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PORTRAIT Tony Estanguet. Il mène bien sa barque Ambitieux mais fidèle à son histoire, le triple médaillé d’or en canoë active une reconversion raisonnée dans l’olympisme. Photo Jérôme Bonnet pour Libération

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PORTRAIT

Tony Estanguet. Il mène bien sa barque

Ambitieux mais fidèle à son histoire, le triple médaillé d’or en canoë active une reconversion raisonnée dans l’olympisme.

Photo Jérôme Bonnet pour Libération

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Le centaure aquatique est descendu de son cheval amphibie. Et Tony Estanguet barbote désormais dans une quotidienneté que le tout-venant traverse à pied sec quand les champions de la veille rêvent encore d’écume des jours et de bottes de géant. Depuis l’été dernier, il a trois médailles d’or olympique autour du cou, une pour chacun de ses fils, 8 ans, 5 ans et quelques semaines. D’abord souligner que tout cela est assez exceptionnel et propulse Estanguet à la hauteur d’un Killy ou d’une Pérec. Ce n’est pas rien, même si le canoë-kayak a une audience moins flamboyante que celle du ski ou de l’athlétisme. Ensuite, voyons voir ce que va devenir le jeune retraité qui, malgré sa cessation d’activités, porte toujours beau. 1,86 m pour 75 kg, il maintient cette allure élancée vêtue d’élégance prudente, poids de forme maintenu et toujours ce nez busqué, hauteur de vue à maintenir et orgueil d’une aura à élargir.

Une anecdote d’enfance symbolise le caractère du Béarnais : On est dans les années 80 et la famille Estanguet fait de la pleine nature un terrain d’aventure à sa mesure. Elle monte les pentes en VTT, crapahute sur les sommets, lamine la poudreuse et dévale les rivières en canoë. Les parents sont ravis d’avoir échappé à la ruralité d’Oloron-Sainte-Marie et à ses manufactures de bérets basques. Côté maternel, on est berger et on produit du fromage de chèvre. Côté paternel, on fait dans le bétail et le maïs. Le père est prof de gym, la mère, infirmière en psychiatrie. Cet été-là, la smala campe au bord du bassin d’Arcachon et découvre le parapente. Le soleil calcine la dune du Pyla et une belle ascendante fait valser les ailes colorées. Tony, le benjamin, entend à toute force suivre les traces de ses deux frères. Lui aussi veut virevolter au-dessus de l’Atlantique en Icare fluo. Il trépigne et ne lâche pas avant d’avoir obtenu l’autorisation de décoller. Il se souvient : «Mon père était un adepte des méthodes d’apprentissage par essai-erreur. Il nous laissait nous rendre compte par nous-mêmes, et nous détaillait la théorie ensuite.» Le gamin décolle pour son vol inaugural, s’élève dans les airs chauds d’été, retenu par un filin de sécurité que le père, pédagogue pas fou du tout, a noué au sol. Quand, tout à coup, le cordon ombilical se brise et laisse Little Tony s’émanciper avant la puberté. D’instinct, le jeune oiseau maîtrise son aile, fait quelques cabrioles nuageuses et revient se poser sans encombre, pour le plus grand soulagement des contrôleurs aériens impuissants. Déjà, le goût du risque se double d’une maîtrise du danger, le tout suivi d’un glorieux retour au bercail plutôt que d’un éloignement radical des bases originelles.

Pendant sa carrière, Estanguet s’est félicité de s’être ouvert l’esprit, d’avoir su rompre sa routine pour mieux revenir slalomer entre les rochers de sa vallée. Mais, il est plus compétiteur qu’aventurier. Il aime l’affrontement dans les règles et n’est pas du genre à se jeter du haut des chutes du Niagara ou à passer le cap Horn à la rame. Aujourd’hui, il veut s’impliquer dans la gestion de son domaine de compétences. Il saura dans quelques jours s’il intègre le Comité international olympique (CIO) et devient l’un des cardinaux de l’olympisme, comme Jean-Claude Killy ou Guy Drut avant lui. Il se verrait bien pousser une candidature française pour les prochains JO et, en

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attendant, fait du lobbying pour que la France reprenne du poids dans les instances internationales. Tel Michel Platini, il vient d’obtenir l’organisation d’un Mondial de canoë pour sa bonne ville de Pau. A pénétrer le labyrinthe de la politique sportive où les clivages passent moins entre droite et gauche qu’entre les latins messianiques, qui croient à l’universalisme du sport, et les anglo-saxons pragmatiques, qui habillent d’éthique leur goût du business, Estanguet s’est mis un bœuf sur la langue. Gilles Dumas, président de Sport Lab : «Tony est prudent car il est à un moment où il construit son avenir et où il découvre un nouveau fonctionnement. Et puis, il a toujours eu la tête sur les épaules.»

Estanguet vient d’un milieu familial qui regorge d’enseignants et de fonctionnaires sensibles à la chose publique. Il appartient à un sport qu’il définit comme «simple, proche de la nature, associatif, faisant appel au bénévolat, assez à gauche». Marié à une institutrice qui a fait du ski de fond en compétition et qui possède son diplôme de maître nageur sauveteur, Estanguet défend le mariage pour tous, estimant «que chacun a droit à sa liberté et qu’on perd son temps à lutter contre les nécessaires évolutions de la société». Il aurait tout pour voter vert au premier tour et PS au second, mais il se garde bien de s’engager sur ce terrain. Refus de circonstance ? Stratégie ponctuelle ? Pas seulement… Estanguet affirme qu’il a «toujours eu du mal avec la politique» et incrimine son caractère «calme et effacé», passant sous silence sa ténacité de montagnard perpétuellement immergé en eaux froides et sa férocité de vengeur sublimé par l’échec. Il s’amuse de ses contradictions d’homme-nature, de citoyen en eaux vives, qui trouve que «l’écologie politique se coupe du monde et vit dans un tunnel». Tony Estanguet n’est pas apôtre du bio, même si chez lui «on ne mange pas n’importe quoi». Il laisse son vélo au clou pour «rouler en BMW» et il défend EDF, autre partenaire : «Car le nucléaire, c’est économe en CO2».

Bon élève, titulaire d’un bac S, Estanguet n’a pas 20 ans quand il choisit le professorat de sport pour pouvoir se consacrer au canoë. Parfois, au long de ses 12 entraînements hebdomadaires, il fatigue de vivre à genoux dans son embarcation, de se tordre le torse pour ramener son bateau dans le droit fil, de porter une «jupe» pour éviter les aspersions d’eau et de mariner dans sa grenouillère en Néoprène. Alors il prend la tangente, pour mieux revenir. Il explique : «Ça m’a toujours réussi de ne pas être monomaniaque.» Il suit un cursus en école de commerce, à l’Essec. Il intervient une dizaine de fois par an en entreprise, transmettant son expérience, sa méthode. Il dit : «On me demande surtout de parler de mon échec à Pékin et de la manière dont j’ai rebondi pour aller gagner à Londres.» Il apprécie de pêcher au gros dans la mare aux sponsors : «On apprend à se vendre, à connaître les tarifs, à savoir ce qu’on vaut.» De là à se lancer dans le business ou à se mettre en porte-à-faux avec son univers d’origine, il y a un pas qu’Estanguet ne franchira pas, préférant faire son chemin dans les structures existantes.

Agréable en tête à tête, convaincant et fiable, il soigne ses soutiens (Adidas, Mennen, Ferrero…) qui le lui rendent bien, même si ses revenus ne doivent pas dépasser ceux d’un cadre de haut niveau. Il ne flambe pas, n’est «ni dépensier ni matérialiste». Il a juste fait bâtir une maison près de Pau, pour y

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élever ses garçons. Qu’il ne va pas tarder à transformer en cascadeurs des cascades comme son père avait fait avant lui.

Photo Jérôme Bonnet

En 7 dates 6 mai 1978 Naissance à Pau (Pyrénées-Atlantiques).

2000 Or aux JO de Sydney.

2004 Or aux JO d’Athènes.

2008 Porte-drapeau à Pékin.

2012 Or à Londres.

Décembre 2012 Publie Une question d’équilibre (éd. Outdoor).

10-11 avril 2013 Session du Comité international olympique.

Luc LE VAILLANT

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Hugo Lloris. Profond dans sa surface

Gardien de but, le capitaine de l’équipe de France cache, sous une réserve naturelle, une personnalité riche et attachante.

(photo Fred Kihn pour Libération) L’enregistreur s’arrête. Hugo Lloris se lève, s’ébroue et sourit. La punition terminée, il devient presque disert, sa voix monte d’une octave et il hâte le pas pour la photo. Guilleret. Pendant cinquante minutes, le capitaine de l’équipe de France s’en est tenu à une litanie diplomatique : «Je ne suis pas dans le contrôle, je n’ai pas peur de faire ou de dire des conneries, sinon je ne serais pas gardien de but. Je reste sur la réserve, c’est ma personnalité, c’est tout. Je donne ce qu’il faut.» Beaucoup ? «Non ! Le nécessaire… Pour les questions personnelles, je protège mes proches. Pour le vestiaire, mes coéquipiers. Vous n’avez pas forcément besoin de savoir.»

Réminiscences du centralisme démocratique d’avant-hier ou faire-savoir corporate de l’époque, la mécanique des aventures collectives ne change pas. On lave les survêts en famille. Le portier des Tottenham Hotspurs l’a intégré

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depuis lurette. Son destin n’était pourtant pas écrit à l’avance. Fils d’une avocate internationale du droit des affaires et d’un banquier, produits de la méritocratie républicaine, Hugo Lloris reçoit une éducation qui lui permet de rester ouvert à toute éventualité : «Ils m’ont donné des bases évolutives qui traversent le temps et qu’on peut inculquer encore : le respect, le goût du travail, l’ouverture aux autres», concède-t-il du bout des lèvres.

Dès l’âge de 6 ans, Hugo sait. Il s’inscrit au Centre d’action culturelle de Cimiez (Alpes-Maritimes) et veut déjà être goal, Il ne force rien, ni pour devenir pro ou skipper des Bleus. Il travaille d’arrache-pied, tout en laissant venir, sûr de son talent et sans la ramener. Seul principe intangible, il préfère avoir tort avec les autres que raison tout seul. A Knysna, il pressent que les joueurs français vont «passer pour des cons» (1) quand Domenech l’interroge avant l’épisode du bus, mais il se tait. Solidaire, mais pas dupe.

Lundi dernier à Clairefontaine, dans le fracas médiatique du premier jour de stage des Français, Hugo Lloris attend son tour, paisible, dans un fauteuil du «corner», une salle de repos installée dans une dépendance du château des Bleus. Grand (1,86 m), efflanqué, duvet post-adolescent d’une semaine, visage juvénile, il figure un croisement plausible entre un Pierre Palmade ténébreux et le Gary Cooper de l’Homme de la rue. Il a enfilé l’uniforme réglementaire de la sélection tricolore, un survêtement bleu ton sur ton, turquoise et nuit, au goût… incertain. Quelques-uns de ses proches de la Coupe du monde 2010 (Toulalan, Gourcuff) pointent désormais aux abonnés absents quand lui apparaît insubmersible. «On a l’impression que sa notoriété et sa carrière n’affectent en rien sa personnalité. Je le revois de temps en temps à Nice. Il a gardé les mêmes potes et c’est comme si je l’avais quitté la veille», précise Cédric Kanté, ancien coéquipier. Depuis qu’il a quitté la Côte d’Azur il y a cinq ans, d’abord pour Lyon puis pour Londres l’été dernier, Lloris y revient dès qu’il a deux, trois jours. Pour rencontrer ses potes de lycée«qui me permettent de ne pas me couper du monde réel, de prendre conscience de mes privilèges», et avec qui il peut, à l’occasion, se mettre sur le toit («Ça arrive, d’autant qu’on ne se voit pas tous les jours»). Il en profite aussi pour voir sa famille, son frère qui marche sur ses traces (terminale S, comme lui et stagiaire au club de foot local) et sa sœur aînée (28 ans). Leur mère, elle, est décédée en avril 2008. «J’ai surmonté cette épreuve par le foot, j’ai partagé ce moment-là avec mes partenaires. Je n’avais rien demandé mais tout le club s’est mobilisé. J’ai joué trois jours après son décès et le public du stade du Ray a respecté une minute de silence. C’était un truc fort pour quelque chose de difficile à accepter. Après, il faut savoir se poser, protéger les siens et aller de l’avant», dit-il, un voile dans le regard.

S’il garde un souvenir ému des films hollywoodiens que lui faisait découvrir son grand-père – «Errol Flynn, James Stewart» -, il garde peu de traces des choses qu’il lit («Des trucs qui touchent à l’actualité ou Marc Lévy dernièrement») ou qu’il écoute (50 cent, Akon, de la house). Il admet : «Je m’évade, je suis dans le plaisir immédiat et puis je passe à autre chose. Comme dans la vraie vie ou en match.» Cette propension à vite zapper le passé proche, est une caractéristique commune aux meilleurs gardiens de la

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planète. Ça et le zeste de dinguerie inhérent à la fonction. «Dès le départ, c’était un casse-cou. Il prenait des risques, faisait le ménage dans les duels aériens. Il a tout de suite gagné la confiance des anciens», rappelle Cédric Kanté. Sous des dehors affables et cartésiens, Lloris cache une détermination surhumaine, une insensibilité chronique à toute forme de pression avec, en filigrane, cette certitude inconsciente que le travail et son talent le tireront toujours d’affaire. «Je me souviens de lui, tout jeune, juste avant la finale de la coupe de la Ligue contre Nancy en 2006. Il avait les yeux qui pétillaient, il était hyperconcentré, plein de fougue, prêt à en découdre», se souvient son coéquipier d’alors, Jacques Abardonado. La paternité n’a pas altéré sa façon de rudoyer les attaquants adverses. «Ça a modifié ma manière d’être et de voir, c’est déjà beaucoup.» Depuis la naissance d’Anna-Rose (2 ans et demi), il a épousé Marine, sa copine depuis le lycée et ne prétend plus «vouloir garder un rythme d’adolescent.» Comme s’il était passé à autre chose…

Depuis l’été dernier, le capitaine des Bleus vit à Londres où il fait connaissance, à ses heures perdues, avec la gastronomie cosmopolite de la capitale anglaise. Comme d’habitude, il a fait son trou discrètement. Remplaçant au départ, il n’a rien dit et garde désormais les bois d’une des meilleures équipes d’outre-Manche. L’air de rien. Il semble plus préoccupé par la trace qu’il laisse dans les clubs comme être humain que par sa postérité de footballeur. «Quand Hugo est parti, tout le monde au club était triste. Les éducateurs et les administratifs aimaient le joueur mais ils adoraient encore plus l’homme. Il se comportait de la même façon quel que soit le statut de la personne en face. Il était le même à une réception à la mairie comme au barbecue du samedi après-midi», raconte Robert Duverne, le préparateur de l’Olympique lyonnais. Comme citoyen ou comme haut-parleur de la sélection, Hugo Lloris se tient encore à bonne distance des sujets brûlants ou réchauffés (PMA, mariage pour tous, présidentielle…). «J’ai un avis là-dessus mais je n’ai pas envie de l’étaler», explique-t-il. En revanche, il ne tient pas le même discours au sujet de la fiscalité : «C’est différent. Quel que soit le gouvernement en place, on reste français, on a des devoirs et on s’y tient.» Même avec les 75 % auxquels il aurait été assujetti avec ses revenus à Lyon ? Il hésite. «Oui, mais n’allez pas croire que je suis parti en Angleterre à cause de ça», glisse-t-il rigolard.

(1) Raymond Domenech, «Tout seul», Flammarion.

Hugo Lloris en 6 dates 26 décembre 1986 Naissance à Nice.

26 octobre 2005 Premier match en pro, avec Nice.

19 novembre 2008 Première sélection en équipe de France.

23 septembre 2010 Naissance de sa fille, Anna-Rose.

Août 2012 Quitte Lyon pour Tottenham.

26 mars 2013 France-Espagne.

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Photo Fred Kihn

Rico RIZZITELLI

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Kilian Jornet. Le Bolt des sommets

Souriant et discret, ce Catalan poids plume de 26 ans impressionne les montagnards au-delà de ses records en ultratrail.

(Photo Monica Dalmasso pour Libération)

Kilian est de ces garçons qu’on vous déconseille de suivre. Sous peine de perdre votre souffle. Fin août, dans les rues de Chamonix, il arrive comme une flèche, en baskets rouges et short gris, et s’empresse de s’excuser de son retard. Kilian Jornet, 26 ans, est monté s’entraîner avec des amis au

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sommet de l’aiguille de l’M, la descente a été plus lente que prévue, explique-il d’une voix douce, avec une pointe d’accent espagnol dans un français parfait. On compatit avec les amis : cavaler jusqu’à cette cime à 2 844 mètres d’altitude, n’a rien d’un jogging de santé ! Sauf pour ce gringalet à l’allure adolescente. Ce poids plume, 56 kilos pour 1,71 mètre, au visage fin et aux cheveux noir jais, a accompli, le 21 août, un aller-retour express au sommet du Cervin, l’un des «4 000 mètres» mythiques de l’alpinisme. La fusée en baskets a gravi et dévalé la pyramide en seulement 2 heures 52, explosant le record établi en 1995. Un mois plus tôt, même scénario à bout de souffle, entre Chamonix et le sommet du mont Blanc. En moins de cinq heures, quand la plupart des alpinistes mettent au minimum deux jours, avec une nuit en refuge, pour gravir le toit de l’Europe. Mieux vaut donc ne pas emboîter le pas du Bolt des sommets.

En montagne, Kilian Jornet est agile comme un chamois et heureux comme un enfant dans un magasin de jouets, la tête dans les nuages, toujours émerveillé. Il se désaltère en puisant l’eau des torrents, se nourrit de baies sauvages. En montée, il semble aspiré par les cimes. En descente, il déboule les bras en l’air comme un funambule, dévale pente et glaciers sur les fesses quand la neige le permet.

Avec la précocité de ceux dont la passion s’enracine depuis l’enfance, ce jeune homme pressé va vite et haut. Partout où il pose les pieds, à skis ou en baskets, il pulvérise des records. L’hiver, il enchaîne les compétitions de ski alpinisme, est déjà triple champion du monde de la discipline. L’été, il survole les compétitions de trail running, ultramarathon de montagne ou kilomètre vertical, cette montée sèche qui laisse un goût de sang dans la bouche. Entre-temps, avec l’aide de son principal sponsor, l’équipementier Salomon, l’athlète donne forme à ses rêves d’enfant, consignés dans une petite liste : la traversée de la Corse du nord au sud en 32 h 54 pour 200 km et 17 000 m de dénivelé, celle des Pyrénées d’ouest en est une semaine, l’ascension du Kilimandjaro…

En 2012, il a tout coché sur la liste. Pour réveiller désir et adrénaline, le mutant puise dans un imaginaire forgé par les récits des alpinistes Walter Bonatti ou Reinhold Messner et le poster du Cervin dans sa chambre d’enfant. Il bâtit un nouveau projet, «Summits of my life», qui guidera sa vie jusqu’en 2015. Quatre ans pour «monter et descendre le plus rapidement possible les sommets les plus spectaculaires» de la planète, avec en objectif final l’Everest. Dans quelques jours, il s’envole pour la Russie et le mont Elbrouz (5 642 m), l’an prochain ce sera l’Aconcagua et le McKinley. «Partir du village, monter au sommet et redescendre le plus vite possible, avec le minimum de matériel.» Pas de «show» en montagne, insiste-t-il, mais une aventure placée sous le signe de la sobriété et réalisée avec une équipe d’amis. Pas de sponsors, pour éviter toute pression, mais un financement coopératif. Il a financé la première année grâce à ses revenus d’athlète professionnel, le reste proviendra de la vente du DVD du film A Fine Line qui relate les premiers épisodes de la saga et de ceux qui seront réalisés au fil des expéditions. Son aura est telle dans le monde de l’outdoor que ça marche.

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Kilian Jornet n’est déjà plus un skieur, ni même un coureur. En pionnier, il hybride les disciplines et invente une voie entre alpinisme, ski et course. «Si l’on n’essaie pas, si les rêves restent des rêves, on ne saura jamais qui on est vraiment», répète-t-il comme un mantra. Sa collection de records n’a en rien entamé sa simplicité. «C’est important quand tu es dans le truc. Mais après, c’est comme en course : une fois que tu as franchi la ligne, tu oublies.» Les coureurs qui l’ont accompagné un bout de chemin restent sous le charme de cet ultra-terrestre souriant, s’excusant d’un «je vais y aller», avant de remettre le turbo. A ceux qui à Chamonix désapprouvent la médiatisation de ses ascensions du mont Blanc en baskets, redoutant les «plagiaires», il répond simplement : «A chacun de prendre ses responsabilités.»

Les physiologistes du sport peinent aussi à suivre cet athlète hors normes. En 2008, lorsqu’il remporte l’ultratrail du Mont-Blanc, il n’a que 20 ans. Jusqu’alors, on croyait ces courses ultralongues réservées à des quadragénaires. Il gagne la course de nouveau en 2009 et 2011. Son extraordinaire résistance musculaire, sa V02 max (aptitude à consommer beaucoup d’oxygène en un temps restreint) exceptionnelle, ont été forgées durant son enfance. Jusqu’à l’âge de 13 ans et son entrée dans la filière ski alpinisme de Font-Romeu, Kilian Jornet a vécu à près de 2 000 mètres d’altitude en Cerdagne, où son père guide de haute montagne gardait le refuge de cap del Rec. Sa mère Nuria, institutrice, skieuse, raconte «un enfant jamais fatigué qui cherchait toujours jusqu’où il pouvait aller». A 5 ans, il gravit le sommet le plus élevé d’Espagne, à 3 400 mètres d’altitude. A 6 ans, il grimpe à 4 000 m. «L’hiver, pour aller à l’école, avec ma sœur Naila, on faisait quinze kilomètres en ski de fond. Le soir, ma mère nous emmenait marcher sans lampe dans la forêt. Elle nous a fait comprendre qu’on fait partie de la nature, qu’on est animal parmi les animaux.» Il en a gardé une osmose avec l’environnement montagnard et une parfaite connaissance du risque. «La montagne, ce n’est pas que du soleil, des champs verts, des fleurs et des vaches. C’est aussi des roches, des orages, de la neige… On peut y mourir.»

En juin 2012, alors qu’il réalisait la première étape de son projet, la traversée du Mont-Blanc en deux jours, Kilian Jornet a vu son mentor et ami, Stéphane Brosse, 40 ans, triple champion du monde de ski alpinisme, chuter, mourir. «Après l’accident, j’ai douté. Je me demandais si ça valait le coup de continuer le projet. C’est plus difficile d’accepter que ce soit l’autre qui tombe.» Il est reparti seul au Mont-Blanc pour trancher. «La montagne, c’est chez moi. Me l’interdire, c’était aussi perdre une partie de moi.» En septembre, il reprenait son projet avec une vertigineuse et véloce traversée du massif par l’arête de l’Innominata.

Ce nomade qui parle cinq langues s’est posé à Chamonix, «la ville la plus grande que j’ai jamais habitée et que j’habiterai jamais», et s’initie désormais au suédois avec sa douce, blonde étoile du trail running et du ski alpinisme. Il se donne encore quelques années avant d’arrêter la compétition, aspire à ne plus être «exposé, dans la lumière». Mais il vivra toujours en montagne : c’est là qu’il porte sa vie à incandescence.

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Kilian Jornet en 7 dates 27 octobre 1987 Naissance à Sabadell (Espagne).

2000 Débuts en ski alpinisme.

2008 Gagne l’ultratrail du Mont-Blanc.

2009 Idem.

2011 Publie Courir ou mourir (ed. Outdoor).

2012 Traversées du massif du Mont-Blanc.

2013 Records au mont Blanc, au Cervin.

Photo Monica Dalmasso

Eliane PATRIARCA

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Inga Verbeeck, marieuse platinée

Cette Flamande de 35 ans, qui a fait du patinage artistique et vendu de l’acier, apparie aujourd’hui les cœurs fortunés.

Photo Bruno Charoy

Elle a un cœur gros comme ça. Tout en strass et en acier qui squatte tous les jours son décolleté. Comme une carte de visite qu’elle porterait autour du cou. Comme un indice clinquant pour deviner son drôle de métier. Inga Verbeeck est une matchmaker, une «entremetteuse». Qui n’arrange pas des coups à n’importe qui : elle apparie les esseulés fortunés.

Depuis trois ans maintenant, cette élégante Belge officie pour Berkeley International, une agence matrimoniale de luxe dont les frais d’inscription s’élèvent à 10 000 euros. En novembre dernier, ce club de rencontres a ouvert un nouveau bureau à Paris qui compte déjà plus de 700 clients. Des personnalités, des avocats, des médecins, des chefs d’entreprise ou des banquiers et, oui, quelques millionnaires. «Nos clients ont bien réussi dans la vie, ils sont financièrement indépendants mais ne sont pas forcément

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riches», défend de sa voix teintée d’accent flamand Inga Verbeeck. «Il s’agit plus d’un niveau de vie, d’un socle commun, que de savoir s’ils roulent en Ferrari.»

Avec sa voix douce, son sourire bienveillant, on l’imagine bien recueillir les confidences de ses clients qui, malgré leur niveau de vie, n’échappent pas à la solitude ou aux divorces. «Je l’adore», vante une de ses clientes qui s’est inscrite, comme bien souvent, grâce au bouche à oreille. «Elle a mis sur ma route des hommes hors pair en quelques mois. Elle a une vraie intelligence émotionnelle.» Inga Verbeeck, elle, adore son métier. «C’est tellement positif ! On donne du bonheur aux gens !» s’enthousiasme-t-elle. Crinière blonde, grands yeux bleus et silhouette impec travaillée par le sport, il serait facile de la cataloguer «Barbie entremetteuse», grande romantique qui s’émerveille de créer des belles paires. Mais la poupée en a sous la semelle. Bien avant de vendre de la romance, Inga Verbeeck tradait de l’acier déclassé pour la société de son père à Anvers. «Il a fait appel à moi quand j’avais 19 ans, raconte-t-elle. A l’époque, ça allait très mal. Le marché de l’acier s’était effondré et aucun de mes trois frères ne souhaitait s’engager. Je me suis dit : « Pourquoi ne pas essayer ? »» Elle y passera douze ans. Y apprendra, en plus de cours du soir en finances à Bruges, les affaires. Se fera une place dans un univers masculin. Voyagera «partout, vraiment partout» dans le monde au gré des clients et des fournisseurs. Et remettra à flots la boîte familiale.

A la croire, elle serait passée du métal à la guimauve «comme ça, sur un coup de tête», après la vente de la société de son père à un fonds d’investissements américain et suite à la proposition de sa vieille copine Mairead Molloy, fondatrice de Berkeley International. Ce serait minimiser son flair en affaires. Berkeley International revendique près de 5 000 membres dans le monde entier et affiche un rondelet chiffre d’affaires de plus de 5 millions d’euros pour 2012 qui devrait doubler cette année. Aujourd’hui, actionnaire de Berkeley, Inga Verbeeck gagne – «est-ce que c’est nécessaire de le dire ?» – environ 50 000 euros par an, sans les primes et dividendes.

On a l’impression qu’elle pourrait faire des affaires avec n’importe quoi. L’acier et l’amour ? Finalement deux alliages à créer, deux besoins qui doivent se rencontrer. «Que ce soit à la Bourse ou en amour, on ne peut rien planifier. Mais dans les deux cas, la confiance est essentielle.»

Son quotidien ne semble être fait que de «business meeting», réseautages internationaux et entretiens téléphoniques en cinq langues différentes qu’elle maîtrise. D’une grande politesse, elle soigne sa communication avec un site internet perso avec galerie photo, CV et biographie. Parce que «les gens aiment savoir avec qui ils font du business». «C’est une excellente ambassadrice», dit d’elle l’Irlandaise Mairead Molloy. «C’est une businesswoman déterminée et très entreprenante, qui met à l’aise immédiatement nos clients.»

Si elle les comprend si bien, si elle a autant d’empathie pour eux, c’est parce que Inga Verbeeck partage leur quotidien. Avec ses trois téléphones portables, son ordinateur, sa tablette et ses voyages incessants dans toute

Page 15: PORTRAIT Tony Estanguet. Il mène bien sa Ambitieux mais ...lewebpedagogique.com/msouchier/files/2014/09/portraits-libération.pdfElle monte les pentes en VTT, crapahute sur les sommets,

l’Europe pour implanter la société (trois pays visités en moyenne par semaine), elle serait la candidate idéale à Berkeley International.

Mariée à 21 ans, mère à 26, elle a divorcé à 29 ans. «C’était ma décision, nous étions tellement jeunes», commente-t-elle sans trop s’épancher sur le sujet. Depuis, elle a retrouvé chaussure à son pied. Sans passer par Berkeley mais sans s’aventurer trop loin hors de ses connaissances. Elle sort désormais avec le fils d’amis de ses parents avec qui elle cohabite «la plupart du temps», quand elle rentre à son port d’attache en Belgique. Main d’acier dans un gant d’amour, elle entretient un discours très volontariste. «Quand on veut quelque chose dans la vie, on doit travailler pour l’avoir», dit-elle. Même en amour ? «Il faut savoir se créer des opportunités.» Elle ne croit pas vraiment en Dieu, ni au destin mais elle est plus dans l’idée de saisir les possibilités et d’être son propre modèle. Toute son enfance a baigné dans cet état d’esprit du : «Quand on veut, on peut.» Sa mère, coiffeuse, et son père, qui a travaillé dès ses 13 ans, ont été orphelins très tôt. «Mes parents ont eu une enfance très dure. Quand j’étais petite, ils étaient plus à l’aise financièrement, mais ils nous ont toujours enseigné que la vie, ce n’était pas facile, que rien n’était gratuit et qu’il fallait travailler pour tout.»

A la maison, c’est la compète sportive avec ses frères : les quatre enfants sont tous champions dans une discipline. Pour elle, c’était en patinage artistique. On sent qu’elle aime les défis, que la gagne ne l’a jamais trop quittée. Elle sait par exemple «tout» cuisiner. «Je veux toujours faire le plus et le mieux possible», dit-elle. Quitte a en faire trop. «Je suis dure avec moi-même. Mais j’ai appris à me calmer, notamment pour mon fils.» Son «petit ange», qui vit chez ses parents en Belgique et à qui elle consacre son rare temps libre.

Logique dans sa pensée, Inga Verbeeck se dit «plutôt libérale» et vote centre droit. En bonne marieuse qu’elle est, elle trouve «un peu fou» de vouloir diviser la Belgique. Mais assume à 100 % l’élitisme de son business et revendique l’entre-soi. «Notre système est comme ça. Il y a des voitures chères et celles plus accessibles. Il y a de jolis vêtements chez H&M et des pièces spéciales chez Chanel…» Les clients de Berkeley International, forment selon elle, «une communauté». Elle évoque les histoires «terrifiantes» que certains lui racontent sur les sites de rencontres par Internet. Et trouve du coup, justifié de filtrer et d’enquêter sur les candidats à l’amour.

De ces trois années à former des couples, Inga Verbeeck a retenu un enseignement. «Dans la plupart des cas, c’est souvent intéressant de connecter des gens un peu différents. Il faut sortir de sa zone de confort pour faire de belles rencontres.» Au sein de la communauté bien entendu.

En 5 dates 23 novembre 1978 Naissance en Belgique.

23 septembre 2005 Naissance de son fils.

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13 août 2010 Vente de l’entreprise familiale.

1er novembre 2010 Entrée à Berkeley International.

2012 Ouverture du bureau parisien.

Anne-Claire GENTHIALON