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 122 L HOMME F A IL L IBLE LA FRAGILITÉ A F F E CT I V E 123 pa r des « tonalités » afIectives informes. On pourrait di re que l'in conditionné, qui est pensé mais non connu a r le moyen des déter minations objectives, est ressenti dans une modalité égalcnle nt informe du sentiment; si l etre est « au-dela de l' ess ence », s'il est horizon, iI est compréhensible qu e les sentiments qui intériori sent le plus radicalement la visée supreme de la raison soient eux memes au- deI a de la forme; seules des « tonalités » peuvent man i fester la c;olncidence du transcendant, selon des déterminations intellectuelles, et de l'intime, selon l ordre du mouvement existen tie . Le comble-du sentiment d appartenance a I'etre doit etre celui OU ce qui est le plus détaché d e n ot re fond vital - ce qui est absoIu, au sensfortdu mo t - dev:ien le ereur de notre ereur; mais alors on ne peu t le nommer, mais seulement I'appeler I'lncondi tionné que la, raison 'exige et dont le sentiment manifeste I'inté riorité. Objectera-t-on, en dernier appel, que le sentiment ontologique se supprime lui-meme en se divisant en négatif et positif? La con trariété de l Angoisse et de la Béatitude ne plaide-t-elle pa s contre . I'idée meme de sentiment ontologique? Peut-etre cette contrariété n a-t-elle pa s d' autre portée qu e la clis tinction de la v negativa  t de la via analogiae dans la spéculati on sur l'etre. Si l etre e'est. ce que les etres ne sont pas, I'angoisse est le sentiment pa r exeellenee de la différenee ontologique. Mais e'est la Joie qui atteste qu e nous avons partie liée avee cette absenee meme de l etre au x etres; e',est pourqu¿i la  oie spirituelle, l'Anl0ur intell ect uel, la Béatitude dont parlent Descartes, Malebran'che, Spinoz a, Bergson, désignent, sous des noms divers et dans des contextes philosophiques ~ i f I é r e n t s la seule « tonalité » affective d ig ne d etre n ó ~ é ontologique; rango is&e n' en. est q u ~ l'envers, d'absence et de di~tance Que I'homme soit eapable de Joie, de Joie pa r I'angoisse et a t~avers I'angoisse, c'est la le.principe radical de toute « dispropor tion » dans la dimension du sentin1ent et la source,·de la frap;ílíté afJective de I'hornme. 3.  8ul lÓC;  avoir pouvoir valoir La d i s p r o p o ~ t i o n  entre le p r in c ip e d u plaisir et le· principe du bonheur fait .apparaitre la signification p r op r em e nt h u ma i ne du conflit Seul en efIet le sentiment peut révéler la fragilité COmlTIU co'hftit; sa fonction d'intériorisation, inverse de celle de l'objec- tivation du connaitre, explique que la melne dualit é humaine qui se projette dans la synthese de l objet se r éf lé ch is se e n conflit Pour une analyse simplement transcendantale, on s'en souvient, le troisieme terme, le terme de la synthese, celui qu e Kant appelle i m a g i ~ a t i o n transcendantale, n est rien d autre que la possibilité de la synthese dans I'objet; il n'est nullement un vécu, une expérience susceptible d etre dramatisée; la conscience dont il est le ressort n'est pas du tout conscience de soi, mais unit é formel le de l'objet, projet du monde. II en va tout autrement du sentiment; en inté riorisant la dualité qui fait notre humanité iI la dramatise en con Hit; avec lui la dualité polénlique de la subjeclÍvité répond a la synthe se soli de de l'objecti vit é. Une investigation de la dynamique affective, guidée pa r l'anti nomie entre la résoluti on fi nie du plai ir et la résolution infinie du bonheur peut donner constance et crédit a ce qu i n est encore qu une hypothese de t r ~ i l un e grille de lecture. Cette invest iga tion prolongerait les breves Ílotati ons consacrées au 8 u l ló C dans le livre IV de la Républíque; Platon, on s'en souvient, y voyait le point  U se resserre la contradiction humaine : tantot, dit-il, il se range du coté du désir, dont il est la pointe agressive, l'irritation, la colere; tantot iI lutte pour la raison, dont l d e v i e n ~ la puissance d'indignation et le courage d'entreprendre. Voila la direction dans laquelle il faut chercher, si I'on veut faire apparai tre un troisieme terme qui ne soit plus seulement intentionnel et '. perdu,dans l objet, comme l'imagination transcendantale, mais s n- sible,'au creur; ca r le,  ulJóC; c'est proprement le creur humaln, l'humanité du creur. . On peut placer sous le signe de ce 8ul lóC; ambigu e ~ frag.ile, toute la région médiane de la vie affective entre les affectlons vlt a- , les el le affections spirituelles, bref toute l affectivité qui fait la transitiún entre le ~ i v r e et le penser, entre ~íoC et XóyoC;.  est remarqu¿lble qu e c'est dans cet te région intermédiaire que se·consti tu e un soi d i f I é r ~ n t des etres naturels et différent d autrui._ Le vivre et le penser, dont nOU8 avons exploré les afIections spéci fi ques sous l e s i g n e _ ~ d e l €1n8ul-lía et·de l'EproC;, sont tour a tour en d e ~ a ou au-dela du Soi; c'est seulement avec le 8ul lÓC; que le désir revet le caractere de différence et de subjectivité qui en fait \ . un Soi; inversement le Soi se dépasse- dans les sentiments d'appar tenance á une communauté ou a un e .i dée. Le Soi est en ce sens lui meme un « entre-deux » ~ un e transition. Or cette difIérence du soi, il faut essayer de la surprendre en d e ~ a de la p r é f ~ r e n c e d e s oi qui

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122 L'HOMME FAILLIBLE LA FRAGILITÉ AFFECTIVE 123

par des « tonalités » afIectives informes. On pourrait dire que l 'inconditionné, qui est pensé mais non connu par l e moyen des déterminat ions objectives, est ressent i dans une modalité égalcnlentinforme du sentiment; si l'etre est « au-dela de l'essence », s 'i l esthorizon, iI est compréhensible que l es sentiments qui intér iori sent le plus radicalement la visée supreme de la rai son soient eux

memes au-deIa de l a forme; seules des « tonalités » peuvent manifester l a c ;o lncidence du t ranscendant, selon des détermina tionsintellectuelles, et de l 'int ime, selon l'ordre du mouvement existentie!. Le comble- du sentiment d'appartenance a I 'e tre doit etre celuiOU ce qui est le plus détaché de not re fond vital - ce qui estabsoIu, au sens for t du mot - dev:ient l e ereur de notre ereur; mais

al ors on ne peu t le nommer, mais seulement I'appeler I'lnconditionné que l a, r ai son 'exige e t dont le sentiment manifeste I'intériorité.

Objectera-t-on, en dernier appel , que le sentiment ontologiquese supprime lui-meme en se divisant en négat if et positif? La contrariété de l'Angoisse et de la Béatitude ne plaide-t-elle pas contre .I 'idée meme de sentiment ontologique? Peut-etre cette contrariétén' a-t-elle pas d'autre portée que la clistinction de'la via negativa et

de la via analogiae dans la spéculation sur l 'e tre. Si l'etre e'est. ceque les etres ne sont pas, I 'angoisse est le sentiment par exeelleneede la différenee ontologique. Mais e 'est la Joie qui atteste que nous

avons partie l iée avee cet te absenee meme de l'etre aux etres; e',estpourqu¿i la Joie spirituelle, l'Anl0ur intellectuel, la Béatitude dont

parlent Descartes, Malebran'che, Spinoza, Bergson, désignent, sousdes noms divers et dans des contextes philosophiques ~ i f I é r e n t s ,la seule « tonalité » affective digne d'etre n ó m ~ é e ontologique;

rangois&e n'en. est q u ~ l'envers, d'absence et de d i ~ t a n c e .Que I 'homme soi t eapable de Jo ie, de Joie pa r I'angoisse et at ~ a v e r s I 'angoisse, c 'est la le.principe radical de toute « dispropor

tion » dans l a d imension du sentin1ent e t la source, ·de la frap;ílíté

afJective de I'hornme.

3. Le 8ul-lÓC; : avoir, pouvoir, valoir.

La d i s p r o p o ~ t i o n 'entre le principe du plaisir et le· principe du

bonheur fait .apparaitre la signification proprement humaine duconflit. Seul en efIet l e sentiment peut révéler la fragi li té COmlTIU

co'hftit; sa fonct ion d 'intér iori sa tion , inverse de cel le de l 'objec-

t ivat ion du connaitre, explique que la melne dualité humaine quise p ro je tte dans l a synt hese de l'objet se réf léchisse en conflit.

Pour une analyse simplement transcendantale, on s 'en souvient, letroisieme terme, le terme de la synthese, celui que Kant appellei m a g i ~ a t i o n transcendantale, n' est r ien d' autre que la possibi li té dela synthese dans I 'objet; il n'est nul lement un vécu, une expérience

susceptible d'etre dramatisée; la consc ience dont i l est le ressortn'est pas du tout conscience de soi, mais unité formelle de l'objet,projet du monde. II en va tout autrement du sentiment; en intériorisant l a dual it é qui f ai t notre humanité iI l a dramatise en conHit; avec lui l a dua li té polénlique de l a subjecl Ív it é répond a la

synthese solide de l'objectivité.Une investigation de la dynamique affective, guidée par l'anti

nomie entre la résolution finie du plai$ir et la résolution infinie du

bonheur peut donner constance et crédit a ce qui n'est encorequ'une hypothese de t r a ~ a i l , une grille de lecture. Cette investigation prolongerait les breves Ílotations consacrées au 8ul-ló C;, dans

le livre IV de la Républíque; Platon, on s' en souvient, yvoyai t l e point GU se resserre la contradic tion humaine : tantot,d it-i l, i l se range du coté du dés ir, dont il est l a pointe agressive ,l'irritation, la colere; tantot iI lutte pour l a ra ison, don t il d e v i e n ~la puissance d'indignat ion et le courage d'entreprendre. Voila la

direction dans l aque ll e i l f aut chercher, si I 'on veut faire apparaitre un tr oi sieme t erme qui ne soi t plus seulement intentionnel et

'. perdu, dans l' objet, comme l'imagination transcendantale, mais s :n-

sible,'au creur; car le, 8ulJóC;, c 'est proprement le creur humaln,l'humanité du creur.. On peut placer sous le signe de ce 8ul-lóC;, ambigu e ~ frag.ile,toute la région médiane de la vie af fective entre les affectlons vlta-

, les el le$ affections spirituelles, bref toute l' af fect iv it é qui fai t l atransitiún entre le ~ i v r e et le penser, entre ~ í o C ; et XóyoC;. 11 estremarqu¿lble que c'est dans cette région intermédiaire que se·constitue un soi, d i f I é r ~ n t des e tres naturel s et différent d' autrui._ Levivre et l e penser, dont nOU8 avons exploré les afIections spécifiques sous l e / s i g n e _ ~ d e l' €1n8ul-lía et·de l'EproC;, sont tour a tour en

d e ~ a ou au-dela du Soi; c'est seulement avec le 8ul-lÓC; que ledés ir revet l e carac te re de dif fé rence e t de subject iv it é qui en fait

\ . un Soi ; inversement le Soi se dépasse- dans les sentiments d 'appar tenance á une communauté ou a une .idée. Le Soi es t en ce sens luimeme un" « entre-deux » ~ une transition. Or cette difIérence du soi,

il faut essayer de la surprendre en d e ~ a de la p r é f ~ r e n c e de soi qui

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la rend hostile e t méchante; la pr éférence de soi, qui est l a fauteou un aspect de la faute, trouve précisément danscetoo constitutionde la difIérence l a st ru ct ur e de faillibilité qui la rend possiblesans la rendre inévitable. Il faut donc creuser, forer sous les « passions » qui , dans la v ie h is to rique et cu ltu rell e de l' homme, mas.quent l 'innocence de la « difIérence » sous le couvert de la « préfé.rence » orgueilleuse et meurtriere.Cette tache n'est pas aisée; les anciens Traités des Passions ont

en tierement ignoré ce prob leme. Ces t ra it és, de type thomiste oucartésien, se t iennent dél ibérément dans la dimension du désir aterminaison finie et ne rencontrent qu'occasionnellement l'afIronte.ment de deux afIectivités, par exemple lorsqu'ils distinguerit plai.sir sensible et joie spirituelle, ou signalent leur empechement muo

tuel ou le retentissement du spirituel dans le sensible. La dialectiqueafIective n'étant pas leur objet principal, ils ont manqué leproblemede l'intermédiaire, du 8u¡.toC;'

L'analyse de « l 'i ra sc ib le » chez saint Thomas est a cet égardrévélatrice; l 'irascible n'est pas une instance or igi nal e de l a vieafIective, mais seulement une complication et une péripétie du con.cupiscible; le cycle concupiscible s'ouvre par l'amour (amor), culo

mine dan s le dési r (desiderium), se ferme par le plaisir (delecta.

t io, gaudium, laeti tia); paralleIement, la haine (odium) se ter.mine a la douleur (dolor, tristitia), a t ravers la répulsion(fuga};

ces « passions » se distinguent par l eu r obj et ; l'aimable, qui estl e bien sen ti comme naturel , appropr ié , convenable, - l e dés ira.ble, qui est le meme bien ressenti comme absent et distant, l 'agréable, qui est le bien possédé. C'est la meme intention du « bien» et

du « mal » sensibles qui module sur la complaisance, le manquee t la présence, e t c 'e st le « nipos » spécifique du plais ir qui donneson sens a cette intentio (bien que ce soit le terme le plus sensible,le désir, qui donne son nom a tou t le cycle). Cette remarque estimportante, cal' toutes les passions sont ordonnées a cetcrmedernierdans l 'o rdre de l 'exécu tion , mais premier dans l'ordre de l'intention. « L'irascible » ne rompt pas véritablement ce cycle; ille complique seulement; c'est sur le désir en efIet que saint Thomas grefIeles passions nouvelles qui tirent de l'une d'entre elles, la colere, leurtitre générique; leur objet en efIet n'est qu'un aspect du « bien» oudu « mal» ; c'est le bien ou le mal en tant qu'ardu, c'est-a.diredifficile a atteindre ou diff icile a vaincre; c 'est cet te péripét ie du

difficile qui donne occasion a des pass ions d 'a fI rontement et decombat ; l 'espoir qui t ient l 'obs tacle pour proportionné a mes for-

ces et le bien pour accessible, le désespoir qui fait paraitre le bienhors d 'a tt einte, l a c ra in te qui res sent le ma l comme supér ieur ames forces et invincible, l 'audace qui se sent de taille a vaincrel 'obs tacle, la colere enfin qui , en présence d'un .mal déj a la, n' a

plus' d'autre ressource que de se rebel ler e t d 'infliger représail lesa 1'0fIensant. Cette trouvaille de l'irascible est assurément tres précieuse, mais dans les limites d'une psychologie de l'adaptation, del 'a just ement fini; dan s ces limites elle a le mér ite de d istinguerle moment d 'agres sivi té comme le long détour de la jouissance;et on peut regretter que Descartes ait aboli cet te découverte en blo·quant dans une seule « passion », qu'il appelle « désir », le dés irthomiste, son contraire la fui te et tout le groupe des pass ions del'irascible ; espoir, désespoir, crainte, audace et colere.

Cette réduction cartésienne de tout « l'irascible » au désir n'estpas sans raison ; elle manifeste que l'irascible ne constitue pas vrai·ment un niveau afIectif original, mais un simple allongement ducycle fini (amour - désir - plaisir; haine - répulsion - dou-leur); sans en changer fondamentalement le sens, le bien difficile,susceptible'ou non d'etre atteint, le mal difficile, invincible ou vino

cible, restent bien et mal sensibles; aussi les passions de l'irasciblerestent-elles ordonnées aux valences d ~ concupiscible; la péripétied'accessus e t de recessus qu'elles reglent ne sont qu'un épisode mou·vementé de la marche a la consommation, ant ic ipée dans la « complaisance » de l'amour et orientée par l'intentio quiescens duplaisir.

Et pourtant ce caractere « intercalaire » des passions de l'irasci·ble est contesté par la description fine; a plusieurs reprises le pos ·tulat de cette psychologie centrée sur les biens a consommer·con·sumer est mis en défau t; l 'i nser tion de la personne d'autrui parmi

les objets consomptibles vers lesquels se dirige l'appétit sensibleconstitue une péripétie singulierement plus décisive que l'insertionde l'obstacle et du péril entre le désir et l e plaisir, ou en tr e la

répulsion et la douleur (d'autant que les obstacles et les périls lesplus importants de la vie procedent de la réalité intersubjective); or

la complaisance et l'union, sur lesquel les se reglent aussi bien letra ité thomiste que le tra ité cartésien, c 'est la complaisance pour

le bien·chose e t l 'un ion avec l e bien-chose; il faut meme dire

qu'en touOO rigueur la description du cycle amour-désir.plaisirne vaut que pour l'union alimentaire; l'amour sexuel n'est pas désir

d'un ion dans le meme sens; les requetes qui le tr ave rsen t et sur

lesquel les nous reviendrons plus loin, en particulier la requete de

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126 L'HOMME FAILLIBLE .LA FRAGILITÉ AFFECTIVE 127

réciproci té , excluent qu' il se réduise , s inon pa r immaturation ou

régression, a un besoin d'orgasme pour lequel l'autre ne serait

qu'un moyen accidentel et non un partenaire es sent ie l; dans la

st ru ct ure bi ol og ique meme du besoin sexuel est in sc rit e la réfé.

rence a des s ignaux externes qui l e r at tachen t d 'emblée a un sem.

blable de la meme espece, irréductible a un objet a consommer.

A plus for te r ai son l 'amour d'amitié est-il d'un autre ordre que

l'amour de convoit ise; bien entendu saint Thomas et Descartes le

savaient comme nous; et i ls discernaient le role d'autrui dans bien

d'autres passions que l 'amour , dans les passions fondamentales

de la haine et de la colere, ainsi que dans plusieurs autres pas

sions ({ dérivées » - envie, jalousie, etc. 2 ; mais i ls n'en t ira ient

aucune conséquence théorique; ils continuaient de décri re le plai

si r en termes généraux comme ce qui paracheve une activité non

entravée, sans que soit distinguée, dans cette perfection suréroga

toire, d'une part la consommation propre au plais ir a limentaire ,

d'autre part l 'union réciproque de l 'amitié et plus généralement les

modes de « satisfaction » des autres reqúetes dont autrui es t le

vis-a-vis ou l'occasion; le ce bien » res te neutre, indif férent a la dis .

2. Ainsi saint Thomas distingue-t-il l'amour d'amitié de l 'amour de convoitise; a,u premier . a ~ o r d .l a différence est simplement d'accent; le premierest toume vers c e l u ~ a qw on veu t du bien; l e se cond vers l e bien que ro nveut a quelqu'un; mais ramio est a imé pour lui-meme « tandis que ce quies t le bie,!" d 'un aut re n 'e st bon que relativement. Pa'r conséquent, l 'amourdont on alme quelqu'un quand on lui veut du b ien est l'amour pur et simple; et l'amour que ron po rle a une chose pour qu' el le devi enne l e b ie nd',un aulre est un amour relatif » (Somme Théologique, la H··, question 26(1 Amour): .art. 4, conc!.; tr.ad. f r ~ Corvez, Desclée, 1, p. 93) . Du coup l'amourde convolllse ne reste s am qu au ss i l ong temp s qu' il reste subordonné al ' ~ m o u r

d'amitié, comme la .composante narcissique de l'amour (voir ce qu'enda un commentateur de samt Thomas, M. Corvez, loe. cit., 1, p. 218).On ne peut mieux souligner le bouleversement qu'introduit l 'amour de

quelqu'un dans la description de l'amour de quelque chose. Il est d'autantplus étonnant que la théorie du plaisir a laquelle se termine eelle del'amour n'en por te plus t race. L 'exemple de la colere est p lu s remarquableencore; elle a d' abord été décrite comme une ins urrection contre le mald ~ j ~ la ; v u ~ de plus. pres, ,el le rév.ele deux objets : la v e n g ~ a n c e qu'elledeslre et qUl est un blCn e t 1adversal re con tr e l eque l e ll e se venge e t qui estun ~ a l ( q ~ . 46). D,! coup ~ a ~ a i n e a l aque ll e on l a compa re app ar a! t elleaussl fonclerement mtersubJectlve en tant que volonté de faire du mal aq u ~ l q u ' u n ; sa malice est meme a cet égard pl us g rand e que ce lle de lacolere, laquelle, en voulant la vengeance, esquisse un mouvement de rét ri .b ~ t i o n , donc ~ ~ justice punitive; le schéma ini ti al de la haine est profondemento r ~ m a l l l e p a ~ c e ~ t e . r emarque; dans l e c ad re de la psychologie duc o n c u p l s c l b ~ e ,

l a h ame etalt selllement une dissonance de l'appétil a l'égardde « ce qUI est pergu eomme hosti le et nuisible » (qu. 29 art. 1 conc!.)·cette définition générale ne laisse pas p révo ir qu e l a référ;nce a ~ l I t r u i lll'¡soit essentielle.

tinction entre chose et personne; la distinction, un moment aper«1ue,

entre l'amour de convoitise e t l 'amour d'amitié, entre la haine

comme répulsion et la haine comme volonté de nuire, entre la colere

comme irritation contr e l 'obs tacle e t la colere comme vengeance

contre aut ru i, e st finalement réduite a une dis tinc tion acciden

telle a l'intérieur de l'idée de ce bien » ou de ce mal » sensibles.

C'est pourtant la rencontre d'autrui qui r omp t l a figure cyclique

et finie de l'appétit sensible.

C'est donc du coté de passions essentiellement et non acciden

tellement interhumaines, sociales, culturelles, qu' il f au t chercher

l'illustration du 8u¡..tóC;. L'Anthropologíe de Kant va plus loin a

cet égard que les Traités des Passions; la t ri logie des pas sions de

possession (Habsucht), de domination (Herrschsucht) , d'honneur

(Ehrsucht) est d 'emblée une tri logie de passions humaines; d'em

blée elle requiert des s ituations typiques d 'un milieu de culture et

d'une histoire humaine; d'emblée aussi est contestée la validité d'un

schéma indifféremment animal ou humain de l'affectivité.

Mais, avec ces passions de l'Anthropologíe kantienne, la diffi.·

culté est i nverse de celle des Traités thomiste et car tésien; ceux

ci échappai en t de droit au moralisme en réduisant l 'affectivi té

humaine a sa racine animale; les passions élémentaires étaient

.ainsi placées au bénéfice de l'entreprise purificatrice et libérante

de la psychologie aristotélicienne du plaisir; et a insi s aint Tho

mas e t Descartes pouvaient élaborer une ce physique » et non une

ce éthique » des affections primitives. En par tant au contraire de

passions spécifiquement humaines, Kant se p lace d 'emblée en face

des figures déchues de l'affectivité humaine; le Sucht de chacune de

ces passions exprime la modalité d'aberration, de délire, sous la

quelle elles ent rent dans l 'h is to ir e; \une anthropologie élaborée

d'un ce point de vue pragmatique » esl sans doute jus tifiée de p ro ·

céder ainsi et de considérer les ce passions » comme toujours déja

déchues; mais une an th ropolog ie phil osoph ique doi t et re pl us

exigeante; elle doit procéder a la restauration de l'originairequi es t a l a r ac ine du déchu; de meme qu 'Aristote décrit la pero

fection du plaisir par:dela toute ce intempérance », il faut retrouver,

derriere ce triple Sucht, un Suchen authentique, derriere la ce pour

suite » passionnelle, la ce requete » d'humanité, la que te non plus

fol le et serve, mais constitutive de la praxis humain e et du Soihumain; il faut procéde r a ins i : ca r bien que nous ne connais·

sions empiriquement ces requetes fondamentales que sous leur

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visage défiguré et hideux, sous la forme de l 'avidi té , des passionsdu pouvoir e t de la vanité, nou s ne eomprenons dans leur essence

ces passions que comme perve rs ion de ... ; il fau t meme dire quece que nous comprenons d 'abord, ce sont les modalités p rimor .diale s du dés ir humain e t const ituantes a l 'égard de l 'humanité

de l 'homme; et nous ne comprenons, e ~ s u i t e , les « passions » quecomme écart, déviation, déchéance, a partir de ces reque tes ori.

ginaires. Cette compréhension de l 'originaire d 'abord, du déchuensuite, apartir et pa r le moyen de l'originaire, requiert sans douteune espece d'imagination, l ' imagination de l'innocence, l 'imaginat ion d'un « regne » oil les reque tes d 'avo ir , de pouvoir et devaloir ne seraient pas ce qu'elles sont en fa it; mai s cette imagi..nat ion n'est pas un reve fantast ique; c 'est une « varia tion imagi . ,native », pour parler comme Husserl , qui manifes te l 'essence, enrompant le prest ige du fai t; en imaginant un autre fait, un autrerégime, un autre regne, j ' a p e r ~ o i s le possible et dans le possible

l'essentiel; la compréhension d'une passion comme mauvaise re.quiert cet te compréhension du primordial pa r imagination d'uneautre modalité empirique, pa r exemplification dans un regne innocent.

Sommes-nous alors privés de tout guide dans cet te imaginationde l'essentiel? Nullement; il est possible de comprend re ce queserait une requete non-passionnelle d'avoir, de pouvoir, de valoir,en rapportant ces ins tances affectives success ives a des dimen.s ions correspondantes de l 'objectivi té ; si notre théorie du senti·ment vaut, les sen timents qu i gravi tent autoar du pouvoir, del 'avo ir , du valo ir , do iven t e tre corrélativesd'une constitution de

l'objectivité aun autre niveau que la chose simplementp e r ~ u e ;

plusprécisément elles doivent manifester notre attachement a des choseset a des aspec ts de choses qui ne sont plus d'ordre naturel maisculturel; la t héo ri e de l 'ob jet ne s'acheve nullement dans unethéor ie de la représentat ion; la chose n 'e st pas seu lement ce qued 'aut re s regardent ; une réf iexion qui a rreterai t l a const itu tionintersubjective de la chose au st ade de l a mutualité des r ega rd sresterait abstraite; il faut ajouter a l'objectivité les dimensionséconomique, politique et cu lturel le; en reprenant la simple na.

ture, elles en font un monde humain. C'est donc le progres del 'objectivi té qui doit jalonner l 'inves tigation de l 'affectivi té pro

prement humaine . Si le sent iment révele mon adhérence e t moninhérence a des aspects du monde que je ne m'oppose plus commedes objets, il fau t montrer que ls son t les aspects nouveaux d'ob-

jectivitéqui s 'intér io ri sent dans les sen timents d 'avo ir , de pou ·vo ir e t de valoir.

En meme temps qu'un nouveau rapport aux choses les reque.tes proprement humaines instituent de nouveaux rapports a autrui;

a v rai di re la mu tuali té des r egards es t u n r ap po rt intersubjectif

bien pauvre; la « différence » d'un Soi ne se const itue qu'enliaison avec des choses qui ont elles-memes accédé a l a dimen·sion économique, politique et culturelle; il fau t donc spécifier e ta rt iculer la relat ion du Soi a u n a ut re Soi pa r le moyen de l'objectivité qui s 'édifie sur les themes de l'avoir, du pouvoir et duvaloir.

Cette derniere remarque nous fourn it du meme coup un prin.cipe d'ordre; nous par ti rons de l a requete de l'avoi r, inhérenteaux passions de la possession : c 'e st la que les relat ions aux cho·ses commandent le 'plus manifes tement les relat ions aux personones; en passant de la requete de l'avoir a la requete de la puis.

sance, nous ver rons la rela tion a autrui prendre le pas sur larelation aux choses, au point que le sacrifice de l'avoir peutdevenir la voie austere de l a dominati on; la r equete de l'estimed'autrui fai t prévaloir enfin, dans la const itut ion du sai , une doxa,une « opinion » quasi immatériel le . Mais la relat ion aux chosesne disparait pas pour autant : pour etre m o i n ~ _ visible que dansle cas de l 'avo ir , l 'object iv it é de n iveau pol it ique e t cu lturel con·t inue de jalonner l 'émergence des sentiments humains correspon·dan ts ; ce tt e objec tiv it é dev ient seu lement de p lus en plus indiscernable de la relation interhumaine elle-meme, dont elle conso·lide l'événement en institution.

le

dois donc d'abord ten ter de comprend re les passions de~ v o i r - avidité, avarice, envie, etc. - pa r référence a unerequete d'a vo ir qu i eut pu et re innocente. Cette requete est unerequete d 'humanité, en ceci que le « moi » s 'y constitue en prenantappui sur un « mien »; autan t i l est vrai que l'appropriation estl'occasion de quelques-unes des plus grandes aliénations de l'histoire, autant cette vérité seconde requiert la vérité premiere d 'uneappropria tion qui serai t const ituante avant d 'e tre aliénante .

La dimension nouvelle de l 'objet qui doi t nous servi r de guideici, c 'est la dimension proprement économique; en effet la psychologie humaine reste tributaire d'une théorie des besoins animauxtant qu'elle ne cherche pas du coté de l'objet le principe de saspécificité. Ce n'est pas une réfiexion directe sur le besoin quipeut fournir la cIé de l'économique; c'est au contraire la const i·