Pas de deux - Oulipo · de quoi je suis capable ! Pas un cri de plus ou je vous taille la langue !...

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La Bibliothèque Oulipienne numéro 120 Jacques Jouet et Olivier Salon Pas de deux comédrame booléen BO 9 ep 4_BO 24/10/2014 16:37 Page140

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La Bibliothèque Oulipiennenuméro 120

Jacques Jouet et Olivier Salon

Pas de deuxcomédrame booléen

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Nuit. Une forêt sombre. La Comtessetient en joue le Marquis.

La ComtesseVous savez parfaitement de quoije parle.

Le MarquisReprenez-vous. Je n’en ai aucuneidée.

La ComtesseRestez où vous êtes !

Le MarquisQuoi ?

La ComtesseVoyons, Marquis… ne faites pasl’imbécile.

Le MarquisVous avez ma parole.

La ComtesseVotre parole, je l’ai déjà eue suffi-samment. Je ne l’ai pas trouvéeplus solide qu’un escalier de sableou qu’un balcon de beurre.

Julie est seule au bord d’une petiteroute de campagne bordant la forêt.Elle est assise sur le talus et semblecontrariée. Elle attend. Bruit de véhi-cule ; elle se lève, met sa main envisière, puis fait de grands signes. Onentend un bruit de freinage. Kevindescend de sa voiture.

KevinVous êtes en panne, Mademoi-selle ?

JulieBen vous le voyez bien ! Oh,excusez-moi, ce n’est pas commecela que je voulais le dire.

KevinVoulez-vous que nous recom-mencions ? Vous êtes en peine,Mademoiselle ? Euh, qu’est-ceque je raconte à mon tour ! Vousêtes en panne, Mademoiselle ?

JulieOh, comme vous tombez bien !Figurez-vous que cela fait plusd’une heure que j’attends sur le

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Scène 1

Ce fut François Le Lionnais qui lança l’idée de « théâtre booléen »(Oulipo, La Littérature potentielle, pp. 263-264), idée que releva PaulFournel dans sa pièce Foyer-Jardin, (La Bibliothèque Oulipienne, n° 99).

Ici, nous reprenons la proposition de faire jouer deux pièces différentes enun même temps, sur un même lieu. D’abord, les deux pièces ne communiquentpas. Ensuite, ça se complique un peu, comme on va voir.

Il fallait faire un choix de mise en page pour la lecture des yeux. Les deuxpièces sont en deux colonnes séparées. Bien entendu, les répliques doivent s’inter-caler à la scène, et non se couvrir mutuellement. Les metteurs en scène jugeronts’il faut fixer l’intercalation ou laisser les acteurs se surprendre et nous surprendre.

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Le MarquisDu royaume.

La ComtesseLe royaume est mal en point. Leroi va se salarier. Vos compli-ments ont mauvaise haleine. Vousmangez trop de viandes faisan-dées.

Le MarquisComtesse…

La ComtesseMarquis ?

Le MarquisJe ne suis pour rien dans cetteaffaire, je vous le jure.

La ComtesseVous mentez.

Le MarquisAttendez…

La ComtesseNe vous approchez pas !

Le MarquisJe vous obéis.

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KevinRacontez-moi simplement cequi s’est passé.

JulieC’est tout simple. Je roulais tran-quillement, et brusquement lavoiture a fait une embardée ; j’aivoulu rectifier la direction, maisj’avais l’impression de conduireun cheval fou, un cheval sauvage,et j’ai fini tant bien que mal parm’arrêter dans le fossé, et je croisbien que j’ai crevé un pneu.

KevinC’est tout de même moins graveque de crever un peu.

JulieOh ! vous êtes gonflé, vous. Sivous ne vous êtes arrêté que pourfaire de l’esprit…

KevinMais non, j’essaye de dédramati-ser. Après tout, vous avez eu unaccident, mais vous n’êtes pasblessée. Vous êtes sauve, et bientôtsauvée. Vous voyez bien qu’il n’ya rien de grave, Mademoiselle…Mademoiselle comment déjà ?

Le MarquisVous n’allez pas tirer, tout demême…

La ComtesseRestez où vous êtes. Je vais tirer.Avec un peu de chance, je vousmanquerai, peut-être.

Le MarquisVous êtes le meilleur fusil de laprovince.

La ComtesseTout de même, vous vous souve-nez de cela ! Mais jusqu’ici celane m’a servi de rien d’être lemeilleur fusil de la province.

La Comtesse baisse le fusil, tout enlaissant le canon orienté vers leMarquis.

Le MarquisLa plus belle Diane de la pro-vince.

La ComtesseNaguère, vous disiez : duroyaume. La plus belle dame duroyaume.

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bas-côté de cette route, et si j’aivu trois voitures passer, c’est bienle maximum.

KevinEt les goujats ne se sont pas arrê-tés ? À quelle époque vit-on,pour laisser une si jolie personnesur le carreau sans envisager delui prêter main-forte ? Faut-ilque ces gens n’aient ni cœur,ni…

JulieNi quoi ?

KevinNi… ni yeux tout simplement.Au fond, ils ont dû passer rapide-ment sans même vous apercevoir.(Il fredonne un air : « … vous quipassez sans me voir… ») Il est vraique vous êtes mal placée, là, ensortie de virage. C’est surtoutqu’on ne s’attend pas à voir surgirquelqu’un du fond des bois.

JulieVous croyez peut-être que j’aichoisi mon endroit ? Pardonnez-moi encore, mais je suis tellementénervée.

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cadavre troué n’accablera per-sonne en particulier. Personne,sinon l’air du temps, l’air de cestemps qui sont troublés.

Le MarquisVous ne les troublerez pas davan-tage encore.

La ComtesseJe vais me gêner.

Le MarquisSaurai-je au moins le chefd’accusation ?

La ComtesseL’innocence vous va mal. Restezoù vous êtes.

La Comtesse répaule son fusil.

Le MarquisVous me faites peur et je n’aijamais eu autant envie de vous. Lapremière fois, vous m’avez ditque j’étais touchant.

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Julie, riant.Non, non, il est acteur de cinéma.Il interprète le rôle d’Armanddans un film en costumes.Armand est une sorte de nobliaude province pendant la révolution.

Kevin, d’abord décontenancé.Ah ?… Mais voilà qui est pas-sionnant. En réalité, on a bien dela chance d’avoir une si joliefemme à ses côtés. S’il ne tenaitqu’à moi… (Il la serre de plus près.)

Julie, d’un ton peu convaincu.Voyons, ressaisissez-vous !

KevinMais c’est bien mon intention : jene me ressaisis que pour vous res-saisir. Avouez que la situation estcocasse. Nous voilà tous deux quine nous connaissions pas il y acinq minutes en train de deviseren pleine forêt bras dessus brasdessous comme…

JulieComme des frère et sœur. Maisvoyons, vous n’imaginez pas !Vous savez, mon mari pourraitfort bien débarquer brusquementlà, devant nous !

La ComtesseFine gachette, rappelez-vous.

Le MarquisOui, la meilleure.

La ComtesseIl y a beaucoup d’exécutionshâtives, ces jours-ci, dont sontvictimes l’habit, la perruque et laparticule de citoyens trop biennés, même si par lâcheté, avecprécipitation, ils ont prêté ser-ment à Mirabeau. La poudre demon arme va s’unir à celle devotre perruque, bien qu’elles nesoient pas de même nature.

Le MarquisQue voulez-vous dire ?

La ComtesseVotre voix chevrote. Les chevro-tines font de belles déchirures.Bientôt, vous serez à mon tableauet je serai la seule à savoir quevous l’êtes.

Le MarquisNon…

La ComtesseTrouvé ici dans la forêt, votre

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Julie, s’approchant de Kevin.Je m’appelle Julie.

KevinVous permettez que je vousappelle Julie ? Je crois que celasera plus simple. Et de mon côté,c’est Kevin.

JulieBon ben voilà, les présentationssont faites, mais ma voiture esttoujours dans le fossé.

KevinNe soyez pas trop pressée. Tenez,Julie, marchons un peu ensemble,cela nous permettra de mieuxréfléchir à la façon de vous tirerd’affaire. (Il prend Julie par le bras.)

JulieJe dois vous avertir que je ne suispas Mademoiselle Julie, maisMadame Julie, et que ce n’est paspar hasard que je me trouvais parlà : j’allais chercher mon mari quitravaille aujourd’hui dans cetteforêt, et j’étais presque arrivéelorsque j’ai eu ce stupide accident.

KevinIl est bûcheron, votre mari ?

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La ComtesseOù est mon enfant ? Qu’as-tufait de lui ? Marquis, chien !

Le MarquisJe ne sais pas de quoi vous voulezparler.

La ComtesseAlors, je vais vous renseigner.C’était aussi le vôtre.

Le MarquisPeut-être. Ce n’est pas sûr.

La ComtesseC’était le vôtre. Il n’empêche,vous n’en vouliez pas. Moi, si.C’était un enfant de qualité. Iln’avait pris que vos bons côtés :vous en aviez, alors. Qu’en avez-vous fait ?

Le MarquisDe mes bons côtés ?…

La ComtesseDe mon enfant.

Le MarquisVous savez où il se trouve, à flancde colline dans le petit cimetièrede famille. Je n’y suis pour rien.

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KevinC’est-à-dire que vous vous inter-disez l’accès aux fantaisies.

JulieEnfin, vous en avez de bonnes ! Jeviens d’avoir un accident, ma voi-ture est hors d’état de marche,tous mes plans sont contrariés etvous ne me parlez que fantaisies !

KevinTout va s’arranger, puisque je suislà.

JulieJe ne sais même pas de quoi vousêtes capable.

KevinNe vous inquiétez de rien.

JulieMais que proposez-vous, à la fin ?

KevinNous pourrions faire plus ampleconnaissance sur ce petit banc demousse, là-bas, au fond de la clai-rière ; puis, je vous raccompagne-rais où bon vous semble. Voussavez, il n’y a rien de mieuxlorsqu’on a des soucis que de

La ComtesseVous ne me toucherez plus.

Le MarquisNe puis-je vous rappeler ?…

La ComtesseNe rêvez pas de soulever cettebranche ! Je tire ! Redressez-vous !

Le Marquis, affolé, furieux.À moi ! On assassine !

La Comtesse sort un poignard dechasse et le brandit, fusil d’une main,poignard de l’autre.

La ComtesseOn ne vous entend pas. On nevous entendra pas. On ne vousentendra plus. Vous m’avez déjàvue à la curée, quand le sanglierest encore dangereux. Vous savezde quoi je suis capable ! Pas uncri de plus ou je vous taille lalangue ! Je l’ouvre par le milieu.Une langue à deux langues, maisavec elle, vous ne parlerez pasdeux langues : plus une seule !

Le MarquisQuoi ? Cette femme est une folle !

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KevinComme le loup !

Julie, tout près de Kevin.Ne plaisantez pas avec ces choses-là : il est de ces hommes qui sontdéjà loups avant même qued’avoir croqué leur première bre-bis, et qui, une fois la chose faite,deviennent des jaloux, de ter-ribles jaloux. En réalité, il est lajalousie même.

KevinLa jalousie, c’est comme unefenêtre entrouverte, n’est-ce pas ?Me permettriez-vous, chère Julie,d’y faire une incursion ? (Kevin aun geste entreprenant.)

JulieVous êtes terrible, vous alors !Vous commencez par une petiteexcursion dans les gorges desbois, et vous enchaînez par uneincursion dans l’émoi des gorges.

KevinAllons, Julie, laissez-vous faire.

JulieMais devant tant d’audace, je de-meure interdite.

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La ComtesseCriez, criez. Votre frère ne vien-dra pas.

Le MarquisArmand ! Ici !

La ComtesseOn vous tuera, c’est certain.

Le MarquisMais non !

La ComtesseC’est presque chose faite. Avantcela, je veux voir vos chaussespleines.

Le MarquisJe n’y suis pour rien.

La ComtesseLa cordelette…

Le MarquisQuoi, la cordelette ? Vous l’avezdit… Les paysans exécutent

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KevinJe dirais plutôt une résistanceincertaine, n’est-ce pas ?

JulieEt… cela vous arrive souvent dedépanner les jeunes femmes ?

KevinComment vous dire ? Disons queje ne provoque pas l’occasion,mais que lorsqu’elle se pré-sente…

Julie, minaudant, et s’asseyant dans la clairière.

Et vous me trouvez comment ?

KevinAh mais charmante, je vous l’aidit, et même ravissante.

JulieVous savez quoi, vous avez réussià me faire oublier l’accident, lessoucis, et même mon rendez-vous. Finalement, vous n’êtes passi mal que cela.

KevinComme c’est gentil !

C’était simple. C’était convenu. Jevous le laissais très volontiers. Je nelui voulais pas de mal. Pourquoiaurais-je cherché à le mettre là ?

La ComtesseEt pourtant… un enfant… ildormait sous la fenêtre ouverte.Le plus bel enfant de la terre, avecses boucles collées au front par lasueur du jeu. Il avait joué, la veilleau soir, jusqu’à l’épuisement,repassé tour à tour tous les jeuxde la terre, comme s’il savait qu’iln’aurait plus jamais l’occasion des’y livrer. J’étais presque aussi fati-guée que lui. Vous êtes venu.Vous ne songiez qu’à me prendreà la sauvette. Une petite visitesous mes jupes arrière.

Le MarquisComtesse…

La ComtesseCette morsure au coin deslèvres… vous portez encore latrace de mes dents.

Le MarquisVous m’aviez, il est vrai, morduprofondément. (Il crie.) Monfrère ! on me tue !

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faire diversion : on oublie toutpour un temps et on a les idéesplus claires quand on retourne àla situation initiale.

JulieAlors je vous suis, si toutefoisnous n’allons pas trop loin.

KevinÀ la bonne heure ! Que dites-vous de cette forêt ?

JulieAu début, on croit à une arméed’ombres, menaçante bien sûr. Etpuis, on se rend compte que c’estplutôt un autre monde, unmonde de géants débonnaires quise pencheraient sur les humainsavec bienveillance, en dodelinantlégèrement leur tête complai-sante, comme pour approuver,comme pour encourager…

KevinVous voyez bien que vous savezvous laisser aller.

JulieMais il subsiste toujours une cer-taine résistance.

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Entre Armand

Scène 2

ArmandQu’est-ce que vous faites-là, tous les deux ?Voilà des heures que je tourne dans cette forêt.Si je m’attendais...

La Comtesse, menaçante.Restez où vous êtes !

Le Marquis, rassuré.Mon frère ! C’est vous !

JulieAh ! Enfin te voilà !

Kevin, à part.Fiel son mari !

ArmandOn dirait que vous ne m’attendiez pas tous avecle même enthousiasme !

La ComtesseDétrompez-vous. Soyez lebienvenu, monsieur.

KevinAttendez… Je peux tout vousexpliquer.

ArmandVraiment ?

beaucoup ces temps-ci. Ils sontexpéditifs. Je n’y suis pour rien.

La ComtesseC’est vous qui avez tenu la corde-lette.

Le MarquisMoi ?

La ComtesseVous.

Le MarquisQui le prouve ?

La ComtesseVotre question le prouve. Etencore un bouton de votre habitque je vous ai presque arraché dansnotre bataille honteuse de sauvagessexuels. Le bouton était sur le petitlit, plus laid qu’une pustule. Je vaisvous tuer, Marquis.

Le MarquisCela ne se peut !… Il doit yavoir...

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Julie, lui prenant la main.J’ai l’impression de pouvoir enfinvous regarder, et je vous trouvetrès séduisant. Mais je medemande si vous n’en abusez pasun peu.

KevinComment peut-on abuser decharme ? Le charme répond aucharme, voilà tout.

Julie, sur le ton de la confidence.Vous savez, moi je marche aucharme… et je craque facile-ment. Dès qu’on me fait les yeuxdoux, j’ai l’impression de tomberamoureuse. C’est si léger de selivrer ainsi, tout entière, dansl’ivresse d’un abondant abandon.

KevinQuand je pense que tout àl’heure…

JulieSois gentil, ne remue pas le passé.(Elle l’embrasse.)

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La ComtesseJe préfèrerais que vous restiez endehors de cette histoire, mon-sieur. Veuillez nous laisser.

Le MarquisRestez, mon frère.

KevinMais voyons, vous n’allez pas faireune histoire pour si peu.

ArmandJe ne déteste pas les histoires à condition d’enconnaître parfaitement tous les tenants et lesaboutissants. Et jusqu’ici j’ai le sentiment de n’enmaîtriser que des bribes. Je suis un hommed’honneur et j’estime avoir droit à toute la vérité.

La ComtesseOh, vous l’aurez !

JulieUne vérité toute simple, en vérité.

ArmandÉcoutez-moi donc. La vie en communauté, lavie en société est fondée sur la confiance res-pective et réciproque entre ses membres. Dèslors que celle-ci présente un accroc, et ce quellequ’en soit la raison, les repères traditionnelscommencent à s’effriter, puis s’effondrent et lesystème entier se disloque. Le détail de votreaffaire m’intéresse peu : ce que je constate, c’estqu’il met en péril un équilibre de longue date.

La ComtesseÊtes-vous connaisseur en spec-tacles ultimes ? Merci de venirassister à l’exécution de votrefrère.

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JulieC’est-à-dire que…

ArmandEnfin m’expliquerez-vous ?

Le MarquisCette femme est dangereuse.

JulieVoilà, je venais te chercher, et j’aidérapé sur cette route. La voitureest dans le fossé.

ArmandToutes les routes que nous empruntons sontdangereuses.

La ComtesseProfitez une dernière fois de lavue de votre frère, monsieur, caril est presque un mort.

JulieMais enfin, il ne s’est rien passé,ou presque.

ArmandEt c’est bien de ce presque que je veux entendreparler. Je désire avoir une sérieuse explicationavec vous.

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ArmandEt pourtant, cela va vous coûter cher.

La ComtesseSeulement la vie.

Le MarquisPfff… une passade !

KevinJe ne vois guère ce qu’il y aurait àréparer.

JulieIl y a pourtant le dépannage, etpuis aussi les frais de réparationdu véhicule.

KevinÀ la fin, me croirez-vous : je n’ysuis pour rien.

ArmandC’est ce que nous allons voir. Mais apparem-ment il n’y a pas que cela.

Le MarquisVous savez tout, mon frère ?

KevinQue voulez-vous dire ?

ArmandVous savez très bien ce que je veux dire. La situa-tion dans laquelle je vous ai trouvés tous les deuxn’avait malheureusement rien d’équivoque.

La ComtesseUne question : êtes-vous solidairede votre famille jusque dans sescrapuleries ? Vous parlez à unefemme anciennement séduite,monsieur.

Le MarquisIl y a les Petites-Maisons, pour desemblables femmes !

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KevinCertes votre théorie est séduisante,mais interdit-elle alors de portersecours à son prochain ? Je vousdemande instamment d’écouter lerécit de notre aventure, euh… denotre mésaventure. (À Julie.) Tenez,vous n’avez qu’à lui raconter.

Julie, À Armand.Voilà, je venais te rejoindre quandj’ai aperçu ce jeune homme quifaisait de grands signes sur la route.Je distinguais mal, et en m’appro-chant, je l’ai brusquement vu justedevant moi ; j’ai fait une embardéepour l’éviter, j’ai dû heurter unepierre ou je ne sais quoi, qui a jetéla voiture dans le fossé.

KevinAlors ça, c’est la meilleure !

ArmandC’est donc bien vous qui êtes responsable.

Le MarquisMais je proteste ! Cette femmem’a littéralement sauté dessus. Jene suis pas de bois.

KevinMais enfin, vous n’allez pas croireces balivernes !

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ArmandCertes, c’est bien là mon intention.

Le MarquisQu’allez-vous faire ?

KevinEh bien, eh bien, qu’attendez-vous de moi ?

Armand, à la Comtesse.Ceci sera l’objet d’un accord amiable.

La ComtesseQue voulez-vous dire ?

KevinJe suis homme de parole, mais jevous préviens que je ne me laisse-rai pas berner. Et j’ai l’impressionque vous tentez d’abuser…

JulieVeux-tu que je négocie moi-même ?

Armand, entraînant la Comtesse et Julie vers la coulisse.Est-ce que je ne suis pas armé ? C’est moi quivais faire le travail. Il ne faut pas voir cela de tropprès. À tout de suite, ma chère.

La ComtesseNe me touchez pas ! Je demeure àdistance. Sachez que je vous tiensen joue. Tuez-le si ça vous chante.Après tout, tué par son frère, mavengeance ne serait que meil-leure… Quant à moi, je vous tue-rai après si vous faites mine de metoucher encore. (Elle sort.)

JulieNe traîne pas. Tu sais combienj’ai horreur de cela. (Elle sort.)

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La ComtesseIl est vrai. Mon fusil est très bienchargé.

KevinQuelle mascarade ! C’est lemonde à l’envers ; voici que lesrôles sont inversés à présent !

ArmandOui, c’est ce que je voulais dire.

La ComtesseVous connaissez l’histoire de monenfant…

KevinC’est ce qui s’appelle faire unenfant dans le dos, ou je ne m’yconnais pas !

ArmandMais de quel enfant parlez-vous donc ?

Le MarquisElle est folle. C’est bien fini. Je neveux plus la voir.

KevinNon, non, ce n’était qu’une ex-pression !

ArmandAh, je préfère entendre cela. Il n’empêche que sivous aviez su tenir vos distances, nous n’enserions pas là. (Sortant son épée.) Je vous préviensque je ne suis pas d’humeur à plaisanter.

Le MarquisOui, tuez, mon frère, tuez, tuez !

JulieEt je crois devoir vous dire quemon mari ira jusqu’au bout.

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ArmandÊtes-vous solvable, monsieur ? Si vous admettezvotre faute, voici le montant de la dette. (Il leurparle au creux des oreilles.)

Le MarquisRacheter cette faute par ma vie ?Ne trouvez-vous pas que c’est unpeu cher payé ?

KevinCent cinquante mille euros ?Mais c’est une plaisanterie !

Armand, menaçant.Alors passons au chapitre deux.

Le MarquisQu’entendez-vous par là ?

KevinEuh, c’est quoi votre chapitredeux ?

ArmandRestez où vous êtes. Écoutez-moi. Je connaiscette femme depuis plus longtemps que vous. Etj’ai su en apprécier le premier les atoutsimmenses. Je ne crois pas qu’il y ait en aucunede ses pareilles meilleur rapport de qualitésmorales et de beauté physique. Vous avez eugrand tort de vouloir goûter à ces dernières.

Le MarquisQu’est-ce que vous dites ?J’ignorais tout de votre présencedans la vie de cette femme.

KevinPuisque je vous dis que j’ignoraistout de votre présence dans la viede cette femme !

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Scène 3

ArmandÀ nous deux, maintenant.

Le MarquisAvez-vous des reproches à mefaire ?

KevinAvez-vous des reproches à mefaire ?

ArmandOui.

Le MarquisQuoi ?

KevinQuoi ?

ArmandNous disons donc, une trahison, un enfant dansle dos, une voiture hors d’usage…

Le MarquisCette voiture en papier que jevous ai brisée quand nous étionsen-fants ? Vous ne m’avez jamaispardonné ? Je paierai.

KevinAh là, vous y allez un peu fort !

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ArmandIl est mort, l’imbécile. Comme le corps est puis-sant, avec une arme à son poing ! Et comme lescorps sont fragiles ! Notre commune présenceen ces lieux n’était que coïncidence, mais je suisseul à présent. Il ne faut pas que ce partenairedéfinitivement inerte englue ma consciencedans des remords au pouvoir pétrifiant. Adieu,monsieur ! Bon sommeil ! Quelle fée vous auraproposé une attirance éphémère, illusoire etfuneste ? Vous saurez désormais vous prémunircontre les alliances insidieuses. D’avoir tué, jesens en moi une force supplémentaire, desmembres surnuméraires, une intelligence nou-velle et sans avoir eu besoin d’ingurgiter lecadavre de mon ennemi, comme le font, dit-on,les hommes premiers… Bien au contraire, c’estla présence de ce cadavre à mes pieds qui éveillemes sens ; quelque chose de mon ennemi serait-il passé en moi ? Lui aurais-je ravi son potentiel,à lui qui voulait me dérober ma passion ? Mais,on le dirait bien… Vite, courons la rejoindre. (Ilsort.)

Scène 4Les deux morts se réveillent en fantômes.

Le MarquisOù, quand, qui, comment, pourquoi suis-je ?

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ArmandComment ne croirais-je pas que vous mentez ?Il reste que l’idée seule d’un partage merépugne au plus haut point. L’un de nous deuxici est de trop.

Le MarquisVous me tuez.

KevinAh ça, Monsieur, je n’ai peut-êtrepas pour coutume de me battre,mais si vous le prenez sur ce ton,sachez que je suis prêt à défendrema position. Et si, pour tenterd’avoir secouru mon prochain,ou plutôt ma prochaine et pouravoir joué au jeu de la séductionil faut sortir les poings, eh bienvous allez les recevoir plus tôtque vous ne croyez. (Il sort un cou-teau à cran d’arrêt.)

ArmandVous l’aurez cherché, vous l’aurez voulu !

Le MarquisCaïn !Armand l’embroche. Le Marquistombe mort.

KevinVous me tuez !Armand l’embroche. Kevin tombemort.

ArmandLa charogne !

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KevinMais je pensais me parler à moi-même… Est-cetoi, mon corps, qui m’interroge ?

Le MarquisQui m’interroge ?

KevinC’est le reflet de ta conscience qui repose là prèsde toi et te scrute.

Le MarquisEt moi-même, de ta conscience je suis le reflet,à ton côté, qui t’observe.

KevinMaintenant, nous savons que nous ne sommesqu’un. Il nous sera facile de nous unir.

Le MarquisDeux yeux d’un même visage, deux oreillesd’une tête unique. Deux jambes, jusqu’à la sta-tion debout.

KevinEt une pensée commune, une unique pensée. Etune même sensation trouble, sensation double :à l’origine de cette sérénité trouvée, une injus-tice.

Le MarquisUne injustice à redresser encore…

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KevinSi je m’attendais à cela !

Le MarquisJ’ai l’impression que je ne suis pas. Qu’ai-je faitde mon être ?

KevinQuel calme soudain. Ô ma paix, ô ma sérénité.

Le MarquisOù ai-je connu déjà cette sensation ? Mais oui,une dent qu’on m’avait dévitalisée… je ne suisplus qu’une dent, une dent sans vie qui ne peutplus mordre.

KevinOui, je me sens comme réduit à mon seul cer-veau. Mais un cerveau qui n’aurait plus à chargede penser.

Le MarquisQui bouge à côté de moi et qui ne bouge pas ?Qui parle et qui ne parle pas ?

KevinMon corps ne semble plus m’appartenir ; n’est-il pas couché à côté de moi ?

Le Marquis, apercevant Kevin.Est-ce qu’il y a quelqu’un dans ce brouillardexistentiel ?

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Scène 5Armand revient avec sa femme et la Comtesse.

La ComtesseDonc, c’est une affaire réglée.

JulieMais qu’est-ce que tu as fait ?

ArmandOui, l’issue a été fatale. Viens dans mes bras !

La Comtesse, qui laisse tomber son fusil.

Non. A-t-il avoué ?

JulieComment est-ce arrivé ?

ArmandIl a refusé jusqu’au bout. Toi, ne te refuse pas !

La ComtesseLâchez-moi ! Devant ce corps,vous trouvez encore l’énergie dudésir ?

JulieMais enfin, fallait-il vraiment ?

ArmandAssurément ; pour rien au monde, je n’auraisvoulu faillir à ma réputation.

La ComtesseVous me dégoûtez.

JulieJusque là, ils étaient plus… com-préhensifs. C’est la première foisque cela s’achève ainsi.

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KevinEt nous vouerons notre nouvelle vie à ce vœunouveau.

Le MarquisTremble, assassin, tremble…

KevinFlambe, obsession, flambe…

Le MarquisLe vent…

Kevin… souffle et s’engouffre dans nos voiles. Quelrivage en vue ?

Le MarquisVoilà des êtres lourds qui s’approchent.

KevinNos yeux fatigués ne peuvent les distinguermais notre être les reconnaît.

Le MarquisChut…

KevinEux ne nous discernent pas, mais nous pourronsinfléchir le cours de leur pensée.

Le MarquisOui.

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Le fantôme du MarquisCe rapport-là n’est pas achevé.

La ComtesseVotre comédie est mal représen-tée, monsieur.

Le fantôme de KevinLes arbres hochent et nousencouragent.

JulieAs-tu perdu la tête ? Au départ,ce n’était qu’un jeu.

ArmandIl est parfois des jeux qui finissent mal. Il netient qu’à toi que ce soit le contraire.

Le fantôme du MarquisLe sommeil va te quitter, monfrère.

La ComtessePartez d’ici !

Le fantôme de KevinLes arbres dodelinent de la tête etnous approuvent.

JulieJe te désapprouve. Ce pauvre jeunehomme. Il était tout à fait correct.Et très mignon de surcroît.

Le fantôme de KevinC’est un peu tard, mais mercipour lui.

ArmandViens, maintenant. Tu es ma femme.

La Comtesse, ramassant son arme.Jamais !

JulieTu n’as plus ta raison. Je ne tereconnais pas. (Elle sort un pistoletde son sac.) Méfie-toi, j’ai toujours

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La ComtesseEmportez-le.

JulieQu’allons-nous faire maintenant?

ArmandCe sera la dernière fois.

ArmandNous le laisserons pourrir sur place ; il nemérite pas autre chose.

La ComtesseEnterrez-le.

JulieTout de même ?…

ArmandInutile de nous occuper de lui. Il faut le chasserde nos pensées.

Le fantôme du MarquisC’est cela qui est impossible.

La ComtesseFallait-il vraiment le tuer ?

Le fantôme de KevinAllons, Julie, rappelle-toi les arbres,la forêt et le banc de mousse.

JulieIl n’était pas dans nos conven-tions d’en arriver là.

ArmandCe qui s’est passé est l’issue d’un rapport deforces.

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Pourtant, il fallait le faire. Ça nes’est pas passé comme je l’avaisimaginé. Une page se tourne. J’aifroid. Il faut que je mangequelque chose, et boive un alcoolfort. Je vais aller à Paris. Il y a desdiscussions dans les clubs. Je croisque je pourrai mieux réfléchir, encollaboration.

Elle sort.

en valait sans doute la chandelle.Je sens que je devrais être atter-rée, que je devrais être effondrée,et pourtant, je me sens soula-gée… Comme un poids qui s’enest allé. Les masques sont tombés,leurs hôtes les ont suivis et jedemeure seule, comme libérée.Rentrons maintenant. Un peu demarche à pied me fera du bien. Ilsera toujours temps de cherchercompagnie plus tard.

Elle sort.

Rideau.

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sur moi ce petit pistolet pourdame à crosse de nacre que tum’avais offert pour notre anniver-saire de mariage.

ArmandEncore un peu, je te force !

La Comtesse épaule son arme. Le fan-tôme du Marquis s’approche et appuiesur la détente. Armand s’écroule.

Julie tente de se défendre. Elle pointeson arme sur Armand. Le fantôme deKevin s’approche et appuie sur ladétente. Armand s’écroule.

Les deux fantômes, ensemble, qui se recouchent.Je peux rentrer à la maison des morts. Tiens, unnouveau ! Bonjour, bonjour. Il est trop jeune, ilne parle pas encore…

Scène 6

La ComtesseJe suis enfin seule. C’est agréable. Deux vivants deplus qui manquent à l’appel. Et çane rend même pas moins dou-loureux le manque du petit autre.

JulieJe suis seule enfin.Comme c’est étrange… Je n’avaispas envisagé un tel dénouement.Au fond, c’est peut-être le risquede tous les jeux à enjeu. Celui-ci

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Route de l’Arènelever de rideau pour Pas de deux

Scène 1Marie-Adèle et François Le Lionnais.

FLLMarie-Adèle ? Marie-Adèle ?

Marie-AdèleMe voici, Monsieur.

FLLMarie-Adèle, veuillez apporter le Grand Livre, je vous prie.

Marie-AdèleBien Monsieur.

Elle sort et revient chargée d’un beau répertoire de grand format, version luxe.

FLL, dictant.Êtes-vous prête ? En ce cas, notez : « En ce jour d’aujourd’hui,

moi François Le Lionnais, président-fondateur de l’Ouvroir deLittérature Potentielle, je vais avoir la visite de mon confrère et amiRaymond Queneau. Bien que nous ayons pris la saine habitude denous passer un à deux coups de téléphone quotidiens, j’aiaujourd’hui prié Raymond de venir me rendre visite en mademeure de Bourg-la-Reine ».

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FLL, faisant mine d’être vexé.Par Dieu ! le lionceau, le lionceau… Je m’espérais chez vous en

bien plus haute estime.

Marie-AdèleMais, Monsieur, je ne faisais qu’appliquer la méthode à votre

patronyme ; approximativement, je le reconnais !

FLLLa méthode ?

Marie-AdèleLa méthode S+7, ou S-7, naturellement !

FLLVous me surprendrez toujours… D’où tenez-vous cela, mor-

bleu ?

Marie-AdèleMais Monsieur, j’apprends par imprégnation. Et depuis fort

longtemps. Vous ne vous en étiez jamais aperçu ?

FLL, assez sec.Reprenons, je vous prie. (Il dicte.) « … de me rendre visite en

ma demeure route de l’Arène, au milieu des lionceaux. Car j’ai faitun songe en mon gîte, et… »

Marie-AdèleContinué-je de noter ou cessé-je au songe ?

FLL, agacé.Ne m’interrompez pas et prenez donc note. « Car j’ai fait un

rêve, et dans ce rêve, sachant que je n’ai jamais rêvé que de façon

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Marie-AdèleVous voulez dire, sans doute : Boulogne, route de la Reine…

FLLVous auriez dû rectifier de vous même. (À part.) Pourquoi ai-je

dit Bourg-la-Reine ? (Reprenant, après avoir laissé passer un avion.) …aujourd’hui prié Raymond de venir route de la Reine…

Marie-AdèleMoins vite, Monsieur, s’il vous plaît.

FLLVous savez bien cependant, Marie-Adèle, que c’est vous qui

imprimez le rythme à cette maison.

Marie-AdèleOh, Monsieur !

FLLVous êtes mon gouvernail, mon gouvernement, ma gouver-

nance, n’est-ce pas ?

Marie-AdèleEt vous, Monsieur, si j’osais… mais non, mais non ce m’est

impossible.

FLLOsez, Marie-Adèle, osez !

Marie-AdèlePuisque vous me poussez à oser, je pourrais rétorquer que vous

êtes le lionceau, Le Lion d’or, Le Lyon Perrache, Monsieur.

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(Soudain presque lyrique.)Or au plus profond du clair de la lune, Comme j’étais réveillé en sursaut, J’ai voulu savoir pour l’autre et pour l’une, Ce qu’en penserait mon ami Queneau.

Marie-AdèleVous allez trop vite. Voulez-vous que je vous prête ma plume ?

FLLChère Marie-Adèle, vous mériteriez que je vous appelasse ma

chère haridelle !

Marie-AdèleOh, Monsieur !

FLLVous avez raison, il y a trop d’animaux dans cette conversation.

Revenons à nos moutons. Donc, aussitôt dit, aussitôt fait, je lui aitéléphoné, et il ne devrait pas tarder à rappliquer, Queneau.

Marie-AdèleAh ! cette fois-ci, c’est lui qui déteint sur vous.

FLLPlaît-il ?

Marie-AdèleMais oui, rappliquer est du vocabulaire quenélien, et ce n’est pas

le vôtre. Sans compter la syntaxe…

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libre, c’est-à-dire expérimentale, ce qui est bien le moins que jepuisse faire en hommage à cette activité purement mentale, jevoyais la mathématique se dorer au soleil au milieu de l’arènecomme un lézard immobile et splendide et fier et imbu de lui-même à la fois. Or soudain, excitée par je ne sais quel aiguillon, lamathématique se levait pour rejoindre les Muses. »

Marie-AdèleElle voulait s’amuser peut-être ?

FLL, qui reste dans son idée.Pas du tout ! Mue par l’instinct d’évolution, la mathématique

rejoignait donc les arts, les arts mobiles et splendides eux aussi, ettous ensemble ils se donnaient la main pour marcher droit commepour faire des méandres prémédités. Oui, je voyais réconciliées lessciences et toutes les formes de la spiritualité des arts. Et dans cerêve, je voyais marcher en tête du cortège le spectacle et la mathé-matique. (De plus en plus survolté.) Que dis-je ? le théâtre et lamathématique !

Marie-AdèleVoulez-vous que je vous porte une aspirine ?

FLLNon point, non point… Mais où en étais-je ?

Marie-AdèleLe théâtre et la mathématique.

FLLLe théâtre et la mathématique main dans la main. Jusqu’alors

on parlait de théâtre total sans jamais y inclure la mathématique…fâcheuse lacune !

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territoire touffu dans lequel il se propose de s’orienter… ou, tenez,mieux encore, oulipien : rat qui construit le labyrinthe dont il sepropose de sortir !

FLL, sifflant d’admiration.Marie-Mazette, c’est que vous êtes inspirée ! Votre dernière

définition, je parie ma présidence qu’on l’attribuera un jour àGeorges Perec ou à Claude Berge…

Marie-AdèleMais j’ajouterai que vous n’êtes pas prêt de sortir de ce galima-

tias-là.

FLLQue voulez-vous dire ?

Marie-AdèleDepuis que vous avez créé ce Machin avec votre ami Coneau,

vous êtes tout transformé. Tout est inscrit dans le Grand Livre, ycompris les statistiques annuelles que vous y consignez. Avant 1960,je puis vous rappeler que vous voyiez Monsieur Coneau 3 à 4 foisl’an. Mais depuis, vous êtes passé à 3,7 fois le mois, et je ne comptepas les coups de téléphone : 2,6 fois par jour en moyenne sur le seulmois dernier ! C’est bien le moment de s’exclamer : Coneau !Coneau !

FLLQueneau ! À la fin, Marie-Adèle, comprendrez-vous que vous

avez devant vous l’Histoire en marche et pas un problème de robi-nets ! L’Histoire, Marie-Adèle !

Marie-AdèleSeigneur ! Et tout à l’heure, c’était la Mathématique !

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FLLMais le vocabulaire de mes amis est le mien, la syntaxe de mes

amis est mon amie, et surtout lorsqu’il s’agit de mes amis del’Oulipo !

Marie-AdèleAh ! cet Oulipo, on pourra dire qu’il vous aura transformé.

FLLMais c’est bien connu, c’est l’œuvre qui fait le créateur, non le

contraire.

Marie-AdèleAh oui, vous êtes bien faits, l’un et l’autre ! Et faits comme des

souris !

FLL, soudain songeur.Des souris, des souris… ???

Marie-AdèleOui, Monsieur ! En fait, je me demandais… Pardonnez-moi, je

ne sais si je puis me permettre…

FLLJe vous en prie, Marie-Adèle. Vous vous êtes déjà permise

aujourd’hui. Poursuivez donc.

Marie-AdèleC’est à propos des oulipiens… je me demande si l’on ne pour-

rait pas les définir de la façon suivante. Pardonnez-moi mais nousparlions d’animaux tantôt. Alors oulipien : renard qui construit lepiège dont il se propose de se libérer… ou cobaye qui dessine le

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RQ, donnant à Marie-Adèle son quatrième chapeau.Ce n’est pas la première fois…

FLLRaymond, c’est bien vous ?

RQ, donnant à Marie-Adèle son cinquième chapeau.Oui.

Marie-AdèleIl veut faire des expériences. Monsieur se souvient d’avoir été

chimiste. Il veut mélanger du théâtre avec la mathématique. Cen’est pas raisonnable. Monsieur Le Lionnais est un homme sérieux !La mathématique c’est sérieux, par exemple pour peser la farine etle beurre dans la pâtisserie ou faire un quatre-quarts. Mais lethéâtre !… le théâtre et la mathématique, c’est comme l’eau etl’huile, c’est non miscible !

RQLaissez, Marie-Adèle, je vais m’en occuper.

FLLRaymond !

RQQu’est-ce qu’il y a qui ne va pas ?

FLLJ’ai rêvé.

RQÇa, c’est embêtant.

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On sonne. Entre Raymond Queneau.

Scène 2Marie-Adèle, François Le Lionnais et Raymond Queneau,

qui a cinq chapeaux superposés sur sa tête.

Marie-AdèleBonjour, monsieur Coneau.

RQ, lui donnant son premier chapeau.Queneau ! Comment allez-vous, Marie-Adèle ?

Marie-AdèleJe vais bien, c’est monsieur, qui…

FLLRaymond ?

RQ, donnant à Marie-Adèle son deuxième chapeau.Oui ?

Marie-AdèleJe suis très inquiète.

RQ, donnant à Marie-Adèle son troisième chapeau.Pourquoi ?

Marie-AdèleMonsieur a rêvé.

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des lionceaux, des tragédiens, des comédiennes, des gladiateurs, destoreros… et des mathématiciens…

Queneau prend le pouls de FLL et regarde sa montre.RQ

Je vois.

FLLTout était confus, d’abord, et puis tout se clarifiait en une com-

munion de deux pièces.

Queneau regarde les yeux de FLL.

RQCommunion ?

FLLComme une union. Vous vous rappelez Boole ?

RQ? ? ?

FLLGeorge Boole, le logicien anglais du XIXe siècle…

RQ

Ah, Boule !

FLLNon, pas Boule, Boole. Un des pères des probabilités, et qui, en

jouant lui-même à pile ou face, a fait cinq enfants.

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FLLOui, mais j’ai rêvé.

RQC’est ça qui est embêtant.

FLLJ’étais au théâtre, vous m’entendez, Raymond, au théâtre !

Enfin, plutôt dans une arène, au spectacle dans une arène…

RQ, lacanien.Hon.

Marie-Adèle essuie les meubles, qui n’en ont nul besoin, pour pouvoircontinuer à écouter la conversation.

FLLLe théâtre se nommait Les Folies Oulipiennes, route de l’Arène,

à Bourg-la-Reine. Une sorte de théâtre antique… avec des lions etdes lionceaux, des tragédiens, des comédiennes, des gladiateurs…

RQHon.

Marie-Adèle, marmonnant.C’est pas nouveau ! On a déjà vu ça dans Androclès et le lion : le

lion, à la patte duquel Androclès a enlevé une épine un peu plustôt, épargne Androclès quand ce dernier est jeté en pâture dansl’arène. Y voyant un signe des dieux, César rend sa liberté àAndroclès.

FLL, faisant mine de ne pas avoir entendu, mais agacé.Une sort de théâtre antique… avec des lions, des lyonnais et

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RQLe théâtre des boules ?

FLLNon, le théâtre de Boole, le théâtre de George Boole. On

appellerait ça le théâtre booléen. Ça sonne bien, n’est-ce pas ?

RQHmm…

Marie-AdèleAttention, le théâtre déboule dans l’arène, maintenant !

FLLLes deux pièces de mon rêve, c’étaient deux pièces très diffé-

rentes. Or elles étaient données à jouer en même temps. En mêmetemps dans un même lieu à deux époques différentes ! Là, c’étaitl’union.

RQJe vois. Tirez la langue !

FLLUn personnage entrait, qui jouait en même temps dans les

deux pièces ! Et là, c’était l’intersection ! Vous ne trouvez pas celaintéressant, Raymond ?

RQ, froid.Prodigieusement.

FLLVous ne voulez pas écrire une pièce comme ça ?

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Marie-AdèleLe pauvre homme !

RQAh ?

FLLCinq filles !

Marie-AdèleLe pauvre homme !

FLLPour s’en remettre, il a établi les fondements de la logique. Il a

proposé un modèle, un ensemble muni de lois d’algèbre et d’uneapplication unaire de « négation », ensemble qu’on a démontré plustard avoir la même structure qu’une partie de l’ensemble des sous-ensembles d’un ensemble donné, muni de l’union et de l’intersec-tion.

Marie-AdèleLe pauvre homme !

FLL, qui poursuit.Où le négatif se transforme en le complémentaire…

RQAh ? Mais quel rapport…

FLLAvec le théâtre ? J’y viens. Nous pourrions faire agir l’algèbre

de Boole sur l’ensemble des pièces de théâtre. Nous allons faire agirl’algèbre de Boole sur l’ensemble des pièces de théâtre.

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FLL, joyeux.Qu’en dites-vous, Raymond ?

RQVous devriez vous reposer, François.

FLL, soudain abattu.Vous avez raison, Raymond. Je suis un peu surmené en ce

moment. Marie-Adèle, raccompagnez Raymond Queneau, voulez-vous.

Queneau et Marie-Adèle sortent.FLL voit entrer les deux couples de Pas de deux. Dès qu’ils commencent àjouer, la lumière descend sur FLL qui disparaît dans le noir. C’est lui quijouera Armand.

*

RQ, sceptique.Non.

FLLVous ne pensez pas que ce serait intéressant qu’un oulipien

écrive une pièce comme ça ?

RQ, de plus en plus sceptique.Non.

Marie-AdèleIl n’y a que vous qui puissiez le contredire, monsieur Coneau.

RQQueneau. Oui.

On sonne. FLL a un sursaut et tressaille.

FLLJe n’attends personne, Marie-Adèle.

Marie-Adèle va ouvrir.

RQ, sombre, qui a un mauvais pressentiment.Ah la la la la la la !

FLLPlaît-il ?

Marie-Adèle, de la porte.Ce sont des artistes dramatiques, monsieur. Ils disent vouloir

vous donner votre comédie.

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