Nature, Raison, Pouvoir Chez Michel Foucault Naissance de La Population
-
Upload
ondrej-svec -
Category
Documents
-
view
138 -
download
4
Transcript of Nature, Raison, Pouvoir Chez Michel Foucault Naissance de La Population
-
UNIVERSIT DI PISA
ECOLE NORMALE SUPERIEURE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES Ecole doctorale : Philosophie : Histoire, crations, reprsentations (ED PCHR 487)
Laboratoire Triangle UMR 5206
N attribu par la bibliothque |__|__|__|__|__|__|__|__|__|__|
T H E S E
pour obtenir le grade de DOCTEUR DE LENS-LSH et de lUNIVERSIT DE PISE
en Philosophie prsente et soutenue publiquement
par Luca Paltrinieri
Le 18 Dcembre 2009
Titre :
Naissance de la population
Nature, raison, pouvoir chez Michel Foucault
Sous la direction en co-tutelle de :
Arnold. I. Davidson (Universit di Pisa) Michel Senellart
(ENS-LSH)
JURY M. Bertrand Binoche (Universit Paris 1 La Sorbonne) M. Pierre-Franois Moreau (ENS-LSH)
M. Sandro Chignola (Universit di Padova)
M. Manlio Iofrida (Universit di Bologna)
Tome I
-
Sommaire
Tome I
Introduction : Le concept de population p. I Partie I : Mthode Introduction la premire partie p. 2 Chapitre I. De Canguilhem Foucault, exprience et concepts p. 10 Chapitre II. Archologie p. 85 Chapitre III. Gnalogie p. 130 Partie II : Biopolitique Introduction la deuxime partie p. 213 Chapitre IV. Emergence p. 217 Chapitre V. Du naturalisme la biopolitique p. 245 Chapitre VI. Dispositifs : de la sexualit la scurit p. 312
Tome II Partie III : Gouverner
Introduction la troisime partie p. 363 Chapitre VII. La population dans lEtat (La force de lEtat) Chapitre VIII. La population contre lEtat p. 472 Chapitre IX. Rapports de force p. 556 Conclusion p. 648 Bibliographie p. 659 Table des Matires p. 691
-
Remerciements
On ne travaille jamais seul : cest la raison pour laquelle il faudrait ici fournir, plus
que des remerciements, une liste de contributeurs qui, avec leurs suggestions, leurs
hypothses et souvent leurs critiques, ont contribu lachvement de cette recherche. Je
tiens remercier, en premier lieu, mes deux directeurs de thse, Arnold I. Davidson et
Michel Senellart, pour mavoir cout, conseill et avoir dirig cette thse avec
bienveillance. Lapport de leurs rflexions ce travail est norme. Ensuite, Manlio Iofrida
(Universit de Bologne) qui ma fait dcouvrir la pense de Foucault et ma initi la
recherche, en me donnant un enseignement qui a laiss des traces ineffaables dans mon
cheminement de pense. En ce qui concerne le sujet spcifique de cette thse, jai eu la
chance de pouvoir profiter des conseils et des suggestions dAlfonso Maurizio Iacono,
Tomaso Cavallo, Aldo Giorgio Gargani (Universit de Pise), Christine Thr et Jean-Marc
Rohrbasser (INED), Herv le Bras (EHESS). Carine Mercier ma permis de lire sa thse
fondamentale avant quelle ne soit publie : la premire partie de ce travail lui doit
beaucoup. Une remarque de Franoise Attiba est lorigine dun changement de direction
important dans le cours de ce travail. Marcello Vitali Rosati a lu des parties du manuscrit et
ses remarques ont t fondamentales dans un moment crucial de la rdaction. Jai discut
plusieurs reprises du sujet de ce travail avec Paolo Savoia, Martin Chandonnet, Charlotte
Hess, Maria Eleonora Sanna, Claude-Olivier Doron : sans ces dialogues, mon travail
naurait sans doute ni la mme forme, ni la mme richesse. Valentin Schaepelynck, Lucette
Colin et Edwige Phitoussi ont lu et corrig avec patience mon franais mtque, entreprise
qui nest pas des moindres. Je dois enfin un remerciement particulier Rmi Hess et
Lucette Colin, pour mavoir accueilli dans leur maison de Sainte Gemme o jai pu profiter
de leur trs riche bibliothque, ainsi que dun milieu de travail extraordinaire. Quant
Charlotte, cest sans doute sa patience et son soutien constant que je dois le plus.
Ce travail est ddi ma mre, sa lutte contre la mort et surtout contre la vie.
-
II
Introduction
LE CONCEPT DE POPULATION
On ne sera pas tonn de retrouver une certaine fiert dans un de ces articles de
magazines que la SNCF offre sur les trains long trajet, assurant que la population
franaise a encore augment atteignant le seuil de 64 millions dindividus au 1er janvier
2009. On dcle, de plus, un incontestable enthousiasme dans le constat que cette
croissance tient essentiellement la vigueur de la natalit, la meilleure dEurope. On peut
presque parler de baby boom ! 1. Il faudrait sans doute restituer cette affirmation dans une
longue histoire, et en partie douloureuse, qui est celle dune anxit dmographique
bien franaise2, mais on ne la comprendrait pas sans prendre en compte lenthousiasme
que chacun prouve face une nouvelle vie qui voit le jour. Dans notre monde devenu
malthusien, lappartenance une collectivit enracine dans les phnomnes biologiques
de la vie et de la mort, dsigne encore un aspect important et pourtant relativement peu
tudi de notre identit. La famille, la race, la nation, la patrie, ont t tour tour
dconstruites : depuis longtemps on a montr comment on construit des
collectivits naturelles par des processus historiques, idologiques ou matriels. Mais le
concept de population prsente une trange rsistance , qui tient dune part, sa nature
indcise, entre le biologique et le social, et dautre part la polysmie extraordinaire du
mot. Il faut, par souci de clart, partir dune interrogation toute simple : quest-ce quune
population ?
Question facile au premier abord, laquelle on serait tent de rpondre
approximativement : ensemble de personnes occupant un lieu quelconque . Une
dfinition aussi large, qui a sans doute le mrite dtre intuitive, peut parfaitement
1 C. Lambert, Le bobo est-il un bb addict ? , TGV magazine, 16, 2009, p. 26. 2 Cf. M. S. Teitelbaum, J. Winter, The Fear of Population Decline, London, Academic Press, 1985.
-
III
sappliquer une collectivit humaine quelconque, ce qui explique la fois la diffusion et la
plurivocit du terme : Population aise, arrire, bruyante, dissolue, volue, grossire,
grouillante, opprime, pauvre, saine, tranquille, turbulente ; appel, avis la population ;
dcimer la population. Les destines du monde tiennent plus quon ne limagine cette
intressante population qui peuple le rez-de-chausse de la capitale , crit Reybaud,
tmoignant dune confusion assez frquente au XIXe sicle entre population et peuple1.
Mais encore aujourdhui, on parle facilement des populations croyantes , des
populations laborieuses , d tonner la population etc, en utilisant le terme la fois
comme synonymes d ensemble , de peuple , de foule , de masse : bref, le mot
de population semble mobilisable chaque fois que lon parle dun effectif dtres
humains.
Le dmographe possde naturellement une dfinition plus prcise : ensemble des
individus rpondant une mme dfinition 2. Le plus souvent, en dmographie, cette
dfinition est donne en termes dunit spatiale et temporelle, de telle faon que la
population est concrtement le nombre de personnes prsentes un moment donn sur
un territoire donn .3 Or, mme si lappartenance dun individu une population est
dcide en fonction de critres concrets et prcis, il savre en ralit impossible de
dnombrer la population dun pays dans une priode donne sans une marge derreur, ce
qui en fait une ralit bien abstraite. Ainsi, le droit distingue la population lgale, constitue
par lensemble des rsidents habituels dun tat, et la population totale qui comprend, par
exemple, les diplomates ou les militaires appartenant dautres pays, les trangers, etc. Une
distinction similaire est utilise, en conomie, entre population prsente et population
rsidente 4.
Mais les difficults relatives la mesure de la population ne sont pas les seules,
lEncyclopaedia of Population rapporte en effet deux dfinitions tires de lOxford English
Dictionary qui semblent dfier lapparente simplicit du concept : une population est The
total number of people inhabiting a country, city, or any district or area ( le nombre total des
personnes habitant un pays, une ville, ou un lieu quelconque ), mais elle est, en mme
1 Reybaud, Jean Paturot, Paris, 1842, p. 158. 2 J. Vallin, La dmographie, Paris, La Dcouverte, 1991 (red. 2002), p. 7. 3 Cf. Cf. A. Sauvy, Thorie gnrale de la population, Paris, PUF, 1952-1954, p. 50 ; H. Le Bras, Ladieu aux
masses. Dmographie et politique, La Tour dAigues, ditions de lAube, coll. Monde en cours , 2002, 9-10. 4 Cf. Y. Bernard, J-C. Colli, Dictionnaire conomique et financier, Paris, Seuil, 1975 (red. 1996), pp. 1093-
1097.
-
IV
temps, the body of inhabitants of a place (littralement : le corps des habitants dun lieu)1.
Ces deux dfinitions, apparemment similaires, sont en ralit radicalement diffrentes et
contradictoires : dans le premier cas, la population est un nombre, une mesure. Dans le
second cas, la population est substantialise et identifie lensemble dnombrable des
habitants dun territoire.
Ainsi, cette deuxime dfinition semble autoriser une dfinition de la population
comme une ralit organique et biologique qui dfie les deux critres dappartenance,
lunit de temps et despace : demographers also use the term population to refer to a different kind
of collectivity, one that persists through time even though its members are continuously changing through
attrition and accession. [] The collectivity persists even though a virtually complete turnover of its
member occurs a last once each century.2 Autrement dit, pour le dmographe, il ny pas de
population en tant que telle si celle-ci na pas de continuit dans le temps, si ses membres
ne sont pas constitus en un groupe stable, dfinissable par lappartenance une unit
territoriale, mais aussi par des critres politiques, juridiques, ethniques et religieux, et lis
par des processus de reproduction dterminant la succession des gnrations3. La
prolifration des critres de dfinition de la population est lorigine dune multiplication
virtuellement infinie des populations et, par consquent, dune gnralisation du terme
(population blanche, noire, homosexuelle, catholique, mais aussi population urbaine,
scolaire, rurale, etc.). Pour penser la coexistence et le dveloppement temporel des
diffrentes populations sur un mme territoire, Alfred Sauvy insiste sur la perptuation de
certains caractres qui seraient en quelque sorte la garantie de lunit et de lidentit dune
population travers le temps, mais il est bientt oblig dintroduire la notion de
conscience de groupe , qui seule semble pouvoir tmoigner de la persistance dune
population dans son identit4.
1 Cf. G. McNicoll, Population , in P. G. Demeny, G. McNicoll, Encyclopaedia of Population, New York,
MacMillan Reference, 2003, Vol. II, 730-732. Il faut se garder de prendre body seulement au sens de corps en anglais pour tendue ou masse deau on peut aussi dire a body of water - cela renvoie une ralit considre comme tout.
2 S. H. Preston ; P. Heuveline ; M. Guillot, Demography : Measuring and Modelling Population Processes, Oxford, Blackwell, 2001, p. 1.
3 Cf. M. Livi Bacci, La demografia , in Id.; G. C. Blangiardo; A. Golini (ds.), Demografia, Torino, Fondazione Giovanni Agnelli, 1994, p. 3.
4 A. Sauvy, Trait gnrale de la population, cit., vol. I, p. 80 : Par population , il faut entendre un groupe de personnes prsentant des caractres physiques, raciaux ou culturels transmissibles et suffisamment apparents pour se perptuer distinctement. [] Les deux populations peuvent diffrer soit par un caractre physique hrditaire, par exemple Noirs et Blancs, soit par des caractres acquis mais transmissibles, langue, religion, etc., soit mme simplement par la naissance et par la conscience de groupe (caste notamment). Mais pour quon puisse parler de dualit et de coexistence, il faut que ces diffrences, soit suffisamment
-
V
La population dun certain territoire ne semble donc pas pouvoir tre identifie
simplement une sorte de soubassement biologique dot dun dynamisme interne, savoir
la puissance de reproduction : il faut quen plus certains lments caractrisant une
population soient suffisamment vidents aux membres mmes de la population pour quils
puissent en faire partie. Par consquent lhistoire dune population cesse dtre lhistoire de
ses mouvements vus par rapport un nombre limit de variables biologiques et
territoriales (natalit, mortalit, immigration, migration), et elle semble plutt concerner
lhistoire dune socit entire et faire appel des variables telles que la tradition, la culture,
la langue ou encore lidentit politique. Une telle dfinition est tout naturellement trs
ambigu car la population tend alors se confondre avec la nation, un terme qui est
son tour susceptible de renvoyer simultanment deux entits aussi loignes que le
peuple et ltat1.
Mais encore une fois les problmes soulevs par une telle dfinition ne sarrtent
pas l : supposer que lon accepte de voir la population comme une description
purement quantitative dun certain groupe ou ensemble social, elle ne peut concerner
quune collectivit humaine, alors que les dfinitions donnes par lcologie montrent une
ralit bien plus vaste: The assemblage of a specific type of organism living in a given area , All of
the individuals of one species in a given area .2 Remarquons dabord quune population, ainsi
dfinie, peut aussi bien dsigner une culture bactrienne, les plantes dun territoire identifi
ou le nombre total danimaux de telle espce sur un espace donn (par exemple la
population des ours blancs au Groenland). Dailleurs, lextension de lusage du terme au
monde animal sest opre trs tt : une des premires occurrences en franais apparat
dans la Dissertation sur la pche, sur la population et lge du poisson de Manget de Saint-Marc3.
Chez Mirabeau, grand divulgateur du terme au milieu du XVIIIe sicle, le mot de
population recouvre non seulement la multiplication des hommes, mais aussi celle dune
espce animale quelconque : Maintenant il est question de dmontrer mon principe,
savoir que la mesure de la subsistance est celle de la population. Si la multiplication dune espce
apparentes et quelles aient pour effet de rapprocher les individus de mme caractre, de faon provoquer une conscience de groupe, susceptible dengendrer des tensions sociales.
1 P. Kreager, Quand une population est-elle une nation? Quand une nation est-elle un tat ? La dmographie et lmergence dun dilemme moderne, 1770-1870 , Population, 6, 1992, pp. 1639-1656.
2 Cf. http://www.wordinfo.info, (aussi les dfinitions suivantes). 3 Cf. C. Thr ; J.-M. Rohrbasser, Lemploi du terme Population dans les annes 1750 (indit, je
remercie les auteurs pour mavoir permis la consultation), p. 7, louvrage de Manget de Saint-Marc na pas de date, mais les auteurs pensent quil a t rdig dans les annes 1740.
-
VI
dpendoit de la fcondit, certainement il y auroit dans le monde cent fois plus de loups
que de moutons.1 Les dfinitions cologiques mettent laccent la fois sur
lappartenance une espce et sur le rapport entre la population et son milieu, ou mieux
sur le concept mme dcosystme, en tant que systme o les lments sont des espces
biologiques que leurs relations de dpendance (nourriture, protection des jeunes contre les
adultes prdateurs) mettent en situation de prosprer, de compenser par la reproduction
les effets de mortalit, et de donner naissance ventuellement, partir de variations
hrditaires, des nouvelles varits plus rsistantes aux changements possibles des
conditions de vie, bien capables dadaptation 2.
Etroitement li cette dfinition cologique, le concept de population locale
dsigne, en biologie, la communaut des individus panmixie potentielle (capable
daccouplement) dans un lieu donn3. Pour le biologiste, en effet, la population reprsente
lunit systmatique de base, laquelle appartiennent tous les tres vivants que nous
observons , au point que lespce mme peut tre considre comme un groupe de
populations interfcondes sexuellement isoles4. De faon similaire, en gntique la
population mendlienne dsigne une collection dorganismes par opposition une
collection de gnes. Au sein dune mme population, les individus partagent un seul et
mme pool de gnes , de sorte que chaque accouplement a une probabilit gale
dengendrer une progniture : la population mendlienne se dfinit donc comme une unit
panmictique entrecroisement alatoire. Envisage comme totalit, elle constitue
lincarnation temporaire et la manifestation visible dun pool de gnes : cest au sein dune
population que les gnes sorganisent en combinaisons multiples et que sexprimentent de
nouvelles combinaisons gntiques. Linteraction de ces gnes permet la population
dagir comme unit majeure de lvolution. Cest en ce sens quErnst Mayr affirme
1 V. Mirabeau, marquis de, Lami des hommes ou Trait de la Population, Avignon, 2 vol, 1756-1758, vol. I,
p. 40. 2 G. Canguilhem, La question de lcologie. La technique ou la vie , Dialogue, Cahier, 22, mars 1974,
37-44. Dans les modles conomiques, le rapport de la population au milieu apparat sous la forme de la relation aux ressources : par rapport ces dernires, dans lhistoire de la pense conomique, la population est apparue la fois comme variable endogne (influence par le processus conomique) ou exogne (capable dinfluer sur le processus conomique mais pas dtre influence par celui-ci). Cf. C. M. Cipolla, The Economic History of World Population, London, Penguin Books, 1962, tr. fr. Histoire conomique de la population mondiale, Paris, Gallimard, 1965.
3 Ou, selon J. Daget et M-L. Bauchot, lensemble des individus qui occupent un habitat suffisamment restreint par rapport leur facult de dplacement pour que lintrieur de cet habitat le jeu de la fcondation croise aboutisse la constitution dun pool gnique commun (cit. in J. Ruffi, Trait du vivant, Paris, Fayard, 1982, p. 406).
4 J. Ruffi, op. cit., p. 407.
-
VII
qu une population a donc la capacit de se transformer dans le temps 1, et cest aussi en
ce sens biologique que la population est prioritairement envisageable comme, nous lavons
vu, une unit dote dhistoire.
En anthropologie, ainsi, le concept de population comme communaut
reproductive est devenu essentiel pour tudier lvolution de lespce humaine dans le
temps : la notion mme dvolution depuis Darwin est pensable seulement par des
variations dans la population et entre populations (et donc dans une mtapopulation ).
En effet, mme si la transmission des caractres gntiques est individuelle, elle est
pensable comme slection sur la base dune adaptation seulement par rapport une
population se transformant dans le temps.2
Ces dfinitions biologiques ou cologiques nont encore pas grand-chose voir avec
la dfinition en statistique, o la population reprsente toute agrgation finie ou infinie
dindividus comparables, anims ou non, pouvant faire lobjet dune tude. La population
ne dsigne plus ici ni une ralit mesurable, puisquelle peut tre infinie, ni une ralit
essentiellement biologique, puisquelle consiste en un agrgat dindividus en gnral, aussi
bien choses, tres vivants, que ralits abstraites3. Toutefois, mme cette dfinition qui
apparat comme la plus simple, est complique par la diffrence entre la statistique
descriptive, dorigine administrative, et la statistique infrentielle : pour la premire, la
population est un agrgat dindividus, alors que la seconde la conceptualise comme une
entit abstraite construite par linteraction des taux4. On retrouve ici lopposition que lon
a vue en dmographie, entre la population comme ralit et comme mesure.
Il est difficile de trouver une notion aussi intuitive et ancre dans le langage
commun et en mme temps aussi fondamentale pour un ensemble de sciences spcifiques
1 E. Mayr, Populations, espces et volution, tr. fr. de Y. Guy, Paris, Hermann, 1974, d. or. Population, Species
and Evolution, Harvard, Harvard University Press, 1970 (1ere d. Animal Species and Evolution, Harvard University Press, 1963), p. 96.
2 Cf. C. Serrano Sanchez, The Concept of Population , International Journal of Anthropology, 11, 2-4 (15-18), 1996, p. 16 : The idea of evolution implies the transmission of an individuals characteristic to his descendants, but with modification over the generations in their frequencies in the population so that it becomes better adapted. Population is the only study unit applicable for this purpose.
3 Y. Dodge, Statistique. Dictionnaire encyclopdique, Paris, Springer-Verlag France, 2004, p. 406. Une population est dfinie comme un ensemble dunits statistiques de mme nature sur lequel on recherche des informations quantifiables. La population constitue lunivers de rfrence lors de ltude dun problme statistique donn. Lauteur donne comme exemples de population lensemble des personnes dun pays, lensemble des arbres dune fort, lensemble de la production dune usine, ou encore lensemble de prix darticles de consommation forment chacun une population.
4 Sur ce point, cf. I. Hacking, Statistical Language, Statistical Truth and Statistical Reason , in E. McMullin (d.), The Social Dimensions of Sciences, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1992, pp. 130-157.
-
VIII
comme la dmographie, la biologie, la statistique, lanalyse des probabilits. Notre
inventaire prliminaire montre bien la difficult de la question que lon sest pose : partis
de la notion apparemment simple de population, comprise comme ensemble dtres
humains localiss en un certain lieu, retenue de faon quasi intuitive aussi dans le langage
commun que dans le lexique dmographique, nous voici prsent confronts un
vritable casse-tte smantique. Le concept de population tient une ambigut
fondamentale, drivant des deux dfinitions gnrales quon lui donne : lune partir dune
qualit commune des gens, des animaux ou des choses, lautre partir du nombre
dcrivant un ensemble circonscrit. Cette ambigut conceptuelle ncessite une premire
mise au point pistmologique.
La vie des concepts
La constellation de sens du mot population semble difficilement matrisable car
chaque discipline scientifique y rattache une reprsentation bien prcise, qui ne concide
pas forcment avec les autres. De plus, le concept de population semble dfier une
opposition bien tablie entre sciences humaines et sciences naturelles : la population
fonctionne comme unit dobservation tout aussi bien en conomie quen biologie, en
sociologie et cologie, et enfin en statistique. Entre les diffrentes dfinitions que lon a
vues, celle donne par le statisticien se caractrise sans doute par un degr plus lev
dabstraction et apparat donc comme la plus ample, mais aussi la plus loigne du langage
ordinaire. Pourrait-on dire quelle comprend et rsume les concepts de population des
autres sciences ? Plus que les englober, elle semble les simplifier jusquau point den perdre
des caractres essentiels : ainsi la notion dentit vitale, rattache aux dfinitions
biologiques, gntiques ou anthropologiques est irrmdiablement perdue ; linscription
dans un espace et un temps, implique par les dfinitions dmographiques, cologiques,
conomiques nest plus requise dans lobjet abstrait de la statistique.1
Lirrductibilit des diverses dfinitions une seule montre que ces diffrentes
conceptions de population sont autant de modes diffrents de la penser, et que
1 H. Le Bras, Peuples et populations , in Id., (ed.), Linvention des populations. Biologie, idologie et politique,
Editions Odile Jacob, Paris, 2000, p. 9 : Trop gnrale, la dfinition statistique ne justifie pas lexistence dune branche distincte de savoir. Tout statisticien a affaire des chantillons, des ventilations dlments en catgories, des ensembles dfinis. Distinguer une science de ces ensembles serait analogue distinguer au sein des mathmatiques une science des quations.
-
IX
lirrductibilit drive, plus encore que de la multiplicit de lobjet, de la faon de le
regarder. Observation qui peut tre banale, mais qui implique une consquence importante
pour nous : ces disciplines scientifiques ne se limitent pas dfinir leur concept de
population selon leurs intrts, leur champ dapplication et leurs corpus doctrinal, mais
elles se structurent sur la base de ce mme concept. Ce nest pas seulement une certaine
approche disciplinaire qui dfinit le concept, cest la discipline qui se dfinit par rapport au
concept.
Par exemple, on a vu que la population en statistique est un ensemble dunits qui
sont ncessairement commensurables (et donc susceptibles dtre calcules) mais non
ncessairement finies. Or, lide quun ensemble non fini puisse faire lobjet dun calcul
rationnel est lie aux dveloppements du calcul probabiliste, qui trouve son fondement
dans la possibilit quun jugement pratique en situation dincertitude nest pas moins
rationnel quun jugement absolument certain. Cette ide relve dun sens nouveau de la
rationalit qui commence avoir cours au milieu du XVIe sicle et dont lexpression la plus
spectaculaire est le clbre pari de Pascal, dfi lanc la fois lidal aristotlicien de scientia
comme connaissance exhaustive guidant laction et au scepticisme radical dun Montaigne
ou dun Le Mothe le Vayer1. Le sens de cette nouvelle rationalit pragmatique, ou no-
sceptique consistait poser laction au fondement de la croyance et sinterroger plutt
sur le risque et le gain possibles associs une action :
Dans le pari de Pascal, il ne sagit ni simplement de la probabilit que Dieu existe, ni
simplement de la flicit ou de la misre infinies qui attendent le saint et le pcheur
respectivement. Il sagit plutt du produit de deux (il est significatif que ce produit fut conu
sous forme dun pari), et du rapport dun enjeu certain et dun gain incertain.2
Selon Lorraine Daston, linterprtation classique des probabilits (dominante de
1650 jusquau dbut du XIXe sicle) trouve son origine dans la doctrine des contrats
alatoires , appartenant au domaine lgal et la pratique juridique et qui consiste
principalement dans la tentative de codifier mathmatiquement les diffrents niveaux de
1 Laffirmation du no-scepticisme, ou dun scepticisme constructif, qui accepte le caractre
invitablement incertain de la connaissance - tout en soutenant quun certain degr de connaissance est suffisant pour laction et ne rend pas moins efficace et certaine la praxis humaine a t montre par R. H. Popkin, The History of Scepticism from Erasmus to Spinoza, University of California Press, 1979, tr. fr. Histoire du scepticisme drasme Spinoza, Paris, PUF, coll. Leviathan , 1995, pp. 179-202. Selon Popkin le scepticisme de Mersenne ou Gassendi tait en effet une rponse catholique au dogmatisme protestant mais aussi au pyrrhonisme individualiste de Montaigne ou Charron.
2 L. Daston, Linterprtation classique du calcul des probabilits , Annales HSS, 44, 3, 1989, p. 719.
-
X
certitude qui orientaient la pratique des hommes raisonnables 1. Ainsi, les
dveloppements de cette mathmatique du risque au cours des XVIIe et XVIIIe sicles,
sont indissociablement lis au raisonnement sur la vie humaine et sur les rgularits
inhrentes au nombre des hommes et leur application des domaines pratiques
considrs par nature comme incertains : les statistiques de mortalit, les contrats de
mariage, la dure de la vie humaine et la dtermination des rentes viagres, la diffusion des
pidmies, le calcul des dcs par tranche dge, mais aussi le risque de perdre une certain
cargaison au cours dune transaction commerciale, lesprance de gagner un pari, etc. Les
premiers essais de larithmtique politique anglaise, et singulirement les clbres
Observations naturelles et politiques sur les bulletins de mortalit de la ville de Londres de John
Graunt,2 montrent la convergence de ces diffrents intrts et approches, et surtout
linextricable lien entre la comptabilit des hommes et celles que Ian Hacking a dcrit
comme les conditions de possibilit de la mathmatique probabiliste : la diffusion des
connaissances mathmatiques au sein de la socit notamment chez les commerants
comme Graunt et les hommes politiques comme Petty -, la valorisation des savoirs
pratiques et des basses sciences de la Renaissance dans le sillage de Bacon, la
transformation des signes en vidence inscrits dans un livre de la Nature quil faut
dchiffrer3. Lmergence du raisonnement no-sceptique et de la rationalit probabiliste
classique ne sont pas des vnements de la pense qui ensuite ont eu des applications
pratiques : les risques lis au commerce, la comptabilit, les jeux de hasard, les questions
1 L. Daston, Classical Probability in the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1988, pp. 1-
48. 2 J. Graunt, Natural and Political Observations Made Upon the Bills of Mortality, Baltimore, The John Hopkins
University Press, 1939, tr. fr de E. Vilquin, Observations naturelles et politiques repertories dans lindex ci-aprs et faites sur les bulletins de mortalit, par John Graunt, citoyen de Londres, Paris, INED, 1977. La paternit de louvrage, que plusieurs considrent comme lacte fondateur de la dmographie, a fait lobjet dun long dbat. Pour deux points de vue rcents sur la question cf. H. Le Bras, Naissance de la mortalit. Lorigine politique de la statistique et de la dmographie, Gallimard-Seuil, collection Hautes tudes , Paris, 2000, qui soutient la paternit de William Petty, et S. Reungoat, William Petty observateur des les britanniques, INED, Paris, 2004, pp. 15-42, qui soutient le point de vue dune collaboration entre Petty et Graunt.
3 I. Hacking, Lmergence de la probabilit, trad. de M. Dufour, Paris, Seuil, 2002, d. orig. The Emergence of probability: a philosophical study of early ideas about probability, induction and statistical inference, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, sur larithmtique politique cf. chap. 12, sur la thorie des signes qui se substitue aux signatures de la Renaissance : cf. chap. 5. Cette ide est originairement de Foucault, cf. MC, pp. 40 sv., en particulier p. 77 : Mais si on interroge la pense classique au niveau de ce qui archologiquement la rendue possible, on saperoit que la dissociation du signe et de la ressemblance au dbut du XVIIe sicle a fait apparatre ces figures nouvelles que sont la probabilit, lanalyse, la combinatoire, le systme et la langue universelle, non pas comme des thmes successifs, sengendrant ou se chassant les uns les autres, mais comme un rseau unique de ncessits. Et cest lui qui a rendu possibles ces individualits que nous appelons Hobbes, ou Berkeley, ou Hume, ou Condillac.
-
XI
religieuses et morales, ont t autant de mode de mise en uvre dun raisonnement
probabiliste.
La reconstitution du rseau des possibilits lies aux jugements pratiques montre
que lhistoire de larithmtique politique, qui sest dveloppe autour du nombre des
hommes du XVIIe sicle, pourrait tre envisage comme la prhistoire dun style de
raisonnement qui sest affirm plus tard, suite au dclin de linterprtation classique
des probabilits la fin du XVIIIe sicle, et qui, enfin, a largi la logique des chances
la socit entire.1 Hacking a consacr un grand nombre danalyses au style statistique ,
en cherchant comprendre notamment comment celui-ci a totalement modifi
lexprience que nous faisons du monde dans lequel nous vivons au jour le jour, un monde
intgralement marqu du sceau de la probabilit : la sexualit, le sport, la maladie, la
politique, lconomie, llectron. Le triomphe de la probabilit fut concoct au dix-
neuvime sicle, et mis au point au vingtime. Impossible de lui chapper2. Ce triomphe
du style statistique est li historiquement la conceptualisation de la population comme
agrgation dindividus finis ou infinis, dont on peut calculer les rgularits, les moyennes et
les variations. Impossible de comprendre la diffusion extraordinaire du concept de
norme au XIXe sicle sans prendre en compte lnorme quantit des donnes rcoltes
et des catgories et classifications cres par lanalyse statistique des rgularits des
populations : de ce point de vue, cest par lintrt que, partir du milieu du XVIIIe sicle,
on a port aux problmes de population, que lide mme de normalit et de
personne normale a pu se substituer lide de nature humaine au cours du XIXe
sicle3.
Le concept de population en biologie a eu une fonction encore plus structurante.
Pour Franois Jacob, toute la thorie de lvolution repose sur la loi des grands
nombres , car limpulsion donne la transformation des formes vivantes concide avec
leur mme puissance de reproduction et trouve sa limitation dans les forces du dehors :
Darwin et Wallace avaient bien appris la leon de Malthus, et son ide de freins passifs
1 Philip Kreager, dans un article commentant largement les travaux de Hacking et Daston, a soulign en
particulier le rle central des premires enqutes darithmtique des populations dans le dveloppement de la pense probabiliste, en explicitant ainsi un point qui reste souvent implicite dans ces ouvrages (cf. Histories of Demography: A Review Article , Population Studies, 47, 1993, pp. 519-539).
2 I. Hacking, Leon inaugurale, Paris, Collge de France, 2001, p. 3. 3 Cf. I. Hacking, The Taming of Chance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. pp. 160-169 ; Id.
Biopower and the Avalanche of Printed Numbers , in Humanities in Society, v. 5, n 3-4 Summer and Fall 1982: Foucault and Critical Theory: The Uses of Discourse Analysis , 1982, pp. 279-295.
-
XII
sopposant la croissance gomtrique de la population.1 Ernst Mayr a dfini la pense
populationnelle qui saffirme au XIXe sicle dans les ouvrages de Darwin et Galton
comme une alternative lessentialisme de matrice platonicienne et la conception
typologique de lespce. Le concept de population, centr sur lide de lunicit et de la
singularit de lindividu, a selon Mayr jou un rle majeur dans lvolution de la discipline
en tant que science du vivant bien distincte des autres sciences naturelles2. Lintroduction
de la population comme concept non-essentialiste a permis de considrer les moyennes
comme artifices et non comme erreurs ou imperfections de lobservation des lois
dterministes (tel tait videmment le cas selon Petty, Graunt, Qutelet ou Laplace). Ainsi,
pour Mayr, la notion de combinaisons alatoires des caractres indpendants au sein dune
population mendelienne est exactement ce qui a permis la rflexion biologique du XIXe
sicle de conserver laccent sur les aspects qualitatifs du monde vivant, le caractre de
singularit de lorganisme et douverture du systme de lvolutionnisme darwinien.
Mais en mme temps, on pourrait dire que si les contemporains de Darwin
pouvaient accepter sa thorie de lvolution tout en refusant le principe de slection
naturelle, ce qui nous semble aujourdhui bien trange, cest que Darwin lui-mme pensait
lvolution en termes populationnels et lhrdit en termes purement individuels3.
1 F. Jacob, La logique du vivant. Une histoire de lhrdit Paris, Gallimard, 1970, pp. 177-195. Cf. aussi la
recension de M. Foucault parue dans Le Monde, 15-16 novembre 1970 : Darwin humiliait peut-tre l'homme en le faisant descendre du singe, mais -chose beaucoup plus importante -il dpouillait l'individu de ses privilges en tudiant les variations alatoires d'une population au fil du temps. ( Crotre et multiplier , in DEI-II, pp. 967-972).
2 E. Mayr, The Growth of Biological Thought. Diversity, Evolution and Inheritance, Harvard, Harvard University Press, 1982, p 46 : Population thinkers stress the uniqueness of everything in the organic world. What is important for them is the individual, not the type. They emphasize that every individual in sexually reproducing species in uniquely different from all others, with much individuality even existing in uniparentally reproducing ones. [] This uniqueness of biological individuals means that we must approach groups of biological entities in a very different spirit from the way we deal with groups of identical inorganic entities. This is the basic meaning of population thinking. The difference between biological individuals are real, while the mean values which we may calculate in the comparison of groups of individuals (species, for exemple) are man-made inferences. Sur ce theme cf. aussi J. Ruffi, Trait du vivant, cit., pp. 621 sv.
3 Jean Gayon propose une lecture lgrement diffrente de celle de Jacob et plus similaire celle de Mayr. Lide que lobjet de la transformation, ce nest pas lorganisme, mais lensemble des organismes semblables qui vivent au cours des temps (F. Jacob, op. cit., p. 184) serait attribuer, plutt qua Darwin, Wallace. Ce dernier pense le processus gnrateur de la modification des espces comme un rsultat du pouvoir daccroissement des populations. Darwin met laccent sur le sens purement descriptif de population, qui laisse subsister une conception individualiste de la slection naturelle, alors que, pour Wallace, la population est lunit de base active de la modification de lespce (cf. Darwin et laprs-Darwin. Une histoire de lhypothse de slection naturelle, Paris, Kim, 1992, pp. 21-65.) La pierre dachoppement est ici naturellement constitue par la notion dhrdit, que Darwin confond encore avec la gnration, car, selon lui, ce qui se transmet dune gnration la suivante, cest une miniaturisation intgrale de lorganisme individuel , ce qui fait de Darwin encore un homme du XVIIIe sicle selon G. Canguilhem ( Sur
-
XIII
Pour que le darwinisme soit confirm sur le terrain de la gntique, il a fallu sa rencontre
avec le mendlisme, qui expliquait les mcanismes hrditaires prcisment grce
lintroduction de la population comme srie dventualits statistiquement mesurables1.
Pour ces raisons, dans son ouvrage monumental sur lhistoire des styles de pense
scientifique, Alistair Crombie retrace dans la science des rgularits de populations
ordonnes dans lespace et dans le temps un des deux grands ples de dveloppement
gnral de lesprit scientifique moderne (lautre tant la science des rgularits
individuelles), notamment la base des deux grands styles de pense scientifique :
lanalyse statistique et probabiliste et la drivation historique du dveloppement gntique2.
Ces brves considrations nous conduisent un premier constat : ces diffrentes
significations ne sont probablement pas rductibles une seule dfinition de population
prcisment parce quelles organisent diffrents domaines de lexprience, ne concidant
pas ncessairement avec des dcoupages disciplinaires souvent imposs posteriori. Mais si
dans chaque contexte, le concept rpond des rgles dusage spcifiques, cest prcisment
parce que dans chaque terrain dexprience (scientifique, mais comme nous avons vu aussi
religieuse, commerciale, politique, etc.), il est connect un rseau dautres concepts.
Comme le rappelle Gilles Deleuze : En premier lieu, chaque concept renvoie dautres
concepts, non seulement dans son histoire, mais dans son devenir ou dans ses connexions
prsentes.3 Nous avons vu que dans lanalyse statistique font partie de la famille du
concept de population les concepts de prdiction, utilit et vidence, et dans la gntique
des populations ceux dindividualit, dhritage et dvolution. En ce sens un concept vient
se trouver au centre dun rseau plus large, constitu par les diffrentes familles
dappartenance qui le rendent intimement polysmique et en mme temps qui lui
confrent sa singularit.
lhistoire des sciences de la vie depuis Darwin , in Id., Idologie et rationalit dans lhistoire des sciences de la vie. Nouvelles tudes dhistoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1988, pp. 101-119).
1 F. Jacob, op. cit., pp. 220-228. Pour une explication exhaustive de la difficile et tourmente rencontre du darwinisme avec le mendlisme, cf. W. B. Provine, The Origins of Theoretical Population Genetics, Chicago, University of Chicago Press, 1971.
2 A. C. Crombie, Styles of Scientific Thinking in the European Tradition: The History of Argument and Explanation Especially in the Mathematical and Biomedical Sciences and Arts, London, Gerald Duckworth & Company, 1995, vol. II: pp. 1245-1443, vol. III: pp. 1547-1765 ; sur Crombie et son ide de style de pense cf. I. Hacking, Truth, Language and Reason et Style for historians and philosophers , in Id., Historical Ontology, Cambridge, Harvard University Press, 2000, chap. 11 et 12.
3 G. Deleuze, F. Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 23-24 : [] les concepts se raccordent les uns avec les autres, se recoupent les uns avec les autres, coordonnent leurs contours, composent leurs problmes respectifs, appartiennent la mme philosophie mme sils ont des histoires diffrentes.
-
XIV
Lidentit mme du concept est dfinie la fois par les rgles qui en spcifient
lusage lintrieur dune famille et par les diffrences quil entretient avec les autres
concepts du rseau largi des familles : ici le champ dutilisation est un champ de
stabilisation du concept1. Analogiquement, si cest le champ de stabilisation qui dtermine
lidentit du concept, cest ce mme rseau de concepts interconnects qui permet la
communication entre disciplines, ou, comme dirait Jean-Claude Perrot, les migrations
doutillages intellectuels travers les savoirs : par ses relations avec ses diffrentes
familles, un concept peut se prsenter dans des provinces distinctes du savoir, en dviant
de sens et de statut et donc en largissant sa polysmie2.
Franois Jacob, par exemple, a montr que lintroduction des grandes
populations comme objet dobservation statistique a jou un rle fondamental non
seulement dans la thorie de lvolution, mais aussi dans le traitement des grands
complexes molculaires par la thermodynamique. Les premiers dveloppements de la
cintique des gaz avaient dj convaincu Maxwell quil tait impossible de suivre le
parcours de chaque molcule, mais que lon pouvait considrer la distribution en courbe
en cloche des vitesses dune population de particules, modle qui sera repris par la
thermodynamique statistique de Boltzmann.3 La thorie biologique de lvolution chez
Darwin et la thorie physique de la cintique des gaz font appel au mme type
dorganisation, la mme systmaticit implique par le concept de population.
Comment se fait-il que dans des pratiques scientifiques aussi trangre lune
lautre, sans communication directe, des transformations se produisent selon la mme
forme et dans le mme sens ? se demandait Foucault4. Sans doute la rponse doit tre
cherche au niveau des fractures et des modifications profondes qui affectent le champ de
stabilisation dun concept5. De nouveaux concepts apparaissent dans le rseau conceptuel
de la population , ou des modifications interviennent sur les concepts existants : si cest
lhorizon, son champ dutilisation qui change, le concept de population peut tablir des
1 Cf. A. Davidson, Foucault et lanalyse des concepts , in Au risque de Foucault, ditions du Centre
Pompidou, Paris, 1997, p. 59, aprs in Id. L'mergence de la sexualit : pistmologie historique et formation des concepts trad. P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2005; d. orig. The Emergence of Sexuality: Historical Epistemology and the Formation of Concepts, Cambridge, Harvard University Press, 2002.
2 J.-Cl. Perrot, Histoire des sciences, histoire concrte de labstraction , in R. Guesnerie & F. Hartog, Des Sciences et des Techniques : un dbat, Paris, d. de lEHESS, Cahier des Annales , 45, 1998, pp. 25-37.
3 F. Jacob, op. cit., pp. 210-220. 4 Entretien avec Michel Foucault , entretien avec J. G. Merquior et S. P. Rounaer, Rio de Janeiro,
1971, in DEI-II, p. 1028. 5 A. Davidson, Foucault et lanalyse des concepts , cit., p. 61.
-
XV
nouvelles connexions, changer de sens, gagner une position plus centrale dans
lorganisation scientifique dune poque ou mme disparatre. Mais comment est-il
possible de suivre les transformations du champ de stabilisation dun concept si ces
transformations affectent le sens mme des concepts ?
Car les migrations conceptuelles dune province lautre du savoir nous montrent
dsormais que ces concepts sont dots dune paisseur historique due prcisment la
fonction quils recouvrent. Si les concepts doivent tre compris comme des words in
sites , chacun connect un rseau conceptuel spcifique, cest prcisment quils ont leur
tre dans des sites historiques.1 Dans les deux cas, de la statistique ou de la biologie, que
nous avons vus, le concept de population fonctionne comme une catgorie de la
comprhension qui, un certain moment de la formation de ces sciences, a permis de
dcouper un certain espace de lobservation scientifique : sa polysmie dpend de sa
trajectoire historique travers un assortiment de savoirs extrmement varis comme
larithmtique politique, la thologie, lastronomie, lconomie politique, lanthropologie, la
statistique morale et administrative, la sociologie, le calcul des probabilits, la biologie, la
psychologie, et seulement trs tard, partir de 1855 et de lintroduction du mot par Achille
Guillard, dune science spcifique, la dmographie2. Il a fallu encore plus dun sicle pour
quen France, la dmographie devienne la science de la population et acquire une sorte de
monopole sur lobjet population3.
Dissimuls par la permanence lexicale du mot, de multiples sens se sont glisss sous
le concept de population, chacun appartenant un rseau conceptuel spcifique, chacun
indiquant un objet prcis, chacun rpondant ceux que Ian Hacking et Arnold Davidson
1 Cf. I. Hacking, Historical mta-epistemology , in L. Daston, W. Carl, Wahrheit und Geschichte,
Gttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, p. 66 : Concepts are only words in their sites, in their sentences, in the sentences as uttered, in the mouths or at the pens or terminal of the utterers, in the authority which enables the sentences to be transmitted, shared, repeated, abused, rejected. , Hacking met ainsi laccent sur les pratiques discursives formant ses styles de raisonnement, alors que la notion de styles de pense chez Crombie met laccent sur la dimension intellectuelle du savoir.
2 Cfr. A. Guillard, lments de statistique humaine ou dmographie compare, Paris, Guillaumin & Cie, 1855. Mais Guillard ne parvient pas donner une dfinition synthtique de la dmographie, qui pour lui est la fois : lhistoire naturelle et sociale de lespce humaine (point de vue des sciences naturelles) et la connaissance mathmatique des populations (point de vue de la statistique sociale, inspir par Qutelet), la loi de la population (point de vue inspir par Malthus). Sur ce point cf. M. Dupaquier, La famille Bertillon et la naissance dune nouvelle science sociale : la dmographie , Annales de Dmographie Historique 1983, Paris, Editions de lEHESS, 1984, pp. 293-311 ; L. Schweber, Disciplining Statistics. Demography and Vital Statistics in France and England, 1830-1885, Durham, Duke University Press, 2006, pp. 35 sv.
3 Cf. P.-A. Rosental, Lintelligence dmographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris, Odile Jacob, 2003.
-
XVI
appellent des styles de raisonnement 1. Au niveau historique, on devrait alors briser la
belle continuit que lon pouvait tracer entre larithmtique politique et la dmographie,
pour parler, la rigueur, de plusieurs concepts de population qui sont exprims par le mme
mot, mais qui appartiennent diffrents styles de raisonnement, comme lexplique
Davidson :
Dans ma terminologie, le mme mot, quasi rptable linfini, peut exprimer des concepts
diffrents. Nos concepts sont stabiliss par un espace conceptuel, un style de raisonnement qui
spcifie les rgles dusage de ces concepts. Ce qui pourrait paratre identique au dpart peut tre en fait radicalement diffrent, selon la manire prcise dont le concept nonc est stabilis. Un
mme mot ou une mme phrase pouvant tre stabilis de manires diverses, voire opposes,
nous ne comprenons pas ce qui se dit si nous ne comprenons pas le style de raisonnement qui
assure les conditions dinscription des mots.2
Cette observation courante en pistmologie historique est bien videmment
applicable notre exemple. Le mot de population utilis par Mirabeau nindiquait pas le
mme concept de population chez Darwin : entre les deux, il y a eu une rupture profonde
qui concide avec le dclin de linterprtation classique de probabilit, mais surtout avec la
progressive rosion du dterminisme newtonien. Ltude de la mortalit chez Graunt et
Halley, le raisonnement sur la dure de la vie humaine chez Leibniz ou larithmtique
politique de Petty, reposaient sur une hypothse dordre et de rgularit de la nature ou de
lintention divine, et donc sur la conviction quil tait possible, dans ces phnomnes, de
dceler une loi luvre.3 Les travaux de Daston et Hacking montrent que, jusqu la fin
du XVIIIe sicle, la coexistence dun sens subjectif (ou pistmique) et objectif (ou
frquentiel) de probabilit ne posait pas de problmes car linterprtation classique
1 Pour Hacking les styles de raisonnement sont the ways in which we know, find out and evolves
skills of thinking, asking or investigating (cf. Statistical language, statistical thruth and statistical reason , cit., p. 133 ; modes of reasoning that have specific beginnings and trajectories of development. ( Language, Truth, and Reason , cit., p. 162. Pour A. Davidson un style de raisonnement particulier est essentiellement constitu par un ensemble de concepts interdpendants ou lis. Ces concepts sont associs par des rgles spcifiables pour former ce que nous pourrions considrer comme un espace conceptuel dtermin, un espace qui tablit quels noncs il est possible de faire ou non avec ces concepts. [] Les styles de raisonnement donnent nos ides systmaticit, structure et identit ; ils sont, pour ainsi dire, la colle qui les fait tenir ensemble (op. cit., pp. 235, 243).
2 Cf. A. Davidson, op. cit., pp. 242-43. Sur ce point voir G. Bachelard, La formation de lesprit scientifique, Paris, Vrin, 1938 (red. 2004), p. 20 : A une mme poque, sous un mme mot, il y a des concepts si diffrents ! Ce qui nous trompe, cest que le mme mot la fois dsigne et explique. La dsignation est la mme, lexplication est diffrente. ; cf. aussi C. Canguilhem, Gaston Bachelard , in Id., tudes dhistoire et de philosophie des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1968, p. 177 : Un mme mot nest pas un mme concept. Il faut reconstituer la synthse dans laquelle le concept se trouve insr, cest--dire la fois le contexte conceptuel et lintention directrice des expriences et des observations .
3 J.-M. Rohrabasser, Qui a peur de la mathmatique ? Les premiers essais de calcul sur les population dans la seconde moiti du XVIIe sicle , Mathmatiques et Sciences Humaines, 40e anne, 159, 2002, p. 8.
-
XVII
supposait une conception dterministe du monde qui niait lexistence relle du hasard et
qui admettait donc lexistence dune probabilit subjective et des diffrents niveaux de
certitude. La prface de Laplace son Essai philosophique sur les probabilits tmoigne encore
de la confiance inbranlable dans cet ordre et de la conviction que les probabilits relvent
de limperfection de la connaissance humaine.1 Darwin et Boltzmann, en revanche,
habitent un monde compltement diffrent : avec la mcanique statistique comme avec
la thorie de lvolution, la notion de contingence vient sinstaller au cur mme de la
nature.2 Boltzmann ne traite plus la population des molcules dun gaz comme
dpendante des comportements individuels : mme si on avait une connaissance prcise
du comportement de chaque molcule de gaz en termes causaux, on ne saurait rien de plus
sur la population dans son ensemble, on serait seulement obligs de produire dautres
moyennes. Le thorme H de Boltzmann admet dsormais un certain nombre
dexceptions qui ne sont pas le rsultat dune connaissance imparfaite car on peut assigner
chaque vnement une certaine probabilit. Par consquent, mme si on avait accs
lIntelligence suprme de Laplace, on ne pourrait que dterminer la probabilit quun
vnement se produise.3 Linterprtation probabiliste boltzmanienne nest plus une lecture
lacunaire du Livre de la Nature, mais ce nest pas encore le probabilisme beaucoup plus
radical formul par le principe de Heisenberg, qui dmontre limpossibilit mme dune
mesure simultane de la position et de la vitesse dune particule, et qui devient pour cela
mme lexpression dun univers o le hasard joue une part telle que seulement lanalyse
statistique et les calculs des probabilits en rvlent la logique. Par contre, la thorie
cintique des gaz avait littralement ouvert la possibilit dun nouveau rapport entre le
langage et la ralit, non plus bas sur la correspondance, mais sur la comparaison entre un
modle physique et le rel.4
1 Tous les vnements, ceux mmes qui par leur petitesse semblent ne pas tenir aux grandes lois de la
nature, en sont une suite aussi ncessaire que le rvolutions du soleil. [] Nous devons donc envisager ltat prsent de lunivers comme leffet de son tat antrieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donn connatrait toutes les forces dont la nature est anime et la situation respective des tres qui la composent, si dailleurs elle tait assez vaste pour soumettre ces donnes lanalyse, embrasserait dans la mme formule les mouvements des plus grands corps de lunivers et ceux du plus lger atome : rien ne serait incertain pour elle, et lavenir, comme le pass, serait prsent se yeux. Lesprit humain offre, dans la perfection quil a su donner lAstronomie, une faible esquisse de cette intelligence. (P.-S. de Laplace, Essai philosophique sur les probabilits (1825), Paris, Christian Bourgeois, 1986, pp. 32-33).
2 F. Jacob, La logique du vivant, cit., p. 215. 3 Cf. D. Costantini, I fondamenti storico-filosofici delle discipline statistico-probabilistiche, Torino, Bollati
Boringhieri, 2004, pp. 160-187. 4 A. G. Gargani, Wittgenstein. Musica, parola, gesto, Milano, Raffello Cortina Editore, 2008, p. 69.
-
XVIII
Cest limportation de ces modles en conomie qui permet la rencontre entre
lconomie mathmatique, la statistique descriptive et la statistique mathmatique dans les
annes 1930 du XXe sicle et la fondation de lconomtrie nouvelle, base sur de
nouveaux objets statistiques appartenant au style statistique dcrit par Hacking.1
Cest galement limportation de ces modles en biologie qui conduit une rvolution
complte de lobjet : le cristal dADN est un objet surrel, crit Canguilhem, obtenu par
une cascade de renoncements des traits jusqualors tenus pour caractristiques de ltre
vivant [] Parce que les physiciens et les chimistes avaient, en quelque sorte, dmatrialis
la matire, les biologistes ont pu expliquer la vie en la dvitalisant.2 Ces crations
dobjets, ces transmigrations de modles dune discipline lautre devaient avoir des
impacts profonds sur les modles dmo-conomiques dun cot et sur la gntique des
populations de lautre, cest--dire les deux racines de la dmographie contemporaine.
De sorte que le concept de population, aprs un dtour travers la biologie
volutive, la physique de particules et la gntique, c'est--dire des champs du savoir o il
obissait des rgles auparavant incommensurables avec ltude des populations
humaines, sest pour ainsi dire purifi et a pu prendre statut et fonction dun concept
scientifique lintrieur dune thorie dmographique formalise, celle de Lotka3. La
dmographie franchit son seuil de formalisation au moment o, la dmarche inductive
typique de la statistique des populations, se substitue la dmarche analytique dductive,
capable de raisonner sur des donnes hypothtiques et de lier ensemble les
comportements procrateurs et la mortalit par classe dge. Mais, en mme temps, le
concept de population a t compltement reformul par la biologie et lconomie : si la
dmographie a pu simposer comme la discipline qui soccupe de la population en prenant
pour objet ses relations internes, cest au prix dune faille qui la traverse de lintrieur et se
manifeste comme partage entre une dmographie pure qui tudie les mouvements de
population en relation la fcondit, la mortalit, etc. - et qui ctoie la biologie, la
gntique et la nosologie - et une dmographie au sens large , qui concerne les rapports
entre phnomnes dmographiques et relations conomiques et sociales, entretenant ainsi
1 A. Desrosires, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Dcouverte, 1993
(red. augmente : 2000), pp. 345 sv. 2 G. Canguilhem, Sur lhistoire des sciences de la vie depuis Darwin , cit., pp. 114-115, 119. 3 A. J. Lotka, Thorie analytique des associations biologiques, Paris, Hermann, 1939, 2e partie : Analyse
dmographique avec application particulire lespce humaine .
-
XIX
des rapports avec la sociologie, lhistoire, le droit, les sciences politiques, etc.1
En recouvrant lactivit humaine de son enracinement biologique jusqu son
comportement social, la dmographie semble donc vouloir sidentifier au titre du
deuxime tome du trait de Sauvy, Biologie sociale . Dans les modles de
lautorgulation qui triompheront dans les annes 1960, la population est dsormais
conue comme une entit organique contenant de manire endogne le principe de sa
propre volution et ayant un rapport homostatique avec les ressources
environnementales : on aurait dans ce cas une nature dont lexpression serait, peu de
choses prs, affecte, mais seulement de faon accidentelle, par lhistoire. Mais lirradiation
et la multiplication du concept ne sarrtent pas l, ni au niveau historique, ni au niveau
disciplinaire. Lhistoire rcente des populations montre que, loin dtre un objet naturel,
constitu par des variables purement dmographiques, la population est aussi le rsultat
dune construction simultanment politique et sociale, o interviennent de multiples
institutions, groupes, individus, dont laction dpend de reprsentations et de savoirs qui
sont eux-mmes historiques. En tant quobjet construit et faonn en permanence par
lorganisation sociale , la population mme est ainsi reconduite un aspect de la cration
des socits par elles-mmes.2 Une autre tension merge alors, derrire l quivoque de
la population comme substance et mesure : celle entre lauto-rgulation biologique de la
population par rapport au milieu, et une normativit montrant son caractre social .
La population : concept et concepts.
Lhistoire sommaire que nous avons trace na naturellement aucune prtention
dexhaustivit, elle montre grands traits que le concept de population pourrait faire
1 Cf. A. Sauvy, Popolazione , in Enciclopedia del novecento, Milano, Istituto della Enciclopedia Italiana
fond. da Giovanni Treccani, 1980, pp. 489-508. En confirmant ce schma, la Thorie gnrale de la population de Sauvy commence par une cologie animale pour ensuite aborder des questions conomiques classiques comme la production, le travail, le capital humain, etc. par le biais du concept de population optimale : Nous voyons dabord que la lutte dune population primitive contre le milieu ne diffre par sensiblement de celle dune espce animale. quilibre entre la vie et la mort, susceptible de dplacement dans un sens ou dans lautre. Possibilit de disparition du fait mme dun progrs qui permet de mordre sur le capital nature au lieu den accrotre les revenus. Ltude dune socit humaine plus volue se fait commodment en utilisant la notion de population optimale. [] La notion de population optimale est, en fait, utilise trs largement, de faon plus ou moins consciente. Les attitudes, les opinions professes mme par le grand public sinspirent de ce concept ou peuvent tre analyses avec son aide. (Thorie gnrale de la population, Paris, Presses Universitaires de France, 2. vol., 1963 (pr. d. 1952), vol. 1, p. 355.
2 Cf. P.A. Rosental, Pour une histoire politique des populations , Annales. Histoire Sciences Sociales, 61e anne, n 1 janvier-fvrier 2006 : Histoire politique des populations , pp. 24-29.
-
XX
lobjet dune tude dhistoire pistmologique dans le sillage de Bachelard ou de
Canguilhem : il sagirait alors de montrer, au lieu dun progrs linaire du concept travers
lhistoire de sa rationalisation, comment celui-ci a pris naissance dans des conditions
historiquement contingentes, comment il a fonctionn dans plusieurs contextes
thoriques, en obissant de multiples rgles de validit, comment il a fait lobjet de
plusieurs emprunts pour enfin franchir le seuil de scientificit et parvenir aux effets dun
discours de vrit. En bref, la discontinuit et la dispersion du concept apparatront non
pas seulement sur le plan horizontal, relatif aux diffrentes disciplines qui emploient le
mot aujourdhui, mais aussi selon sa trajectoire verticale, drivant de plusieurs de ses
enchanements et positions dans la hirarchie d'un rseau conceptuels. Ainsi, mme la
polysmie synchronique du mot population se rvlerait tre lexpression de diffrents
concepts de population, chacun avec une trajectoire historique complexe, qui traverse des
champs disciplinaires diffrents, eux-mmes continuellement traverss par des ruptures et
des transformations. De sorte quil faudrait voir ce que Deleuze a dfini comme un plan
dimmanence, sans doute des fins explicatives, plutt comme un rseau tridimensionnel
de concepts qui filtre notre perception du monde et de lhistoire, de notre monde
historique.
Mais cette polysmie temporelle, nest-elle pas en contradiction avec le concept de
population, ne dissout-elle pas compltement un concept dont on a dj vu combien il est
difficile de penser lunit ? Celle dont on a vu quelques pisodes est-elle une histoire du
concept ou des concepts de population ? Entre une poque et une autre, entre deux rseaux
conceptuels, entre deux usages dun mme mot affrant des disciplines diverses, y a-t-il
commensurabilit ? La thse de la discontinuit radicale entre des rseaux de concepts
historiquement situs a permis dans les annes 1970-1980 un renouvellement de la faon
dcrire lhistoire et lhistoire des sciences dont, par exemple, louvrage de Franois Jacob
reprsente un brillant exemple1. Postuler les discontinuits, les seuils, les ruptures a permis
1 Cfr. F. Jacob, op. cit., p. 18-19 : Pour un biologiste, il y a deux faons denvisager lhistoire de sa
science. On peut tout dabord y voir la succession des ides et leur gnalogie. On cherche alors le fil qui a guide la pense jusquaux thories en fonction aujourdhui. Cette histoire se fait pour ainsi dire rebours, par extrapolation du prsent vers le pass. [] Il y a une autre manire denvisager lhistoire de la biologie. Cest de rechercher comment les objets sont devenus accessibles lanalyse, permettant ainsi de nouveaux domaines de se constituer en sciences. Il sagit alors de prciser la nature de ces objets, lattitude de ceux qui les tudient, leur manire dobserver, les obstacles que dresse devant eux leur culture. Limportance dun concept se mesure sa valeur opratoire, au rle quil joue pour diriger lobservation et lexprience. Il ny a plus alors une filiation plus ou moins linaire dides qui sengendrent lune lautre. Il y a un domaine que la pense sefforce dexplorer ; o elle cherche instaurer un ordre ; o elle tente de constituer un monde de
-
XXI
de rejeter une approche de lhistoire intellectuelle consistant considrer les ides comme
des universaux invariables et lhistoire comme une succession linaire dides : gense des
ides, continuits ininterrompues, et totalisation historique sont les aspects de cette
histoire des ides vise par la critique foucaldienne dans lArchologie du savoir1.
Toutefois, cette discontinuit a souvent risqu de devenir dobjet de recherche
quelle tait, un parti pris de la recherche historique, se traduisant dans une pistmologie
nave de la rupture .2 Plus profondment, lessentialisation de lapproche discontinuiste
oublie quoriginairement celle-ci a t une raction polmique une certaine faon dcrire
lhistoire des concepts scientifiques, et que donc sa porte tait en premier lieu
mthodologique. Ainsi, partir de la clbre polmique de Sartre qui dsignait Foucault
comme le tueur de lhistoire - dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser
contre Marx -, larchologie foucaldienne a t trop souvent interprte comme une
thse de philosophie de lhistoire sur la nature du dveloppement historique en gnral,
alors que le reprage des diffrents pistms et des ruptures verticales entre eux rpondait
dabord au choix de certains objets et la focalisation sur certaines disciplines. La
discontinuit aurait t, dans ce cas, non une donne historique, mais une rgle pour
lanalyse des sries temporelles.3 Cela permettait Foucault, par exemple, daffirmer quen
ralit ctait tout le contraire dune discontinuit quil avait voulu reprer, mais plutt
la transformation, la forme mme du passage dun tat lautre.4
Mais il est vrai aussi que Foucault a jou de faon quivoque sur un mot par nature
ambigu, l histoire , indiquant la fois le champ mthodologique des historiens et
lHistoire (avec un grand H), entendue comme volution des socits humaines et objet
dun savoir : il sest servi de ses positions mthodologiques pour attaquer une certaine ide
de lhistoire, comme devenir qui serait le corrlat dune conscience, comme continuit
rfre lactivit synthtique du sujet. Dans ce cas, la discontinuit est la fois
instrument et objet de recherche , rsultat de la description historique , en bref,
relations abstraites en accord, non seulement avec les observations et les techniques, mais aussi avec les pratiques, les valeurs, les interprtations en vigueur.
1 AS, pp.184-190. 2 Cf. M. Senellart, Un auteur face son livre : pourquoi faire lhistoire des modes de gouvernement ,
Il pensiero politico, XXIX, 3, 1996, p. 472. 3 M. Foucault, Sur larchologie des sciences. Rponse au Cercle dpistmologie , pp. 724-728. AS,
pp. 17-18 et 226-239. Pour la citation de Sartre, cf. Jean-Paul Sartre rpond , LArc, 1966, 30, p. 88. 4 M. Foucault, Sur les faons dcrire lhistoire , in DEI-II, p. 617.
-
XXII
reprage des ruptures inscrites dans lordre des choses ou mieux de la pense1. La lecture
dun Henri Lefebvre, soulignant que cette identit rationnelle de lacte de connaissance et
de lobjet connu risque prcisment dannuler lhistoricit fondamentale au sens marxien -
cest--dire lide constitutive de lhomme comme forme en devenir, crateur de sa propre
histoire et donc aussi de son avenir est bien pertinente dans ce cas.2 Lhomme se trouve
comme dpossd de ses forces cratrices, consign lvnement silencieux et arbitraire
de la succession des pistms, structures vides qui rgneraient sans partage sur toutes les
manifestations de la pense dune poque. Ce qui entrane le problme toujours voqu
dans ces circonstances : si entre un pistm et un autre, entre un rseau conceptuel et
celui qui le suit, entre deux systmes de penses, il y a discontinuit, comment expliquer la
transition, et surtout pourquoi doit-il y avoir transition ?
La rcusation du causalisme historique, plusieurs fois avance par Foucault et
surtout par ses pigones, nest pas en soi une rponse, mais bien plutt, ce qui demande
tre clairci3. Pourquoi en effet aurait-on besoin dune nouvelle histoire? Ce nest
videmment pas lhistoire en gnral quil sagit de rcrire, mais une histoire particulire,
larchtype mme de lhistoire qui se donne comme activit synthtique du sujet . Cest
lhistoire de la philosophie, modle inconscient de toutes les disciplines, que Foucault
voudrait affranchir de leur statut incertain : histoire des ides, histoire des sciences, histoire de
la pense, histoire des connaissances, des concepts ou de la conscience.4 Cest lhistoire
que les historiens des Annales dcrivaient comme le pire exemple dhistoire intellectuelle
abstractive, fond sur une dshistoricisation totale de sa pratique : une histoire
1 M. Foucault, Sur larchologie des sciences. Rponse au Cercle dpistmologie , cit., p. 726. 2 H. Lefebvre, L'idologie structuraliste, Paris, Anthropos, 1978, p. 131. La scientificit ne cherche plus
lobjet, les conditions de lobjet, de son approche , de sa perception et de sa conception, de son apprhension comme tel. Elle dtermine lobjet par les conditions de la science : par les postulats pistmologiques. Ce nest pas l objet qui apporte une coupure scientifique, en se distinguant comme objet diffrent par rapport aux antcdents, aux autres objets. Cest la coupure qui fait apparatre le nouvel objet de connaissance dans le savoir pos comme pure vrit. Elle pose comme problme ce qui auparavant passait pour naturel, pour dj su. Elle pose lobjet. (pp. 249-250).
3 Lhistoire, affirme Foucault, est de fait pense comme le lieu privilgi de la causalit, autrement dit, suivant la conception habituelle, toute approche historique devrait se donner pour tche de mettre en vidence des rapports de cause effet ( Qui tes-vous professeur Foucault? in DE I-II, p. 635, cf. aussi Sur les faons dcrire lhistoire , ibid., pp. 613-628). En crivant Les mots et les choses, Foucault rfutait cette mthode historique base sur un prsuppos linaire selon lequel toute poque contient en elle le germe de la suivante, ce qui reviendrait condamner lhistoire reconstituer le lien causal dterminant lenchanement des vnements. Or, deux vnements contemporains ne sont pas moins historiques, et la reconstruction de lvnement partir des rapports entre cause et effet nest pas la seule. Sur ce point, cf. A. Davidson, Structures and Strategies of Discourse: Remarks Towards a History of Foucaults Philosophy of Language , in Id., (d.), Foucault and his interlocutors, University of Chicago Press, 1997, pp. 1-17.
4 M. Foucault, Rponse une question , in DEI-II, p. 714.
-
XXIII
philosophique de la philosophie voue la description de la succession rationnelle et
ordonne des ides, culminant dans un prsent o, selon lenseignement hglien, elle se
fait elle-mme philosophie. Selon cette histoire hglienne il ny a quun seul sujet pensant
et connaissant depuis les dbuts du savoir grec, cest lhomme pascalien qui subsiste
ternellement et rsume en soi toutes les figures antrieures de la connaissance. A cette
permanence du sujet de connaissance, correspond labsolue stabilit et constance du
concept, tranger toute forme dhistoricit. Que lhistoire soit ainsi pense sous la forme
de la ncessit, de la totalisation et de la finalit ne doit point tonner : cest que le
philosophe choisit lui-mme ses objets par rapport son prsent en les levant labsolu
pour en faire des objets dune thorie, cest--dire des concepts. Cest la pense
philosophique qui cre lhistoire de la philosophie, tout en la subordonnant ses intrts
thoriques : circonscrire une pense pure qui soit libre de tout conditionnement
extrieur, dont lhistoire concernerait un objet sans historicit, lide1.
Cest contre cette histoire sans historicit que Foucault mobilise le travail des
historiens, moins pour se dprendre de la philosophie, que pour ouvrir celle-ci une
historicit radicale : penser les conditions de possibilit historiques de la pense signifie
dabord penser lhistoricit mme des concepts de la pense. Mais cela signifie alors
redfinir la pense philosophique non plus comme pense dun absolu et de la totalit,
mais comme ce qui est profondment impliqu dans d'autres rationalits , celles des
savoirs et des pratiques historiques. De l, le besoin de redfinir aussi le rapport de la
philosophie lhistoire des ides, des mentalits et des concepts, cest--dire tout un
ensemble dhistoires qui avaient t construites partir de la totalisation rtrospective de la
philosophie. En effet, il est peut-tre justement possible, dit Foucault, de repenser les
rapports entre philosophie et histoire partir de la libration des disciplines
appartenant l histoire historienne : lhistoire de la folie, de la maladie, du corps, de la
sexualit sont autant de dfis lhistoire philosophante de la philosophie et son
continuisme pistmologique.
Si, en se rclamant la fois du prsentisme des premires Annales et de lhistoire
rcurrente de Bachelard et de Canguilhem, Foucault insiste sur la ncessit de faire une
histoire partir du prsent, cest que lappartenance un tel prsent dsigne la premire
rupture qui sous-tend tout discours historien : la rupture par rapport au pass qui lui
1 Cf. sur ce point, R. Chartier, Au bord de la falaise. Lhistoire entre certitude et inquitudes, Paris, Albin Michel, 1998, pp. 234-238.
-
XXIV
offre comme objet lhistoire et sa propre histoire.1 La rfrence lexercice
philosophique, partant du prsent de sa propre discipline pour faire lhistoire de celle-ci,
est donc maintenue, mais le sens en est compltement invers : l o lhistoire de la
philosophie retraait la continuit dun progrs qui culmine dans le prsent, larchologie ne
peut pas ne pas partir de ltranget, de la distance, de la diffrence de ce pass. Si
lintroduction du questionnement historique dans la pense philosophique se fait par la
problmatisation de la discontinuit, cest que Foucault y voit dabord une rponse
possible la question centrale de son propre prsent philosophique, les annes 1960, et
notamment la pense structuraliste : sortir de la logique de lidentit qui consiste
subordonner la diffrence lidentit, penser lautre toujours sous la forme du mme, ce
qui revient, nous dit-il, penser lAutre dans le temps de notre propre pense.2
Ainsi, partir dun questionnement philosophique, la pense de Foucault est
devenue le lieu dune rencontre entre lhistoire des sciences et lhistoire historienne ou
plus prcisment entre lhistoire pistmologique et la Nouvelle histoire rencontre qui,
trangement, navait jamais eu lieu auparavant3. Ces deux courants dhistoire reprsentaient
pourtant un exemple extraordinaire du principe foucaldien des transformations
simultanes distance : sans influence directe apparente, ce quelles mettaient jour ctait
une mme mthodologie base sur la prsupposition que des discontinuit profondes
affectent le dveloppement historique. Or, dans lintroduction lArchologie du savoir,
Foucault montre clairement que lassomption de la discontinuit comme concept
opratoire , conduit les pistmologues privilgier les ruptures et tous les hrissements
de la discontinuit , et les historiens au reprage des priodisations longues, les quilibres
permanents des socits quasi-stables, l histoire immobile 4. Abstraite de son contexte
mthodologique, lapproche qui consiste opposer continuit et discontinuit, comme sil
sagissait de deux modalits du dveloppement historique se rvlait jadis strile, et comme
engendre elle-mme par les prsuppositions de l histoire philosophante , qui croit
1 M. Foucault, Sur larchologie des sciences. Rponse au Cercle dpistmologie , cit., p. 726; AS, p.
18. 2 AS, p. 22. Cf. sur ce point V. Descombes, Le mme et lautre. Quarante-cinq ans de philosophie franaise
(1933-1978), Paris, Minuit, coll. Critique , 1979. La question de l histoire du prsent sera approfondie in ivi, I, 3.
3 Sur lhistoire de cette rencontre manque, cf. E. Castelli Gattinara, La strana alleanza, Milano, Mimesis, 2003, pp. 187 sv.
4 Cf. F. Braudel, Histoire et sciences sociales. La longue dure , Annales E.S.C., 4, oct-dc. 1958, pp. 725-753 aprs in Id., Ecrits sur lhistoire, Paris, Flammarion, 1969 ; E. Le Roy Ladurie, Lhistoire immobile , Annales E.S.C., 1974, 3, pp. 673-692.
-
XXV
pouvoir juger de la structure de lhistoire partir dun point de vue sub specie aeternitas. En
fait, ces analyses historiennes montraient quune discontinuit, une rupture du champ
conceptuel ou vnementiel, apparat un autre niveau comme une continuit dans lusage
et la signification du mme concept ou une persistance de certains quilibres. Ainsi, si dun
ct Canguilhem avait intgr aux coupures bachelardiennes lanalyse des filiations
conceptuelles,1 de lautre, Braudel, ayant mis jour lenchevtrement, larticulation et la
hirarchisation de temporalit htrognes dans les phnomnes historiques, soutenait
cependant que lhistoire se compose de couches sdimentaires diffrentes2. Certes, pour
Braudel il sagissait de pntrer la couche trompeuse et volatile des vnements, pour
mettre au jour lhistoire lente des civilisations, mais mme son point de vue, savoir celui
de la longue dure , ntait dj quune des possibilits de langage commun en vue
dune confrontation des sciences sociales. 3
Larchologie foucaldienne a mis la philosophie lpreuve de cette multiplicit, elle
a transpos ces diffrentes dures au domaine confus de lhistoire de la pense, et ce
quelle a ainsi dgag nest pas une loi gnrale du dveloppement historique, mais
plusieurs types de transformations. Plutt que la succession linaire, discontinue et
inexplicable des pistms, grands systmes vides imposant la pense dune poque, cest
cet enchevtrement de temporalits diffrentes dans les rseaux conceptuels quil faut
penser : ce qui fait qu chaque moment leur histoire est au confluent de plusieurs dures.
Mais cela implique forcment une dmultiplication des niveaux de lanalyse : lvolution
dune mentalit ne se mesure ni avec les mme instruments, ni avec la mme priodisation
que celle d'un concept scientifique. Par consquent, lhistoire des sciences sera amene
1 Cf. G. Canguilhem, Idologie et rationalit dans l'histoire des sciences de la vie, cit, p. 26: L'pistmologie des ruptures convient la priode d'acclration de l'histoire des sciences, priode dans laquelle l'anne et mme le mois sont devenus l'unit de mesure du changement. L'pistmologie de la continuit trouve dans les commencements ou l'veil d'un savoir ses objets de prfrence. L'pistmologie des ruptures ne mprise nullement l'pistmologie de la continuit, alors mme qu'elle ironise sur les philosophes qui ne croient qu'en elle. Cf. sur ce point M. Foucault, La vie : l'exprience et la science , in DEIV, p. 769 : [...] Georges Canguilhem insiste sur le fait que le reprage des discontinuits n'est pour lui ni un postulat ni un rsultat; c'est plutt une manire de faire, une procdure qui fait corps avec l'histoire des sciences parce qu'elle est appele par l'objet mme dont celle-ci doit traiter.
2 Cf. par exemple, la prface de Braudel son La mditerrane et le monde mditerranen lpoque de Philippe II, Paris, Armand Colin, pp. XIII-XIV o il parle de trois histoires qui sentrecroisent : lhistoire immobile des rapports gographiques, dmographiques de lhomme avec le milieu, lhistoire sociale des groupes humains et de leurs rapports conomiques et politiques, lhistoire vnementielle des agissement individuel.
3 F. Braudel, Positions de lhistoire en 1950 , Leon inaugurale au Collge de France, in Id., crits sur lhistoire I, Paris, Flammarion, 1969, pp. 15-38. Selon Braudel, lhistorien ne peut que choisir le niveau de son analyse, mais nullement rduire les milles vitesses et les milles lenteurs du temps social, en aucun cas effacer tous les temps varis de la vie des hommes.
-
XXVI
retracer d'autres histoires, d'autres continuits et dautres ruptures par rapport lhistoire
des mentalits ou des concepts politiques et conomiques, et lanalyse archologique devra
dsarticuler la synchronie des coupures :
Ne pas croire que la rupture soit une sorte de grande drive gnrale laquelle seraient
soumises, en mme temps, toutes les formations discursives : la rupture, ce nest pas un temps
mort et indiffrenci qui sintercalerait ne serait-ce quun instant entre deux phases
manifestes ; [] cest toujours entre des positivits dfinies une discontinuit spcifie par un
certain nombre de transformations distinctes. De sorte que lanalyse des coupures archologiques a pour propos dtablir entre des modifications diverses, des analogies et des
diffrences des hirarchies, des complmentarits, des concidences et des dcalages : bref de
dcrire la dispersion des discontinuits elles-mmes.1
Une fois admis que les concepts sont organiss en rseaux et que ces rseaux ont
une histoire, il faut admettre aussi que la discontinuit marquant lapparition, la disparition,
le changement de sens dun concept naffecte pas forcment tout un domaine du savoir,
mais surtout, pas non plus tous les domaines du savoir dune poque. Dans Les Mots et les
Choses, Foucault a montr que, si lanalyse des richesses, la Grammaire et lHistoire
naturelle participent de la mme transformation pistmique, la dure de ce processus est
beaucoup plus longue dans le premier cas que dans les deux autres. Il faut alors penser les
mouvements des concepts comme des transformations des vitesses multiples qui
neffacent pas ce qui prexiste, mais changent la configuration o les autres concepts
mme peuvent apparatre2. Si les conditions de possibilit dapparition des nouveaux
concepts changent avec le changement des rseaux conceptuels, cela ne signifie pas que la
rupture comporte une lision de tout le pass : il nest pas intellectuellement possible, en
effet, de dsigner, de dfinir et de dcrire une rupture sans faire appel, ouvertement ou
subrepticement, une continuit.3 Les discontinuits, les ruptures, se nouent aux
continuits dans les temps multiples qui se condensent dans le concept, font du concept
mme le sige des diffrentiels de temps luvre. Si la multiplicit synchronique ou
1 AS, p. 237. Sur lhistoire comme enchevtrement de temps htrognes chez Foucault cf. aussi S.
Legrand, Les normes chez Foucault, Paris, PUF, 2007, pp. 22 sv. 2 Lorraine Daston et Peter Galison, en critiquant la prsume fixit des pistms, dcrivent ainsi
lemergence de nouveaux codes of epistemic virtue : Instead of the analogy of succession of political regimes or scientific theories each triumphing on the ruins of its predecessors, imagine new stars winking into existence, not replacing old ones but changing the geography of the heavens. [] In contrast to the static tableaux of paradigms and epistemes, this is a history of dynamic fields, in which newly introduced bodies reconfigure and reshape those already present, and vice versa (Objectivity, NY, Zone Books, 2007, p. 18).
3 J. DHondt, Foucault, une pense de la rupture , in E. de Silva (d.) Lectures de Michel Foucault 2. Foucault et la philosophie, Lyon, ENS Editions, 2003, p. 20.
-
XXVII
horizontale du concept se montre comme lenchevtrement de plusieurs dures,
correspondant plusieurs histoires qui se nouent dans lactuel, le but de la gnalogie
comme anti-science sera prcisment de dsassujettir les savoirs historiques
correspondant aux histoires et aux temporalits plurielles du concept, pour montrer que
tout un ensemble de valeurs thiques, politiques et esthtiques se prsentent comme vrits,
mais seulement au prix de passer par une justification dont la forme est scientifique.1 La
tche de la gnalogie sera de surmonter toute opposition entre synchronie et diachronie,
pour retrouver dans le prsent lhtrogne des temporalits qui constituent le concept : ce
qui fait que lordre est lui-mme une ngociation temporaire avec ce qui serait le
dsordre.2 Il faut alors expliquer en quoi, selon nous, cette histoire procde dune
interrogation concernant la contemporanit de la philosophie, mme si elle ne semble pas
toucher les objets traditionnels de la philosophie, la vrit, ltre, etc., mais ce concept
beaucoup plus prosaque et empirique quest la population.
Lhistoire du concept
Il y a au moins deux raisons pour crire une histoire archologique et gnalogique
du concept de population. La premire, cest que pendant longtemps lhistoire de ce
concept a t une histoire typiquement philosophique , dans le sens ngatif du terme :
une histoire essentialisante consistant dune part considrer que le concept existe
depuis toujours et de lautre projeter lide moderne de population sur les acceptions
anciennes et les objets du pass. Une consquence typique de cette approche
pistmologique consiste dans lusage du mot de population pour crire