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1 Par Martine D’Amours, professeurechercheure avec la collaboration de Laurie Kirouac Faculté des sciences sociales Département des relations industrielles Les travailleurs indépendants face au risque : vulnérables, inégaux et responsabilisés Rapport de recherche

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Par Martine D’Amours, professeure‐chercheure avec la collaboration de Laurie Kirouac  Faculté des sciences sociales Département des relations industrielles 

Les travailleurs indépendants face au risque : 

vulnérables, inégaux et responsabilisés 

 Rapport de recherche 

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Les travailleurs indépendants face au risque :

vulnérables, inégaux et responsabilisés

Par Martine D’Amours, professeure-chercheure

avec la collaboration de Laurie Kirouac

Rapport de recherche

Université Laval Faculté des sciences sociales

Département des relations industrielles Août 2009

© Martine D’Amours, 2009

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Table des matières

Introduction p. 4 Chapitre 1 p. 7 Cadre d’analyse et questions de recherche Chapitre 2 p. 17 Méthodologie Chapitre 3 p. 25 La nature et les impacts possibles du risque Chapitre 4 p. 35 Les stratégies face au risque Chapitre 5 p. 43 Les ressources pour affronter les risques Chapitre 6 p. 52 La construction sociale du risque et des ressources Chapitre 7 p. 60 Les représentations du travail et du risque Chapitre 8 p. 68 Les aspirations en matière de protection Conclusion p. 75 Bibliographie p. 79 Annexe 1 p. 85 Distribution des répondants eu égard à certaines variables Annexe 2 p. 86 Profil des répondants

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Introduction La notion de risque est centrale pour comprendre les transformations actuelles qui affectent tant le marché du travail que le rôle de l’État. Les nouvelles modalités d’organisation du travail tendent à reporter le risque sur le travailleur, comme en témoigne par exemple l’essor de la rémunération liée au rendement de l’entreprise ou encore l’évolution actuelle des régimes de retraite. Les mutations des régimes de protection sociale, ou plus largement des dispositifs qui assurent le bien-être des individus, ont vu se réduire le rôle protecteur joué par l’État, renvoyant dès lors l’individu aux ressources disponibles sur le marché, dans la famille, la communauté et, ultimement, à lui-même. Les travailleurs atypiques1, et en particulier les travailleurs indépendants2 qui font l’objet de ce rapport, sont touchés de manière très significative par ces transformations. Cette catégorie de travailleurs, qui a connu une forte croissance depuis le milieu des années 1970, est fortement hétérogène mais elle compte une surreprésentation de travailleurs précaires, aux prises avec l’instabilité d’emploi, l’insécurité du revenu et presque toujours l’absence de protection contre les risques. Très peu couverts par les régimes mutualisés de protection sociale et exclus de la contribution des employeurs à de tels régimes, les indépendants sont en effet tenus de gérer les risques associés au travail (sous-emploi, maladie, accident, avancée en âge, désuétude des connaissances) en comptant sur leurs propres ressources. Nous les considérons comme une figure emblématique de la tendance contemporaine à transférer aux individus tant le risque que la responsabilité de se protéger. Les résultats présentés dans ce rapport sont tirés d’une recherche qualitative réalisée en 2006-2007 auprès de 60 individus ayant le travail indépendant pour statut principal depuis au moins deux ans. Son objectif général était de documenter les représentations, les stratégies et les ressources de gestion des risques économiques, sociaux et professionnels chez une catégorie de travailleurs partiellement ou totalement exclus des régimes mutualisés de protection sociale (Bernier, Vallée et Jobin, 2003 ; Lippel, Bernstein et Messing, 2004 ; Ruta, 2003; Dagenais, 1998) et pour lesquels les donneurs d’ouvrage ne sont pas tenus aux obligations de protection qui incombent habituellement

1 Le travailleur typique est ici défini comme celui qui travaille de façon permanente et à temps complet pour le même employeur, ce qui était la norme dans l’après-guerre, du moins pour les chefs de ménage masculins, les femmes n’ayant pas encore accédé massivement au marché du travail. Même si cette situation n’était pas le fait de tous les travailleurs, elle était devenue le point de référence et c’est à partir de cette référence qu’a été construit « le filet de la protection sociale », défini comme « l’ensemble des dispositions institutionnelles visant à couvrir collectivement certains risques frappant des individus ou des familles » (Aglietta et Brender, 1984 : 114-115). Par opposition, les formes de travail atypiques, qui se sont développées massivement à partir des années 1970, dérogent à ce modèle sous l’un ou l’autre de ces aspects. Elles incluent l’emploi à temps partiel, l’emploi temporaire à temps complet ou à temps partiel, ainsi que le travail indépendant exercé seul ou avec des employés (en général moins de 5). 2 Ce phénomène est souvent désigné sous le terme de « travail autonome ». Nous préférons le terme « travail indépendant » à celui de « travail autonome », parce que le terme « indépendance » réfère à l’absence de liens de dépendance juridique, alors que le terme « autonomie » réfère à la direction de l’organisation du travail.

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aux employeurs. Ces caractéristiques sont corrélatives du statut d’indépendant mais elles sont partagées, à des degrés divers, par d’autres groupes de travailleurs, notamment les salariés temporaires. Le rapport est divisé en huit chapitres. Les chapitres 1 et 2 sont consacrés à la présentation du cadre d’analyse et de la méthodologie de recherche. Les chapitres 3, 4 et 5 exposent respectivement les résultats relatifs à la nature et aux impacts du risque, aux stratégies déployées et aux ressources dont disposent les individus pour l’affronter, alors que le chapitre 6 analyse la construction sociale du risque et des ressources. Les chapitres 7 et 8 décrivent d’une part les représentations du travail indépendant et du risque et d’autre part les aspirations des répondants en matière de protection sociale. Une conclusion générale résume les principaux résultats autour de six constats et propose quelques pistes de réflexion sur les avenues de politiques publiques les plus souvent évoquées en matière de protection sociale des travailleurs indépendants et, plus largement, des travailleurs atypiques. Cette recherche, dont le titre initial était Le filet « troué » de la protection sociale et les stratégies de gestion du risque : le cas de trois groupes de travailleurs indépendants a été financée par le Fonds québécois de recherche sur la société et la culture. Je remercie le FQRSC pour sa contribution. Je remercie également mes assistantes Laurie Kirouac et Sophia Grabrowiecka, qui ont partagé avec moi la conduite et l’analyse thématique des entretiens, ainsi que Raphaëlle Vrain, qui a réalisé quelques entretiens au tout début du projet. Sophia Grabrowiecka a également assumé les aspects techniques du codage dans le logiciel N’Vivo. Quant à Laurie Kirouac, elle a de surcroît collaboré à plusieurs phases d’analyse transversale des données ainsi qu’à la diffusion des résultats3. La rédaction de ce rapport, de même que les

3 Deux articles, un chapitre de livre et quatre conférences ont été tirés de cette recherche et reprennent en partie certains des éléments contenus dans le présent rapport. Articles : D’Amours, Martine (accepté pour publication) (2009). « Travail précaire et gestion des risques : vers un nouveau modèle social? », Lien social et Politiques, no 61. D’Amours, Martine et Laurie Kirouac (soumis). « Les travailleurs indépendants et leur rapport au travail à l’épreuve de l’impératif de l’activité: occasions de subjectivation ou de contrainte? » Revue multidisciplinaire sur l'emploi, le syndicalisme et le travail (REMEST). Chapitre de livre : D’Amours, Martine (accepté pour publication) (2009). « La responsabilisation comme nouvelle figure de la domination au travail : le cas des travailleurs indépendants », dans Malenfant, Romaine et Guy Bellemare (dir). La domination au travail: des conceptions totalisantes à la diversité des formes de domination. Québec, Presses de l’Université du Québec. Conférences : D’Amours, Martine et Laurie Kirouac (2009). «Les transformations du travail : épreuve de flexibilité et rapport expressif au travail », communication dans le cadre du Congrès de l’Association canadienne de relations industrielles, 28 mai 2009.

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analyses, constats et propositions qui y sont présentés, me sont toutefois entièrement attribuables, et j’assume la responsabilité des erreurs et omissions qui auraient pu s’y glisser. Je remercie finalement les associations qui ont accepté de nous aider pour le recrutement des répondants, ainsi que les travailleuses et travailleurs4 indépendants qui ont eu la générosité de partager leur expérience. Je souhaite que les résultats contenus dans ce rapport contribuent à alimenter les débats sur l’avenir du travail et de la protection sociale, en rendant publiques, et donc politiques, des réalités qui sont trop souvent tenues pour individuelles et privées. Martine D’Amours Août 2009

Laurie Kirouac et Martine D’Amours (2009). « Repenser les supports à l’individualité contemporaine : l’exemple des travailleurs indépendants », communication dans le cadre du Congrès de l’Association canadienne de relations industrielles, 28 mai 2009. D’Amours, Martine (2007). « Travail atypique et gestion du risque : le cas des travailleurs indépendants », communication dans le cadre du colloque Les nouveaux enjeux du travail et de l’emploi, Association d’économie politique/Association internationale de sociologie, 27 août 2007. D’Amours, Martine (2007). « Les nouvelles formes de domination et la difficulté de penser l’action collective: le cas des travailleurs indépendants », communication dans le cadre du colloque La domination au travail : des conceptions totalisantes à la diversification des formes de domination, 75ème congrès de l’ACFAS, 10 mai 2007. 4 Dans la suite du texte, et uniquement dans le but de l’alléger, le genre masculin est utilisé pour désigner, de manière générique, tant les hommes que les femmes interrogés dans le cadre de cette recherche sauf, bien sûr, quand nous avons voulu désigner une ou des répondantes en particulier.

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Chapitre 1 Cadre d’analyse et questions de recherche Cette section reprend les données issues de travaux scientifiques et d’enquêtes statistiques qui justifient le choix, déjà exposé dans nos écrits antérieurs (D’Amours, 2006), d’étudier le travail indépendant comme une forme d’organisation de travail et de répartition des risques liés au travail plutôt que comme une modalité particulière de l’entrepreneurship. Nous considérons en effet l’indépendant non seulement comme un travailleur, mais également comme un archétype du travailleur exclu ou moindrement couvert par les dispositifs institutionnels de protection sociale, et « sommé » d’affronter seul le risque. L’objectif de la recherche consiste à analyser les représentations, les stratégies et les ressources de gestion du risque chez ces travailleurs sur qui les transformations du travail et de la protection sociale tendent à reporter tant le risque que la responsabilité de s’en prémunir. 1.1 Une catégorie en croissance Les travailleurs indépendants forment une catégorie en croissance depuis le milieu des années 1970. Au Canada comme au Québec, leurs effectifs ont augmenté de façon continue entre 1976 et 2000, pour diminuer légèrement par la suite. Selon les données de l’Enquête sur la population active de Statistique Canada, la proportion des travailleurs indépendants (incluant les sans employés et les employeurs) au sein de la main-d’œuvre est passée, au Québec, de 8,7% en 1976 à 15% en 1999; elle s’établissait à 12,7% en 2004. Si on ne considère que les travailleurs indépendants sans employés, les proportions sont de 4,8%, 9,2% et 8% respectivement. Au Canada, les effectifs indépendants s’élevaient à 10,6% en 1976, 16,2% en 1998 et 14,5% en 2004 (6,1%, 10,6% et 9,5% si on ne considère que les travailleurs indépendants sans employés). En 2008, ils représentaient au total 14% de la main-d’œuvre québécoise (Institut de la statistique du Québec, 2009). Les auteurs ne s’entendent pas sur les causes de cette croissance, qui est variable selon les pays : certains (Bögenhold et Staber, 1991; Steinmetz et Wright, 1989) y voient le produit de transformations macroéconomiques (chômage, développement d’une économie post-industrielle, passage de la production de masse à la spécialisation souple); d’autres (Linder, 1992; Arum, 1997; Gadrey, 2000) l’analysent comme une conséquence des transformations du travail et des pratiques d’entreprises en quête de flexibilité; d’autres encore (Rees et Shaw, 1986; Evans et Leighton, 1989) l’interprètent à travers le prisme des caractéristiques et des choix individuels alors qu’un dernier groupe (Meager 1994 et 1996; McManus, 2000) y voit d’abord le produit des changements institutionnels. Nous insisterons quant à nous sur le fait que si le travail indépendant n’est certes pas un phénomène nouveau5, il se présente aujourd’hui sous des aspects qualitativement différents.

5 Selon les travaux de Gardner (1994), il était le lot de 25,8% de la main-d’oeuvre canadienne en 1931, dont une bonne partie dans le secteur agricole.

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D’abord, à partir des années 1990, 90% des nouveaux indépendants travaillent seuls, sans employés, un renversement de la tendance des années 1980 où les deux tiers des travailleurs indépendants étaient des employeurs (Lin, Yates et Picot, 1999; Statistique Canada, 1997). Or ces deux sous-groupes affichent des profils très différents. Les indépendants sans employés se distinguent par une proportion supérieure de travailleurs et, surtout, de travailleuses à temps partiel, à qui leurs faibles revenus ne permettent pas de cotiser à des régimes privés de protection contre les risques (assurances médicales, assurances invalidité, REER), par une moindre longévité dans ce statut et par une surreprésentation des motifs d’établissement liés à la flexibilité des horaires et à la conciliation entre travail et vie familiale (Delage, 2002; D’Amours, 2006; Beaucage et Najem, 2002 et 2004). Cela justifie de les traiter séparément, si bien qu’à partir de maintenant le terme « travailleur indépendant » sera utilisé dans ce texte pour désigner uniquement les travailleurs indépendants sans employés. Par ailleurs, le travail indépendant n’est plus exercé quasi-exclusivement pour des individus, mais tend de plus en plus à répondre aux besoins d’entreprises ou d’institutions. Cette réalité est difficile à établir de manière précise mais l’examen attentif des secteurs d’activités dans lesquels le travail indépendant connaît les plus forts taux de croissance aide à s’en faire une idée. Ainsi, 16,1% de tous les indépendants travaillaient dans le secteur des services aux entreprises en 1998, alors qu’en 1976, c’était 2,96 %. Il faudrait en outre considérer qu’une part non précisée des indépendants oeuvrant dans les services divers (6% du total, incluant les industries de services de divertissements et loisirs, les industries de services personnels et domestiques, les associations et autres), la construction (8,3 % du total), les transports et communications, les autres services publics (6,2 % du total) et le commerce de gros (4,9 % du total) ont des entreprises pour clients (D’Amours, 2006). Le travail indépendant change donc de visage : sans avoir atteint la parité avec les hommes, les femmes ont vu leurs effectifs croître plus rapidement que ceux des hommes, et ce rattrapage s’est effectué essentiellement dans la catégorie des « sans employés ». Les indépendants sans employés ne se recrutent plus seulement chez les agriculteurs, les petits commerçants et les professionnels libéraux; ils empruntent de plus en plus fréquemment le visage de professionnels du secteur des services aux entreprises et de non professionnels du secteur des services à la personne. Parmi ceux qui travaillent pour des entreprises, certains se voient imposer plusieurs éléments de la prestation de travail, ce qui est susceptible de modifier le rapport entre les forces en présence et de poser de manière différente la question de la répartition des risques et du besoin de protection (D’Amours, 2006). En somme, la prise en compte des nouvelles caractéristiques de ces travailleurs, de leurs clientèles ainsi que des secteurs dans lesquels ils évoluent, incite à changer nos représentations des travailleurs indépendants. 1.2 Travailleurs ou entrepreneurs? Certains auteurs (Kirchhoff, 1996; Evans et Jovanovic, 1989) ont interprété la croissance des effectifs indépendants comme la manifestation d’une forme particulière d’entreprenariat. Pour notre part, et à l’opposé de cette perspective, nous nous inscrivons

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dans la foulée des travaux scientifiques qui considèrent le travail indépendant comme un mode particulier d’organisation du travail et de répartition des risques associés au travail (Dupuy et Larré, 1998; Morin, 1999). Comme l’a fait valoir Dale (1991), l’entrepreneur est défini par la propriété des moyens de production, la direction du travail (du sien et éventuellement d’autres personnes) et la prise de risque, i.e. la possibilité de faire des pertes et de réaliser des profits. Or, la propriété des moyens de production n’est plus garante de l’indépendance dans la conduite du travail, comme l’ont illustré les travaux de Mollard (1977) sur les agriculteurs. Pour l’indépendant, le « profit » n’est généralement tout au plus que l’équivalent de ce qu’il aurait obtenu en salaire pour le même type de prestation. La plupart des indépendants n’ont rien d’autre à vendre que leur travail et l’on peut reprendre à leur sujet le diagnostic que formulait Lyon-Caen (1990 : 125) à l’endroit du travailleur non salarié : « (il) tire ses revenus de son travail, non d’un capital ou, à tout le moins, le capital n’est pour lui qu’un moyen ou un instrument de travail ». Il n’y a que la dimension du risque (cependant pas toujours choisi) qui le rapproche de l’entrepreneur. Bien sûr, il est possible de décliner différentes situations de travail à partir de ce profil général. La catégorie juridique et statistique de travailleur indépendant recouvre en effet des situations fort hétérogènes. Cette diversité peut être constatée tant au niveau des caractéristiques du producteur, de la nature de sa clientèle, du type de produit, que de l’organisation du travail, de la rémunération et de la protection contre les risques. En combinant ces dimensions, nous avons pu dégager cinq profils différenciés : les non-professionnels indépendants, les petits producteurs dépendants, les professionnels libéraux, les conseillers et consultants, et finalement les professionnels bénéficiant d’ententes collectives de travail (D’Amours, 2006; D’Amours et Crespo, 2004). Alors que certains disposent d’un contrôle sur leur travail et de revenus supérieurs à ceux des salariés6, d’autres, et ils sont nombreux dans cette situation, ont davantage de parenté avec le travailleur précaire -défini par l’insécurité du lien d’emploi, le peu de contrôle sur son travail, le peu de protection réglementaire et la faiblesse du revenu (Rodgers, 1989)- qu’avec l’entrepreneur. L’insécurité du lien d’emploi est en effet constitutive de ce statut : figure extrême du travailleur flexible, le travailleur indépendant est « embauché » pour la durée d’une prestation, sur le mode du contrat commercial et non sur le mode du contrat de travail, sans garantie aucune de voir ce contrat renouvelé. Cette instabilité d’emploi se manifeste notamment dans le fort taux de roulement des détenteurs de ce statut (42% par année selon Lin, Picot et Yates; 1999). Le contrôle sur le travail est en théorie la principale différence entre travailleur indépendant et travailleur salarié, mais l’analyse de l’organisation du travail réelle

6 En 2002, 54,3% des indépendants à leur propre compte au Québec se retrouvaient dans la tranche de revenus inférieure à 20 000$ (contre 28,3% des employeurs et 14,8% des salariés). À l’opposé, seulement 8,6% des indépendants à leur propre compte gagnaient 60 000$ ou plus (contre 22,8% des employeurs et 17,3% des salariés) (Institut de la statistique du Québec, 2005).

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présente un portrait beaucoup plus nuancé : les indépendants contrôlent en général leur horaire de travail, mais les autres éléments de la prestation (objectif, méthodes et procédés, tarifs) sont contrôlés parfois par le travailleur et parfois par le client ultime ou par un intermédiaire, sans qu’aucun d’eux n’ait pourtant le statut juridique d’employeur. Les résultats d’une recherche antérieure ont établi une corrélation entre le type de clients (individus ou entreprises) et la dépendance économique à l’égard d’un client principal et le fait que ce ou ces clients contrôlent plus qu’en moyenne les divers éléments de la prestation de travail (D’Amours, 2006; D’Amours et Crespo, 2004). Ainsi, contrairement à l’entrepreneur ou même au travailleur indépendant «traditionnel», le travailleur indépendant « contemporain » est souvent inscrit dans une organisation du travail dont les modalités sont contrôlées par ce que Haiven (2006) appelle des « labor deployers »7. La catégorie est également fort hétérogène sous l’angle du revenu : y coexistent en effet une minorité de travailleurs dont les revenus moyens sont supérieurs à ceux des salariés et une surreprésentation de travailleurs pauvres. Chaykowski (2005) estime que 42% des travailleurs indépendants étaient faiblement rémunérés, contre 11% des salariés8; l’ampleur et la gravité de la pauvreté s’y révélant en général plus élevés que chez leurs contreparties salariées. Selon Fleury et Fortin (2006), plus de 40% des travailleurs pauvres au Canada en 2001 étaient des travailleurs indépendants avec ou sans employés (alors que ce groupe représente 15% de la main-d’œuvre) et l’incidence de la pauvreté était quatre fois plus élevée chez eux que chez les salariés9. Comparés aux salariés pauvres, les travailleurs indépendants pauvres sont plus susceptibles de posséder un diplôme post-secondaire (près de la moitié en sont détenteurs), de bénéficier d’une plus longue expérience professionnelle et de travailler à temps complet dans leur activité. La protection légale et sociale leur fait également défaut : les travailleurs indépendants ont accès à une protection de base (soins de santé, prestation de sécurité de la vieillesse, régime des rentes et, depuis janvier 2006, prestations parentales), mais pour certaines modalités de ces protections, ils doivent payer double prime, soit celle de l’employeur et celle de l’employé. Ils sont par ailleurs exclus de l’aire d’application de la majorité des lois protectrices du travailleur (normes du travail, santé et sécurité au travail) et de la majorité des régimes d’indemnisation contre les risques associés au travail (assurance emploi, indemnisation des maladies professionnelles et des accidents du travail), ainsi que de la possibilité de négocier collectivement leurs conditions de travail10 (Bernier,

7 Haiven argue que le terme “employeur” est inadéquat pour décrire la relation dépendante ou semi-dépendante entre le travailleur et la personne ou l’organisation qui a la capacité de prendre des décisions stratégiques concernant son travail ou sa rémunération. «The term “deployer” captures better the nature of the relationship between those with power and their subordinates in the world of work.” (Haiven, 2006: 86) 8 Dans les deux cas, les données concernent ceux qui travaillaient à temps complet toute l’année. 9 Ces deux études sont construites sur des bases différentes mais leurs résultats pointent dans la même direction. Fleury et Fortin définissent le travailleur pauvre comme « une personne travaillant un nombre d’heures équivalent à un emploi à temps plein pendant au moins la moitié de l’année, dont le revenu familial est inférieur au seuil de faible revenu » alors que Chaykowski définit le travailleur faiblement rémunéré comme un individu dont les revenus de travail sont bas. 10 L’impossibilité (sauf pour certains groupes d’artistes) de négocier collectivement des conditions de travail avec les donneurs d’ouvrage explique que les travailleurs indépendants n’ont pas accès aux régimes

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Vallée et Jobin, 2003). Chaykowski (2005) établit à ce propos un lien entre ces deux éléments : les travailleurs faiblement rémunérés sont aussi ceux qui ont un faible accès aux avantages sociaux et qui sont marginalisés par les politiques publiques. En s’appuyant sur les données de Statistique Canada11, Fudge, Tucker et Vosko (2002) ont établi qu’une majorité de travailleurs considérés en droit canadien comme des « entrepreneurs dépendants » parce qu’ils dépendent économiquement d’un seul donneur d’ouvrage, mais également de travailleurs qui sont considérés indépendants parce qu’ils travaillent pour plusieurs clients ou donneurs d’ouvrage, ont en fait beaucoup plus de traits communs avec les salariés qu’avec les entrepreneurs. Ils citent notamment le fait qu’un grand nombre d’entre eux génèrent de faibles revenus, n’ont pas de contrôle sur le procès de production et n’accumulent aucun capital. Pour ces auteurs et d’autres, comme Vallée (2005), il devient impératif de reconnaître que le travailleur à protéger par la législation du travail n’est plus seulement le salarié, ni même l’entrepreneur dépendant, mais bien « toute personne dépendant d’un point de vue économique de la vente de sa capacité de travail ». 1.3 Une figure emblématique du travailleur qui affronte seul le risque Bien sûr, il ne s’agit pas d’assimiler d’emblée tous les indépendants à des travailleurs précaires, puisque les conditions de rémunération et de contrôle réel qu’ils exercent sur leur travail sont variables. Il est néanmoins nécessaire de reconnaître qu’il y a parmi eux une surreprésentation de travailleurs faiblement rémunérés et ne disposant pas du contrôle sur le travail, alors même qu’il est censé constituer en théorie l’apanage de leur statut. Par ailleurs, on peut dire que l’insécurité d’emploi (l’absence d’engagement formel au-delà d’une prestation) et le peu de protection face au risque sont des réalités partagées par la vaste majorité des travailleurs indépendants. Les indépendants peuvent même être vus comme emblématiques de cette frange de plus en plus importante de travailleurs qui supportent seuls, d’une part les risques économiques et sociaux associés au travail et d’autre part la responsabilité de se protéger contre ces risques. La notion de risque est en effet centrale pour comprendre les transformations du travail comme celles de l’État-providence. La question a été plusieurs fois documentée, les nouveaux modes d’organisation de la production et du travail ont pour effet de reporter le risque sur le travailleur, pendant que les transformations de l’État ont tendance à renvoyer l’individu à ses propres ressources, incluant la famille, le marché et la communauté, pour se protéger des aléas sociaux et économiques. Étudiant la transformation des modes d’organisation des entreprises (notamment le déclin relatif de l’entreprise intégrée verticalement au profit de la constitution de réseaux complexes d’entreprises), Morin fait l’hypothèse que cette évolution procède « d’une modification des conditions de la prise en charge du risque lié à toute entreprise

complémentaires (de santé, de retraite, de maternité) ou encore aux congés que les salariés négocient avec leurs employeurs. 11 Enquête sur la population active, micro données à grande diffusion, 2001

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économique » (Morin, 2005 : 13). L’organisation en réseau permet en effet à des entreprises donneuses d’ordre de contrôler en bonne partie leurs sous-traitants, tout en reportant sur eux une partie du risque économique, du risque de l’emploi et même du risque sur le travail lui-même. Une analyse similaire (Morin, 1999) peut être appliquée au travail indépendant et à diverses formes de salariat précaire, vues comme un moyen pour des donneurs d’ouvrage, qui n’ont pas le statut légal d’employeur et les responsabilités de protection qui y sont associées, de relayer aux travailleurs les risques économiques et sociaux naguère assumés, au moins partiellement, par l’entreprise. Dans le cas du travail indépendant, ce report du risque s’effectue parfois en conservant le contrôle sur plusieurs éléments de la prestation de travail, notamment sur les méthodes de travail et les tarifs. C’est pourquoi on peut penser avec certains auteurs (Dupuy et Larré, 1998; Morin, 1999) que des travailleurs indépendants se retrouvent en fait dans des « zones hybrides » entre salariat et indépendance, que n’a pas permis jusqu’ici d’appréhender la statistique. De nombreux auteurs ont analysé les transformations de l’État providence et des régimes de bien-être (“welfare regimes”), définis par Esping-Andersen (1999), comme « la manière combinée et interdépendante par laquelle le bien-être est produit et distribué entre l’État, le marché et la famille ». Ils ont documenté l’émergence d’une conception néo-libérale de la protection sociale qui tend à affaiblir les modalités de prise en charge collectives des risques sociaux et à les reporter d’une part sur le marché, d’autre part sur les ressources familiales et communautaires. Comme le précise Palier (in Reynaud, 2006 : 15), le répertoire « libéral » de la protection sociale « privilégie le marché et attribue un rôle résiduel à l’État, il a pour objectif principal la lutte contre la pauvreté, favorise le ciblage et les prestations sous condition de ressources et accorde une place importante aux dispositifs privés ». Cette tendance peut être observée au niveau des entreprises, des États et des organismes internationaux, comme en témoigne la stratégie de gestion du risque promue par la Banque mondiale qui, autour de trois volets (prévention, atténuation, réaction), fait des ménages, des collectivités et des groupes sociaux les acteurs principaux de la gestion du risque, suivis par le marché et l’État (Holzmann, 2001). Par ailleurs, aux risques liés aux transformations du travail et de la protection sociale s’ajoute également une autre source de risque, cette fois issue des transformations touchant la famille. Comme le souligne Esping-Andersen, les mutations de la famille contemporaine ont pour effet d’hypothéquer certaines des ressources censées pallier au recul de la couverture offerte par les dispositifs publics. Alors que la mondialisation des marchés conduit à « la création d’un système de sous-emploi flexible, pluriel et saturé de risques » (Beck, 2001), l’entreprise tend à reporter sur les individus le risque comme la responsabilité de se protéger, au moment même où l’État tend lui aussi à se délester du rôle de pourvoyeur direct de sécurité sociale pour lui préférer celui d’un soutien à la responsabilité individuelle de se protéger (Dean, 1999). Dans la foulée de ces bouleversements structurels de nos sociétés, certains auteurs ont mis en évidence l’émergence d’un individu réflexif, informé et conscient, capable de réagir à ces changements en faisant ses propres choix (Beck, 2001; Giddens et Blair, 2002), et souvent mobilisé dans une quête d’épanouissement personnel et d’expressivité dans le travail (Baudelot et Gollac, 2003), notamment depuis qu’il est enjoint de répondre à l’injonction normative d’autonomie et de responsabilité (Martuccelli, 2005). Plus

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qu’hier sommés de construire leur trajectoire professionnelle, les individus contemporains chercheraient à se poser en sujets autonomes, à faire des choix, à maîtriser leurs destins. Or cela ne saurait être possible sans le support de conditions matérielles. À ce propos, Castel (2003) attire l’attention sur le fait que les individus sont inégalement dotés de capitaux pour exercer cette réflexivité et cette autonomie. Au terme de leur étude sur la manière dont les individus et les familles comprennent et gèrent le risque « chômage » sur un marché du travail flexible, Quilgars et Abbott (2000) constatent cette réflexivité et ce sentiment de responsabilité individuelle, tout en mettant en lumière les contraintes structurelles qui déterminent en bonne partie la capacité réelle de se protéger. Les travailleurs indépendants constituent un analyseur intéressant de la double transformation des modes d’organisation du travail (transfert du risque du sous-emploi) et de la configuration des régimes de bien-être (transfert des risques sociaux). Même s’ils s’inscrivent parfois dans une organisation du travail contrôlée à des degrés divers par un ou des donneurs d’ouvrage, ils assument seuls le risque du sous-emploi puisque, de manière générale, leurs clients ne s’engagent pas à leur fournir du travail au-delà d’une prestation. À l’exception des secteurs artistiques qui bénéficient d’un régime particulier de rapports collectifs de travail, les clients ou donneurs d’ouvrage des indépendants ne contribuent pas non plus à leur protection en cas de maladie, d’accident ou en vue de la retraite. En conséquence, les travailleurs indépendants sont réputés prévenir ou gérer l’ensemble des situations susceptibles d’affecter de manière temporaire ou permanente leur capacité de travail. Par ailleurs, ils sont également emblématiques de la montée des aspirations individuelles à plus de liberté, d’autonomie, de créativité, de satisfaction et de flexibilité dans le travail (Delage, 2002). De manière générale, qu’ils aient ou non choisi volontairement ce statut, les indépendants ont en commun le fait de générer eux-mêmes leur travail et d’affronter les risques inhérents au travail, et de ne pas se percevoir comme des victimes, mais bien comme des acteurs qui constamment cherchent à inventer/maîtriser leur destin professionnel. Les études disponibles donnent toutefois à penser que cette injonction à la responsabilité individuelle ainsi que la possibilité réelle de concrétiser les aspirations précitées sont très inégalement rencontrées par les individus. Selon l’Enquête sur le travail indépendant (Delage, 2002), 20,3% des travailleurs indépendants québécois sont couverts par un régime de soins dentaires, 28,4% par un régime de soins de santé complémentaires, 32,8% par une assurance-invalidité, et un peu plus de la moitié (56,6%) possèdent des REER, sans qu’on connaisse toutefois le pourcentage de remplacement du revenu fourni par ces ressources. Nos propres travaux (D’Amours, 2006; D’Amours et Crespo, 2004) ont révélé que les professionnels scolarisés disposant d’un bon revenu avaient tendance plus qu’en moyenne à contribuer personnellement, ou par le biais de leur conjoint, à des assurances invalidité, maladie ou médicaments ainsi qu’à un REER, alors que les autres étaient souvent réduits à compter sur leurs ressources personnelles et familiales pour affronter les aléas du travail et de la vie. Par ailleurs, certains auteurs (Benner, 2003; Haiven, 2006) ont interrogé le rôle possible de la communauté professionnelle à titre de pourvoyeuse de contrats et d’opportunités de carrière, de formation, de programmes d’assurances ou de régimes de retraite, sans que ces hypothèses aient été réellement soumises à l’étude.

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1.4 Objectif de la recherche et questions de recherche

Dans les trajectoires des travailleurs indépendants, le risque est omniprésent et multiforme, qu’il s’agisse de risques économiques (sous-emploi), sociaux (maladie, maternité, vieillesse) et professionnels (désuétude des connaissances, faute professionnelle). Cette affirmation est sans doute valable dans un grand nombre de pays occidentaux, mais elle l’est encore davantage dans le contexte institutionnel québécois, et plus largement nord-américain, qui allie un faible niveau de régulation formelle des marchés du travail et une exclusion quasi-généralisée des indépendants de l’aire d’application des lois du travail et des régimes de mutualisation des risques associés au travail, ainsi que de la possibilité de développer des rapports collectifs de travail. Mais au-delà de ce constat général, peu d’auteurs se sont intéressés aux mécanismes alternatifs (privés, familiaux, associatifs) auxquels les travailleurs exclus des régimes mutualisés de protection sociale font appel pour se protéger12. Notre recherche avait pour objectif de documenter les représentations entourant le risque ainsi que les stratégies et les ressources de gestion des risques déployées par les indépendants. Comment ces travailleurs perçoivent-ils le risque et quelles stratégies mettent-ils en oeuvre pour le prévenir ou l’affronter? Elle s’est notamment intéressée au rôle palliatif joué par les modalités marchandes, familiales et professionnelles, au type et au niveau de protection procurées par ces dernières, aux caractéristiques des travailleurs qui y ont accès, ainsi qu’à l’impact sur les individus et sur le modèle social de la tendance à reporter sur le travailleur à la fois les risques et la responsabilité de se protéger. Cela nous a aussi amené à traiter de la trajectoire professionnelle antérieure, du contexte d’établissement, des aspects positifs et négatifs perçus du statut et des aspirations face à la protection. Cinq13 situations potentiellement à risque ont été retenues pour les fins de l’étude (D’Amours, 2006) : Le risque « sous-emploi» est défini comme la possibilité de manquer de contrats ou de clients, donc de revenus; Le risque « accident/maladie/invalidité » est défini comme la possibilité d’une perte de revenu liée à l’impossibilité physique ou mentale de fournir la charge de travail habituelle; Le risque « parentalité » est défini comme la possibilité d’une perte de revenu liée à la grossesse et aux premiers mois de vie d’un enfant;

12 À titre d’exception, il faut mentionner les travaux de Quilgars et Abbott (2000) sur les perceptions et comportements de familles britanniques face au risque de chômage, ceux de Menger (1994) sur les stratégies des artistes qui multiplient les types d’activités et les liens d’emploi dans le but de diversifier le risque professionnel, et finalement ceux de Benner (2003) sur le rôle joué par les associations de la Silicon Valley, comme pourvoyeuses de formation professionnelle et comme intermédiaires sur le marché du travail. 13 Nous avons aussi posé des questions sur le risque de faute professionnelle mais compte tenu du peu d’éléments recueillis, nous n’en traitons pas dans ce rapport.

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Le risque « avancée en âge » est défini comme la diminution de la capacité de travail ou de revenus issus de l’activité de travail, à mesure qu’on avance en âge; Le risque «désuétude des connaissances » est défini comme la possibilité de voir son employabilité diminuer si ses connaissances ne sont pas mises à jour. En effet, la mise à jour des connaissances et le développement de l’« employabilité » sont d’autant plus essentiels lorsque les contrats sont de courte durée et qu’il faut sans cesse trouver de nouveaux engagements. Nous n’avons pas pris pour acquis que les situations identifiées étaient des risques « objectifs ». Nous avons plutôt laissé aux répondants le soin de déterminer les situations qu’ils considéraient comme des risques et d’identifier les problèmes posés par la survenance de ces situations. Nous avons ensuite cherché à connaître les stratégies qu’ils mettaient en œuvre pour prévenir ou gérer ces situations et les ressources, de provenances diverses, dont ils disposent pour ce faire, ainsi que les contextes variables qui contribuent à les construire. Nous avons mis ces résultats en liens avec d’autres éléments, comme la trajectoire professionnelle antérieure, le contexte d’établissement, la situation familiale, les représentations du travail et les aspirations en matière de protection. Il s’agissait, à travers les récits des individus, de faire émerger les éléments de contraintes comme l’activité générée par les acteurs eux-mêmes, chaque fois en évitant de penser que l’issue du processus était jouée à l’avance. Les questions de recherche peuvent être formulées comme suit : Comment se pose la survenance d’un risque? -Le sous-emploi, la maladie, le vieillissement sont des éventualités (ou même des certitudes dans le cas du vieillissement) mais sont-ils perçus comme des risques et par qui? -Sous quels aspects ces situations posent-elles problème et pour qui? Quelles sont les actions et les stratégies des répondants pour prévenir et/ou gérer chacune de ces situations? -Sont-ils sensibles au discours sur la prévention? Font-ils quelque chose pour prévenir les risques? Le cas échéant, l’absence de prévention est-elle un choix ou la conséquence d’une absence de ressources? -Que font-ils quand le risque survient? Ceux qui gèrent le risque sont-ils différents de ceux qui le préviennent? Leurs stratégies sont-elles sensiblement différentes? -Quelle est la part de l’individuel et du collectif dans les stratégies de prévention, de gestion ou d’anticipation du risque? -Quelles sont les limites de ces stratégies? De quelles ressources les répondants disposent-ils pour prévenir et/ou gérer chacune des situations évoquées? -À quel principe appartiennent ces ressources : État, marché, famille, communauté professionnelle, individu?

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-Sont-elles formelles ou informelles? Font-elles appel à l’échange marchand ou au principe de la réciprocité? Comment peut-on expliquer le recours aux ressources informelles? -Quelles sont les caractéristiques des travailleurs indépendants qui ont accès ou non aux divers types de ressources? -Quelles sont les limites de chacune des ressources? Quel niveau de protection procurent-elles? Quels sont les attributs des travailleurs les plus vulnérables? Comment les répondants perçoivent-ils les risques et l’absence de mutualisation inhérents à leur statut? -Ont-ils intégré l’injonction à la responsabilité individuelle face au risque; tirent-ils une fierté à l’effet d’être seuls responsables ou si c’est un élément négatif inhérent au statut? Envisagent-ils le risque comme le prix à payer pour plus de liberté, d’autonomie, de flexibilité? En quoi ces représentations, ces actions et ces stratégies sont-elles influencées par les variables suivantes : -le genre -l’âge -la situation familiale -la trajectoire professionnelle antérieure -le statut professionnel (et les ressources qui lui sont hypothétiquement associées : niveau de revenus, participation à des associations) -le type de clientèle (composée d’individus ou d’entreprises) -les aspects perçus comme étant les plus et les moins intéressants du statut de travailleur indépendant -le rapport au travail? Quels sont les impacts de la présence ou de l’absence de stratégies, la présence ou l’absence de ressources, ainsi que des représentations sur : -le bien-être des individus : satisfaction ou insatisfaction au travail -la sécurité ou la précarité économique des individus, leur degré d’indépendance réelle -la pérennité ou l’instabilité de leur activité économique -la disparition ou la redéfinition des temps sociaux (maternité, retraite) -les solidarités -les perspectives d’action collective? Quelles sont les aspirations des travailleurs indépendants eu égard à la protection contre les risques? -Devrait-on à leur avis faire quelque chose et, le cas échéant, qu’est-ce qui devrait être fait pour améliorer la protection sociale des travailleurs indépendants? -Qui devrait intervenir : la famille, le marché, les clients ou donneurs d’ouvrage, les syndicats, les associations, les individus, l’État?

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Chapitre 2 Méthodologie Dans cette section, nous exposons la méthodologie utilisée pour répondre aux questions de recherche. Il s’agit d’une recherche de type qualitatif, réalisée auprès d’un échantillon de 60 travailleurs indépendants construit pour refléter la diversité des situations qui coexistent au sein de la catégorie. 2.1 Le choix d’une méthode qualitative La méthodologie qualitative n’autorise pas la généralisation statistique mais elle apparaît particulièrement bien adaptée à l’étude d’objets et de processus complexes; elle permet de saisir de l’intérieur la perspective des acteurs, la représentation qu’ils ont de leur situation, le sens qu’ils donnent à leurs conduites (Miles et Hubermann, 1994). De manière générale, elle « offre une plus grande sensibilité aux différences à l’intérieur des groupes construits selon les variables sociales » (Martuccelli et de Singly, 2009 : 92). Au-delà de l’analyse des contraintes structurelles, elle favorise l’étude des stratégies des individus mais également des ressources dont ils disposent pour les mettre en oeuvre. Finalement, dans le cas qui nous occupe, elle permet de vérifier à quel point la norme de la responsabilité individuelle face au risque est prégnante, et le type de réponse qu’elle suscite chez les individus, par l’étude attentive des représentations et des pratiques.

2.2 La stratégie de recrutement

Nous avons utilisé différents moyens pour entrer en contact avec des travailleurs indépendants: listes de membres de certaines associations, obtenues via le web, répertoires14 affichant les coordonnées de travailleurs indépendants, ententes avec certaines associations qui ont fait parvenir à leurs membres un courriel publicisant la recherche. Plusieurs travailleurs indépendants ont répondu à notre appel. Nous avons cependant dû en écarter un certain nombre, notamment chez les professionnels et les artistes, pour respecter les exigences de diversification de notre échantillon. 2.3 La constitution de l’échantillon La recherche s’appuie sur 60 entretiens semi-directifs avec des travailleurs indépendants qui travaillaient à leur propre compte (qui n’avaient pas d’employé de manière régulière et exclusive), et pour lesquels le travail indépendant constituait l’occupation principale (au moins 20 heures par semaine pendant la plus grande partie de l’année) depuis au moins deux ans. Il ne s’agit pas d’un échantillon probabiliste autorisant la généralisation statistique, mais d’un échantillon raisonné (« purposive sampling ») construit selon le principe de diversification, qui suppose que soit couverte la diversité des situations au sein du groupe, en fonction de variables jugées stratégiques (Pires, 1997 : 155). Dans le cas présent, 14 Nous avons utilisé principalement trois répertoires : la Toile du Québec, le Répertoire des travailleurs autonomes du Québec et Agent Solo.

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nous avons veillé à ce que soient sondées et représentées les variables susceptibles d’avoir une influence sur les perceptions et les stratégies relatives aux différentes situations potentiellement à risque. Comme nous l’expliquons dans les lignes qui suivent, ces variables stratégiques ont trait d’une part au statut professionnel et au type de clientèle, et d’autre part au sexe, à l’âge et à la situation familiale des répondants. Conformément au principe de saturation, nous avons poursuivi les entretiens jusqu’à ce que les dernières observations n’apportent plus d’informations suffisamment nouvelles ou différentes pour justifier une augmentation du matériel empirique (Pires, 1997 : 157). L’application de ces deux principes (diversification et saturation) joue en méthodologie qualitative un rôle similaire au principe de représentativité en méthodologie quantitative : elle permet la généralisation. Comme l’ont révélé nos études antérieures, le statut professionnel et le type de clientèle constituent deux variables clés pour expliquer la diversité des situations qui coexistent au sein de la catégorie des travailleurs indépendants. Le statut professionnel est associé avec le niveau de revenu, la scolarité, la participation à des associations et la possibilité de défrayer individuellement le coût de certaines protections contre les risques (assurances invalidité, maladie ou médicaments, REER). Dans une proportion restreinte de cas (professions artistiques), le client participe au coût de la protection. Le type de clientèle est quant à lui associé au plus ou moins grand contrôle que le travailleur indépendant exerce sur son travail, incluant la fixation des tarifs; le statut professionnel contribue aussi, mais dans une moindre mesure, à expliquer le niveau de contrôle sur le travail (D’Amours, 2006; D’Amours et Crespo, 2004). L’échantillon a été construit pour refléter la diversité des situations de travail eu égard à ces deux variables, ce qui a produit quatre catégories : -des professionnels15 (dont l’occupation requiert un diplôme universitaire, par exemple, des professions libérales ou des consultants en services aux entreprises) : 13 répondants -des artistes (musiciens, auteurs, réalisateurs, comédiens, scénaristes) : les seuls de l’échantillon à bénéficier d’ententes collectives par lesquelles les donneurs d’ouvrage contribuent à la protection : 10 répondants -des non-professionnels16 (techniciens, ouvriers, employés) : 37 répondants Parmi ces 37 non-professionnels, 16 avaient une clientèle surtout composée d’individus (praticiens des médecines alternatives, esthéticienne, agents immobiliers, hommes d’entretien, chauffeur de taxi) et 21 avaient une clientèle surtout composée d’entreprises (responsables de service de garde en milieu familial17, techniciens en informatique,

15 Ces occupations correspondent au groupe A de la Classification nationale des professions; leur exercice requiert de posséder un diplôme universitaire. 16 Ces occupations correspondent aux groupes B, C et D de la Classification nationale des professions; leur exercice ne requiert pas de posséder un diplôme universitaire. 17 En raison du rôle de contrôle et de surveillance exercé par une instance extérieure, à savoir les centres à la petite enfance (CPE) au moment où nous avons mené l’enquête, les responsables de service de garde en milieu familial ont été classées parmi les non-professionnels ayant des entreprises pour clients.

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secrétaire, agent de développement des marchés, graphistes, illustrateurs, camionneur, distributeurs, courrier cycliste). Comme les enquêtes de Statistique Canada (Enquête sur la population active et Enquête sur le travail indépendant) révèlent qu’au plus 20% des travailleurs indépendants québécois possédaient un diplôme universitaire en 200018, ce qui correspond à nos deux premières catégories, nous avons volontairement limité la part des professionnels et des artistes dans notre échantillon, puisque les détenteurs de diplômes universitaires sont, de manière générale, associés à des caractéristiques plus favorables que ceux qui n’en ont pas. Par ailleurs, les résultats de recherches menées à partir d’une perspective de genre révèlent que le fait d’être une femme travailleuse indépendante constitue un facteur particulier de risque. En effet, les études statistiques mettent en lumière une plus grande précarité des femmes que des hommes indépendants, ainsi qu’une différence de revenus entre les sexes plus grande dans le travail indépendant que dans le salariat (Hugues, 1999). L’échantillon comptait donc une proportion à peu près égale d’hommes (27) et de femmes (33) et nous formulions l’hypothèse d’une plus grande précarité chez celles-ci que chez ceux-là. Le groupe d’âge est susceptible d’avoir une influence sur la manière de percevoir certains risques comme plus cruciaux que d’autres. Selon la littérature, l’avancée en âge est associée à de meilleures conditions (expérience, réseaux, rémunération). Nos résultats antérieurs (D’Amours, 2006) tendent pour leur part à montrer que c’est davantage l’expérience que l’âge qui fournit ces atouts, ce qui explique que les travailleurs âgés puissent appartenir tant aux strates favorisées que défavorisées. On peut aussi s’attendre à trouver plus de sous-emploi chez les plus jeunes répondants, habituellement moins expérimentés. Finalement, certains risques (notamment celui de l’avancée en âge mais également celui de la perte de revenu associée à la naissance d’enfants) sont susceptibles d’être perçus différemment selon les groupes d’âge. En dépit de notre ambition d’atteindre une représentation équilibrée entre les groupes d’âge, notre échantillon est caractérisé par une surreprésentation du groupe d’âge mitoyen : 10 répondants avaient moins de 30 ans; 33 avaient entre 30 et 49 ans et 17 avaient 50 ans ou plus. Nous avons éprouvé des difficultés à recruter des répondants de moins de 30 ans qui rencontraient l’exigence d’avoir le travail indépendant comme occupation principale au moins 20 heures par semaine depuis au moins deux ans19. Plusieurs travailleurs indépendants de moins de 30 ans que nous avons contactés cumulaient leur occupation indépendante avec des emplois salariés atypiques. Un petit

18 Les détenteurs de diplômes universitaires représentaient 20,8% de tous les travailleurs indépendants québécois en 2000 selon l’EPA et 15,8% selon l’ETI. Par comparaison, notre échantillon compte 23 répondants (professionnels et artistes) pour lesquels l’exercice de l’occupation requiert de posséder un diplôme universitaire (groupe A de la Classification nationale de professions), soit 38%. 19 Cela n’est pas étonnant compte tenu de la faible présence des jeunes de moins de 30 ans parmi la population des travailleurs indépendants.

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nombre ne rencontraient d’ailleurs pas tout à fait le critère des deux ans, mais le fait qu’ils s’en approchaient nous a amené à les conserver dans l’échantillon. Finalement, le statut marital ainsi que la présence de dépendants ont été identifiés par Quilgars et Abbott (2000) comme des variables significatives. En effet, la présence d’un conjoint (surtout s’il s’agit d’un salarié protégé) est susceptible d’avoir une influence sur la représentation du risque et sur la présence de ressources pour l’affronter. La présence de dépendants20 est également susceptible d’avoir une influence sur la représentation du risque. Dans notre échantillon, 23 répondants avaient des personnes qui dépendaient économiquement d’eux (le plus souvent des enfants, mais parfois un conjoint ou des parents), alors que 37 n’en avaient pas. Quant à la présence et au statut du conjoint, cette variable a été construite à posteriori (elle n’a pas été prise en compte au moment de la construction de l’échantillon). La notion de conjoint (par mariage ou union de fait) est ici considérée au sens de possible soutien économique. Au sein de l’échantillon, 24 répondants n’avaient pas de conjoint, 18 avaient un conjoint protégé (c’est-à-dire salarié et bénéficiant de solides protections, situation souvent associée au fait d’être syndiqué), 12 avaient un conjoint précaire (détenant un ou plusieurs emplois salariés atypiques ou emplois réguliers ne fournissant pas d’avantages sociaux) et 5 avaient un conjoint travailleur indépendant. Dans un cas, cette information n’avait pas été fournie. Le tableau 1 (en annexe 1) illustre la distribution des répondants eu égard au statut professionnel, au type de clientèle, au sexe, à l’âge et à la présence de dépendants. Une brève description du profil de chacun des répondants figure à l’annexe 2. 2.4 La collecte et le traitement des données Les entretiens semi-directifs ont été menés entre février 2006 et février 2007. L’aire géographique est le Québec, les répondants provenant en majorité de la grande région montréalaise, mais également de la région de Québec et de Gatineau. L’entrevue individuelle durait généralement entre une heure et demie et deux heures. Elle portait sur les perceptions, les stratégies et les ressources relatives aux différentes situations susceptibles d’avoir une influence sur le travail ou les revenus, par exemple un accident, une maladie, l’invalidité, la maternité et l’avancée en âge, le contexte d’établissement, la trajectoire professionnelle antérieure, les aspects positifs et négatifs perçus du statut d’indépendant, les sources d’information et les aspirations en matière de protection sociale. Elle pouvait avoir lieu, à la convenance de chaque répondant, soit dans les locaux de l’université, soit à son domicile ou sur son lieu de travail. Une compensation de 30$ était remise à la suite de l’entrevue. La collecte et l’analyse des données ont été menées en simultané, suivant la stratégie itérative proposée par Miles et Huberman (1994). Chacun des entretiens a fait l’objet 20 Nous avons défini la dépendance au sens de dépendance économique, excluant les enfants devenus autonomes financièrement

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d’une transcription intégrale (verbatim) puis d’une synthèse thématique, qui incluait un portrait de la personne interviewée, une brève synthèse de ses réponses à chacun des thèmes accompagnée des extraits les plus significatifs de l’entretien, de même que les éléments d’analyse pertinents pour répondre aux questions de recherche. Les 60 synthèses ont été codées avec l’aide du logiciel N’Vivo dans le but de conduire une analyse transversale : les éléments développés par chacun des répondants sur chacun des thèmes d’analyse ont pu être croisés avec un certain nombre d’attributs, qu’il s’agisse des variables prises en compte dans la constitution de l’échantillon (statut professionnel, clientèle, sexe, âge, présence de dépendants) ou de variables construites a posteriori (section suivante). 2.5 Les variables construites a posteriori Un certain nombre de variables ont été construites a posteriori parce qu’elles nous semblaient susceptibles d’éclairer les différences entre les représentations, les stratégies et les ressources des répondants. En d’autres termes, nous n’avons pas considéré ces variables au moment de construire l’échantillon mais bien au cours de l’analyse des résultats. Certaines de ces variables –le contexte d’établissement, la trajectoire professionnelle et le nombre d’années d’expérience comme travailleur indépendant- sont susceptibles de révéler des éléments de plus ou moins grande contrainte, ou au contraire de choix, et d’éclairer les conditions matérielles et subjectives associées à l’exercice du travail indépendant. D’autres variables cherchent à cerner le pouvoir que possède peu ou prou le travailleur face à son client (Kalleberg, 2003). Ce pouvoir peut être individuel (lié au fait de posséder une compétence rare et en demande, d’être en situation de monopole de compétence ou de compter sur une clientèle récurrente) ou il peut être collectif (lié au fait d’être membre d’une association ou d’un syndicat qui outille le travailleur dans la négociation de ses conditions de travail ou qui fournit des ressources de protection contre les risques). Contexte d’établissement : La littérature sur le travail indépendant est traversée par la dichotomie « push/pull », qui répartit les contributions scientifiques en deux groupes, selon qu’elles expliquent l’accroissement du travail indépendant par des facteurs qui poussent les individus vers cette forme de travail (chômage, discrimination sur le marché du travail salarié) ou par des facteurs d’attraction vers le travail indépendant (aspiration à l’autonomie professionnelle, vieillissement de la main-d’œuvre, associé à l’accroissement du capital financier et de l’expérience). On aura compris que les facteurs « pull » sont associés à un établissement volontaire dans le statut d’indépendant, alors que les facteurs « push » témoignent plutôt des contraintes conduisant à un établissement involontaire. Suivant en cela les études de Beaucage et Najem (2002 et 2004), nous avons formulé l’hypothèse que le contexte volontaire était associé à des conditions plus favorables que le contexte involontaire, tout en prenant en compte les motifs d’établissement liés à la conciliation du

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travail et de la vie familiale, surtout pour les femmes vivant en couple et mères de jeunes enfants (Carr, 1996). Dans notre échantillon, 19 répondants ont cité des motifs apparentés à un établissement volontaire : la personne interviewée aime mieux être à son compte que de travailler pour un employeur, s’établit dans le travail indépendant parce qu’elle ne veut pas avoir de patron, souhaite décider de ses horaires, réaliser ses projets, parce que le statut de travailleur indépendant est plus valorisant, procure de plus hauts revenus ou une meilleure qualité de vie, et finalement parce qu’elle a des travailleurs indépendants dans sa famille proche. À l’opposé, 15 répondants témoignaient plutôt d’un établissement involontaire: insatisfaction ou instabilité des emplois antérieurs, mauvaises conditions de travail, perte d’emploi ou non-renouvellement de contrat, mise à pied appréhendée, en raison de la difficulté perçue de trouver un emploi salarié dans son métier ou comme alternative au travail précaire qui est la norme dans le secteur21. Finalement, certains se sont établis comme travailleurs indépendants à défaut de posséder les qualifications requises pour s’établir dans un secteur protégé (métiers ou occupations régulés) et d’autres en raison de caractéristiques (émigration récente, criminalisation) ayant pour effet de limiter leur accès au marché de l’emploi salarié. Onze répondants ont choisi un métier ou une profession où le statut de travailleur est presque la norme, essentiellement dans les secteurs de la culture (incluant le journalisme et la traduction), du transport (taxi, camionnage, distribution) et des médecines alternatives (homéopathie, acupuncture, massothérapie). Choisir d’être musicien (ou acupuncteur) implique presque implicitement d’être indépendant étant donné que, dans ces secteurs d’activité, les emplois salariés, quand ils existent, sont généralement contractuels ou précaires. Deux répondants ont cité comme principal motif le désir de concilier travail et vie familiale alors que 12 ont été associés à des contextes « hybrides » puisque leur établissement combinait deux ou plusieurs des contextes précédents. En ce sens, ils témoignent de la complexité des motifs d’établissement et du fait qu’ils peuvent se transformer avec le temps, comme l’avaient d’ailleurs mis en lumière les travaux de Beaucage et Légaré (2000)22. Trajectoire professionnelle : Par-delà le contexte, l’établissement comme travailleur indépendant s’inscrit dans une trajectoire, qui peut être précaire ou protégée. La trajectoire précaire est définie comme la succession ou le cumul d’emplois atypiques ou d’emplois réguliers ne fournissant pas

21 Le contexte involontaire ne signifie pas qu’a posteriori les répondants ne trouvent pas d’aspects positifs à leur travail, au contraire. Après s’être établis de manière involontaire, certains, comme la répondante F-24, affirment qu’ils ne retourneraient pas au salariat. 22 Le contexte d’établissement est inconnu pour un répondant.

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d’avantages sociaux, incluant les cas où le répondant a passé la majeure partie ou la totalité de sa trajectoire comme indépendant sans protection contre les risques. À l’opposé, la trajectoire protégée est définie comme le fait d’avoir occupé pendant plusieurs années un emploi salarié typique, syndiqué ou du moins garantissant des avantages sociaux comme des assurances collectives et un régime de retraite. Cette catégorie inclut certains professionnels ayant passé l’essentiel de leur carrière comme indépendants et qui, en raison d’une position de marché avantageuse, ont pu accumuler divers types de ressources. La trajectoire professionnelle est susceptible d’offrir des repères quant à la représentation du risque et de la protection; par ailleurs, la trajectoire protégée est souvent associée à la constitution de ressources (épargnes, actifs divers, régime de retraite, etc.) que la trajectoire précaire ne permet pas d’accumuler (D’Amours, 2009a) et peut de ce fait éclairer la plus ou moins grande sécurité économique des indépendants face au risque. Plus des deux tiers des répondants, soit 43 sur 60, se sont établis comme indépendants suite à une trajectoire précaire; à l’opposé, 13 répondants ont eu une trajectoire antérieure protégée. Trois répondants ont eu une trajectoire hybride, répartie à peu près également entre des segments précaires et des segments protégés, alors qu’un répondant n’a pas donné de détails sur sa trajectoire. Expérience comme travailleur indépendant: La durée d’établissement peut expliquer la plus ou moins grande occurrence de certaines situations problématiques. Nous pouvons formuler l’hypothèse selon laquelle certains risques seraient davantage présents en début d’établissement (comme le risque du sous-emploi) pour s’estomper par la suite. L’échantillon comptait 17 répondants ayant moins de 5 ans d’expérience, 15 répondants ayant entre 5 et 10 ans et 28 répondants détenant plus de 10 ans d’expérience. Pouvoir de marché : Le pouvoir de marché désigne les atouts dont disposent respectivement le travailleur indépendant et son client, susceptibles d’avoir un impact sur le volume de contrats, le contrôle sur la prestation de travail et l’établissement des tarifs. On peut formuler l’hypothèse que le spécialiste, détenteur d’une compétence rare ou pointue, s’en tire mieux que le généraliste, ressource plus aisément remplaçable parce que sa compétence existe en abondance sur le marché. Dans notre échantillon, 16 répondants pouvaient être considérés comme des spécialistes et 44 comme des généralistes23.

23 Les artistes ont été placés dans la catégorie « généralistes » en raison de l’offre abondante et de la forte concurrence qui existe dans leurs milieux. Nous avons appliqué la même logique aux praticiens des médecines alternatives, aux graphistes et aux illustrateurs.

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De manière semblable, on peut supposer que le monopole de compétence, c’est-à-dire le fait de disposer de connaissances non détenues par le client (ce qui est habituellement le cas quand la clientèle est constituée d’individus), confère un pouvoir de marché au travailleur indépendant. À l’inverse, le fait que la connaissance soit possédée également par le client ou donneur d’ouvrage aurait hypothétiquement pour effet de diluer ce pouvoir. Dans notre échantillon, 19 répondants avaient une clientèle formée surtout d’individus, 17 une clientèle composée surtout d’entreprises n’ayant pas de connaissance du produit ou du service, donc à la merci de la connaissance et de la compétence du travailleur indépendant, alors que 24 avaient une clientèle constituée d’entreprises ayant une connaissance du produit, donc en mesure d’évaluer le travail de l’indépendant24. Finalement, des études antérieures (Menger, 1994) ont démontré que le fait d’avoir des liens de travail récurrents avec les mêmes donneurs d’ouvrage était susceptible de réduire le risque du sous-emploi et, parfois, de permettre d’obtenir de meilleurs tarifs. Dans notre échantillon, 32 répondants avaient de telles relations de travail récurrentes avec leur clientèle. À l’opposé, 18 répondants avaient des relations ponctuelles, et rencontraient donc l’obligation perpétuelle de trouver de nouveaux clients; cette situation était attribuable à la nature du produit ou au fait que le répondant était en début de carrière et ne disposait pas encore d’une clientèle stable. Finalement, 10 répondants avaient des relations en partie récurrentes et en partie ponctuelles25. Appartenance à une ou des associations :

L’appartenance à une association, surtout si celle-ci est en mesure de contribuer à l’instauration de règles ayant pour impact de bonifier le service offert ou d’améliorer le niveau de la rémunération ou de la protection sociale des indépendants, est une autre variable dont on peut supposer qu’elle augmente le pouvoir du travailleur, cette fois-ci sur un mode collectif. Selon les données de l’Enquête sur le travail indépendant réalisée en 2000 (Delage, 2002), le tiers environ (32,3%) des travailleurs indépendants québécois appartiennent au moins à une association. Les membres d’associations (42 répondants) sont surreprésentés dans notre recherche en raison du mode de constitution de notre échantillon (voir section 2.2).

24 Les artistes, les journalistes, de même que les responsables de service de garde en milieu familial appartiennent à cette deuxième catégorie alors que les traducteurs et les conseillers en informatique appartiennent à la première. 25 Encore ici, les responsables de services de garde en milieu familial ont été considérées comme ayant pour clients récurrents les instances auxquelles elles sont rattachées (au moment de l’enquête, ces instances étaient les centres à la petite enfance), les journalistes comme ayant pour clients récurrents les mêmes publications appartenant aux mêmes groupes de presse, etc. Les artistes ont souvent des clients dans les mêmes milieux mais compte tenu de la concurrence, il n’y a pas nécessairement de récurrence d’une année sur l’autre.

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Chapitre 3 La nature et les impacts possibles du risque Les risques encourus par les travailleurs indépendants sont à la fois économiques, sociaux et professionnels. Nous n’avons pas pris pour acquis que les cinq situations proposées constituaient des risques « objectifs » mais avons laissé aux répondants le soin de déterminer les situations qu’ils considéraient comme des risques, et d’identifier les problèmes posés par la survenance de ces situations. Dans cette section, nous exposons en quoi certaines situations sont perçues comme problématiques et par quels répondants, ainsi que les impacts de ces situations. 3.1 Les risques économiques Pour les répondants, le risque économique prend différentes formes : risque d’entreprise (incertitude quant à la vente du produit/service que le travailleur a mis du temps à développer), risque du sous-emploi (défini comme le manque de clients ou de contrats), risque de faible revenu (causé par le manque de contrats ou par la rémunération insuffisante de chacun des contrats) et risque de fluctuations (alternance de périodes achalandées et de périodes creuses) Le risque d’entreprise est le fait d’un petit nombre de répondants qui développent un produit sans savoir s’il trouvera preneur sur le marché : c’est le cas de trois designers de mode (H-23, F-30, F-42) et d’une conceptrice de produits naturels (F-49). Pendant les années de démarrage, leur entreprise ne fournit pas de revenus; elle exige en revanche qu’ils y investissent leurs économies (incluant les REER), et souvent les revenus d’emplois salariés précaires. De nombreux créateurs artistiques (auteurs, scénaristes, réalisateurs) fonctionnent selon la même logique26, à la différence que leur « marché » est aujourd’hui très restreint à un petit nombre « d’acheteurs » qui les mettent en concurrence les uns avec les autres. Le schéma est similaire pour d’autres travailleurs indépendants qui assument en partie le risque de travailler sans être payé: les journalistes pigistes qui soumettent des propositions d’articles sans garantie de publication ou de commande, les agents d’immeubles et courtiers hypothécaires qui ne sont payés que si la transaction se conclut, etc. Mais la majorité des répondants ne prennent pas ce risque d’entreprise : ils concluent avec un client (individu ou entreprise) une entente concernant la livraison d’un bien ou d’un service dans lequel ils engagent leur travail et, sauf pour les cas de mauvaises créances, ils peuvent compter sur une rémunération en retour de leur prestation. Toutefois, comme l’activité indépendante est constituée d’une succession ou d’un cumul d’engagements pour des clients différents, sans garantie de renouvellement au-delà d’une prestation, le principal risque économique, cité par deux répondants sur trois, est celui d’une pénurie de contrats ou de clients, que nous avons assimilée au risque de sous-emploi. Il peut survenir soit en début de carrière, quand la clientèle n’est pas encore établie ou, phénomène plus inquiétant, il peut se manifester tout au long de la trajectoire. 26 Depuis peu, car avant on pouvait davantage écrire sur commande

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Le sous-emploi est d’abord associé à un manque de revenus, ce qui a généralement pour effet de créer une pression importante, surtout quand les deux conjoints sont travailleurs indépendants. Ce risque est aussi, pour 18 répondants, générateur de stress, d’angoisse ou de perte d’estime de soi. Parce que là, j’avais des symptômes physiques. Je faisais de l’arythmie, je dormais moins, j’étais plus stressé, j’étais plus angoissé fait que ça c’est plus… ça c’est un autre des éléments là, la qualité de vie, la qualité de la santé. (H-15, conseiller hypothécaire) Quand t’as pas de travail, moi ça m’affecte beaucoup. (…) Il faut que tu penses au niveau financier pis aussi quand t’arrives à ne pas le faire, tu peux le prendre au niveau personnel un peu aussi. Que tu travailles pas, t’es pas en demande, dans le genre de métier qu’on fait, il faut s’enlever ça de la tête là. Tout le monde à un certain moment ne travaille pas mais c’est vrai que ça joue aussi beaucoup sur le moral de ne pas travailler. Sur l’estime de soi. (H-16, musicien) Si l’éventualité du sous-emploi leur apparaît aussi préjudiciable, c’est également parce qu’au-delà du manque de revenus, le sous-emploi menace de disqualifier les répondants au sein de leur secteur. Il les place dans une situation d’instabilité et de doute parfois si paralysante qu’elle va jusqu’à leur faire craindre de ne pas posséder « ce qu’il faut » pour réussir professionnellement, c’est-à-dire pour parvenir à se hisser dans un positionnement satisfaisant. Plus encore, le ralentissement de l’activité instille le doute sur soi et sur ses capacités, le sentiment d’incompétence, et même la peur de «disparaître». Psychologiquement t’es comme un joueur de baseball ou un joueur de hockey, t’es habitué de jouer, t’aimes ça jouer, quand t’aimes ton métier. Là, ils te mettent sur le banc, puis là tu regardes le jeu, t’es dans les gradins mettons, t’es pas habillé, tu te sens comme mal, tu te dis, je suis un aussi bon joueur que ceux-là. Tu te dis, je veux jouer, puis en plus (+) t’es puni, t’as plus (-) d’argent qui rentre, t’as pas de protection, t’es très mal protégé de l’assurance-santé, donc tu ne peux pas être malade. À un moment donné, c’est que t’as le stress comme tout le monde. Ton stress va s’augmenter et tu risques plus (+) d’avoir des problèmes de santé à un moment donné, de fatigue, d’estime de soi. (H-44, réalisateur) À cette mise à l’épreuve de soi, s’ajoute aussi la peur d’une sortie contrainte du statut d’indépendant. En effet, lorsqu’elle s’installe dans la durée, la période de sous-emploi prend la forme d’une sorte de mise en « ballotage » économique susceptible de les contraindre à envisager la possibilité de leur sortie du statut. Au moins huit répondants sur 60 ont exprimé avoir craint une telle éventualité alors qu’un certain nombre mentionnent envisager la possibilité de retourner au salariat s’ils n’arrivaient pas à trouver suffisamment de travail comme indépendant. Remise en question, stress, maux d’estomac, je suis toujours prête à me retourner de bord au cas où il y aurait un crash ou quelque chose (…) Octobre, c’était un petit peu plus creux, mon Dieu est-ce que je vais me trouver un emploi stable, puis ça je fais ça en «sideline», parce qu’il y a beaucoup d’insécurité. En général, la moyenne est très bonne, mais c’est insécurisant, c’est toujours le couteau au dessus de la tête, le stress constant. (…) Questionnement, ça va tu toujours durer, je devrais tu me trouver d’autres choses rémunérées, un emploi, mais finalement c’est juste un creux de vague et ça remonte. (F-51, hygiéniste en soins de pied). Le risque de faible revenu dérive soit du sous-emploi, soit des trop faibles tarifs attachés à chaque prestation, soit encore d’une combinaison des deux. Ce risque est en grande partie lié au pouvoir relatif détenu par le travailleur indépendant et son client. Par

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exemple, chez les musiciens classiques, le contexte de forte concurrence, exacerbée par la baisse des investissements publics dans le secteur culturel, a un impact défavorable non seulement sur le volume de travail d’un individu particulier, mais également sur les tarifs : le syndicat professionnel reconnu en vertu de la Loi sur le statut de l’artiste négocie des tarifs minimum qui deviennent, pour la majorité, des tarifs maximum. Est-ce que vous arrivez à négocier là-dessus les tarifs minimums? Non. Parce que en général un gérant qui va t’appeler, c’est à prendre ou à laisser. Il a beau jeu de dire bien regarde… tel contrat, c’est 400$. Si toi tu dis je le ferais bien mais pas en bas de 500$, il va en appeler un autre. (…) Pour l’orchestre, ça ne se fait pas. Pour quelque chose en solo, si on me demandait de jouer toute seule devant l’orchestre, là oui. Mais moi ça ne m’arrive pas très souvent là (la plupart des musiciens d’orchestre ça ne leur arrive pas). Mais ils ont l’embarras du choix les gérants. Oui il y a énormément de travailleurs alors, à mon sens, ça ne se produit à peu près jamais. (F-13, musicienne) Pour F-37, une professionnelle dont les clients sont des institutions publiques, le problème est que les tarifs établis par ces institutions sont trop bas eu égard au nombre d’heures requis pour faire un travail adéquat et professionnel. Malgré le fait qu’elle travaille de longues heures, ses revenus demeurent bas. Le même phénomène existe a fortiori pour des répondants dont les compétences existent en abondance sur le marché ou dont les tâches peuvent être exécutées par le client lui-même, pour peu qu’il se procure l’équipement. Pour espérer obtenir des contrats, ces répondants sont contraints de baisser leurs prix jusqu’au seuil du supportable. Pour des contrats plus (+) stables que je vise parce que ça me donne une stabilité, il y a toujours, ils magasinent toujours, ils vont jamais juste te prendre toi, ils vont en prendre 4 ou 5 autres, ils vont comparer. Ils vont prendre le plus (+) cheap possible, ils ne vont pas prendre celui qui pense qui va faire la meilleure job, ils vont prendre le plus (+) cheap possible. (H-39, travailleur en entretien ménager) À son tour, le problème de faible revenu peut entraîner d’autres problèmes, qui sont fréquemment le lot des travailleurs pauvres, qu’ils soient salariés ou indépendants : surcharge de travail donc pression sur la santé, risque de sortir de l’activité ou du statut, impossibilité d’avoir accès à des ressources de protection, problèmes familiaux, etc. Le problème de fluctuation se présente comme une alternance de périodes creuses et de périodes achalandées. Les périodes creuses ressemblent au sous-emploi, alors que les périodes de pointe peuvent poser le problème de la délivrance du produit ou du service à la clientèle ou encore celui de l’épuisement au travail, notamment parce que l’incertitude du lendemain fait en sorte que plusieurs indépendants hésitent à refuser du travail lorsqu’il se présente à eux.

Le seul problème c’est que quand il y en a trop on travaille des heures pas possibles. Pour rendre tout à la date requise. Là on peut vraiment se lever à 5h du matin et finir à minuit. Faire ce rythme là pendant des semaines. Le problème c’est qu’il y en a trop. Ça doit être plutôt rare, mais dans mon domaine c'est comme ça. (F-14, traductrice)

Ça fluctue et ça, ça peut me rendre frustrée. Parce que je dois faire un choix à ce moment là. Et un client qui m’a appelée par exemple pour telle chose et après, il y a un autre client qui m’appelle. Si l’autre client est plus important en fait pour moi, parce qu’il utilise plus souvent mes services, je suis obligée de faire un choix. C'est-à-dire que je dois laisser mon image crédible au premier ou bien je dois l’abandonner et puis je m’en fous parce c’est plus payant avec l’autre car l’autre utilise mes services plus souvent. Et ces choses là,

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si je travaille à temps plein pour un employeur, je n’ai pas besoin de m’occuper de cela, n’est-ce pas? (F-12, traductrice) Finalement, chez quelques répondants, les problèmes économiques sont tels que ces personnes se rapprochent du travail informel : la répondante F-52 doit bien se définir comme travailleuse indépendante puisqu’elle a répondu à notre offre d’entrevue, mais on pourrait tout aussi bien la qualifier de travailleuse précaire ou sans emploi (elle est en effet sans travail au moment de l’entrevue). Elle parle d’elle-même comme d’une itinérante, au sens de « quelqu’un qui se déplace tout le temps », qui n’a pas d’attache ni de racine. Bref, le travail indépendant n’est pas un moyen pour elle d’exercer une compétence particulière, mais de survivre avec un cumul de compétences qui ne sont ni spécialisées, ni rares, bref au travers d’une succession de petits boulots dont le statut exact demeure obscur. 3.2 Les risques sociaux Les aléas sociaux sont les risques classiques qui, dans le cas des salariés typiques, sont mutualisés et indemnisés dans le cadre des États-providence : survenance de la maladie ou d’un accident, éventualité d’une grossesse et issue inéluctable de la vieillesse. En l’absence d’une protection équivalente pour les travailleurs indépendants, même ceux qui profitent d’une clientèle abondante et d’un bon niveau de revenu courent le risque de se voir soudainement marginalisés, parfois jusqu’à basculer dans la pauvreté. Le principal risque qui ressort de la trajectoire des répondants est celui d’une maladie ou d’un accident qui viendrait hypothéquer la capacité de travail. Même s’il a été expérimenté par un petit nombre27 de répondants (six, soit un répondant sur dix), ce risque comporte des conséquences plus graves que le risque du sous-emploi, notamment parce que dans le cas de la maladie, le recours à la stratégie salariée ou à la diversification des compétences n’est plus une issue possible. Le risque de malaise ou de détresse psychologique de type burn-out est en outre accru par la pression à générer des contrats et des revenus, en situation de sous-emploi ou lorsque le revenu attaché à chaque prestation est insuffisant. Comme les soins de santé font l’objet d’une couverture universelle, la maladie pose ou serait susceptible de poser à 41 répondants un problème de remplacement du revenu de travail, allant jusqu’à compromettre de façon sérieuse leur sécurité économique. En effet, l’éventualité d’une maladie persistante conduirait certains à perdre leur entreprise ou leur maison, pendant que d’autres n’auraient d’autre alternative que la sécurité du revenu. Si elle devait opter pour un arrêt de travail contraint par un problème de santé, la répondante F-22 se retrouverait en situation précaire, surtout si la maladie ou l’accident survenait pendant la période plus achalandée qui lui assure la plus grosse partie de son revenu annuel. 27 Ceux qui sont tombés gravement malades sont peu nombreux dans l’échantillon, parce qu’il y a sans doute de fortes chances pour qu’ils ne soient plus travailleurs indépendants. En effet, les répondants à notre enquête ont par définition « survécu » à l’expérience du travail indépendant et n’ont donc pas été obligés d’en sortir pour cause de manque de travail chronique ou de maladie.

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Ça serait vraiment un peu peut-être catastrophique. Ça dépend peut-être quel mois. Mais en tout cas, c’est sûr que ça fait perdre des revenus à n’importe quelle période de l’année (…) c’est sûr que c’est stressant. Si c’est pour une durée indéterminée, en tout cas, j’imagine que ça serait hyper stressant. Q : Dans quel sens? Est-ce qu’il y a des périodes qui sont plus achalandées dans l’année? R : Eh oui vraiment mais c’est parce que je fais pas tout le temps la même affaire. Tu joues au théâtre, c’est sûr que si c’est une période où tu joues au théâtre pis que t’es pas là physiquement, bien là ils te remplacent pis tu viens de perdre ton été, que tu fais 6000 piasses dans ton été là. Tu perds 6000 piasses pis t’as rien. (F-22, comédienne) Si, je suis malade, je peux pas être malade, il faut que je survive, j’ai une mentalité de survie, j’ai une mentalité d’animaux traqués. Il faut que j’arrive à pas être malade, à survivre, parce que si je suis malade, je ne perds peut-être pas ma maison pour deux ans, mais après deux ans, l’assurance me coupe, là je perds ma maison. Si je survis à ma maladie plus (+) que deux ans, là, j’ai pas d’assurance salaire, j’ai pas rien pour ma maison. Alors, je perds ma maison, pis c’est sûr que si je perds ma maison, je perds ma famille, ma femme va me divorcer c’est garanti. (H-39, travailleur en entretien ménager) Semblable situation peut affecter des professionnels bien payés, comme l’illustre le cas d’une répondante qui disposait d’un revenu élevé, d’un montant appréciable d’épargnes, d’une compétence pointue et d’une clientèle abondante, mais qui s’est tout de même retrouvée dans un état précaire suite à des problèmes de santé graves, qui l’empêchaient de travailler depuis neuf mois au moment de l’entrevue. Cette entrevue illustre les limites de la prévoyance personnelle lorsque la capacité de travailler est compromise sur une longue période. Devant la maladie persistante, tout le construit visant à assurer la pérennité de l’activité économique (compétence, clientèle, épargne) s’effondre. Argent, au niveau moral, c’est bien sûr, je ne peux pas si je ne vois pas, je ne peux pas fonctionner, c’est surtout je pense le stress au niveau financier. Même si j’avais comme je vous dis la discipline de prévoir ces choses-là. Mon coussin était d’à peu près six mois. Devinez quoi, le coussin est parti, fini depuis septembre. (F-54, consultante en développement de marché) Près de la moitié des répondants (soit 25) soulignent que la maladie ou l’accident ne fait ou ne ferait pas disparaître l’impératif de servir tout de même la clientèle. Pour cela, certains vont trouver un proche capable de les remplacer, payer un remplaçant, ou alors travailler même s’ils sont indisposés par la maladie. D’autres ont mis sur pied des mécanismes comme la référence mutuelle ou la cession du contrat, et cela en dépit du fait que ces mécanismes puissent leur poser par la suite un autre problème, soit celui de retrouver leur clientèle après avoir été remplacés. En d’autres termes, ces mécanismes le plus souvent informels destinés à servir le client en cas de maladie du travailleur indépendant peut faire peser sur celui-ci le risque de perdre ce client, ce qui accroîtrait encore le problème de revenu. Ça peut être perte de revenu, possiblement perte de client parce que veut, veut pas si je ne travaille plus avec lui puis qu’il fait affaire avec quelqu’un d’autre et que cette personne là fait son affaire, bien pour le prochain contrat, il va peut-être retourner à cette personne là au lieu de revenir à moi. Peut-être que non mais il y a ce risque là de perdre un contact. (F-24, journaliste) La maladie peut finalement entraîner un troisième type de problème: celui de disparaître des réseaux, de se faire oublier. Les réseaux informels constituent une ressource importante pour trouver du travail chez les indépendants. Mais c’est une ressource

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exigeante, qu’il faut périodiquement alimenter et qui sanctionne durement l’absence ou la non-visibilité temporaires. L’invisibilité un tant soit peu prolongée, que ce soit en contexte de maladie ou de maternité, risque à terme d’entraîner le sous-emploi. Nous y reviendrons dans la section sur la maternité. La maternité (ou la parentalité) est moins clairement identifiée comme une situation à risque que la maladie ou le sous-emploi. D’une part, parce que cette situation ne concerne pas l’ensemble de l’échantillon : une partie des répondants n’ont pas d’enfants; d’autres en ont eu alors qu’ils étaient salariés. D’autre part, parce que certains parmi eux considèrent que le statut de travailleur indépendant constitue davantage une opportunité qu’un problème face à la parentalité, notamment parce que ce statut offre une flexibilité qui facilite la conciliation entre travail et vie familiale. Alors, mais comme pigiste, l’avantage, des fois c’est que tu peux prendre un petit peu plus (+) de temps, tu te dis bon bien écoute, quand ça va bien, quand ta production est bien engagée, ça peut te donner une liberté. Dire bon je vais aller prendre (nom de l’enfant), cet après-midi on va aller patiner, il fait beau. (H-44, réalisateur) Le problème de remplacement du revenu est atténué, depuis janvier 2006, par le fait que les travailleurs indépendants sont éligibles, au même titre que les salariés, aux prestations du régime québécois d’assurance parentale. Des témoignages de répondantes devenues mères avant l’entrée en vigueur de cette politique révèlent que l’absence de revenu de remplacement les a amenées à travailler dans certains cas jusqu’à la veille de l’accouchement et à recommencer presque tout de suite après. C’est sûr que j’ai travaillé jusqu’à un jour avant d’accoucher. J’ai pas pris 3, 4 semaines avant parce que je me suis dit il faut que je ramasse le plus que je peux avant parce après, je peux pas travailler 2, 3 jours après avoir accouché. Par contre, vu que j’avais pas de ressources après l’accouchement, je savais que je ne pourrais pas me prendre un an, même que je pourrais pas me prendre 6 mois non plus parce que 6 mois sans salaire, c’est quand même beaucoup là. Pis avec un bébé, veut, veut pas les dépenses diminuent pas, elles augmentent. (F-24, journaliste) J’ai pris une semaine de congé (rires). Vu que je travaille à la maison et vu qu’il y avait toujours des contrats, j’ai travaillé jusqu’à une journée de la naissance. (Silence) Dans un cas j’ai travaillé jusqu’à la veille de la naissance. Dans les autres peut-être que j’ai arrêté une semaine avant la date. Je me souviens que tout petit encore, peut-être une semaine ou deux, je travaillais à l’ordinateur et j’allaitais en même temps. (Rires). Donc je n’ai pas pris beaucoup de temps vu que c’était possible pour moi et que mes petits bébés n’ont pas fait de complications lors des accouchements. C'était naturel et sans problème. Je n’ai pas pris beaucoup de temps et j’ai repris le rythme de travail presque tout de suite. (F-14, traductrice) Demeure le risque, commun à la maladie et à la maternité, de la perte de clientèle et d’absence des réseaux, ce qui incite les travailleurs et surtout les travailleuses indépendantes à ne pas rester trop longtemps en retrait de leur activité. La maternité a amené la répondante F-47 à se retirer des réseaux, ce qui a eu une influence négative sur sa visibilité dans le milieu et sur son volume de contrats, dans un contexte de privatisation de la production télévisuelle et donc de démultiplication du nombre des artisans désireux de soumettre des projets. La maladie et la maternité ont ceci de commun qu’elles projettent dans les réseaux l’image d’une personne qui ne sera pas totalement disponible au travail, ce qui devient un handicap surtout dans les milieux où la

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concurrence est forte et où rien ne pose à priori de limites à l’offre de travail, pas plus qu’à ses modalités (horaires, etc.) Parce que j’étais très impliquée, très active à toute sorte de niveaux, j’étais très connue dans le milieu. Ce réseau là que j’avais construit, quand j’ai eu des enfants, je ne pouvais plus (-) aller dans ces endroits-là, ça fait que là je disparaissais de la carte, au moment où tous les gens des télés sont sortis puis sont venus sur le marché. On s’est ramassé 500 à la réalisation. Ça fait que là, moi c’est là que je me suis marginalisée dans le milieu. (autre extrait) Je me suis fait dire «non, on ne t’offrira pas ce contrat en réalisation parce qu’on veut quelqu’un qui soit disponible le soir et les fins de semaines.» (…) On va prendre un gars parce qu’on veut quelqu’un qui va travailler le soir et les fins de semaine. Et les gars travaillent le soir et les fins de semaines. (F-47, réalisatrice) Le risque « avancée en âge » ne se pose pas pour tous les répondants : pour près du tiers de l’échantillon (19 répondants), la perspective d’avancer en âge est associée à davantage d’expérience, de notoriété, de crédibilité, de clientèle, à la possibilité de choisir ses contrats ou ses clients et de travailler à son rythme. Il y a peut-être un avantage dans mon domaine de ne plus avoir 20 ans, parce que quand les gens te rencontrent ils se disent bon ce monsieur là, j’ai entre 40 et 50 ans, il a une certaine notoriété. Si on leur dit que ça fait plus de vingt ans qu’on fait le même métier. (…) En d’autres mots, l’âge dans mon domaine donne de la notoriété, donne une certaine sagesse, puis donne une plus grande confiance en soi. Alors, c’est plus (+) un avantage de vieillir dans mon domaine que d’être jeune. (H-32, agent d’immeuble) En fait non, c’est un avantage. Tu sais quand t’as 22 ans, tu fais des sites web en HTML, en entreprise, le salaire moyen c’est autour de 12, 13 $ de l’heure. C’est pas une fortune, t’as un bac, c’est pas cher payé. Mais rendu à 40 ans t’as tout ton bagage. Il n’y a plus personne qui peut t’offrir ce salaire-là. Ça c’est un avantage économique. (F-29, ergonome web) Le fait de déclarer que le vieillissement ne constitue pas un problème ne signifie pas que le répondant aura les ressources financières pour prendre une retraite; il indique souvent au contraire que le répondant ne croit pas que l’âge (physique ou social) handicapera sa capacité de travail. Certains ont justement choisi une occupation qui leur permettra de travailler jusqu’à un âge avancé, parce qu’ils entrevoient n’avoir ni le goût ni les moyens de prendre une retraite complète. Donc « pas de problème » signifie souvent la possibilité de travailler, dans son occupation ou dans une autre, jusqu’à un âge avancé, le revenu de travail (au moins à temps partiel) étant essentiel pour compléter les revenus de retraite, ce qui est d’ailleurs le cas pour plus de la moitié des répondants, davantage chez ceux de 50 ans et plus et chez les femmes. Dans un très petit nombre de cas, cela signifie que la personne possède ou croit qu’elle possédera des ressources suffisantes pour prendre une retraite complète. Tu sais je me dis, que probablement je ne me vois pas à 80 ans faire la vie que je fais là, c’est beaucoup d’heures. Mais je me vois bien faire du mentorat, des choses comme ça. Aider des jeunes à se partir. (…) À moins que s’instaure un système de retraite pour les travailleurs autonomes, je ne vois pas comment je pourrais arrêter de travailler un de ces jours. C’est sûr que je prends des REER, peut-être. Ça dépend, si je fais bien mon affaire, je vais peut-être pouvoir me payer une retraite à un moment donné. (F-29, ergonome web)

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Ceux qui décrivent l’avancée en âge comme un problème se partagent en trois groupes. Un premier groupe est composé de répondants qui doutent de pouvoir, à un certain âge, remplir les exigences physiques de leur métier : musiciens, courrier cycliste, ébéniste, camionneur, designer, responsables de services de garde en milieu familial. Actuellement je m’aperçois depuis quelques années, que physiquement je trouve ça de plus (+) en plus (+) difficile le métier que je fais. C’est sûr que lorsque j’avais 25, 30 ans, j’avais pas mal plus (+) d’énergie que j’en ai là, tu sais faire des journées de 15 heures, ça ne me dérangeait pas pantoute, aujourd’hui, faire des journées de 15 heures, je les trouve pas mal difficiles, ça arrive des fois que j’en fais, parce que je n’ai pas le choix, puis quand je finis mes journées, là, j’ai de la difficulté à marcher. (…) C’est très physique, c’est un travail qui est physique, point à la ligne, dès le moment où je mets les pieds dans l’atelier, jusqu’au moment où j’en sors, c’est physique toute la journée (…) (autre extrait) Je veux modifier mon tir tranquillement du côté travail. Je ne veux pas quitter l’ébénisterie, là je m’enligne pour donner des formations en ébénisterie, j’ai déjà commencé avec un décorateur, ici au CEGEP, lui il donne des cours, il a demandé justement si je pouvais participer à son cours, puis donner des formations. (H-53, ébéniste) Un deuxième groupe est formé de répondants qui craignent de ne plus pouvoir (ou vouloir) suivre le rythme de développement des technologies. Le répondant 10 pense que c’est davantage l’accélération du développement des technologies qu’il n’arrivera plus à « suivre » que le fait d’être trop vieux qui le forcera à cesser de pratiquer son métier. Je vais probablement être dépassé avant d’être non fonctionnel. Les technologies changent tellement vite qu’il y aura un moment donné où on ne sera plus capable de suivre. Pour l’instant, je suis capable de suivre malgré mon âge avancé (rires) mais un jour c’est sûr que ce ne sera plus le cas. Je retournerais à la terre et je ferais pousser des carottes. (H-10, graphiste) Un dernier groupe, composé essentiellement de femmes, mais aussi de quelques hommes, issus du milieu culturel, anticipe un problème à trouver du travail en raison de l’âgisme. C’est une question que encore une fois je ne m’étais jamais posée jusqu’à temps que je me la pose assez récemment. Parce qu’il y a de l’âgisme. L’âgisme commence tôt, de plus en plus. (…) Même dans le secteur scénario. Je n’aurais jamais pensé ça, parce que je trouve que les auteurs c’est comme le bon vin, ça s’améliore avec le temps, mais… je dirais que ça joue moins pour les scénaristes, mais ça joue quand même. (…) Mais je l’ai senti vraiment pour la première fois, il y a deux ans, ça, c’est vraiment la date fatidique, comme ça a fait un lien. Je ne pouvais pas croire qu’à 50 ans. (…) Je suis peut-être imprévoyante là, mais je n’avais pas pensé que ça pouvait être un problème, jamais. Que à un moment donné on serait un peu moins dans la liste A, qu’on serait plus (+) dans la liste B temporairement, mais je n’avais jamais pensé que le fait d’avoir 50 ans, tout à coup ça pouvait devenir un problème, puis que l’étiquette «matante» allait m’arriver sur le front.» (F-48, scénariste) Ces différents problèmes, s’ils sont cumulés avec l’inexistence ou l’insuffisance de revenus de retraite, amènent les répondants à penser qu’ils devront continuer à travailler mais dans un secteur connexe, ou complètement différent de celui où ils travaillent maintenant. Au moins 35 répondants évoquent un problème de revenus lorsqu’ils atteindront l’âge habituel de la retraite. Pour la majorité, l’accès aux ressources financières à la retraite est limité: les indépendants recevront la pension de sécurité de la vieillesse (universelle) et les rentes, généralement modestes, des régimes publics contributifs; en revanche, très peu

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ont eu accès à un régime de retraite d’entreprise dans un statut antérieur de salarié. Reste l’épargne accumulée dans les REER, qui est d’un faible niveau pour la plupart des répondants, en particulier pour ceux qui les ont utilisés dans le but de pallier au sous-emploi ou à la maladie. Vu la rareté des revenus de retraite, plusieurs envisagent de continuer à travailler jusqu’à un âge avancé, au moins à temps partiel. Au besoin, ils sont prêts à changer de métier pour cela. Certains craignent la disparition des régimes de retraite publics, ce qui rend encore plus présente la perspective de devoir travailler jusqu’à un âge avancé. La situation semble plus facile pour ceux qui ont un niveau élevé d’actifs et d’investissements ou des équipements/une clientèle qu’ils peuvent revendre (camion, route de lait, permis de taxi, tableaux) et pour ceux qui ont un conjoint, dont les placements, actifs ou revenus de retraite peuvent être considérés comme une ressource partagée, même si certains tiennent à leur indépendance et ne veulent pas compter là-dessus. Finalement un petit nombre de répondants envisagent de travailler jusqu’à un âge avancé par choix; ils pourraient prendre une retraite complète s’ils le voulaient mais apprécient le travail principalement pour ses dimensions identitaires et expressives. 3.3 Les risques professionnels Le risque professionnel principal concerne la désuétude des connaissances : puisque le maintien de l’employabilité est la condition pour obtenir de nouveaux contrats, le défaut de la mise à jour des connaissances (mentionné par 11 répondants) peut entraîner la perte de la clientèle, le sous-emploi et la diminution du revenu. L’ampleur du problème est cependant variable selon les secteurs, mais l’enjeu est perçu comme crucial dans les domaines (informatique, graphisme) où les technologies changent très rapidement. Tout change tellement vite qu’on n’a pas le choix. On est déjà des dinosaures sur les ordinateurs comparés aux enfants de 12 ans. C’est certain que si on ne se forme plus, dans cinq ans on sera totalement dépassé. (H-10, graphiste) Autre problème mentionné par quelques répondantes du secteur des médecines alternatives, le défaut de mise à jour des connaissances pourrait entraîner la perte du membership associatif, et donc la possibilité d’émettre des reçus pour fins d’assurances. Mais au-delà, la véritable problème réside dans le fait que c’est la crédibilité du travailleur indépendant qui risque d’être entachée, tant aux yeux des clients qu’à ceux des autres professionnels. Contrairement aux salariés, les travailleurs indépendants sont habituellement seuls à défrayer les coûts de la formation permanente et quelques répondants mentionnent que cela leur pose un problème. S’ouvre alors un cercle vicieux : pas d’argent pour suivre la formation ; pas de possibilité d’obtenir de nouveaux contrats ; pas d’argent…. Pour la répondante F-29 (ergonome web) au contraire, les coûts associés à sa formation ne représentent pas un problème étant donné les contrats importants que chaque séance de formation lui rapporte. Il s’agit véritablement pour elle d’un investissement qui lui permet de maintenir une offre de services de qualité et même de la diversifier.

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En résumé… Pour la vaste majorité des répondants, le sous-emploi et la maladie comportent un fort potentiel de risque. Le sous-emploi est perçu comme un risque important parce qu’il entraîne non seulement des problèmes financiers, mais également des problèmes psychologiques (stress, angoisse), la disqualification potentielle au sein du secteur et l’invisibilité susceptible d’enclencher durablement la spirale du non-travail, dans des univers où précisément « le travail crée le travail ». Pour certains, la solution à un sous-emploi durable pourrait consister à retourner dans la sphère salariée, mais cette stratégie est impraticable dans certains secteurs et inopérante dans le cas d’une maladie ou d’un accident qui viendrait hypothéquer la capacité de travail, ce qui explique le fait que la majorité des répondants considèrent ces éventualités comme particulièrement redoutables. Même chez ceux qui ne craignent pas le sous-emploi, la maladie ou l’accident non indemnisé peut conduire à la pauvreté, et ultimement, à la sortie contrainte de l’activité. Ah c’est sûr que s’il m’arrive un accident puis que je ne peux plus travailler, qu’est-ce qui va arriver c’est que probablement ces enfants-là vont être replacés ailleurs si ça dure trop longtemps. Alors moi quand je vais vouloir recommencer, il va falloir que je recommence à zéro, que je retrouve encore de nouveaux enfants puis tout recommencer. (F-03, responsable de service de garde en milieu familial). S’il est utile pour les fins de la démonstration de présenter les risques comme s’ils étaient séparés les uns des autres, il faut comprendre qu’ils sont interreliés dans la réalité. Le risque du sous-emploi existe en soi, mais il est aussi alimenté par toutes les situations humaines qui affectent la disponibilité au travail (maladie, maternité, avancée en âge) et peuvent conduire à se retirer des réseaux ou à y projeter une image de diminution de sa capacité à performer. Cela peut expliquer que les répondants soient réticents à parler des situations personnelles ou professionnelles susceptibles d’entacher leur réputation, mais qu’ils le fassent plus volontiers à micro fermé! En pratique, les travailleurs indépendants doivent faire des arbitrages entre les différents risques (notamment sous-emploi et maladie), car les stratégies déployées pour se prémunir contre un risque peuvent entraîner ou aggraver un autre risque. Ainsi, plusieurs mentionnent l’importance d’éviter le surmenage et l’épuisement, puisque tomber malade affecterait leur volume de travail et leurs revenus. Mais à l’inverse, le fait de diminuer sa charge de travail afin de préserver sa santé, surtout à mesure qu’on avance en âge, peut causer de graves problèmes de sous-emploi et donc de revenus.

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Chapitre 4 Les stratégies face au risque Les travailleurs indépendants font-ils quelque chose pour prévenir les situations qu’ils jugent « à risque » et comment réagissent-ils lorsque surviennent les dites situations? L’analyse des entretiens révèle qu’une majorité des répondants disent recourir à un nombre limité de stratégies, essentiellement des stratégies individuelles, qui font presque figure de norme, de « recettes » pour survivre comme indépendant. Ces stratégies sont souvent les mêmes d’un répondant à l’autre; les différences selon le sexe, le statut, le secteur d’activité ou la trajectoire professionnelle ne concernent pas les stratégies elles-mêmes, mais plutôt les ressources dont les individus disposent pour les mettre en œuvre (cf. chapitre 5). Ces stratégies visent d’abord à prévenir ou à gérer le risque du sous-emploi ou, pour le dire par la positive, à maintenir un niveau suffisant d’activité. On l’a vu, le fait d’être en activité représente la valeur cardinale, celle en tout cas vers laquelle tendent les travailleurs indépendants. Et cela, probablement parce qu’être en activité permet de sécuriser le travailleur à un double niveau. Premièrement, en constituant un élément clé dans la possibilité de se positionner de manière intéressante dans son secteur, ce qui a pour effet de lui apporter une certaine sécurité économique, mais aussi de nouveaux contrats. Deuxièmement, en participant bien souvent à conforter l’idée qu’il se fait de ses compétences comme professionnel et comme indépendant. On ne s’étonnera pas qu’une vaste majorité des répondants rencontrés déploient toutes sortes de stratégies pour stimuler leur maintien en activité, notamment celles visant à se démarquer, se connecter et se diversifier28. D’autres stratégies, comme la prévoyance personnelle et l’entretien de la santé et de l’employabilité, ont plutôt pour objectif de prévenir les risques sociaux, en ce qu’ils peuvent à leur tour entraîner ou aggraver le sous-emploi. En cas d’échec des stratégies précédentes, les répondants tentent de gérer les situations problématiques en s’y adaptant. L’adaptation vise d’abord l’offre de services, le type de compétences, le type de clientèle, mais aussi la gestion du budget et l’arrimage entre le travail et les autres temps sociaux. Se démarquer Le travailleur indépendant doit constituer et entretenir sa clientèle et il est responsable de trouver un créneau pour lequel il existe un marché. La clé du succès : se démarquer des autres, occuper une niche, un créneau. Il est possible de se distinguer par le plus bas prix, mais aussi par la spécialité, l’innovation, la confiance qu’on inspire.

28 Ces stratégies avaient déjà été repérées par Menger (1997) et Boltanski et Chiapello (1999) dans leurs travaux sur les mutations du travail.

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Se connecter L’extension et « l’entretien » des réseaux, et donc de la réputation qui y circule, sont vus comme la principale stratégie de prévention ou de gestion du risque de sous-emploi. Cet impératif de présence dans les réseaux explique pourquoi, en période de sous-emploi, certains artistes vont « s’auto-produire », c’est-à-dire développer des projets personnels qui, sans leur apporter nécessairement beaucoup d’argent, maintiendront ou accroîtront leur visibilité au sein du secteur, tout en contribuant à entretenir leurs compétences. Se diversifier La diversité des mandats et des clients est intrinsèque au travail indépendant mais certains répondants poussent cette diversification à l’extrême comme stratégie de prévention ou de gestion du risque de sous-emploi. Lorsqu’ils n’arrivent pas à générer un volume suffisant de prestations de travail dans leur occupation principale, ces répondants diversifient leur activité dans d’autres fonctions, d’autres segments du même secteur d’activité, voire dans des occupations étrangères à leur occupation principale, un phénomène que Menger (1997) avait déjà identifié chez les comédiens. L’enseignement, on peut encore inclure ça dans le même métier mais dernièrement j’ai commencé à faire de la recherche pour des réviseurs en traduction. Assistante de recherche donc un travail de… rat de bibliothèque que personne ne veut faire et puis bon. Quelque chose (…) qui n’a rien à voir avec la musique. Que j’ai obtenu un peu par hasard, par des collègues. Du dépannage. Du dépannage qui me plait beaucoup mais du dépannage quand même. (F-13, musicienne) Ça fait que là je me disais je vais faire n’importe quoi, je vais faire de la manutention dans une usine (…) j’ai envoyé, j’ai trouvé un job pour découper des journaux. J’ai fait ça de nuit, j’ai fait ça pendant quelques mois, trois-quatre, six mois, puis là les affaires ont repris, puis mes clients sont revenus de vacances. (F-27, journaliste) Voyez-vous, moi quand j’ai commencé je faisais des jobs de nuit parce que j’avais pas assez de clientèle. C’est beaucoup de travail, il faut être vraiment convaincu pour commencer comme travailleur autonome. Parce que les premières années vous faisiez des jobs de nuit dans quel secteur? Ah! j’ai fait du ménage, du taxi… (…) Parce que ça prenait des jobs de nuit de toute façon. Le matin, je prenais ma douche, j’allais me coucher sur la table, je n’étais pas dans ce local ici, j’étais à (nom d’une ville) dans ce temps-là. J’allais me coucher sur ma table, si le téléphone sonnait, je me levais, je prenais mon client. Ça été trois années comme ça. (H-43, praticien dans le secteur des médecines alternatives) Le cumul du travail indépendant avec un ou des emplois salariés atypiques peut être analysé comme un cas extrême de diversification. Parfois vu comme une mesure transitoire destinée à faciliter l’établissement dans le travail indépendant, le cumul peut aussi intervenir plusieurs années après, pendant les périodes creuses ou encore pour assurer une rentrée d’argent régulière tout au long de l’année, jusqu’à représenter l’unique solution pour joindre les deux bouts. Dans plusieurs de ces derniers cas, le travailleur indépendant est tellement précaire qu’il ne pourrait survivre sans un cumul permanent de l’activité indépendante avec un ou des petits boulots salariés. Dans notre échantillon, tel est le lot de onze répondants, dont sept appartiennent à la catégorie des plus vulnérables, caractérisés par un très faible revenu et une absence à peu près complète de protection contre les risques. C’est le cas de ce travailleur en entretien ménager qui

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chaque hiver accepte n’importe quel boulot salarié pour compléter les maigres revenus tirés de son activité indépendante, ou celui d’un jeune designer de vêtements qui, après avoir été contraint de faire une demande d’aide sociale pour venir à bout d’une période creuse prolongée, a décidé d’occuper un emploi salarié à temps partiel comme préposé dans un stationnement. Moi, j’ai des périodes creuses à toutes les années. Sans exception c’est l’hiver, toujours l’hiver. À peu près deux semaines avant Noël jusqu’à mi-mars. (…). Des fois, ça veut dire d’aller trouver de l’emploi à temps partiel ailleurs. Un 2-300$, puis de travailler à mon compte… Autrement dit, c’est moins dur d’aller chercher l’argent quand j’ai quelque chose de stable, un travail à temps partiel, n’importe où. À 200-250 $, un 20 heures quelque part ou un 25 heures. (extrait suite à une question sur le type d’emploi) Genre n’importe quoi, en autant que ça soit raisonnable, j’aime pas ça travailler au salaire minimum, parce que je le fais déjà le salaire minimum avec ma propre compagnie, c’est ça que je dis à ma femme, j’ai des arguments avec elle… J’essaie de me trouver quelque chose qui est payant. 9-10 $ et plus de l’heure29. Je ne veux pas être payé au salaire minimum, puis quelque chose qui me donne au moins 20 heures d’ouvrage. (H-39, travailleur en entretien ménager) Je travaille (comme) salarié en ce moment. Parce que des fois, il y a oui, il y a des temps morts. Ça j’avoue, il y a des temps morts. J’en livre pas assez pour être capable de payer mon loyer, ma voiture, des affaires comme ça. (autre extrait) Mais ce n’est pas dans le domaine de la mode du tout, je travaille dans un stationnement. Je suis rendu chef d’équipe dans un stationnement, je supervise des gens qui font de la circulation tout ça. C’est un nouveau poste qu’on m’a offert, parce qu’à cause que justement je suis travailleur autonome ça a aidé. Ils encouragent même les travailleurs autonomes à aller travailler là ou même les personnes retraitées ils vont travailler là. C’est comme un endroit qui est très flexible, t’es étudiant c’est l’idéal aussi. (…) Je trouve ça merveilleux, j’aime les deux de ce que je fais. Tu sais, mettons il y en a un que je travaille de soir, l’autre de jour. Puis, si mettons que j’ai trop de clients à rencontrer dans une journée, soit que j’essaie de les déplacer, si je ne peux pas les déplacer, j’appelle l’employeur, je dis : « Regarde là, je ne peux pas rentrer, désolé, je ne peux pas rentrer, j’ai de quoi à faire malheureusement. » J’y retourne le lendemain si j’ai à rentrer le lendemain, je rentre le lendemain. (H-23, designer de vêtements) Le retour au salariat est aussi une stratégie anticipée par d’autres répondants au cas où leur sous-emploi deviendrait trop chronique. Comme je dis souvent, si je n’ai plus d’ouvrage comme consultant, je me trouverais une job. (…) Demain matin, puis dans mon domaine, je ne dis pas qu’il y en a énormément, mais je pourrais me trouver un emploi au salaire du marché sans problème. (H-40, ingénieur industriel) Mais comme j’ai dit, j’ai quelques économies et puis dans le fond, je peux chercher un emploi ordinaire, je ne suis pas attaché à une chose. (…) Même que si je n’ai vraiment pas de travail, je peux aller voir des amis qui font de la rénovation, de la peinture. Je n’ai pas peur du travail, alors, je ne stresse pas avec ça. (H-57, courrier cycliste) Fidéliser Les travailleurs mobiles tendent à développer des relations de longue durée avec un certain nombre de clients fidèles. Cette stratégie est mentionnée par 13 répondants, dont 12 avaient des entreprises pour clients. Un cas extrême de fidélisation est le faux travail

29 Au moment de l’entrevue, le salaire minimum s’élevait à 7,75$ l’heure.

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autonome (cas des travailleurs indépendants qui dépendent économiquement d’un seul client), ce qui est formellement le cas d’un seul répondant, qui exerce le métier de camionneur. Un certain nombre de répondants sont insérés dans des organisations en réseaux qui sécurisent l’accès à la clientèle et le revenu mais aussi exercent un contrôle sur divers aspects des conditions de travail, notamment le tarif, les heures d’ouverture, lesprocédés de travail. Les responsables de services de garde en milieu familial, qui à l’époque de la réalisation de l’étude travaillaient sous le contrôle et la surveillance des centres à la petite enfance (CPE) en sont un bon exemple, mais aussi certains réseaux de vente de produits cosmétiques ou naturels qui fonctionnent uniquement par la mobilisation de travailleurs autonomes. Plus nombreux sont ceux qui ont développé des liens récurrents avec un petit nombre de donneurs d’ouvrage. Cette récurrence comporte un aspect sécurisant car elle procure une bonne partie du volume de travail et parfois du soutien et un meilleur tarif par prestation, mais cet avantage devient un handicap lorsque le travailleur perd ce client privilégié. Par ailleurs, même si les indépendants y trouvent des avantages, la récurrence profite surtout aux entreprises, qui s’assurent de la disponibilité d’une main-d’œuvre sans pour autant assumer les responsabilités de gestion et de protection qui incombent habituellement aux employeurs. «Moi, j’ai le même client, ça fait quatre ans que j’y vais régulièrement. Un autre ça fait deux ans demi. Il y en a un que ça été 10 mois. Il y en a un autre que je vais faire un mandat de deux jours, ça dépend. Mais vous avez quand même une certaine continuité dans l’intermittence. Sinon, ça serait horrible. (autre extrait) Sauf que comme autonome, on charge beaucoup plus (+) cher. Bizarrement, je ne suis pas sûr que ça le vaut, mais ils paient, puis ils sont contents de payer. Parce que les entreprises n’ont pas le sentiment d’attachement avec les professionnels, puis ils peuvent s’en débarrasser n’importe quand. Bizarrement, tu restes plus (+) longtemps. Ça fait que, puis ce que je dis souvent aux employeurs, c’est que je vais être ton employé le plus (+) fidèle, t’as pas de projets, je disparais, t’en as un qui revient, je reviens. Ça fait que ça fonctionne assez bien avec des entreprises comme ça. (H-40, ingénieur industriel) Prévenir et s’auto discipliner Le travailleur indépendant doit aussi prévenir le risque : une des stratégies de prévention consiste à mettre de l’argent de côté en prévision des jours difficiles (stratégie bien rendue par l’expression saving for un rainy day ). L’épargne accumulée est habituellement d’un niveau modeste : un « coussin » leur permettant de durer de quelques semaines à quelques mois, une maison sur laquelle ils peuvent contracter une deuxième hypothèque, etc. Bien pour faire ce travail là il faut créer un certain fond. C'est-à-dire que tu dois mettre de l’argent de côté pour commencer cette business là. Il y a plusieurs personnes, entre autre quelques voisins d’ici, qui ont laissé tomber parce que c’est ça, ils peuvent pas s’habituer à ce rythme, à cette, à respecter, à suivre cette discipline. Tandis que moi je, je pense que je peux me discipliner, je suis un peu plus disciplinée qu’eux. J’ai mis de l’argent de côté et je sais que cet argent-là est pour ma retraite puis pour les jours où je ne travaillerai pas. (F-12, traductrice)

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Les entretiens révèlent une injonction particulière à préserver sa santé et à développer sans cesse ses compétences, deux conditions sine qua non de la capacité de travail. La nécessité d’entretenir la capacité de travail donne lieu à toutes sortes de stratégies individuelles visant à préserver la santé par l’adoption de saines habitudes de vie ou même à éliminer toute situation à risque, même si paradoxalement cela implique de refuser des contrats. Ce type de prudentialisme semble être la stratégie qui reste à ceux qui n’ont pas accès aux mécanismes extérieurs à eux que constituent les assurances, et pour qui le seul mécanisme de prévention accessible consiste à discipliner leur corps. En revanche, quelques rares répondants refusent explicitement ces stratégies préventives : chauffeur de taxi H-58, esthéticienne 06, travailleur en rénovation 36. Elle (la question de la santé) se pose de façon de plus en plus urgente parce que je vieillis, j’ai 47 ans, je sais que en ce moment, je suis en santé, mais le cœur me débat juste à penser tout d’un coup qui m’arrive de quoi, cancer, qu’est-ce qui va m’arriver? Je me sens sur une corde raide constamment. Il faut que je sois en santé, je ne fais pas de ski, je ne fais aucun sport moi. Je veux dire risqué, rien où est-ce que je pourrais me casser de quoi où est-ce que je pourrais avoir un accident. Je chauffe (conduis) tranquillement, je fais attention, il ne faut pas que j’aie un accident, il ne faut pas qu’il m’arrive rien à mon corps. Il faut que je prenne soin de mon corps, je mange bien, je suis paranoïaque sur ce que je mange. (autre extrait) Je fais bien attention, je fais tout comme il faut, mais vous savez comment c’est la vie, le malheur il se précipite sur toi que tu veuilles ou que tu ne le veuilles pas. Il t’arrive de quoi, un accident, quelque chose, n’importe quoi, comme avec mon pied, je suis monté dans l’échelle comme des centaines d’autres fois que je monte dans l’échelle. Pour aller nettoyer des vitres chez le monde, puis là je tombe. Ça fait que là, ça, ça me porte à faire des jugements critiques comme bien là, je ne ferai pas telle ou telle job parce que c’est trop risqué. Il y a du monde qui me demande de nettoyer telle vitre à tel ou tel endroit. Je suis obligé de leur dire non, refuser un contrat parce que j’ai pas d’assurance salaire. Là ça affecte mon salaire. (…) C’est ça, parce que là t’as une peur. Il faut que je fasse attention, il ne faut pas que je tombe, c’est un risque. Ça peut vous amenez à refuser des contrats? Oui (…). Je refuse de l’ouvrage, je n’ai pas de protection adéquate, je n’ai pas de protection. (H-39, travailleur en entretien ménager) Certains répondants expliquent comment ils prennent sur eux la responsabilité de s’informer sur les tendances du marché, les lois et règlements, les programmes leur permettant de se protéger. La prévoyance personnelle et l’autodiscipline sont vues comme l’envers de la liberté. Comme je l’ai dit, travailleur autonome, c’est important de prévoir pour le futur, comme j’ai fait moi. Si je ne mettais pas de tableaux de côté, j’aurais mis plus d’argent de côté. Tout ce que je peux dire, c’est que ça prend une certaine discipline de travail comme travailleur autonome. Une très grande discipline de travail et avoir de la rigueur au travail pour pouvoir vivre de son travail. Quand il fait beau dehors là, j’aimerais des fois aller jouer au golf avec des amis. Non, je travaille. C’est sûr j’ai une grande liberté. Je peux faire ce que je veux quand je veux. Ça c’est ma plus grande satisfaction de mon travail, être libre. Je n’ai pas de patron depuis 33 ans. Ça, c’est merveilleux. Mais, il y a d’autres choses qui viennent avec. Il y a de l’insécurité. Il faut faire face à ça aussi. C’est pour ça qu’il faut de la rigueur au travail. Il faut être travaillant. (H-07, artiste-peintre) Mais je dirais que beaucoup de travailleurs autonomes, que je vois, qui sont mal préparés, mal organisés et mal foutus advenant un manque de travail. Je parle avec des travailleurs autonomes qui font le même travail que moi, qui n’ont pas de ressources financières, qui n’ont pas d’autres revenus, qui sont toujours au jour le jour, à cenne la cenne. Puis, ils ne savent jamais comment le mois prochain ils vont payer leur loyer, leur paiement d’auto. Moi, je serais extrêmement stressé d’être dans une situation comme ça, alors, j’ai été un

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peu plus prudent. J’ai fait des bons investissements, j’ai été béni dans les achats et ventes que j’ai faits. Alors, ça m’a permis d’avoir une certaine stabilité, puis aujourd’hui j’en récolte les fruits. (H-32, agent d’immeubles) S’adapter Figure exemplaire de l’adaptabilité, le travailleur indépendant doit se mobiliser quand il y a du travail, mais lâcher prise quand il n’y en a pas, prendre ses vacances durant les périodes creuses, réduire au besoin sa consommation, etc. Les stratégies d’adaptation interviennent quand celles décrites précédemment ont échoué: quand on n’a pas eu les ressources pour prévenir, quand le réseautage n’a pas porté fruit, quand la stratégie de fidélisation de la clientèle ou de diversification dans un nouveau créneau n’a pas fonctionné. Il faut que tu t’adaptes à ça (aux périodes creuses). C’est là que je prends des vacances, dans ce temps là. De cette manière, on règle le problème. Il est réglé comme ça. On compense. Quand le moment est bon, il y a de l’ouvrage tant qu’on en veut, on en fait plus pour compenser pour le temps mort. Mais si on parle dans une normalité du transport, admettons, un propriétaire comme moi, ça va être d’en profiter l’été le plus possible, pour l’hiver… (H-20, camionneur) Un cas extrême d’adaptation consiste à changer de métier, une option envisagée par plusieurs en cas de manque récurrent de travail, de maladie ou d’accident grave, ou encore pour le moment où l’avancée en âge ne permettra plus de remplir les exigences physiques (cas des travailleurs de la construction, de certains praticiens des médecines alternatives, de certains musiciens), culturelles (cas des femmes dans le milieu de la culture et des communications) ou technologiques (cas des graphistes et des travailleurs du multimédia) du métier actuel. En général en informatique c’est rare les gens âgés. (…) Ça fait que c’est important que je me mette à niveau rapidement pour pouvoir suivre. Parce que si je continue, parce que les contrats que j’ai en ce moment ne me demandent pas une mise à niveau, mais si je ne le fais pas pis disons que j’arrête ces contrats-là pour une raison X, je ne me trouverai pas de quoi sur le marché avec ce que j’ai comme connaissances. (..) Je pense que si j’arrive à un temps où je suis vieille dans mon milieu, puis qu’il n’y a plus de place pour moi, où que les contrats ne sortent plus autant. (…) Rendue à un certain âge si je vois que j’ai des difficultés par rapport à ça. (…) je pense que je changerais de branche, je me prendrais un petit travail relax. (F-31, technicienne en programmation web) La répondante F-13, musicienne, n’a jamais vécu de situation réellement dramatique mais elle est toujours sur le fil du rasoir. Elle vit comme une étudiante, au jour le jour en quelque sorte, dépense quand elle a de l’argent (selon un principe de précaution), réussit à en économiser pour les jours de vaches maigres et a un train de vie qu’elle qualifie à la blague de «simplicité presque volontaire». Ses stratégies consistent à gérer (car il est très difficile de planifier à l’avance) avec précaution son temps et son argent et à pratiquer quotidiennement son instrument pour maintenir son employabilité. Elle parle beaucoup de sa capacité d’adaptabilité mais aussi de la difficulté de devoir s’adapter constamment. Les « choix » qui se posent à elle : accepter les contrats même si elle se sent surqualifiée, se diversifier au point de changer de métier, adopter la « simplicité presque volontaire » comme mode de vie.

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Il faut que j’attende l’argent avant de le dépenser. Je sais pas quand ça rentre. Fait que c’est ça. C’est toute la structure autour de l’argent. C’est pas tant que je me trouve pauvre mais ça fait qu’on vit comme des étudiants. Ah yeah un chèque est rentré je sors au restaurant. Woops pas cette semaine on mange du bœuf haché… (autre extrait) L’absence de recours, l’absence d’explications… faut être drôlement zen là. Quand le téléphone sonne youpi, quand le téléphone sonne pas, c’est pas grave. Si tu commences à prendre tout ça d’une façon personnelle (pourquoi ils ne m’appellent pas?) c’est pas une vie, fait que tu t’en fous un peu mais quand t’es là faut pas que tu t’en fous alors t’es toujours en train de changer. (fait un parallèle avec le fait de jouer avec un groupe). Pis dans le fond, si je fais le parallèle avec ce que je viens de dire, il faut être super mobilisé quand on est au travail, mais si y a pas de travail qui rentre, il faut apprendre à se détacher de ça. (…) Je pense qu’on est très adaptables (F-13, musicienne) Les stratégies d’adaptation consistent aussi à contourner les stéréotypes qui font qu’il y a moins de rôles pour une comédienne qui vient d’accoucher ou qui vient de passer le cap de la quarantaine, en développant d’autres activités, comme l’enseignement et la mise en scène dans une troupe de théâtre. Par rapport au fait de se protéger de tout ça c’est d’avoir plusieurs cordes à son arc pis de pas juste travailler comme comédienne. Comme si je prends du poids pis je suis pas capable de perdre mon poids (NDLR : après une grossesse) pis que personne m’engage pour jouer dans leurs pièces, moi je fais de la mise en scène, j’enseigne, je peux faire du travail à la maison. Tsé peut-être avec ma compagnie, je vais dire peut-être, parce qu’on a plusieurs tâches qu’on se divise mais peut-être que je vais pouvoir dire, en prendre un petit peu plus pis regarde, moi je vais rester à la maison pis c’est moi qui vais en prendre plus. Fait que ça va me faire un salaire. (autre extrait) On dirait qu’il y a pas de rôles pour un certain âge de femmes fait que quand t’entends ça, ça fait ah, oui… Tu sais, regarde, je ferai d’autre chose. Je serai plus (+) avec ma famille pis il y a toujours ma compagnie fait il y a ça. Tsé ça va bien, il y a d’autres projets qui s’en viennent fait que ça c’est… J’entrevois que je vais passer beaucoup de temps sur ça. C’est sûr que c’est un peu plate, quand on est comédienne, de savoir qu’il y a un âge creux pis qu’il risque de ne pas se passer grand-chose pendant cette période là mais c’est pas grave. Je ferai d’autres choses. (F-22, comédienne) Vers 40 ans j’y ai pensé, j’ai dit qu’est-ce qui font les pigistes de 50 ans, j’en connais pas beaucoup, c’est pour ça que j’ai décidé d’aller dans la traduction, parce que ça, ça n’a pas d’âge. Mais dans les magazines, t’as un âge. Moi j’étais beaucoup dans les trucs de modes, puis là, la bonne femme de 46 ans, ce n’est plus bien « hot» dans la mode. (F-46, rédactrice et traductrice) La « face sombre » des stratégies Nous l’avons déjà mentionné, les travailleurs indépendants doivent faire des arbitrages entre les différents risques (notamment sous-emploi et maladie) et les stratégies déployées pour se prémunir contre un risque peuvent entraîner ou aggraver un autre risque. Ainsi, la stratégie de diversification qui est utilisée comme un moyen de parer au risque de sous-emploi va à l’encontre de la logique de la protection sociale négociée par le biais des rares ententes collectives, dont les bénéfices sont accessibles ou augmentent avec le nombre d’heures travaillées dans un même sous-secteur. La SARTEC propose à ses membres des assurances et puis ça c’est très, aussi, comment on appelle ça, l’épargne retraite. Donc, on reçoit aussi une espèce de pension qui équivaut à je ne sais pas moi 4% je pense de ce qu’on gagne. Le problème, c’est que pour bénéficier des assurances avec la SARTEC, il faut faire uniquement un cachet de scénariste, de plus (+) de trente mille dollars. Ça, quand t’es réalisateur de

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documentaire, puis que les cachets que tu peux recevoir comme scénariste, généralement par année, ça ne peut pas dépasser 10 000$, ça c’est quand on fait du documentaire d’auteur. En tout cas, à mon niveau, c’est que j’ai pu bénéficier de ça juste deux-trois ans. Puis là, je me disais que peut-être que cette année je pourrais en bénéficier, c’est pour ça que je ne suis pas allé vers une assurance particulière soit pour mon revenu, soit pour… (H-45, réalisateur) Autre exemple : la stratégie de « diversification extrême » que constitue le cumul avec un emploi salarié a pour corollaire la diminution de la disponibilité pour travailler dans le métier principal, ce qui peut amener à le quitter. Tu peux, tu ne veux pas en arriver à te trouver une autre job. Parce que là tu coupes des possibilités de recommencer à travailler. Fait que c’est un peu ça. Q : Donc vous avez jamais eu à avoir un autre boulot à côté? R : (…) Les gens que j’ai connus qui l’ont fait ont eu de la misère à recommencer parce que à moment donné, il faut que tu fasse le choix de faire juste ça même si c’est un peu dur pendant un moment parce que c’est comme ça que tu te permets de sauter sur toutes les occasions de le faire. Si tu commences à travailler dans un autre emploi en même temps, bien là, tu bloques ton horaire, tu bloques les possibilité d’ouverture à tous les nouveaux projets qui peuvent se présenter, tout ça donc moi j’aimais mieux vivre vraiment serré pis de savoir que j’étais disponible pour tout et continuer à me concentrer, je dirais. (H-16, musicien) Finalement, les stratégies d’adaptation comportent aussi le risque d’accepter n’importe quel contrat, même ceux qui font appel à des compétences plus éloignées des siennes, et à produire un travail de qualité moyenne, ce qui peut affecter la capacité de trouver d’autres contrats dans un domaine où, peu importe le nombre d’années d’expérience, on est aussi bon que son dernier reportage (sans parler du danger de s’épuiser et de tomber malade parce qu’on a accepté trop de contrats). Le grand danger d’être fragile monétairement, c’est d’accepter tout et dans des secteurs où t’es pas nécessairement bon. Tu peux être correct, mais pas bon. Alors, à un moment donné, si t’acceptes des choses qui sont trop loin de tes compétences et que tu réussis à faire un travail qui est ordinaire, là ils vont dire «ah! j’ai vu ça qu’est-ce qu’il a fait, c’est moyen». Là, t’aurais dû refuser ce contrat-là, si t’avais eu les ressources financières. (H-44, réalisateur)

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Chapitre 5 Les ressources pour affronter les risques Puisque les travailleurs indépendants ne reçoivent pas de contributions des donneurs d’ouvrage à la protection sociale et qu’ils sont très peu couverts par les régimes publics, ils doivent s’en remettre à des ressources familiales, marchandes et professionnelles. Dans ce chapitre, nous passons successivement en revue la contribution de chacun de ces types de ressources à la protection contre chacun des risques. Dans le chapitre suivant, nous verrons que ces ressources sont pour tous, à l’exception de trois répondants, largement insuffisantes pour survivre hors du marché du travail. 5.1 Les ressources publiques Quel que soit le risque à affronter, les ressources publiques sont rarement accessibles aux travailleurs indépendants, et quand elles le sont, elles fournissent aux plus vulnérables un faible taux de remplacement du revenu. De manière générale, les indépendants sont exclus du programme d’assurance emploi, sauf pour certaines mesures actives (programme Aide au travail indépendant) par lesquelles l’État offre un soutien financier et de formation aux chômeurs qui s’établissent dans ce statut. Quatre répondants particulièrement vulnérables ont pu cumuler prestations d’assurance emploi et revenus de travail durant la première année d’établissement, au terme de laquelle ils sont devenus inéligibles à recevoir de telles prestations lors de périodes ultérieures de sous-emploi. Plusieurs optent alors pour le cumul du travail indépendant faiblement rémunéré et d’un emploi salarié atypique. Toutefois, les nouvelles règles d’éligibilité font en sorte qu’ils se retrouvent à cotiser à l’assurance emploi, alors même qu’ils ont peu de chances de se qualifier pour des prestations. En témoigne le cas de cette répondante, qui cumule travail à la pige en musique et contrats salariés en enseignement de la musique. Il y a des gens qui me disent : «l’été tu pourrais avoir du chômage, t’enseigne pas». Non je ne peux pas parce que je n’enseigne pas assez d’heures nécessairement. Puis moi, j’ai toujours des petites affaires qui rentrent à gauche et à droite. Donc, les programmes sont faits, évidemment, pour quelqu’un qui en général travaille à temps plein puis qui arrête de travailler complètement. Mais quand tu travailles et que tu fais des petites affaires ici et là, ça ne fonctionne jamais. Donc, je n’ai même pas accès à ça. (F-33, musicienne) Une autre forme de soutien public consiste à verser un supplément de revenu aux travailleurs pauvres, peu importe leur statut, à condition qu’ils aient des enfants. Deux répondants parmi notre échantillon ont eu droit à de tels suppléments. Certains parmi les plus vulnérables ont déjà eu recours à la sécurité du revenu, perçu comme le programme d’assistance sociale de dernier recours et d’autant plus problématique qu’il n’intervient qu’une fois toutes les autres ressources épuisées, incluant les actifs (maison, épargnes) que nous avons assimilés aux ressources marchandes. Dans le cas de la répondante 51, cela signifie que même la sécurité du revenu n’est pas une ressource possible, puisque cela lui demanderait de se départir de la seule ressource qu’elle possède hormis sa force de travail : sa maison.

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Je pense que le gouvernement s’en lave les mains, puis débrouillez-vous, puis bonne chance, puis si vous crevez de faim, bien là vous n’avez aucun recours, parce que là, on oublie l’aide sociale, je n’ai plus d’aide envers eux. Ayant une maison et des biens, je pense que ça serait plus (+) : « Vendez votre maison et puis quand vous serez dans la rue, bien là vous viendrez nous voir ». Quand on est rendu à un certain âge, avec des acquis qu’on ne veut pas perdre. (H-51, hygiéniste en soins de pieds) Une autre forme d’intervention étatique (revendiquée par un petit nombre d’intervenants mais appliquée seulement dans le secteur culturel) concerne l’étalement du revenu sur quelques années, pour répondre aux fluctuations de revenus d’une année à l’autre. Cette mesure suppose évidemment qu’il y ait un revenu à étaler. Outre l’accès universel ou résiduel aux programmes d’assurance santé et d’assurance médicaments, une minorité de répondants sont éligibles à l’indemnisation en cas d’accident du travail : il s’agit d’artistes, de distributeurs d’une laiterie et d’une acupunctrice qui bénéficie d’une couverture lorsqu’elle pratique dans une institution de santé. Tous les autres n’ont accès à aucune ressource de remplacement du revenu en cas de maladie ou d’accident. Le risque de perte de revenu associé à la maternité est le seul où l’intervention de l’État repose sur une logique assurantielle. Le régime québécois d’assurance parentale, en vigueur depuis janvier 2006, s’adresse à tous les travailleurs qui deviennent parents, contrairement à l’ancien mécanisme de prestations maternité du régime d’assurance emploi, qui excluait les travailleurs indépendants. Un seul répondant de notre échantillon en a bénéficié (les entrevues se sont déroulées durant la première année d’application de ce programme, soit de février 2006 à février 2007) mais plusieurs l’identifient comme quelque chose d’intéressant, comme l’explique cette répondante, enceinte de son deuxième enfant au moment de l’entrevue. Je suis très contente parce que, depuis 2006, il y a un nouveau programme, le régime québécois d’assurance parentale. (…) Alors ça c’est merveilleux, c’est vraiment merveilleux, parce que là ça touche aussi les étudiantes pis tu sais, moi quand j’étais étudiante, je faisais ma maîtrise, j’ai rien eu. Pas de congé, rien, rien, rien, OK ? Mais j’ai eu deux semaines puis je suis retournée à l’école pis de toute façon il fallait que je fasse mon stage, tu sais. Fait que j’ai continué, mais c’est pas bon, ça m’a fatiguée. J’ai eu des maux de dos après, j’ai pas pu allaiter le bébé, avec la fatigue-là. Donc ça c’est des petites pertes comme ça. Fait que là je me dis « Bon, avec ce congé de maternité, là… C’est merveilleux. C’est seulement depuis 2006. (F-08, responsable de service de garde en milieu familial) Concernant l’avancée en âge, plusieurs répondants mentionnent les programmes publics de retraite mais les perçoivent comme une maigre source de revenus, largement insuffisante pour permettre le départ en retraite; de surcroît, plusieurs craignent que les coffres ne soient vides au moment où ils voudront s’en prévaloir. Un artiste qui ne prévoit pas à l’avance la possibilité de coups durs ou qui ne prévoit pas à l’avance un ralentissement dans sa carrière ou n’envisage pas ça comme possibilité, puis qui ne colle pas d’argent puis qui n’a rien, il se retrouve dépendant du soutien de l’État qui peut être, qui est extrêmement relatif. Je ne sais pas moi ce que va être le BS quand je vais, je vais m’arranger pour ne pas avoir d’assurance sociale quand je vais être vieux, je ne sais pas, ça va être quoi quand je vais être vieux, puis la pension de retraite, la pension de vieillesse, je ne sais même pas si ça va exister quand je vais être plus (+) âgé. (H-45, réalisateur)

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L’État est finalement très peu présent pour ce qui concerne la mise à jour des connaissances, qu’il s’agisse de formation professionnelle ou de formation aux divers aspects de la gestion d’entreprise. Trois répondants mentionnent avoir reçu une formation en démarrage d’entreprise accompagnant la subvention à l’établissement dans le statut d’indépendant (programmes Aide au travail indépendant, Soutien aux jeunes entrepreneurs). Deux responsables de service de garde en milieu familial ont pu perfectionner leurs connaissances grâce au réseau public de santé (formations dispensées par les CLSC) alors qu’une esthéticienne a bénéficié d’une formation en partie subventionnée par le gouvernement pour développer un nouveau type de compétences. Quelques répondants issus des professions artistiques ont eu accès à des formations défrayées par des instances publiques (Conseil de la culture) ou des bourses offertes aux créateurs. 5.2 Les ressources familiales Perçu comme essentiel, quoique souvent de dernier recours, le soutien familial se décline sur deux modes, selon qu’il s’agit de la famille d’origine ou du conjoint. Pour huit répondants, le soutien financier des parents s’étend au-delà de l’indépendance formelle, le plus souvent pour affronter un épisode de sous-emploi ou de maladie, et parfois plusieurs années après l’établissement dans le statut d’indépendant. D’autres mentionnent que la famille d’origine pourrait être une ressource mais ne l’ont jamais utilisée. Ce soutien prend ou prendrait le plus souvent la forme financière, mais dans un petit nombre de cas, un membre de la famille aide ou aiderait à effectuer le travail pendant la convalescence du travailleur indépendant. Au niveau monétaire, je suis très, très choyée. Mes parents, c’est eux qui m’aident monétairement en ce moment. (…) Je ne peux pas demander mieux là. Mais ce n’est pas dans ma nature de demander de l’argent à mes parents ; quand je suis partie de chez mes parents j’ai toujours été indépendante. Je n’ai jamais demandé un sou, je me suis toujours débrouillée. Mais là c’est eux qui m’aident, et c’est très, très difficile. (…). Puis quand je n’ai pas de client, je me sens coupable auprès de mes parents. Je me sens, je me dis, c’est comme s’ils me payaient à ne rien faire là. (F-01, informaticienne) Les répondants vivant en couple identifient souvent leur conjoint comme une ressource pour affronter le sous-emploi et l’ensemble des risques sociaux. Les répondants qui ont un conjoint protégé, c’est-à-dire salarié et bénéficiant de solides protections, situation souvent associée au fait d’être syndiqué, ont d’ailleurs moins tendance que les autres à considérer l’éventualité d’une maladie et de ses conséquences comme problématiques. L’aide du conjoint s’est avérée déterminante pour gérer le sous-emploi dans la période de démarrage pour trois répondantes qui, sans elle, estiment qu’elles ne seraient probablement pas devenues travailleuses indépendantes. Bien c’est sûr l’aspect financier. C’est sûr je suis pas seule, j’ai mon conjoint qui travaille qui a une job à salaire fixe. Fait que ça, ça été déterminant quand j’ai décidé de me lancer à la pige. Si j’avais été toute seule ou monoparentale, ça aurait été plus difficile parce que la première année, j’ai vraiment pas fait un gros salaire donc j’aurais pas été capable de subvenir à mes besoins et à ceux de ma famille. (F-24, journaliste)

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Le soutien financier du conjoint pour faire face à un épisode de maladie est rapporté par plusieurs répondants : la plupart n’ont pas eu jusqu’à ici à l’utiliser, et présument qu’il serait disponible si leur situation l’exigeait. Quelques répondants ont accès à une assurance santé complémentaire par l’intermédiaire de leur conjoint. Parmi ceux qui ont des enfants, la majorité mentionne profiter d’un soutien mutuel dans la parentalité. Dans un petit nombre de cas (7 répondants dont 6 femmes), la travailleuse génère peu de revenus de son travail et c’est le revenu du conjoint, ainsi que les ressources du conjoint ou celles possédées par le couple, qui sont sources de sécurité. Dans d’autres cas (13 répondants), la présence du conjoint permet (surtout s’il est salarié protégé) de partager les ressources et aide à envisager l’éventualité de la maladie, du sous-emploi ou l’avancée en âge avec plus de sérénité. Les conjoints sont finalement perçus comme des ressources importantes face au risque d’avancée en âge. Certains répondants mentionnent des actifs qu’ils possèdent avec leur conjoint et qu’ils pourraient vendre au moment de la retraite ou projettent de constituer de tels actifs. D’autres mentionnent qu’ils pourraient compter sur les ressources (placements, revenus de retraite) de leur conjoint même si certains ne souhaitent pas s’en prévaloir. À ce moment-là mon mari, quand il va être à sa retraite, son fonds de pension va ressembler étrangement à son salaire. Il va y avoir une différence, mais comme il n’aurait plus (-) plein de choses à payer à côté, ça va ressembler à ça. J’ai des REER de côté, il y a plusieurs, j’ai pas mal de REER, puis on a des placements aussi. (F-25, responsable de service de garde en milieu familial) 5.3 Les ressources marchandes Les ressources marchandes incluent les assurances visant à remplacer le revenu (par exemple en cas de maladie ou d’invalidité), les placements, les REER et les actifs tels que maison, camion, permis de taxi, route de lait. De manière générale, les entretiens révèlent un assez faible recours aux assurances privées, dont les coûts sont perçus comme prohibitifs, notamment parce qu’ils doivent être assumés entièrement par le travailleur (sauf pour les assurances gérées par les associations d’artistes). Pour d’autres qui disposent de faibles revenus de travail, le coût des assurances est trop élevé pour le niveau de remplacement du revenu qu’elles confèrent. C’est ça le gros point ici, j’aimerais avoir une assurance salaire, mais ça me coûte 80 $ (par mois) pour avoir 40 % de mon clair (revenu net).(…) C’est ridicule, c’est une farce, pour avoir 400, 500 dollars par mois, ça me coûte 80$. La seule affaire que j’ai, c’est de l’assurance invalidité maladie sur mon hypothèque. Si je tombe malade. (…), mon hypothèque se paie, mais j’ai pas une cenne qui rentre. Ça fait que là j’étais en train de jongler avec ça, je devrais-tu payer 80 $ pour avoir un 500 $ de plus. Moi, je trouve ça extrêmement injuste. (H-39, travailleur en entretien ménager) En outre, il faut souligner les limites de ces régimes privés qui n’assurent que les personnes qui n’affichent aucun antécédent médical défavorable et ne couvrent ni les petits incidents (pas d’indemnisation les premières semaines), ni les problèmes lourds ou de longue durée (la prime n’est pas assez substantielle). Une assurance privée, j’en ai déjà eue une, ce qu’on appelle une assurance salaire et c’était extrêmement coûteux. (…). C’est sûr que je vais peut-être le regretter s’il m’arrive quelque chose mais je trouve aussi que comme démarche mentale, ça a quelque chose de déprimant. T’es pauvre parce que peut-être tu vas mettre de l’argent de côté parce que tu vas… en tout cas. J’aime autant peut-être investir justement dans

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mes études pis carrément faire d’autre chose si je me casse un bras que de me ruiner au cas où je sois plus capable de travailler. » (p. 6) (autre extrait) «Il y a un déductible pour une assurance salaire comme pour n’importe quelle assurance, qui est un déductible en temps. Si t’es malade moins de deux semaines, les deux premières semaines, ils te verseront rien… et j’ai été deux semaines arrêtée (rire) Alors bon. Il a fallu que j’annule de gros contrats. J’ai perdu de l’argent mais j’étais dans une période où bon : ça m’a coincée mais pas sérieusement. Alors, en cas où il aurait quelque chose de beaucoup plus grave, honnêtement, je ne sais pas ce que je ferais. (…) Ça, ça a été une partie de la décision d’arrêter de payer pour ça. Si je me suis dit bon, en cas de petits pépins, c’est pas là pis en cas d’immenses pépins, ma philosophie à moi c’est : je me revire de bord et je fais d’autre chose de ma vie. Je ne vivrai pas sur l’assurance de toutes façons. (F-13, musicienne) Même parmi les répondants qui auraient les moyens de souscrire à des assurances privées, certains parmi les mieux nantis considèrent plus avantageux de constituer leur propre rente que de se plier aux conditions et aux clauses d’exclusion des programmes d’assurances. C’est le cas de H-32, qui a investi dans différents avoirs (propriétés à revenus) qui lui rapportent suffisamment d’argent mensuellement pour qu’il puisse en vivre sans avoir besoin en plus de travailler. C’est ce qu’il appelle sa « propre assurance ». Alors, t’as deux choix, tu te prends une assurance invalidité, qui va te donner, supposons, 2, 3, 4000 $ par mois ou tu te bâtis toi-même ta propre assurance. Ta propre assurance c’est tes investissements. Un exemple, supposons que moi je retire 1500 $ d’une place, je vais retirer 1000 $ d’un autre endroit, pis peut-être un autre endroit. Supposons que je suis rendu à 2000$, 3000$ de revenus, avant même de commencer à travailler, je peux me dire : ben si demain matin je suis invalide, j’ai 3000 $ qui rentrent. Alors, pourquoi prendre une assurance invalidité qui va dire on va vous payer jusqu’à concurrence de 3000 $ si vous l’avez pas. Parce que les assurances, il y a toujours un côté pervers, c’est qu’il y a toujours des petits alinéas qui disent : si vous avez déjà ce revenu là, on ne le donnera pas en surplus.» (H-32, courtier immobilier) Pour se prémunir des contraintes liées à l’avancée en âge, plusieurs répondants affirment avoir ou vouloir épargner dans des REER. Il est difficile de connaître le niveau réel de protection qui sera fourni par ce type de ressources au moment de la retraite puisque plusieurs des répondants y ont puisé ou y puiseraient à l’occasion pour subvenir à leurs besoins durant les périodes de sous-emploi ou de maladie. Règle générale, il appert que la majorité des répondants n’ont pas réussi à générer les ressources susceptibles de les mettre à l’abri de la pauvreté (notamment parmi le groupe des 50 ans et plus) d’où leur intention de travailler, au moins à temps partiel, au-delà de l’âge habituel de la retraite. Quant à l’idée généralement admise, selon laquelle les travailleurs indépendants sont des entrepreneurs qui financent leur retraite par la vente de leurs actifs, elle s’avère pour quelques répondants seulement. Concernant le risque de désuétude des connaissances, une faible proportion de répondants ont eu recours à des formations offertes sur le marché (autres qu’ordres professionnels, réseau public et autoformation) ou par des clients ou donneurs d’ouvrage. 5.4 Les ressources professionnelles Les ressources professionnelles sont de deux types : les ressources que nous appellerons formelles, offertes par des associations professionnelles, syndicales, de travailleurs

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indépendants ou autres, et les ressources informelles, qui transitent par les réseaux de collègues, de compétiteurs ou même de clients. Les associations rendent les membres visibles auprès de leurs donneurs d’ouvrage ou clients potentiels (par le biais de sites web, de bottins des membres), permettent de bâtir un réseau de contacts et, pour certaines, négocient des conditions minimales de travail (cas des associations d’artistes) ou tentent de créer des marchés du travail protégés (cas des associations qui revendiquent la reconnaissance des médecines alternatives). À titre exceptionnel, un répondant illustre le rôle structurant joué par son ordre professionnel en matière de protection contre les risques, alors qu’un autre mentionne que les régulations mises en place par son syndicat ont pour effet de stabiliser la rémunération et probablement aussi la clientèle. Dans certains secteurs, l’appartenance à une association professionnelle peut être vue comme un gage de qualité pour la clientèle; c’est le cas notamment des médecines alternatives et du journalisme. Mais le fait d’être membre d’une association n’a généralement pas d’impact sur le risque du sous-emploi et chaque travailleur indépendant est responsable de générer sa clientèle. C’est ici que les réseaux interviennent, de manière informelle, pour prévenir ou gérer le risque du sous-emploi. Plusieurs entrevues mettent en évidence le rôle crucial des réseaux de collègues, de compétiteurs et même de clients qui font circuler les offres de travail. Dans certains cas, il s’agit de véritables chaînes de solidarité entre collègues, dans d’autres cas, de mentorat; dans d’autres cas encore, ils opèrent avec une contrepartie monétaire. Je dirais que je peux compter sur un réseau de contacts assez développé pis qui est assez proche aussi dans mon métier. Donc si à moment donné je sens qu’il va y avoir une période creuse, ou il y a une période creuse, c’est facile de faire un appel. (…) Je dirais que 75 % du temps, il y a quelqu’un qui justement est débordé qui va donner une partie du contrat à faire. Où il y a beaucoup d’échange de travail qui se fait dans le domaine donc c’est souvent c’est ça, on va partager des contrats pour être sûr de pouvoir les terminer. Des fois la limite de temps est assez petite. Puis aussi bien c’est un petit peu le système : tu me grattes le dos, je te gratte le dos. C’est : je t’aide maintenant pis à moment donné c’est toi qui va m’aider. (F-26, journaliste) J’ai dans mon ordinateur une liste de contacts qui touche pas juste l’ébénisterie, c’est dans tous les domaines. Souvent les gens vont me demander, «hey (nom), j’ai telle chose à faire, est-ce que t’es capable de faire ça?» (…) c’est important pour moi de donner à mon client le nom d’une personne fiable. (…) D’un autre côté, c’est réciproque, ça se fait sur l’autre sens aussi. Des contacts que j’ai, ces gens sont un peu comme moi. Eux aussi, ils ont mon nom. Eux autres, s’ils font de l’ouvrage, quelque part, ils donnent mon nom, le client me rappelle. (H-53, ébéniste) Les réseaux constituent à maints égards la véritable source d’allocation du travail dans les univers du travail indépendant. Ressource incontournable, ils peuvent toutefois devenir une menace si la réputation qui y circule est celle d’un travailleur qui connaît des difficultés personnelles ou professionnelles ou qui n’est pas entièrement disponible pour le travail, pour cause de maladie ou de maternité par exemple. Une répondante exprime le désavantage de taille que peut représenter le fait d’être connue comme « malade » ou en « difficulté personnelle». Selon elle, le réseau peut contribuer à ralentir l’élan d’une carrière quand une personne est « sue » malade. Bref, il n’y a pas que de la solidarité

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entre collègues, surtout dans les milieux compétitifs où il y a plus d’offreurs que d’acheteurs de travail. C’est un milieu extrêmement compétitif, alors t’es en concurrence avec du monde en super forme, disponible le soir, la fin de semaine, 80 heures par semaine, aucun problème (…) Alors quand je me suis séparée, et que j’étais vraiment en état de choc, (…) un matin j’ai pris toute mon énergie qui me restait, je me suis pointée à une couple de places un matin, je me suis pointée deux heures, dans ces deux heures-là, juste pour montrer que tout allait très bien, je savais que ça se parlait, que les gens commençaient à dire : « Ah! mon Dieu, elle est dans quel état », avant qu’il y ait trop de dommage. Donc, il faut toujours présenter un profil comme quoi tout va bien, il n’y a pas de limite, ni professionnelle, ni personnelle. Oui, c’est ça, pour ne pas se marginaliser, pour ne pas se faire écarter, pour ne pas que la rumeur coure, tu sais ça ne va pas bien. Parce que là, évidemment, les gens ne vont pas t’offrir des contrats, ils ont besoin de gens super productifs et en forme, pour faire ces productions. (F-47, réalisatrice) Donc t’as comme pas le droit de ne pas être en forme, t’as pas le droit d’avoir une mauvaise journée parce que…C’est pas le stress de performance que les gens s’imaginent, c’est pas « j’ai un concert je suis énervée ». C’est bien plus pour mes collègues. La madame aux cheveux bleus dans la salle, elle va trouver ça beau, c’est sûr, même si je manque une note. Mais ma collègue à côté si elle pense que eh, franchement (prénom de la répondante), elle se trompe trop pis qu’elle le dit, ça peut avoir une influence sur le roulement de travail. Ça s’est très nébuleux … mais c’est quelque chose que les pigistes vivent quotidiennement. (F-13, musicienne) Les associations sont toutefois beaucoup moins efficaces pour aider à prévenir ou à gérer les risques sociaux, sinon pour offrir des tarifs réduits pour l’accès à divers types d’assurances ou pour la gestion d’un REER collectif. Même à cela, les coûts sont si élevés que cette dynamique ne fonctionne que pour les grands groupes. Quand t’es travailleur syndiqué, t’as une assurance collective, tu t’en sors bien, nous autres on n’en pas. Les travailleurs autonomes sont divisés un peu partout, ça se regroupe mal et même quand tu te regroupes dans le cas de certains membres de l’industrie du taxi, ce que ça coûterait pour mettre en œuvre une assurance collective ou salariale et tout ça, c’est énorme, ça coûte trop cher. C’est pas comme quand ton employeur en paie une partie, là l’employeur et l’employé c’est la même personne. Finalement, tu finis pas d’assurance. (H-58, chauffeur de taxi) Seules les associations d’artistes ont des programmes de protection plus consistants, auxquels les donneurs d’ouvrage contribuent, mais certains répondants déplorent leurs conditions d’accès trop limitatives. Ces programmes exigent un minimum de revenus tirés d’une activité précise (activité encadrée par la juridiction), alors que ces indépendants cumulent souvent plusieurs types d’activités dans le domaine artistique (auteur, scénariste, réalisateur, comédien), ce qui les rend inéligibles à la protection dans certains cas; dans tous les cas, seule la portion de travail sous juridiction donne accès aux contributions des donneurs d’ouvrage. La stratégie de diversification peut aider à ne pas manquer de travail, mais elle ne favorise pas l’accès à des assurances collectives. Finalement, les travailleurs mobiles ou gagnant leur vie grâce au cumul sont toujours désavantagés par les régimes publics ou privés qui supposent qu’on travaille à temps complet dans une entreprise ou, à tout le moins, dans un métier. Le réseau permettant la référence ou la sous-traitance à des collègues est LA principale ressource pour répondre au problème que peut poser le maintien du service à la clientèle

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en période de maladie ou d’accident : une dizaine de répondants la citent. La répondante F-17 envisage la maternité et prévoit orienter sa clientèle vers une personne de confiance et obtiendra un pourcentage sur chacune des consultations de ses clients référés. On comprend que l’option de la sous-traitance comporte l’avantage de garder le contrôle sur les termes du contrat pris avec un client. Quant à la référence, bien qu’elle permette parfois une certaine rétribution pour chaque contrat référé, elle rend plus incertaine la possibilité pour le travailleur de conserver le contrat ou le client une fois remis sur pied. Ce qui est aussi intéressant c’est que, en prenant un acupuncteur qui s’occupe de ma clientèle, je me retrouve à avoir de l’argent sur chacun de ses traitements, c’est comme ça que ça fonctionne. Sur chaque traitement qui est supposons 45$, sur chacun j’ai une « cote » de 20 ou 30 %. En plus d’avoir de l’argent qui rentre, j’ai de l’argent qui vient des traitements qui sont offerts. Donc c’est quand même intéressant. (F-17, acupunctrice) Je suis associée avec une fille qui fait la même chose que moi dans (nom d’une région). Bien on essaie de bâtir un genre de partenariat, c’est-à-dire qu’elle, elle me refile des contrats, moi je lui refile des contrats. Et si jamais il arrivait que je dois cesser mes activités, pour une raison X, c’est avec elle que j’essaierais de voir si elle peut, si elle pourrait prendre en charge, ou carrément trouver un autre assistante pour dépanner mes clients (…) Q : Le partenariat dont vous parlez est-ce que c’est formel? R : Non. C’est vraiment informel. C’est vraiment, on disait qu’on ferait le «backup» l’une de l’autre là si jamais, bien si j’avais besoin de toi, si jamais je ne peux pas faire une tâche, essayer de trouver aussi d’autres personnes avec qui on pourrait faire affaire, des personnes qui font le même travail que nous, pour pouvoir déléguer certaines tâches. Elle m’a déjà référé un client à qui elle ne pouvait pas offrir le service. (F-04, technicienne en bureautique) La communauté professionnelle joue également un rôle important eu égard au développement et à la mise à jour des connaissances/compétences. C’est même le pôle qui remporte le plus grand nombre de mentions (30). Plusieurs répondants (17) affirment être passés par leur ordre professionnel, leur association professionnelle ou leur syndicat pour parfaire ou mettre à jour leurs connaissances sous diverses formes (cours, conférences, séminaires, ateliers, etc.). Parfois ces formations sont obligatoires pour exercer le métier ou reconduire le membership d’année en année. Ces ordres ou associations dispensent le plus souvent des formations axées sur le métier ou l’occupation; en d’autres termes, elles habilitent les travailleurs indépendants dans l’exercice de leur activité. Certains déplorent le coût élevé de ces formations, leur caractère partiel et imparfait, le fait qu’il est difficile de les inscrire à l’horaire de travail qui n’offre pas de disponibilités fixes. Dans certains cas, la formation est primordiale en ce sens qu’elle permet aux travailleurs indépendants de certains secteurs particuliers (graphisme, informatique, web design) de se tenir continuellement à jour. Toutefois, dans ces domaines où la formation est fortement déterminante pour la pérennité de l’activité, les répondants se forment habituellement par eux-mêmes en lisant les manuels et tutoriels de logiciels, ou encore en cherchant de l’information sur internet. Quelques répondants mentionnent avoir reçu par le biais d’associations de travailleurs indépendants (et plus rarement par le biais d’une association professionnelle) des formations relatives à la conduite de l’entreprise (publicité, marketing, etc.).

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Finalement, le tiers des répondants ont affirmé échanger occasionnellement des informations avec certains de leurs collègues sur une base informelle. Les mentors jouent aussi ce rôle de conseil, en aiguillant le travailleur indépendant tant au niveau du métier que de la gestion.Dans les milieux artistiques, peindre ou jouer (au théâtre, de la musique) avec d’autres semble être un important moyen de se renouveler, d’évoluer dans son métier. S’il y a quelque chose qui m’intéresse puis que je ne sais pas comment faire, je vais essayer de travailler sur un projet avec quelqu’un qui le fait bien pis là je vais apprendre. C’est d’aller chercher des ressources dans le travail que tu fais déjà. Q : Des collègues. R : Oui, beaucoup moi c’est comme ça que je travaille. Bien tu t’arranges pour être sur un projet avec un collègue qui fait le truc qui t’intéresse pis là t’apprends comme ça. Moi je trouve que c’est plus un échange dans un vrai projet que dans un cours, un Master Class ou je sais pas. J’aime mieux ça comme ça. J’apprends beaucoup en travaillant avec les gens comme ça. (H-16, musicien) J’en ai une en particulier, celle que je qualifie un peu de mon mentor, pas mentor officielle mais des fois quand j’ai des doutes, des questions, je peux l’appeler et elle va me répondre. Deux, trois mettons comme ça que je pourrais appeler pour un conseil, d’autres, des collègues du même niveau que moi, bien à ce moment-là on va discuter des problématiques qui sont souvent similaires. Là, c’est l’inverse, je vais jouer le rôle de mentor, par (nom d’une association). J’ai été jumelée avec quelqu’un qui commence. Fait que là je fais l’inverse : je donne ce que j’ai reçu finalement. Même si j’ai pas 15 années d’expérience, je peux quand même aider cette personne là qui commence, lui donner des contacts par exemple, des sujets d’article pis j’en retire un bénéfice moi aussi parce que ça me fait retourner à la base un peu de la profession. (F-24, journaliste) Il y a aussi des cas où la communauté professionnelle n’existe pas, ou n’est pas vue comme une ressource : il s’agit de milieux très compétitifs, où les producteurs sont uniquement en concurrence les uns avec les autres. Le répondant H-39 raconte qu’il existe une association de nettoyeurs de tapis qui offre de la formation, mais il n’en fait pas partie parce que les formations coûtent cher (et qu’il ne les juge pas essentielles à son travail); l’association n’offre aucune assurance santé ou autre qui constituerait une protection valable en cas de maladie, et elle n’est pas non plus connue, donc ne constitue pas un gage de qualité qui pourrait aider le répondant à trouver des clients. En outre, l’association n’est pas vue comme un moyen de développer l’entraide entre les gens du secteur. Ce répondant est d’avis que les collègues préfèrent couper les prix pour avoir le client plutôt que de s’entraider.

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Chapitre 6 La construction sociale du risque et des ressources Jusqu’ici, nous avons présenté les répondants comme s’ils formaient un bloc monolithique. Dans ce chapitre, nous démontrons qu’ils sont en fait profondément inégaux : d’une part face au risque et d’autre part face au niveau et au type de ressources marchandes, familiales et professionnelles dont ils disposent pour assurer leur protection. En d’autres termes, tant le risque que les ressources pour l’affronter sont socialement construits, une réalité que les principaux intéressés sont portés à occulter. Toutefois, même chez ceux qui disposent de ces ressources alternatives et a fortiori pour ceux qui n’y ont pas accès, l’individu et sa capacité de travail demeure la principale, sinon l’unique, ressource. 6.1 Les inégalités face au risque Le risque de manquer de contrats ou de clients décroît avec l’expérience mais près de la moitié des répondants détenant 10 ans ou plus d’expérience mentionnent tout de même un problème de revenu associé au sous-emploi. La vaste majorité de ceux-là ont une trajectoire précaire et appartiennent au groupe des généralistes, en théorie plus facilement remplaçables que les spécialistes. Le problème de sous-emploi persistant se pose en particulier à ceux qui ne peuvent compter sur une clientèle récurrente (ceux pour qui la nature du travail suppose qu’ils doivent chercher sans cesse de nouveaux contrats). À l’inverse, la récurrence des liens avec les mêmes clients fidèles constitue un facteur de protection contre le risque du sous-emploi (surtout s’il s’agit d’une clientèle constituée d’entreprises), du moins jusqu’à ce que le lien avec la personne contact soit rompu, ou que cette personne quitte l’entreprise. Les répondants qui ne craignent pas que la maladie leur fasse perdre leur clientèle ont une clientèle très abondante (H-05, architecte, a plus de clients qu’il ne peut en servir), offrent un service rare et certains parmi eux profitent d’une clientèle fidèle qu’ils perçoivent conciliante, et donc avec laquelle ils pourraient « s’arranger ». Par ailleurs, le risque du sous-emploi est plus élevé pour ceux qui n’ont qu’une compétence générique à offrir sur un marché où cette compétence existe en abondance que pour ceux dont la spécialité est fortement en demande. Les répondants pour qui le sous-emploi ne constitue pas un problème disposent en général d’un pouvoir de marché important. À titre d’exemple, le fait d’avoir une spécialité plus rare apporte une abondance de contrats à la traductrice F-14. Le même constat s’impose pour l’ingénieur H-40 qui offre un produit très spécialisé, taillé sur mesure pour les besoins des entreprises clientes et dont les concurrents sont soit salariés d’une entreprise, soit associés dans des cabinets-conseil qui demandent des tarifs supérieurs aux siens. Le répondant 53, ébéniste, exerce un métier spécialisé dans une région qui connaît une pénurie d’ébénistes, ce qui lui garantit un volume de travail important. À l’inverse, le travailleur en entretien ménager H-39 est peu spécialisé et le service qu’il offre existe en abondance sur le marché (incluant le fait que ses clients potentiels ont l’option de louer les machines et de faire le nettoyage eux-mêmes). Cela, combiné à son absence de statut et au fait que son boulot

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soit dévalorisé (« un job de concierge ») font qu’il doit travailler beaucoup sans jamais sortir de la précarité. La grande précarité des artistes, en dépit d’un niveau élevé de scolarité, s’explique en bonne partie par le rapport de forces déséquilibré qui caractérise leur secteur. Comme l’ont bien expliqué plusieurs répondants, le milieu est petit et beaucoup de travailleurs s’y font concurrence, rendant ainsi le rapport de forces nettement à l’avantage des employeurs qui peuvent choisir de faire affaire avec qui bon leur semble et à toutes sortes de conditions. Chaque projet (et chaque producteur) est mis en concurrence avec une foule d’autres projets (et d’autres producteurs) et tant le succès passé que l’expérience et la bonne réputation ne sont pas garants des engagements futurs. C’est ce qui est difficile, c’est les employeurs qui, même des compagnies privées, beaucoup de compagnies privées qui ne rémunèrent pas les gens de façon suffisante. Peu d’estime des travailleurs, on est des petits papiers mouchoir. (…) Il y a des boîtes qui sont professionnelles, mais il y a d’autres qui malheureusement n’ont aucun respect pour les artistes, les artisans. C’est un milieu dur, c’est un milieu d’ego. T’es bon, en fonction de ton dernier reportage. (…) Là-bas, tu sais il n’y a pas beaucoup, on est un petit milieu, en dehors de (nom de la chaîne), t’as un petit peu (nom d’une autre chaîne), t’as des petites boîtes privées. C’est pas un marché énorme, puis il y a beaucoup de gens dans ce milieu-là. Alors, comment tu te démarques? Tu sais à un moment donné t’as beau, les prix, comme je te dis c’est le dernier reportage qui fait ta carte de visite. Moi, j’ai gagné plusieurs prix, mais les gens t’oublient vite, c’est un milieu où les gens oublient vite. «Ah oui, t’as fait ça, mais là ce que je demande, c’est ça maintenant. J’ai ça comme budget, voilà ». (H-44, réalisateur) 6.2 Les inégalités dans l’accès aux ressources Le croisement du niveau de revenu et du type de ressources auquel les répondants ont accès nous a permis de prendre la mesure de ces profondes inégalités. Huit individus (13% de l’échantillon) n’ont pour toute ressource que les revenus tirés de leur travail indépendant. Sept d’entre eux ont un revenu très faible et tous ont eu une trajectoire précaire, ce qui explique l’absence de ressources de type marchand. Ils sont surreprésentés dans la modalité « conjoint inexistant » et « conjoint précaire » et n’ont donc pas accès à des ressources de type familial. Par ailleurs, ils n’ont pas non plus de responsabilités familiales (entendre ici de personnes à charge). Ils sont sous-représentés parmi les membres d’associations. Ce sous-groupe compte proportionnellement plus de jeunes et de travailleurs âgés, mais ne présente pas de différence selon le nombre d’années d’expérience, ni d’ailleurs selon le genre. Il compte beaucoup de non professionnels ayant des entreprises pour clients. Onze individus (18% de l’échantillon) comptent uniquement sur les ressources tirées de leur travail, mais le font en cumulant travail indépendant et salariat. Ils présentent plusieurs ressemblances avec le groupe précédent, notamment une trajectoire précaire et un établissement non volontaire. Mais contrairement à ceux du groupe précédent, ils appartiennent surtout au groupe d’âge mitoyen (30-50 ans) et ont des personnes à charge, sans pour autant pouvoir compter sur un conjoint protégé; cela peut expliquer qu’ils aient recours au salariat pour sécuriser leur situation, ce qui n’empêche pas la majorité d’entre eux d’appartenir à la catégorie des faibles revenus. Ce sous-groupe recrute à part égale

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chez les deux sexes, compte plusieurs artistes et moins de non professionnels avec entreprises pour clients. Finalement, les membres d’associations y sont sous-représentés. Pour les répondants de ces deux premiers groupes (au total le tiers de l’échantillon), qui n’ont accès ni aux ressources marchandes, ni aux ressources familiales, la capacité de travail constitue donc l’unique ressource. C’est parmi eux que se retrouvent les répondants qui ont reçu le soutien des programmes publics d’assistance. Un autre tiers de l’échantillon (soit 21 individus) a accès à des ressources marchandes, sans cumul d’emploi. Cette catégorie est présente dans toutes les couches de revenus, à l’exclusion à peu près complète des faibles revenus. Ce groupe compte à proportion égale des répondants des deux sexes mais davantage de travailleurs de plus de 50 ans et de travailleurs de plus de 10 ans d’expérience. Les répondants de ce groupe ne se distinguent pas par le contexte d’établissement ou par la trajectoire professionnelle antérieure, mais par une position de marché avantageuse, comptant plus de spécialistes, de travailleurs ayant développé des liens récurrents avec la clientèle, un peu plus de professionnels et davantage de membres d’associations. Ils disposent par ailleurs de peu de ressources familiales, étant plus nombreux à ne pas avoir de conjoint et, parmi ceux en couple, moins nombreux à avoir un conjoint protégé. Sept individus (ou 12% de l’échantillon), presque toutes des jeunes femmes établies récemment suite à une trajectoire précaire et tirant de faibles revenus de leur activité indépendante, comptent essentiellement sur leur famille, et plus particulièrement sur leur conjoint, comme source de sécurité. Un dernier groupe formé de 13 répondants (ou 22% de l’échantillon), surtout des hommes, peut compter sur une combinaison de ressources marchandes et de ressources familiales, grâce notamment à la présence d’une conjointe protégée. Cette catégorie est hétérogène du point de vue du revenu mais ces répondants sont beaucoup plus nombreux qu’en moyenne à avoir eu une trajectoire protégée ayant facilité la constitution de ressources marchandes, et à être membres d’associations. On peut donc dire que ce groupe cumule les ressources marchandes, familiales et professionnelles. C’est parmi ce groupe que se retrouvent les trois répondants qui ont suffisamment d’investissements (l’un dans l’entreprise de son fils, les autres dans le marché boursier ou immobilier) pour « financer » eux-mêmes leur protection. Il ne s’agit pas, comme dans le cas de la majorité des interviewés, de quelques économies qui peuvent aider à traverser les périodes difficiles, mais de ressources considérables, aptes à financer une retraite anticipée et de procurer des revenus même en l’absence de travail pendant quelques années. Alors que les autres interviewés ne peuvent pas survivre sans travail, deux de ces trois répondants pourraient choisir de ne pas travailler… Certaines femmes de l’échantillon pourraient également se permettre de cesser de travailler, mais cette possibilité est intimement liée dans leur cas au fait de se reposer sur le revenu de travail ou le régime de retraite de leur conjoint.

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Les variables explicatives des inégalités dans l’accès aux ressources ont trait à la trajectoire professionnelle, mais également aux arrangements familiaux et aux régulations professionnelles. La présence de ressources de type marchand est intimement liée à la trajectoire professionnelle antérieure du répondant et, dans une moindre mesure, aux circonstances entourant son établissement comme travailleur indépendant. Le caractère volontaire de l’établissement est en général associé à de meilleures conditions de travail que l’établissement involontaire ou imposé par la situation de l’emploi dans le secteur30. Par ailleurs, la trajectoire protégée est souvent associée à la constitution de ressources que la trajectoire précaire ne permet généralement pas d’accumuler. Ainsi, les répondants qui disposeront à titre personnel d’une rente de retraite suffisante ont soit, une trajectoire salariée protégée antérieure à leur établissement comme indépendant (dans une entreprise dont les employés sont dotés d’un bon régime de retraite), soit une longue et fructueuse carrière comme indépendant dans des secteurs comme l’ingénierie, le droit ou le courtage immobilier. L’accès aux ressources marchandes est aussi lié à l’expérience (la longévité dans le statut d’indépendant), ainsi qu’au pouvoir individuel de marché conféré par des compétences en demande et des liens récurrents avec une clientèle régulière. La contribution des ressources familiales dépend de la présence d’une famille d’origine ou d’un conjoint, ainsi que du statut de ce dernier: les 24 répondants qui n’ont pas de conjoint se retrouvent généralement privés de cette ressource. Quand la situation d’emploi du conjoint est précaire, ce dernier a tendance à ne pas être cité comme une ressource. En revanche, lorsque le conjoint occupe un emploi offrant stabilité et protection sociale, il peut constituer une ressource importante, à condition que les arrangements pris entre les conjoints l’autorisent. Dans un petit nombre de cas, la travailleuse génère peu de revenus de son activité indépendante et ce sont les ressources monétaires du conjoint, ou celles possédées par le couple, qui deviennent la principale source de sécurité. Dans d’autres cas, la présence du conjoint permet le partage des ressources et aide à envisager l’éventualité de la maladie, du sous-emploi ou l’avancée en âge avec plus de sérénité. La régulation professionnelle (assortie de barrières à l’entrée) est susceptible d’accroître la clientèle disponible. La répondante F-11 mentionne qu’au début de sa carrière, très peu de compagnies d’assurances reconnaissaient l’acupuncture. Elle avoue que le fait que ce soit maintenant 85% des assurances collectives privées qui couvrent les frais d’acupuncture l’a beaucoup aidée à accroître sa clientèle. À l’inverse, l’absence de barrières à l’entrée accentue la concurrence. Étant donné que le domaine du design graphique n’est ni réglementé ni encadré, le répondant H-10 constate que n’importe qui peut s’improviser graphiste (d’autant que les logiciels permettent à un non-initié de se débrouiller). Cette situation occasionne un ralentissement de ses activités ainsi que des changements dans la nature des contrats qui lui sont proposés. En outre, dans les professions ou occupations régulées, il y a davantage de chances de retrouver des

30 C’est le cas des occupations pour lesquelles l’option salariale n’existe pas ou très peu (ex. médecines alternatives).

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associations ou ordres professionnels offrant à leurs membres toute une série de protections contre divers types de risques. La présence de ressources formelles de type professionnel est souvent accrue lorsqu’existe un cadre juridique aménageant la négociation collective des conditions de travail, susceptible de se traduire par une contribution des donneurs d’ouvrage à la protection des indépendants. Au sein du secteur artistique, la différence est manifeste entre les travailleurs indépendants des secteurs où des ententes collectives ont été signées et ceux des secteurs où elles n’existaient pas encore au moment des entrevues. Les règles négociées par les syndicats d’artistes jouent un rôle évident et reconnu, mais elles sont fragilisées en contexte de forte concurrence. Chez les musiciens classiques, le contexte hautement concurrentiel, exacerbé par la baisse des investissements publics dans le secteur culturel, a un impact non seulement sur le volume de travail d’un individu particulier, mais également sur les tarifs : le syndicat professionnel reconnu en vertu de la Loi sur le statut de l’artiste négocie des tarifs minimum qui deviennent, pour la majorité, des tarifs maximum. Ces variables se croisent avec les variables sociodémographiques comme le sexe et l’âge et tendent à expliquer les représentations du risque, les stratégies et les ressources pour l’affronter. Par exemple, dans les secteurs où la concurrence est soutenue, les parents (le plus souvent des femmes) qui n’offrent pas une disponibilité totale parce qu’ils désirent passer du temps avec leurs enfants sont pénalisés. Les répondants qui mentionnent être fragilisés par le fait d’être seuls plutôt qu’en couple se retrouvent également davantage chez les femmes. Les jeunes sont proportionnellement moins nombreux à avoir expérimenté les situations à risque, sauf celui du sous-emploi. Chez les moins de 30 ans, certains risques, en particulier la vieillesse, paraissent très lointains et, de manière générale, ces répondants ont eu moins le temps de réfléchir aux situations à risque et disposent de moins de ressources pour s’en prémunir. Par opposition, le fait de vieillir, souvent associé à la présence d’enfants, accroît la pression à développer des stratégies et des ressources pour faire face aux risques, sans qu’il soit toujours possible de les mettre en œuvre. À l’approche de la cinquantaine ou passé ce cap, les situations diversifiées reflètent les inégalités générées par la position et construites tout au long de la trajectoire. Chez certains, l’avancée en âge peut signifier une augmentation du volume de travail en raison de l’expérience, de la notoriété et des réseaux alors que, chez d’autres, elle est associée à l’âgisme et à une diminution du volume de travail. De manière semblable, certains indépendants ont acquis avec l’âge plus de ressources financières et d’actifs : ils ont une planification claire en vue de la retraite, même s’ils ne souhaitent pas nécessairement cesser complètement de travailler, généralement parce qu’ils aiment ce qu’ils font. Chez d’autres, le fait d’approcher ou d’avoir atteint la cinquantaine sans avoir de revenus ou de ressources financières de remplacement en vue de la retraite est un motif de préoccupation et une incitation à l’action (notamment à changer de secteur), surtout si le vieillissement se conjugue avec des problèmes de santé.

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6.3 L’individu comme ressource ultime Inégalement distribuées, les ressources alternatives de protection n’offrent qu’un support limité et sont la grande majorité du temps insuffisantes pour permettre la survie hors du marché du travail. L’idée communément admise voulant que le travailleur indépendant génère suffisamment de revenus pour pourvoir à sa protection ne s’avère pas : sauf pour trois répondants disposant de niveaux très appréciables d’épargne, les économies personnelles ne suffiraient pas à vivre plus de quelques mois sans travailler et au moins la moitié des répondants ne possèdent aucune ressource de type marchand. Reste la famille, quand elle existe et qu’elle dispose de ressources suffisantes; encore faudrait-il s’interroger sur la pérennité des unions et sur la dépendance que cette ressource induit chez la travailleuse (très souvent une femme) à l’égard de son conjoint. La vaste majorité des répondants, même ceux qui ont accès à ces ressources, comptent donc aussi de manière centrale sur leur capacité de travail pour affronter les risques. Nous avons vu que les travailleurs indépendants adaptent au besoin cette capacité de travail pour y inclure plusieurs statuts et types de compétences. Face au risque du sous-emploi, les entrevues ont révélé le recours fréquent à des stratégies de diversification de leurs compétences professionnelles (un cas extrême de diversification consistant dans le cumul du travail indépendant avec un ou des emplois salariés). Cette diversification des compétences est également, avec la planification financière, la principale stratégie envisagée pour le jour où l’avancée en âge ne permettra plus de répondre aux exigences physiques ou de mise à jour des connaissances imposées par le métier actuel. J’ai été faire un certificat en traduction, (…) en fait c’est mon filet de sécurité. J’haïs ça en faire, mais je me suis dit, n’ayant aucun filet de sécurité, puis aucun fonds de retraite, c’est toujours quelque chose sur lequel je vais pouvoir me rabattre. (F-47, réalisatrice) À l’inverse, tant que la capacité de travail n’est pas affectée, les répondants ont tendance à considérer que la situation n’est pas problématique, même si c’est au détriment des autres temps sociaux. Ainsi, la répondante F-11 (acupunctrice), dont le mari est aussi travailleur indépendant, a eu trois enfants. Chaque fois qu’un bébé était attendu, le couple voyait à mettre de l’argent de côté destiné à compenser pour la période où la répondante aurait à s’absenter de son travail. Lors de chacune de ses grossesses, elle a continué son activité professionnelle jusqu’au dernier mois et, en général, elle reprenait ses activités le mois suivant la naissance du bébé. C’est en vertu de la même logique que certains répondants ne voient pas l’avancée en âge comme un problème, même en l’absence de ressources suffisantes pour prendre une retraite, car ils envisagent pouvoir travailler jusqu’à un âge avancé. Vis-à-vis de ce dernier risque, les répondants déploient des stratégies de planification financière (plus souvent anticipées que réelles et on ne connaît pas le niveau réel de protection assurée par ces ressources), et plusieurs prévoient aussi adapter le travail à leurs capacités, mais rarement cesser complètement de travailler.

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Moi je dis souvent que je vais arrêter de travailler quand je vais mourir. (silence) La retraite est difficilement envisageable. Là j’ai 46 ans. J’essaye de mettre de l’argent de côté mais c’est pas évident, j’ai pas de pension ça fait que ça vient en bout de ligne. (…) Moi je dis « liberté 85 ». (H-18, graphiste) L’absence de mutualisation du risque explique que les indépendants soient en quelque sorte « contraints » au travail. Cela suppose d’être toujours disponible pour le travail; de « faire les heures » même s’il n’y a pas de garantie de revenu. Tous les taxis à travers la province, il faut qu’ils plaquent (immatriculent) leur char. 575 piasses. Mais il y en a pas d’ouvrage. Cette semaine il y en a pas pis la semaine prochaine, c’est la semaine de relâche. Il y en aura pas. Fait que tu vas faire le nombre d’heures mais il y aura pas assez de clientèle fait que pour bien des gars, ça va être dramatique. Les gars ont pas ramassé l’argent pour payer leurs plaques. Ça c’est le manque de travail. C’est bien niaiseux parce que tu fais les heures mais t’as pas l’argent. Remédier à ça, bien t’as pas le choix, faut que tu fasses plus d’heures. (H-58, chauffeur de taxi) Cette contrainte suppose parfois que le travail s’exerce au détriment des autres temps sociaux. En l’absence de revenu de remplacement, ou encore par crainte d’indisposer les clients ou de disparaître des réseaux, et donc d’enclencher la spirale de la non visibilité et du non travail, les répondants se prévalent rarement de la flexibilité théoriquement permise par leur statut. Ils travaillent même indisposés par la maladie ou font coïncider, lorsque cela est possible, périodes de convalescence et périodes de sous-emploi. Moi, j’ai fait des contrats, l’année passée dans le temps des fêtes, c’est vraiment ma grosse période, parce qu’il y a bien des concerts, des affaires, je faisais de la fièvre, puis j’ai fait un concert, j’avais pas le choix, il fallait que je le fasse le concert. Finalement, j’ai fait une bronchite, je ne sais pas si c’est lié au fait que bon, j’étais malade, je ne me suis pas soignée, puis ça a dégénéré. Mais qu’est-ce que je fais, tu sais? Bien oui, mais repose-toi! Tu sais, je fais un concert, j’ai fait une répète, il y a une autre répète le jour même, un concert le soir, il faut que je le fasse le concert. Si je ne le fais pas, je n’ai pas ces revenus-là (…). (F-33, musicienne) J’ai eu deux semaines là où j’ai eu énormément de vomissements. Maintenant je prends des comprimés puis là, vu que c’est quatre mois (de grossesse NDLR), ça arrête les vomissements. Mais vraiment c’était très difficile. Mais je vais te dire, là j’ai pas été remplacée (…) j’étais vraiment mal mais j’ai pu continuer à travailler. OK, mais j’étais vraiment mal. Mais bon, j’avais, genre, trois quatre vomissements par jour. Alors les enfants étaient là. Souvent, souvent ça se calmait, c’était pendant la journée. Je vomissais puis je continuais. Mais tu sais, ça n’empêche pas quand même de travailler. C’est pas comme la fièvre pis là tu peux plus…réfléchir, je continuais. Mais si j’avais pu, si j’avais été employée par exemple, je pense que j’aurais pris un congé. Mais là, non. Mais vu que je suis chez moi, ben si je veux m’asseoir je m’assois. J’ai aussi plus de liberté qui me permet de me reposer quand ça va pas. (F-08, responsable de service de garde en milieu familial) C’est sûr que, par exemple, dans le cas de mes genoux, c’était pas une intervention d’urgence qu’on pouvait planifier. C’est sûr qu’en planifiant l’opération, j’ai essayé de planifier ça dans un moment plus creux. Par exemple, juste avant Noël. C’est plate, j’ai passé Noël en béquilles sauf que pendant les Fêtes, les magasins sont fermés, la plupart des gens sont en vacances, c’est sûr que j’ai un deux, trois semaines de « lousse ». Quand j’ai parlé à mon docteur, j’ai demandé que ça se fasse début décembre. Comme ça au moins je sais que ça n’empiètera pas trop sur mon travail. Ça pourrait aussi être à la limite pendant l’été quand on est souvent un peu plus calmes. Fait que ça c’est quelque chose que je peux faire. (F-24, journaliste) Les ressources de l’individu englobent aussi ses qualités ou capacités personnelles : capacité de se vendre, prudence et économie, autodiscipline, capacité de planifier son travail, de gérer son stress, ses revenus, de réduire au besoin sa consommation,

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polyvalence, débrouillardise, capacité de diversifier son offre, adoption de saines habitudes de vie, etc. Quand je rencontre des gens qui veulent devenir travailleur autonome, le premier principe, c’est qu’il faut être très sobre dans ses dépenses. (…) Moi, j’ai changé mon vieux char, mon vieux ’95, je l’ai vendu, je me suis acheté un char neuf, c’est un ’96. Donc, je vous donne un peu le contexte, il est payé, il m’a coûté 4000$, il va super bien, donc je mets des charges financières très très basses au niveau de mon train de vie. (…) S’il y a un surplus financier, j’accélère le paiement de ma maison. Mon objectif, c’est de payer ma maison, d’être encore plus (+) indépendant versus mon travail. Donc, ça c’est ma vision, je suis très sobre dans ce que je fais. Je ne m’empêche pas de sortir, je ne m’empêche pas de bien vivre, mais je ne fais pas de folies. (H-40, ingénieur). Je ne peux rien faire, je ne peux rien faire, je fais attention à ma santé. Je mange le mieux possible, je ne bois pas, je ne fume pas, je ne me drogue pas, je me couche de bonne heure, c’est les seules choses que je peux faire parce que ça ne coûte rien (F-52).

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Chapitre 7 Les représentations du travail et du risque La recherche s’est également intéressée aux représentations des répondants, en ce qu’elles permettent d’expliquer certaines de leurs actions (ou absence d’action) et de leurs aspirations. Dans ce chapitre, nous abordons successivement le rapport que les répondants entretiennent avec leur travail, les représentations qu’ils ont du risque ainsi que le sentiment de responsabilité qu’ils manifestent à l’égard de leur succès ou de leur échec. 7.1 Rapport négatif à l’emploi Interrogés sur les aspects les moins intéressants de leur statut, une proportion significative des répondants mentionnent l’insécurité d’emploi (28 mentions), l’absence de protection sociale (20 mentions) ainsi que la faiblesse du revenu (12 mentions). L’insécurité est citée par les répondants d’un revenu faible ou suffisant, mais pas par les répondants à revenu moyen et élevé. Le manque de protection est quant à lui mentionné par toutes les catégories de répondants, sauf celle composée de trois hommes disposant d’un revenu très élevé. Finalement les trois quarts des mentions relatives au faible revenu et les deux tiers des mentions relatives à l’instabilité proviennent des répondants les plus vulnérables, ceux qui n’ont pour toute ressource que leur travail, celui-ci ne générant toutefois qu’un faible revenu. Ces représentations varient également selon la trajectoire professionnelle antérieure des répondants. Qu’elle soit précaire ou protégée, la trajectoire sert de point de repère quant aux normes de protection «désirables». La trajectoire protégée fonde souvent l’aspiration à davantage de protection; en d’autres termes, elle donne une idée de la protection qui manque dans le statut de travailleur indépendant. Par exemple, la répondante F-21 estime que son emploi salarié lui procurait une sécurité financière qu’elle n’arrive pas à retrouver dans le statut d’indépendante et cela, même si elle est très organisée et qu’elle bénéficie d’une assurance salaire en cas de maladie ou d’invalidité. À son avis, l’État peut arriver à jouer un rôle positif pour les travailleurs indépendants de la même façon qu’il a contribué à créer des emplois bien protégés dans le réseau de la santé. À l’inverse, la trajectoire précaire fait apparaître le travail indépendant comme une option pas tellement plus précaire que le salariat, la protection sociale y apparaissant souvent comme l’attribut d’une époque révolue. Depuis la fin de ses études de maîtrise, la répondante F-24 a occupé des emplois contractuels, dont la durée dépendait du montant des subventions accordées à son employeur. Cette précarité a probablement eu pour effet de rendre l’alternative indépendante moins insécurisante pour elle. Sur une base comparative avec la période où elle était salariée contractuelle, sa réalité actuelle de travailleuse indépendante lui permet au moins de mieux contrôler son travail et de s’assurer une certaine sécurité de revenu. Le répondant H-10 n’a jamais eu accès à des avantages sociaux; l’emploi régulier assorti de protection, c’est de la «science-fiction» pour lui. Aussi a-t-il toujours compté sur lui-même et sur ses capacités pour gérer sa situation de travail.

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Quand vous étiez salarié est-ce que vous aviez des avantages sociaux, des assurances? Non. Jamais le gros truc des grandes compagnies. Mais ça pour moi c’est de la science fiction (rires). Je connais plein de gens qui ont ça mais pour moi ça n’existe pas. (H-10, graphiste) 7.2 Rapport positif au travail Si bon nombre d’indépendants déplorent l’instabilité d’emploi et l’absence de protection sociale, plusieurs citent la liberté (37 mentions), la flexibilité (31 mentions) et la variété du travail (11 mentions) comme étant les aspects positifs de leur statut. Sur une base comparative avec l’ensemble de l’échantillon, les plus vulnérables citent un peu moins la liberté et un peu plus la flexibilité comme étant des aspects positifs du travail indépendant mais, de manière générale, les mêmes aspects reviennent dans les entrevues de la majorité des répondants, et varient peu selon le genre, l’âge, la trajectoire et le statut professionnel. Plusieurs répondants, non seulement professionnels et artistes mais également techniciens et ouvriers, témoignent de ce que Paugam (2002) désigne comme « la valorisation de soi dans l’incertitude » pour décrire la combinaison d’un rapport négatif à l’emploi et d’un rapport positif au travail. Ces quelques données sont corroborées par celles de l’Enquête sur le travail indépendant de Statistique Canada, selon laquelle les travailleurs indépendants, particulièrement ceux qui n’ont pas d’employés, seraient insatisfaits de leur rémunération et de leurs avantages sociaux, mais plus satisfaits que les employés eu égard à l’autonomie dont ils jouissent sur les dimensions du contrôle, du rythme et de la durée du travail (Delage, 2002, cité in Cranford et al., 2005). L’autonomie, soit la capacité de se déterminer selon des règles librement choisies, est mentionnée par plus d’un répondant sur deux. À un premier niveau, les répondants citent la liberté des horaires et la possibilité de « gérer le rythme de travail », de concilier le travail avec d’autres activités, et la capacité de moduler leur charge de travail et leurs revenus. À un deuxième niveau, plus fondamental, ils apprécient de pouvoir établir les règles qui président à la réalisation du travail : ne pas se faire dire quoi faire; être « seul maître à bord »; faire le travail comme on l’entend, en accord avec ses compétences et ses valeurs; pouvoir offrir un travail de qualité; réaliser toutes les étapes de la production du bien ou du service et, pour certains, pouvoir choisir ses mandats et, en corollaire, refuser ceux jugés peu intéressants ou non-conformes à ses convictions. Pas de stress. Une cliente à la fois. Même dans la restauration, je n’étais plus capable, le stress je n’étais plus capable de vivre ça. (…) ce n’est pas comme la coiffure. Moi je fais une cliente à la fois puis je prends mon temps. (…) J’aime ça passer un peu de temps avec ma cliente, jaser un peu, pis…pas pousser dans le dos des clientes dans le fond . (F-06, esthéticienne) Il y a des choses auxquelles je dis non. Si les gens m’appellent pour un petit bonhomme pour les produits du tabac ça serait non. Si McDonald m’appelle, j’ai déjà eu des offres pour faire des pictogrammes pour McDonald, j’ai refusé. (H-19, illustrateur) Du côté positif, c’est que c’est moi qui mène la barque. Si je compare un peu à quand je travaillais dans le magasin, oui j’avais un processus de décision, mais j’avais tout le temps (quelqu’un) qui venait déranger ce processus là. Il y avait tout le temps quelqu’un qui disait : « t’as pas le temps de faire ça, il faut que t’ailles faire ça ». Le gérant se mêlait de ça, le grand patron, un autre dans un autre département. À un moment

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donné, on ne savait plus quoi et où était la priorité. Tandis que là, les priorités je sais où elles sont car c’est moi qui les décide. (H-53, ébéniste) Plusieurs répondants font corps avec leur produit, souvent un service personnalisé qui est vu comme une extension d’eux-mêmes. Si plusieurs consacrent de très longues heures au travail, c’est bien sûr en raison de l’impérative nécessité de servir le client, mais aussi parce qu’ils se sentent désirés, choisis, utiles, appréciés. Si les temps sociaux et, en particulier la retraite, tendent à disparaître de leurs trajectoires réelles ou appréhendées, c’est dans plusieurs cas par manque de ressources financières, mais pour certains, c’est surtout à cause d’une forte identification personnelle avec le travail qui permet de relever des défis, de créer ou d’innover, de pouvoir s’attribuer le mérite des résultats de son travail et de voir celui-ci reconnu. Ces répondants se définissent par le travail, font corps avec lui, ne prévoient pas cesser de travailler complètement parce qu’ils aiment leur travail; à la limite, ils n’ont pas l’impression de travailler, mais de s’accomplir. Il y a aussi que je trouve que c’est valorisant d’être toute seule, de bien mener sa barque. Tu sais quand on est dans une équipe, justement on sait que c’est l’équipe qui est forte. Quand on est toute seule, pis que les affaires marchent bien, je trouve que ça a quelque chose de valorisant. (Quand) je travaillais pour (nom de l’entreprise), c’était (nom de l’entreprise) qui offrait un bon service, là c’est moi. Donc, là je sais que quand mes clients sont satisfaits, ils sont satisfaits de moi. (F-31, technicienne en programmation web) Comme je te dis, c’est un travail oui parce que ça me rapporte de l’argent. Mais c’est pas un travail comme je faisais avant dans le milieu hospitalier (qui) n’allait pas dans le sens de mes convictions. On m’imposait une façon de faire les choses, on m’imposait une façon de penser, une façon de voir qui n’allait pas avec moi. Ce n’était pas comme ça que je voyais la santé moi. Il y avait tellement de choses avec lesquelles j’étais en désaccord, des comportements que je voyais qui n’avaient pas de sens. (…) J’allais travailler puis avant d’aller travailler j’avais mal au cœur. (…) Tandis que maintenant, ça fait partie de moi. (F-21, homéopathe, autrefois secrétaire en milieu hospitalier) Mon travail, mais si je commence au tout début dans le fond, ça a commencé avec une passion. J’étais petite, puis j’ai commencé à coudre avec la machine à coudre à ma mère. Ça fait que mon travail, il vient de mes tripes. C’est un métier que j’ai choisi (…). Si vous aviez les moyens d’arrêter? Si j’avais les moyens? Je travaillerais, mais au point, je travaillerais parce que c’est une passion, je ne serais pas capable d’arrêter complètement, non c’est trop gratifiant pour moi, c’est ça qui me rend très heureuse. De faire quelque chose à quelqu’un puis ils sont contents, ça m’a toujours rendue heureuse. (F-30, dessinatrice et couturière de vêtements) Un petit nombre de répondants citent de surcroît la satisfaction d’être indépendants tant face à l’État que face à un employeur, de ne rien devoir, de s’assumer entièrement, de vivre avec les risques, de s’en prémunir ou alors d’assumer les conséquences de l’absence de prévention, se démarquant vigoureusement de la figure du « fonctionnaire » et du « syndiqué », mais aussi de celle de l’assisté. J’assume ma vie. C’est pas au gouvernement à me protéger, j’ai pas besoin de quelqu’un pour traverser la rue (…) (H-10, graphiste). Il importe de noter que, dans notre étude, ces éléments « positifs » sont rarement cités comme motifs d’établissement dans le statut d’indépendant. Rappelons en effet qu’une proportion significative des répondants ont opté pour ce statut dans un contexte davantage marqué par la contrainte que par l’attrait de l’indépendance : soit suite à une

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mise à pied ou pour échapper à un emploi instable et/ou à de mauvaises conditions de travail (15 répondants), soit encore parce que le travail indépendant est devenu la norme dans leur secteur d’activité (11 répondants). Ces « aspects positifs » se révèlent plutôt a posteriori, comme s’ils les avaient appréciés au fil de leur trajectoire. Ils apparaissent souvent comme le miroir inversé des souffrances vécues dans les emplois salariés antérieurs : surtout chez les moins qualifiés, le travail indépendant est perçu comme offrant plus de contrôle, de variété, de flexibilité, de valorisation et de reconnaissance que leur équivalent salarié. La posture des répondants reflète aussi la perte d’hégémonie de l’emploi salarié stable et sa tendance à se vider de son contenu protecteur : en particulier lorsque la trajectoire antérieure a été composée d’emplois n’offrant ni sécurité, ni assurances complémentaires, ni régime de retraite, le travail indépendant n’apparaît pas, sur une base comparative, une option beaucoup plus précaire. 7.3 Des attentes très inégalement concrétisées Or même si ces attentes en matière « d’expressivité », cette valorisation de l’autonomie et cette configuration spécifique du rapport au travail ressortent dans un nombre important d’entretiens qui retracent pourtant des parcours et des situations d’emploi fort diversifiés, les conditions de leur concrétisation semblent marquées par un important différentiel. En effet, plusieurs indices inclinent à penser que les répondants ne profitent pas de la même manière de ces occasions d’expressivité associées à leur statut. Ainsi, toutes les qualités attribuées au travail indépendant existent uniquement pour les individus qui disposent d’un volume suffisant de travail et/ou de ressources et qui peuvent de ce fait refuser les mauvaises offres. Encore là dans les mécanismes de protection, si on peut dire comme ça, c’est que je m’assure de maximiser mes REER, mes placements de retraite pour que justement, j’ai toujours dit que le jour où il y aura quelqu’un qui voudra me faire faire quelque chose qui professionnellement ne me plaît pas, j’aurai le plaisir et l’opportunité de lui dire je ne le fais pas parce que j’ai les moyens de ne pas le faire. (H-40, ingénieur industriel). Inversement, en situation de sous-emploi, la liberté de choisir ses mandats et même d’exercer son autonomie professionnelle devient souvent illusoire. Par ailleurs, en l’absence de moyen autre que leur capacité de travail pour se mettre à l’abri des risques, la plupart des répondants n’hésitent pas à adopter des comportements flexibles et adaptatifs face au marché et à ses opportunités, de façon, finalement, à ne rien laisser passer de ce qui pourrait éventuellement stimuler leur niveau d’activité. Bref, ils « prennent ce qui passe », sans pouvoir exercer le choix des mandats et le contrôle de l’activité professionnelle théoriquement permis par leur statut. Dans une certaine mesure oui j’ai choisi un métier que j’aime mais le métier, malgré que je suis travailleur autonome, le métier me contrôle. C’est pas moi qui, comme je vous dis, je ne peux pas dire j’ai pas le goût de travailler jeudi là. C’est pas à ce point là. Il faut accepter des contrats qui ne sont vraiment pas satisfaisants mais j’ai besoin du chèque, comme tout le monde. (F-13, musicienne) Mais ce que ça m’a forcée à faire, certaines périodes creuses, c’est à prendre des enfants, des parents, on pourrait dire ça, que je n’aurais pas dû prendre. Que je sentais que ce serait difficile avec eux, puis je les ai pris quand même, juste pour combler mes places. Puis si j’avais été plus patiente, si j’avais eu moins besoin

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d’argent finalement, ben j’aurai pas pris ces gens-là, j’aurai pas eu de problèmes avec eux. (F-08, responsable de service de garde en milieu familial) De même, la possibilité de contrôler ses horaires et de concilier le travail et les activités hors travail peut être compromise par la règle sacro-sainte qui consiste à tout mettre en œuvre pour demeurer disponible pour le client. Dans les faits, les incertitudes liées au risque possible d’une période de sous-emploi et à ses conséquences ont conduit certains travailleurs indépendants à offrir une disponibilité si étendue à leurs clients que les impératifs du travail en sont arrivés à prendre le pas sur les autres temps sociaux, comme celui de la maternité, des loisirs et, ultimement, de la retraite. Par exemple, dans les secteurs où la concurrence est forte, les femmes qui n’offrent pas une disponibilité totale pour des raisons familiales risquent de se retrouver pénalisées au plan des opportunités professionnelles, alors que d’autres acceptent tout, par crainte de manquer de travail ou de perdre leurs clients. Moi, ce que je trouve le plus dur, j’ai fini de réfléchir là-dessus, parce que j’ai passé proche de faire un épuisement … c’est que chaque client pense qu’il est ton seul client, il t’appelle à 11 heures le matin, il veut quelque chose pour demain matin, il pense que t’es assis à côté du téléphone, puis que t’attends. Lui, il t’appelle puis (il pense) que tu vas pouvoir faire ça tout de suite. Puis, la recette du succès réside dans donner cette impression là, mais ce n’est pas un avantage, on en prend trop. Tu sais, on a peur, tout ceux que je connais, c’est la même chose. Les filles qui travaillent à la maison c’est : « je suis aussi bien d’en profiter pendant que ça passe ». Puis là, elles prennent tout, parce qu’on ne sait jamais, un jour il n’y en aura plus, on ne sait jamais et c’est ça qui est le plus dur. (F-46, rédactrice et traductrice) Enfin, l’affirmation de l’individu souverain, qui ne dépend de personne, cache dans plusieurs cas le retour à des formes de protection antérieures à l’État-providence. Quand les conditions de marché, l’aléa de la maladie, le choix de donner naissance à des enfants ou l’issue inéluctable de la vieillesse n’est pas soutenu socialement, le travailleur doit se reposer sur les épargnes qu’il a pu accumuler (habituellement d’un niveau modeste), sur les ressources du conjoint (s’il existe et y consent) ou de la famille élargie. L’envers de l’indépendance face à l’État est, dans le cas d’un certain nombre de répondantes, une dépendance accrue envers le conjoint et même, pour certains jeunes et moins jeunes, envers leur famille d’origine. En résumé, pour les répondants qui disposent d’un volume adéquat d’activités rémunérées et qui n’ont pas vécu d’épisode important de maladie, le statut de travailleur indépendant peut s’avérer une manière stimulante et même bien rémunérée d’exercer son métier ou sa profession. Pour ceux qui n’ont pas réussi à générer un volume suffisant de contrats, ou pour qui chaque prestation est rémunérée à trop faible tarif, le maintien en activité se réalise au prix d’adaptations diverses qui ne sont pas dépourvues d’effets sur les conditions de leur vie professionnelle et de leur vie hors travail. En fait, plus le travailleur indépendant est en situation précaire, plus les possibilités d’exercer sa liberté, son autonomie et sa créativité sont minces. Cela peut même, comme en témoignent les extraits suivants, compromettre en bonne partie l’amour du métier et le rapport identitaire au travail. Ça (le manque de travail) me fait détester (nom de l’instrument qu’elle joue) en fait… C’est (…) vraiment une relation amour/haine. Parce que les gens disent souvent ça : «tu fais ce que t’aimes». Bien oui, mais essaie de faire ce que t’aimes puis ne pas avoir de travail. (F-33, musicienne)

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À un moment donné je deviens, en fait c’est pas compliqué, c’est comme l’anxiété, c’est le compte en banque, à un moment donné je me rends compte que je ne suis plus capable de créer parce que je suis tellement anxieuse. C’est des vases communicants, c’est l’insécurité économique, on ne peut pas être créateur quand il faut payer l’épicerie. À un moment donné, ça crie trop fort, je suis trop anxieuse, ça fait que là, (…) oublie la création. C’est ça, je dirais qu’en ce moment, c’est à peu près mon rythme, quand je fais quelque chose d’alimentaire, après ça je m’offre du temps pour la création, pas payé, comme là, je m’en vais de lundi au mercredi, pour essayer d’écrire un projet à la campagne. (F-47, réalisatrice) 7.4 Inégalement dotés mais également responsables Contrairement à l’image souvent véhiculée à leur sujet, les travailleurs indépendants que nous avons rencontrés ne se perçoivent pas comme des entrepreneurs, du moins pour la majorité d’entre eux. Par contre, ils se voient comme des individus entièrement responsables d’eux-mêmes : de leurs succès, de leurs échecs, responsables de leur travail, mais aussi de tout ce qui contribue à l’entretien et au développement de cette capacité de travail. Dans les représentations des répondants, la responsabilité de prévenir et de gérer les risques économiques, sociaux et professionnels repose d’abord et avant tout sur eux-mêmes et en corollaire, très peu sur les donneurs d’ouvrage ou sur une quelconque forme de solidarité sociale. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, les répondants ne valorisent pas nécessairement le risque. La posture la plus répandue fait du risque une réalité inhérente au statut de travailleur indépendant et le prix à payer pour la liberté, la flexibilité, qui sont perçues comme les aspects positifs de ce statut; bref, le risque est vu comme l’inévitable contrepartie d’un choix, même par certains répondants qui sont devenus travailleurs indépendants dans un contexte non volontaire. En d’autres termes, un peu comme pour les aspirations à l’autonomie et à l’expressivité dans le travail, une majorité de répondants semblent s’entendre pour dire que la responsabilité individuelle est un donné sinon un idéal, non seulement pour les professionnels très scolarisés à qui les risques posent relativement moins de problèmes, mais aussi pour d’autres qui s’en tirent moins bien, majoritairement des non professionnels. Moi, je crois beaucoup à la propre responsabilisation. C'est-à-dire qu’on vit beaucoup à une époque où quand t’es malade, c’est la faute du médecin. Non, c’est de ta faute, la guérison repose sur la compétence du médecin, je ne suis pas d’accord, prends-toi en main. Il y a beaucoup de maladie que t’aurais pu éviter. C’est pareil dans la vie du travailleur autonome, je me responsabilise. (F-29, ergonome web) Je pense que si on est devenu travailleur autonome, c’est parce qu’on se prend en charge, on s’assume entièrement. Je pense qu’on a en partie à assumer le risque là. Il n’y a personne qui m’a tordu un bras pour que je me parte à mon compte donc. Je suis prête à assumer un certain risque, mais aussi à faire en sorte d’être capable de mener ma barque, de trouver des moyens pour que ça fonctionne. Il y a des… ces filets (sociaux) là sont importants. Je pense que c’est ça, il faut assumer le risque, mais ce serait intéressant qu’il y ait d’autres choses qui soient faites… (F-04, technicienne en bureautique, qui fait référence au fait qu’elle a pu conserver les prestations d’assurance emploi pendant la première année d’établissement). Cela ne signifie pas que tous ceux qui prônent la responsabilité individuelle soient opposés à une intervention de l’État, mais que la majorité des répondants considèrent qu’ils sont les premiers responsables non seulement du volume de travail généré, mais aussi de la protection à mettre en place contre les risques ou, dans le cas contraire, des

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possibles conséquences liées à de mauvais choix, comme de ne pas avoir été suffisamment économe, discipliné, prévoyant. « Ce sont les règles du jeu, comme l’exprime le répondant H-41, si tu ne veux pas jouer le jeu, va-t’en à salaire ». Cette intériorisation de la responsabilité individuelle est également nourrie par un doute sur la volonté ou la capacité de l’État de continuer à jouer un rôle protecteur (notamment en ce qui concerne les retraites publiques), ce qui en amène plusieurs à conclure qu’il vaut mieux chercher sa sécurité en soi-même, et donc à adopter la stratégie, même chez les moins bien nantis, du pack your own parachute. Même si la norme est dans la grande majorité des cas objectivement impossible à atteindre, compte tenu de l’insuffisance et de l’inégale distribution des ressources, il y a peu de voix discordantes pour proclamer les limites de l’appel à la responsabilité individuelle. Nous en citons quelques-unes dans les extraits qui suivent. Si je ne peux pas travailler, j’ai zéro revenu. Je n’ai pas d’assurance. Évidemment, on se fait appeler à l’occasion : «bon on a des assurances salaires pour travailleurs autonomes», pis tout ça. Mais c’est souvent pas réaliste ces trucs-là parce que t’as pas le revenu pour les payer ces assurances-là. (F-33, musicienne) C’est rare que j’arrive à mettre de l’argent de côté oui. J’ai toujours un déficit. (…) C’est quelque chose que j’aimerais faire, mais je réalise quand je ramasse un 1000$ ou un 800$ ou un 1200$, ah! une affaire qui brise sur le camion, ah! un affaire là, finalement ça arrive jamais, je suis obligé de prendre quelque part, ça fait que je ne veux pas aller dans la marge, parce que des fois la marge est trop haute, là je prends de l’argent que je ne devrais pas, je ne suis pas capable. (H-39, travailleur en entretien ménager) Pour moi le message général c’était assurez-vous pour le temps que vous n’allez pas travailler. Assurez-vous si vous avez à vivre des moments difficiles de maladie. C’est préparer votre… Ok, mais je ne suis pas dans cet état d’esprit, mais aussi si il m’arrive quelque chose, il faut que je pense maintenant est-ce que ça va m’arriver dans 30 ans. Je ne suis pas sûre que si je regarde tout ce qu’on me donne comme message, c’est est-ce que il faut que je m’inquiète tout le temps? Est-ce que ça va aller dans 20 ou 30 ans? Oui, tout est possible dans la vie, mais est-ce qu’il faut que je me protège de tout ça? Je ne sais pas me protéger et je n’accepte pas de faire pression sur mes épaules. Le message tout le temps c’est «protégez-vous». Je n’ai pas trouvé un autre, un autre aspect. Imaginez-vous quelqu’un avec (inaudible) qui veut se lancer à son propre compte, il faut qu’il pense dans 50 ans. Moi, je trouve qu’il y a un point au niveau psychologique j’ai trouvé que ça ne me convient pas trop. (F-56, praticienne en médecine alternative) Si la responsabilisation « suppose que l’individu se sente, toujours et partout, responsable non seulement de tout ce qu’il fait mais également de tout ce qui lui arrive» (Martuccelli, 2004 : 479), le travailleur indépendant peut être analysé comme un cas extrême de responsabilisation, dans lequel s’entremêlent les dimensions de consentement et de contrainte. Ultimement, les répondants s’attribuent la responsabilité du succès ou de l’échec de l’épreuve : ceux qui réussissent attribuent leur succès à leurs compétences et à leurs qualités personnelles. Ceux qui connaissent des difficultés s’enferment dans le silence et la honte : leurs problèmes sont vus comme le produit de défaillances individuelles, faisant l’impasse sur la construction inégalitaire du risque, l’insuffisance et l’inégale distribution des ressources. Cette intériorisation de la responsabilité individuelle est un obstacle à l’action collective, qui implique la reconnaissance d’une situation problématique et la construction d’une communauté de destin potentiellement créatrice de solidarité. Il est en effet difficile de se solidariser lorsqu’on se représente comme un succès ou un échec individuel ce qui

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découle d’épreuves sociales affrontées avec un différentiel de ressources. À une extrémité du continuum, la honte interdit de demander de l’aide. À l’autre extrémité, ceux qui s’en tirent bien s’en attribuent personnellement le mérite et refusent de mutualiser : selon Devlin (2001), les femmes indépendantes et les hommes indépendants en difficulté accepteraient de cotiser à un régime de soutien du revenu alors que les hommes indépendants prospères n’y seraient pas favorables. Par ailleurs, la responsabilisation de l’individu se traduit par la déresponsabilisation du client. Comme nous le verrons maintenant, à l’exception des artistes, la quasi-totalité des répondants estiment en effet que le client n’a pas de rôle à jouer dans le partage du risque. Rares sont ceux qui déplorent la manière dont certaines entreprises reportent le risque sur le travailleur tout en gardant le contrôle sur la prestation de travail et même sur les modalités et le niveau de sa rémunération, ou le fait que le développement de liens récurrents avec les mêmes clients (qui constitue pour les travailleurs indépendants une forme de sécurité contre le risque du sous-emploi), a pour corollaire que ces clients entreprises s’assurent de la disponibilité de ces travailleurs, sans la responsabilité de contribution à la protection qu’implique le statut d’employeur.

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Chapitre 8 Les aspirations en matière de protection Interrogés à savoir qui devrait intervenir en matière de protection sociale des travailleurs indépendants, et de quelle manière, les répondants ne voient en général pas ou peu de rôle pour la famille, les clients ou donneurs d’ouvrage et les syndicats. En revanche, ils estiment que l’État a un rôle à jouer, de même que les associations. Dans ce chapitre, nous exposons les diverses déclinations des rôles que les répondants aimeraient voir endosser par ces différents acteurs, ainsi que l’orientation souhaitée de leur action. 8.1 Ceux qui ne sont pas considérés comme des acteurs La famille : Quelques répondants, essentiellement des répondantes, ne survivraient pas sans le support de leur conjoint ou de leur famille. D’autres trouvent normal le soutien mutuel entre conjoints, mais le recours aux ressources familiales n’est pas la pratique qu’ils priorisent. Le répondant H-16 expose les limites du soutien familial : celui-ci peut exister quand les parents ont bénéficié d’une trajectoire protégée; lui fait remarquer qu’il ne pourra sans doute pas jouer le même rôle auprès de sa fille. Les clients : Certains répondants réclament de meilleurs tarifs, qui permettraient aux travailleurs indépendants de se payer des protections sur le marché et un petit nombre d’autres appellent de leurs vœux une meilleure contribution des donneurs d’ouvrage. Mais à l’exception des répondants du secteur culturel et d’une répondante journaliste, les travailleurs indépendants que nous avons rencontrés considèrent que les clients ne sont en rien concernés par leur protection. Si elles étaient obligées de cotiser à la protection sociale des indépendants, les entreprises perdraient tout intérêt pour le recours à ces travailleurs, selon les perceptions de plusieurs. Toutefois, le répondant H-18 souligne que les entreprises pourraient contribuer à leur protection en refusant de créer de faux travailleurs autonomes (ce qu’il qualifie d’abus). Je ne pense pas, surtout pas les clients, ce n’est pas leur problème. Entre toi puis une plaque de tôle, c’est pas mal la même chose…moi je dis souvent, on est payé comme la plaque d’acier. Eux, justement l’avantage d’un travailleur autonome, t’as pas les charges sociales, t’as pas la complexité de voir si c’est quelqu’un de correct, les références, tu peux le mettre à pied quand tu veux. Ça fait que tu l’engages, ça finit, on te paie, bye c’est réglé. C’est un avantage pour les entreprises, ils trouvent ça bien utile, eux autres, ils ne veulent pas savoir ta fiscalité, ça ne les intéresse pas. Ils veulent avoir le service, c’est ça que je t’ai demandé, c’est ça que je t’ai livré, parfait. Donc, il y a un système parallèle qui fonctionne très bien. (H-40, ingénieur industriel) Même dans le secteur culturel, le seul à avoir l’expérience de la contribution des clients et donc à la réclamer, les clients sont eux-mêmes en situation précaire et n’ont souvent pas les moyens de contribuer à la protection : tout le monde est dans le même bateau; les collègues d’un jour deviennent donneurs d’ouvrage le lendemain, rapporte la répondante F-22. Dans le cas des indépendants dont la clientèle est composée d’individus (notamment dans le secteur des médecines alternatives), on ne voit également pas

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comment ces derniers pourraient contribuer à la protection sociale des travailleurs indépendants. Les syndicats : Les entrevues témoignent d’une quasi-absence de connaissances réelles des syndicats, de ce qu’ils sont et de ce qu’ils peuvent faire, tant chez ceux qui croient que les syndicats ont un rôle à jouer que chez ceux qui sont convaincus du contraire. Si certains répondants se disent anti-syndicaux, et proposent même dans certains cas une restriction par le gouvernement du pouvoir des syndicats, d’autres imaginent difficilement quel type d’action pourraient être menée par les organisations syndicales au bénéfice des travailleurs indépendants: si le syndicat établit des tarifs minimum, il se trouvera toujours des indépendants pour couper les prix; celui qui se plaint verra simplement ses contrats non renouvelés; si l’adhésion au syndicat n’est pas obligatoire, certains se retrouveront à payer pour le bien de tous. Finalement, certains craignent que la syndicalisation (notamment des responsables de services de garde en milieu familial) ne remette en question leur statut d’indépendants. Seuls les répondants des milieux artistiques ont une idée plus précise des avancées permises par une action de type syndical, parce qu’un régime de négociation collective des conditions minimales de travail existe depuis une vingtaine d’années dans ces secteurs. Si ce régime a produit des avancées, les entretiens en révèlent aussi les limites : les associations doivent d’abord réussir à signer une entente collective; un artiste doit avoir suffisamment travaillé dans des contrats sous juridiction (par secteur) pour être admissible aux régimes d’assurances et, de manière générale, le niveau de remplacement du revenu procuré par ces régimes est bas. Par ailleurs, même lorsqu’ils existent, les régimes de protection ne règlent pas le problème de la concurrence qui amène les répondants à ne jamais refuser de travail, par peur de perdre les clients au profit d’autres travailleurs qui eux se plieront aux conditions du client. Le marché : Finalement, un petit nombre de répondants revendiquent un accès accru à des ressources marchandes, comme la possibilité de cotiser sans limite aux REER, une meilleure reconnaissance des travailleurs indépendants par les institutions financières et l’accès à des assurances privées à des prix plus abordables. C’est en particulier pour répondre au risque de maladie ou d’accident que ces répondants suggèrent la mise en place par les compagnies d’assurances de produits adaptés aux indépendants, la force du nombre contribuant à en faire baisser les tarifs. Il faut noter que plusieurs de ces propositions sont émises par des répondants qui rejettent l’intervention de l’État. 8.2 Un rôle pour les associations Plus des deux tiers (70%) des participants à notre recherche appartiennent à une ou plusieurs associations, une proportion nettement supérieure à celle que l’on retrouve dans

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la population des travailleurs indépendants31. Comme nous l’avons vu au chapitre 5, les associations contribuent à entretenir la capacité de travail de leurs membres (leur employabilité, leurs réseaux), à promouvoir le métier ou la profession et à apparier offreurs et demandeurs de travail. Plusieurs ont développé un certain nombre de services, y compris de la formation professionnelle, du soutien au développement entrepreneurial et l’accès à des tarifs préférentiels pour l’achat d’assurances de divers types. Un nombre beaucoup plus restreint d’associations travaillent de surcroît à impliquer d’autres acteurs, au premier chef les donneurs d’ouvrage, dans le partage du risque. Si un petit nombre de répondants sont indifférents ou désireux de voir restreindre le rôle des associations, la majorité considèrent que les associations devraient poursuivre et même accroître leur rôle en matière de protection sociale. Selon le point de vue dominant, les associations devraient, soit négocier des tarifs préférentiels avec les compagnies d’assurances pour obtenir des assurances collectives comparables à celles offertes aux salariés, soit travailler avec l’État à la mise en place de régimes publics contributifs ou alors s’unir pour faire pression sur le gouvernement en ce sens. Quelques répondants ont aussi proposé que les associations travaillent davantage à apparier offreurs et demandeurs de travail, jouent un rôle d’information au sujet des risques, collaborent avec l’État à l’instauration de normes sectorielles et négocient avec le gouvernement et les donneurs d’ouvrage, selon la pratique en vigueur dans le secteur artistique, des conditions minimales de rémunération et de protection. Les associations devraient également chercher à offrir de nouveaux services, notamment en matière de remplacement (par exemple. advenant une situation de maladie). Plusieurs ont toutefois souligné les problèmes relatifs à la vie associative : -les indépendants qui s’en tirent bien tout seuls (qui croient pouvoir négocier individuellement) ne sont pas intéressés à l’action collective et ne veulent pas mutualiser. -pour la majorité vulnérable (ou fortement exposée au risque), l’investissement associatif est coûteux parce qu’il ampute du temps de travail, et donc d’éventuels revenus; -il faut trouver une solution au problème du « passager clandestin », celui qui profite des avantages de l’action collective sans en acquitter le prix; -sauf pour certaines associations financées par le mouvement syndical ou par des cotisations obligatoires prélevées sur les cachets de leurs membres, les associations connaissent d’importants problèmes de financement, liés soit à leur faible membership, soit aux faibles ressources de leurs membres, soit encore à l’absence de modalité adéquate de financement; -l’action collective est en outre dispersée entre un grand nombre de petites associations, et ce morcellement affaiblit le membership de chacune des associations et leur capacité de négocier/acheter des protections.

31 Selon les données de l’Enquête sur le travail indépendant réalisée en 2000, le tiers environ (32,3%) des travailleurs indépendants québécois appartiennent au moins à une association (Delage, 2002). Les membres d’associations sont surreprésentés dans notre recherche en raison du mode de constitution de notre échantillon (voir section 2.2).

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8.3 Un rôle pour l’État, mais selon des déclinaisons différentes Les représentations du rôle de l’État se répartissent selon deux grandes lignes de fracture : certains réclament moins de réglementation et d’autres plus de régulation; ceux du premier groupe sont en général enclins à s’élever contre toute action de l’État en matière de risques alors que la majorité des répondants y sont favorables. L’État dans son rôle régulateur : Alors que certains répondants réclament le type d’intervention étatique traditionnellement souhaitée par les milieux d’affaires (allégements fiscaux, déréglementation, aide financière aux entrepreneurs), d’autres attribuent à l’État un rôle régulateur. L’action réclamée par ce dernier groupe de répondants consisterait, d’une part, à contingenter l’accès à certains secteurs ou à doter ces secteurs d’une réglementation plus extensive, y compris en instaurant des modalités de représentation des travailleurs. Elle viserait, d’autre part, le renforcement des lois sur le statut de l’artiste et la création de lois connexes, de manière à permettre la négociation collective des conditions de travail dans d’autres secteurs. Des répondants issus des milieux culturels considèrent aussi que les subventions gouvernementales devraient tenir compte du coût de leur protection sociale. D’autres demandent la reconnaissance professionnelle des médecines alternatives (avec pour effet espéré d’augmenter la demande pour ce type de services) et des responsables de service de garde en milieu familial (y compris en favorisant leur représentation au sein des instances qui ont un impact sur leur travail, à l’époque les CPE). Finalement, quelques personnes estiment que l’État devrait mieux soutenir les associations, instaurer des recours légaux à l’encontre des mauvais payeurs et resserrer les normes de définition d’un travailleur autonome, de manière à éviter la création de «faux» travailleurs autonomes. L’État dans son rôle protecteur : Une minorité de répondants s’insurgent contre les solidarités obligatoires et rejettent l’idée d’un rôle pour l’État en regard des risques auxquels font face les travailleurs indépendants. Selon eux, les travailleurs indépendants doivent cesser de chercher une protection qui viendrait d’ailleurs que d’eux-mêmes. Les mesures sociales ne devraient exister que pour ceux qui sont vraiment mal pris et cela, sans qu’on puisse leur imputer la responsabilité de leur malheur. Ce n’est pas à la collectivité de payer pour les choix individuels, car si la collectivité (via l’État) payait pour les travailleurs indépendants, cela engendrerait du mépris à leur égard, un peu comme pour les assistés sociaux, estime la répondante 31. De manière plus précise, on veut pouvoir choisir ses solidarités (via ses réseaux professionnels), mais on ne veut pas être obligé de cotiser à des programmes dont on n’a pas la certitude de bénéficier, comme c’est le cas du Régime québécois d’assurance parentale. Parce que je suis un peu contre ça que le gouvernement soit toujours celui qui ait à payer, que la communauté paie pour les choix individuels de quelqu’un. Même au niveau de l’assurance maladie, je trouve qu’on est chanceux de pouvoir compter là-dessus, mais en même temps je me dis c’est surtout pour

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ceux qui ont assez d’argent pour payer ça. Mais, tu sais, qu’on prenne une assurance pis que ça soit nous même qui paie pour nos soins, à moins que ça soit quelqu’un qui ait de graves problèmes de santé. Je trouve ça dommage que tout le monde ait à payer pour ça. Tu sais que ça soit un programme public, que ce soit le gouvernement qui gère ça. Mais on est chanceux de l’avoir, je ne dis pas que ça ne devrait pas exister, mais ça coûte cher, ça fait que si on ajoute tout le temps des services comme ça, offerts à un petit groupe de gens, surtout si on ne représente même pas 10 % de la population, il ne faut pas que ce soit le gouvernement qui paie pour nous autres. Je ne vois pas pourquoi on aurait une prime, pas une prime, mais un programme particulier qui fait que si on est malade du jour au lendemain, que le gouvernement paie. Parce qu’il va y avoir de l’abus, ça n’aura pas de bon sens. (F-31, technicienne en programmation web) D’autres entretiennent une déception ou une méfiance à l’endroit de l’État; ces répondants, également minoritaires, ne voient pas comment ce dernier pourrait intervenir pour les « vrais » travailleurs indépendants; ils considèrent le soutien des programmes publics comme quelque chose d’aléatoire, en particulier pour la retraite. Certains parmi eux aspireraient à une forme de protection mais ne croient pas que ce soit possible parce que « le message, c’est que le gouvernement n’a pas d’argent » (F-12, traductrice). Quelques-uns estiment que l’État joue un rôle important mais ne le développeraient pas davantage. Dans le cas précis de l’intervention gouvernementale à l’endroit des travailleurs indépendants, ils croient que la mutualisation n’est ni possible, ni souhaitable, sauf pour le congé parental. Ils estiment en effet que les situations sont trop différenciées et que les risques d’abus sont grands. Je ne vois pas demain matin le gouvernement commencer à dire on va cotiser à un fonds de pension tous les travailleurs ensemble. Oubliez ça, ça ne marchera jamais. (…) Parce qu’il n’y a pas un travailleur autonome qui est sur le même niveau. (…) Si je parle d’un fonds dans lequel ça va donner un fonds de pension plus (+) tard, mettons comme le Fonds de solidarité, ça en prend de l’argent. Je ne pense pas que le regroupement, on va prendre l’exemple des avocats, 20 000 avocats, oubliez ça, c’est impossible. En plus (+), il y aurait beaucoup plus (+) d’avocats réticents, pour donner l’exemple de tantôt, mes avocats qui font 300 000$, 400 000$ de revenus, qui sont associés, ils ne veulent rien savoir de ça, ils ont de l’argent. Ton jeune, ton petit, il n’aura pas plus (+) les moyens de cotiser, ça ne se fait pas, il y a complètement un déséquilibre qui existe. (H-41, avocat) Je ne le sais pas, moi quand j’entends les gens qui veulent que le gouvernement nous donne droit à l’assurance chômage. Pour moi, l’assurance chômage, c’est un fardeau de plus (+) sur mes revenus qu’il va falloir que je donne. Je ne veux pas, les gens qui sont sur l’assurance chômage, c’est les travailleurs autonomes qui travaillent trois mois par année, puis le reste du temps, ils se pognent le beigne, puis ils ne se cherchent pas d’autre client, parce qu’ils se disent : « j’ai le droit au chômage », puis moi, je vais payer pour ça? Je ne suis pas d’accord. Tu veux être autonome, sois autonome, si tu veux être salarié, sois salarié. Je ne trouve pas vraiment que c’est une bonne idée, tu sais on va mettre le doigt dans un engrenage, on va perdre les avantages qu’on a à être chez nous, parce que moi, le fait de tout gérer mes affaires toute seule, ça se paie, ça vaut. Ça vaut quelque chose faire des avantages fiscaux, on n’en a plus (-) beaucoup, mais j’aimerais ça qu’on les garde. (F-46, rédactrice et traductrice) Toutefois, la majorité des travailleurs indépendants que nous avons rencontrés souhaitent que l’État joue un rôle actif dans la mise en place de modalités de protection sociale, surtout pour affronter le risque du sous-emploi et celui de la maladie. Les modalités souhaitées découlent de trois types de logiques fort différentes: une logique de soutien étatique à la responsabilité individuelle de se protéger, une logique de valorisation du travail faiblement rémunéré et l’affirmation d’un droit social à la protection.

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Pour les répondants du premier sous-groupe, l’État, qui est perçu comme encourageant l’établissement dans un statut d’indépendant (notamment par ses politiques d’activation favorisant la transition du chômage au travail indépendant), devrait aider davantage ces travailleurs, de manière à ce qu’ils puissent continuer à être autonomes et indépendants. La responsabilité individuelle demeure le principe dominant mais elle est plus facile à exercer si elle est balisée et supportée. Ce rôle de soutien à la prise en charge individuelle pourrait s’exercer par des mesures de soutien (aide au démarrage, soutien à la carrière), par la diffusion d’information sur les risques et les ressources disponibles pour se protéger et, pour certains, par l’obligation de se doter de telles ressources. C’est sûr que si c’était collectif, c’est une loi, c’est comme ça, c’est une loi pour tout le monde. Tu n’as pas le choix, tu y adhèrerais sans trop te poser de questions. Il me semble que ça serait plus facile aussi. Par contre, le fait que maintenant, c’est l’individu qui doit prendre en charge son avenir, par exemple, chez le travailleur autonome, je ne mets pas ça de côté non plus. Il faut bien s’occuper de nos affaires. Moi, c’est juste un choix que j’ai fait, de ne pas m’occuper de mon avenir tout de suite. Puis finalement, il va être trop tard quand je vais vouloir m’en occuper, probablement. Donc, vous auriez aimé qu’il y ait quelque chose qui aurait peut-être été en place et que dans le fond, sans avoir à y penser, ça se serait économisé. Oui. S’il y avait quelque chose qui aurait été mis en place, puis que j’aurais pas eu le choix, probablement que j’aurais beaucoup apprécié après. Ça aurait été moins de trouble. Aujourd’hui, j’ai juste à m’y mettre, puis je vais m’en ramasser de l’argent. Mais tout le paquet de troubles, puis de privation. Puis, est-ce que j’ai envie de le faire? Non. Donc, vu que je ne suis pas obligée, bien, je ne le fais pas. (F-28, responsable de service de garde en milieu familial) Pour les répondants du deuxième sous-groupe, l’État devrait soutenir le revenu des travailleurs pauvres, qu’ils soient salariés ou indépendants, pour les empêcher de « tomber » à l’aide sociale. Dans la pure lignée de l’activation des politiques publiques de l’emploi, on considère préférable (ou simplement plus réaliste) de compléter le revenu d’un travail précaire que d’instaurer des régulations visant à limiter la précarité. Par exemple, le gouvernement devrait assurer un minimum de qualité de vie aux travailleurs faiblement rémunérés en leur accordant les mêmes avantages sociaux et services d’emploi qu’aux prestataires de la sécurité du revenu. Ainsi, la répondante F-33 déplore le fait que les travailleurs indépendants comme elle « tombent entre deux chaises » : trop riches pour avoir accès aux programmes publics de formation et trop pauvres pour pouvoir défrayer le coût de la formation sur le marché privé. L’aide sociale par exemple, c’est un revenu ridicule, mais ces gens-là ont accès aux soins dentaires, ces gens-là ont accès à certaines affaires que moi je n’ai pas les moyens d’avoir des soins dentaires. Ça, ça m’écœure parce que je comprends, je suis pour qu’on continue de faire ça avec l’Aide sociale, je pense que c’est important d’avoir ces mesures-là, je pense qu’il devrait y avoir des mesures parallèles, similaires pour des gens qui ont un faible revenu, qui ne sont pas nécessairement autonomes, mais je pense que c’est quelque chose qui pourrait être intéressant. (autre extrait) Moi à un moment donné quand ça allait super mal, je suis allée au bureau d’emploi voir, parce qu’ils ont plein de programmes de formation puis tout ça. Mais je faisais trop d’argent pour avoir droit à ça, mais je ne faisais pas assez d’argent pour pouvoir me payer un programme de formation ou quelque chose comme ça. Je ne sais pas, peut-être juste d’avoir un peu plus de latitude dans ces programmes-là. (F-33, musicienne) Un dernier sous-groupe, qui rassemble une portion substantielle de répondants, se réfère à une troisième logique : celle d’une couverture pleine et entière du risque pour les

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travailleurs indépendants comme pour les salariés, par le biais de régimes mutualisés auxquels contribueraient les indépendants et ceux qui tirent profit de leur travail. Dans cette logique, divers scénarios sont possibles, d’une part la couverture de ces travailleurs par les régimes actuels de protection sociale (ou le renouvellement de ces régimes dans une perspective de sécurisation des trajectoires professionnelles), d’autre part la mise en place de cadres juridiques habilitant les associations de travailleurs indépendants à négocier de telles protections. Plusieurs seraient prêts à cotiser dans ces régimes contributifs, un peu sur le modèle du Régime québécois d’assurance parentale : régimes équivalents à l’assurance emploi pour les périodes creuses mais aussi pour affronter le risque maladie (basés sur les gains des années antérieures), programme public d’assurance salaire, régime contributif donnant accès à des journées de maladie ou à l’indemnisation par la CSST. Quelques-uns prônent l’adaptation des régimes de protection sociale à la situation des travailleurs atypiques (par exemple, adaptation des règles de l’assurance emploi pour éviter de pénaliser ceux qui cumulent emploi salarié atypique et travail indépendant), des avantages similaires pour les travailleurs peu importe leur statut (on pense ici au droit au retrait préventif de la travailleuse enceinte ou qui allaite, accessible aux éducatrices salariées mais pas aux indépendantes), et finalement un mécanisme d’étalement du revenu (revendiqué et obtenu par les associations d’artistes mais inexistant hors de ce secteur). Certains répondants, qui ont reçu des prestations de sécurité du revenu ou de Prime au travail, précisent que la protection doit refléter le modèle de l’assurance et non celui de l’assistance, en raison du caractère humiliant de l’assistance et du fait qu’elle force à se départir de ses actifs. Dans certains cas finalement, il y a une demande pour de la protection mais les modalités pour ce faire ne sont pas précises: de l’avis de ces répondants, il pourrait s’agir soit de régimes mutualisés, soit de mécanismes permettant d’acheter des protections privées à meilleur coût.

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Conclusion En terminant, nous reprenons dans un premier temps de manière synthétique les principaux résultats de cette recherche menée en 2006-2007 auprès de 60 travailleurs indépendants, hommes et femmes, aux occupations, trajectoires professionnelles et situations familiales diversifiées. Dans un deuxième temps, nous livrons sur la base de ces constats quelques pistes de réflexion sur les avenues possibles d’action en matière de protection sociale de cette catégorie de travailleurs, dont plusieurs sont très vulnérables. Synthèse des principaux résultats Les résultats de la recherche pourraient être synthétisés sous la forme de six énoncés : 1. Les univers du travail indépendant sont saturés de risques mais le sous-emploi et la maladie apparaissent comme les risques principaux, ceux dont les conséquences potentielles apparaissent comme les plus délétères. Même des répondants scolarisés et disposant d’un abondant volume de contrats peuvent basculer dans la pauvreté lorsque la maladie ou l’avancée en âge viennent compromettre au moins partiellement leur capacité de travail.

2. Pour prévenir ou gérer les situations jugées à risque, une majorité de répondants ont recours à un nombre limité de stratégies, essentiellement des stratégies individuelles, qui font presque figure de norme, de « recettes » pour survivre comme indépendant : diversification des activités, fidélisation des clients, présence dans les réseaux, prévoyance personnelle et auto discipline dans la gestion du budget, de même qu’entretien de la santé et de l’employabilité. 3. Puisque les travailleurs indépendants ne reçoivent pas de contribution des donneurs d’ouvrage en matière de protection sociale et qu’ils sont très peu couverts par les régimes publics, ils doivent s’en remettre, pour leur protection, à des ressources familiales, marchandes et professionnelles. Or, ces ressources sont largement insuffisantes pour permettre de survivre plus de quelques semaines ou quelques mois sans travail. L’injonction faite à chacun de prévenir ou de gérer le risque est dans les faits impossible à atteindre par le biais de ces ressources, et les indépendants comptent avant tout sur leur capacité de travail, qu’ils entretiennent, adaptent et surexploitent tout à la fois. Sans filet social de protection, ils sont en quelque sorte, quoique de manière inégale selon les individus, contraints à la présence ou, tout au moins, à la disponibilité perpétuelle au travail, souvent au détriment des autres temps sociaux (notamment maternité et retraite) 4. Par ailleurs, si l’injonction est faite à chacun de prévenir ou de gérer les situations problématiques, tant le risque que les ressources pour y faire face sont inégalement distribués. Les principales variables explicatives des inégalités concernent principalement la position de marché, la trajectoire professionnelle antérieure et le contexte d’établissement, les régulations professionnelles et les arrangements familiaux, qui se croisent avec les variables sociodémographiques comme le sexe et l’âge.

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5. Même si les répondants, surtout les plus vulnérables, déplorent l’insécurité d’emploi, l’absence de protection sociale et la faiblesse du revenu, ils apprécient l’autonomie, la liberté, l’indépendance, la diversité, la flexibilité théoriquement attachées au statut d’indépendant. Ces aspirations à la liberté, à l’autonomie, bref à l’expressivité à l’égard du travail sont largement partagées par les répondants mais la possibilité de les concrétiser est elle aussi inégalement répartie. En fait, plus le travail indépendant s’effectue dans des conditions précaires, plus les possibilités concrètes qu’il offre au travailleur d’exercer sa liberté, son autonomie et sa créativité sont incertaines. 6. Les travailleurs indépendants que nous avons rencontrés estiment que la responsabilité de prévenir et de gérer les risques économiques, sociaux et professionnels repose d’abord sur eux-mêmes. Ce sentiment de responsabilité s’applique aussi au résultat de leurs actions. Ultimement, les répondants s’attribuent la responsabilité du succès ou de l’échec de l’épreuve du maintien en activité et de la gestion des risques. Ceux qui réussissent attribuent leur succès à leurs compétences et à leurs qualités personnelles, alors que ceux qui connaissent des difficultés s’enferment dans le silence et la honte : ils interprètent leurs problèmes comme le résultat de défaillances individuelles, faisant ainsi l’impasse sur la construction inégalitaire du risque, de même que sur l’insuffisance et l’inégale distribution des ressources pour l’affronter. Quelques pistes de réflexion Les 60 entretiens réalisés dans le cadre de ce projet mettent en lumière le caractère préjudiciable de l’absence de protection : -pour les travailleurs indépendants eux-mêmes, pour qui le risque non indemnisé peut conduire à la pauvreté et à la sortie contrainte de l’activité; -pour les salariés, si les conditions inférieures associées au travail indépendant en font une option plus attrayante pour les entreprises que la création d’emplois; -pour la société, qui se retrouvera à payer pour les conséquences de l’absence de protection, en assumant par exemple le soutien de futures générations de retraités pauvres, à qui leur trajectoire comme indépendant ou salarié atypique ne leur aura pas permis d’accumuler des ressources suffisantes. Des supports sociaux sont essentiels à la fois pour répondre au problème de la pauvreté et de la contrainte permanente au travail chez plusieurs indépendants, et pour rendre possible la concrétisation pour le plus grand nombre d’entre eux des aspirations à un travail plus autonome et plus expressif. Tant chez les répondants que dans le discours public, diverses propositions ont été formulées en ce sens. Toutefois, à notre avis, certaines de ces propositions comportent également un caractère préjudiciable : -l’approche qui repose sur le postulat que «bien soutenu et bien informé», le travailleur peut exercer lui-même sa protection nous semble préjudiciable parce qu’elle renforce la responsabilité individuelle en faisant l’impasse sur le différentiel de ressources (financières, mais aussi sociales et culturelles) dont les travailleurs disposent pour l’exercer;

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-le recours, ou même l’obligation de recourir, à des dispositifs privés de protection nous semble préjudiciable parce qu’il accentue les inégalités, nuit à la cohésion sociale et évite aux acheteurs de travail de payer leur juste part de la protection; -la logique de l’assistance qui vise à soutenir le revenu des travailleurs pauvres peut être perçue comme intéressante pour compenser quelque peu pour le différentiel de ressources. Ce serait oublier que, pour reprendre les termes de Castel (2003), on ne peut construire une citoyenneté sociale sur la seule base du droit à l’assistance. L’assistance en effet ne fonde pas la citoyenneté; elle crée deux classes de travailleurs : ceux qui payent et ceux qui reçoivent. En outre, comme pour la solution précédente, elle épargne aux acheteurs de travail une juste participation aux coûts de la protection. Par ailleurs, il est vrai que les régimes de protection actuels ne sont pas adaptés à la réalité des travailleurs mobiles; ils ne peuvent donc pas être repris tels quels. Il y a néanmoins intérêt et nécessité de reconstituer des dispositifs de socialisation des risques associés au travail qui soient adaptés aux besoins des travailleurs indépendants, atypiques, mobiles. Au moins deux approches sont possibles. Il est envisageable, et sans doute plus aisé de défendre politiquement, de penser la question sous l’angle de l’équité entre les travailleurs, sans égard à leur statut, donc de faire bénéficier les travailleurs indépendants des mesures de protection sociale existantes, sans régler les problèmes inhérents. Ainsi, certains risques, notamment celui du chômage, sont plus difficilement assurables que d’autres (voir à ce propos Menger, 2005), notamment parce que le soutien du revenu suppose une cotisation (or les mieux nantis ne veulent pas cotiser), une certaine durée dans le travail indépendant avant de pouvoir bénéficier d’une telle protection (pour éviter que certains ne puissent que retirer sans avoir contribué et pour éviter que puissent se maintenir dans ce statut des travailleurs qui n’arrivent pas, de manière durable, à générer de revenus de travail). Se pose aussi le problème de l’aléa moral (comportements qui consisteraient à travailler tout juste ce qu’il faut pour avoir droit aux bénéfices). Il est aussi envisageable, mais sans doute plus difficile, de tenter de renouveler la réflexion en faisant du travailleur indépendant l’archétype du travailleur flexible (ou mobile) en besoin de protection, donc un acteur clé du débat sur les moyens de lier flexibilité et sécurité. S’inscrivent dans cette perspective la proposition du Rapport Supiot à l’effet de constituer un état professionnel des personnes, assorti de « droits de tirage sociaux » (Supiot, 1999) ou la perspective des marchés transitionnels du travail, qui vise à sécuriser les transitions entre différentes positions sur le marché du travail, en accordant à tous de nouvelles libertés (comme par exemple celle de travailler à son propre compte) et de nouveaux droits (comme par exemple le droit à la formation, celui de s’occuper de ses enfants, etc.) (Gazier, 2003) Quelle que soit la perspective retenue, cet objectif ne semble pas réalisable sans la mise en évidence du différentiel de ressources avec lesquelles les travailleurs affrontent le risque et les conditions de sa construction au travers des positions sociales et des

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trajectoires antérieures, et sans une prise de distance à l’égard de la propension à tenir les individus pour responsables de leur succès ou de leur échec. En effet, la responsabilisation des individus, intégrée et parfois revendiquée, apparaît à son tour comme un important obstacle à l’action collective et à la mise en œuvre d’une solidarité qui puisse fonder un projet de mutualisation des risques (D’Amours, 2009b). Sans doute est-il difficile de se solidariser face à d’éventuels aléas sociaux et économiques lorsqu’on se représente comme un succès ou un échec individuel ce qui découle largement d’épreuves sociales franchies avec un différentiel de ressources. En terminant, gardons-nous de croire qu’en raison de son faible poids statistique au sein de la main-d’œuvre, le travail indépendant constitue un phénomène marginal. Les problèmes vécus par les indépendants (trouver du travail, cumuler plusieurs emplois, entretenir son employabilité, gérer le risque) sont communs à de nombreux travailleurs, à commencer par les salariés atypiques. Leurs aspirations à l’autonomie, la variété et la créativité sont aussi celles d’une importante proportion des travailleurs. Les transformations des formes productives, notamment la tendance à reporter sur le travailleur les risques naguère assumés collectivement ont contribué à brouiller les frontières, naguère étanches, entre salariés et indépendants. Ces profils, que le droit et la statistique ont opposés, tendent aujourd’hui à se ressembler dangereusement dans les faits.

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Annexe 1 Distribution des répondants eu égard à certaines variables Catégorie Âge Hommes Femmes Total Avec

dépendants Sans dépendants

Avec dépendants

Sans dépendants

Professionnels - de 30 ans

F-26 F-29

2

30-49 ans

H-40 H-50

F-14 F-24

F-01 F-27 F-37 F-46

8

50 ans et +

H-05

H-41 F-12 3

Total catégorie 1

3 1 3 6 13

Artistes - de 30 ans

H-16 F-22 2

30-49 ans

H-35 H-45

F-13 F-33

4

50 ans et +

H-44 H-07 F-47 F-48 4

Total catégorie 2

2 3 1 4 10

Non-professionnels clients individus

- de 30 ans

H-02 F-17 2

30-49 ans

H-39

H-23 H-32 H-43 H-58

F-11 F-51

F-34 8

50 ans et +

H-15 H-36 F-56 F-06 F-21 F-30

6

Total catégorie 3

2 6 3 5 16

Non-professionnels clients entreprises

- de 30 ans

H-57 F-08 F-31

F-03

4

30-49 ans

H-38 H-59

H-10 H-18 H-19 H-20 H-53

F-04 F-25 F-28 F-55

F-42 F-49

13

50 ans et +

H-09 H-60 F-52 F-54 4

Total catégorie 4

3 7 7 4 21

Grand total 10 17 14 19 60

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Annexe 2 Profil des répondants F-01 : Informaticienne, 30-49 ans, absence de dépendant, conjoint précaire TI depuis moins de 5 ans, contexte involontaire, trajectoire protégée Clientèle : petites entreprises et travailleurs indépendants Membre d’au moins une association H-02 : Massothérapeute, moins de 30 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis moins de 5 ans, contexte hybride (volontaire et secteur), trajectoire précaire Clientèle : individus Membre d’au moins une association F-03 : Responsable de service de garde en milieu familial, moins de 30 ans, absence de dépendant, conjoint précaire TI depuis moins de 5 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : individus, mais fort encadrement exercé par le CPE Membre d’au moins une association F-04 : Technicienne en bureautique, 30-49 ans, présence de dépendants, absence de conjoint TI depuis moins de 5 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : entreprises et travailleurs indépendants Membre d’au moins une association H-05 : Architecte, 50 ans et plus, présence de dépendants, conjoint protégé TI depuis plus de 10 ans, contexte famille, trajectoire protégée Clientèle : principalement individus Membre d’au moins une association F-06 : Esthéticienne, 50 ans et plus, absence de dépendant, absence de conjoint; TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire protégée (relatif puisque dans la restauration) Clientèle : surtout individus, mais travaille une journée par semaine pour une entreprise Non membre d’associations H-07 : Peintre, 50 ans et plus, absence de dépendants, conjoint précaire TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : des galeries qui lui achètent directement ses tableaux Membre d’au moins une association F-08 : Responsable de service de garde en milieu familial, moins de 30 ans, présence de dépendants, conjoint précaire TI depuis moins de 5 ans, contexte hybride (involontaire et famille), trajectoire précaire Clientèle : individus, mais fort encadrement exercé par le CPE Membre d’au moins une association

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H-09 : Conseiller en management d’entreprises, 50 ans et plus, présence de dépendants, conjoint non précisé TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire non précisée Clientèle : au début, il avait un seul client et maintenant il en a plusieurs, surtout des entreprises Membre d’au moins une association H-10 : Graphiste, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : entreprises et travailleurs indépendants Membre d’au moins une association F-11 : Acupunctrice, 30-49 ans, présence de dépendants, conjoint TI TI depuis plus de 10 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : individus Membre d’au moins une association F-12 : Traductrice, 50 ans et plus, présence de dépendants, conjoint précaire TI depuis 5 à 10 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : surtout ministères et entreprises Membre d’au moins une association F-13 : Musicienne, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : ensembles musicaux, institutions d’enseignement Membre d’au moins une association F-14 : Traductrice, 50 ans et plus, présence de dépendants, conjoint précaire TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : entreprises privées et agences gouvernementales (depuis quelques années : un client principal) Non membre d’associations H-15 : Conseiller hypothécaire, 50 ans et plus, présence de dépendants, conjoint protégé TI depuis 5 à 10 ans, contexte volontaire, trajectoire protégée Clientèle : individus Membre d’au moins une association H-16 : Musicien, moins de 30 ans, présence de dépendants, conjoint TI TI depuis 5 à 10 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : petites entreprises Membre d’au moins une association

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F-17 : Acupuncteure, moins de 30 ans, absence de dépendants, conjoint protégé TI depuis moins de 5 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : individus Membre d’au moins une association H-18 : Graphiste, 30-49 ans, absence de dépendants, conjoint protégé TI depuis plus de 10 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : maisons d’édition et entreprises Non membre d’associations H-19 : Illustrateur, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis 5 à 10 ans, contexte volontaire, trajectoire protégée Clientèle : entreprises, agences publicitaires, parfois associations Membre d’au moins une association H-20 : Camionneur, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis 5 à 10 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : une entreprise comme client unique Non membre d’associations F-21 : Homéopathe, 50 ans et plus, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis 5 à 10 ans, contexte autre (secteur), trajectoire protégée Clientèle : individus Membre d’au moins une association F-22 : Comédienne, moins de 30 ans, absence de dépendant, conjoint protégé TI depuis moins de 5 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : petites entreprises et institutions, auto-production Membre d’au moins une association H-23 : Designer de vêtements, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis moins de 5 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : individus Non membre d’associations F-24 : Journaliste, 30-49 ans, présence de dépendants, conjoint protégé TI depuis 5 à 10 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : divers types de publications Membre d’au moins une association F-25 : Responsable de service de garde en milieu familial, 30-49 ans, présence de dépendants, conjoint protégé TI depuis plus de 10 ans, contexte famille, trajectoire protégée Clientèle : individus, mais fort encadrement exercé par le CPE Membre d’au moins une association

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F-26 : Journaliste, moins de 30 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis moins de 5 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : journaux et magazines, agence de presse, maisons de production Membre d’au moins une association F-27 : Journaliste, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis 5 à 10 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : entreprises de presse Membre d’au moins une association F-28 : Responsable de service de garde en milieu familial, 30-49 ans, présence de dépendants, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte hybride (involontaire, secteur, puis volontaire), trajectoire précaire Clientèle : individus, mais fort encadrement exercé par le CPE Membre d’au moins une association F-29 : Ergonome web, moins de 30 ans, absence de dépendant, conjoint protégé TI depuis moins de 5 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : surtout de petites entreprises et des travailleurs indépendants Non membre d’associations F-30 : Designer de vêtements, 50 ans et plus, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : individus, garderies et quelques boutiques Non membre d’associations F-31 : technicienne en programmation web, moins de 30 ans, présence de dépendants, conjoint protégé TI depuis moins de 5 ans, contexte volontaire, trajectoire protégée Clientèle : entreprises Non membre d’associations H-32 : Agent d’immeuble (courtier indépendant), 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire hybride Clientèle : individus Membre d’au moins une association F-33 : Musicienne, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : établissements d’enseignement, individus Membre d’au moins une association

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F-34 : Agent d’immeuble (rattachée à une bannière), 30-49 ans, absence de dépendants, conjoint protégé TI depuis 5 à 10 ans, contexte involontaire, trajectoire protégée Clientèle : individus Membre d’au moins une association H-35 : Musicien, 30-49 ans, absence de dépendants, conjoint protégé TI depuis 5 à 10 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : Établissements, comités organisateurs de festivals et d’événements, parfois des individus, auto-production Membre d’au moins une association H-36 : Travailleur en construction-rénovation résidentielle, 50 ans et plus, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte inconnu, trajectoire précaire Clientèle : individus Non membre d’associations F-37 : Psychologue, 30-49 ans, absence de dépendants, conjoint protégé TI depuis plus de 10 ans, contexte hybride (volontaire et involontaire), trajectoire précaire Clientèle : institutions publiques Membre d’au moins une association H-38 : Technicien en informatique, 30-49 ans, présence de dépendants, conjoint protégé TI depuis plus de 10 ans (mais à temps partiel), contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : entreprises et individus (moitié-moitié du chiffre d’affaires) Non membre d’associations H-39 : Travailleur en entretien ménager, 30-49 ans, présence de dépendants, conjoint précaire TI depuis plus de 10 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : surtout des individus Non membre d’associations H-40 : Ingénieur, 30-49 ans, présence de dépendants, conjoint protégé TI depuis moins de 5 ans, contexte involontaire, trajectoire protégée Clientèle : entreprises Membre d’au moins une association H-41 : Avocat, 50 ans et plus, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire protégée Clientèle : individus Membre d’au moins une association

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F-42 : Designer+ateliers de couture+petits boulots, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis moins de 5 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : diversifiée mais il s’agit surtout d’entreprises Non membre d’associations H-43 : Praticien en médecine alternative, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis 5 à 10 ans, contexte hybride (volontaire et secteur), trajectoire précaire Clientèle : individus Membre d’au moins une association H-44 : Réalisateur, 50 ans et plus, présence de dépendants, conjoint TI TI depuis plus de 10 ans, contexte hybride (involontaire et secteur), trajectoire hybride Clientèle : maisons de production, réseaux privés et publics de télévision Membre d’au moins une association H-45 : Réalisateur, 30-49 ans, absence de dépendants, conjoint précaire TI depuis moins de 5 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : maisons de production Membre d’au moins une association F-46 : Rédactrice, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : entreprises, ministères, agences de traduction, magazines Non membre d’associations F-47 : Réalisatrice, 50 ans et plus, présence de dépendants, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte autre (secteur), trajectoire précaire Clientèle : producteurs et diffuseurs privés et publics de télévision Membre d’au moins une association F-48 : Scénariste, 50 ans et plus, absence de dépendants, conjoint TI TI depuis plus de 10 ans, contexte autre (secteur), trajectoire hybride (parfois très bien rémunérée comme TI) Clientèle : producteurs et diffuseurs privés et publics de télévision Membre d’au moins une association F-49 : Directrice en vente de produits naturels, 30-49 ans, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis moins de 5 ans (moins de 5 ans dans cette entreprise mais plus de 10 ans si on considère les autres projets qu’elle a entrepris comme TI), contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : commerces qui achètent ses produits pour les revendre aux individus Non membre d’associations

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H-50 : agent de brevet (fait aussi un peu de commerce électronique), 30-49 ans, présence de dépendants, conjointe protégée TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : individus et entreprises Non membre d’associations F-51 : Hygiéniste en soins des pieds, 30-49 ans, présence de dépendants, conjoint TI TI depuis 5 à 10 ans, contexte hybride (involontaire et famille), trajectoire précaire Clientèle : individus Membre d’au moins une association F-52 : Secrétaire, gardienne d’enfants et autres petits boulots, 50 ans et plus, absence de dépendants, absence de conjoint TI depuis 5 à 10 ans, contexte hybride (volontaire et involontaire), trajectoire précaire Clientèle : toutes sortes d’entreprises où elle était parfois placée par des agences, parfois des particuliers (garde d’enfants) Non membre d’associations H-53 : Ébéniste, 30-49 ans, absence de dépendants, conjoint protégé TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire protégée Clientèle : surtout des entreprises Non membre d’associations F-54 : Consultante en développement de marché, 50 ans et plus, absence de dépendant, absence de conjoint TI depuis plus de 10 ans, contexte hybride (involontaire et volontaire), trajectoire précaire Clientèle : entreprises manufacturières Non membre d’associations F-55 : représentante de cosmétiques, 30-49 ans, présence de dépendants, conjoint précaire TI depuis moins de 5 ans, contexte hybride (involontaire et volontaire), trajectoire précaire Clientèle : individus Membre d’au moins une association F-56 : praticienne en médecine alternative, 50 ans et plus, présence de dépendants, conjoint précaire TI depuis moins de 5 ans, contexte hybride (involontaire et volontaire), trajectoire précaire Clientèle : individus Membre d’au moins une association H-57 : courrier cycliste, moins de 30 ans, absence de dépendants, conjoint précaire TI depuis 5 à 10 ans, contexte involontaire, trajectoire précaire Clientèle : entreprises (un client principal) Membre d’au moins une association

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H-58 : chauffeur de taxi, 30-49 ans, absence de dépendants, conjointe protégée TI depuis plus de 10 ans, contexte hybride (volontaire et involontaire), trajectoire précaire Clientèle : individus Membre d’au moins une association H-59 : distributeur, 30-49 ans, présence de dépendants, conjointe protégée TI depuis 5-10 ans, contexte volontaire, trajectoire protégée Clientèle : petits et gros commerces et quelques individus Membre d’au moins une association H-60 : distributeur, 50 ans et plus, absence de dépendants, conjointe précaire TI depuis plus de 10 ans, contexte volontaire, trajectoire précaire Clientèle : entreprises, institutions et individus Membre d’au moins une association