceux-ci pourraient donc faire preuve d'une forme de « foi » ou de « croyance » primitive. Quant à la question de l'Art, elle né constitue qu'un élément parmi les autres cités dans la définition, mais il s'agit, selon certains intervenants, d'un élément essentiel :

Une seule chose, dit-il, importe : ce sont les traces que ces civilisations nous laissent en disparaissant ; en un mot, conclut-il : c'est l'Art. Voilà le propre de l'Homme, depuis celui de Cro-Magnon jusqu'à nos jours.

Sauf qu'il reste le problème de définir ce qu'on entend par « l'Art » — car si c'est le critère qui permet de déterminer la spécificité humaine, il incombe naturellement de le définir auparavant. Dans ces différentes œuvres, la question de la définition et de la nature de l'art repose sur un débat que personne n'arrive réellement à concilier : l'art provient-il d'un acte de création ou d'imitation ?

La planète des singes offre un exemple probant de cette réflexion, car rappelons que, selon la fiction de Pierre Boulle, ce serait la paresse intellectuelle et la faculté des singes à imiter l'homme qui auraient perdu la race humaine. Les singes auraient progressivement remplacé l'homme en adoptant ses comportements et en imitant ses techniques et ses arts, à Dans ce roman d'anticipation où les rapports entre l'homme et le singe sont renversés, le narrateur (humain) devient une « bête traquée par des singes évolués » qui cherche à comprendre ce qui le différencie des êtres qui le dominent, et comment l'humanité aurait pu disparaître, ou plutôt, se laisser remplacer par le singe (car il se trouve bien sur terre) :

Qu'est-ce qui caractérise une civilisation? Est-ce l'exceptionnel génie ?Non ; c 'est la vie de tous les jours... Hum ! Faisons la part belle à l'esprit. Concédons que ce sont d'abord les arts, et, au premier chef, la littérature. Celle-ci est-elle vraiment hors de portée de nos grands singes supérieurs, si l'on admet qu 'ils soient capables d'assembler

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des mots ? De quoi est faite notre littérature ? De chefs-d'œuvre ?Là encore, non. Mais un livre original ayant été écrit — il n'y a guère plus d'un ou deux siècles — les hommes de lettres l'imitent, c'est-à-dire le recopient, de sorte que des centaines de milliers d'ouvrages sont publiés, traitant exactement des mêmes matières, avec des titres un peu différents et des combinaisons de phrases modifiées. Cela, les singes, imitateurs par essence, doivent être capables de le réaliser, à la condition encore qu 'ilspuissent utiliser le langage^.

Boulle propose que la différence entre l'homme et le singe ne serait pas aussi importante que nous aimerions le croire. L'homme ne serait donc pas inimitable, et ses productions artistiques ne constitueraient qu'une série de variations et de copies :

Ce qui nous arrive est prévisible. Une paresse cérébrale s'est emparée de nous. Plus de livres ; les romans policiers sont même devenus une fatigue intellectuelle trop grande. Plus de jeux ; des réussites, à la rigueur. Même le cinéma enfantin ne nous tente plus.. Pendant ce temps, les singes méditent en silence. [...]

Mon amour-propre constate avec satisfaction que les singes n 'ont rien inventé, qu 'ils ont été de simples imitateurs. Mon humiliation tient au fait qu 'une civilisation humaine ait pu être si aisément assimilée par des singes.

La planète des singes traite donc davantage des rapports conflictuels entre humains (le singe comme symbole d'une race, religion, ou d'un groupe opprimé qui se soulève, puis renverse l'ordre social — qu'il finit éventuellement par restaurer sous une forme ou une autre) et dénonce la régression de l'humanité remplacée par son ancêtre simiesque, plutôt que d'aborder la véritable nature de l'animalité. Une fois de plus, l'animal n'est pas représenté dans sa différence, mais dans sa ressemblance à l'homme. Boulle met en scène des rapports identiques entre les soldats alliés prisonniers et les Japonais dans Le pont de la rivière Kwai quelques années plus tôt (1952). De même, La planète des singes raconte ces rapports de force en utilisant l'animalité comme « mesure de différence ». Cette trame narrative d'un monde renversé qui conduit l'homme à remettre en question sa nature profonde se retrouve dans de nombreuses œuvres,

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pour n'en citer que quelques-unes -.L'éternel Adam de Jules Verne, Animal Farm d'Orwell, ou encore Ape and Essence de Huxley qui met en scène, par l'entremise d'un scénario cinématographique inséré dans le roman, un effrayant avenir post-nucléaire où des singes évolués ont détruit la planète pour rééquilibrer l'ordre des choses et où l'on peut voir des gorilles promener Einstein en laisse.

Enfin, pour en revenir à Boulle, il est intéressant de noter qu'à la réception de La planète des singes, et plus particulièrement à la réception de la série de cinq films tirés du roman, le public a immédiatement identifié les « singes » à différents groupes opprimés. Aucun doute possible pour lui : les singes émancipés sont un symbole de l'homme révolté. Les producteurs racontent qu'à la sortie du quatrième volet de la « réécriture cinématographique » du roman de Boulle, La conquête de la planète des singes, le public d'essai a très mal réagi aux rapports d'esclavage et de domination entre les hommes et les singes, et les noirs américains ont assimilé lés révolte des singes à leur propre lutte — ce qui a conduit les studios à retarder la sortie du film jusqu'en 1972 pour éviter des affrontements pendant les représentations (rappelons que c'est encore l'époque tumultueuse qui suit l'assassinat de Martin Luther King, où les Panthères Noires luttent justement pour revendiquer la même liberté que réclament les singes opprimés dans La conquête de la planète des singes).

Il semblerait que les auteurs contemporains s'intéressent davantage à la véritable nature de l'animalité, proposant enfin des romans narrés depuis une perspective proprement animale. Je pense notamment au remarquable roman The White Bone, de l'écrivaine canadienne Barbara Gowdy, qui réussit un véritable tour de force en racontant le quotidien d'un troupeau d'éléphants de la brousse africaine du point de vue des pachydermes. Gowdy s'intéresse notamment au sens du sacré chez l'animal ; les éléphants de son roman possèdent leur propre religion, respectent des rites précis (y compris des rites funéraires qui ont été observés par nombre de zoologues2), croyant que le premier couple d'humains était en fait des éléphants déchus, dérobés de leur peau épaisse, rapetisses et « détrompés ». L'homme descendrait donc de l'éléphant... Bien entendu, ce type de roman ne peut que proposer une perspective animale (comme

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Gowdy nous propose un lexique éléphant pour nous aider à comprendre la langue qu'elle leur a inventée). Ce sont, finalement, autant d'« expériences littéraires » de l'animalité, à différents degrés d'anthropomorphisme... J'en viens à me demander s'il est réellement possible pour l'être humain de représenter l'animal autrement que pour y projeter sa propre image ou son propre désir ; s'il n'y avait pas Balthazar, je douterais qu'aucun moyen artistique ne puisse le faire.

Du singe à l'âne...

Peu d'artistes suivent le conseil du renard au petit prince comme le fait Robert Bresson dans^4« hasard Balthazar (1966), c'est-à-dire chercher à apprivoiser un animal en s'approchant le plus possible de lui. Bresson présente ainsi un regard neuf sur l'animalité au cinéma, jusqu'ici inimité : celui de la retenue, qui laisse à Balthazar tout l'espace de s'exprimer, et donc de se révéler. Le mot « apprivoiser » prend ici un tout autre sens : celui de s'approcher d'un être sans l'artifice d'un regard qui cherche à le déformer. Si Bresson a écrit qu'il fallait « vider l'étang pour avoir les poissons », il faut de même laisser suffisamment de place à l'âne pour le laisser évoluer devant l'objectif de façon à mieux l'observer, peut-être même le voir. Bresson cherche à révéler la véritable nature des êtres qu'il filme qu'il s'agisse d'un homme, d'un arbre ou d'un âne :

Pas de rapports possibles entre un acteur et un arbre. Ils appartiennent à deux univers différents. (Un arbre de théâtre simule un arbre véritable.)

Donc pas de « contrat social » entre les êtres qui appartiennent à des univers différents, refus de la simulation, de l'imitation ; aucune équation symbolique n'est imposée à l'auditoire. Pas d'expressions truquées au moyen d'effets spéciaux ni de peau d'âne ici... l'animal est libre d'être « lui-même ». Bresson soustrait les éléments qui nuisent à la vérité de ce qu'il cherche à filmer. Ce qu'il reste ? Des morceaux épars de la vie de Balthazar. Une œuvre qui ose rompre avec la tradition selon laquelle l'homme évalue son niveau de régression ou d'évolution en fonction du critère « singe » — l'animalité comme mesure, mais jamais appréhendée

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en tant qu'entité distincte. Balthazar ne ressemble en rien aux humains — et c'est pour cela qu'il est fascinant. Le point de vue particulier du film permet de révéler la véritable nature de Balthazar, qui est traité comme tous les autres « modèles » :

Modèles. Leur façon d'être les personnes de ton film, c 'est d'être eux-mêmes, de rester ce qu 'ils sont (Même en contradiction avec ce que tu avais imaginé^.

On pourrait aisément remplacer le mot « personnes » par un terme plus général — « êtres et choses » que Bresson emploie à plusieurs reprises dans ses Notes sur le cinématographe — son esthétique s'appliquant tant au vent qu'à l'âne, et tant à l'arbre qu'à l'homme. Dans Au hasard Balthazar, Bresson adopte un point de vue qui exclut toute forme de jugement, rendu par l'aspect inorganisé et elliptique de l'intrigue. En supprimant les liens de causalité propres à la pensée humaine, il révèle une souffrance brute, bestiale. Ce n'est pas tant que les actions humaines paraissent cruelles, mais complètement absurdes. Le langage aussi est dénué de sens, trompeur. Contrairement aux humains qui habitent l'œuvre de Bresson, Balthazar n'a pas de libre-arbitre : lorsqu'on le traîne d'une besogne à l'autre, qu'on le torture, qu'on se sert de lui de mille et une façons pour générer une petite économie de village (Balthazar-livreur-de-pain, Balthazar-bête-savante-de-cirque, Balthazar-pompe-à-eau, Balthazar-trafiquant), il n'a d'autre choix que de subir. Les humains, quant à eux, ont la chance de posséder ce libre-arbitre, mais n'en usent pas : Marie se laisse faire aux mains de Gérard ; pis encore, elle aime son tortionnaire, semble rechercher son mépris. Le père de Marie, par fierté, perd tous ses biens. Le vieil ivrogne se laisse faire devant les insultes et les railleries de Gérard et de sa bande. Tous ces personnages ont le choix d'agir, mais ils optent pour des comportements de soumission et se plient à la loi du plus fort. Balthazar n'a pas la possibilité de choisir. S'il s'échappe un instant pour profiter de l'herbe, s'il cavale assez vite pour se détacher de sa charge de foin, s'il arrive à s'évader enfin, il finit toujours entre les mains de ses tortionnaires-humains. Force est de constater que ces escapades avortées ne lui apportent que des malheurs, et que sa situation semble empirer avec chaque tentative de fuite. La liberté n'est pas faite pour les animaux ;

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et c'est ce que nous confie Bresson à travers le regard soumis de Balthazar. Mais les hommes, quant à eux, ne savent pas quoi faire de leur liberté : leurs gestes sont absurdes et inconséquents, leurs paroles creuses, leurs mensonges en témoignent. En fait, ils recherchent continuellement un joug, un maître, des chaînes qui les retiendront — leur servitude volontaire les sert bien et constitue même une forme de jouissance chez certains.

Ce n'est qu'après une longue vie de souffrance que Balthazar retrouve la liberté : blessé à la suite d'une opération ratée de maraudage, il descend au creux de la vallée pour mourir en compagnie d'un troupeau de moutons. Balthazar se pose enfin dans l'herbe. Cette position surprend ; tout au long du film, nous assistons aux travaux herculéens de la bête, qui demeure toujours debout, en action ; ou attachée, inquiète, en attente du retour des maîtres. Pour la première fois, Balthazar peut se reposer, et on sent tout le poids de sa fatigue lorsqu'il se laisse tomber. Le troupeau se regroupe autour de lui, solidaire. À l'instar de Mouchette, qui se roule dans l'herbe dans un mouvement d'abandon, dévalant la colline à l'infini pour oublier, Balthazar trouve enfin la paix dans cette vallée encastrée. Finalement, ce n'est peut-être pas tant Balthazar que les moyens du cinéma, que Bresson aurait apprivoisés ; et ces moyens lui donnent la possibilité de révéler Balthazar. Pour cela, aucun besoin d'effets spéciaux, de reproduction informatisée ni de prouesse technique. Il suffit de montrer l'âne mourir entouré d'un troupeau de bêlements et de clochettes, épuisé par la vie mais enfin libre de s'abandonner. Il suffit que Bresson montre simplement l'âne retrouvant son élément naturel, et donc la paix. Ce dernier plan, au fond, suffit. Balthazar n'est jamais mieux « apprivoisé » que dans sa propre mort, loin de l'univers absurde des hommes.

Enfin, à propos de ce cirque où Balthazar se trouve captif le temps de quelques performances humiliantes d'âne-savant : une question ne cesse de me trotter dans la tête... Je pense à cette scène où l'âne rencontre pour la première fois des animaux qui sont encore plus cruellement traités que lui. Dans un effet de champ-contrechamp, Balthazar échange des regards avec le tigre (qui reste solennellement muet), l'ours polaire (qui lui tient une conversation agitée), le chimpanzé (déchaîné malgré son double esclavage : celui de sa cage et de la chaîne qu'il porte autour du cou), puis

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l'éléphant (un énorme œil sage et globuleux). Que se disent les animaux dans ces mystérieux échanges ? Le procédé généralement statique du champ-contrechamp prend un sens particulier dans cet échange entre bêtes captives. Quelles confidences secrètes échangent-elles le temps de ces conversations que nous ne pouvons appréhender ? Cette scène fascinante me fait aussi penser à la révolte, filmée sur un mode satirique, des animaux du zoo à la fin du Fantôme de la liberté de Bunuel. Dans cette scène de trente secondes à peine, les animaux sont utilisés comme symboles (irruption et présence incongrue parmi les hommes), mais leur révolte menaçante cherche à communiquer, il me semble, quelque chose de semblable à ce que se disent Balthazar et ses collègues du cirque. La langue secrète des bêtes. Voilà, je crois, ce que Bresson voulait réellement filmer. Mais comment aborder un sujet qui nous est complètement étranger et inaccessible ? Comme Bresson, nous ne pouvons qu'observer les échanges entre les bêtes, deviner ou inventer un sens à cette langue que nous ne pourrons jamais apprendre. Bresson écoute et guette. S'il n'est pas complètement muet, Balthazar ne livre pourtant pas les mystérieux rouages de son langage. Ses braiements s'adressent aux humains, et il s'agit donc d'une parole modifiée, adaptée à l'intention de ses geôliers. Mais ses conversations visuelles (télepathiques ?) avec les animaux du cirque, puis sa communion avec les moutons de la vallée, laissent transparaître la maîtrise d'un registre langagier tout à fait autre. Dans son roman, Barbara Gowdy propose que les animaux du monde, toutes espèces confondues, peuvent communiquer entre eux au moyen d'interprètes, des animaux dotés de la capacité de comprendre tous les autres. Je crois que Balthazar serait l'un de ces interprètes qui aurait le don de parler la langue universelle des bêtes ; et je crois qu'il parle effectivement aux animaux du cirque, même si nous, simples humains, ne l'entendons pas. Bresson laisse parler Balthazar comme aucun autre cinéaste ne l'a fait, parce qu'il a su reconnaître cette langue secrète, souvent silencieuse, de la communication entre les espèces. Le silence de Balthazar parle plus que n'importe quel cri king-kongnien. Il faut se taire très longtemps pour l'entendre, il faut avoir la patience d'un primatologue caché dans la savane avec l'espoir de capter quelques instants d'intimité animale, celle qui n'existe pas en présence de l'être humain. De toutes les langues de notre planète, c'est cette langue

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secrete que j'aimerais parler, et Bresson me donne l'impression, le temps d'un film, non pas de la saisir (je ne suis, après tout, qu'une « primate parvenue »), mais de l'entendre pour la première fois.

Dans chaque scène à'Au hasard Balthazar, Bresson s'assied un peu plus près de l'âne dans l'herbe, et celui-ci se laisse un peu mieux regarder par l'objectif du cinéaste curieux. À mesure que le film avance, Bresson cherche à se débarrasser du langage humain, qui est « source de malentendus » (tous les personnages humains du film mentent, se contredisent, etc.), et tente de faire entendre la voix propre de Balthazar. Cette dernière s'impose finalement dans l'œuvre en dépit de son créateur, malgré sa recherche incessante de l'être véritable qu'est son modèle :

Modèle qui, en dépit de lui-même et de toi, dégage l'homme véritable de l'homme fictif que tu avais imaginé.

Dans le cas de Balthazar, c'est l'animal fictif et son langage secret qui se révèlent en dépit de l'animal imaginé, sous l'œil attentif de Bresson. Le cinéaste a donc apprivoisé tant la bête que la machine du film pour laisser libre cours au modèle ; et la réponse silencieuse de Balthazar en dit long. Enfin, il n'y a aucune leçon à tirer de la vie de Balthazar : pas de message social caché, pas de groupe exploité que l'animal représente ou défend comme une mascotte. Balthazar est tout simplement lui-même : une bête qui agit et réagit comme une bête, et dont le regard étranger permet de saisir à quel point les actions de l'homme sont dépourvues de sens. Un témoin muet qui nous renvoie tant l'image de notre cruauté et de notre bêtise, que la beauté du monde qui nous échappe.

1 Boulle écrit La planète des singes en 1963, il est donc normal que son narrateur (même s'il appartient à un monde futur) ne se prononce pas de façon catégorique sur la capacité langagière des singes. 2 Ces rites ont notamment été observés par le zoologue Julian Huxley (oui, le frère d'Aldous) ; voir Le comportement rituel chez l'homme et chez l'animal. Pour des références visuelles, on peut consulter les documentaires de Cynthia Moss {AmboseliElephant Research Project) produits par Thirteen/WNET et la BBC-TV

Nicolas Houde