Nature, Raison, Pouvoir Chez Michel Foucault Naissance de La Population

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UNIVERSITÀ DI PISA ECOLE NORMALE SUPERIEURE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES Ecole doctorale : « Philosophie : Histoire, créations, représentations » (ED PCHR 487) Laboratoire Triangle UMR 5206 N° attribué par la bibliothèque |__|__|__|__|__|__|__|__|__|__| T H E S E pour obtenir le grade de DOCTEUR DE L’ENS-LSH et de l’UNIVERSITÉ DE PISE en Philosophie présentée et soutenue publiquement par Luca Paltrinieri Le 18 Décembre 2009 Titre : Naissance de la population Nature, raison, pouvoir chez Michel Foucault Sous la direction en co-tutelle de : Arnold. I. Davidson (Università di Pisa) Michel Senellart (ENS-LSH) JURY M. Bertrand Binoche (Université Paris 1 – La Sorbonne) M. Pierre-François Moreau (ENS-LSH) M. Sandro Chignola (Università di Padova) M. Manlio Iofrida (Università di Bologna) Tome I

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  • UNIVERSIT DI PISA

    ECOLE NORMALE SUPERIEURE LETTRES ET SCIENCES HUMAINES Ecole doctorale : Philosophie : Histoire, crations, reprsentations (ED PCHR 487)

    Laboratoire Triangle UMR 5206

    N attribu par la bibliothque |__|__|__|__|__|__|__|__|__|__|

    T H E S E

    pour obtenir le grade de DOCTEUR DE LENS-LSH et de lUNIVERSIT DE PISE

    en Philosophie prsente et soutenue publiquement

    par Luca Paltrinieri

    Le 18 Dcembre 2009

    Titre :

    Naissance de la population

    Nature, raison, pouvoir chez Michel Foucault

    Sous la direction en co-tutelle de :

    Arnold. I. Davidson (Universit di Pisa) Michel Senellart

    (ENS-LSH)

    JURY M. Bertrand Binoche (Universit Paris 1 La Sorbonne) M. Pierre-Franois Moreau (ENS-LSH)

    M. Sandro Chignola (Universit di Padova)

    M. Manlio Iofrida (Universit di Bologna)

    Tome I

  • Sommaire

    Tome I

    Introduction : Le concept de population p. I Partie I : Mthode Introduction la premire partie p. 2 Chapitre I. De Canguilhem Foucault, exprience et concepts p. 10 Chapitre II. Archologie p. 85 Chapitre III. Gnalogie p. 130 Partie II : Biopolitique Introduction la deuxime partie p. 213 Chapitre IV. Emergence p. 217 Chapitre V. Du naturalisme la biopolitique p. 245 Chapitre VI. Dispositifs : de la sexualit la scurit p. 312

    Tome II Partie III : Gouverner

    Introduction la troisime partie p. 363 Chapitre VII. La population dans lEtat (La force de lEtat) Chapitre VIII. La population contre lEtat p. 472 Chapitre IX. Rapports de force p. 556 Conclusion p. 648 Bibliographie p. 659 Table des Matires p. 691

  • Remerciements

    On ne travaille jamais seul : cest la raison pour laquelle il faudrait ici fournir, plus

    que des remerciements, une liste de contributeurs qui, avec leurs suggestions, leurs

    hypothses et souvent leurs critiques, ont contribu lachvement de cette recherche. Je

    tiens remercier, en premier lieu, mes deux directeurs de thse, Arnold I. Davidson et

    Michel Senellart, pour mavoir cout, conseill et avoir dirig cette thse avec

    bienveillance. Lapport de leurs rflexions ce travail est norme. Ensuite, Manlio Iofrida

    (Universit de Bologne) qui ma fait dcouvrir la pense de Foucault et ma initi la

    recherche, en me donnant un enseignement qui a laiss des traces ineffaables dans mon

    cheminement de pense. En ce qui concerne le sujet spcifique de cette thse, jai eu la

    chance de pouvoir profiter des conseils et des suggestions dAlfonso Maurizio Iacono,

    Tomaso Cavallo, Aldo Giorgio Gargani (Universit de Pise), Christine Thr et Jean-Marc

    Rohrbasser (INED), Herv le Bras (EHESS). Carine Mercier ma permis de lire sa thse

    fondamentale avant quelle ne soit publie : la premire partie de ce travail lui doit

    beaucoup. Une remarque de Franoise Attiba est lorigine dun changement de direction

    important dans le cours de ce travail. Marcello Vitali Rosati a lu des parties du manuscrit et

    ses remarques ont t fondamentales dans un moment crucial de la rdaction. Jai discut

    plusieurs reprises du sujet de ce travail avec Paolo Savoia, Martin Chandonnet, Charlotte

    Hess, Maria Eleonora Sanna, Claude-Olivier Doron : sans ces dialogues, mon travail

    naurait sans doute ni la mme forme, ni la mme richesse. Valentin Schaepelynck, Lucette

    Colin et Edwige Phitoussi ont lu et corrig avec patience mon franais mtque, entreprise

    qui nest pas des moindres. Je dois enfin un remerciement particulier Rmi Hess et

    Lucette Colin, pour mavoir accueilli dans leur maison de Sainte Gemme o jai pu profiter

    de leur trs riche bibliothque, ainsi que dun milieu de travail extraordinaire. Quant

    Charlotte, cest sans doute sa patience et son soutien constant que je dois le plus.

    Ce travail est ddi ma mre, sa lutte contre la mort et surtout contre la vie.

  • II

    Introduction

    LE CONCEPT DE POPULATION

    On ne sera pas tonn de retrouver une certaine fiert dans un de ces articles de

    magazines que la SNCF offre sur les trains long trajet, assurant que la population

    franaise a encore augment atteignant le seuil de 64 millions dindividus au 1er janvier

    2009. On dcle, de plus, un incontestable enthousiasme dans le constat que cette

    croissance tient essentiellement la vigueur de la natalit, la meilleure dEurope. On peut

    presque parler de baby boom ! 1. Il faudrait sans doute restituer cette affirmation dans une

    longue histoire, et en partie douloureuse, qui est celle dune anxit dmographique

    bien franaise2, mais on ne la comprendrait pas sans prendre en compte lenthousiasme

    que chacun prouve face une nouvelle vie qui voit le jour. Dans notre monde devenu

    malthusien, lappartenance une collectivit enracine dans les phnomnes biologiques

    de la vie et de la mort, dsigne encore un aspect important et pourtant relativement peu

    tudi de notre identit. La famille, la race, la nation, la patrie, ont t tour tour

    dconstruites : depuis longtemps on a montr comment on construit des

    collectivits naturelles par des processus historiques, idologiques ou matriels. Mais le

    concept de population prsente une trange rsistance , qui tient dune part, sa nature

    indcise, entre le biologique et le social, et dautre part la polysmie extraordinaire du

    mot. Il faut, par souci de clart, partir dune interrogation toute simple : quest-ce quune

    population ?

    Question facile au premier abord, laquelle on serait tent de rpondre

    approximativement : ensemble de personnes occupant un lieu quelconque . Une

    dfinition aussi large, qui a sans doute le mrite dtre intuitive, peut parfaitement

    1 C. Lambert, Le bobo est-il un bb addict ? , TGV magazine, 16, 2009, p. 26. 2 Cf. M. S. Teitelbaum, J. Winter, The Fear of Population Decline, London, Academic Press, 1985.

  • III

    sappliquer une collectivit humaine quelconque, ce qui explique la fois la diffusion et la

    plurivocit du terme : Population aise, arrire, bruyante, dissolue, volue, grossire,

    grouillante, opprime, pauvre, saine, tranquille, turbulente ; appel, avis la population ;

    dcimer la population. Les destines du monde tiennent plus quon ne limagine cette

    intressante population qui peuple le rez-de-chausse de la capitale , crit Reybaud,

    tmoignant dune confusion assez frquente au XIXe sicle entre population et peuple1.

    Mais encore aujourdhui, on parle facilement des populations croyantes , des

    populations laborieuses , d tonner la population etc, en utilisant le terme la fois

    comme synonymes d ensemble , de peuple , de foule , de masse : bref, le mot

    de population semble mobilisable chaque fois que lon parle dun effectif dtres

    humains.

    Le dmographe possde naturellement une dfinition plus prcise : ensemble des

    individus rpondant une mme dfinition 2. Le plus souvent, en dmographie, cette

    dfinition est donne en termes dunit spatiale et temporelle, de telle faon que la

    population est concrtement le nombre de personnes prsentes un moment donn sur

    un territoire donn .3 Or, mme si lappartenance dun individu une population est

    dcide en fonction de critres concrets et prcis, il savre en ralit impossible de

    dnombrer la population dun pays dans une priode donne sans une marge derreur, ce

    qui en fait une ralit bien abstraite. Ainsi, le droit distingue la population lgale, constitue

    par lensemble des rsidents habituels dun tat, et la population totale qui comprend, par

    exemple, les diplomates ou les militaires appartenant dautres pays, les trangers, etc. Une

    distinction similaire est utilise, en conomie, entre population prsente et population

    rsidente 4.

    Mais les difficults relatives la mesure de la population ne sont pas les seules,

    lEncyclopaedia of Population rapporte en effet deux dfinitions tires de lOxford English

    Dictionary qui semblent dfier lapparente simplicit du concept : une population est The

    total number of people inhabiting a country, city, or any district or area ( le nombre total des

    personnes habitant un pays, une ville, ou un lieu quelconque ), mais elle est, en mme

    1 Reybaud, Jean Paturot, Paris, 1842, p. 158. 2 J. Vallin, La dmographie, Paris, La Dcouverte, 1991 (red. 2002), p. 7. 3 Cf. Cf. A. Sauvy, Thorie gnrale de la population, Paris, PUF, 1952-1954, p. 50 ; H. Le Bras, Ladieu aux

    masses. Dmographie et politique, La Tour dAigues, ditions de lAube, coll. Monde en cours , 2002, 9-10. 4 Cf. Y. Bernard, J-C. Colli, Dictionnaire conomique et financier, Paris, Seuil, 1975 (red. 1996), pp. 1093-

    1097.

  • IV

    temps, the body of inhabitants of a place (littralement : le corps des habitants dun lieu)1.

    Ces deux dfinitions, apparemment similaires, sont en ralit radicalement diffrentes et

    contradictoires : dans le premier cas, la population est un nombre, une mesure. Dans le

    second cas, la population est substantialise et identifie lensemble dnombrable des

    habitants dun territoire.

    Ainsi, cette deuxime dfinition semble autoriser une dfinition de la population

    comme une ralit organique et biologique qui dfie les deux critres dappartenance,

    lunit de temps et despace : demographers also use the term population to refer to a different kind

    of collectivity, one that persists through time even though its members are continuously changing through

    attrition and accession. [] The collectivity persists even though a virtually complete turnover of its

    member occurs a last once each century.2 Autrement dit, pour le dmographe, il ny pas de

    population en tant que telle si celle-ci na pas de continuit dans le temps, si ses membres

    ne sont pas constitus en un groupe stable, dfinissable par lappartenance une unit

    territoriale, mais aussi par des critres politiques, juridiques, ethniques et religieux, et lis

    par des processus de reproduction dterminant la succession des gnrations3. La

    prolifration des critres de dfinition de la population est lorigine dune multiplication

    virtuellement infinie des populations et, par consquent, dune gnralisation du terme

    (population blanche, noire, homosexuelle, catholique, mais aussi population urbaine,

    scolaire, rurale, etc.). Pour penser la coexistence et le dveloppement temporel des

    diffrentes populations sur un mme territoire, Alfred Sauvy insiste sur la perptuation de

    certains caractres qui seraient en quelque sorte la garantie de lunit et de lidentit dune

    population travers le temps, mais il est bientt oblig dintroduire la notion de

    conscience de groupe , qui seule semble pouvoir tmoigner de la persistance dune

    population dans son identit4.

    1 Cf. G. McNicoll, Population , in P. G. Demeny, G. McNicoll, Encyclopaedia of Population, New York,

    MacMillan Reference, 2003, Vol. II, 730-732. Il faut se garder de prendre body seulement au sens de corps en anglais pour tendue ou masse deau on peut aussi dire a body of water - cela renvoie une ralit considre comme tout.

    2 S. H. Preston ; P. Heuveline ; M. Guillot, Demography : Measuring and Modelling Population Processes, Oxford, Blackwell, 2001, p. 1.

    3 Cf. M. Livi Bacci, La demografia , in Id.; G. C. Blangiardo; A. Golini (ds.), Demografia, Torino, Fondazione Giovanni Agnelli, 1994, p. 3.

    4 A. Sauvy, Trait gnrale de la population, cit., vol. I, p. 80 : Par population , il faut entendre un groupe de personnes prsentant des caractres physiques, raciaux ou culturels transmissibles et suffisamment apparents pour se perptuer distinctement. [] Les deux populations peuvent diffrer soit par un caractre physique hrditaire, par exemple Noirs et Blancs, soit par des caractres acquis mais transmissibles, langue, religion, etc., soit mme simplement par la naissance et par la conscience de groupe (caste notamment). Mais pour quon puisse parler de dualit et de coexistence, il faut que ces diffrences, soit suffisamment

  • V

    La population dun certain territoire ne semble donc pas pouvoir tre identifie

    simplement une sorte de soubassement biologique dot dun dynamisme interne, savoir

    la puissance de reproduction : il faut quen plus certains lments caractrisant une

    population soient suffisamment vidents aux membres mmes de la population pour quils

    puissent en faire partie. Par consquent lhistoire dune population cesse dtre lhistoire de

    ses mouvements vus par rapport un nombre limit de variables biologiques et

    territoriales (natalit, mortalit, immigration, migration), et elle semble plutt concerner

    lhistoire dune socit entire et faire appel des variables telles que la tradition, la culture,

    la langue ou encore lidentit politique. Une telle dfinition est tout naturellement trs

    ambigu car la population tend alors se confondre avec la nation, un terme qui est

    son tour susceptible de renvoyer simultanment deux entits aussi loignes que le

    peuple et ltat1.

    Mais encore une fois les problmes soulevs par une telle dfinition ne sarrtent

    pas l : supposer que lon accepte de voir la population comme une description

    purement quantitative dun certain groupe ou ensemble social, elle ne peut concerner

    quune collectivit humaine, alors que les dfinitions donnes par lcologie montrent une

    ralit bien plus vaste: The assemblage of a specific type of organism living in a given area , All of

    the individuals of one species in a given area .2 Remarquons dabord quune population, ainsi

    dfinie, peut aussi bien dsigner une culture bactrienne, les plantes dun territoire identifi

    ou le nombre total danimaux de telle espce sur un espace donn (par exemple la

    population des ours blancs au Groenland). Dailleurs, lextension de lusage du terme au

    monde animal sest opre trs tt : une des premires occurrences en franais apparat

    dans la Dissertation sur la pche, sur la population et lge du poisson de Manget de Saint-Marc3.

    Chez Mirabeau, grand divulgateur du terme au milieu du XVIIIe sicle, le mot de

    population recouvre non seulement la multiplication des hommes, mais aussi celle dune

    espce animale quelconque : Maintenant il est question de dmontrer mon principe,

    savoir que la mesure de la subsistance est celle de la population. Si la multiplication dune espce

    apparentes et quelles aient pour effet de rapprocher les individus de mme caractre, de faon provoquer une conscience de groupe, susceptible dengendrer des tensions sociales.

    1 P. Kreager, Quand une population est-elle une nation? Quand une nation est-elle un tat ? La dmographie et lmergence dun dilemme moderne, 1770-1870 , Population, 6, 1992, pp. 1639-1656.

    2 Cf. http://www.wordinfo.info, (aussi les dfinitions suivantes). 3 Cf. C. Thr ; J.-M. Rohrbasser, Lemploi du terme Population dans les annes 1750 (indit, je

    remercie les auteurs pour mavoir permis la consultation), p. 7, louvrage de Manget de Saint-Marc na pas de date, mais les auteurs pensent quil a t rdig dans les annes 1740.

  • VI

    dpendoit de la fcondit, certainement il y auroit dans le monde cent fois plus de loups

    que de moutons.1 Les dfinitions cologiques mettent laccent la fois sur

    lappartenance une espce et sur le rapport entre la population et son milieu, ou mieux

    sur le concept mme dcosystme, en tant que systme o les lments sont des espces

    biologiques que leurs relations de dpendance (nourriture, protection des jeunes contre les

    adultes prdateurs) mettent en situation de prosprer, de compenser par la reproduction

    les effets de mortalit, et de donner naissance ventuellement, partir de variations

    hrditaires, des nouvelles varits plus rsistantes aux changements possibles des

    conditions de vie, bien capables dadaptation 2.

    Etroitement li cette dfinition cologique, le concept de population locale

    dsigne, en biologie, la communaut des individus panmixie potentielle (capable

    daccouplement) dans un lieu donn3. Pour le biologiste, en effet, la population reprsente

    lunit systmatique de base, laquelle appartiennent tous les tres vivants que nous

    observons , au point que lespce mme peut tre considre comme un groupe de

    populations interfcondes sexuellement isoles4. De faon similaire, en gntique la

    population mendlienne dsigne une collection dorganismes par opposition une

    collection de gnes. Au sein dune mme population, les individus partagent un seul et

    mme pool de gnes , de sorte que chaque accouplement a une probabilit gale

    dengendrer une progniture : la population mendlienne se dfinit donc comme une unit

    panmictique entrecroisement alatoire. Envisage comme totalit, elle constitue

    lincarnation temporaire et la manifestation visible dun pool de gnes : cest au sein dune

    population que les gnes sorganisent en combinaisons multiples et que sexprimentent de

    nouvelles combinaisons gntiques. Linteraction de ces gnes permet la population

    dagir comme unit majeure de lvolution. Cest en ce sens quErnst Mayr affirme

    1 V. Mirabeau, marquis de, Lami des hommes ou Trait de la Population, Avignon, 2 vol, 1756-1758, vol. I,

    p. 40. 2 G. Canguilhem, La question de lcologie. La technique ou la vie , Dialogue, Cahier, 22, mars 1974,

    37-44. Dans les modles conomiques, le rapport de la population au milieu apparat sous la forme de la relation aux ressources : par rapport ces dernires, dans lhistoire de la pense conomique, la population est apparue la fois comme variable endogne (influence par le processus conomique) ou exogne (capable dinfluer sur le processus conomique mais pas dtre influence par celui-ci). Cf. C. M. Cipolla, The Economic History of World Population, London, Penguin Books, 1962, tr. fr. Histoire conomique de la population mondiale, Paris, Gallimard, 1965.

    3 Ou, selon J. Daget et M-L. Bauchot, lensemble des individus qui occupent un habitat suffisamment restreint par rapport leur facult de dplacement pour que lintrieur de cet habitat le jeu de la fcondation croise aboutisse la constitution dun pool gnique commun (cit. in J. Ruffi, Trait du vivant, Paris, Fayard, 1982, p. 406).

    4 J. Ruffi, op. cit., p. 407.

  • VII

    qu une population a donc la capacit de se transformer dans le temps 1, et cest aussi en

    ce sens biologique que la population est prioritairement envisageable comme, nous lavons

    vu, une unit dote dhistoire.

    En anthropologie, ainsi, le concept de population comme communaut

    reproductive est devenu essentiel pour tudier lvolution de lespce humaine dans le

    temps : la notion mme dvolution depuis Darwin est pensable seulement par des

    variations dans la population et entre populations (et donc dans une mtapopulation ).

    En effet, mme si la transmission des caractres gntiques est individuelle, elle est

    pensable comme slection sur la base dune adaptation seulement par rapport une

    population se transformant dans le temps.2

    Ces dfinitions biologiques ou cologiques nont encore pas grand-chose voir avec

    la dfinition en statistique, o la population reprsente toute agrgation finie ou infinie

    dindividus comparables, anims ou non, pouvant faire lobjet dune tude. La population

    ne dsigne plus ici ni une ralit mesurable, puisquelle peut tre infinie, ni une ralit

    essentiellement biologique, puisquelle consiste en un agrgat dindividus en gnral, aussi

    bien choses, tres vivants, que ralits abstraites3. Toutefois, mme cette dfinition qui

    apparat comme la plus simple, est complique par la diffrence entre la statistique

    descriptive, dorigine administrative, et la statistique infrentielle : pour la premire, la

    population est un agrgat dindividus, alors que la seconde la conceptualise comme une

    entit abstraite construite par linteraction des taux4. On retrouve ici lopposition que lon

    a vue en dmographie, entre la population comme ralit et comme mesure.

    Il est difficile de trouver une notion aussi intuitive et ancre dans le langage

    commun et en mme temps aussi fondamentale pour un ensemble de sciences spcifiques

    1 E. Mayr, Populations, espces et volution, tr. fr. de Y. Guy, Paris, Hermann, 1974, d. or. Population, Species

    and Evolution, Harvard, Harvard University Press, 1970 (1ere d. Animal Species and Evolution, Harvard University Press, 1963), p. 96.

    2 Cf. C. Serrano Sanchez, The Concept of Population , International Journal of Anthropology, 11, 2-4 (15-18), 1996, p. 16 : The idea of evolution implies the transmission of an individuals characteristic to his descendants, but with modification over the generations in their frequencies in the population so that it becomes better adapted. Population is the only study unit applicable for this purpose.

    3 Y. Dodge, Statistique. Dictionnaire encyclopdique, Paris, Springer-Verlag France, 2004, p. 406. Une population est dfinie comme un ensemble dunits statistiques de mme nature sur lequel on recherche des informations quantifiables. La population constitue lunivers de rfrence lors de ltude dun problme statistique donn. Lauteur donne comme exemples de population lensemble des personnes dun pays, lensemble des arbres dune fort, lensemble de la production dune usine, ou encore lensemble de prix darticles de consommation forment chacun une population.

    4 Sur ce point, cf. I. Hacking, Statistical Language, Statistical Truth and Statistical Reason , in E. McMullin (d.), The Social Dimensions of Sciences, Notre Dame, University of Notre Dame Press, 1992, pp. 130-157.

  • VIII

    comme la dmographie, la biologie, la statistique, lanalyse des probabilits. Notre

    inventaire prliminaire montre bien la difficult de la question que lon sest pose : partis

    de la notion apparemment simple de population, comprise comme ensemble dtres

    humains localiss en un certain lieu, retenue de faon quasi intuitive aussi dans le langage

    commun que dans le lexique dmographique, nous voici prsent confronts un

    vritable casse-tte smantique. Le concept de population tient une ambigut

    fondamentale, drivant des deux dfinitions gnrales quon lui donne : lune partir dune

    qualit commune des gens, des animaux ou des choses, lautre partir du nombre

    dcrivant un ensemble circonscrit. Cette ambigut conceptuelle ncessite une premire

    mise au point pistmologique.

    La vie des concepts

    La constellation de sens du mot population semble difficilement matrisable car

    chaque discipline scientifique y rattache une reprsentation bien prcise, qui ne concide

    pas forcment avec les autres. De plus, le concept de population semble dfier une

    opposition bien tablie entre sciences humaines et sciences naturelles : la population

    fonctionne comme unit dobservation tout aussi bien en conomie quen biologie, en

    sociologie et cologie, et enfin en statistique. Entre les diffrentes dfinitions que lon a

    vues, celle donne par le statisticien se caractrise sans doute par un degr plus lev

    dabstraction et apparat donc comme la plus ample, mais aussi la plus loigne du langage

    ordinaire. Pourrait-on dire quelle comprend et rsume les concepts de population des

    autres sciences ? Plus que les englober, elle semble les simplifier jusquau point den perdre

    des caractres essentiels : ainsi la notion dentit vitale, rattache aux dfinitions

    biologiques, gntiques ou anthropologiques est irrmdiablement perdue ; linscription

    dans un espace et un temps, implique par les dfinitions dmographiques, cologiques,

    conomiques nest plus requise dans lobjet abstrait de la statistique.1

    Lirrductibilit des diverses dfinitions une seule montre que ces diffrentes

    conceptions de population sont autant de modes diffrents de la penser, et que

    1 H. Le Bras, Peuples et populations , in Id., (ed.), Linvention des populations. Biologie, idologie et politique,

    Editions Odile Jacob, Paris, 2000, p. 9 : Trop gnrale, la dfinition statistique ne justifie pas lexistence dune branche distincte de savoir. Tout statisticien a affaire des chantillons, des ventilations dlments en catgories, des ensembles dfinis. Distinguer une science de ces ensembles serait analogue distinguer au sein des mathmatiques une science des quations.

  • IX

    lirrductibilit drive, plus encore que de la multiplicit de lobjet, de la faon de le

    regarder. Observation qui peut tre banale, mais qui implique une consquence importante

    pour nous : ces disciplines scientifiques ne se limitent pas dfinir leur concept de

    population selon leurs intrts, leur champ dapplication et leurs corpus doctrinal, mais

    elles se structurent sur la base de ce mme concept. Ce nest pas seulement une certaine

    approche disciplinaire qui dfinit le concept, cest la discipline qui se dfinit par rapport au

    concept.

    Par exemple, on a vu que la population en statistique est un ensemble dunits qui

    sont ncessairement commensurables (et donc susceptibles dtre calcules) mais non

    ncessairement finies. Or, lide quun ensemble non fini puisse faire lobjet dun calcul

    rationnel est lie aux dveloppements du calcul probabiliste, qui trouve son fondement

    dans la possibilit quun jugement pratique en situation dincertitude nest pas moins

    rationnel quun jugement absolument certain. Cette ide relve dun sens nouveau de la

    rationalit qui commence avoir cours au milieu du XVIe sicle et dont lexpression la plus

    spectaculaire est le clbre pari de Pascal, dfi lanc la fois lidal aristotlicien de scientia

    comme connaissance exhaustive guidant laction et au scepticisme radical dun Montaigne

    ou dun Le Mothe le Vayer1. Le sens de cette nouvelle rationalit pragmatique, ou no-

    sceptique consistait poser laction au fondement de la croyance et sinterroger plutt

    sur le risque et le gain possibles associs une action :

    Dans le pari de Pascal, il ne sagit ni simplement de la probabilit que Dieu existe, ni

    simplement de la flicit ou de la misre infinies qui attendent le saint et le pcheur

    respectivement. Il sagit plutt du produit de deux (il est significatif que ce produit fut conu

    sous forme dun pari), et du rapport dun enjeu certain et dun gain incertain.2

    Selon Lorraine Daston, linterprtation classique des probabilits (dominante de

    1650 jusquau dbut du XIXe sicle) trouve son origine dans la doctrine des contrats

    alatoires , appartenant au domaine lgal et la pratique juridique et qui consiste

    principalement dans la tentative de codifier mathmatiquement les diffrents niveaux de

    1 Laffirmation du no-scepticisme, ou dun scepticisme constructif, qui accepte le caractre

    invitablement incertain de la connaissance - tout en soutenant quun certain degr de connaissance est suffisant pour laction et ne rend pas moins efficace et certaine la praxis humaine a t montre par R. H. Popkin, The History of Scepticism from Erasmus to Spinoza, University of California Press, 1979, tr. fr. Histoire du scepticisme drasme Spinoza, Paris, PUF, coll. Leviathan , 1995, pp. 179-202. Selon Popkin le scepticisme de Mersenne ou Gassendi tait en effet une rponse catholique au dogmatisme protestant mais aussi au pyrrhonisme individualiste de Montaigne ou Charron.

    2 L. Daston, Linterprtation classique du calcul des probabilits , Annales HSS, 44, 3, 1989, p. 719.

  • X

    certitude qui orientaient la pratique des hommes raisonnables 1. Ainsi, les

    dveloppements de cette mathmatique du risque au cours des XVIIe et XVIIIe sicles,

    sont indissociablement lis au raisonnement sur la vie humaine et sur les rgularits

    inhrentes au nombre des hommes et leur application des domaines pratiques

    considrs par nature comme incertains : les statistiques de mortalit, les contrats de

    mariage, la dure de la vie humaine et la dtermination des rentes viagres, la diffusion des

    pidmies, le calcul des dcs par tranche dge, mais aussi le risque de perdre une certain

    cargaison au cours dune transaction commerciale, lesprance de gagner un pari, etc. Les

    premiers essais de larithmtique politique anglaise, et singulirement les clbres

    Observations naturelles et politiques sur les bulletins de mortalit de la ville de Londres de John

    Graunt,2 montrent la convergence de ces diffrents intrts et approches, et surtout

    linextricable lien entre la comptabilit des hommes et celles que Ian Hacking a dcrit

    comme les conditions de possibilit de la mathmatique probabiliste : la diffusion des

    connaissances mathmatiques au sein de la socit notamment chez les commerants

    comme Graunt et les hommes politiques comme Petty -, la valorisation des savoirs

    pratiques et des basses sciences de la Renaissance dans le sillage de Bacon, la

    transformation des signes en vidence inscrits dans un livre de la Nature quil faut

    dchiffrer3. Lmergence du raisonnement no-sceptique et de la rationalit probabiliste

    classique ne sont pas des vnements de la pense qui ensuite ont eu des applications

    pratiques : les risques lis au commerce, la comptabilit, les jeux de hasard, les questions

    1 L. Daston, Classical Probability in the Enlightenment, Princeton, Princeton University Press, 1988, pp. 1-

    48. 2 J. Graunt, Natural and Political Observations Made Upon the Bills of Mortality, Baltimore, The John Hopkins

    University Press, 1939, tr. fr de E. Vilquin, Observations naturelles et politiques repertories dans lindex ci-aprs et faites sur les bulletins de mortalit, par John Graunt, citoyen de Londres, Paris, INED, 1977. La paternit de louvrage, que plusieurs considrent comme lacte fondateur de la dmographie, a fait lobjet dun long dbat. Pour deux points de vue rcents sur la question cf. H. Le Bras, Naissance de la mortalit. Lorigine politique de la statistique et de la dmographie, Gallimard-Seuil, collection Hautes tudes , Paris, 2000, qui soutient la paternit de William Petty, et S. Reungoat, William Petty observateur des les britanniques, INED, Paris, 2004, pp. 15-42, qui soutient le point de vue dune collaboration entre Petty et Graunt.

    3 I. Hacking, Lmergence de la probabilit, trad. de M. Dufour, Paris, Seuil, 2002, d. orig. The Emergence of probability: a philosophical study of early ideas about probability, induction and statistical inference, Cambridge, Cambridge University Press, 1975, sur larithmtique politique cf. chap. 12, sur la thorie des signes qui se substitue aux signatures de la Renaissance : cf. chap. 5. Cette ide est originairement de Foucault, cf. MC, pp. 40 sv., en particulier p. 77 : Mais si on interroge la pense classique au niveau de ce qui archologiquement la rendue possible, on saperoit que la dissociation du signe et de la ressemblance au dbut du XVIIe sicle a fait apparatre ces figures nouvelles que sont la probabilit, lanalyse, la combinatoire, le systme et la langue universelle, non pas comme des thmes successifs, sengendrant ou se chassant les uns les autres, mais comme un rseau unique de ncessits. Et cest lui qui a rendu possibles ces individualits que nous appelons Hobbes, ou Berkeley, ou Hume, ou Condillac.

  • XI

    religieuses et morales, ont t autant de mode de mise en uvre dun raisonnement

    probabiliste.

    La reconstitution du rseau des possibilits lies aux jugements pratiques montre

    que lhistoire de larithmtique politique, qui sest dveloppe autour du nombre des

    hommes du XVIIe sicle, pourrait tre envisage comme la prhistoire dun style de

    raisonnement qui sest affirm plus tard, suite au dclin de linterprtation classique

    des probabilits la fin du XVIIIe sicle, et qui, enfin, a largi la logique des chances

    la socit entire.1 Hacking a consacr un grand nombre danalyses au style statistique ,

    en cherchant comprendre notamment comment celui-ci a totalement modifi

    lexprience que nous faisons du monde dans lequel nous vivons au jour le jour, un monde

    intgralement marqu du sceau de la probabilit : la sexualit, le sport, la maladie, la

    politique, lconomie, llectron. Le triomphe de la probabilit fut concoct au dix-

    neuvime sicle, et mis au point au vingtime. Impossible de lui chapper2. Ce triomphe

    du style statistique est li historiquement la conceptualisation de la population comme

    agrgation dindividus finis ou infinis, dont on peut calculer les rgularits, les moyennes et

    les variations. Impossible de comprendre la diffusion extraordinaire du concept de

    norme au XIXe sicle sans prendre en compte lnorme quantit des donnes rcoltes

    et des catgories et classifications cres par lanalyse statistique des rgularits des

    populations : de ce point de vue, cest par lintrt que, partir du milieu du XVIIIe sicle,

    on a port aux problmes de population, que lide mme de normalit et de

    personne normale a pu se substituer lide de nature humaine au cours du XIXe

    sicle3.

    Le concept de population en biologie a eu une fonction encore plus structurante.

    Pour Franois Jacob, toute la thorie de lvolution repose sur la loi des grands

    nombres , car limpulsion donne la transformation des formes vivantes concide avec

    leur mme puissance de reproduction et trouve sa limitation dans les forces du dehors :

    Darwin et Wallace avaient bien appris la leon de Malthus, et son ide de freins passifs

    1 Philip Kreager, dans un article commentant largement les travaux de Hacking et Daston, a soulign en

    particulier le rle central des premires enqutes darithmtique des populations dans le dveloppement de la pense probabiliste, en explicitant ainsi un point qui reste souvent implicite dans ces ouvrages (cf. Histories of Demography: A Review Article , Population Studies, 47, 1993, pp. 519-539).

    2 I. Hacking, Leon inaugurale, Paris, Collge de France, 2001, p. 3. 3 Cf. I. Hacking, The Taming of Chance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. pp. 160-169 ; Id.

    Biopower and the Avalanche of Printed Numbers , in Humanities in Society, v. 5, n 3-4 Summer and Fall 1982: Foucault and Critical Theory: The Uses of Discourse Analysis , 1982, pp. 279-295.

  • XII

    sopposant la croissance gomtrique de la population.1 Ernst Mayr a dfini la pense

    populationnelle qui saffirme au XIXe sicle dans les ouvrages de Darwin et Galton

    comme une alternative lessentialisme de matrice platonicienne et la conception

    typologique de lespce. Le concept de population, centr sur lide de lunicit et de la

    singularit de lindividu, a selon Mayr jou un rle majeur dans lvolution de la discipline

    en tant que science du vivant bien distincte des autres sciences naturelles2. Lintroduction

    de la population comme concept non-essentialiste a permis de considrer les moyennes

    comme artifices et non comme erreurs ou imperfections de lobservation des lois

    dterministes (tel tait videmment le cas selon Petty, Graunt, Qutelet ou Laplace). Ainsi,

    pour Mayr, la notion de combinaisons alatoires des caractres indpendants au sein dune

    population mendelienne est exactement ce qui a permis la rflexion biologique du XIXe

    sicle de conserver laccent sur les aspects qualitatifs du monde vivant, le caractre de

    singularit de lorganisme et douverture du systme de lvolutionnisme darwinien.

    Mais en mme temps, on pourrait dire que si les contemporains de Darwin

    pouvaient accepter sa thorie de lvolution tout en refusant le principe de slection

    naturelle, ce qui nous semble aujourdhui bien trange, cest que Darwin lui-mme pensait

    lvolution en termes populationnels et lhrdit en termes purement individuels3.

    1 F. Jacob, La logique du vivant. Une histoire de lhrdit Paris, Gallimard, 1970, pp. 177-195. Cf. aussi la

    recension de M. Foucault parue dans Le Monde, 15-16 novembre 1970 : Darwin humiliait peut-tre l'homme en le faisant descendre du singe, mais -chose beaucoup plus importante -il dpouillait l'individu de ses privilges en tudiant les variations alatoires d'une population au fil du temps. ( Crotre et multiplier , in DEI-II, pp. 967-972).

    2 E. Mayr, The Growth of Biological Thought. Diversity, Evolution and Inheritance, Harvard, Harvard University Press, 1982, p 46 : Population thinkers stress the uniqueness of everything in the organic world. What is important for them is the individual, not the type. They emphasize that every individual in sexually reproducing species in uniquely different from all others, with much individuality even existing in uniparentally reproducing ones. [] This uniqueness of biological individuals means that we must approach groups of biological entities in a very different spirit from the way we deal with groups of identical inorganic entities. This is the basic meaning of population thinking. The difference between biological individuals are real, while the mean values which we may calculate in the comparison of groups of individuals (species, for exemple) are man-made inferences. Sur ce theme cf. aussi J. Ruffi, Trait du vivant, cit., pp. 621 sv.

    3 Jean Gayon propose une lecture lgrement diffrente de celle de Jacob et plus similaire celle de Mayr. Lide que lobjet de la transformation, ce nest pas lorganisme, mais lensemble des organismes semblables qui vivent au cours des temps (F. Jacob, op. cit., p. 184) serait attribuer, plutt qua Darwin, Wallace. Ce dernier pense le processus gnrateur de la modification des espces comme un rsultat du pouvoir daccroissement des populations. Darwin met laccent sur le sens purement descriptif de population, qui laisse subsister une conception individualiste de la slection naturelle, alors que, pour Wallace, la population est lunit de base active de la modification de lespce (cf. Darwin et laprs-Darwin. Une histoire de lhypothse de slection naturelle, Paris, Kim, 1992, pp. 21-65.) La pierre dachoppement est ici naturellement constitue par la notion dhrdit, que Darwin confond encore avec la gnration, car, selon lui, ce qui se transmet dune gnration la suivante, cest une miniaturisation intgrale de lorganisme individuel , ce qui fait de Darwin encore un homme du XVIIIe sicle selon G. Canguilhem ( Sur

  • XIII

    Pour que le darwinisme soit confirm sur le terrain de la gntique, il a fallu sa rencontre

    avec le mendlisme, qui expliquait les mcanismes hrditaires prcisment grce

    lintroduction de la population comme srie dventualits statistiquement mesurables1.

    Pour ces raisons, dans son ouvrage monumental sur lhistoire des styles de pense

    scientifique, Alistair Crombie retrace dans la science des rgularits de populations

    ordonnes dans lespace et dans le temps un des deux grands ples de dveloppement

    gnral de lesprit scientifique moderne (lautre tant la science des rgularits

    individuelles), notamment la base des deux grands styles de pense scientifique :

    lanalyse statistique et probabiliste et la drivation historique du dveloppement gntique2.

    Ces brves considrations nous conduisent un premier constat : ces diffrentes

    significations ne sont probablement pas rductibles une seule dfinition de population

    prcisment parce quelles organisent diffrents domaines de lexprience, ne concidant

    pas ncessairement avec des dcoupages disciplinaires souvent imposs posteriori. Mais si

    dans chaque contexte, le concept rpond des rgles dusage spcifiques, cest prcisment

    parce que dans chaque terrain dexprience (scientifique, mais comme nous avons vu aussi

    religieuse, commerciale, politique, etc.), il est connect un rseau dautres concepts.

    Comme le rappelle Gilles Deleuze : En premier lieu, chaque concept renvoie dautres

    concepts, non seulement dans son histoire, mais dans son devenir ou dans ses connexions

    prsentes.3 Nous avons vu que dans lanalyse statistique font partie de la famille du

    concept de population les concepts de prdiction, utilit et vidence, et dans la gntique

    des populations ceux dindividualit, dhritage et dvolution. En ce sens un concept vient

    se trouver au centre dun rseau plus large, constitu par les diffrentes familles

    dappartenance qui le rendent intimement polysmique et en mme temps qui lui

    confrent sa singularit.

    lhistoire des sciences de la vie depuis Darwin , in Id., Idologie et rationalit dans lhistoire des sciences de la vie. Nouvelles tudes dhistoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1988, pp. 101-119).

    1 F. Jacob, op. cit., pp. 220-228. Pour une explication exhaustive de la difficile et tourmente rencontre du darwinisme avec le mendlisme, cf. W. B. Provine, The Origins of Theoretical Population Genetics, Chicago, University of Chicago Press, 1971.

    2 A. C. Crombie, Styles of Scientific Thinking in the European Tradition: The History of Argument and Explanation Especially in the Mathematical and Biomedical Sciences and Arts, London, Gerald Duckworth & Company, 1995, vol. II: pp. 1245-1443, vol. III: pp. 1547-1765 ; sur Crombie et son ide de style de pense cf. I. Hacking, Truth, Language and Reason et Style for historians and philosophers , in Id., Historical Ontology, Cambridge, Harvard University Press, 2000, chap. 11 et 12.

    3 G. Deleuze, F. Guattari, Quest-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991, p. 23-24 : [] les concepts se raccordent les uns avec les autres, se recoupent les uns avec les autres, coordonnent leurs contours, composent leurs problmes respectifs, appartiennent la mme philosophie mme sils ont des histoires diffrentes.

  • XIV

    Lidentit mme du concept est dfinie la fois par les rgles qui en spcifient

    lusage lintrieur dune famille et par les diffrences quil entretient avec les autres

    concepts du rseau largi des familles : ici le champ dutilisation est un champ de

    stabilisation du concept1. Analogiquement, si cest le champ de stabilisation qui dtermine

    lidentit du concept, cest ce mme rseau de concepts interconnects qui permet la

    communication entre disciplines, ou, comme dirait Jean-Claude Perrot, les migrations

    doutillages intellectuels travers les savoirs : par ses relations avec ses diffrentes

    familles, un concept peut se prsenter dans des provinces distinctes du savoir, en dviant

    de sens et de statut et donc en largissant sa polysmie2.

    Franois Jacob, par exemple, a montr que lintroduction des grandes

    populations comme objet dobservation statistique a jou un rle fondamental non

    seulement dans la thorie de lvolution, mais aussi dans le traitement des grands

    complexes molculaires par la thermodynamique. Les premiers dveloppements de la

    cintique des gaz avaient dj convaincu Maxwell quil tait impossible de suivre le

    parcours de chaque molcule, mais que lon pouvait considrer la distribution en courbe

    en cloche des vitesses dune population de particules, modle qui sera repris par la

    thermodynamique statistique de Boltzmann.3 La thorie biologique de lvolution chez

    Darwin et la thorie physique de la cintique des gaz font appel au mme type

    dorganisation, la mme systmaticit implique par le concept de population.

    Comment se fait-il que dans des pratiques scientifiques aussi trangre lune

    lautre, sans communication directe, des transformations se produisent selon la mme

    forme et dans le mme sens ? se demandait Foucault4. Sans doute la rponse doit tre

    cherche au niveau des fractures et des modifications profondes qui affectent le champ de

    stabilisation dun concept5. De nouveaux concepts apparaissent dans le rseau conceptuel

    de la population , ou des modifications interviennent sur les concepts existants : si cest

    lhorizon, son champ dutilisation qui change, le concept de population peut tablir des

    1 Cf. A. Davidson, Foucault et lanalyse des concepts , in Au risque de Foucault, ditions du Centre

    Pompidou, Paris, 1997, p. 59, aprs in Id. L'mergence de la sexualit : pistmologie historique et formation des concepts trad. P.-E. Dauzat, Paris, Albin Michel, 2005; d. orig. The Emergence of Sexuality: Historical Epistemology and the Formation of Concepts, Cambridge, Harvard University Press, 2002.

    2 J.-Cl. Perrot, Histoire des sciences, histoire concrte de labstraction , in R. Guesnerie & F. Hartog, Des Sciences et des Techniques : un dbat, Paris, d. de lEHESS, Cahier des Annales , 45, 1998, pp. 25-37.

    3 F. Jacob, op. cit., pp. 210-220. 4 Entretien avec Michel Foucault , entretien avec J. G. Merquior et S. P. Rounaer, Rio de Janeiro,

    1971, in DEI-II, p. 1028. 5 A. Davidson, Foucault et lanalyse des concepts , cit., p. 61.

  • XV

    nouvelles connexions, changer de sens, gagner une position plus centrale dans

    lorganisation scientifique dune poque ou mme disparatre. Mais comment est-il

    possible de suivre les transformations du champ de stabilisation dun concept si ces

    transformations affectent le sens mme des concepts ?

    Car les migrations conceptuelles dune province lautre du savoir nous montrent

    dsormais que ces concepts sont dots dune paisseur historique due prcisment la

    fonction quils recouvrent. Si les concepts doivent tre compris comme des words in

    sites , chacun connect un rseau conceptuel spcifique, cest prcisment quils ont leur

    tre dans des sites historiques.1 Dans les deux cas, de la statistique ou de la biologie, que

    nous avons vus, le concept de population fonctionne comme une catgorie de la

    comprhension qui, un certain moment de la formation de ces sciences, a permis de

    dcouper un certain espace de lobservation scientifique : sa polysmie dpend de sa

    trajectoire historique travers un assortiment de savoirs extrmement varis comme

    larithmtique politique, la thologie, lastronomie, lconomie politique, lanthropologie, la

    statistique morale et administrative, la sociologie, le calcul des probabilits, la biologie, la

    psychologie, et seulement trs tard, partir de 1855 et de lintroduction du mot par Achille

    Guillard, dune science spcifique, la dmographie2. Il a fallu encore plus dun sicle pour

    quen France, la dmographie devienne la science de la population et acquire une sorte de

    monopole sur lobjet population3.

    Dissimuls par la permanence lexicale du mot, de multiples sens se sont glisss sous

    le concept de population, chacun appartenant un rseau conceptuel spcifique, chacun

    indiquant un objet prcis, chacun rpondant ceux que Ian Hacking et Arnold Davidson

    1 Cf. I. Hacking, Historical mta-epistemology , in L. Daston, W. Carl, Wahrheit und Geschichte,

    Gttingen: Vandenhoeck & Ruprecht, 1999, p. 66 : Concepts are only words in their sites, in their sentences, in the sentences as uttered, in the mouths or at the pens or terminal of the utterers, in the authority which enables the sentences to be transmitted, shared, repeated, abused, rejected. , Hacking met ainsi laccent sur les pratiques discursives formant ses styles de raisonnement, alors que la notion de styles de pense chez Crombie met laccent sur la dimension intellectuelle du savoir.

    2 Cfr. A. Guillard, lments de statistique humaine ou dmographie compare, Paris, Guillaumin & Cie, 1855. Mais Guillard ne parvient pas donner une dfinition synthtique de la dmographie, qui pour lui est la fois : lhistoire naturelle et sociale de lespce humaine (point de vue des sciences naturelles) et la connaissance mathmatique des populations (point de vue de la statistique sociale, inspir par Qutelet), la loi de la population (point de vue inspir par Malthus). Sur ce point cf. M. Dupaquier, La famille Bertillon et la naissance dune nouvelle science sociale : la dmographie , Annales de Dmographie Historique 1983, Paris, Editions de lEHESS, 1984, pp. 293-311 ; L. Schweber, Disciplining Statistics. Demography and Vital Statistics in France and England, 1830-1885, Durham, Duke University Press, 2006, pp. 35 sv.

    3 Cf. P.-A. Rosental, Lintelligence dmographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960), Paris, Odile Jacob, 2003.

  • XVI

    appellent des styles de raisonnement 1. Au niveau historique, on devrait alors briser la

    belle continuit que lon pouvait tracer entre larithmtique politique et la dmographie,

    pour parler, la rigueur, de plusieurs concepts de population qui sont exprims par le mme

    mot, mais qui appartiennent diffrents styles de raisonnement, comme lexplique

    Davidson :

    Dans ma terminologie, le mme mot, quasi rptable linfini, peut exprimer des concepts

    diffrents. Nos concepts sont stabiliss par un espace conceptuel, un style de raisonnement qui

    spcifie les rgles dusage de ces concepts. Ce qui pourrait paratre identique au dpart peut tre en fait radicalement diffrent, selon la manire prcise dont le concept nonc est stabilis. Un

    mme mot ou une mme phrase pouvant tre stabilis de manires diverses, voire opposes,

    nous ne comprenons pas ce qui se dit si nous ne comprenons pas le style de raisonnement qui

    assure les conditions dinscription des mots.2

    Cette observation courante en pistmologie historique est bien videmment

    applicable notre exemple. Le mot de population utilis par Mirabeau nindiquait pas le

    mme concept de population chez Darwin : entre les deux, il y a eu une rupture profonde

    qui concide avec le dclin de linterprtation classique de probabilit, mais surtout avec la

    progressive rosion du dterminisme newtonien. Ltude de la mortalit chez Graunt et

    Halley, le raisonnement sur la dure de la vie humaine chez Leibniz ou larithmtique

    politique de Petty, reposaient sur une hypothse dordre et de rgularit de la nature ou de

    lintention divine, et donc sur la conviction quil tait possible, dans ces phnomnes, de

    dceler une loi luvre.3 Les travaux de Daston et Hacking montrent que, jusqu la fin

    du XVIIIe sicle, la coexistence dun sens subjectif (ou pistmique) et objectif (ou

    frquentiel) de probabilit ne posait pas de problmes car linterprtation classique

    1 Pour Hacking les styles de raisonnement sont the ways in which we know, find out and evolves

    skills of thinking, asking or investigating (cf. Statistical language, statistical thruth and statistical reason , cit., p. 133 ; modes of reasoning that have specific beginnings and trajectories of development. ( Language, Truth, and Reason , cit., p. 162. Pour A. Davidson un style de raisonnement particulier est essentiellement constitu par un ensemble de concepts interdpendants ou lis. Ces concepts sont associs par des rgles spcifiables pour former ce que nous pourrions considrer comme un espace conceptuel dtermin, un espace qui tablit quels noncs il est possible de faire ou non avec ces concepts. [] Les styles de raisonnement donnent nos ides systmaticit, structure et identit ; ils sont, pour ainsi dire, la colle qui les fait tenir ensemble (op. cit., pp. 235, 243).

    2 Cf. A. Davidson, op. cit., pp. 242-43. Sur ce point voir G. Bachelard, La formation de lesprit scientifique, Paris, Vrin, 1938 (red. 2004), p. 20 : A une mme poque, sous un mme mot, il y a des concepts si diffrents ! Ce qui nous trompe, cest que le mme mot la fois dsigne et explique. La dsignation est la mme, lexplication est diffrente. ; cf. aussi C. Canguilhem, Gaston Bachelard , in Id., tudes dhistoire et de philosophie des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1968, p. 177 : Un mme mot nest pas un mme concept. Il faut reconstituer la synthse dans laquelle le concept se trouve insr, cest--dire la fois le contexte conceptuel et lintention directrice des expriences et des observations .

    3 J.-M. Rohrabasser, Qui a peur de la mathmatique ? Les premiers essais de calcul sur les population dans la seconde moiti du XVIIe sicle , Mathmatiques et Sciences Humaines, 40e anne, 159, 2002, p. 8.

  • XVII

    supposait une conception dterministe du monde qui niait lexistence relle du hasard et

    qui admettait donc lexistence dune probabilit subjective et des diffrents niveaux de

    certitude. La prface de Laplace son Essai philosophique sur les probabilits tmoigne encore

    de la confiance inbranlable dans cet ordre et de la conviction que les probabilits relvent

    de limperfection de la connaissance humaine.1 Darwin et Boltzmann, en revanche,

    habitent un monde compltement diffrent : avec la mcanique statistique comme avec

    la thorie de lvolution, la notion de contingence vient sinstaller au cur mme de la

    nature.2 Boltzmann ne traite plus la population des molcules dun gaz comme

    dpendante des comportements individuels : mme si on avait une connaissance prcise

    du comportement de chaque molcule de gaz en termes causaux, on ne saurait rien de plus

    sur la population dans son ensemble, on serait seulement obligs de produire dautres

    moyennes. Le thorme H de Boltzmann admet dsormais un certain nombre

    dexceptions qui ne sont pas le rsultat dune connaissance imparfaite car on peut assigner

    chaque vnement une certaine probabilit. Par consquent, mme si on avait accs

    lIntelligence suprme de Laplace, on ne pourrait que dterminer la probabilit quun

    vnement se produise.3 Linterprtation probabiliste boltzmanienne nest plus une lecture

    lacunaire du Livre de la Nature, mais ce nest pas encore le probabilisme beaucoup plus

    radical formul par le principe de Heisenberg, qui dmontre limpossibilit mme dune

    mesure simultane de la position et de la vitesse dune particule, et qui devient pour cela

    mme lexpression dun univers o le hasard joue une part telle que seulement lanalyse

    statistique et les calculs des probabilits en rvlent la logique. Par contre, la thorie

    cintique des gaz avait littralement ouvert la possibilit dun nouveau rapport entre le

    langage et la ralit, non plus bas sur la correspondance, mais sur la comparaison entre un

    modle physique et le rel.4

    1 Tous les vnements, ceux mmes qui par leur petitesse semblent ne pas tenir aux grandes lois de la

    nature, en sont une suite aussi ncessaire que le rvolutions du soleil. [] Nous devons donc envisager ltat prsent de lunivers comme leffet de son tat antrieur, et comme la cause de celui qui va suivre. Une intelligence qui pour un instant donn connatrait toutes les forces dont la nature est anime et la situation respective des tres qui la composent, si dailleurs elle tait assez vaste pour soumettre ces donnes lanalyse, embrasserait dans la mme formule les mouvements des plus grands corps de lunivers et ceux du plus lger atome : rien ne serait incertain pour elle, et lavenir, comme le pass, serait prsent se yeux. Lesprit humain offre, dans la perfection quil a su donner lAstronomie, une faible esquisse de cette intelligence. (P.-S. de Laplace, Essai philosophique sur les probabilits (1825), Paris, Christian Bourgeois, 1986, pp. 32-33).

    2 F. Jacob, La logique du vivant, cit., p. 215. 3 Cf. D. Costantini, I fondamenti storico-filosofici delle discipline statistico-probabilistiche, Torino, Bollati

    Boringhieri, 2004, pp. 160-187. 4 A. G. Gargani, Wittgenstein. Musica, parola, gesto, Milano, Raffello Cortina Editore, 2008, p. 69.

  • XVIII

    Cest limportation de ces modles en conomie qui permet la rencontre entre

    lconomie mathmatique, la statistique descriptive et la statistique mathmatique dans les

    annes 1930 du XXe sicle et la fondation de lconomtrie nouvelle, base sur de

    nouveaux objets statistiques appartenant au style statistique dcrit par Hacking.1

    Cest galement limportation de ces modles en biologie qui conduit une rvolution

    complte de lobjet : le cristal dADN est un objet surrel, crit Canguilhem, obtenu par

    une cascade de renoncements des traits jusqualors tenus pour caractristiques de ltre

    vivant [] Parce que les physiciens et les chimistes avaient, en quelque sorte, dmatrialis

    la matire, les biologistes ont pu expliquer la vie en la dvitalisant.2 Ces crations

    dobjets, ces transmigrations de modles dune discipline lautre devaient avoir des

    impacts profonds sur les modles dmo-conomiques dun cot et sur la gntique des

    populations de lautre, cest--dire les deux racines de la dmographie contemporaine.

    De sorte que le concept de population, aprs un dtour travers la biologie

    volutive, la physique de particules et la gntique, c'est--dire des champs du savoir o il

    obissait des rgles auparavant incommensurables avec ltude des populations

    humaines, sest pour ainsi dire purifi et a pu prendre statut et fonction dun concept

    scientifique lintrieur dune thorie dmographique formalise, celle de Lotka3. La

    dmographie franchit son seuil de formalisation au moment o, la dmarche inductive

    typique de la statistique des populations, se substitue la dmarche analytique dductive,

    capable de raisonner sur des donnes hypothtiques et de lier ensemble les

    comportements procrateurs et la mortalit par classe dge. Mais, en mme temps, le

    concept de population a t compltement reformul par la biologie et lconomie : si la

    dmographie a pu simposer comme la discipline qui soccupe de la population en prenant

    pour objet ses relations internes, cest au prix dune faille qui la traverse de lintrieur et se

    manifeste comme partage entre une dmographie pure qui tudie les mouvements de

    population en relation la fcondit, la mortalit, etc. - et qui ctoie la biologie, la

    gntique et la nosologie - et une dmographie au sens large , qui concerne les rapports

    entre phnomnes dmographiques et relations conomiques et sociales, entretenant ainsi

    1 A. Desrosires, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Dcouverte, 1993

    (red. augmente : 2000), pp. 345 sv. 2 G. Canguilhem, Sur lhistoire des sciences de la vie depuis Darwin , cit., pp. 114-115, 119. 3 A. J. Lotka, Thorie analytique des associations biologiques, Paris, Hermann, 1939, 2e partie : Analyse

    dmographique avec application particulire lespce humaine .

  • XIX

    des rapports avec la sociologie, lhistoire, le droit, les sciences politiques, etc.1

    En recouvrant lactivit humaine de son enracinement biologique jusqu son

    comportement social, la dmographie semble donc vouloir sidentifier au titre du

    deuxime tome du trait de Sauvy, Biologie sociale . Dans les modles de

    lautorgulation qui triompheront dans les annes 1960, la population est dsormais

    conue comme une entit organique contenant de manire endogne le principe de sa

    propre volution et ayant un rapport homostatique avec les ressources

    environnementales : on aurait dans ce cas une nature dont lexpression serait, peu de

    choses prs, affecte, mais seulement de faon accidentelle, par lhistoire. Mais lirradiation

    et la multiplication du concept ne sarrtent pas l, ni au niveau historique, ni au niveau

    disciplinaire. Lhistoire rcente des populations montre que, loin dtre un objet naturel,

    constitu par des variables purement dmographiques, la population est aussi le rsultat

    dune construction simultanment politique et sociale, o interviennent de multiples

    institutions, groupes, individus, dont laction dpend de reprsentations et de savoirs qui

    sont eux-mmes historiques. En tant quobjet construit et faonn en permanence par

    lorganisation sociale , la population mme est ainsi reconduite un aspect de la cration

    des socits par elles-mmes.2 Une autre tension merge alors, derrire l quivoque de

    la population comme substance et mesure : celle entre lauto-rgulation biologique de la

    population par rapport au milieu, et une normativit montrant son caractre social .

    La population : concept et concepts.

    Lhistoire sommaire que nous avons trace na naturellement aucune prtention

    dexhaustivit, elle montre grands traits que le concept de population pourrait faire

    1 Cf. A. Sauvy, Popolazione , in Enciclopedia del novecento, Milano, Istituto della Enciclopedia Italiana

    fond. da Giovanni Treccani, 1980, pp. 489-508. En confirmant ce schma, la Thorie gnrale de la population de Sauvy commence par une cologie animale pour ensuite aborder des questions conomiques classiques comme la production, le travail, le capital humain, etc. par le biais du concept de population optimale : Nous voyons dabord que la lutte dune population primitive contre le milieu ne diffre par sensiblement de celle dune espce animale. quilibre entre la vie et la mort, susceptible de dplacement dans un sens ou dans lautre. Possibilit de disparition du fait mme dun progrs qui permet de mordre sur le capital nature au lieu den accrotre les revenus. Ltude dune socit humaine plus volue se fait commodment en utilisant la notion de population optimale. [] La notion de population optimale est, en fait, utilise trs largement, de faon plus ou moins consciente. Les attitudes, les opinions professes mme par le grand public sinspirent de ce concept ou peuvent tre analyses avec son aide. (Thorie gnrale de la population, Paris, Presses Universitaires de France, 2. vol., 1963 (pr. d. 1952), vol. 1, p. 355.

    2 Cf. P.A. Rosental, Pour une histoire politique des populations , Annales. Histoire Sciences Sociales, 61e anne, n 1 janvier-fvrier 2006 : Histoire politique des populations , pp. 24-29.

  • XX

    lobjet dune tude dhistoire pistmologique dans le sillage de Bachelard ou de

    Canguilhem : il sagirait alors de montrer, au lieu dun progrs linaire du concept travers

    lhistoire de sa rationalisation, comment celui-ci a pris naissance dans des conditions

    historiquement contingentes, comment il a fonctionn dans plusieurs contextes

    thoriques, en obissant de multiples rgles de validit, comment il a fait lobjet de

    plusieurs emprunts pour enfin franchir le seuil de scientificit et parvenir aux effets dun

    discours de vrit. En bref, la discontinuit et la dispersion du concept apparatront non

    pas seulement sur le plan horizontal, relatif aux diffrentes disciplines qui emploient le

    mot aujourdhui, mais aussi selon sa trajectoire verticale, drivant de plusieurs de ses

    enchanements et positions dans la hirarchie d'un rseau conceptuels. Ainsi, mme la

    polysmie synchronique du mot population se rvlerait tre lexpression de diffrents

    concepts de population, chacun avec une trajectoire historique complexe, qui traverse des

    champs disciplinaires diffrents, eux-mmes continuellement traverss par des ruptures et

    des transformations. De sorte quil faudrait voir ce que Deleuze a dfini comme un plan

    dimmanence, sans doute des fins explicatives, plutt comme un rseau tridimensionnel

    de concepts qui filtre notre perception du monde et de lhistoire, de notre monde

    historique.

    Mais cette polysmie temporelle, nest-elle pas en contradiction avec le concept de

    population, ne dissout-elle pas compltement un concept dont on a dj vu combien il est

    difficile de penser lunit ? Celle dont on a vu quelques pisodes est-elle une histoire du

    concept ou des concepts de population ? Entre une poque et une autre, entre deux rseaux

    conceptuels, entre deux usages dun mme mot affrant des disciplines diverses, y a-t-il

    commensurabilit ? La thse de la discontinuit radicale entre des rseaux de concepts

    historiquement situs a permis dans les annes 1970-1980 un renouvellement de la faon

    dcrire lhistoire et lhistoire des sciences dont, par exemple, louvrage de Franois Jacob

    reprsente un brillant exemple1. Postuler les discontinuits, les seuils, les ruptures a permis

    1 Cfr. F. Jacob, op. cit., p. 18-19 : Pour un biologiste, il y a deux faons denvisager lhistoire de sa

    science. On peut tout dabord y voir la succession des ides et leur gnalogie. On cherche alors le fil qui a guide la pense jusquaux thories en fonction aujourdhui. Cette histoire se fait pour ainsi dire rebours, par extrapolation du prsent vers le pass. [] Il y a une autre manire denvisager lhistoire de la biologie. Cest de rechercher comment les objets sont devenus accessibles lanalyse, permettant ainsi de nouveaux domaines de se constituer en sciences. Il sagit alors de prciser la nature de ces objets, lattitude de ceux qui les tudient, leur manire dobserver, les obstacles que dresse devant eux leur culture. Limportance dun concept se mesure sa valeur opratoire, au rle quil joue pour diriger lobservation et lexprience. Il ny a plus alors une filiation plus ou moins linaire dides qui sengendrent lune lautre. Il y a un domaine que la pense sefforce dexplorer ; o elle cherche instaurer un ordre ; o elle tente de constituer un monde de

  • XXI

    de rejeter une approche de lhistoire intellectuelle consistant considrer les ides comme

    des universaux invariables et lhistoire comme une succession linaire dides : gense des

    ides, continuits ininterrompues, et totalisation historique sont les aspects de cette

    histoire des ides vise par la critique foucaldienne dans lArchologie du savoir1.

    Toutefois, cette discontinuit a souvent risqu de devenir dobjet de recherche

    quelle tait, un parti pris de la recherche historique, se traduisant dans une pistmologie

    nave de la rupture .2 Plus profondment, lessentialisation de lapproche discontinuiste

    oublie quoriginairement celle-ci a t une raction polmique une certaine faon dcrire

    lhistoire des concepts scientifiques, et que donc sa porte tait en premier lieu

    mthodologique. Ainsi, partir de la clbre polmique de Sartre qui dsignait Foucault

    comme le tueur de lhistoire - dernier barrage que la bourgeoisie puisse encore dresser

    contre Marx -, larchologie foucaldienne a t trop souvent interprte comme une

    thse de philosophie de lhistoire sur la nature du dveloppement historique en gnral,

    alors que le reprage des diffrents pistms et des ruptures verticales entre eux rpondait

    dabord au choix de certains objets et la focalisation sur certaines disciplines. La

    discontinuit aurait t, dans ce cas, non une donne historique, mais une rgle pour

    lanalyse des sries temporelles.3 Cela permettait Foucault, par exemple, daffirmer quen

    ralit ctait tout le contraire dune discontinuit quil avait voulu reprer, mais plutt

    la transformation, la forme mme du passage dun tat lautre.4

    Mais il est vrai aussi que Foucault a jou de faon quivoque sur un mot par nature

    ambigu, l histoire , indiquant la fois le champ mthodologique des historiens et

    lHistoire (avec un grand H), entendue comme volution des socits humaines et objet

    dun savoir : il sest servi de ses positions mthodologiques pour attaquer une certaine ide

    de lhistoire, comme devenir qui serait le corrlat dune conscience, comme continuit

    rfre lactivit synthtique du sujet. Dans ce cas, la discontinuit est la fois

    instrument et objet de recherche , rsultat de la description historique , en bref,

    relations abstraites en accord, non seulement avec les observations et les techniques, mais aussi avec les pratiques, les valeurs, les interprtations en vigueur.

    1 AS, pp.184-190. 2 Cf. M. Senellart, Un auteur face son livre : pourquoi faire lhistoire des modes de gouvernement ,

    Il pensiero politico, XXIX, 3, 1996, p. 472. 3 M. Foucault, Sur larchologie des sciences. Rponse au Cercle dpistmologie , pp. 724-728. AS,

    pp. 17-18 et 226-239. Pour la citation de Sartre, cf. Jean-Paul Sartre rpond , LArc, 1966, 30, p. 88. 4 M. Foucault, Sur les faons dcrire lhistoire , in DEI-II, p. 617.

  • XXII

    reprage des ruptures inscrites dans lordre des choses ou mieux de la pense1. La lecture

    dun Henri Lefebvre, soulignant que cette identit rationnelle de lacte de connaissance et

    de lobjet connu risque prcisment dannuler lhistoricit fondamentale au sens marxien -

    cest--dire lide constitutive de lhomme comme forme en devenir, crateur de sa propre

    histoire et donc aussi de son avenir est bien pertinente dans ce cas.2 Lhomme se trouve

    comme dpossd de ses forces cratrices, consign lvnement silencieux et arbitraire

    de la succession des pistms, structures vides qui rgneraient sans partage sur toutes les

    manifestations de la pense dune poque. Ce qui entrane le problme toujours voqu

    dans ces circonstances : si entre un pistm et un autre, entre un rseau conceptuel et

    celui qui le suit, entre deux systmes de penses, il y a discontinuit, comment expliquer la

    transition, et surtout pourquoi doit-il y avoir transition ?

    La rcusation du causalisme historique, plusieurs fois avance par Foucault et

    surtout par ses pigones, nest pas en soi une rponse, mais bien plutt, ce qui demande

    tre clairci3. Pourquoi en effet aurait-on besoin dune nouvelle histoire? Ce nest

    videmment pas lhistoire en gnral quil sagit de rcrire, mais une histoire particulire,

    larchtype mme de lhistoire qui se donne comme activit synthtique du sujet . Cest

    lhistoire de la philosophie, modle inconscient de toutes les disciplines, que Foucault

    voudrait affranchir de leur statut incertain : histoire des ides, histoire des sciences, histoire de

    la pense, histoire des connaissances, des concepts ou de la conscience.4 Cest lhistoire

    que les historiens des Annales dcrivaient comme le pire exemple dhistoire intellectuelle

    abstractive, fond sur une dshistoricisation totale de sa pratique : une histoire

    1 M. Foucault, Sur larchologie des sciences. Rponse au Cercle dpistmologie , cit., p. 726. 2 H. Lefebvre, L'idologie structuraliste, Paris, Anthropos, 1978, p. 131. La scientificit ne cherche plus

    lobjet, les conditions de lobjet, de son approche , de sa perception et de sa conception, de son apprhension comme tel. Elle dtermine lobjet par les conditions de la science : par les postulats pistmologiques. Ce nest pas l objet qui apporte une coupure scientifique, en se distinguant comme objet diffrent par rapport aux antcdents, aux autres objets. Cest la coupure qui fait apparatre le nouvel objet de connaissance dans le savoir pos comme pure vrit. Elle pose comme problme ce qui auparavant passait pour naturel, pour dj su. Elle pose lobjet. (pp. 249-250).

    3 Lhistoire, affirme Foucault, est de fait pense comme le lieu privilgi de la causalit, autrement dit, suivant la conception habituelle, toute approche historique devrait se donner pour tche de mettre en vidence des rapports de cause effet ( Qui tes-vous professeur Foucault? in DE I-II, p. 635, cf. aussi Sur les faons dcrire lhistoire , ibid., pp. 613-628). En crivant Les mots et les choses, Foucault rfutait cette mthode historique base sur un prsuppos linaire selon lequel toute poque contient en elle le germe de la suivante, ce qui reviendrait condamner lhistoire reconstituer le lien causal dterminant lenchanement des vnements. Or, deux vnements contemporains ne sont pas moins historiques, et la reconstruction de lvnement partir des rapports entre cause et effet nest pas la seule. Sur ce point, cf. A. Davidson, Structures and Strategies of Discourse: Remarks Towards a History of Foucaults Philosophy of Language , in Id., (d.), Foucault and his interlocutors, University of Chicago Press, 1997, pp. 1-17.

    4 M. Foucault, Rponse une question , in DEI-II, p. 714.

  • XXIII

    philosophique de la philosophie voue la description de la succession rationnelle et

    ordonne des ides, culminant dans un prsent o, selon lenseignement hglien, elle se

    fait elle-mme philosophie. Selon cette histoire hglienne il ny a quun seul sujet pensant

    et connaissant depuis les dbuts du savoir grec, cest lhomme pascalien qui subsiste

    ternellement et rsume en soi toutes les figures antrieures de la connaissance. A cette

    permanence du sujet de connaissance, correspond labsolue stabilit et constance du

    concept, tranger toute forme dhistoricit. Que lhistoire soit ainsi pense sous la forme

    de la ncessit, de la totalisation et de la finalit ne doit point tonner : cest que le

    philosophe choisit lui-mme ses objets par rapport son prsent en les levant labsolu

    pour en faire des objets dune thorie, cest--dire des concepts. Cest la pense

    philosophique qui cre lhistoire de la philosophie, tout en la subordonnant ses intrts

    thoriques : circonscrire une pense pure qui soit libre de tout conditionnement

    extrieur, dont lhistoire concernerait un objet sans historicit, lide1.

    Cest contre cette histoire sans historicit que Foucault mobilise le travail des

    historiens, moins pour se dprendre de la philosophie, que pour ouvrir celle-ci une

    historicit radicale : penser les conditions de possibilit historiques de la pense signifie

    dabord penser lhistoricit mme des concepts de la pense. Mais cela signifie alors

    redfinir la pense philosophique non plus comme pense dun absolu et de la totalit,

    mais comme ce qui est profondment impliqu dans d'autres rationalits , celles des

    savoirs et des pratiques historiques. De l, le besoin de redfinir aussi le rapport de la

    philosophie lhistoire des ides, des mentalits et des concepts, cest--dire tout un

    ensemble dhistoires qui avaient t construites partir de la totalisation rtrospective de la

    philosophie. En effet, il est peut-tre justement possible, dit Foucault, de repenser les

    rapports entre philosophie et histoire partir de la libration des disciplines

    appartenant l histoire historienne : lhistoire de la folie, de la maladie, du corps, de la

    sexualit sont autant de dfis lhistoire philosophante de la philosophie et son

    continuisme pistmologique.

    Si, en se rclamant la fois du prsentisme des premires Annales et de lhistoire

    rcurrente de Bachelard et de Canguilhem, Foucault insiste sur la ncessit de faire une

    histoire partir du prsent, cest que lappartenance un tel prsent dsigne la premire

    rupture qui sous-tend tout discours historien : la rupture par rapport au pass qui lui

    1 Cf. sur ce point, R. Chartier, Au bord de la falaise. Lhistoire entre certitude et inquitudes, Paris, Albin Michel, 1998, pp. 234-238.

  • XXIV

    offre comme objet lhistoire et sa propre histoire.1 La rfrence lexercice

    philosophique, partant du prsent de sa propre discipline pour faire lhistoire de celle-ci,

    est donc maintenue, mais le sens en est compltement invers : l o lhistoire de la

    philosophie retraait la continuit dun progrs qui culmine dans le prsent, larchologie ne

    peut pas ne pas partir de ltranget, de la distance, de la diffrence de ce pass. Si

    lintroduction du questionnement historique dans la pense philosophique se fait par la

    problmatisation de la discontinuit, cest que Foucault y voit dabord une rponse

    possible la question centrale de son propre prsent philosophique, les annes 1960, et

    notamment la pense structuraliste : sortir de la logique de lidentit qui consiste

    subordonner la diffrence lidentit, penser lautre toujours sous la forme du mme, ce

    qui revient, nous dit-il, penser lAutre dans le temps de notre propre pense.2

    Ainsi, partir dun questionnement philosophique, la pense de Foucault est

    devenue le lieu dune rencontre entre lhistoire des sciences et lhistoire historienne ou

    plus prcisment entre lhistoire pistmologique et la Nouvelle histoire rencontre qui,

    trangement, navait jamais eu lieu auparavant3. Ces deux courants dhistoire reprsentaient

    pourtant un exemple extraordinaire du principe foucaldien des transformations

    simultanes distance : sans influence directe apparente, ce quelles mettaient jour ctait

    une mme mthodologie base sur la prsupposition que des discontinuit profondes

    affectent le dveloppement historique. Or, dans lintroduction lArchologie du savoir,

    Foucault montre clairement que lassomption de la discontinuit comme concept

    opratoire , conduit les pistmologues privilgier les ruptures et tous les hrissements

    de la discontinuit , et les historiens au reprage des priodisations longues, les quilibres

    permanents des socits quasi-stables, l histoire immobile 4. Abstraite de son contexte

    mthodologique, lapproche qui consiste opposer continuit et discontinuit, comme sil

    sagissait de deux modalits du dveloppement historique se rvlait jadis strile, et comme

    engendre elle-mme par les prsuppositions de l histoire philosophante , qui croit

    1 M. Foucault, Sur larchologie des sciences. Rponse au Cercle dpistmologie , cit., p. 726; AS, p.

    18. 2 AS, p. 22. Cf. sur ce point V. Descombes, Le mme et lautre. Quarante-cinq ans de philosophie franaise

    (1933-1978), Paris, Minuit, coll. Critique , 1979. La question de l histoire du prsent sera approfondie in ivi, I, 3.

    3 Sur lhistoire de cette rencontre manque, cf. E. Castelli Gattinara, La strana alleanza, Milano, Mimesis, 2003, pp. 187 sv.

    4 Cf. F. Braudel, Histoire et sciences sociales. La longue dure , Annales E.S.C., 4, oct-dc. 1958, pp. 725-753 aprs in Id., Ecrits sur lhistoire, Paris, Flammarion, 1969 ; E. Le Roy Ladurie, Lhistoire immobile , Annales E.S.C., 1974, 3, pp. 673-692.

  • XXV

    pouvoir juger de la structure de lhistoire partir dun point de vue sub specie aeternitas. En

    fait, ces analyses historiennes montraient quune discontinuit, une rupture du champ

    conceptuel ou vnementiel, apparat un autre niveau comme une continuit dans lusage

    et la signification du mme concept ou une persistance de certains quilibres. Ainsi, si dun

    ct Canguilhem avait intgr aux coupures bachelardiennes lanalyse des filiations

    conceptuelles,1 de lautre, Braudel, ayant mis jour lenchevtrement, larticulation et la

    hirarchisation de temporalit htrognes dans les phnomnes historiques, soutenait

    cependant que lhistoire se compose de couches sdimentaires diffrentes2. Certes, pour

    Braudel il sagissait de pntrer la couche trompeuse et volatile des vnements, pour

    mettre au jour lhistoire lente des civilisations, mais mme son point de vue, savoir celui

    de la longue dure , ntait dj quune des possibilits de langage commun en vue

    dune confrontation des sciences sociales. 3

    Larchologie foucaldienne a mis la philosophie lpreuve de cette multiplicit, elle

    a transpos ces diffrentes dures au domaine confus de lhistoire de la pense, et ce

    quelle a ainsi dgag nest pas une loi gnrale du dveloppement historique, mais

    plusieurs types de transformations. Plutt que la succession linaire, discontinue et

    inexplicable des pistms, grands systmes vides imposant la pense dune poque, cest

    cet enchevtrement de temporalits diffrentes dans les rseaux conceptuels quil faut

    penser : ce qui fait qu chaque moment leur histoire est au confluent de plusieurs dures.

    Mais cela implique forcment une dmultiplication des niveaux de lanalyse : lvolution

    dune mentalit ne se mesure ni avec les mme instruments, ni avec la mme priodisation

    que celle d'un concept scientifique. Par consquent, lhistoire des sciences sera amene

    1 Cf. G. Canguilhem, Idologie et rationalit dans l'histoire des sciences de la vie, cit, p. 26: L'pistmologie des ruptures convient la priode d'acclration de l'histoire des sciences, priode dans laquelle l'anne et mme le mois sont devenus l'unit de mesure du changement. L'pistmologie de la continuit trouve dans les commencements ou l'veil d'un savoir ses objets de prfrence. L'pistmologie des ruptures ne mprise nullement l'pistmologie de la continuit, alors mme qu'elle ironise sur les philosophes qui ne croient qu'en elle. Cf. sur ce point M. Foucault, La vie : l'exprience et la science , in DEIV, p. 769 : [...] Georges Canguilhem insiste sur le fait que le reprage des discontinuits n'est pour lui ni un postulat ni un rsultat; c'est plutt une manire de faire, une procdure qui fait corps avec l'histoire des sciences parce qu'elle est appele par l'objet mme dont celle-ci doit traiter.

    2 Cf. par exemple, la prface de Braudel son La mditerrane et le monde mditerranen lpoque de Philippe II, Paris, Armand Colin, pp. XIII-XIV o il parle de trois histoires qui sentrecroisent : lhistoire immobile des rapports gographiques, dmographiques de lhomme avec le milieu, lhistoire sociale des groupes humains et de leurs rapports conomiques et politiques, lhistoire vnementielle des agissement individuel.

    3 F. Braudel, Positions de lhistoire en 1950 , Leon inaugurale au Collge de France, in Id., crits sur lhistoire I, Paris, Flammarion, 1969, pp. 15-38. Selon Braudel, lhistorien ne peut que choisir le niveau de son analyse, mais nullement rduire les milles vitesses et les milles lenteurs du temps social, en aucun cas effacer tous les temps varis de la vie des hommes.

  • XXVI

    retracer d'autres histoires, d'autres continuits et dautres ruptures par rapport lhistoire

    des mentalits ou des concepts politiques et conomiques, et lanalyse archologique devra

    dsarticuler la synchronie des coupures :

    Ne pas croire que la rupture soit une sorte de grande drive gnrale laquelle seraient

    soumises, en mme temps, toutes les formations discursives : la rupture, ce nest pas un temps

    mort et indiffrenci qui sintercalerait ne serait-ce quun instant entre deux phases

    manifestes ; [] cest toujours entre des positivits dfinies une discontinuit spcifie par un

    certain nombre de transformations distinctes. De sorte que lanalyse des coupures archologiques a pour propos dtablir entre des modifications diverses, des analogies et des

    diffrences des hirarchies, des complmentarits, des concidences et des dcalages : bref de

    dcrire la dispersion des discontinuits elles-mmes.1

    Une fois admis que les concepts sont organiss en rseaux et que ces rseaux ont

    une histoire, il faut admettre aussi que la discontinuit marquant lapparition, la disparition,

    le changement de sens dun concept naffecte pas forcment tout un domaine du savoir,

    mais surtout, pas non plus tous les domaines du savoir dune poque. Dans Les Mots et les

    Choses, Foucault a montr que, si lanalyse des richesses, la Grammaire et lHistoire

    naturelle participent de la mme transformation pistmique, la dure de ce processus est

    beaucoup plus longue dans le premier cas que dans les deux autres. Il faut alors penser les

    mouvements des concepts comme des transformations des vitesses multiples qui

    neffacent pas ce qui prexiste, mais changent la configuration o les autres concepts

    mme peuvent apparatre2. Si les conditions de possibilit dapparition des nouveaux

    concepts changent avec le changement des rseaux conceptuels, cela ne signifie pas que la

    rupture comporte une lision de tout le pass : il nest pas intellectuellement possible, en

    effet, de dsigner, de dfinir et de dcrire une rupture sans faire appel, ouvertement ou

    subrepticement, une continuit.3 Les discontinuits, les ruptures, se nouent aux

    continuits dans les temps multiples qui se condensent dans le concept, font du concept

    mme le sige des diffrentiels de temps luvre. Si la multiplicit synchronique ou

    1 AS, p. 237. Sur lhistoire comme enchevtrement de temps htrognes chez Foucault cf. aussi S.

    Legrand, Les normes chez Foucault, Paris, PUF, 2007, pp. 22 sv. 2 Lorraine Daston et Peter Galison, en critiquant la prsume fixit des pistms, dcrivent ainsi

    lemergence de nouveaux codes of epistemic virtue : Instead of the analogy of succession of political regimes or scientific theories each triumphing on the ruins of its predecessors, imagine new stars winking into existence, not replacing old ones but changing the geography of the heavens. [] In contrast to the static tableaux of paradigms and epistemes, this is a history of dynamic fields, in which newly introduced bodies reconfigure and reshape those already present, and vice versa (Objectivity, NY, Zone Books, 2007, p. 18).

    3 J. DHondt, Foucault, une pense de la rupture , in E. de Silva (d.) Lectures de Michel Foucault 2. Foucault et la philosophie, Lyon, ENS Editions, 2003, p. 20.

  • XXVII

    horizontale du concept se montre comme lenchevtrement de plusieurs dures,

    correspondant plusieurs histoires qui se nouent dans lactuel, le but de la gnalogie

    comme anti-science sera prcisment de dsassujettir les savoirs historiques

    correspondant aux histoires et aux temporalits plurielles du concept, pour montrer que

    tout un ensemble de valeurs thiques, politiques et esthtiques se prsentent comme vrits,

    mais seulement au prix de passer par une justification dont la forme est scientifique.1 La

    tche de la gnalogie sera de surmonter toute opposition entre synchronie et diachronie,

    pour retrouver dans le prsent lhtrogne des temporalits qui constituent le concept : ce

    qui fait que lordre est lui-mme une ngociation temporaire avec ce qui serait le

    dsordre.2 Il faut alors expliquer en quoi, selon nous, cette histoire procde dune

    interrogation concernant la contemporanit de la philosophie, mme si elle ne semble pas

    toucher les objets traditionnels de la philosophie, la vrit, ltre, etc., mais ce concept

    beaucoup plus prosaque et empirique quest la population.

    Lhistoire du concept

    Il y a au moins deux raisons pour crire une histoire archologique et gnalogique

    du concept de population. La premire, cest que pendant longtemps lhistoire de ce

    concept a t une histoire typiquement philosophique , dans le sens ngatif du terme :

    une histoire essentialisante consistant dune part considrer que le concept existe

    depuis toujours et de lautre projeter lide moderne de population sur les acceptions

    anciennes et les objets du pass. Une consquence typique de cette approche

    pistmologique consiste dans lusage du mot de population pour crire