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Christian MONTÈS Université Lumière Lyon 2 Faculté GHHAT La délimitation des Etats des Etats- Unis, entre damier et patchwork du "grand XIX e s." états-unien (de l’indépendance en 1776 à la transformation en Etats de plein droit des derniers territoires contigus en 1890). Cela permet donc d’opposer deux acteurs bien différents de la fixation des frontières, à savoir le Roi et son entourage au Congrès, c’est-à-dire un processus non démocratique à un processus démocratique (théoriquement tout du moins), mais sans oublier que les lignes tracées par les premiers ont le plus souvent servi de base à celles des suivants. En effet, même si les 13 colonies originelles étaient confinées à une étroite bande côtière à l’Est du continent 3 , leurs limites est-ouest avaient souvent été prolongées jusqu’au Pacifique (sur les cartes), préfigurant l’idéologie de la "destinée manifeste" proclamée au cours du XIX e s. 4 pour justifier la conquête souvent brutale de l’Ouest menée par les Etats-uniens nouvellement indépendants. En résulte un découpage relativement varié où la simplicité du damier le cède souvent à des formes plus complexes relevant de l’assemblage de morceaux hérités d’histoires nettement distinctes, à l’instar d’un patchwork , dont il s’agit de comprendre les motifs. Durant ce processus, les colonies, territoires et Etats qui portent les noms des Etats fédérés actuels ont souvent connu des limites successives fort différentes de celles qui les bornent aujour- d’hui. Il faut donc toujours préciser la date à laquel- le on se réfère : le Territoire du Missouri s’étendait ainsi en 1810 de la frontière avec le "Canada" britannique jusqu’à l’Arkansas. Ce n’est qu’à la fin du XIX e s. que ces limites ont été stabilisées. La fixation des limites suit donc de très près, et cela n’a rien d’étonnant, le mouvement de la Frontier et s’achève logiquement en même temps que la fermeture officielle de cette dernière (1893) 5 . L’HÉRITAGE DES LIMITES COLONIALES Ce paragraphe emploie l’adjectif "coloniales" et non pas "britanniques", car ces derniers ne furent pas les seuls en cause. Il faut en effet aussi tenir compte des limites 6 des possessions des deux autres principales puissances coloniales de l’Amérique du Nord, l’Espagne et la France. C’est bien l’Espagne qui fut la première puissance coloniale de l’Amérique du Nord, au travers de sa province de Floride dès le début du XVI e s. puis de l’extension au nord du Mexique par la création du Nouveau Mexique au début du XVII e s. La France posséda quant à elle - nominalement au moins - toute la partie centrale du pays actuel, autour de l’ensemble fluvial Mississippi-Missouri avec des places fortes et de commerce aussi connues que La Nouvelle-Orléans, Saint-Louis ou Fort Pontchartrain d’Etroit (Detroit). Les limites de ces colonies furent elles aussi utilisées - ou disputées - lors de la création des nouveaux territoires américains, avant même l’acquisition de la Louisiane en 1803 puis de la Floride en 1819. Si les frontières extérieures des Etats-Unis et le dessin de leurs divisions intérieures sont bien connus, il n’en va pas de même des processus ayant conduit à leur donner les contours qu’elles présentent aujourd’hui. Les chercheurs américains se sont en effet étrangement peu intéressés à la question. Pour preuve, la synthèse des processus à l’œuvre reste à écrire. Les rares ouvrages sur la question relèvent de la compilation (Hart, 1897 ; Gannett, 1900 ; Douglas, 1932), y compris les plus récents, le premier écrit à l’occasion du Bicentenaire de l’Indépendance, plus proche de la narration juridique que d’une analyse approfondie (Van Zandt, 1976), le second proposant un recueil de cartes (Smith, 2004). Seuls sont disponibles les excellents condensés de Donald Meinig (1986- 1998) et quelques ouvrages concernant un Etat particulier, axés surtout sur les composantes politiques de la question, autour des thèmes de la constitution de la Nation et des luttes entre les divers groupes d’intérêt (Schwartz, 1978 ; Hemperley et Jackson, 1993). Pourtant, outre cet aspect politique, la mise en place progressive des treize colonies fondatrices puis leur extension à l’échelle continentale a donné lieu à d’intéressantes discussions sur la taille idéale d’un Etat, sur les liens entre les limites politiques et économiques, sur le rôle des fleuves, qui traduisent une vision particulière de l’espace et des limites qu’on lui prête 1 . Cet article entend donc expliquer le processus incrémental, à la fois théorique et pratique, qui a conduit aux structures territoriales actuelles de la république fédérale que sont les Etats-Unis. Il entend ensuite s’intéresser aux logiques différentes entre la constitution des limites étatiques et celles que dessine l’influence économique, qui renvoie à l’idée du non recouvrement des espaces (qu’ils soient politiques, économiques ou sociaux) et que l’on retrouve aujourd’hui en France dans la recherche de l’impossible adéquation entre territoires fonctionnels et territoires institutionnels (Vanier, 2002). Il laissera toutefois de côté la constitution des frontières internationales, qui servent certes de limite partielle à plusieurs Etats, mais qui relèvent de logiques autres. C’est pourquoi il n’emploie pas le terme qui vient pourtant presque immédiate- ment sous la plume, celui de "frontière" car Michel Foucher a clairement montré que pour qu’il y ait frontière, il faut "une discontinuité géopolitique, à fonction de marquage réel, symbolique et imaginaire" (1991, p. 38) que l’on ne trouve pas intégralement à l’intérieur des Etats-Unis 2 . Le terme de limite sera donc ici utilisé, du fait de sa plus grande neutralité. Cela n’a pas empêché la constitution des limites internes aux Etats-Unis d’être un processus relativement long, puisqu’il débuta sous la monarchie britannique, à l’origine des 13 premières colonies, et se poursuivit tout au long R É S U M É Les limites des Etats fédérés des Etats-Unis sont d’abord les héritières de lignes coloniales empreintes de velléités impérialistes et mercantiles qui se prolongent jusqu’aux rives du Pacifique, mais dont les tracés restent peu précis, ce qui alimenta un factionnalisme parfois violent. Elles reposent ensuite sur la conception que les Etats-Unis indépendants se faisaient de la mise en valeur des territoires bientôt adjoints aux 13 colonies initiales, tôt confiée au Congrès. La taille idéale d’un Etat fut dans ce cadre considérée d’abord du point de vue politique (permettre à la démocratie - blanche et protestante - de fonctionner) et repose moins sur des considérations économiques, surtout valables pour l’Est du pays (autour du rôle des rivières). Les sociétés locales ont toutefois pesé dans la subdivision ultérieure des très vastes territoires initiaux. Il en résulte un p a t c h w o r k, palimpseste de logiques successives qui ont créé un ensemble d’aires contiguës fort diverses en décalage par rapport aux logiques métropolitaines réticulaires contemporaines. MOTS CLÉS Etats-Unis, Etats fédérés, démocratie, héritages coloniaux, limites politiques, limites économiques. A B S T R A C T The internal boundary- making of the United States was based on colonial lines reminiscent of imperialism and mercantilism that reached the Pacific, but that had not been precisely drawn thus nourishing a sometimes violent factionalism. This process was later built on the conception the independent United States had of the 163 ÉOCARREFOUR VOL 79 2/2004

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Christian MONTÈS

Université Lumière Lyon 2Faculté GHHAT

La délimitation des Etats des Etats-

Unis, entre damier et p a t c h w o r k

du "grand XIXe s." états-unien (de l’indépendanceen 1776 à la transformation en Etats de plein droitdes derniers territoires contigus en 1890). Celapermet donc d’opposer deux acteurs biendifférents de la fixation des frontières, à savoir leRoi et son entourage au Congrès, c’est-à-dire unprocessus non démocratique à un processusdémocratique (théoriquement tout du moins),mais sans oublier que les lignes tracées par lespremiers ont le plus souvent servi de base à cellesdes suivants. En effet, même si les 13 coloniesoriginelles étaient confinées à une étroite bandecôtière à l’Est du continent3, leurs limites est-ouestavaient souvent été prolongées jusqu’au Pacifique(sur les cartes), préfigurant l’idéologie de la"destinée manifeste" proclamée au cours duX I Xe s .4 pour justifier la conquête souvent brutalede l’Ouest menée par les Etats-uniensnouvellement indépendants. En résulte undécoupage relativement varié où la simplicité dudamier le cède souvent à des formes pluscomplexes relevant de l’assemblage de morceauxhérités d’histoires nettement distinctes, à l’instard’un p a t c h w o r k, dont il s’agit de comprendre lesm o t i f s .

Durant ce processus, les colonies, territoires etEtats qui portent les noms des Etats fédérésactuels ont souvent connu des limites successivesfort différentes de celles qui les bornent aujour-d’hui. Il faut donc toujours préciser la date à laquel-le on se réfère : le Territoire du Missouri s’étendaitainsi en 1810 de la frontière avec le "Canada"britannique jusqu’à l’Arkansas. Ce n’est qu’à la findu XIXe s. que ces limites ont été stabilisées. Lafixation des limites suit donc de très près, et celan’a rien d’étonnant, le mouvement de la F r o n t i e r e ts’achève logiquement en même temps que lafermeture officielle de cette dernière (1893)5.

L’HÉRITAGE DES LIMITES COLONIALES

Ce paragraphe emploie l’adjectif "coloniales" etnon pas "britanniques", car ces derniers ne furentpas les seuls en cause. Il faut en effet aussi tenircompte des limites6 des possessions des deuxautres principales puissances coloniales del’Amérique du Nord, l’Espagne et la France. C’estbien l’Espagne qui fut la première puissancecoloniale de l’Amérique du Nord, au travers de saprovince de Floride dès le début du XVIe s. puis del’extension au nord du Mexique par la création duNouveau Mexique au début du XVIIe s. La Franceposséda quant à elle - nominalement au moins -toute la partie centrale du pays actuel, autour del’ensemble fluvial Mississippi-Missouri avec desplaces fortes et de commerce aussi connues queLa Nouvelle-Orléans, Saint-Louis ou FortPontchartrain d’Etroit (Detroit). Les limites de cescolonies furent elles aussi utilisées - ou disputées -lors de la création des nouveaux territoiresaméricains, avant même l’acquisition de laLouisiane en 1803 puis de la Floride en 1819.

Si les frontières extérieures des Etats-Unis et le

dessin de leurs divisions intérieures sont bienconnus, il n’en va pas de même des processusayant conduit à leur donner les contours qu’elles

présentent aujourd’hui. Les chercheurs américainsse sont en effet étrangement peu intéressés à laquestion. Pour preuve, la synthèse des processus

à l’œuvre reste à écrire. Les rares ouvrages sur laquestion relèvent de la compilation (Hart, 1897 ;Gannett, 1900 ; Douglas, 1932), y compris les plus

récents, le premier écrit à l’occasion duBicentenaire de l’Indépendance, plus proche de lanarration juridique que d’une analyse approfondie

(Van Zandt, 1976), le second proposant un recueilde cartes (Smith, 2004). Seuls sont disponibles lesexcellents condensés de Donald Meinig (1986-

1998) et quelques ouvrages concernant un Etatparticulier, axés surtout sur les composantespolitiques de la question, autour des thèmes de la

constitution de la Nation et des luttes entre lesdivers groupes d’intérêt (Schwartz, 1978 ;Hemperley et Jackson, 1993).

Pourtant, outre cet aspect politique, la mise enplace progressive des treize colonies fondatrices

puis leur extension à l’échelle continentale adonné lieu à d’intéressantes discussions sur lataille idéale d’un Etat, sur les liens entre les limitespolitiques et économiques, sur le rôle des fleuves,

qui traduisent une vision particulière de l’espace etdes limites qu’on lui prête1. Cet article entend doncexpliquer le processus incrémental, à la fois

théorique et pratique, qui a conduit aux structuresterritoriales actuelles de la république fédérale quesont les Etats-Unis. Il entend ensuite s’intéresser

aux logiques différentes entre la constitution deslimites étatiques et celles que dessine l’influenceéconomique, qui renvoie à l’idée du non

recouvrement des espaces (qu’ils soient politiques,économiques ou sociaux) et que l’on retrouveaujourd’hui en France dans la recherche de

l’impossible adéquation entre territoiresfonctionnels et territoires institutionnels (Vanier,2002). Il laissera toutefois de côté la constitution

des frontières internationales, qui servent certes delimite partielle à plusieurs Etats, mais qui relèventde logiques autres. C’est pourquoi il n’emploie pas

le terme qui vient pourtant presque immédiate-ment sous la plume, celui de "frontière" car MichelFoucher a clairement montré que pour qu’il y ait

frontière, il faut "une discontinuité géopolitique, àfonction de marquage réel, symbolique etimaginaire" (1991, p. 38) que l’on ne trouve pas

intégralement à l’intérieur des Etats-Unis2. Leterme de limite sera donc ici utilisé, du fait de saplus grande neutralité.

Cela n’a pas empêché la constitution des limitesinternes aux Etats-Unis d’être un processus

relativement long, puisqu’il débuta sous lamonarchie britannique, à l’origine des 13premières colonies, et se poursuivit tout au long

R É S U M É

Les limites des Etats fédérés

des Etats-Unis sont d’abord

les héritières de lignes

coloniales empreintes de

velléités impérialistes et

mercantiles qui se

prolongent jusqu’aux rives

du Pacifique, mais dont les

tracés restent peu précis, ce

qui alimenta un

factionnalisme parfois

violent. Elles reposent

ensuite sur la conception

que les Etats-Unis

indépendants se faisaient de

la mise en valeur des

territoires bientôt adjoints

aux 13 colonies initiales, tôt

confiée au Congrès. La taille

idéale d’un Etat fut dans ce

cadre considérée d’abord du

point de vue politique

(permettre à la démocratie -

blanche et protestante - de

fonctionner) et repose moins

sur des considérations

économiques, surtout

valables pour l’Est du pays

(autour du rôle des rivières).

Les sociétés locales ont

toutefois pesé dans la

subdivision ultérieure des

très vastes territoires

initiaux. Il en résulte un

p a t c h w o r k, palimpseste de

logiques successives qui ont

créé un ensemble d’aires

contiguës fort diverses en

décalage par rapport aux

logiques métropolitaines

réticulaires contemporaines.

MOTS CLÉS

Etats-Unis, Etats fédérés,

démocratie, héritages

coloniaux, limites politiques,

limites économiques.

A B S T R A C T

The internal boundary-

making of the United States

was based on colonial lines

reminiscent of imperialism

and mercantilism that

reached the Pacific, but that

had not been precisely

drawn thus nourishing a

sometimes violent

factionalism. This process

was later built on the

conception the independent

United States had of the

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Caroline, qui recouvrait la quasi totalité de la côtesud-est, du 36e au 31e degré de latitude nord.Cette création n’ayant abouti à aucune mise envaleur, la nouvelle Charte qui "recréa" la Carolineen 1665 s’étendait même du 29e degré de latitudenord - c’est-à-dire en pleines possessionsespagnoles - au 36°30 nord. Le but étaitnaturellement de contester à l’Espagne lapossession de cette portion du continent. En 1712,après une première vague de colonisation,comme il s’avérait que la colonie était bien tropvaste pour pouvoir être gérée depuis un pointunique, la Caroline fut subdivisée en deux, Nord etS u d1 0. Ces processus de subdivision tout commeceux de fixation des limites sont en fait lesrévélateurs des tensions de ces nouvelles sociétés,tant internes qu’externes, dont les enjeux ont étésoulignés dans une étude de l’Etat de New York :"La clé des débats frontaliers de [la colonie] deNew York réside dans le fait que leur résolution anécessité de parvenir à harmoniser les discordesentre groupes d’intérêt aux échelles locale, inter-coloniale et anglo-américaine"1 1.

Le "factionnalisme", terme que l’on utilisevolontiers dans l’analyse la vie politiqueaméricaine depuis qu’il a été exprimé par Madisonà la fin du XVIIIe s .1 2, a donc joué à plein lors de lafixation des limites intercoloniales, malgré lestentatives de la monarchie britannique d’y mettrebon ordre au travers de la doctrine exprimé parLord Clarendon lors de la Restaurationmonarchique du XVIIe s., qui accordait au roi et àson conseil la haute main sur la résolution de tousles conflits portant sur les limites des coloniesnord-américaines (Schwartz, 1979, p. xiii-xiv).L’une des raisons de cet échec partiel était le statuttrès divers des colonies. Une autre fut lacontradiction entre la doctrine Clarendon et lavolonté des colons de régler ces questionslocalement, parfois avec violence, comme dans lecas de la colonie de New York ou pluspacifiquement, comme dans le cas du NewHampshire et du Massachusetts, qui avaientconcédé les mêmes espaces à des personnesdifférentes. En témoigne le nom même de lacapitale du New Hampshire, Concord, quisymbolise l’esprit de compromis ambiant. La villeavait été créée en 1733 par le Massachusetts sousle nom de Rumford. Les disputes frontalières entrele Massachusetts et le New Hampshireconduisirent à l’inclusion de la majeure partie dubourg de Rumford dans la nouvelle municipalitéde Bow concédée par le New Hampshire, créantde nombreux conflits entre les deux bourgs quiportèrent préjudice à leur économie. Finalement,le 25 mai 1765, un nouveau village-paroisse(p a r i s h - t o w n) fut créé sur une partie de la ville deBow, du nom de Concord. La tradition veut que lenom exprimât "l’unanimité dans les buts et dansl’action qui avait caractérisé les habitants deRumford pendant leur controverse avec lespropriétaires de Bow"1 3. En 1774, les habitants de

La constitution des limites des 13 coloniesbritanniques originelles a, quant à elle, suivi troislogiques principales :- les avantages économiques que l’on pensait enr e t i r e r ,- le pouvoir de leurs dirigeants lorsqu’elles étaientde type "propriétaire"7 et plus tard provincesr o y a l e s ,- la capacité de contrôle et les divisions internesdes groupes pionniers lorsqu’elles furent fondéespar des groupes religieux.

Cela explique pourquoi les Etats du nord-est sontpetits alors que ceux du sud-est sontgénéralement plus vastes. Cela peut paraîtreparadoxal, car on se demande pourquoil’Angleterre a autorisé les Pères Pèlerins honnis àaccoster sur la côte nord, siège de la futureMegalopolis ? Tout tient à l’image que l’on avaitalors de la nouvelle colonie. On pensaitgénéralement avoir envoyé les puritains dans lapartie la plus inhospitalière du continent8. Lescolonies de spéculation étaient quant à elleslocalisées sur le côte sud-est que l’on considéraitcomme la plus riche du continent. Comme l’onrecherchait surtout du sucre et des épices dans lespremières colonies européennes, les lieux les pluschauds des nouvelles colonies étaient considéréscomme les plus hospitaliers, ceux dontl’agriculture était la plus prometteuse9. La petitetaille des Etats du Nord-Est vient non seulement dela faiblesse des apports migratoires initiaux (lecélèbre Mayflower ne transportait que 102personnes) mais aussi du processus ultérieur descission, fort classique dans le cas degroupuscules religieux (ou politiques). La rigiditédes nouveaux arrivants était telle (c’est bien pourcette raison qu’ils avaient été expulsésd’Angleterre !) qu’elle parut vite insupportable àune partie de ceux-là même qui la soutenaientinitialement. C’est ainsi que le plus petit Etat del’Union, le Rhode Island (3 100 km2), fut créé en1636 par Roger Williams, fuyant les persécutionsdont il était l’objet dans la colonie de la Baie duMassachusetts, à Boston. Il baptisa sa nouvellecolonie "libre" du nom approprié de Providence(Mc Loughlin, 1978, p. 9 ) .

La fixation des limites des colonies, comme celledes frontières, est une opération multiscalaire quia souvent conduit à des conflits lorsqu’il s’est agide fixer précisément sur le terrain les lignestracées sur une carte à petite ou moyenne échelle.Ce phénomène a été renforcé par la multiplicationdes chartes royales alliée à l’imprécision de lacartographie de l’époque. Lors des premièresattributions royales, la faible connaissance desnouvelles colonies a ainsi présidé à un découpagegrossier qui couvrait de très vastes portions dunouveau continent. La première colonie deVirginie, fondée en 1606 s’étendait ainsi du 34e a u4 5e degré de latitude nord avant d’être réduite en1609, ce qui permit la création en 1629 de la

164 VOL 79 2/2004 La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

1 - A la différence des colonies

insulaires tropicales de l’Angle-

terre, dont les limites étaient

marquées dans leur statut

d’île, les colonies d’Amérique

du Nord disposaient de

frontières occidentales con-

sidérées comme seulement

temporaires.

2 - Michel Foucher ne traite

d’ailleurs absolument pas des

limites internes des Etats-Unis,

mais présente dans son chapi-

tre 13 (L’Amérique du Nord et

ses trois Etats, p.407-430) une

synthèse très utile de la cons-

titution des frontières du pays.

3 - La faiblesse du nombre de

colons en était la principale

cause. Le premier recense-

ment états-unien, celu i de

1790, n’a compté que

3 9 0 0 000 habitants (dont

7 0 0 000 esclaves) dans la

jeune république.

4 - L’expression date de 1845,

sous la p lume de John

O’Sullivan, leader démocrate

et influent éditeur. Elle voulait

settlement of their newly

gained territories, early

granted to Congress. It first

considered the ideal size of a

state from a political point of

view (to enable a democratic

- white and protestant -

functioning) and only

secondarily the economy,

mostly for the Eastern part

of the country with rivers as

bases. However, local

communities weighed in the

subsequent division of the

very large initial territories.

The patchwork stemming

from this process offers a

palimpsest of successive

logics that has created a set

of contiguous but rather

diverse areas far from the

network functioning of

contemporary metropolises.

KEY WORDS

United States, federate

states, colonial legacy,

democracy, political

boundaries, economic

b o u n d a r i e s .

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que la domination du continent

tout entier revienne "naturelle-

ment" aux Etats-Unis. Présen-

te en fi l igrane depuis les

débuts de la conquête

coloniale, exprimée sous une

autre manière en 1822 dans la

Doctrine Monroe, elle fut

particulièrement active durant

les années 1840, alors que le

pays venait de gagner d’énor-

mes territoires. L’expression

ne fit cependant l’objet ni

d’une définition très nette ni de

l ’unanimité de la classe

polit ique et fut peu à peu

abandonnée dans les années

1850 au profit de débats

internes sur l’esclavage. Il faut

dire qu’alors les Etats-Unis

s’étendaient déjà de

l’Atlantique au Pacifique. (voir

le site //odur.let.rug.nl/~

usa/E/manifest/manifxx.htm).

5 - Le terme de F r o n t i e r

correspond peu ou prou à celui

de front pionnier et ne doit pas

être confondu avec ceux de

border ou de boundary, utilisés

pour qualifier les frontières

internationales ou les limites

intérieures des Etats-Unis.

6 - A la suite de Michel

Foucher (1991, p. 409-410)

terme de limite est ici encore

préféré à celui de frontière en

raison du flou de tracés qui

relèvent plus du symbole que

de la réalité.

7 - Les "colonies de proprié-

taires" étaient octroyées par le

roi d’Angleterre à une person-

ne - souvent noble et issue de

son entourage immédiat - ou

un consortium de personnes

qui entendaient en retirer un

important profit. William Penn

obtint par exemple la Penn-

sylvanie en guise de paiement

des importantes dettes con-

tractées par le roi envers son

père. Les colonies "royales"

étaient directement dirigées

par le Roi et son conseil. I l

existait aussi des colonies

octroyées à des groupes

religieux expulsés pour sédition

d’Angleterre ou qui la quittaient

volontairement.

Congrès la prise de décision sur la fixation deslimites, en faisant un processus fédéral et non paslocal. En outre, la Constitution de 1787 accordait àla Cour Suprême la juridiction sur les conflits inter-étatiques sur cette question, situation qui n’étaitpas évidente en ces temps de tensions entrefédéralistes et partisans du droit des Etats1 6. Maisla transformation à terme des nouveaux territoiresen Etats était au cœur de la vision des Pèresfondateurs, qui ne voulaient en aucune manièrereproduire le schéma impérial de la Grande-Bretagne exécrée et considéraient donc que lesespaces nouvellement adjoints à l’Union devaientbénéficier des mêmes droits que les 13 coloniesfondatrices. Les sociétés locales de colons eurentcependant leur mot à dire, car les limites furentsouvent le résultat de compromis entre les factionsrivales qui parvenaient facilement à exposer leursarguments - intellectuels et parfois sonnants ettrébuchants - aux membres du Congrès.

LE CONGRES, CRÉATEUR DES LIMITES DE

"L’EMPIRE TRANSCONTINENTAL"

L’indépendance des Etats-Unis signala les débutsd’une vaste expansion territoriale à l’échelle ducontinent, sous l’égide de la destinée manifeste1 7

et de la rapide colonisation ou acquisition deterritoires qui en multiplièrent plusieurs fois lasuperficie initiale. Il fallait donc organiser cesterritoires "neufs" et s’assurer que leurs intérêtsseraient suffisamment pris en considération pourqu’ils ne songent pas à ne pas intégrer l’Union1 8.

En conséquence, le premier souci qui animait leCongrès était la stabilité politique et l’équilibrefuturs de l’Union bien plus que le futur équilibreéconomique des nouveaux Etats. La croyance -fondée sur l’exemple de la Grèce et les écrits deMontesquieu - qu’une république ne pouvaitsurvivre que dans des espaces relativement petits,de manière à être capable de lutter contre lestendances centrifuges dut toutefois céder devantl’union d’intérêts qui souhaitaient contrôler devastes espaces1 9. Le texte qui allait régir la formedu contrôle des territoires nouvellement acquis,l’Ordonnance du Nord-Ouest de 1787, a doncprévu la création de trois à cinq Etats seulement,ce qui permettait aussi aux 13 Etats originels deconserver la majorité, et donc le pouvoir, auCongrès. La situation fut toutefois bientôt modifiéelorsque de nouveaux territoires s’ajoutèrent àl’Union, d’abord avec l’acquisition de la Louisianeen 1803, puis avec les terres de l’Ouest, acquisesou colonisées avec violence. Selon la loi, leCongrès avait deux obligations quant à la taille desnouveaux territoires : ils devaient tout d’abord être"aptes au gouvernement" et ensuite tenir comptedes "affinités géographiques et de la dépendancede leurs parties " (cité i n Meinig, 1993, p. 4 4 0 ) .

Les huit premiers nouveaux territoires - quis’étendaient jusqu’au Mississippi - furent donc

Bow obtinrent des terrains dans le Maine (quifaisait alors partie du Massachusetts) où ilscréèrent la ville de… Bow, faisant définitivementcesser la controverse entre Bow et Rumford.

Lorsque la période britannique s’acheva, en 1776,les nouveaux Etats-Unis se retrouvaient donc avecun lourd héritage de conflits territoriaux encoresouvent vivaces. Les limites mêmes des 13colonies fondatrices n’étaient pas totalementfixées. Le Vermont fut ainsi l’objet de sollicitationsconcurrentes des Etats de New York et du NewHampshire, ce qui conduisit à des confusions,particulièrement entre 1777, date à laquelle unepartie des colons de ce qui était appelé les NewHampshire Grants s’autoproclamèrent Etat,jusqu’en 1791 où ils rejoignirent finalement lesEtats-Unis avec le statut d’Etat fédéré (Morrissey,1981). La dernière rectification aux limites du Nord-Est intervint plus tardivement encore, en 1820,lorsque le Maine devint un Etat séparé duMassachusetts (Judd et al., 1995, p.172). La raisonen était politique, car les habitants du Mainesupportaient mal la domination de la lointaineBoston et avaient exprimé dès les années 1780 lesouhait d’une gestion plus démocratique que cellede l’aristocratie côtière (l’opposition entre côte etintérieur est une constante aux Etats-Unis, toutcomme celle qui existait entre basses terres ethautes terres). La distance tant physique quesociale était en outre exacerbée par le h i a t u s q u iexistait entre le Massachusetts et le Maine, c’est-à-dire l’étroite bande côtière appartenant au NewHampshire où se trouvent les villes de Portsmouthet d’Exeter.

Toutefois, la principale question à laquelle devaitrépondre le Congrès était le traitement desterritoires inoccupés situés à l’Ouest desAppalaches, jusqu’au Mississippi (voire au-delà)que possédaient - nominalement au moins -plusieurs des 13 colonies. En effet, ces revendi-cations territoriales étaient plus ou moins en con-currence et le tracé de leurs limites étaient souventfort mal défini (Van Zandt, 1976, p. 4). Face àl’absence de toute doctrine antérieure efficace, ilétait urgent de définir une nouvelle méthode derésolution de ce futur gisement de conflits. Cettenécessité était renforcée par les arguments desEtats dépourvus de telles extensions, qui souli-gnaient que le budget des Etats-Unis ne sauraitêtre dépensé pour défendre des territoires qui nebénéficieraient qu’à quelques uns d’entre eux.

Le Congrès commença par demander le 30octobre 1779 à tous les Etats en possession deterres vacantes de ne pas en accorder laconcession et de s’abstenir de les mettre en valeur.Les Etats acceptèrent l’un après l’autre1 4 d etransférer la propriété de ces territoires à l’Etatfédéral, espaces qui devinrent donc les premierséléments du domaine public1 5. Quelles qu’ensoient les raisons, ce transfert accordait au

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8 - Cf. Earle, 1992, chapitre 3,

Why the Puritans Settled in

New England. The Problematic

Nature of Colonization in North

America, 1580-1700, p. 59-87.

L’arrivée de nouveaux pion-

niers fut la principale cause de

la croissance urbaine de cette

partie des futurs Etats-Unis.

L’essor démographique fut

ainsi plus important dans le

Nord-Est, qui profita de

l’arrivée régulière de Puritains

expulsés d’Angleterre, que

dans le Sud-Est, qui suivait lui

les préceptes de la religion

établie, l’Anglicanisme.

9 - New York fait exception à

ce modèle, car la ville était

intéressante du point de vue

stratégique, permettant de

relier la partie nord de l’Empire

Américain Britannique - le futur

Canada - à sa partie sud - les

13 colonies - par les vallées de

l’Hudson et de la Mohawk.

10 - Là encore, l’imprécision

régnait, avec des conséquen -

ces parfois comiques : les

deux Carolines se sont long-

temps disputé l’honneur d’être

l ’Etat de naissance du

président Andrew Jackson

(Schwartz, 1979, p. xi).

11 - "The key to New York’s

boundary disputes is that their

settlement required the suc-

cessful harmonization of dis-

cordant interest groups on the

local, intercolonial, and Anglo-

American levels" (Schwartz,

1979, p.xii).

12 - Il caractérise les groupes

de pression de citoyens dont

l’action est déterminée par la

promotion d’intérêts particu-

liers au détriment de l’intérêt

commun.

13 - "The entire unanimity in

purpose and action which had

characterized the inhabitants

of Rumford during the period

of their controversy with the

proprietors of Bow" (Bouton,

1856, p. 242).

14 - L’Etat de New York fut le

premier à le faire le premier

- et voulait qu’elles soient situées au centre desEtats. Les tenants de l’autre conception souhai-taient que chaque Etat puisse se servir de larivière, et donc en fasse sa limite2 5. La rivière étaitalors le moyen de transport le plus rapide,particulièrement depuis l’arrivée des bateaux àvapeur, face à un réseau de routes encoreembryonnaire et très lent. Cela explique pourquoil’Iowa s’est battu pour obtenir à la fois leMississippi et le Missouri comme limites. C’estaussi la raison pour laquelle les habitants de St.Paul tenaient fermement à ce que le Minnesota aitune forme nord-sud qui permettrait à sonéconomie d’être basée tant sur l’agriculture quesur la forêt et comprendrait à la fois le courssupérieur du Mississippi et une partie du rivage duLac Supérieur - ce qui ouvrait de surcroît lapossibilité de construire une voie de chemin de ferqui relierait l’Ouest audit lac - et non pas la versionrurale est-ouest proposée par les habitants de sarivale St. Peter où les fleuves seraient limites etnon axes structurants (Lass, 1998, p. 1 2 1 )2 6.

Le rôle de la rivière fut plus important encore dansle cas du Missouri, pour lequel elle devait être un"facteur d’unification"2 7. Cette unification politiqueétait fondée sur l’idéal républicain cher àJ e f f e r s o n : une démocratie de petits propriétairesagricoles éduqués. Quoi de plus approprié alorsqu’un Etat centré autour d’un fleuve permettant derelier son économie agricole en constitution aureste de l’Union ? Comme les limites nord et suddu Missouri étaient des héritages de la Virginie ausud et du comté de Kent du Tennessee au nord,les "seules" questions étaient celles des limites estet ouest : le Mississippi convenait pour l’est et larivière Osage pour l’ouest (car au delàcommençaient les terres indiennes). Les limites duMissouri suivent donc trois lignes géométriques(d’orientation ouest, nord et sud) et le cours duMississippi. Le tracé définitif des limites de l’Etatmontre toutefois clairement l’influence dessociétés locales2 8 qui "modulent le modèle".

dotés d’une taille équivalant grossièrement à celledes plus vastes Etats originels (environ1 3 0 0 0 0 k m2, la superficie de l’Angleterre). Leurforme était néanmoins variable, car ils ont suivides logiques différentes, qui ne s’affranchissaientpas encore totalement des découpages antérieurs.Il faut en effet distinguer deux cas : les territoiresnon encore réellement colonisés où plus de libertéétait laissée au législateur et les territoires déjà enpartie mis en valeur où les héritages ont encorejoué. Cela permet d’opposer Nord-Est et Sud-Est.

LE NORD-EST, TERRE DE LIBERTÉ DANS LA

FIXATION DES LIMITES

Les trois premiers Etats découpés à l’intérieur duTerritoire du Nord-Ouest2 0 étaient des rectanglesbordés par des rivières et lacs. Donald Meinigconsidère d’ailleurs l’Indiana comme "le modèleabstrait d’une république états-unienne enc o n s t r u c t i o n "2 1. Un quasi-rectangle (la rivière Ohiolui sert de limite sud) constitué de rectangles (lest o w n s h i p s)2 2, il n’avait à première vue aucunesignification géographique. Certes, le Congrèsavait pensé à son futur développementéconomique et avait réservé 5% du résultat net dela vente des terres fédérales au financement publicd’infrastructures de transport. C’est ainsi que laRoute Nationale2 3 traverse Indianapolis le long deWashington Street, faisant de la nouvelle capitaleune étape importante sur la principale voieintérieure du pays, première phase de lacroissance ininterrompue d’Indianapolis.

Cet exemple montre que la "géographie" qui estprise en compte est économique et non"naturelle", fondée sur l’idée de limitesdéterminées par des éléments du relief. C’est ceque souligne la divergence d’interprétation du rôledévolu aux cours d’eau dans les nouveauxt e r r i t o i r e s2 4. Une première conception considéraitles rivières et leurs vallées comme des unitésgéographiques - en tant qu’espaces de production

166 VOL 79 2/2004 La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

Figure 1 : Les visions

opposées des limites du

Minnesota, ou l’économie

contre la politique

Page 5: ÉOCARREFOUR VOL 79 2/2004 163 Christian MONTÈS La ...

mars 1781 et la Géorgie le

dernier le 24 avril 1802 (après

avoir tenté à plusieurs reprises

de vendre certains de ces

territoires dans des conditions

parfois bien peu honorables,

ventes toujours annulées par

l’Etat fédéral, qui finit par les

acquérir lui même).

15 - Les dettes de guerre du

nouveau pays constituèrent

une autre raison de ce trans-

fert, car la vente de ces terres

devait permettre d’apurer la

dette publique (Hemperley et

Jackson, 1993, p.31).

16 - Cela constitue une modifi-

cation radicale par rapport aux

Articles de la Confédération

américaine, qui laissaient une

large place aux autorités

locales en la matière (sauf

dans le cas d’une demande

d’arbitrage par le Congrès). On

peut d’ailleurs souligner que ce

point constituait – et cela n’a

rien d’étonnant au vu des

multiples conflits "frontaliers"

qui avaient émaillé la période

coloniale - presque la p lus

longue section de ces Articles.

La Cour Suprême jugea même

après 1787 que le Congrès

devrait obligatoirement approu-

ver au moins implicitement les

accords à l’amiable entre les

Etats. Il était en outre seul juge

pour fixer les l imites d’un

Territoire, mais ne pouvait

modifier une limite étatique sans

le consentement de cet Etat.

17 - Pour justifier leurs ambitions

territoriales tout en refusant

l’impérialisme, les dirigeants de la

jeune république avaient déjà

avancé d’autres concepts, tel

celui "d’empire de la liberté" par

Thomas Jefferson ou de

"système américain" par John

Quincy Adams et Henry Clay

(Ruiz, 2004).

18 - Cela fut facilité par le fait

que l‘extension territoriale des

Etats-Unis n’a longtemps com-

pris que des terri toires de

langue angla ise ou des

espaces contrôlés par les

Indiens, que les Etats-uniens

n’ont pas un moment consi-

167VOL 79 2/2004La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

Figure 2 : Les limites du Missouri et le poids des sociétés locales

Conception CM, réalisation Marie-Laure Trémélo, d'après Rafferty et Paullin

Page 6: ÉOCARREFOUR VOL 79 2/2004 163 Christian MONTÈS La ...

disputée par la Caroline du Nord, autour del’interprétation de donations antérieures sur lescours d’eau exacts mentionnés.

Comme, du fait de traités avec les Indiens, leCongrès avait interdit en 1789 la vente desterritoires situés à l’ouest des Appalaches, et queparallèlement la mise en valeur de ces territoiresconduisait à des tensions entre les nouveauxcolons et "l’aristocratie" ancienne, les partiesoccidentales des anciens Etats furent rapidementtransformées en nouveaux Territoires ou Etats3 0.Le Kentucky (1792) et le Tennessee (1796) furentainsi séparés de la Virginie et de la Caroline duNord, dont ils ont conservé les limites. Pour ce quiest du Territoire du Mississippi, le gouvernementfédéral s’était accordé avec la Géorgie pour lecréer en 1798 au sud-est de l’Etat, qui en restaitcependant propriétaire3 1. Ce territoire était enquelque sorte le parallèle du Territoire du Nord-Ouest, formé lui par l’abandon par la Virginie deses territoires situées à l’ouest. Mais cettepossession virtuelle se révélant rapidementintenable face à la rapide mise en valeur de cesterritoires et à la volonté de leurs élites des’affranchir d’une tutelle lointaine (les Etats-Unisayant été fondés sur l’idée de démocratie directe),la Géorgie céda dès 1802 le reste de ses territoiresoccidentaux à l’Etat fédéral pour 1 2 5 0 0 0 0d o l l a r s3 2. Ils furent rattachés en 1804 au Territoiredu Mississippi. En 1810, la partie Sud de laLouisiane rachetée à la France devint le Territoired’Orléans. Dès 1812, leurs limites furent modifiéesd’une part pour permettre au Mississippi dedisposer d’un accès au Golfe du Mexique etd’autre part pour le diviser en deux Etats, lepremier conservant le nom de Mississippi et lesecond recevant celui d’Alabama. L’achat de laFloride en 1819 permit d’achever la mise en placedes limites actuelles - hormis quelquesrectifications mineures - de cette partie du pays.

Les premiers Etats créés à l’Est du Mississippisuivent ainsi peu ou prou les principes émis parles Pères Fondateurs, mais en tenant encorelargement compte des limites coloniales,particulièrement au Sud-Est. On pourrait penserqu’au delà du Grand Fleuve, territoire restélargement inconnu des premiers colonsbritanniques, il serait nécessaire d’adapter lesprincipes fondateurs. C’est bien ce qui s’estproduit, mais sans que les logiques généralesdiffèrent fondamentalement.

COMMENT DIVISER L’OUEST ?

Certes, qui observe une carte politique des Etats-Unis remarque que les Etats créés ultérieurementsont plus vastes et leurs formes tantôt pluscomplexes, tantôt d’une rare géométrie. Mais,parmi les facteurs essentiels figure encorel’héritage colonial - espagnol cette fois-ci - à côtéde la prise en compte de la vastitude des espaces.

dérés comme des possibles

détenteurs de réelle territoria-

l ité poli tique : de tra ités

bafoués en négociations

fallacieuses, la question fut

donc tôt réglée au profit

unique des Etats-uniens.

19 - Il n’en reste pas moins

que le principe même du

fédéralisme repose sur l’idée

qu’en multipliant ainsi les

"factions", les ambitions rivales

se trouvent multipliées et

atténuent la concurrence, ce

qui permet à la république de

fonctionner harmonieusement

(Marshall, 1988).

20 - L’appellation "Territoires

du Nord-Ouest" est trompeu-

se, car elle concerne des Etats

qui font aujourd’hui surtout

partie du Midwest du fait de

l ’adjonction ultérieure de

territoires situées encore plus

à l’Ouest.

21 - "The abstract model of a

constituent American republic"

(Meinig, 1993, p. 445).

22 - C’est justement parce que

le territoire à l’Ouest des 13

colonies fondatrices était

encore très largement inconnu

que Jefferson imagina ce

système géométrique d’orga-

nisation des espaces nouvelle-

ment mis en valeur (Maumi,

1999).

23 - Construite sur fonds

fédéraux, elle relia Washington

à Saint-Louis (qui fut atteinte

vers 1840) en passant par de

nombreuses capitales d’Etat,

indiquant que son rôle était

politique autant qu’économi-

que.

24 - On peut considérer

comme anecdotiques les

tensions entre Etats riverains à

propos de la délimitation à une

échelle très fine de leurs

limites fluviales. En effet, il

fallait s’entendre sur le tracé

exact des cours d’eau et

prendre en compte la

présence d’îles ainsi que les

modifications historiques du

tracé. C’est ainsi que la ville de

Ce poids se manifeste dans deux "entorses" aumodèle. Tout d’abord, une petite adjonction futeffectuée au sud-est - appelée The Bootheel, talonde botte - sous la pression d’un riche propriétaireterrien, J. Hardeman Walker (1794-1860).Fondateur de Caruthersville au Missouri, il usa desa très grande influence politique - il fut parexemple juge - pour que ses vastes possessions

soient régies par le même Etat. Une secondeextension eut ensuite lieu en 1837 au nord-ouest, àla suite de la pression des colons, attirés par la trèsgrande fertilité des terres. Cette extension futpermise par une transaction appelée P l a t t eP u r c h a s e, qui prévoyait un échange de terres avecles Indiens Sauk, Fox et Pottawatomie, auxquels

les Etats-Unis venaient pourtant d’accorder cesterres "à perpétuité"... La carte des densités del’Etat en 1840 montre clairement le rapide succèsde cet élargissement.

Dans la même veine, forts de l’expérience del’Indiana, dont les limites "abstraites" lui

permettaient certes de disposer d’une rive sur lelac, mais sans vrai port, les délégués de l’Illinoisont pris soin de négocier une extension de 66 kmvers le nord des limites qu’on leur proposait. Celaajoutait à l’Etat le port de Chicago, les mines deplomb de Galena, un futur canal et une immenseprospérité !

LE SUD-EST ET LA PERSISTANCE DES

HÉRITAGES COLONIAUX

La puissance de ces héritages se traduit d’abordpar le rôle classique de ligne de partage joué par

les rivières, comme le montre la figure 3.

En 1750, quatre colonies étaient déjà en place, laVirginie, les deux Carolines et la Géorgie. Lacréation de cette dernière en 1732 répond à lavolonté de Londres de protéger le flanc sud de lacolonie de Caroline du Sud2 9. Sa limite ouest avait

en outre été prolongée jusqu’au Pacifique, lignevirtuelle qui manifestait une volonté politique : laGrande-Bretagne disputant à l’Espagne et à laFrance le contrôle du continent, il était bon que sescartes matérialisent ses ambitions territoriales. Lesréalités géopolitiques se chargèrent de préciser laplace des uns et des autres. La signature du Traité

de Paris de 1763 conduisit la Grande-Bretagne àabandonner toute prétention sur les territoiressitués à l’ouest du Mississippi, fleuve qui devintdonc la limite ouest de la Géorgie. Quant à salimite Sud, elle fluctua au gré du sort de la Floride(divisée en deux colonies, Est et Ouest), attribuée àl’Angleterre entre 1763 et le second traité de Parisde 1783, qui la rétrocédait à l’Espagne. La partie

située entre la Floride et la Géorgie fut tantôt nonattribuée, tantôt adjointe à la Géorgie ou à laFloride de l’Ouest. Le Traité de 1783 ne réglait pasle sort de la frontière Sud. S’y ajoutaient lesconflits autour de la limite nord-ouest de l’Etat,

168 VOL 79 2/2004 La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

Page 7: ÉOCARREFOUR VOL 79 2/2004 163 Christian MONTÈS La ...

169VOL 79 2/2004La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

Figure 3 : Rivières et formation des Etats du Sud-Est, 1750-1830

Conception CM, réalisation Marie-Laure Trémélo d'après Paullin, 1932

Page 8: ÉOCARREFOUR VOL 79 2/2004 163 Christian MONTÈS La ...

généraux énoncés plus haut, mais aussi selon le

poids respectif des communautés pionnières

auprès de Washington. C’est ainsi que le très

vaste Territoire de l’Oregon, créé en 1848, a été

subdivisé avec d’abord la création du Territoire du

Washington en 1859, puis de ceux du Montana en

1864 et de l’Idaho en 1868, autour des

revendications d’autonomie de sociétés minières -

ou plus rarement agricoles - désireuses de ne pas

être dirigées depuis la très lointaine côte pacifique,

distante de plusieurs journées de voyage au

travers de montagnes bien peu praticables. Il en a

été de même pour le vaste Nebraska - auxquels

furent successivement retranchés le Colorado, le

Dakota, et le Wyoming - et l’Utah qui dut faire

place au Colorado, Nevada et Wyoming. Le tout

en l’espace de sept ans, durant la décennie 1860,

celle de forts booms miniers3 5.

Dans cet ensemble, le Colorado peut être étudié

plus précisément, car il est le premier exemple de

limites uniquement "états-uniennes", indépen-

dantes des lignes de partage datant des débuts de

la colonisation européenne, qui avaient tout demême perduré trois siècles. Rompant avec ces

logiques anciennes en présentant une forme

géométrique "pure" (un rectangle), il a été formé

en 1861 à partir de territoires déjà établis : l’Utah,

le Nouveau Mexique, le Nebraska et le Kansas,

dont les délimitations avaient suivi les logiques

plus anciennes des Espagnols, Français et Anglais

(Noel et al.). La limite entre Nebraska et Kansas

suivait en effet la ligne traditionnelle de

démarcation entre la Nouvelle Angleterre et la

Virginie sur le 40e parallèle. La limite Est de l’Utah

suivait quant à elle la frontière traditionnelle entre

la Louisiane française et les espaces revendiqués

par l’Espagne, et au sud les espaces revendiqués

par le Texas3 6. Le nouveau territoire n’a aucune

unité géographique : il est situé en partie dans les

Grandes Plaines, en partie dans les Rocheuses3 7. Il

ne dispose par ailleurs d’aucune limite "naturelle"

au nord et au sud, car ni la South Platte au nord, ni

la rivière Arkansas au sud n’ont été choisies. Le

rôle des pionniers fut ici majeur. En effet ces

derniers, installés lors de la ruée vers l’or de 1858,

avaient créé en octobre 1859 l’immense Jefferson

T e r r i t o r y3 8, qui, bien qu’il n’ait jamais été reconnu

par le Congrès, poussa ce dernier à légaliser en la

contrôlant cette velléité d’auto-organisation (Noel

et al, p. 14). Le nouveau Territoire du Colorado

souligne donc avec emphase la dissociation entre

le territoire économique et le territoire politique.

Ce dès l’origine, car pour survivre à l’éphémère

ruée vers l’or qui l’avait créée, Denver, sa capitale

politique et économique, dut construire une voie

de chemin de fer la reliant au Transcontinental,

qui passait au Nord par le Wyoming. Et

aujourd’hui, en un complet renversement de

situation, l’influence économique de Denver

dépasse très largement les limites de son Etat.

Le Texas (plus étendu que la France) comme laCalifornie ont en effet hérité de territoires déjà enpartie constitué par les Espagnols puis lesMexicains indépendants3 3. Le Texas est entré dansl’Union en tant qu’Etat indépendant du Mexique ettoutes les tentatives ultérieures de le diviser ontéchoué. Outre le "nationalisme" texan bien connu,ces deux Etats étaient de fait situés dans unenvironnement plutôt sec et personne ne pensaitalors qu’un siècle et demi plus tard ils seraientdevenus les Etats les plus peuplés de la nation.L’argument de la rareté des ressources fut plusgénéralement utilisé pour justifier l’admission devastes Etats dans l’union : le Minnesota obtint2 1 8 000 km2 sous le prétexte qu’il recouvrait denombreux espaces inutilisables. La géométrierégnait car les nouveaux Etats étaient, plus encoreque les précédents, l’expression de principesrépublicains sans qu’une attention particulière soitportée aux formes précédentes d’organisation,c’est-à-dire indiennes ou espagnoles ; on prenaitseulement quelque peu en compte le réseauhydrographique local, qui servait classiquementde limite (telles les rivières Snake et Columbia). Lerôle des rivières fut toutefois plus modeste quepour l’Est du pays, car l’économie de l’Ouest,espace plus sec hormis l’étroite bande côtière duNord-Ouest, ne reposait pas sur le transport fluvialcomme l’Est, disposant de cours d’eau bien moinsnombreux, dont les directions étaient peu utiles (leGolfe du Mexique ou le Pacifique, alors quel’Atlantique régnait alors) : c’est plutôt la ligne departage des eaux entre Atlantique et Pacifique quij o u a3 4. La taille finale de ces Etats varie de 200 0 0 0à 380 000 km2, du fait à la fois du petit nombred’implantations pionnières et de l’accroissementde la mobilité que le rail permettait. Le processusde constitution des Etats connut plusieurs étapes,ce que résume l’analyse du Nord-Ouest (fig. 4).

Si on compare ce processus avec celui du Sud-Estvu précédemment, on se rend compte que, bienque les étapes de division se soient succédé bienplus rapidement - en raison essentiellement de laplus grande rapidité des processus de mise envaleur -, les principes généraux ne furent pas trèséloignés. En effet, le point de départ était aussi laconstitution d’un Territoire très vaste, quirecouvrait plus les intentions impérialistes desEtats-Unis que la connaissance et la mise en valeurd’un territoire nettement identifié. Les espacesétaient certes déjà connus par les expéditions,officielles ou non qui les avaient arpentés et lesystème de cadastrage mis en place à la fin duX V I I Ie s. – le célèbre système du t o w n s h i p - était luiaussi prêt à les "arpenter", mais ils restaient engrande partie des terrae incognitae, au-delà de laF r o n t i e r, porteuses des espoirs de nombreuxp i o n n i e r s .

Ce n’est qu’une fois que les premiers groupes demigrants eurent constitué des sociétés locales quedes découpages intervinrent, selon les principes

170 VOL 79 2/2004 La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

Kaskaskia, fondée par les

Français et qui fut la première

capitale du nouveau territoire –

puis Etat - de l’Illinois 1809 à

1820, disparut lors de la

grande crue du Mississippi de

1881 qui a modifié le cours du

fleuve. C’est aujourd’hui

Kaskaskia Island, unique

portion du territoire de l’Illinois

située à l’ouest du Mississippi,

où vivaient neuf personnes en

2000 (Carrier, 1993, p. 11).

25 - On retrouvera ce type de

débat dans la première moitié du

X Xe s., avec des connota-tions

plus sinistres, entre les tenants

du "fleuve-frontière" et ceux de

"l’Etat-fluvial" à propos de la

frontière germano-française (cf.

Foucher, 1991, p. 2 3 ) .

26 - Les considérations écono-

miques se doublaient d’arrière-

pensées politiques. Un Etat

Est-Ouest aurait compris la

plupart des agriculteurs et

aurait été Républicain, alors

que les Démocrates

contrôlaient les principales

villes ; la présence de deux

représentants Démocrates au

Congrès assura leur victoire.

27 - "unifying factor" (Rafferty).

28 - L’emploi du terme "loca-

les" ne signifie pas que ces

sociétés étaient pleinement

indépendantes. La mise en

valeur des nouveaux territoires

a en effet largement reposé

sur l’ injonction de capitaux

venus des grandes villes de

l ’Est ainsi que d’Europe

(Grande-Bretagne et Allema-

gne particulièrement).

29 - S’y ajoutait les motivations

philanthropiques et commer-

ciales des fondateurs John

Percival et James Oglethorpe

et de leurs 19 associés

(Hemperley, 1993, p. 15). A

partir de 1752, la Géorgie

devint une colonie royale.

30 - La mise en place des

institutions territoriales états-

uniennes était elle même

incrémentale. Ainsi, avant

d’obtenir le statut d’Etat, un

Page 9: ÉOCARREFOUR VOL 79 2/2004 163 Christian MONTÈS La ...

Limites politiques, limites économiques

De fait, les centralités politique et économique nesont pas les mêmes : "les limites étatiques ont étédessinées par une histoire capricieuse et un Etatne constitue qu’occasionnellement (et donc parhasard) l’unité économique la plus logique soitpour faire de la politique soit pour fournir dess e r v i c e s "3 9.

Il n’est donc guère étrange que la hiérarchieurbaine nationale ne soit pas fondée sur lescapitales d’Etat4 0. Ainsi, même si certaines sont laprincipale ville de leur Etat, elle doivent souventcéder la primauté à une métropole située dans unEtat voisin ; Indianapolis est certes la métropoleincontestée de l’Indiana, mais elle est soumise aucommandement de Chicago ou New York4 1. Cettesituation provient des processus de constitutiondes limites étatiques, bien plus idéologiquesqu’économiques. Donahue avait donc tort lorsqu’ilaffirmait que le "caprice" était la principale force àl’origine de leur fixation. La dichotomie entrelimites politiques et économiques actuelles estaussi liée au fait que même si l’économie a étéprise en compte, il s’agissait pour la plupart desEtats de l’économie pré-industrielle. Cela expliquelargement l’utilisation les rivières comme limites,quand celles-ci étaient les principales artères de lanation. Or, l’avènement du chemin de fer etl’industrialisation eurent tôt fait de rendre cetteorganisation obsolète. Cette dichotomie est enfinliée au fait que c’est à l’Etat fédéral qu’a été confiéle soin de réglementer le commerce à l’échelle del ’ U n i o n4 2, ce qui, allié au choix du libéralismeéconomique, a empêché la création de marchéspurement "étatiques" internes aux Etats-Unis.

C’est ainsi que pendant la période de l’expansionvers l’Ouest, les communautés nouvellementcréées (de l’ouest des Grandes Plaines auxMontagnes) qu’elles soient ou non capitales,"étaient largement tributaires des villes plusimportantes de la bordure est des GrandesPlaines, telles Minneapolis, Omaha et Kansas City.Ces centres étaient à leur tour dominés parChicago, Saint Louis et ultimement New York …Au mieux, la ville de l’Ouest pouvait espéreratteindre un statut respectable mais relativementbas dans la hiérarchie métropolitaine générale"4 3.La figure 5 montre que les zones commercialesdiffèrent largement des limites étatiques (Meinig,1998, p. 298).

Helena (capitale du Montana) faisait par exemplepartie de la zone commerciale de Butte (Idaho) ; leDakota du Sud était divisé en trois zonescommerciales : le nord était contrôlé parMinneapolis-St. Paul (Minnesota), le centre etl’ouest par Sioux Falls (Dakota du Sud), et unepetite partie au sud par Omaha (Nebraska), Pierre,la capitale, n’exerçant aucune influence. Même lazone commerciale d’une capitale bien plus

171VOL 79 2/2004La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

Figure 4 : La constitution des Etats du Nord-Ouest des Etats-Unis, 1850-1870 : le

poids des sociétés minières

Conception CM, réalisation Marie-Laure Trémélo d'après Paullin, 1932

Page 10: ÉOCARREFOUR VOL 79 2/2004 163 Christian MONTÈS La ...

espace devait presque tou-

jours passer par deux phases

intermédiaires, pendant les-

quelles il n’était encore que

"Territoire" - avec parfois un

passage par le statut de comté

d’un Etat ou Territoire - aux

pouvoirs locaux plus limités au

profit du Congrès. Ce n’est

qu’une fois qu’il avait atteint le

seuil de 60 000 habitants qu’il

pouvait demander le statut

d’Etat, accordé avec plus ou

moins de rapidité en fonction

des intérêts poli tiques et

économiques du moment.

L’Alaska et Hawaï ne sont ainsi

devenus des Etats qu’en 1959.

31 - Cette création avait été

aussi permise par l’abandon en

1795 par l’Espagne de ses

revendications territoriales au

Nord de la Floride.

32 - La nouvelle limite ouest

de la Géorgie devint alors la

rivière Catahoochee au Sud et

une " l igne di recte jusqu’à

Nickajack" au Nord (35e). Sa

l imite est était la r iv ière

Savannah. Un accord signé en

1805 avec la Caroline du Nord

confirma le 35e p a r a l l è l e

comme leur limite.

33 - La fixation exacte de leurs

frontières est liée aux tenta-

tives des sociétés blanches,

anglo-saxonnes et protestan-

tes nouvellement installées de

régner sur les espaces les plus

vastes possibles, ainsi qu’aux

limites de leur pouvoir.

34 - Elle est d’ailleurs appelée

Atlantic Divide en angla is,

soulignant nettement l’océan

qui comptait.

35 - Outre l’or, l’argent et le

cuivre ont été particulièrement

importants. En témoigne le

surnom du Nevada (S i l v e r

State).

36 - Cet amoncellement de

revendications s’était d’ailleurs

traduit par des changements

de domination, certaines

parties de l’actuel Colorado

ayant changé neuf fois de

mains…

172 VOL 79 2/2004 La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

importante comme Columbus était loin de couvrirla totalité de l’Ohio, prise en tenaille par celles deCleveland au nord et de Cincinnati au sud.Globalement, seules 12 capitales disposaientd’une aire d’influence commerciale propre4 4.L’évolution de l’économie au cours du XXe s. n’afait qu’accentuer cette dichotomie, les processusde métropolisation ayant succédé à l’ère del’industrialisation et du chemin de fer étant de plusen plus indépendants des frontières nationales et

donc plus encore des subdivisions locales. Lamétropolisation actuelle repose en outre sur unelogique réticulaire, alors que celle des Etats estz o n a l e .

C o n c l u s i o n

Cette analyse tend à montrer que c’est plutôt unpatchwork que composent les limites intérieuresdes Etats-Unis. La superposition - et parfois laconfrontation - des vestiges d’une histoire quicommence à être longue, des idéaux d’une jeune

république continentale en formation et des désirsde sociétés locales en essor ne pouvait en effetpermettre la réalisation d’un damier parfait àl’échelle des Etats comme elle avait presque pu lefaire à l’échelle locale (le t o w n s h i p)4 5. Le motif dece patchwork est aujourd’hui familier et accepté. Ila en effet été composé à partir de morceaux detissu de formes et de provenances peut-êtrediverses, mais qui ont été rassemblés par un

destin commun. Ces limites sont donc aujourd’huiaussi solidement encrées sur les cartes qu’ellessont ancrées dans les esprits des habitants dechaque Etat des Etats-Unis. La très grandediversité de leurs superficies a d’ailleurs été traitéedès le départ par un bicamérisme qui fonde lareprésentation sur la population dans l’une desdeux chambres (celle des Représentants) maisaccorde deux élus par Etat dans l’autre (le Sénat).La question qui se pose aujourd’hui est donc pluscelle des fonctions des limites inter-étatiques quecelle de leurs tracés ou de leurs éventuellesmodifications. Les limites ne servent pas debarrière économique, mais jouent un rôle fortdans deux domaines. Politique d’abord, par laliberté dont les Etats fédérés disposent par rapportà l’Union, par leur rôle prépondérant lors descampagnes présidentielles (de primaires engrands électeurs). Socio-culturel ensuite, par leurschoix en matière de régulation du fonctionnementde la société et le réel attachement qu’ils suscitent(un Texan n’est pas un Orégonien !). Pourreprendre la définition de Michel Foucher, elles nesont pas de réelles discontinuités géopolitiques,mais servent de marquage symbolique et réel,créateur d’une identité "fédérée" qui se superposepartiellement à une identité nationale minimal4 6.En ce sens, certaines d’entre elles deviendraientpeut-être peu à peu des "vraies" frontières.

Pas toujours cependant, comme le montrel’analyse à une échelle plus fine : la petite station

Figure 5 : Aires d’influence commerciale et limites

étatiques en 1905

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de ski de Killington dans le Vermont réclame ainsi

son rattachement au New Hampshire, pourtant

distant de 56 km (The Economist, 2004). La cause

est financière : plutôt que de payer 20 millions de

dollars d’impôts annuels (et de ne recevoir en

retour que le dixième de la somme), les 1 1 0 0

habitants de cette riche et égoïste station

préfèreraient rallier un Etat où l’impôt sur le

revenu n’existe pas. S’il est très peu probable que

cette sécession soit acceptée par les autorités de

l’Etat, des précédents existent : lorsqu’en 1977,

Martha’s Vineyard, station balnéaire de l’élite du

Massachusetts, voulut faire sécession, plusieurs

Etats se proposèrent de l’accueillir, et le Vermont

en faisait partie. L’attachement à un Etat put donc

pâlir face à des questions financières, attitude

plutôt courante à un échelon inférieur de la maille

administrative du pays, celle des municipalités. De

nombreux quartiers urbains aisés ont demandé à

être érigés en municipalité4 7 pour éviter de payer

des taxes à une municipalité pauvre et ont souvent

obtenu gain de cause (Staten Island n’a pu en

revanche jusqu’à présent obtenir satisfaction et fait

toujours partie de la commune de New York), ou

ont résisté aux velléités d’annexion d’une ville plus

pauvre, à l’image des stars de Beverly Hills

(municipalité fondée en 1914) en 1923 face aux

appétits territoriaux d’un Los Angeles qui les

entoure pourtant complètement. Questions

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173VOL 79 2/2004La délimitation des Etats des Etats-Unis, entre damier et patchwork

37 - Ce manque d’unité s’est

fait sentir jusqu’aux débuts du

X Xe s. En effet, jusqu’à l’avè-

nement des transports moder-

nes, il était impossible de relier

en hiver l’est et l’ouest de

l’Etat, car les routes étaient

impraticables et les avions ne

parvenaient pas encore à fran-

chir la barrière des Rocheuses.

38 - Du 102e au 110e méridien

et du 37e au 43e parallèle.

39 - "[s]tate boundaries have

been drawn by a capricious

history, and only occasionally

(and then by accident) does a

state consti tute the most

logical economic unit for either

making policy or delivering

services" (Donahue, 1997,

p. 162).

40 - Contrairement à ce que

l’on pourrait croire, le choix des

capitales n’a pas relevé de la

volonté de dissocier le

polit ique de l’économique,

mais de logiques complexes

où la volonté de centralité le

disputait aux compromis

politiques. Les villes devenues

capitales politiques voulaient

toutes devenir des capitales

économiques, mais peu y

réussirent en raison justement

de processus de constitution

des limites des Etats ne

relevant pas essentiellement

de principes économiques.

41 - Cette situation de dépen-

dance souffre "naturellement"

de quelques exceptions, au

premier rang desquelles on

trouve Boston. Mais ce ne

sont que des exceptions, la

majorité des capitales n’étant

que des villes petites (telle la

capitale du Vermont, Montpel-

lier, 8 035 h.) ou moyennes.

42 - C’est plus largement au

nom de cette fonction de

régulation du commerce inter-

étatique que la Cour Suprême

a pu conférer progressivement

de nombreux pouvoirs à l’Etat

fédéral.

43 - "stood largely tributary to

larger cit ies on the eastern

Page 12: ÉOCARREFOUR VOL 79 2/2004 163 Christian MONTÈS La ...

edge of the Great Plains, such

as Minneapolis, Omaha, and

Kansas City. These centers

were dominated in turn by

Chicago, Saint Louis, and

ult imately, New York… At

best, the western city could

hope to achieve a respectable

but relatively low status in the

general metropolitan hierar-

chy" (Stelter, 1973, p. 189).

44 - Salt Lake City, Denver,

Minneapolis-St. Paul, Des

Moines, Oklahoma City, Little

Rock, Atlanta, Boston,

Richmond, Columbus, Indiana-

polis et Nashville.

45 - Il en est allé de même lors

de la constitution des

départements français en

1790 où la volonté étatique

initiale de découper la France

en 100 rectangles égaux s’est

heurtée aux "réalités" pour

donner le patchwork actuel.

46 - Les observateurs s’accor-

dent en effet sur la difficulté à

trouver une "mentalité natio-

nale (national mind)" aux Etats-

Unis.

47 - Les Etats-Unis possèdent

à la fois des municipalités

(zones dites "incorporées"

proches de nos communes) -

mais elles ne couvrent pas la

totalité de l’espace - et des

zones dites "non incorporées",

placées sous le contrôle direct

des comtés, échelon intermé-

diaire entre les Etats et les

municipalités et qui couvrent

tout le territoire. De nouvelles

municipalités peuvent être

créées soit par sécession

d’une partie d’une municipa-

lité existante, soit par "incor-

poration" d’un espace jusqu’a-

lors non incorporé. La

procédure doit dans tous les

cas être approuvée par les

deux-tiers de la population de

la future municipalité et par la

législature de l’Etat concerné.

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Faculté GHHAT

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