Positif 599 - Eric Rohmer.pdf
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P o u r q u o i avons-nous tant a imé R o h m e r ? Amiel, Vincent Positif- Revue mensuelle de cinéma; Jan 2011; International Index to Performing Arts Full Text pg. 90
R O H M E R , L 'ART DU N A T U R E L
Pourquoi avons-nous tant aimé Rohmer ? Vincent Ârnie l
La question est naïve, sans doute. Mais elle est à l ' image d'un
créateur qui abordait le cinéma, et les autres arts, avec un mélange
de candeur dans l'affirmation des goûts et de préciosité dans
les références qui ne manquait pas de surprendre, et permettait
des positions les plus originales. Tous ceux qui l'ont rencontré
(et il n'était pas avare en entretiens, en confidences - même
mesurées - ou en souvenirs) ont entendu ce mélange de réserve
élégante et de jugements péremptoires, adressés à la littérature,
aux films, à la musique, aux œuvres qu'il aimait ou détestait. Le
jugement de goût, chez lui, se passait la plupart du temps de
justifications ; ou, quand celles-ci étaient données, c'était avec
assez de rouerie pour renvoyer à plus d'arbitraire encore.
Notre relation à l'œuvre de Rohmer a été traversée de ces mélanges
d'affects et de raison, de manière plus inexplicable que pour
n'importe quel autre cinéaste. Une adhésion immédiate ou un refus
épidermique, aussi peu négociables, aussi peu surmontables l'un que
l'autre. Et peut-être faudrait-il ajouter, à cette sensibilité indivi-
duelle, un effet générationnel en relation avec l'âge des personnages,
les codes et les mentalités d'une époque, l'atmosphère d'une ville,
d'un quartier, et d'une décennie donnée. Les décorations intérieures,
les musiques, les tics de langage y désignent un moment précis, un
Zeitgeist, auquel les protagonistes appartiennent tout en paraissant
eux-mêmes décalés vis-à-vis de celui-ci, souvent nostalgiques,
disent-ils, d'un temps plus ancien,d'une culture plus raffinée, d'une
mor;ile ou de manières désuètes. De La Collectionneuse aux Contes
des quatre saisons, combien de personnages cultivant les artifices
d'une éthique surannée et pourtant inscrits dans leur temps, les
lieux et les métiers de leur époque. Si bien qu'il suffit d'un faible
décalage, une adéquation perdue avec ces protagonistes et leur
milieu, pour que le spectateur, ne se reconnaissant plus, se trouve
décontenancé par le spectacle lui-même, se sente exclu, et décrète
par exemple que, décidément, ces acteurs rohmériens ne valent
jamais grand-chose. C'est le prix à payer du naturalisme singulier
recherché par le cinéaste, facteur logique d'immédiateté, mais qui
entraîne aussi vite l'adhésion que le rejet.
Les films à sujets historiques, Perceval, La Marquise d'O...,
L'Anglaise et le Duc, Triple Agent et Les Amours dAstrée et de
Céladon, mettent en relief, à cet égard, le fonctionnement des
films plus contemporains, et donnent à comprendre la subtile
distorsion qui touche le cadre de l'intrigue et le style de jeu des
acteurs. Ce ne sont pas les films les plus emblématiques du cinéma
rohmérien, même s'ils occupèrent en majorité ses dernières
années, mais ils éclairent les grandes séries des Contes ou des
Comédies. Montrant l'artifice, ils exhibent son refus ponctuel (par
la langue, le jeu de l'un ou de l'autre, une certaine « modernité »
de comportement), plus sûrement que ne le ferait à l'inverse
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ROHMER, L'ART DU NATUREL
Fabrice Luchini dans Perceval le Gal lo is
une spontanéité ostentatoire. Parce qu'ils sont traversés d'éclats
anachroniques, ces films « historiques » laissent voir l'essentiel
de ce cinéma : une proximité paradoxale, non réaliste.
« Chercher le naturel malgré la stylisation », déclare Rohmer à
propos de Perceval le Gallois. Ce pourrait être la définition de
toute son œuvre, et l'explication du charme incertain qui est
le sien. Cet écart entre stylisation et naturel, c'est la négation
du réalisme traditionnel, du lissage des effets, du trompe-l'oeil
qu'organise le cinéma classique. Rien ne recouvre ici la structure
du récit, l'ossature du décor, l'arbitraire des comportements : aucun
de ces petits épisodes scénaristiques qui favorisent la projection
du spectateur, pas de geste travaillé pour qu'il se reconnaisse,
d'anecdote destinée à renforcer la crédibilité. Tout ce legato
hollywoodien tant admiré par Rohmer chez Lang, Hawks ou
Hitchcock, ici abandonné au profit du « naturel ». Donc de la
composante la plus relative, la plus éphémère... mais peut-être la
plus durable des personnages. Car, s'il y a toujours un moment où
l'art se voit, où le leurre découvre ses procédés, le naturel, qui peut
dater et passer de mode, s'avère aussi, selon une autre perspective,
le plus inaltérable des matériaux. Le jeu d'Amanda Langlet, de
Mar ie Rivière, les dialogues écrits pour Béatrice Romand ou
Pascale Ogier sont comme les traces d'une « spontanéité » qui doit
tout à son époque et à son milieu, confrontée aux combinaisons
et aux calculs les plus sophistiqués. C'est par ce statut de traces
que le naturel persiste, quand bien même il n'est plus perçu dans
sa « fraîcheur » première. La volonté du cinéaste, exprimée à
plusieurs reprises, de faire parler « naturel lement » Fabrice
Luchini dans Perceval le Gallois alors que la version choisie du
texte de Chrétien de Troyes, en vers, est la plus ostensiblement
codifiée, cette volonté est symptomatique de tout son cinéma.
Et peut-être est-ce là, dans cette confrontation, que nous avons
trouvé tant d'agrément, parce que nous pouvions satisfaire et la
mimesis épidermique et le goût d'une construction plus élaborée.
De naturel, il n'est plus question quelques décennies après la
sortie du film, bien sûr : il en reste un témoignage, c'est-à-dire
l'inverse et l'essentiel à la fois. Mieux que les effets d'écriture d'un
Godard ou d'un Oliveira, la confrontation rohmérienne d'un
présent du personnage et de l'intemporalité de l'intrigue force
le cinéma dans son principe. Qu'il s'agisse du jeu de Jean-Louis
Marie Rivière et Vincent Gauthier dans Le Rayon vert
Trintignant ou de celui de Melvil Poupaud, incarnés à l'extrême,
déployés autour de la personne beaucoup plus que du personnage,
qu'il s'agisse des moments étonnants d'hésitation et de silences
de Mar ie Rivière dans Le Rayon vert ou dans Conte d'automne,
c'est, dans l'écrin d'une dramaturgie d'artifice, le geste du moment
qui reste. Et c'est lui qui nous a touché, d'autant plus qu'il se
propose dans une innocence ambiguë, inextricablement mêlé à
la sophistication de la trame narrative.
Ce contemporain de Foucault et de Barthes (qu'il lisait : voir les
entretiens du Celluloïd et le Marbre dont Olivier Curchod rend
compte dans ce dossier) aura-t-il été le plus structuraliste des
cinéastes ? Faisant vibrer la différence des incarnations autour de
la permanence des intrigues, mettant en valeur le naturel, et non
point la nature (à l'exact inverse du cinématographe revendiqué
par Robert Bresson), c'est-à-dire l'éclat de l'instant, l'émotion
de l ' immédiat. Peut-être est-ce cela, la conscience du présent
sans mélancolie, qui est la définition du cinéma de Rohmer :
épouser le moment en toute conscience sans éprouver sa perte
possible. Rien ici de cette douleur qui travaille les personnages
de Truffaut, répétant à l'envi cette formule : « Le bonheur, on ne
le sait qu'après. » Les grandes ellipses narratives de Ma nuit chez
Maud ou de Conte d'hiver n'ont jamais rien de mélancolique :
elles font vivre chaque présent plus que le passé.
Sans doute est-ce pour cela que datent les vêtements, et plus
encore les tournures de phrases et les élans des personnages
dans les Six Contes moraux, par exemple : parce qu'on ne les a pas
délestés de la chair de leur temps, de la vibration du milieu. Et
qu'aucune lumière de la mémoire, pourtant, ne les éclaire, aucun
lien de continuité ni d'attachement. Les films de Rohmer datent,
parce qu'ils sont de leur temps, c'est-à-dire aussi de notre temps.
Ils mettent en scène ce que nous avons été, et non pas ce que
nous pourrions être. Ils nous donnent à reconnaître ceux que nous
avons aimés, ou moqués, ou méprisés, dans l'éclat bref et intense
de leur singularité. Trop naturels pour que nous puissions nous
reconnaître en eux, trop vrais pour que nous n'y reconnaissions pas
des interlocuteurs. Assez proches et assez différents pour éviter
la projection inhérente au réalisme traditionnel, ils proposent
de vraies rencontres, avec une humanité qui n'est pas juste un
reflet, mais une galerie d'altérités. Ç5
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Rohmer et ses collaborateurs: Entretien avec Antoine Fontaine: L'économie fait esthétique Morrissey, Priska Positif- Revue mensuelle de cinéma; Jan 2011; International Index to Performing Arts Full Text pg. 107
ROHMER, L'ART DU NATUREL
d'horizon et qui donnaient l ' impression
d'une réalité fluide. Une fois que j'avais
cela au cadre, je pouvais modifier un peu,
faire entrer ou sortir un petit élément en
arrière-plan, mais je n'avais pas une énorme
lat i tude, d 'autant que Rohmer était un
auteur très précis dans ses indications et
son découpage.
Il vous est souvent arrivé d'avoir à filmer pour Rohmer des tableaux ou des sculptures. Comment ces images ont-elles été conçues ?
Fi lmer un tableau, réussir des mouve-
ment s dans un tab leau , c'est diff ic i le .
Ce l a prend du temps. I l faut être très
méticuleux. Cadrer dans un tableau néces-
site de connaître le tableau, mais aussi
la peinture et l 'œuvre du peintre. C'est
souvent plus long et plus minut ieux que
de fi lmer un être humain . C'est comme
de la call igraphie : tout est dans le souffle,
l 'émotion et la tenue pour que le mou-
vement soit beau. On se plaçait devant
le tableau, avec un zoom afin de trouver
la focale la plus juste, et on chercha i t
sur place. Eric me disait quels éléments
l ' intéressaient, je lui présentais le cadre
et, en général , je tournais quatre ou cinq
prises avec des mouvements différents
selon ses indications. Il choisissait ensuite
celui qui convenait le mieux au film. Un
mouvement qui a pu sembler bon à la
prise de vues peut apparaître finalement
trop rapide, tandis qu'un mouvement qui
semblait un peu moins bien passe mieux
au montage.
Entretien avec Antoine Fontaine
Antoine Fontaine, qui a reçu une formation d'artiste peintre, est scénographe depuis 1986. Après plusieurs expériences à Londres, Munich et Milan, il s'installe à Paris où il est amené à travailler au théâtre avec Coline Serreau ou Patrice Chéreau. il fait ses débuts comme peintre décorateur au cinéma en 7 993, en concevant et réalisant des fresques pour La Reine Margot de Chéreau. On
lui doit aussi certains décors peints ou de spectacle de Vatel, Marie-Antoinette, Faubourg 36 ef Coco avant Chanel. Éric Rohmer fait appel à lui en 2000 pour réaliser les décors peints intérieurs de L'Anglaise et le Duc, pendant des décors peints extérieurs signés par Jean-Baptiste Marot, puis, en 2005, pour concevoir et réaliser les décors de Triple Agent.
Priska Morr issey : Lorsque vous avez été engagé sur L'Anglaise et le Duc,
Jean-Baptiste Marot avait déjà bien avancé dans la peinture des décors exté-rieurs. Comment est venue l'idée d'avoir aussi recours à des décors peints pour les intérieurs ? A n t o i n e Fonta ine : Q u a n d j ' a i été
contacté une première fois par Marga re t
M e n e g o z , la productr ice des F i lms du
Losange, la décision de tourner les décors
en intér ieurs peints avait déjà été prise.
Au départ , les décors intér ieurs devai-
ent être fi lmés à C h a m p s - s u r - M a r n e ,
splendide château qui a servi de décor
à de nombreux films histor iques , mais
Marga re t M e n e g o z pensait qu' i l fal la it
créer une continuité entre les extérieurs
et les intér ieurs . Venant du théâtre et
n'ayant pas le même rapport au réalisme,
j 'adhérais inte l lectue l lement avec cette
idée, d'autant que tourner à Champs-sur-
Marne pouvait laisser penser qu'un choix
économique expl iquait la différence de
' P r o p o s ρ i i i r i I ' i ι à M o n t r c u i l - s o u H - B o i s en n o v e m b r e
2010.
t ra i tement entre intér ieurs et extérieurs.
Là , au contraire, i l s 'agissait d'un parti
pris styl ist ique. Plus tard, j 'a i rencontré
Rohmer qui s'est d'abord assure que je
n'étais pas décorateur mais bien peintre,
bref que je n'étais pas un « professionnel
de la profession ». Lors de notre première
entrevue, il m'a montré un bout de papier
L u c y R u s s e l l d a n s L'Anglaise et le Duc
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ROHMER, L'ART DU NATUREL
quadri l lé sur lequel il avait dessiné des
espaces au sol. Il avait déjà choisi son
studio, pet i t ma i s peu coûteux. I l m'a
énuméré les décors, i l voula i t que lque
chose de simple, puis a sorti des repro-
duc t ions de tab leaux de l ' aquare l l i s te
J e an -Bap t i s t e M a l l e t qui a représenté
un XVIII1 siècle très épuré. J ' a i ensuite
réalisé une maquette en bois, très grande,
i n d i q u a n t les vo lumes , les pr inc ipes
d'ouverture. Lors du deuxième rendez-
vous, je suis arrivé avec cette maquette
en morceaux . Pendant que j ' insta l la i s
mes tréteaux et la maquette , Rohmcr a
disparu dans une autre pièce d'où il est
revenu avec une caméra et m'a demandé
de parler. J 'a i donc parlé des onze décors
contenus dans la maquette tout en étant
filmé. Il m'a dit : « Merc i beaucoup, c'est
très bien » ; il m'a expliqué que le film
était pour des étudiants, et c'était fini. Au
tro is ième rendez-vous , j'ai commencé
à lui montrer les aquarel les que j 'avais
réalisées en observant Ma l l e t . J 'a i donc
commencé à penser les décors en couleur,
mais, au tout début, cela ne lui a pas plu ;
il m'a dit qu'il détestait les décorateurs et
qu'i l voulait quelque chose de beaucoup
plus s imple. En fait , i l adorait l'espace
en bois brut, cette maquette indiquant
seulement les volumes.
Comment ont été finalement conçues les toiles peintes des intérieurs de L'Anglaise
et le Duc ?
Avec Diane Baratier et le chef costumier,
P ierre-Jean Larroque, nous avons beau-
coup discuté des questions de couleurs, de
contrastes, de rythmes et d'éclairage. Sur
tous mes murs, j 'a i peint des dégradés : à
part ir de deux mètres, cela partait dans
le sombre. Je peignais donc la lumière
pour créer un côté pictural . Cet te idée
vient de mon expérience du théâtre : si
on éclaire vra iment du trompe-l 'œi l , on
détruit tout. Diane et moi, nous avons
alors déc idé que seuls les personnages
étaient éclairés, jamais les murs. Les murs
étaient des sortes d'écrans et la lumière
était peinte dessus. Cette idée est née de
discussions avec Diane et J e an -Miche l
La roque qui , de son côté, a pe int des
dentel les sur les costumes. Il y a aussi du
trompe- l 'œi l sur les costumes : certains
tissus ne sont pas impr imés mais peints. Aquare l les d'Antoine Fontaine pour les décors de Triple Agent
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ROHMER, L'ART DU NATUREL
serge Menno aans ι ripie Agent
Tout cela devait créer une image un peu
plane. Du coup, on avait étudié des dis-
tances par rapport aux murs : les acteurs
devaient toujours être un peu loin des
murs pour que, justement, ces derniers
ne soient pas éclaboussés par la lumière
des comédiens .
Vous n'avez conçu qu'une seule maquette pour onze décors ? O u i , l ' idée éta i t de t rava i l l e r à l 'éco-
nomie , ma i s , se lon moi , l ' économie
fait esthét ique. Je m'étais appuyé sur la
documentation recueillie notamment par
Hervé Grandsar t au début du projet, et
j 'avais conçu cette structure globale qui
reprenait la t rad i t ionne l le enf i lade des
pièces à la française, avec un unique mur
de lumière, une seule batterie de fenêtres.
J 'avais peint une seule découverte, longue
de dix-sept mètres, qui courait le long du
décor. La structure était en forme de L
et a permis d ' in tégrer onze décors au
total . Rohmer tournai t la semaine . Le
w e e k - e n d , en deux jours (et une nuit
bien souvent), on changeai t les décors.
Pour cela, on avait peint toutes les toiles
à l 'avance. Le décor était fini et en rou-
leaux : des centaines et des centaines de
mètres carrés. On l'étendait comme de la
tapisserie ; ensuite on ajoutait des petits
é léments , on changeai t les serrures, les
fenêtres, on rajoutait ou non des petits
bois, des oculi. C'était vraiment un travail
de Meccano .
M ê m e pr incipe sur Triple Agent qui a
hér i té de cette logique de modulat ion.
L 'appartement des Russes, par exemple,
est le même que celui des communistes ,
excepté le raff inement de la découverte
photographique qu'on avait descendue
pour figurer la différence entre les deux
étages ( immeubles ou toits de Paris) et,
év idemment , la décorat ion, plus sombre
et plus chargée chez les Russes . Idem
pour l 'escalier corrigé. Pour celui de la
ROVS , j'ai construit en studio un très
g rand escal ier haussmann ien , de deux
mètres de volée, avec un noyau central
vide pour réal iser l 'escalier. Puis , pour
l 'habi tat social , j 'ai enlevé le noyau, la
rambarde, j'ai instal lé une cage d 'ascen-
seur et des murs po lygonaux en verre
ca thédra l e . En rédu i sant l 'escal ier , en
r e p e i g n a n t les marches , en r a jou tan t
un ascenseur au mi l ieu et en changeant
les portes, j 'avais un second escalier. La
bout ique de la modiste se t ransformai t
ensuite en chambre d 'hôtel . Si on met
de côté le pavil lon que j 'ava is trouvé en
banl ieue et les bâ t iments de la R O V S
que nous avons découverts pour a ins i
dire intacts à Courbevoie, je ne crois pas
avoir conçu pour Rohmer une structure
de décor qui n'ait servi à représenter deux
ou trois l i eux d i f férents . M a i s ce qu i
compte, ce n'est pas l 'astuce économique,
c'est la façon dont R o h m e r en tire un
part i esthét ique. 95
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Rohmer et ses collaborateurs: Entretien avec Diane Baratier: La grâce d'un léger recadrage Morrissey, Priska Positif- Revue mensuelle de cinéma; Jan 2011; International Index to Performing Arts Full Text pg. 105
ROHMER, L'ART DU NATUREL
Rohmer et ses collaborateurs Priska Morrissey
Entretien avec Diane Baratier
Fille de Jacques Baratier, formée à l'école Louis-Lumière et assistante de Raoul Coutard sur II gèle en enfer de Jean-Pierre Mocky (1990), Diane Baratier devient chef opératrice sur L'Arbre, le Maire et la Médiathèque d'Éric Rohmer en 1993. C'est le début d'une longue collaboration puisqu'elle signe dès lors l'image de l'ensemble des films du cinéaste, à la
lumière comme au cadre. Son parcours, sa sensibilité et son travail la placent dans une tradition proche d'une certaine Nouvelle Vague française, attentive à l'existant, s'adaptantaux ressources de la lumière naturelle et concevant un éclairage qui laisse une grande liberté aux acteurs. Par ailleurs, Diane Baratier réalise des courts métrages et des documentaires.
Priska Morrissey : Des peintres comme Chardin et Simon Vouet vous ont servi de source d'inspiration pour l'image de L'Anglaise et le Duc et des Amours d'Astrée et de Céladon. Pouvez-vous nous en dire plus ? Diane Baratier : Pour les films historiques,
Rohmer me donnait chaque fois le nom
d'un seul peintre. Je n'en demandais pas
plus : un nom suffit pour un film. L'idée
n'est pas de reproduire un tableau, mais
plutôt d'essayer de retrouver le type de
modelé qui définit l'ombre, les teintes des
ombres et la qual i té des hautes lumières.
J 'essaie de reproduire cela, et surtout de
comprendre c o m m e n t est composé le
tableau en général , de voir si je peux tirer
une règle de composit ion que je pourrais
appliquer au film dans son ensemble. Si
nous prenons S imon Vouet qui a servi
de référence pour Les Amours dAstrée
et de Céladon, tout y est éclairé par une
lumière diffuse bri l lante, les ombres sont
claires et douces, t irant dans les bleus, la
séparation entre l'ombre et la lumière est
assez fine et nette. Pour L'Anglaise et le
Duc, j'ai essayé dans la mesure du possible
de reproduire ce que j 'avais r emarqué
chez Chard in : un point de diffusion de
la lumière . Pour composer l ' image du
plan, je plaçais si possible ce point lumi-
' P ropos recue i l l i s à B o b i g n y en n o v e m b r e 2 0 1 0 . Voir
l ' entret ien avec D k m e Ba r a t i e r sur Les Amours d'/htree ci, Ccìcniott ilari'- notre n" 5 5 9 , s e p t e m b r e 2 0 0 7 , p. 104.
neux sur l 'un des points d ' intersect ion
donnés par le nombre d'or et la règle des
tiers. La collaboration avec le costumier
P ie r re - Jean La r roque et le décorateur
A n t o i n e Fonta ine éta i t p r imord i a l e :
s'ils ne m'avaient pas aidée et soutenue
par leurs teintures et leurs dégradés, je
n'aurais pas pu faire la lumière. Il ne faut
pas oublier que ce film a été tourné en
vidéo, et, qui plus est, aux débuts de la
vidéo numérique, juste avant l 'arrivée de
la haute définit ion.
Pour Les Amours d'Astrée et de Céladon,
vous seriez partie sur une autre référence picturale : le Titien ? Oui, et j 'avais mené des essais en 35 mm
en col laborat ion avec le laboratoire
Arane ; j 'avais réduit un négatif 35 mm
en format 1,33 dans un internégat if de
format 1,85 en poussant mon premier
néga t i f 35 à 2 0 0 0 Asa . J ' a ima i s b ien
le rendu, à la fois réaliste et j ama i s vu.
L ' image était piquée et possédait aussi
beaucoup de grain. C'était très pictural,
Véronique Reymond, Andy Gillet et Cécile Ca s se l dan s Les A m o u r s d'Astrée et de Céladon
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ROHMER, L'ART DU NATUREL
Lucy Rus se l l et Jean-C laude Dreyfus dans L'Anglaise et le Duc
vraiment très intéressant, même s'il aurait
fallu le travailler encore un peu, chercher
encore comme j'ai pu le faire sur L'Anglaise
et le Duc. Ma i s Eric ne voulait pas tourner
en 35 mm et nous sommes revenus au
super-16. Eric avait trouvé que le rendu
des couleurs n'était pas assez proche de la
réalité, et c'est à ce moment- là qu'il m'a
donné la seconde référence, Simon Vouet.
Rohmer vous a-t-il donné également des références picturales pour des films contemporains comme Conte d'été ou Conte d'automne ?
Pour Conte deté,]& me souviens qu'il m'avait
parlé vaguement de Picasso. Pour Conte
d'automne, il s'agissait surtout des couleurs
de l'automne, et je ne me souviens pas de
référence picturale. Il fallait saisir la fin de
l'été ; nous étions en pleine nature. Pour
ces deux films, il était davantage question
de saison et d'atmosphère que de référence
picturale. Il fallait attraper la nature.
Pour les films historiques, le tableau sert donc à l'analyse des ombres et lumières. Cela vaut-il aussi pour la composition du cadre ? Il me para î t diff ici le de reproduire un
tableau dans un cadre c inématogra -
phique en raison du mouvement interne
de l ' image. M ê m e si elle ne bouge pas,
l ' image cinématographique est constituée
de mouvements, de tensions, de forces qui
balaient l'espace, qu'il s'agisse de regards
ou de déplacements des corps. Il m'arrive
d 'ana lyser la composi t ion du cadre de
tableaux, mais rarement pour les repro-
duire ; plutôt pour argumenter des choix
de cadrages inhabituels, et plutôt chez des
peintres comme Caillebotte qui jouent avec
le hors-champ et des éléments coupés par
le cadre. En revanche, je peux aller voir
des films pour leur cadre : ceux dont j'ai
pu parler avec Rohmer comme tous les
films du début du cinéma, les films muets
de Lubtisch, Murnau , les vues des frères
Lumière, les films du musée Albert-Kahn,
et aussi des films asiatiques contemporains
qui proposent des cadres sortant de l'or-
dinaire. En fait, tout le travail du cadre
vient beaucoup du metteur en scène. Il y
a quelque chose de magique qui vient de
la qualité personnelle du réalisateur et qui
transparaît dans l'image, dans le cadre. Cela
peut venir d'une entrée de champ, d'une
sortie de champ, d'une attitude, je ne sais
pas. C'est indéfinissable, mais cela nous
permet de reconnaître immédiatement un
auteur. Chaque réalisateur a une logique :
quand on est entré dans cette logique, qu'on
connaît les goûts du metteur en scène, on
sait d'instinct comment cadrer. Je savais
que Rohmer ne voulait pas qu'on sorte
v i sue l lement le spectateur de la réal i té
ordinaire. Il fallait donc une focale toujours
proche de l'œil, des plans qui la plupart
du temps éta ient paral lè les à la l igne
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