Philosophie magazine: Comment avez-vous dcouvert Sade et le lisez-vous comme un philosophe?

Annie Le Brun: Jai eu la chance dy venir par les chteaux et les souterrains des romans noirs ou gothiques, pour lesquels lEurope se passionne au cours de la deuxime moiti du XVIIIe sicle. Cest lintrieur du mme dcor que Sade nous entrane au plus profond de la nuit sexuelle, l o, pour lui, le surgissement de la pense est indissociable de celui du dsir. Il est trs clair cet gard: On dclame contre les passions, sans songer que cest leur flambeau que la philosophie allume le sien. Difficile aprs cela de le lire comme nimporte quel philosophe, quand cest avant tout cet enracinement passionnel de la pense qui lui importe. Car on ne pense jamais froid chez Sade. Et son utilisation quasi systmatique du dialogue comme moyen dchauffement de la pense vise faire voir comment la monte du trouble dans le raisonnement gnre une continuelle surenchre de la tte et du corps. De sorte nous faire assister un formidable dtournement du dialogue philosophique en thtralisation du dsir.

Ce qui commence ds son premier texte, en 1782, avec le Dialogue entre un prtre et un moribond, o, en faisant venir auprs de lui six femmes plus belles que le jour , le mourant prend le dessus sur le prtre, cens lapaiser, puisque, contrairement ce qui tait attendu, larrive des jeunes femmes change tout: Le prdicant devint dans leurs bras un homme corrompu par la nature, pour navoir pas su expliquer ce que ctait la nature corrompue.

Il est significatif quon nait gure prt attention ce retournement spectaculaire. De mme qu sentter lire Sade comme un philosophe, on na pas relev ce quil proclame dans le titre mme de La Philosophie dans le boudoir, annonant son projet de mettre bel et bien la philosophie dans le boudoir et, par l, quil va lencontre de la dmarche philosophique qui, par dfinition, ne peut avoir dautre but que de mettre, au contraire, le boudoir dans la philosophie, ne serait-ce quen conceptualisant la question rotique.

Do laffolement de tous ceux qui ne peuvent admettre ce retour du corps dans la pense. Et cela vaut pour les plus grands exgtes de Sade qui, presque tous, semblent tre pass ct de cette dimension rotique de sa pense. Chacun se cramponnant son ide-force pour ramener Sade dans le domaine du concept et finir par se lannexer. Ainsi Blanchot en fait le philosophe de la ngation; Barthes reconnat dans lcriture la cl de lunivers sadien; Foucault en fait un crivain de lenfermement, quand bien mme des uvres majeures comme La Philosophie dans le boudoir ou lHistoire de Juliette ont t crites dans livresse de la libert retrouve Comme si les uns et les autres se rejoignaient tout mettre en uvre pour neutraliser cette faon de penser sans prcdent, saventurant l o la pense prend le risque de disparatre pour dcouvrir sa singularit dans son fondement organique.

En quel sens Sade est-il lombre des Lumires?

Sade sest incontestablement nourri des philosophes des Lumires, auxquels il ne cesse demprunter autant concernant lathisme que les thories matrialistes. Mais cest toujours pour en radicaliser le propos, non seulement dans le but den tirer toutes les consquences mais aussi de les mettre lpreuve du corps. Et alors que les encyclopdistes se livrent une sorte de moralisation de lathisme, Sade, lui, renoue avec la tradition du premier libertinage philosophique des dbuts du XVIIe sicle qui ne dissocie pas la libert de pense de celle des corps. Mais il va encore bien au-del en commenant l o tous sarrtent, inconsciemment ou non, affols devant le nant qui menace -lhorizon de lincroyance. Ce que le recours des abstractions comme lHistoire, la Nature ou lHomme, va permettre docculter, en payant le prix fort de la dsincarnation.

Ainsi est-il bouleversant de le voir descendre, avec Les Cent Vingt Journes de Sodome, au plus profond des tnbres, jusqu linsoutenable, o le dsir surgit indissociable dune criminalit premire. Dmarche qui, en principe, pourrait sinscrire dans la rflexion des Lumires sur les passions. ceci prs que les philosophes ont alors pour seul souci de les socialiser, alors que Sade, lui, ne sintresse quaux passions criminelles et, par dfinition, absolument irrcuprables. Ce faisant, il dvoile au-dessus de quel abme se dveloppe lillusion de matrise des Lumires, ds lors quon croit pouvoir sen remettre la raison pour dominer le monde extrieur comme le monde intrieur. Pareillement, dans Franais encore un effort, va-t-il jusqu sen prendre aux ides neuves de Libert, dgalit et de Fraternit qui, rduites ntre que notions abstraites, peuvent servir couvrir nimporte quelle monstruosit. En ce sens, il nest pas indiffrent quau moment mme o sinvente lidologie, il tablisse l quun crime est un crime, quel quen soit le maquillage idologique. Car il sagit pour lui de djouer loccultation majeure sur laquelle reposent les Lumires, celle de linhumanit qui est en nous. Et cest bien pourquoi les volcans le fascinent tant, cest cette violence-l que la pense doit tre en mesure daffronter et dautant quil nen finit pas de montrer que cette mme violence nous habite.

Quen est-il de lactualit de Sade?

Ce nest nullement le prcurseur de lultralibralisme comme certains le prtendent. En revanche, contre lobscurantisme dmocratique qui, pour Marcel Gauchet, nous menace avec les mensonges de la foi dguiss en science ou de lautorit travestie en libert venant sajouter lobscurantisme traditionnel, il y a heureusement Sade. Car, le premier, il a su traquer, au-del mme de toute religion, une religiosit endmique dont se nourrissent justement les multiples formes de servitude volontaire devenues les modles dincohrence politique, intellectuelle ou -culturelle, dans lesquels presque tous se reconnaissent aujourdhui. Nen va-t-il pas ainsi de la diabolisation de la pdophilie qui sert couvrir le gigantesque dtournement de mineurs avec lequel se confond la prise en otage de lenfance par les marques et le racket des jeux vido? De toute faon pour Sade, il ny a pas dides sans corps, pas plus quil ny a de corps sans ide. Do son apport considrable pour nous dbarrasser des ides auxquelles recourt la fausse conscience pour camoufler les incohrences qui la fondent.

Je pense, par exemple, la ritration des diatribes moralistes contre linvasion de la pornographie, alors mme quun omniprsent dsir de transparence, devenu vertu cardinale, installe lobscne au milieu de la scne de la tl-ralit la pipolisation de la politique en passant par lautofiction romanesque, linventaire rotique style Catherine Millet ou les rendez-vous donns dans le lit des cratrices genre Sophie Calle Au milieu de ce raz-de-mare dexhibitionnisme, paradoxalement Sade constitue un des trs rares recours contre lobscnit. Ne serait-ce que pour avoir vu comme personne la puissance rotique du secret. Du secret mme damplifier jusqu labsolu limprieuse ncessit du dsir. Mais aussi du secret mme de prserver la toute-puissance de limaginaire. Car, pour combattre lobscnit du ralisme sexuel triomphant, cest dabord de Sade dont on peut se rclamer, lui qui naura cess de dire que tout le bonheur de lhomme est dans limagination . Non pour en finir avec le corps, bien au contraire. Et, sur ce point, le grand libertin Belmor expose clairement son amie Juliette de quoi il retourne: Voil vos fesses, Juliette, elles sont sous mes yeux, je les trouve belles, mais mon imagination, toujours plus brillante que la nature, et plus adroite, jose le dire, en cre de bien plus belles encore. [] Ce que vous moffrez nest que beau, ce que jinvente est sublime; je ne vais faire avec vous ce que tout le monde peut faire, et il me semble que je ferai avec ce cul, ouvrage de mon imagination, des choses que les dieux mmes ninventeraient pas.

Ne voil-t-il pas un des plus srs contrepoisons au formatage des dsirs et des tres, auquel rien ne nous oblige consentir? Il serait temps den prendre conscience et de dcouvrir que, ds quil y va de notre libert, Sade est un alli hors pair.

Martin Duru

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