Abel, Olivier _ Le Vocabulaire de Ricoeur

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    Le vocabulaire dePaul Ricur

    Olivier AbelProfesseur de philosophie la Facultde thologie protestante de Paris

    Jrme PoreDocteur en philosophieProfesseur des Universits

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    Dans la collection Vocabulaire de ..Arendt, par A. Amiel Aristote, par P Pellegrin Bachelard, par J.-Cl. Pariente Bacon,par Th. Gontier Bentham, par J.-P. Clro et Ch. Laval Bergson, par F. Wonns Berkeley, parPh. Hamou Bourdieu, par Ch. Chauvir et O. Fontaine Comte, par J. Grange Condillac, parA. Bertrand Deleuze, par F. Zourabichvilli Derrida, par Ch. Ramond Descartes, par F. de Buzon etD. Kambouchner Diderot, par A. Ibrahim Duns Scot, par Ch. Cervellon picure, par J.-F. Balaud Fichte, par B. Bourgeois Foucault, par J. Revel Frege, par A. Benmakhlouf Freud,par P.-L. Assoun Girard, par Ch. Ramond Goodman, par P.-A. Huglo Habermas, parCh. Bouchindhomme Hayek, par L. Francatel-Prost Hegel, par B. Bourgeois Heidegger, parJ.-M. Vaysse Hobbes, par J. Terrel Hume, par Ph. Saltel Husserl, par J. English Jung,par A. Agnel (coord.) Kant, par J.-M. Vaysse Kierkegaard, par H. Politis Lacan, par J.-P. Clro Leibniz, par M. de Gaudemar L'cole de Francfort, par Y. Cusset et S. Haber Lvinas, par R. Calinet F.-D. Sebbah Lvi-Strauss, par P. Maniglier Locke, par M. Parmentier Machiavel, parTh. Mnissier Maine de Biran, par P. Montebello Matre Eckhart, par G. Jarczyk et P.-J. Labarrire Malebranche, par Ph. Desoche Malraux, par J.-P. Zarader Marx, par E. Renault Merleau-Ponty, par P. Dupond Montaigne, par P. Magnard Montesquieu, par c. Spector Nietzsche, parP. Wotling Ockham, par Ch. Grellard et K. S. Ong-Van-Cung Pascal, par P Magnard Plotan,par L. Brisson et J.-F. Pradeau Plotin, par A. Pigler Prsocratiques, par 1.-F. Balaud Quine, parJ. G. Rossi Ravaisson, par J.-M. Le Lannou Rousseau, par A. Charrak Russell, parA. Benmakhlouf Saint Augustin, par Ch. Nadeau Saint Simon, par P. Musso Saint Thomasd'Aquin, par M. Nod-Langlois Sartre, par Ph. Cabestan et A. Tomes Sceptiques, par E. Naya Schelling, par P. David Schopenhauer, par A. Roger Spinoza, par Ch. Ramond Stociens, parV Laurand Suarez, par J.-P Coujou Tocqueville, par A. Amiel Valry, par M. Philippon Vico,par P. Girard Voltaire, par G. Waterlot Wittgenstein, par Ch. Chauvir et 1. SackurBouddhisme, par S. Arguillre La sociologie de l'action, par A. Ogien et L. Quer

    ISBN 978-2-7298-3247-6 Ellipses dition Market ing S.A., 2007 - www.editions-ellipses.fr32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15Le Code de la proprit intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L.122-S.2 et 3a),d'une part, que les copies ou reproductions strictement rserves l'usage priv du copiste etnon destines une utilisation collective , et d'autre part, que les analyses et les courtescitations dans un but d'exemple et d'illustration, toute reprsentation ou reproductionintgrale ou partielle faite sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants droit ou ayantscause est illicite (Art. L.122-4).Cette reprsentation ou reproduction, par quelque procd que ce soit constituerait unecontrefaon sanctionne par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propritintellectuelle.

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    Rarement auteur s'est autant appuy sur la langue telle qu'elle est.Ricur ne s'est pas cr une langue propre, et il a peu forg de motsnouveaux. Pourquoi forcer les mots jouer? Quand on les laisse ilsjouent tellement plus, et tellement mieux! Mais Ricur a observ etdiscern des usages dj l, qu'il a soigneusement cherch mettre enordre. Ces trsors du langage ordinaire font pour lui partie de notre pr-comprhension des questions, et plutt que croire pouvoir en faire tablerase en commenant par des dfinitions pures, il vaut toujours mieuxpartir de ces sources non-philosophiques de la philosophie. La rflexionest seconde. Comme Ricur dit, nous survenons au beau milieu d'uneconversation qui est dj commence et dans laquelle nous essayons denous orienter afin de pouvoir notre tour y apporter notre contri-bution .Quelle est donc cette contr ibution? Interprter, n'est-ce que dmler lapolysmie des notions? On trouve des chapitres entiers consacrs cedmlage, sur la reprsentance, ou sur la ressemblance par exemple, et unlivre explore le seul champ smantique du mot reconnaissance. Et lire,n'est-ce qu'adopter le vocabulaire d'autrui et lui faire crdit au point deplier notre discours pouser le sien, le reconstruire de l'intrieur ?Certains des livres de Ricur sont comme une mise en dialogue de fichesde lectures successives, alors o se tient Ricur? C'est qu'en dfaisant eten refaisant patiemment le champ conceptuel d'un terme ou la syntaxed'un discours, il ne cesse d'en chercher chaque fois les articulations in-ternes, les limites ou les impasses. O l'thique cde-t-elle la place la

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    morale? Comment l'histoire et la mmoire interfrent-elles? Cesquestions prosaques de mots, de sens des mots que nous employons,sont les grandes questions de la philosophie de Ricur, sa manire dereconstruire autrement les champs notionnels.Or en creusant certaines apories, en approfondissant certains paradoxes,il arrive qu'il opre des retournements ou des dplacements de sens, quirapprochent des concepts loigns, au point d'en faire des mtaphoresvives. Celles-ci font sentir et comprendre les choses autrement. Mais cene sont pas des chappes ou des saillies sans rgle: c'est au contraire larigueur des rgles discernes qui fait ressortir et mesurer ces paradoxes etces carts avec le sens ordinaire des termes. Ricur nous offre alors desformules qui sont de vritables trouvailles, qui montrent l o il se tient,et expriment son engagement bien plus qu'une quelconque synthse. Ilinvente des concepts inachevs mais astucieux, qui font bien voir cequ'ils laissent, leurs rsidus de perplexit.Si l'on peut ainsi rsumer en trois alinas la dmarche de Ricur, heureusement ou malheureusement, un vocabulaire de Ricur doit quandmme tenir compte de la complexit et de la difficult de ses textes,d'autant plus sensible ici que nous avons tent chaque fois que possiblede les laisser parler par eux-mmes.Leur complexit rside dans le fait qu'il tient scrupuleusement comptedes lexiques spcialiss de chacun des thmes qu'il traite, comme s'ils'adressait chaque fois ceux qui ont le plus fait progresser la recherche.En outre les mmes thmes peuvent avoir t abords diversement par laphilosophie analytique anglo-saxonne et par l'analyse structurale, parexemple, ce qui le conduit des montages conceptuels dlicats. Luimme d'ailleurs a vari les mthodes, et donc les vocabulaires il a greffune dmarche hermneutique sur la phnomnologie, et largement inflchi ensuite l'hermneutique vers la potique de la mtaphore ou durcit. Tout cela donne un rsultat complexe, mme si chaque lmentpris isolment est assez facile.

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    Cependant Ricur est par ailleurs souvent difficile, mme l o i l est leplus simple. C'est qu'il va chercher des chemins ardus et inusits, yengage quelque chose d'existentiel, la limite du tmoignage en premirepersonne, honore des conflits insolubles, s'attarde dans ce que l'on croitdes impasses, et oblige son lecteur soutenir la tension de rappro-chements ou de distanciations inhabituels. tout cela le lecteur parfoisrechigne. Mais c'est dans ces parages justement qu'il trouve parfois desformules qui donnent penser et placent le langage en tatd'mergence . Et c'est l que l'on prend pleinement la mesure del'ampleur thique, au sens spinoziste, de l'ensemble de la dmarche deRicur.Cette respectueuse docilit la complexit des vocabulaires et leursinterfrences, d'une part, ce courage difficile de confronter des mondesde langage que tout loigne, d'autre part, nous font entrevoir ici ce quepeut tre la langue si vivante de Ricur - sur un chantillon arbitrairemais que nous esprons nanmoins reprsentatif. Cette double qualitexplique son importance pour la mmoire philosophique. On sesouviendra longtemps de l'ordre et du dsordre qu'il a mis dans les mots.

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    Affirmation

    L'tre a-t-il la priorit sur le nant au cur de l'homme? C'est cedont fait douter parfois celui-ci par son singulier pouvoir de ngation(RY, poche 378). Mais la ngation, sous ses multiples aspects - refus,recul, limitation, doute, crainte, angoisse - n'est jamais que l'enversd'une affirmation plus originaire (ibid., 394) qu'expriment en chacunla transitivit du dsir et la continuit de l'effort pour exister. D'une telleaffirmation, il n'existe, certes, nulle preuve objective. Mais elle estatteste par notre capacit d'affronter les situations les plus dsespres.Et elle est ressentie dans toutes les autres comme la simple joied'exister (HF, 153) - une joie qu'il faut donc dire elle-mme plusoriginaire que toute angoisse qui se croirait originaire CRY, poche 358)et plus riche de promesses que celle-ci ne l'est d'assurances relatives notre finitude.

    Le primat de l'affirmation - d'une affirmation tenue pour l'tremme de l'homme - est reu explicitement de Nabert, qui prend soind'ailleurs, dans ses lments pour une thique, de diffrencier l'affirmation subjective de soi de 1' affirmation absolue)} qui la fonde etqui se montre irrductible ainsi toute psychologie et mme touteanthropologie (op. dt., 68). Cette diffrence, selon Nabert, dtermine latche de la rflexion, dfinie prcisment comme l'appropriation, par lemoi, de cette affirmation absolue. Encore faut-il, certes, que celle-ci soitd'abord rendue sensible elle-mme (ibid., 72) c'tait, chez Fichte,la fonction du choc (Anstoss) ; c'est chez Nabert celle d'expriencesngatives telles que la faute, l'chec ou la solitude. Mais la ngation, si elleest pistmologiquement premire, est ontologiquement seconde: c'esseulement la condition qui rvle la conscience finie le mouvementpremier de l'affirmation. Pour Ricur, de mme, si l'affirmation ori-ginaire ne devient homme qu'en traversant la ngation , il ne s'ensuitpas que l'homme soit cette ngation mme (RF, 153). Sartre est

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    d'abord vis sa description des "actes nantisants" - de l'absence aurefus, au doute et l'angoisse - rend bien compte de la promotion del'homme comme non-chose; mais l'tre de la chose n'est pas toutl'tre ; il ne doit donc pas occulter la puissance d'affirmation qui nousconstitue (ibid.). Cette puissance d'affirmation est ignore aussi, d'uneautre faon, de l'ontologie heideggerienne, dont tout l'effort consiste rduire l'existence sa finitude , comprise elle-mme dans la seuleperspective de 1' tre-pour-Ia-mort. Non qu'il n'y ait une tristesse dufini (HF, 156) et qu'elle n'affecte notre effort pour exister. Mais elle estd'une autre nature que l'angoisse du nant. Elle oblige bien plutt penser la ralit humaine comme le mixte de l'affirmation originaireet de la ngation existentielle. L'homme, c'est la joie du oui dans latristesse du fini (ibid.). La rfrence principale alors n'est plus Nabert :c'est Spinoza. Et pourtant l'affirmation originaire n'est pas rductible auvouloir-vivre . Camus, ici, a raison contre Spinoza et contreNietzsche: pas de vouloir-vivre sans raison de vivre (HV, poche 362).L'homme rvolt en tmoigne en disant non sa ralit misrable, il ditoui cette part de lui-mme que lui dsignent ensemble son devoir etson dsir (ibid., 399). Mais l'exprience de la rvolte soulve prcismentla question du maintien de l'affirmation au cur de la ngationcomment tre en dpit de ce qui nous porte naturellement ne plus tre?Irrductible toute biologie, l'ontologie de l'affirmation originaire semontre solidaire alors d'une eschatologie de l'esprance.

    C'est un problme de savoir comment s'assurer que l'affirmationest bien le fond de l'tre. Nous manquons, en effet, de l'intuition quidvoilerait immdiatement ce fond notre conscience. Nous pouvonsseulement interprter les signes dans lesquels il s'extriorise (L3, poche102). En parlant de la structure hermneutique de l'affirmation originaire (ibid., 133), Ricur dpasse cependant cette premire position duproblme. Il inclut l'interprtation dans le mouvement mme de l'affirmation. Celle-ci n'est plus, alors, l'objet d'une thse vrifier: elle est le

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    lieu d'une attestation avec laquelle elle ne fait qu'un, et qui dureautant que durent notre dsir et notre effort pour exister.

    Altrit

    La dfinition gnrique de l'altrit - caractre de ce qui est autre -invite opposer cette notion celle d'identit. L' autre est alors ce quin'est pas le mme et a pour synonymes le contraire , le distinct,le changeant, etc. Cette dfinition cependant est insuffisante, tantdonn le double sens de la notion d'identit quand elle est applique notre personne: mmet et miennet , immutabilit de l'idemet rflexivit de l'ipse (SA, 368). L'altrit peut tre conue alors plusspcifiquement comme une dimension constitutive de l'identit prise ence deuxime sens. Il ne faut pas cependant la rduire l'altrit d'autrui. la polysmie de l'identit rpond la polysmie de l'altrit, dont troismodalits sont distingues qui correspondent pour nous trois expriences de passivit (ibid.) l'altrit d'autrui, celle de notre corpspropre, celle enfin de la voix de la conscience moi adresse du fond demoi-mme (RF, 105). Il Ya, d'ailleurs, deux sortes d'autrui : le toides relations interpersonnelles et le chacun de la vie dans les institutions (ibid., 80). Mais ces diverses acceptions n'puisent pas le sens del'altrit, qui reste pour le philosophe une aporie que marquent dansson discours une rfrence indtermine au Tout-Autre et une rvrence distancie la foi biblique (ibid., 82).

    Comme l'tre, l'autre se dit en plusieurs sens. D'o la diversit desperspectives dans lesquels il s'offre la rflexion philosophique. Lapremire voque la mtaphysique platonicienne des grands genres , o1' autre apparat comme une mta-catgorie relie toutes les autrescatgories et plus spcialement la catgorie du mme . Aussi peut-onparler, ce niveau dj, d'une dialectique du mme et de l'autre (RF,100). Mais cette dialectique n'intresse pas comme telle l'hermneutique-

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    du soi. Encore moins est-elle spcifiquement thique. Elle manque de ladistinction conceptuelle qui donne accs la problmatique de l'identitpersonnelle: celle de la mmet et de l'ipsit. Cette deuxime perspective est prcisment celle qui est dveloppe dans Soi-mme comme unautre. Comme ne signifie pas seulement, dans ce titre, une comparaison (soi-mme semblable un autre), mais bien encore une implication (soi-mme en tant qu'autre) (SA, 14). C'est pourquoi l'on ne peutrduire toute altrit, dans cette perspective non plus, l'altrit d'autrui.Encore moins doit-on tenir cette dernire, comme Lvinas, pourl'unique fondement de l'ipsit. Non que la voix de la conscience nepuisse tre comprise elle-mme comme une injonction venue d'autrui(ibid., 409). Mais, si quelqu'un commande, il faut que quelqu'unrponde. Ainsi le soi ne peut pas tre seulement le produit de sonaffection par l'autre. Mieux vaut parler ici encore d'une d i a l e c t i q ~ e del'ipsit et de l'altrit. La discussion avec Lvinas se poursuit d'ailleursdans une troisime perspective, que l'on peut appeler pratique. Il s'agitalors de faire droit la diffrence de l'thique et du politique et d'assumer cette fin la polysmie mme d' autrui . Les critiques adresses Lvinas sont les mmes, dans cette perspective, que celles qu'avait attiresplus anciennement contre lui G. Marcel (GM et KI, 157 et suiv.). Ellestrouvent leur expression positive dans la distinction du socius et du prochain (HV, poche 113 et suiv.), laquelle sera superpose ultrieurement la distinction de la justice et de la sollicitude (SA, 254 et suiv.). Lapolysmie de l'altrit soulve cependant la question de savoir quel estl'autre premier en soi. Cette question est pose propos de la voix de laconscience: vient-elle d'une personne autre que je puis "envisager", demes anctres, d'un dieu mort ou du Dieu vivant [ .. ], voire de quelqueplace vide? Il est remarquable que Ricoeur conclue ici de 1' quivocit 1' aporie de l'autre (RF, 82 j SA, 409). La philosophie del'altrit rencontre ce moment l'autre de la philosophie elle-mme.

    Reste ce qui est sans doute, pour une hermneutique du soi, leplus important - du moins si cette hermneutique veut disposer d'une

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    base phnomnologique suffisante l'articulation entre l'altrit et lapassivit. Car il en rsulte que de l'intime certitude d'exister sur lemode du soi, l'tre humain n'a pas la matrise; elle lui vient, lui advient, la manire d'un don, d'une grce, dont le soi ne dispose pas (RF,108). Ricur en avait acquis trs tt la conviction: tre soi n'est pas trepar soi; et de la libert mme du soi l'on doit dire qu'elle est un pouvoirmoins de position que d' accueil (VI, 36).

    Amour

    Comme l'indique le titre de l'un de ses livres, Ricur n'a cessd'opposer Amour et Justice, pour tenter de les penser ensemble, et de lescorriger l'un par l'autre. L'amour ne saurait abolir les rgles de la justice,et d'abord celle de la r'ciprocit ; mais l'inverse sans le correctif ducommandement d'amour, la Rgle d'Or serait sans cesse tire dans lesens d'une maxime utilitaire [ ... ] Je dirai mme que l'incorporationtenace, pas pas, d'un degr supplmentaire de compassion et de gnrosit dans tous nos codes - Code pnal et Code de justice sociale -constitue une tche parfaitement raisonnable, bien que difficile et inter-minable (AJ, 56-58,66). ce premier sens de l'amour du prochain et de la sollicitude doit treadjoint un sens non moins fondamental qui touche au dsir rotique et la vie: ce sentiment fondamental, cet ros par quoi nous sommes dansl'tre, se spcifie dans une diversit de sentiments d'appartenance qui ensont en quelque sorte la schmatisation (( La fragilit affective , HF,119). Dans son commentaire du Cantique des cantiques, il parle de Lamtaphore nuptiale c'est que l'amour rotique signifie plus que luimme et que le lien nuptial libre et fidle, en dehors mme de touteperspective de mariage ou d'enfants (PB, 446), est la racine cache dugrand jeu mtaphorique qui fait s'changer entre elles toutes les figuresde l'amour (PB, 457). La potique de l'amour s'oppose ici encore la-1

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    rhtorique de l'argumentation et de la justice, jusque dans les figures du combat amoureux et de la logique de surabondance.

    Dans le premier sens, l'amour est donc plutt une figure de l'agapentendu comme amour du prochain. C'est un thme ancien chez lui: Jusqu'au dernier jour, l'amour et la coercition chemineront cte ctecomme les deux pdagogies, tantt convergentes, tantt divergentes, dugenre humain. La fin de cette dualit serait [... ] la fin de l'histoire.(

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    effondr en nous que la sexualit est l'pave d'une Atlantide submerge.De l son nigme. ( La sexualit, la merveille, l'errance, l'nigme ,HV, 236). Cette orientation premire vers le oui, ce crdit que Ricuraccorde au dsir, sont importants pour comprendre le spinozisme discretde son thique: l'tre est vie et dsir et non chose ou savoir, et c'estpourquoi l'Autre n'est pas la seule source de l'existence thique.Le langage de l'amour, qu'il soit agap ou ros, est celui de la mtaphore(PR, 324-326). Dans la mtaphore nuptiale, Ricoeur rapproche la jubi-lation de l'homme dcouvrant la femme en Gense 2,23, et l'appel duCantique des cantiques 8,5 sous le pommier je t'ai rveille , dansl'ide qu'avec le nuptial apparat le langage non comme nomenclaturemais comme parole vive et conversation (PB, 449).

    AportiqueDu grec aporos, impasse. L'nigme est une difficult initiale, proche

    du cri et de la lamentation; l'aporie est une difficult terminale, produitepar le travail de la pense; ce travail n'est pas aboli, mais inclus dansl'aporie. C'est cette aporie que l 'action et la spiritualit sont appeles donner non une solution, mais une rponse destine rendre l'aporieproductive, c'est--dire continuer le travail de la pense dans le registrede l'agir et du sentir (M, 39). Ici applique au thme du mal, l'aporieest au coeur de bien des dmarches philosophiques de Ricur: Tempset Rcit, tome III, est entirement construit sur le rapport entre une apo-rtique de la temporalit et la riposte d'une potique de la narrativit (SA, 118) ; et la mme page, parlant des apories de l'autodsignation oude l'ascription d'un acte un sujet: Celles-ci, comme c'est gnralement le cas avec les apories les plus intraitables, ne portent pascondamnation contre la philosophie qui les dcouvre. Bien au contraireelles sont mettre son crdit. C'est par l'aporie que nous sommesrenvoys d'un discours de la mthode un autre: Je veux en effe-3

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    conduire la rflexion hermneutique jusqu'au point o elle appelle, parune aporie interne, une rorientation importante, si elle veut entrersrieusement en discussion avec les sciences du texte, de la smiologie l'exgse. (TA, 75)

    Ricur parle du caractre inscrutable du temps, non seulementcomme une aporie de dpart laquelle la potique du rcit peutrpondre, mais comme une aporie finale, indpassable. L'identit narrative dsigne davantage un problme qu'une solution, et doit de toutefaon se joindre aux composantes non-narratives de la formation dusujet agissant. Il n'y a pas de temps qui comprendrait toutes les figuresdu temps, ni, du ct du rcit, quelque chose comme une intrigue desintrigues. Enfin on ne peut ni dominer ni laisser tomber le temps, donton ne parle toujours dj qu'au travers des mtaphores d'une culturedonne. La potique du rcit ne suffit donc pas rpondre l'aportiquedu temps, et d'ailleurs la rplique consiste moins rsoudre les aporiesqu' les faire travailler, les rendre productives (TR3, 374 et suiv.).C'est ainsi que l'aporie renvoie au dtour des voies longues (CI, 10),aux variations rgles d'une pluralit mthodique d'approches dontaucune ne saurait prtendre puiser la question.La mme dmarche vaut pour le mal, qui est dit avec Kant inscrutable(M, 35), et le cheminement aportique du petit essai sur Le mal (aporiede l'explication, aporie de l'action, aporie du sentiment) est exemplairede cette laboration et de ce retournement qui oblige faire appel auxsources non-philosophiques de la philosophie: tragdies, romans, droit,histoire, psychanalyse, textes bibliques. Le thme du sujet galement rencontre une aporie fonda-mentale: Au creux dpressif de l'aporie, seulela persistance de la question qui ?, en quelque sorte mise nu par ledfaut de rponse, se rvlera comme le refuge imprenable de l'attestation (SA, 35).

    Ricur s'est dit trs frapp par la Krisis de Husserl, o l'on voitson enqute sur les couches les plus profondes de la phnomnologie

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    dboucher sur une impasse: le sujet appartient toujours dj unLebenswelt, un monde de la vie . Mais la dmarche est aussi foncirement kantienne, dans la mesure o la conscience de validit d'unemthode n'est jamais sparable de la conscience de ses limites (CI, '34),et accde son expression la plus haute lorsque l'exploration dudomaine o sa validit est vrifie s'achve dans la reconnaissance deslimites qui circonscrivent son domaine de validit (TR3, 37). L'hommefaillible rappelle dj, contre Heidegger, l'inscrutabilit du schmatisme- et on peut se demander quelle aporie rpondait le propos d'une potique de la volont . En amont, il y a enfin Platon, et la mthodeaportique de ses dialogues, qui oblige au dtour par le mythe et par ladialectique: Il ne s'agit pas seulement de rserver la rponse vraie et demettre nu la question elle-mme [ ... ] il s'agit d'instaurer dans l'me unvide, une nuit, une impuissance, une absence, qui prludent la rvlation (EESPA, 133). Mais cette rvlation mme reste pour Ricurune limite: l'ontologie est bien la terre promise pour une philosophiequi commence par le langage et par la rflexion; mais comme Mose, lesujet parlant et rflchissant peut seulement l'apercevoir avant demourir (CI, 28).

    Attestation

    Relative pour chacun ses propres capacits de parler, d'agir, deraconter, de promettre, etc., l'attestation est l'assurance de pouvoirdemeurer soi-mme en toutes circonstances (SA, 351). Cette assuranceest prive, certes, de la garantie attache en droit au cogito cartsien: c'esune croyance que son dfaut de fondation rend vulnrable erapproche moins de la preuve que du tmoignage. Mais elle n'en est pasmoins plus forte que tout soupon )}. Aussi le terme qui la dsigne lemieux est-il celui de confiance (ibid., 34). Il est aussi le plus propre exprimer le mouvement d'affirmation qui constitue l'tre mme du soi.

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    L'attestation, ainsi dfinie, s'inscrit dans la perspective ouverte parl'ide d'un cogito bris . Elle suppose rompu le lien qui unissait, pourl'auteur des Mditations mtaphysiques, la rflexion et l'intuition, etadmise la place de l'interprtation dans la connaissance de soi. C'estprcisment la sorte de certitude laquelle peut prtendre l'hermneutique du soi , une fois renvoyes dos dos l'exaltation pistmique du cogito chez Descartes et son humiliation chez Nietzsche etses successeurs (SA, 33). Ainsi se trouve en partie justifie la parent del'attestation et du tmoignage, que l'on peut en effet ranger tous deuxsous la modalit du probable et crditer de ce que l'on aurait appelautrefois une certitude morale. Dans Soi-mme comme un autre, ol'attestation est leve pour la premire fois au rang d'un conceptdirecteur, l'accent est mis cependant moins sur le connatre que sur l'agir- dont est rappele d'ailleurs l'unit qu'il forme avec le ptir. Aussi estelle assimile une espce de certitude pratique et dfinie proprementcomme l'assurance d'tre soi-mme agissant et souffrant (SA, 35).Elle n'est pas, dans cette perspective, une espce infrieure de preuve-la seule laquelle puisse prtendre une conscience finie - mais unemanire singulire de se reconnatre capable de certaines actions et decertaines passions (PR, 217). La question laquelle elle rpond n'estdonc plus Suis-je? ni Que suis-je? mais Qui suis-je? Et cette questionapparat dans tous les cas insparable d'une autre: Que puis-je? Dcisiveest, cet gard, l'analyse de la promesse et de l'assurance qu'elle impliquede pouvoir tenir parole. Car ce pouvoir spcifique en suppose un autre,plus gnral celui de se maintenir soi-mme en dpit des changementsextrieurs et intrieurs. Mais ce pouvoir lui-mme, d'o vient-il? Si unautre ne comptait sur moi, serais-je capable de tenir ma parole, de memaintenir? (SA, 393) La promesse rpond encore cette question: ellefait d'autrui le tmoin et le garant de mes propres engagements. Ildevient clair alors que l'altrit ne s'ajoute pas du dehors l'ipsitmais appartient sa constitution ontologique. Or l'altrit s'atteste seulement dans des expriences disparates qui sont toutes des exp--6

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    riences de passivit . C'est ce qui oblige parler d'une attestation elle-mme brise (ibid., 368). Et c'est ce qui, surtout, rvle l'unit profonde de l'attestation de soi et de l'injonction venue de l'autre (ibid.,409). Cette attestation-injonction diffre, en dpit d'une certaineressemblance formelle, de 1' attestation-rsolution implique dansl'analyse heideggerienne de la voix de la conscience (tre et Temps, 60), qui est une voix qui ne dit rien et qui se borne renvoyer leDasein son pouvoir-tre le plus propre c'est un appel vivre bienavec et pour les autres dans des institutions justes (ibid., 405).

    S'il n'est pas ais de s'orienter dans le rseau smantique de1' attestation , o s'entrecroisent des considrations pistmologiques,ontologiques et finalement thiques, il ne l'est pas non plus de savoir s'ilfaut dsigner, par ce mot, une conqute de la rflexion, ou bien uneespce de fait primitif (SA, 136), de fait sui generis (PR, 217),comme y invitent les textes qui se rclament d'une phnomnologie duje peux (SA, 135) ainsi que ceux qui relient explicitement, l'instar deNabert dans ses lments pour une thique, attestation et affirmationoriginaire (HV, poche 399 et suiv. ; L3, poche 105 et suiv.).

    Cogito brisLe cogito bris forme un contraste avec le cogito de Descartes, don

    il dnonce la triple prtention l'auto-position, l'auto-fondation et l'vidence intuitive. Cette triple prtention est en effet celle d'un sujeexalt , que sa rflexion mme rend aveugle aux liens qui l'attacheninvinciblement son corps propre, aux autres hommes, ainsi qu'aumonde du langage et de la culture. Il ne s'agit pas cependant de luiopposer un sujet humili , c'est--dire un sujet incapable, par principe, de se connatre et d'tre vritablement lui-mme, comme y inciteune tradition anti-cartsienne qui culmine avec Nietzsche et qui dcourage toute rflexion et tout effort d'appropriation de soi par soi. Un

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    cogito bris n'est pas un anti-cogito (SA, 25, 27). C'est l'acte d'un sujetqui se dcouvre spar de soi mais qui persiste malgr tout dans son vud'intgrit. Priv de l'intuition qui lui donnerait immdiatement accs son tre, il lui reste interprter les expressions dans lesquelles ils'objective et emprunter la voie mdiate d'une hermneutique dusoi .

    Apparue pour la premire fois dans Le Volontaire et l'involontaire, lathmatique du cogito bris resurgit quarante ans plus tard dans Soimme comme un autre. Encore avait-elle trouv entre temps une place dechoix dans l'essai sur Freud puis dans Le Conflit des interprtations, lesuvres charnires de la fin des annes soixante. Elle s'inscrit chaquefois dans un contexte polmique o la question dbattue est celle desdroits de la rflexion, dont dpendent ceux d'une philosophie du sujet.Sans doute ce contexte change-t-il et ce sujet n'est-il pas toujours pensde la mme manire; mais il s'agit, dans tous les cas, d'chapper l'oscillation qui voit le je du je pense tour tour lev [ .. ] aurang de premire vrit et rabaiss au rang d'illusion majeure (SA, 15).Ainsi sont combattus tour tour un cogito qui fait cercle avec soi en seposant et n'accueille plus en soi que l'effigie de son corps et l'effigie del'autre (VI, 17), et une pense prte, l'inverse, renoncer sa propreautonomie et nourrie du soupon oppos par la psychanalyse, le structuralisme linguistique et le perspectivisme nietzschen aux illusions de laconscience. Il existe, sans doute, un cogito illusoire (I, 410) dont il fautcommencer par se dprendre; mais cette dprise appelle une reprise qui correspond au cogito authentique , dont elle constitueelle-mme un moment ncessaire (ibid., 416). C'est ce double mou-vement qui caractrise l' hermneutique du soi mise en uvre dans ladernire des uvres cites (SA, 27). Il lui permet la fois de traverserl'preuve du soupon et de se rattacher indirectement la tradition ducogito. Alors se trouvent associes les ressources de la rflexion et cellesd'une interprtation en prise sur le monde dans lequel notre corps noussitue. Le cogito authentique n'avait-il pas t caractris auparavant

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    comme un cogito mdiatis par tout l'univers des signes (CI, 260) ? Etn'avait-il pas t conu encore bien avant comme l'acte d'une pense quivit d'accueil et de dialogue avec ses propres conditions d'enra-cinement (VI, 21) ? Peut-tre faut-il parler plutt alors de cogitobless (ibid., 239). Il Y a un cogito bless comme il y a un orgueil bless.Il oblige dire du suje.t de la rflexion, selon le mot de l'vangile: i lfaut le perdre pour le sauver (CI, 24).Cogito bris ; cogito bless ces expressions ne peuvent trenettement distingues. Leur enjeu, dans tous les cas, est double: pistmologique et ontologique. Tout au plus l'accent est-il plac plutt surl'un ou sur l'autre. Aussi la blessure inflige au cogito l'est-elle avanttout la prtendue vidence d'une pense qui dsire savoir, quand le cogito bris est l'index, sur le plan de la pense, d'une existencebrise , d'une lsion intrieure notre dsir d'tre (VI, 21). L'unappelle une attestation qui partage l'incertitude du tmoignage etoccupe un lieu pistmique intermdiaire entre le savoir et la croyance(SA, 392). L'autre suscite ce qu'il faudra mieux nommer une rappropriation celle, justement, de notre dsir d'tre, travers les uvresqui tmoignent de ce dsir (CI, 325).

    ConvictionLe titre d'un des livres de Ricoeur place ce terme en polarit avec celude critique ,comme une rfrence double, absolument premirecar la philosophie n'est pas seulement critique, elle est aussi de l'ordrede la conviction. Et la conviction religieuse possde elle-mme unedimension critique interne [ ... J. Dans chacun des champs [...J il Yaselon des degrs diffrents, un alliage subtil de la conviction et de lacritique (CC, 211, 11). Ailleurs il propose le couple convictionargumentation, car la vhmence de la conviction doit composer sanscesse avec l'asctisme de l'argument. On le voit notamment dans son

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    thique L'articulation que nous ne cessons de renforcer entredontologie et tlologie trouve son expression la plus haute - et la plusfragile - dans l'quilibre rflchi entre thique de l'argumentation etconvictions bien peses (SA, 335-336).Il s'agit d'chapper l'alternative ruineuse entre la prtention unsavoir scientifique et la rduction des opinions arbitraires. Laconviction critique se tient dans l'entre-deux d'un art du plausible (Ll,

    161 et suiv.) tendu entre le respect de la discussion et le sens de l'intolrable. D'une part on trouve chez Ricur une fureur argumentative qui consiste entendre tous les arguments de l'adversaire et faire droit ce qu'ils ont de meilleur; les arguments que l'on pourra lui opposerseront encore offerts la discussion, dans un dissensus ventuellementirrductible. D'autre part la fermet des convictions thiques et politiques permet seule de rsister aux sductions de la rhtorique: L'tatmoderne, dans nos socits ultra-pluralistes, souffre d'une faiblesse de laconviction thique au moment mme o la politique invoque volontiersla morale; on voit ainsi des constructions fragiles s'difier sur un solmin cuiturellement (TA, 405).La sagesse pratique rside dans cette conviction bien pese, proche del'attestation (( ici, je me tiens) qui anime le jugement dans dessituations de conflit irrmdiable. Ainsi Ricur n'a cess de compliquerles rapports entre l'thique de responsabilit et l'thique de conviction,comme ceux entre l'explication et la comprhension.

    L'expression convictions bien peses , emprunte Rawls,signifie pour Ricur que l'instance critique de l'thique argumentativeporte de l'intrieur la conviction au rang de conviction bien pese. Maisdans le mme temps il est des convictions raisonnables que l'on nesaurait entirement expliciter, justifier, parce qu'elles sont ancres dansnotre prcomprhension du monde (SA, 335). Contre Habermas quioppose l'argumentation la convention, qu'il assimile la tradition et l'idologie, Ricur prfre lui substituer une dialectique fine entreargumentation et conviction dans les discussions relles, l'argumen-

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    tation sous forme codifie [ .. ] n'est qu'un segment dans un procs langagier qui met en uvre un grand nombre de jeux de langage (SA,334). La qualit de la discussion publique donne vie au consensus parrecoupement, et l'change entre des convictions d'arrire plan volution lente et des convictions de premier plan volution rapide (LI,191).

    Condition historiqueUn mme mot: histoire , nous sert nommer les transformations

    qui affectent notre existence et la connaissance que nous prenons aprscoup de ces transformations. Aussi la rflexion sur l'histoire se partage-telle entre des proccupations d'ordre ontologique et des considrationsd'ordre pistmologique. C'est des premires que relve la notion decondition historique. Superposable, en ce sens, celle de conditionhumaine, elle caractrise notre mode d'tre indpassable (MHO, 449)et en exprime de deux faons la finitude. Nous sommes en effet, commetres historiques, tendus entre un pass reu en hritage et un futur offert notre initiative; et notre condition cet gard est double: celle d'unpatient affect par l'histoire dj chue et celle d'un agent requis parl'histoire encore faire. La premire dtermine notre situation: ellelimite notre espace d'exprience ; la seconde dploie devant nous un horizon d'attente (TR3, 301). Il ne faut pas, cependant, couper laseconde de la premire: les promesses du futur ne sont pas autres, biensouvent, que les potentialits inaccomplies du pass (ibid., 346). Il nefaut pas sparer non plus la condition historique de la connaissancequ'en prennent les historiens de mtier: elle mdiatise la comprhensionqu'elle a d'elle-mme et contribue dlivrer ces potentialits.

    La notion de condition historique peut tre rapproche d'abordd'un ensemble de notions familires aux philosophies de l'existence- telle celle d' historicit , rencontre chez Jaspers et dfinie de manire paradoxale comme l'unit de la libert et de la ncessit

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    (Philosophie, livre II). C'est cependant la notion d' appartenance , telleque l'labore Gadamer dans Vrit et mthode, qui constitue sa meilleureapproximation. Cette notion est oppose d'abord au savoir prtendu dela philosophie de l'histoire . Elle est ensuite le fer de lance des critiquesadresses, dans l'ordre de la connaissance comme dans celui de l'action,aux philosophies du commencement radical . S'il est vrai, en effet- comme le rappelle Ricur contre l'ambition fondationnelle de laphnomnologie transcendantale -, qu' il n'y a pas de discours sansprsupposition , il est vrai aussi qu'agir n'est pas crer. En tant qu'ilappartient l'histoire, l'homme ne commence rien absolument. C'estune fausse opposition, en ce sens, que celle de la tradition et du progrs: nous ne sommes jamais en position absolue d'innovateurs, maistoujours d'abord en situation relative d'hritiers (TR3, 320). Il fautdistinguer d'ailleurs l'histoire reue de l'histoire subie ce sont deuxmanires diffrentes - pour parler encore comme Gadamer - d' treaffect-par-Ie-pass (ibid., 313). La seconde fait le malheur de laconscience; la premire oriente ses attentes. Ici sont mobilises prcisment les deux catgories labores par Koselleck dans Le Futurpass, contribution la smantique des temps historiques (Paris, EHESS,1990) celles d' espace d'exprience et d' horizon d'attente . Bienqu'opposes, ces deux catgories se conditionnent mutuellement. Ellerelient la mmoire vive du pass et le projet d'une histoire qui reste faire. Cette relation implique cependant la mdiation du rcit - celui del'historien mais celui aussi des auteurs de fictions ils contribuentensemble librer les possibles enfouis dans le pass (TR3, 278). Lanotion d' appartenance n'puise pas, en ce sens, celle de conditionhistorique. Elle est couple dans plusieurs textes avec une distanciation qui en constitue le moment critique (TA, 54) et qui est l'uvrepropre de la connaissance historique. L' hermneutique de la conditionhistorique esquisse dans le troisime tome de Temps et Rcit puis dansLa Mmoire, l'histoire, l'oubli ne spare pas l'une de l'autre.

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    L'invitation ne pas sparer l'ontologie de la condition historiqueet l'pistmologie de la connaissance historique peut tre adresse enretour l'historien. Le problme de la vrit de l'histoire , pouvait-onlire dj dans Histoire et Vrit, n'est pas seulement celui de la connaissance vraie de l'histoire chue ; il est plus fondamentalement celui de l'accomplissement vrai de notre tche d'ouvriers d'histoire (HV,poche 15). Le plan suivi longtemps aprs dans La Mmoire, l'histoire,l'oubli le montre: une phnomnologie de la mmoire (I) succde unepistmologie de l'histoire (II) qui est incluse son tour dans unehermneutique de la condition historique (III) dont la tche propre estd'en explorer en retour les prsuppositions existentiales (MHO, 374).

    Conflit

    Le conflit tient la constitution la plus originaire de l'homme , dontil traduit la dualit ou, mieux, la disproportion interne - celled'untre la fois plus grand et plus petit que lui-mme (HF, 148, 22). Corps et me , sensibilit et raison , plaisir etbonheur ... de mille manires la philosophie a exprim cette disproportion. Ace conflit originaire de nous-mmes nous-mmes reconduisent tous les conflits que l'on peut appeler externes et qui nousvoient aux prises avec la nature, la socit ou la culture (ibid., 148). Cesderniers n'alimentent pas tous d'ailleurs la violence et le sentiment dutragique. tre de conflit, l'homme est autant un opr[ ateur1 demdiations (ibid., 23). C'est ce qu'il montre de manire privilgie enusant du langage. Non que, grce au langage, tous les conflits s'apaisen- car ce combat sans violence est aussi un procs sans fin (GM et KI,202). Mais il introduit dans nos rapports avec les autres et avec nousmmes une conflictualit productive (CC, 125) dont la philosophiehermneutique de Ricur est elle-mme la meilleure illustration.

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    Le terme est employ sur trois plans distincts a) anthropologique,d'abord: l'hypothse liminaire de L'homme faillible - et la seule propre rendre raison de sa faillibilit - est celle d' une certaine non-concidence de l'homme avec lui-mme (HF, 21) ; formule dans le vocabulaire pascalien de la disproportion, cette hypothse est illustre pardiverses polarits constitutives de la vie thorique, de la vie pratiqueet finalement de la vie affective, o la disproportion fait originairementl'preuve de soi; l 'important est cependant que chacune de ces polaritssuscite une synthse ou une mdiation qui se montre ainsitoujours possible - dt-elle rester aussi toujours imparfaite; b) thicopolitique ensuite: en prenant pour point de dpart le sentiment dutragique, la neuvime tude de Soi-mme comme un autre ne mconnatpas le lieu intrieur o l'ouvrage prcdent situait notre discord originaire ; ce sentiment touche en effet au fond agonistique de l'preuvehumaine, o s'affrontent interminablement l'homme et la femme, lavieillesse et la jeunesse, la socit et l'individu, les vivants et les morts, leshommes et le divin (SA, 283) ; mais il en appelle aussi notre pouvoirde dlibrer , auquel il confie la tche de nous bien conduire dans la vieprive comme dans la vie publique; on peut parler, en ce sens, d'une instruction de l'thique et du politique par le tragique (ibid.) : il leurappartient de rsoudre pratiquement les conflits dont ce dernier ne peutque souffrir la fatalit; il faut admettre cependant, ici encore, l'imperfection de solutions qui ne se laissent pas dduire d'une argumentationpurement rationnelle et dont la plupart restent des compromisfragiles qui mobilisent la vertu aristotlicienne de prudence ; cetteremarque prend tout son sens dans les socits dmocratiques ar ellessont les seules o tous les conflits sont ouverts , les seules donc os'opposent des individus capables, sans doute, de raison, mais animsaussi par des valeurs et des convictions diffrentes; il s'agit alors d'arriver un quilibre rflchi entre propos bien arguments et convictionsbien peses (ibid., 335) ; c) cet quilibre est aussi cependant celui querecherchent, leur manire, les philosophes, une fois bris le rve d'une

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    philosophie comme science rigoureuse ; d'o le sens pistmologiqueque reoit enfin, dans une philosophie hermneutique comme celle deRicur, le terme de conflit, et son application des interprtationsrivales; le conflit des interprtations peut cependant tre compris luimme en un double sens il s'agit d'abord du conflit entre une hermneutique du soupon la manire de Marx, Nietzsche et Freud, et unehermneutique critique qui traverse l'preuve du soupon maismaintient les exigences d'autonomie et d'universalit attaches traditionnellement la philosophie; il s'agit ensuite des conflits qui peuventsurgir l'intrieur mme de cette hermneutique critique, qu'elle seconfonde avec l'hermneutique philosophique ou reste une hermneutique applique - la seule vrit possible ici et l tant une vritouverte et en dbat.

    C'est la notion de mdiation imparfaite qui parat relier lemieux ces diffrents emplois du terme. Elle rappelle l'ide jaspersienned'une dialectique sans Aufhebung. Dans son livre sur Jaspers, certes,Ricur milite contre une philosophie dfinitivement dchire (KI,385). Il oppose ainsi, la loi du dchirement, l'exception du pardon.Mais il admet plus gnralement qu'une conciliation vritable ne peuttre vise que dans un acte d'esprance (ibid., 388) dont il se demandes'il relve de la philosophie ou de la religion.

    critures bibliquesC'est comme philosophe que Ricur rencontre les textes bibliques, de

    mme qu'il rencontre les tragiques grecs, Shakespeare ou Proust. Cerecours des sources non-philosophiques, symboles, mythes, rcits, faitpartie de sa dmarche philosophique. Cependant les textes bibliques ontun statut canonique pour la culture occidentale qui en font un grandcode. Son attachement protestant, Ricur en parle comme d'un hasard transform en destin par un choix continu [... ) une religion est

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    comme une langue dans laquelle ou bien on est n, ou bien on a ttransfr par exil ou par hospitalit; en tous cas on y est chez soi; ce quiimplique aussi de reconnatre qu'il y a d'autres langues parles pard'autres hommes (CC, 219). Pour lui, le philosophe doit prendrecomme vis--vis non paS directement le thologien contemporain maisl'exgte qui restitue dans leur langue et leur histoire l'paisseur destraditions crites, leurs conflits et leur cristallisation dans diversesformes l'exgse nous invite ne pas sparer les figures de Dieu desformes de discours dans lesquelles ces figures adviennent. J'entends parforme de discours le rcit ou la saga, le mythe, la prophtie, l'hymne et lepsaume, l'crit sapiential, etc. (CI, 471).

    Ce polymorphisme littraire des critures bibliques ouvre uneintertextualit fconde que l'on peut ramener cinq voire trois grandsrgimes littraires, dont chacun dveloppe un rapport spcifique autemps, Dieu, autrui l'antriorit de la Torah toujours dj ls'oppose au temps bris de l'irruption prophtique, et l'ternelle quotidiennet des livres de la sagesse. La Loi qui demande une obissanceaimante est raconte, rattache des circonstances (Sina) et une tradition, rapporte en quelque sorte en l'absence du Lgislateur. Rompantavec cette tradition normative, et cette sdimentation de commentaires,de controverses et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophtiques, sentinelles de l'imminence , font voir un prsent plus rel quecelui de l'idologie dominante, et rouvrent les promesses crases etoublies. Face enfin l'nigme insoluble de l'excs du mal pour unelogique de la rtribution, la sagesse dlaisse ce qui est grand, bon et juste,pour s'attacher tout ce qui se sait petit devant la mort, et pour faireentendre la pure plainte, bientt proche de la pure louange (PB, L3, 281et suiv; ou 307 et suiv.). Finalement, Le rfrent "Dieu" n'est passeulement l'index de l'appartenance mutuelle des formes originaires dudiscours de la foi, il est aussi celui de leur inachvement. Il est leur visecommune et ce qui chappe chacune (Nommer Dieu, L3, 295).

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    De la mme faon que l'criture rvle au cur mme del'oralit une vocation du signe l'inscription, peut-tre la lecture qui faitface l'criture rvle-t-elle, au cur mme de l'inscription, une vocation tre non seulement vue, mais entendue)} (

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    inventes par les potes et les prophtes. C'est pourquoi nous nepouvons nous en prvaloir pour partir rassurs comme aprs le happyend d'un film triste (HV, poche 376) ce que j'espre, je l'espre dansla nuit ; et bien que l'esprance soit le vrai contraire de l'angoisse ,celle-ci l'accompagnera jusqu'au dernier jour (ibid., 377).

    La raffirmation que permet l'esprance est comprise dansLe Volontaire et l'involontaire comme une rconciliation . C'est quedans la souffrance, non moins que dans la faute, le mal est ce qui spare.tre rconcili signifierait alors, respectivement, goter la joie etretrouver l'innocence. Mais si l'esprance vise la rconciliation, elle n'apas le pouvoir de la produire; le mal reste pour elle un scandalequ'elle nous permet d'affronter mais non de surmonter. C'est pourquoielle n'opre aucune Aufhebung rassurante (ibid.). Elle reste, pour laconscience mme qui trouve en elle la force de dire nouveau oui lavie, la timide esprance (ibid., 376). Cette timidit est oppose lafois, dans la thse sur la volont, l'orgueil stocien et l'admirationorphique d'une nature aussi belle qu' inhumaine (VI, 441-451). Maisc'est la dialectique totalisante de la philosophie hglienne del'histoire qui est vise le plus souvent dans les textes ultrieurs. Aussibien, la vritable malice de l'homme n'apparat-[elle] que dans l'tat etdans l'glise, en tant qu'institutions du rassemblement, de la rcapitulation, de la totalisation ( La libert selon l'esprance , CI, 414).L'eschatologie de l'esprance est oppose alors la mtaphysique dusavoir absolu, et l'imagination potique de la fin du mal dtache de laspculation sur le sens global de l'histoire et relie aux lots de sens etd'intelligibilit qui se dessinent comme un archipel au sein de ce que lesgrands spirituels ont appel un "ocan d'ignorance" (

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    -l'essentiel tant que cette rconciliation n'est donne nulle partailleurs que dans les signes qui la promettent (ibid.) et qui obligent lephilosophe mettre ses pas dans ceux du pote. Mais ce n'est pas une,alors, ce sont trois formules qui expriment la manire dont l'esprancerelaie symboliquement l'affirmation originaire en dpit de ... ; grce ... ; combien plus ... (ibid.). Esprer est toujours, en effet,esprer en l'autre; et c'est toujours aussi - pour parler comme saintPaul, cit ici comme le premier des potes - croire que l o abondele mal, surabondera le bien.

    Le problme se pose alors de savoir si l'esprance est pensableindpendamment de la foi biblique. A la fin de sa thse sur la volont,Ricoeur s'interroge: jusqu' quel point est-il permis d'introduire l'esprance dans le champ d'une psychologie mme largement philosophique? (VI, 439). Mais il retourne immdiatement la question jusqu' quel point est-il possible d'en faire abstraction? . Le mmeretournement est opr dans un article qui porte la marque de ladoctrine kantienne des ides mais dont l'enjeu, diffrent, est celui del'unit du vrai, telle que l'implique l'effort des chercheurs dans laphilosophie comme dans les sciences. Cette unit est elle-mme, en effet, une esprance eschatologique qui anime les plus pres dbats etpermet de maintenir le dialogue toujours ouvert (HV, poche 68).Mieux vaut parler cependant dans ce cas, avec Kant, de foi rationnelleet distinguer celle-ci de la foi biblique -la question demeurant alors deleur ventuelle racine commune.

    thiqueSelon ce que Ricur a appel sa petite thique, constitue des

    tudes 7, 8, et 9 de Soi-mme comme un autre, il faut distinguer trois moments celui de la vise thique de ce qui estim bon, plusaristotlicien et tlologique, celui de la norme morale de ce qui s'impose

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    comme obligatoire, plus kantien et dontologique, et celui, proprementricurien, de la sagesse pratique.l. Appelons vise thique la vise de la vie bonne avec et pour autruidans des institutions justes)} (SA, 202). Ce ternaire relie le soiapprhend dans sa capacit originelle d'estime, au prochain, rendumanifeste par son visage, et au tiers porteur de droit sur le plan juridique,social et politique (RF, 80). L'autonomie du soi y apparatra intimement lie la sollicitude pour le proche et la justice pour chaquehomme)} (SA, 30).2. Quant au passage de l'thique la morale, avec ses impratifs et sesinterdictions, il [est] appel par l'thique elle-mme, ds lors que lesouhait de la vie bonne rencontre la violence sous toutes ses formes )}(RF, 80). Le respect d'autrui et mme de soi rpond au plan moral l'estime de soi et d'autrui qui fait l'amiti mutuelle du plan thique, demme que les principes d'une justice quitable rpondent au souhait duvivre ensemble qui institue le bien commun.3. Restera montrer de quelle faon les conflits suscits par le formalisme, lui-mme troitement solidaire du moment dontologique,ramnent de la morale l'thique, mais une thique enrichie par lepassage par la norme, et investie dans le jugement moral en situation )}(SA, 237), notamment ces situations de dtresse, o le choix n'est pasentre le bon et le mauvais, mais entre le mauvais et le pire)} (RF, 81). Lasagesse pratique consiste inventer les conduites qui satisferont le plus l'exception que demande la sollicitude en trahissant le moins possible largle)} (SA, 312).L'ordre syntaxique entre les trois moments est significatif, et Ricurrappelle: l .la primaut de l'thique sur la morale; 2. la ncessit pourla vise thique de passer par le crible de la norme; 3. la lgitimit d'unrecours de la norme la vise, lorsque la norme conduit des impassespratiques)} (SA, 201).

    Ces tudes thiques s'inscrivent dans une variation plus ample sur laquestion du sujet qui)} parle, agit, se raconte (identit narrative), se

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    tient pour responsable. Cette facult proprement thique de se tenir pourresponsable indique certes un sujet capable et agissant, mais indissociabled'un sujet passif, souffrant, vulnrable. On est responsable du fragile, et puissance indite responsabilit indite. C'est mme une des formules dela Rgle d'Or que de ne pas traiter autrui de faon le laisser sans contrepouvoir contre soi. L'quilibre rflchi de la double approche de Ricurconsiste rappeler ces deux faces, responsable et vulnrable, de l'huma-nit et leur dlicate articulation, prouve par exemple dans l'amiti: Tentons, pour conclure, de prendre une vue d'ensemble de l'ventailentier des attitudes dployes entre les deux extrmes de l'assignation responsabilit, o l'initiative procde de l'autre, et de la sympathie pourl'autre souffrant, o l'initiative procde du soi aimant, l'amiti apparaissant comme un milieu o le soi et l'autre partagent galit le mmesouhait de vivre-ensemble. Alors que dans l'amiti l'galit est prsup-pose, dans le cas de l'injonction venue de l'autre elle n'est rtablie quepar la reconnaissance par le soi de la supriorit de l'autorit de l'autre;et, dans le cas de la sympathie qui va de soi l'autre, l'galit n'estrtablie que par l'aveu partag de la fragilit, et finalement de lamortalit (SA, 224-225).

    Pourquoi le thme de la sagesse pratique est-il introduit par letragique? Cela indique que l'thique reste de part en part prise dans desconflits et des diffrends, parfois insolubles. Si j'ai choisi Antigone, c'estparce que cette tragdie dit quelque chose d'unique concernant le caractre inluctable du conflit dans la vie morale [... ] Ce qu'Antigoneenseigne sur le ressort tragique de l'action a t bien aperu par Hegeldans la Phnomnologie de l'Esprit et dans les Leons sur l'Esthtique, savoir l'troitesse de l'angle d'engagement de chacun des personnages(SA, 290). Il arrive que nous soyons dchirs entre deux thiques dedtresse: l'une assume le meurtre pour assurer la survie physique del'tat, pour que le magistrat soit l'autre assure la trahison pourtmoigner (RV, 247) d'une vise non violente.

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    Hermneutique critiqueL'hermneutique est l'art d'interprter un rve, une loi, un mythe, un

    texte. Il y a hermneutique l o il y a mcomprhension , ou doublesens. Le conflit des interprtations oppose d'abord une explicationarchologique et rductrice, selon ce que Ricur avait nomm leshermneutiques du soupon (Freud, Nietzsche, Marx), et une comprhension tlologique et amplificatrice (Hegel, Jaspers, Nabert). Or pourlui cette tension mme fait partie de l'interprtation: Expliquer plus,c'est comprendre mieux (TA, 22). Car le sens d'un texte peut dans lemme temps rpondre prcisment un contexte donn, et rpondre des questions radicales, vivantes en tous temps. D'un ct l'hermneutique mesure ainsi la distance introduite par les langages et l'histoire(distance entre nos contextes et ceux auxquels rpondaient ce texte). Del'autre elle rappelle l'appartenance irrductible du sujet interprtant aumonde qu'il interprte (appartenance du sujet interprtant la mmequestion que le texte interprt). Cette quation d'appartenance et dedistance donne peut-tre la bonne distance pour une lecture crdibleL'originalit de Ricur consiste ainsi ne pas sparer l'ontologie hermneutique des traditions issue de Heidegger et Gadamer, et la critique desidologies de Habermas ou l'exgse historique (TA, 362) Commenfonder les sciences historiques face aux sciences de la nature? Commenarbitrer le conflit des interprtations rivales? ces problmes sont proprement non considrs dans une hermneutique fondamentale; et cela, dessein cette hermneutique n'est pas destine les rsoudre, mais lesdissoudre (CI, 14).

    Par la suite, avec Du texte l'action, Ricur ne s'est pas tenu cettehermneutique critique, et y a adjoint de plus en plus une hermneutique potique. C'est d'abord que grce l'criture, le discoursacquiert une triple autonomie smantique: par rapport l'intntion dulocuteur, la rception par l'auditoire primitif, aux circonstances

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    conomiques, sociales, culturelles de sa production (TA, 31). L'tudelittraire des configurations proprement potiques du texte (mtaphores,rcits, etc.) fait voir une vrit du texte en aval, comme une interrogationneuve qu'il glisse dans les prsuppositions admises, et qui lui permettentde bouleverser les contextes successifs de sa rception. De mme qu'unesorte de rfrence seconde est ouverte au monde, le lecteur accde ainsi une navet seconde , post-critique La subjectivit du lecteurn'advient elle-mme que dans la mesure o elle est mise en suspens,irralise, potentialise. La lecture m'introduit dans les variationsimaginatives de l'ego. La mtamorphose du monde, selon le jeu, est aussila mtamorphose ludique de l'ego. (TA, 117) Enfin la pointe de cettepotique est thique, c'est une invitation habiter et agir le monde:Qu'est-ce qui reste interprter? Je rpondrai: interprter, c'est expliciter la sorte d'tre-au-monde dploy devant le texte. (TA, 114)Ricur parle d'une greffe de l'hermneutique sur la phnomnologie, comme si la dmarche de remonte l'originaire butait et seretournait vers le monde dj l: Ds que nous commenons penser,nous dcouvrons que nous vivons dj dans et par le moyen de mondes de reprsentations, d'idalits, de normes. En ce sens nousnous mouvons dans deux mondes le monde prdonn, qui est la limiteet le sol de l'autre, et un monde de symboles et de rgles, dans la grilleduquel le monde a dj t interprt quand nous commenons penser (AP, 295).Par ailleurs le dissensus hermneutique semble indpassable: C'estseulement dans un conflit des hermneutiques rivales que nous apercevons quelque chose de l'tre interprt: une ontologie unifie est aussiinaccessible notre mthode qu'une ontologie spare [... ] Mais cettefigure cohrente de l'tre que nous sommes, dans laquelle viendraients'implanter les interprtations rivales, n'est pas donne ailleurs que danscette dialectique des interprtations (CI, 23-27).Enfin notre condition hermneutique semble lie au fait central quechaque gnration doit rinterprter le monde o elle se dcouvre, et que

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    les paroles et les crits ne rpondent des questions qu'en en soulevandes nouvelles: Nous survenons, en quelque sorte, au beau milieu d'uneconversation qui est dj commence et dans laquelle nous essayons denous orienter afin de pouvoir notre tour y apporter notre contribution (TA, 48).

    Homme capableIl n'est pas rare de voir traiter quelqu'un d' incapable . La force de

    l'injure vient de ce qu'elle identifie la personne avec les capacits qui lufont dfaut. Cette confusion, au vrai, n'est pas sans fondement. L'identitdes personnes n'est pas, comme celle des choses, fonction de la possession de certaines proprits: elle est relative l'exercice de certainescapacits. Aussi la question Qui? reste-t-elle une question abstraite tanqu'elle ne signifie pas plus prcisment: qui parle? qui agit? quraconte? qui est responsable? Or ces questions, leur tour, impliquenl'attribution singulire de certains pouvoirs - de parler, d'agir, deraconter, de s'imputer ses propres actes. On pourrait leur ajouter ceux depromettre et de se souvenir. Ils constituent ensemble 1' hommecapable . Le jugement d'incapacit lui-mme les suppose: il n'a de sensque parce que l'homme qu'il juge avait d'abord t prsum capable. Cehomme capable n'en est pas moins, en effet, un homme faillible: c'esun homme capable aussi de mal faire. C'est de cet homme que Ricuravait plus anciennement trac le portrait. Il n'avait pas ignor cependanles ressources inemployes qui subsistent en lui. Ce sont ces ressourcesqu'il n'a ensuite cess d'explorer et qu'il a finalement runies dans lathmatique de l'homme capable. Apparue tardivement dans son uvrecette thmatique n'en constitue donc pas moins une clef de vote.

    C'est dans le Parcours de la reconnaissance qu'est expose compltement 1' hermneutique de l'homme capable , qui rassemble desremarques disperses auparavant dans divers ouvrages. Les diffrentes-4

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    figures du je peux y sont mises en continuit avec l'analysearistotlicienne de la praxis, dont elles tendent l'application et qu'ellesportent un degr indit de rflexion. La notion d' attestation ,voque par ailleurs, porte la marque d'une telle rflexion. Elle est dfiniedans ce contexte comme le mode de croyance attach aux assertions dela forme: "je crois que je peux" (PR, 142). Ce mode de croyance estncessaire l'accomplissement de nos capacits. Toutes s'enracinentcependant dans le fond actif de notre tre. Aussi tait-ce, dans un texteplus ancien, l'ontologie aristotlicienne de l'acte et de la puissance quitait sollicite pour donner son assise l'homme capable (RF, 96-97).Nos diverses capacits supposent une mme force d'affirmation. Ellesexpriment - pour parler comme Nabert, galement mobilis dans cecontexte - un mme dsir d'tre et un mme effort pour exister.Mais la croyance qui nous attache nos capacits n'a pas seulement sasource en nous-mmes. C'est ce que montre dj, dans L'Hommefaillible, l'analyse de la requte d'estime , o l'on peut discerner undsir d'exister, non par affirmation vitale de soi-mme, mais par la grcede la reconnaissance d'autrui (HF, 137). Car ainsi mon existence pourmoi-mme est tributaire de sa constitution dans l'opinion d'autrui(ibid.). L'imputabilit, sa manire, le montre: c'est un autre, encomptant sur moi, [qui] me constitue responsable de mes actes( Responsabilit et fragilit , Autres temps, n 76-77, 2003, p. 130). Etl'on peut penser plus gnralement que la reconnaissance de soi commeporteur de certaines capacits suppose la reconnaissance mutuelle (PR,225). Cette dernire ne peut pas tre spare cependant des formesconcrtes de la vie sociale. Elle dpend autant de l'conomie et des institutions que des valeurs et des reprsentations qui forgent nos diversesappartenances. Les capacits - rebaptises par A. Sen capabilits (thique et conomie, PUF, 1993) et assimiles des liberts dont dpendl'accomplissement de la vie proprement humaine (PR, 208 et suiv.) -peuvent tre alors revendiques comme des droits distincts de ceux qui

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    s'attachent aux biens extrieurs elles deviennent l'enjeu d'un combadont le sens est indivisment thique et politique.

    L'homme capable n'est pas seulement toutefois l'homme agissant : il se montre, dans tous ses combats, galement souffrant . C'esdonc un homme partag entre sa responsabilit et sa vulnrabilit. Unmme fil relie, en ce sens, la phnomnologie de la volont, l'anthro-pologie de l'homme faillible, et l'hermneutique de l'homme capable.

    Homme faillible

    Que veut-on dire quand on appelle l'homme faillible? Essentiellement ceci: que la possibilit du mal est inscrite dans la constitution del'homme (HF, 149). Il n'est pas ais cependant de dterminer quelstraits de sa constitution se rattache cette possibilit. L'ide de limitation , prise comme telle, n'y suffit pas plus que celle de finitudeavec laquelle elle tend se confondre. On doit lui prfrer l'ide de disproportion et concevoir celle-ci comme une relation tendue entre finitude et infinitude. En drivent tous les conflits qui nousopposent nous-mmes et dont nous cherchons en vain la solutionIntrioriss dans le sentiment, ils rvlent en nous une flure secrte(ibid., 157). Le concept de faillibilit reconduit non, alors, celui deculpabilit, mais celui de fragilit affective (ibid., 97). L'hommefaillible n'est pas l'homme coupable: c'est l'homme vulnrable. De lafaillibilit la faute, subsiste d'ailleurs une distance qui spare le malpossible du mal rel et que la libert ne peut franchir que par un . saut(ibid., 158).

    L' esquisse d'anthropologie philosophique dessine dansL'Homme faillible complte et encadre les remarques suscites dix ansplus tt par la dualit du volontaire et de 1' involontaire cettedualit est remise sa place dans une dialectique beaucoup plus vasteque domine, on l'a dit, l'ide de disproportion . Si cette ide est plus

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    riche que celle de limitation, c'est qu'elle fait apparatre la fois lesconflits qui structurent la ralit humaine et les mdiations que cesconflits appellent et qui soutiennent son effort pour exister. La recherchedu troisime terme , dans toute l'histoire de la philosophie, le signifie:qu'il s'agisse de connatre, d'agir ou de sentir, tre homme, c'estensemble souffrir le discord et oprer des mdiations (ibid., 23).Ces mdiations n'ont nullement, toutefois, le pouvoir de rsoudre ladualit humaine. A sa fragilit intrinsque, elles n'opposent qu'une synthse elle-mme fragile (ibid. 157). C'est ce qui fait l'impor-tance de la reprise du thme platonicien du cur avec lequel s'achvecette anthropologie de l'homme faillible: la mdiation la plus intrieureest aussi celle o s'atteste le mieux la fragilit constitutive de l'trehumain. Mais la question demeure, ce terme atteint, de savoir en quelsens cette fragilit est pouvoir de faillir (ibid.). Une chose, en effet, est la faiblesse constitutionnelle qui fait que le mal est possible, autre chosel'acte qui ralise cette possibilit. L'anthropologie, qui dcrit les structures gnrales de la ralit humaine, ne peut en dduire celui-ci. Il restedonc pour elle une nigme qu'exprime bien, justement, l'image du saut (ibid., 158-159). C'est ce point que s'impose, l'intrieur mmedu premier grand massif de la philosophie de Ricur, le tournantmthodique qui conduit de la phnomnologie de l'homme faillible l'hermneutique des symboles du mal: le hiatus de mthode entre laphnomnologie de la faillibilit et la symbolique du mal ne faitqu'exprimer le hiatus dans l'homme mme entre faillibilit et faute(ibid.). L'ambition pourtant demeure bien, mme alors, de comprendrel'homme, et d'chapper au dilemme auquel se rsume trop souvent lapense du mal: problme ou mystre. Aussi s'agira-t-il la fois, dans LaSymbolique du mal, d'interprter les signes dans lesquelles la volontexprime obscurment le sens de ses propres actes, et de rintgrer lesenseignements de cette interprtation dans une anthropologie plusvritablement philosophique (ibid.).

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    Comme il le remarque lui-mme dans Rflexion faite, Ricur n'ajamais repris, du moins sous cette forme, le thme de la faillibilit (RF29). Son sens de la fragilit des choses humaines , toutefois, est partouprsent. C'est ce que montrent en particulier ses contributions laphilosophie politique (L3, poche 15 et suiv. ; 235 et suiv.). Mais lavritable reprise du thme de l'homme faillible serait chercher plutdans le dernier chapitre de Soi-mme comme un autre, o les troismodalits d'altrit - celle du corps, celle d'autrui, celle de la consciencemorale - occupent une place comparable celle assigne alors auxfigures de la faillibilit (RF, 29).

    Identit narrative

    L'identit est souvent dfinie par la permanence. En latin, ainsiidentitas drive de idem le mme. Aussi parlons-nous de la mmechose ou de la mme personne. L'identit des personnes n'est pascependant, comme celle des choses, une identit substantielle: c'est uneidentit temporelle. Elle consiste moins, en outre, rester le mme(idem) qu' tre soi-mme (ipse). Elle conjugue donc deux traits - lammet}) et la miennet , la permanence et l'ipsit - dont laquestion est de savoir comment ils peuvent lui appartenir. La rponsetient dans la notion d'identit narrative, qui lie, comme son noml'indique, notre capacit d'tre nous-mmes et celle de raconter unehistoire dans laquelle nous puissions nous reconnatre.

    Introduite pour la premire fois dans la conclusion gnrale deTemps et Rcit, o elle est prsente comme le rejeton fragile issu del'union de l'histoire et de la fiction}) (TR3, 355), la notion d' identitnarrative forme le cur de la thorie de la personne dveloppequelques annes plus tard dans Soi-mme comme un autre. Ce qui est enjeu alors - si l'on se rfre une distinction labore dans ce premieouvrage - est moins la configuration que la refiguration du

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    temps par le rcit. Cette refiguration fait de notre vie elle-mme larsultante de toutes les histoires vridiques ou fictives que nousracontons son propos. Appele par les changements lis notresituation, elle a le sens d'une reprise continuelle de soi par soi. Une tellereprise associe la rptition et la diffrence. Elle ignore donc le fauxdilemme de la substantialit du soi et de sa dissolution dans le pur diversd'tats momentans. Parlant de nous-mmes, nous disposons, de fait, de deux modles de permanence dans le temps le caractre et la paroletenue (SA, 143). Or la seconde ne suppose nul noyau substantiel. Ellecorrespond plutt ce que Heidegger avait appel dans tre et Temps- pour distinguer prcisment la permanence du Dasein de celle de lachose physique - maintien de soi (Selbstiindigkeit). L'identit-ipse sedtache clairement alors de l'identit-idem. Comment pourtant tre soimme, sans rester le mme? Ne dit-on pas bon droit de l'homme fidlequ'il ne varie pas au gr des circonstances, que dans l'adversit on letrouve toujours prsent , etc. ? Le pouvoir du rcit est alors d'unirdialectiquement l'ipsit et la mmet (SA, 167 et suiv.). Cette dialectiquen'est pas moins cependant celle de l'ipsit et de l'altrit. L'identitnarrative n'est pas, en effet, celle d'un soi isol. Car le rcit, d'une part,compose la permanence et le changement; mais il est toujours, d'autrepart, un rcit plusieurs voix. C'est pourquoi la fin du rcit correspondranon, pour nous, avec la fin de notre vie, mais avec la fin de ce que lesautres en diront et en feront. Et cette fin qui pourrait ne jamais finir estl'objet d'une anticipation aussi originaire que celle de notre mort. Unetelle anticipation est ce grce quoi peut se maintenir un soiconfront constamment l'hypothse de son propre nant. Elle montreen quoi dire soi n'est pas dire moi - en quoi aussi la comprhensionnarrative de soi se distingue de celle que met au jour l'ontologie heideggerienne de la finitude. La porte ontologique de la notion d'identitnarrative importe moins, toutefois, que ses implications thiques etmorales. Elles sont celles que dveloppe la neuvime tude de Soi-mme

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    comme un autre et concernent notamment le rapport entre autonomie ehtronomie.

    L'identit assigne par le rcit l'est galement, selon Ricur, auxindividus et aux communauts historiques. D'o les deux exemplesqu'il met d'abord en parallle celui de l'exprience psychanalytiqueet celui de l'histoire de l'Isral biblique. Dans les deux cas, un sujet sereconnat dans l'histoire qu'il se raconte lui-mme sur lui-mme(TR3, 356). On peut se demander toutefois s'il s'agit d'un simple paralllisme - non tant parce que l'histoire de l'individu se confond pourpartie avec celle de sa communaut, que parce que l'individu seul peudevenir, par la grce du rcit, une personne proprement dite. Encorepeut-on lire, cet gard, l'aveu que l'identit narrative n'puise pasl'ipsit du sujet (ibid., 358).

    Imaginaire social, utopieRicur propose au dbut des annes soixante-dix ce concept d'ima

    ginaire social pour penser ensemble ces deux modalits antagonistes del'imagination collective que sont l'idologie et l'utopie: avec cet imaginaire double, nous touchons la structure essentiellement conflictuellede cet imaginaire (TA, 379). Partant du concept de non-congruencechez Mannheim, il est possible de construire ensemble la fonction intgrative de l'idologie et la fonction subversive de l'utopie (TA, 234). Endpit de l'opposition ordinaire entre l'institution et l'imagination, onpeut parler d'une imagination instituante, doublement ncessaire: ungroupe social sans idologie et sans utopie serait sans projet, sansdistance lui-mme, sans reprsentation de soi. Ce serait une socitsans projet global, livre une histoire fragmente en vnements tousgaux et donc insignifiants (TA, 325). En revanche le mal nat sur lavoie de la totalisation, il n'apparat que dans une pathologie de l'esp

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    rance, comme la perversion inhrente la problmatique de l'accomplissement et de la totalisation (CI, 414).

    Il s'agit d'une part de refuser la prtendue rupture des sciences et del'idologie: Il est peut-tre impossible un individu et encore plus ungroupe de tout formuler, de tout thmatiser, de tout poser en objet depense. [ .. ] Or il parat bien que la non-transparence de nos codesculturels soit une condition de la production de messages sociaux (TA,309). Mais d'autre part les fictions utopiques rouvrent le sens des ralitspossibles: Le monde de la fiction est un laboratoire de formes danslequel nous essayons des configurations possibles de l'action pour enprouver la consistance et la plausibilit. Cette exprimentation avec lesparadigmes relve de ce que nous appelions plus haut l'imaginationproductrice. (TA, 17).Disjoindre ces deux formes de l'imaginaire social serait livrer chacune ses dmons: l'idologie est alors assimile purement et simplement un mensonge social ou, plus gravement, une illusion protectrice denotre statut social, avec tous les privilges et les injustices qu'il comporte.Mais en sens inverse, nous accusons volontiers l'utopie de n'tre qu'unefuite du rel, une sorte de science-fiction applique la politique. [ .. ]Mais je ne voudrais pas m'arrter sur cette vision ngative del'utopie [ ... ] l'utopie est ce qui empche l'horizon d'attente defusionner avec le champ de l'exprience. C'est ce qui maintient l'cartentre l'esprance et la tradition (TA, 380-391).

    Cette conception de l'imaginaire social part d'une rflexion surl'imagination et sa fonction pratique et politique: avant d'tre uneperception vanouissante, l'image est une signification mergente [ .. ]rveillant des souvenirs dormants, irriguant les champs sensorielsadjacents (TA, 319). Seule une potique de l'imaginaire peut rpondreaux apories de l'imagination, et placer celle-ci la charnire du texte etde l'action. Il apparat que l'imagination est bien ce que nousentendons tous par l : un libre jeu avec des possibilits, dans un tat de

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    non-engagement l'gard du monde de la perception ou de l'actionC'est dans cet tat de non-engagement que nous essayons des ides nouvelles, des valeurs nouvelles, des manires nouvelles d'tre au monde. (TA,220)Ricoeur taye la distinction kantienne entre l'imagination reproductriceet l'imagination productrice par la dualit introduite par R. Koselleckentre l'espace d'exprience et l'horizon d'attente. L'attente ne se laissepas driver de l'exprience: l'espace d'exprience ne suffit jamais dter-miner un horizon d'attente. Inversement, il n'est point de surprise pouqui a un bagage trop lger. Il ne saurait souhaiter autre chose. Ainsiespace d'exprience et horizon d'attente font mieux que de s'opposepolairement, ils se conditionnent mutuellement. Cela tant, le sens duprsent historique nat de la variation incessante entre horizon d'attenteet espace d'exprience. (TA, 273)

    Initiative2

    L'initiative est une intervention de l'agent de l'action dans le coursdu monde, intervention qui cause effectivement des changements dans lemonde (SA, 133). Pour penser l'initiative, il faut rsolument renversel'ordre de priorit entre voir et faire, et penser le commencement commeacte de commencer. Non plus ce qui arrive, mais ce que nous faisonsarriver (TA, 269). Et si le monde est la totalit de ce qui est le cas, lefaire ne se laisse pas inclure dans cette totalit [... ] le faire fait que laralit n'est pas totalisable (TA, 270) et que le monde n'est pas fini.

    L'initiative prend donc son dpart dans un je peux inscrit dansun corps propre, l'intersection entre le rgime physique des causalitset le rgime subjectif des intentions et motivations, et cette situation ducorps propre donne un ensemble de pouvoirs et de non-pouvoirs donl'agent a la familiarit (SA, 135 et 377). L'action intervient l'intersection d'un des pouvoirs de l'agent et des ressources du systme (TA

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    271). Ce modle mixte de l'action prpare l'cart fondamental del'thique et de la morale, parce qu'il conjoint des segments tlologiques, justiciables du raisonnement pratique, et des segments systmiques, justiciables de l'explication causale (SA, 134). On peut mmedire qu'il vise la conjonction entre une ontologie des intentions-ipse etune ontologie des vnements-idem (SA, 107).C'est alors que, de la mme manire qu'un texte se dtache de sonauteur, une action se dtache de son agent et dveloppe ses propresconsquences [ . . ] non seulement parce qu'elle est l'uvre de plusieursagents, de telle manire que le rle de chacun d'entre eux ne peut tredistingu du rle des autres, mais aussi parce que nos actes nouschappent et ont des effets que nous n'avons pas viss (TA, 193). Parses consquences mais aussi par ses effets perlocutoires, l'importance del'action dpasse sa pertinence dans son contexte initial. D'o tous lesproblmes lis l'ascription, l'imputation d'une action (PR, 146-150)et une responsabilit qui ne saurait ni tre rduite par l'abolition del'agent, ni rendue infinie par son exagration (PR, 163).Enfin l'initiative s'inscrit dans la dure non seulement par la responsabilit de ce dont l'agent a t cause, selon un paradigme de l'identitmmet et de la mmoire, mais aussi par la persvrance de la pro-messe comme performatif: ce commencement aura une suite, et lapromesse est l'thique de l'initiative (TA, 272). Par elle je m'engagedevant autrui maintenir mon agir au travers du temps, selon un paradigme de ['identit-ipsit. Mais l encore, de mme qu'il faut clbrer lafiabilit des promesses dans la confiance au langage et aux institutions,de mme il faut en accepter la faiblesse, car on peut rompre une pro-messe (PR, 194), et la prophtie rappelle qu'il y a des promesses oublies.

    Aux apories d'une rflexion qui ne parvient pas lier un prsentvif mais subjectif et un instant quelconque mais inscrit dans le cours dumonde, peuvent rpondre la fois le rcit et l'action, qui se situent dansun tiers temps mixte (TA, 266). Ils rpondent d'ailleurs tous deux aussiaux apories du mal, qui n'est pas ce qu'on peut expliquer, mais ce contre

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    quoi il faut agir, mme s'il dborde toute prtention pratique le puniet le rparer, l'liminer (M, 40).La question nietzschenne du prsent historique et de sa force d'interruption ou de rinterprtation du pass se pose propos de la dimensioncollective et politique de l'initiative, qui se situe l'intersection entre unhorizon d'attente et un espace d'exprience: d'une part il faut rsister la sduction d'attentes purement utopiques: elles ne peuvent que dsesprer l'action [... ] ; il faut d'autre part rsister au rtrcissement del'espace d'exprience. Pour cela il faut rsister la tentation de considrele pass sous l'angle du rvolu [ .. ], rouvrir le pass, raviver en lui despotentialits inaccomplies, empches, voire massacres (TA, 275-276) C'est pourquoi il est peut-tre raisonnable d'accorder cette initiativecommune, ce vouloir vivre ensemble, le statut de l'oubli (SA, 230).L'initiative est prpare par l'imagination, parce qu'il faut prendre unedistance avec ce monde pour faire apparatre un autre monde possible c'est dans l'imaginaire que j'essaie mon pouvoir de faire, que je prendsla mesure du je peux. Je ne m'impute moi-mme mon propre pouvoiren tant que je suis l'agent de ma propre action, qu'en le dpeignant moi-mme sous les traits de variations imaginatives sur le thme du jepourrais, voire du j'aurais pu autrement si j'avais voulu (TA, 225). Et lefaire narratif re-signifie le monde dans sa dimension temporelle, dans lamesure o raconter, rciter, c'est refaire l'action selon l'invite dupome (TRi, 122).

    Innocence

    L'innocence est le vu qui accompagne l'aveu de la faute. C'esl'esprance qu'a l'homme coupable de pouvoir mieux que les actions qule condamnent aux yeux du monde. Dire que l'homme est si mchanque nous ne savons plus ce que serait la bont , c'est, en effet, ne riendire du tout; car si je ne comprends pas le "bon", je ne comprends

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    pas le "mchant" aussi originaire que soit la mchancet, la bont estplus originaire encore (HF, 160). Nous n'avons pas, certes, d'exprience de cette origine: elle peut tre seulement imagine par la voie dumythe. Mais le mythe de l'innocence nous reprsente un pass riche devirtualits inaccomplies. Plac avant celui de la chute de l'homme, ilnous empche d'attribuer ce dernier une mauvaise nature et nous aide penser le bien dont, malgr tout, il reste capable. Ce que nous pouvonsesprer alors, une fois le mythe reconnu comme mythe, est une seconde innocence c'est, pour la rflexion mme la plus critiquecomme dans la vie mme la moins pargne par le mal, la ralisation del' esprit d'enfance (KI, 392).

    Il faut distinguer entre les deux expriences qui introduisent lapense paradoxale d'une innocence toujours dj perdue et toujoursencore espre: l'exprience de la faute et celle de la rflexion. Il s'agit,d'un ct, de dlivrer l'homme du fardeau d'une culpabilit rputeconstitutive de son tre. C'est le tort de la doctrine augustinienne du pch originel d'avoir interprt dans ce sens le mythe de chute dela Gense. La culpabilit n'est concevable en vrit que sur fondd'innocence (GM et KI, 143). D'o la contingence de ce mal que lepnitent est toujours sur le point de nommer sa nature mauvaise (SM,391-392). Rousseau l'a, le premier, gnialement compris (ibid., 392).Mais la critique de la thologie augustinienne trouve sa meilleure cautionphilosophique dans la doctrine kantienne du mal radical. Selon Kant, eneffet, pour radical que soit le mal, il n'est pas originaire il est la corruption par l'homme de sa disposition primitive au bien(La Religion dans les limites de la simple raison, l, 4). L'imagination del'innocence est alors le moyen de faire saillir cette disposition et detrouver en elle des raisons d'esprer (CI, 393-415). Elle permet, enl'occurrence, de replacer l'accusation dans la lumire de la promesse(CI, 341) et le pch lui-mme dans la perspective de la grce. Cette grceest exemplairement celle du pardon, avec lequel s'achve en un certainsens la pense du mal inaugure dans la Philosophie de la volont. Le

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    pardon rend l'homme coupable sa premire disposition au bien (MHO,640). Ille reconnat capable d'autre chose que de ses dlits et de sesfautes (ibid., 642). Dfini anciennement comme la mmoire del'innocence (KI, 393), il est donc plus proprement la chance offerted'une seconde innocence. Il n'y a pas seulement, toutefois, l'exprience du mal, il y a encore l'exprience de la rflexion entrane daI:1s laspirale desschante de la critique. Non que la critique soit un mal elleest le rgime normal de la rflexion philosophique. Celle-ci ne sauraitd'ailleurs rester l'cart des bouleversements provoqus par la scularisation et par le progrs des sciences et des techniques. Ces bouleversements touchent l'ensemble de nos croyances hrites. Ils nous ont faitperdre pour jamais notre premire navet . Nous SOmmes tous, en cesens, des enfants de la critique (SM, 482-484). Mais nous pouvonsnanmoins, nous modernes , dpasser la critique par la critique ettendre vers une seconde navet (ibid.) - expression prfre dans cecontexte celle de seconde innocence . Il s'agit alors non de dtruiremais de revivifier la croyance. Cette conjonction de la critique et dela croyance (ibid.) dfinit l'intention mme de l'hermneutique deRicur. Oppose trs tt la hargne intellectuelle de 1' hypercritique (HV, poche 39), elle fait pice galement une hermneutiquequi ne dpasserait pas l'tape du soupon et une rflexion rduite elle-mme. Son origine se trouve sans doute chez G. Marcel, qui opposelui-mme une rflexion primaire et une rflexion seconde - l ' unevoue la critique, l'autre reverse l'existence et son mouvementinitial d'affirmation.

    Seconde innocence , seconde navet : il y a plus qu'uneressemblance formelle entre le chemin qui mne de l'homme coupable l'homme capable de commencer nouveau, et celui par lequel larflexion dpasse le stade de la critique et convertit sa ngation en affirmation. Il faudrait cependant, en comparant sur ce point la pense deRicur avec celles de Kierkegaard et de Nietzsche, demander s'il--6

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    appartient au philosophe, en tant que philosophe, de suivre jusqu'aubout ce chemin.

    Juste

    L'ide du juste n'est autre que l'ide du bon considr dans lerapport autrui (Ricur, d. de l'Herne, Paris, 2004, p. 288), et tenirla justice pour une vertu [ .. ] c'est admettre qu'elle contribue orienterl'action humaine vers un accomplissement, une perfection, dont lanotion populaire de bonheur donne une ide approche (LI, 178).Cependant, le sens de l'injustice n'est pas seulement plus poignant,mais plus perspicace que le sens de la justice; car la justice est plussouvent ce qui manque et l'injustice ce qui rgne, et les hommes ont unevision plus claire de ce qui manque aux relations humaines que de lamanire droite de les organiser. (LI, 177) Le juste qualifie en dernireinstance une dcision singulire prise dans un climat de conflit etd'incertitude, et l'quit s'avre ainsi tre un autre nom du sens de lajustice, quand celle-ci a travers les conflits suscits par l'applicationmme de la rgle de justice (LI, 269).

    Les trois usages du juste exposs ci-dessus montrent qu'il se situedans une tension entre plusieurs registres, l'intersection entre deuxaxes. Sur le premier axe, le juste marque le dploiement d'une visethique, d'une orientation tlologique, lorsque l'ide du bon se tournevers autrui, passe du soi l'autre, non seulement proche mais aussilointain. Ce pas du prochain au lointain, voire de l'apprhension duprochain comme lointain, est aussi celui de l'amiti la justice. L'amitides relations prives se dcoupe sur le fond de la relation publique de lajustice. Avant toute formalisation, toute universalisation, tout traitemenprocdural, la qute de justice est celle d'une juste distance entre tous leshumains [ ... ] ; je verrais volontiers dans la vertu d'hospitalitl'expression emblmatique la plus approche de cette culture de la juste

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