Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

download Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

of 91

Transcript of Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    1/91

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    2/91

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    3/91

    ColIection Société et Pensées

    dirigée par Gérald Bronner

    ISBN: 978 2 7056 7063 4

    © 2010,HERMANN ÉDITEURS6

    de la Sorbonne, 75005PARIS

    www.editions-hermann.fr

    Toute reproduction ou représentation de cet Ouvrage, intégrale

    ou partielle, serait illicite sans I'autorisation de I'éditeur et

    constituerait une contrefa

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    4/91

    « Il suffit, pour prendre acie d'une évid

    de se trouver deoarü une ceuvre qui n 'a

    tienne pas   une civilisation passée ou

    gere. C est une applica tion inaitendu

    la parabole évangélique de la paille et

    poutre. Chaque civilisation se trouoe

    relle, aucune ne s'étonne d' elle-meme

    problemes, ou leur occultation, comme

    avec auirui Ou plut8t, des que nous p

    une [rontiere epatiale ou temporelle,

    changeons de criiere. Chez nous, nous

    quons une grille sociale, par exempl

    quand nous sommes   l' étranger, une

    nationale; ce qu' un Francais senti

    Trance comme un travers petit-bourgeo

    semblera, en Amérique, un travers amé

    imputable

     

    toute

     

    Amérique comme te

    Paul

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    5/91

    Avant-propos

    Ce livre présente les résultats d'une

    menée en 1996 sur la

    cate

    Est des États-Uni

    le cadre d'un programme de recherche com

    franco-américain codirigé par Michele Lamo

    professeur de sociologie

    a

    l'Université de P

    et Laurent Thévenot, alors directeur du Gr

    Sociologie Politique et Morale de l'École des

    Études en Sciences Sociales. Seul un article c

    en fut publié, en anglais, dans l' ouvrage

    tiré de ce programme-: ce pourquoi il n' a

    inutile d'en livrer aux lecteurs francais une

    développée.

    Au moment OU a été menée cette enquéte,

    Unis étaient encore secoués par la «guerre

    relle » qui faisait rage depuis une dizaine d

    entrainant une réduction drastique des finan

    publics de la culture. De méme en France,

    a appelé la « crise de l'art contemporain » 

    au début des années 1990, n'a pas cessé de

    de nombreuses publications et prises de

    1.  From Rejection 01 Contemporary Art to Culiure

    Lamont, L. Thévenot (eds), Rethinking Comparative Cultura

    Repertoires 01 Eialuation in France and the Uniied States,

    University Press, 2000. Les sept autres themes de

    portaient sur la mobilisation des valeurs culturelles,

    matérielles, les mouvements écologiques, la déontologie

    tique, le harcelement seXUE'1,es criteres de notation uni

    le champ de

    l'édition,

    le Rotary Club.

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    6/91

    8

    GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    Si les belligérants semblent s'étre un peu calmés de

    part et d' autre de l'Atlantique, il ne semble pas que

    soient résolues, loin de la, les causes profondes d'un

    conflit qui, de ce fait, est susceptible de ressurgir a

    la premiere occasion. L'essentiel des conclusions

    tirées de cette double

    enquéte

    devrait done

    étre

    encore valable aujourd'hui. Mais compte tenu de la

    méthode d'investigation, circonscrite a un contexte

    spatio-temporel et a la documentation susceptible

    d'étre recueillie, je n'ai pas tenté d'intégrer des cas

    advenus depuis'.

    Ce travail prolongeait dans une perspective

    comparative une premiere enquéte, réalisée en

    France de 1993 a 1995

    2

    Celle-ci s'inscrivait dans la

    perspective d'une sociologie de l'art et, plus préci-

    sément, de la perception esthétique. Durant la

    quinzaine d' années qui ont suivi, cette perspective

    s'est infléchie - notamment gráce a ce détour par la

    comparaison franco-américaine - dans la direction

    1. Mentionnons simplement, pour mémoire, le scandale

    provoqué en 1998 par l'exposition   Sensation

    »

    qui, apres

    Londres, présentait au musée Brooklyn de New York des eeuvres

    de la collection Saatchi ayant pour caractéristique de jouer systé-

    matiquement sur le choc sensoriel, la

    répulsion,

    le

    dégoüt

      d.

    Fabrice Flahutez,   L'exposition Sensation au Brooklyn Museum

    of Art », in Miguel Egaña,

    Du vandalisme. Art et

    des truction,

    Bruxelles, La Lettre volée, 2005).

    2. N. Heinich,

     

    Les rejets de l'art conternporain

    »,

    Déléga-

    tion aux Arts Plastiques du ministere de la Culture, association

    ADRESSE, 1995. Les principaux résultats en ont été publiés dans:

    Le Triple jeu de l'art contemporain. Sociologie des arts plasiiques,

    París, Minuit, 1998;

    L'Art

    contemporain

    exposé

    aux rejets. Études de

    cas,

    París, Jacgueline Chambon, 1998 (réédition

     

    PIuriel »  2007);

    Pour en jin

    ir

    aoec la querelle de l'urt contemporain,

    Paris, L'Echoppe.

    1999; Fac e

     

    l'art contemporain. LeUre

     

    un

    commissaire,

    suivi de

    Retour sur les retours, París, L'Échoppe, 2003.

    Avant p

    d'une sociologie des valeurs: un prograrnme

    cette enquéte aux États-Unis constitue le pr

    ess

    ai

    de systématisation, et qui aura connu

    ternps quelques autres expérimentations sur

    rents terrains

    1

    .

     

    [e n'ai pas cherché a intégrer dans la p

    version les réflexions développées depuis

    ear de

    méme

    que cette enquéte de terrain es

    tement délimitée par son cadre spatio-temp

    méme

    l' état de sa problématisation est fonc

    l'époque ou elle fut menée : i1 serait donc

    de tenter d'y plaquer ce que d'autres terrain

    appris entre-temps, sur le plan tant méthodo

    (avec, notarnment, l'inadéquation des m

    statistiques traditionnelles a la problémati

    valeurs) que théorique, avec l'orientation

    sociolog

    ie

    résolument empirique, descri

    compréhensive, a la différence des approc

    l. Cf. N. Heinich,

     

    L'art contemporain exposé aux

    une sociolog

    ie

    des valeurs ».

    Hermes,

    n020, 1997 (r

    L'Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.);

      La quere

    premiers: un conflit de registres de valeurs ». in Yolai

    )ean-Marie Schaeffer

    (éds.).

    L'Esthétique: EL/rope, Chin

    Paris, You-Feng éditeur, 2003;   Des objets d'art a

    de valeurs: la sociologie aux limites de l'anthropo

    Michele Coquet, Brigitte Derlon, Monique Jeudy-Ba

    Les Cultures  

    rouvre 

    Rencontres el 

    art

    Paris, Bir

    MSH éditions, 2005; La Fabrique du patrimoine. De la c

    petite cuillere, Paris, éditions de la MSH, 2009; N. He

    Verdrager,   Les valeurs scientifigues au travail ,

    sociétés, vol. XXXVIll, n02, 2006.

    2. On en trouvera une présentation succincte dans

      Les affinités sélectives

    » 

    in Marc Breviglieri, Clau

    Danny Trom, Compétences critiques et sens de la justi

    de Cerisy, Paris, Economica, 2009.

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    7/91

    10

    GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    tantes, soit purement théoriques, soir normatives,

    soit explicatives1.

    Le point commun de ces différentes approches

    sociologiques du rapport aux valeurs est qu'elles

    ignorent la dimension contextuelle: qu'il s'agisse de

    définir abstraitement ce que sont «les valeurs  

    ou

    de mesurer concretement le degré d'a ttachement des

    acteurs

    a

    telle ou telle valeur, la réflexion ou l'inves-

    tigation se font sans prise en compte de la variable

    contextuelle (comme on le voit bien avec les théo-

    ries du choix rationnel, les théories de la décision,

    les théories des jeux). Mon approche, au contraire,

    prend au sérieux le fait que l'activation des systemes

    de valeurs est fortement déterminée par son contexte.

    Cette relativité de la plupart des valeurs au contexte

    de leur mise en ceuvre n'implique nullement une

    quelconque irrationalité du rapport aux valeurs:

    celles-ci nont pas besoin

    d'étre

    absolues pour obéir

    a

    une logique, une cohérence interne; simplement,

    il faut détacher la notion de logique axiologique de

    la notion, plus restreinte, de rationalité, lourdement

    parasitée par des présupposés normatifs _ privilege

    accordé

    a

    l'utilité ou

    a

    l'intéret, au raisonnement

    conscient, a la factualité, etc,

    Lecontexte (ou la« configuration » dans la terrni-

    nologie de Norbert Elias) en lequel s'opere l'affecta-

    tion par un sujet d'une valeur a un objet peut étre

    défíni

    a

    différents niveaux: depuis le niveau micro-

    sociologique, avec le contexte interactionnel de la

    situation concrete, jusqu'au niveau macrosocio-

    logique, avec le contexte «Culturel» dun pays et

    d'une époque. C'est cette derniere dimension que

    j'ai voulu explorer gráce

    a

    la comparaison entre la

    1. Cf. N. Heinich,   La sociologie a l'épreuve des valeurs

    »,

    Cahiers internationaux de sociologie vol 

    CXXI juillet-décembre 2006.

    Avant-

    France et les États-Unis, apres avoir travail

    France, sur la dimension microsociologique

    série de cas précis - expositions temporaires, p

    tations de collections dans des musées, comm

    publiques... Il en ressort que les logiques

    giques a l' ceuvre dans ces deux cultures sont a

    semblables - car l'éventail des valeurs et re

    de valeurs convoqués est le méme - et différe

    car l'accent n'est pas mis sur les

    mémes

    vale

    registres de valeurs. Voila qui permet,

    a

    nouve

    mettre en évidence une certaine rationalité - a

    de cohérence interne - des systemes de valeurs

    pour autant devoir postuler l'unicité d'une axio

    bref, la pluralité n'implique nullement 1'irratio

    comme le voudrait une conception normative

    chant a

    définir une axiologie universelle, v

    pour tous et en tous lieux.

    C'est le passage par l'étude des controv

    beaucoup plus que des évaluations positive

    permet au mieux de mettre en évidence les

    rences d'évaluation, et leurs logiques: que ce s

    niveau des personnes impliquées, comme je l

    fait en France a propos des rejets de l'art cont

    rain, ou des « cultures

    »

    en lesquelles se déploie

    controverses, comme le montre la présente enq

    faut pour celaen passer par 1'explicitation des v

    en jeu: en effet,

    a

    la différence des goüts, les v

    ne sont pas forcément conscientes aux acteurs.

    Distinction de Pierre Bourdieu pouvait s'appuy

    des enquétes portant sur les goüts personnels,

    méthode classique ne peut s'appliquer

    a

    une i

    gation sur lesvaleurs, parce que celles-cisous-te

    les évaluations sans que les acteurs aient forc

    acces

    a

    leur propre systeme axiologique, qui n'

    besoin d'étre conscient pour étre efficient. Exact

    de méme qu'un locuteur sait parler une langu

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    8/91

     

    GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    étre capable d' en expliciter les regles grammaticales,

    un acteur sait activer un systcmo de valeurs sans

    forcément pouvoir le déployer en tant que tel - d' OU

    le peu de productivité des enquétes qui demandent

    aux enquetés de désigner in abstracto leurs valeurs.

    Cette nécessaire explicitation des valeurs rend néces-

    saire la perspective compréhensive, préalable obligé a

    toute perspective explicative des lors que ce sont non

    seulement les causes des évaluations qui sont a décou-

    vrir, mais aussi leurs

    raisons;

    et l' on ne peut pour cela

    se contenter d'interroger les acteurs (contrairement a

    ce que voudrait l'approche rationaliste des valeurs,

    qui exc1ut a priori la dimension non consciente des

    actions): la description de l'expérience des acteurs

    exige une analyse produite par le chercheur.

     

    Par-dela l'apparente similitude des processus

    d'évaluation de l'art contemporain par les non-initiés,

    de part et d' autre de l'Atlantique, ce qui est principale-

    ment ressorti de l'enquete est lesentiment d'un profond

    fossé

    «

    culturel» entre les deux paysl. Cependant, ce

    n'est pas seulement le pays objet de l'investigation _

    les États-Unis - qui s'en trouve éc1airé, mais aussi le

    pays a partir duquel elle s' est faite -la France. TIn' est

    pas en effet, on le sait bien, de meilleure technique de

    perception de ses propres valeurs que le dépaysement

    - ce dont témoigne aussi, symétriquement, le travail de

    1. Cette impression s'est trouvée confirmée par la brillante

    analyse du systéms de financement de la cul ture proposée

    depuis par Frédéric Marte  (De la culture en Amérique, Paris, Galli-

    mard, 2006). Il en va de méms, sur un autre plan, avec la compa-

    raison par Alain Ehrenberg de l'articulation du psychologique et

    du social dans les deux pays

    (La Société du malaise,

    Paris, Odile

    Jacob,2010).

    Avant

    Michele Lamont, a partir de l'Amérique, sur la

    raison des valeurs entre Américains et Francais

    Les résultats de l'enquéte francaise ayant

    exposés ailleurs, le présent ouvrage est centré s

    quéte américaine; de ce fait, la comparaison e

    deux pays sera dissymétrique, puisque seuls

    francais les plus saillants seront rappelés, et d

    tres synthétique'. Mais cette dissymétrie est a

    des conditions mémes de l'analyse :menée par

    cheur francais peu familier de la culture amé

    elle releve d'une interrogation sur les idiosyn

    étrangeres beaucoup plus que d'une mise en

    équilibrée entre deux situations également fa

    ou également singulieres. L'idéal eüt été un

    croisé entre un chercheur américain et un ch

    francais enquétant chacun sur le pays de l'autr

    les plus beaux projets de recherche ne rencontr

    toujours leurs conditions de réalisation ...

    Contrairement a ce qu' on pourrait attendre

    sant d'une enquéte sur l'art, ce livre ne co

    pas d'illustrations. La raison en est double.

    rement, l' objet de l' enquéte n' e st pas les

    d'art, mais les réactions auxquelles elles d

    lieu et,

    a

    travers elles, les ressources éval

    partagées par les acteurs; si les enteres d'éval

    sont en partie inscrits dans les oeuvres mém

    exemple la symétrie, pour ceux qui en font un

    de qualité esthétique), en revanche les vale

    1. Cf. M. Lamont,

    La Morale et l'argent. Les vaLeurs des

    France et aux États-Unis, 1992, Paris, Métailié, 1995; La D

    travail/eurs, Paris, Presses de Sciences Po, 2002.

    2. Pour une premiere comparaison entre les deux

    N. Heinich, Outside Art and Insider Artists: Gaugin

    reactions to contemporary art , In VeraZo berg and Joni

    (eds),

    Outsider Art: Contesting Boundar ie s

    in

    Contemporary

    Cambridge University Press, 1997.

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    9/91

    14 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    les sous-tendent (par exemple la beauté) n' appar-

    tiennent pas aux objets évalués, contrairement a ce

    que voudrait la tradition objectiviste de l'esthétique

    philosophique, pas plus qu'elles n'appartiennent en

    propre a un « sujet » individuel: elles appartiennent

    a une grammaire axiologique partagée par les acteurs

    au sein d'une méme culture. C'est cette grammaire

    que vise notre analyse, laquelle n'a done nul besoin

    d'images.

    Certes, la mise en ceuvre de cette grammaire

    s' appuie sur les «prises» offertes par les objets,

    lesquels ont done tout autant leur place, dans la

    sociologie de l'évaluation, que les ressources axiolo-

    giques des sujets et les propriétés du contexte. 11faut

    done bien en passer par une description de ces objets,

    qui permette de rendre compte des réactions qu'ils

    suscitent. Toutefois - et c'est la la seconde raison qui

    motive l' absence d'illustrations -1 art contemporain,

    contrairement a l' art classique et a l'art moderne,

    se préte tres mal a la reproduction iconographique,

    du fait qu'il dépend étroitement de son contexte de

    présentation. Ainsi

    Fountaín,

    le fameux urinoir de

    Duchamp, perd l'essentiel de son identité et de ses

    capacités d'action - son

    agency -

    s'il est simplement

    reproduit en photo, sans le contexte du Salon de

    peinture ou du musée, sans le récit de sa mise en

    circulation dans l' espace public. Aussi l' art contem-

    porain est-il, expérience faite, un art qui se raconte,

    par la description verbale voire le récit, beaucoup

    plus qu'il ne se

    montre'.

     

    1. Cette proposition a été développée dans N. Heinich, «L'ar-

    chive, ceuvre dart   entretien avec Christian Boltanski, Sociétés

    et représentations, n019, 2005.

    L'enquete américaine a bénéficié d' une aid

    Fondation Fullbright, ainsi que des services

    rel

    s

    de l'Ambassade de France a New York

    a Jacques Soulillou, et du Centre National

    Recherche Scientifique. Que soient également

    ciés ici touS ceux qui, aux États-Unis, ont acc

    fournir les informations et les documents

    alimenté ce travail, en particulier Denise Fa

    Brian Coldfarb, Arfus CreenwO

    od

    , Tobbie F

    Melby, Elizabeth Weinberg, Martha Wilso

    York), Milena Kalinovska, Katy Kline

    Andrea Miller-Keller (Hartford), Jennifer

    Ann Creen, Marisa Keller (Washington),

    O'Eagl

    e

    , Judith Tannenbaum (Philadelphie).

    du recueil de données, cette enquete n'aurai

    le [our sans l'initiative et l' énergie de Michel

    et Laurent Thévenot, les initiateurs du pr

    comparatiste, ainsi que de rous ses particip

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    10/91

    1

      méthode

    Le propre de l'art contemporain est de joue

    les frontieres qui définissent l' ceuvre d' art po

    sens commun: frontieres mentales ou cogni

    opérant la distinction entre art et non-art, front

    matérielles des murs des musées, des galeries e

    salles des vente s, des pages des revues spéciali

    des catalogues, des livres d' arto Et pour prendr

    mesure des déplacements ainsi opérés, il n'est p

    meilleur moyen que d'étudier les réactions néga

    exprimées face

    a

    des propositions qui transgres

    les références partagées, les catégories co

    nément admises: ces rejets en effet révelent

    a

    l

    le travail collectif de construction ou de défense

    consensus quant

    a

    la nature des choses, et la plur

    des registres de valeurs organisant le jugement

    des objets problématiques.

    En enquétant sur les rejets de l' art contempo

    en France, au milieu des années 1990, je n'avais

    tardé

    a

    comprendre que je faisais figure d'

    nale: lorsque j'expliquais le sujet de ma recherc

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    11/91

     

    GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    rencontrais le plus souvent scepticisme ou interroga-

    tions, voire réactions d'hostilité, pour peu que les

    responsables culturels fussent persuadés qu' étudier

    un phénomene revient forcément a le justifier. Ainsi

    la directrice d'un centre d'art trouva «

    seandaleux »

    que le Ministere m'ait commandé une étude sur un

    tel sujet car, dit-elle,

    « en parler, e'est le faire exister » ;

    et une fonctionnaire du Ministere ne voulut pas

    croire que la Délégation aux arts plastiques m'ait

    commandé une telle enquéte, jusqu'a ce que je lui en

    montre le contrat.

    Aux États-Unis par contre, le simple énoncé du

    sujet suscitait immédiatement une réaction

    familiere,

    sinon blasée: « Ah, vous voulez parler de la guerre cultu-

    relle  » C'

    est ainsi que j'appris

    l'

    existence de cette

    « eulture war

    » qui avait secoué le pays au tournant

    des années 1980-1990, opposant libéraux et conser-

    vateurs autour de l 'opportunité de soutenir, au nom

    de la liberté d' expression, des ceuvres considérées

    comme transgressives des valeurs fondamentales.

    [e

    fus méme, au début, vaguement décue d'étonner si

    peu, avec un sujet décidément aussi a la mode outre-

    atlantique qu'il était peu identifiable, voire malvenu

    en

    France'.

    En contrepartie, j'eus le soulagement de constater

    que l'acces aux sources ne présentait lá-bas guere

    de difficultés, des lors que mes interlocuteurs (ou,

    plus souvent, mes interlocutrices) dans le milieu de

    1. Dans son intéressante analyse du mouvement «bobo»

    (bourgeois boheme) dans la génération des « baby-boomers

    » 

    le journaliste David Brooks montre eomment l'affrontement des

    «

    forees bohernes » et des

    «

    forees bourgeoises » est a l'origine

    d'une véritable« guerre eulturelle

    ».

    qui a « bouleversé toute une

    génération d' Amérieains » (D. Brooks, Les Bobos. Les « bourgeois

    bohémes »  2000, París, Florent Massot, 2000, p. 285).

    La méthode

    l'

    art me considéraient comme une

    alliée

    dans le

    co

    rnbat

    contre la réaction conservatrice. New Yor

    Boston, Washington, Philadelphie: les demandes

    rendez-vous aboutissaient, les archives m' étaie

    ouvertes, les documents m' étaient envoyés sa

    délais.

    avais, certes, l' atout d'un accent fran

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    12/91

    20 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    En France, il n'existait guere dans la presse géné-

    raliste que quelques articles disséminés, a l'exception

    des rares grosses « affaires »1, dont la plus spectacu-

    laire avait été, en 1986,celle des « colonnes de Buren

    »,

    lorsque la cornmande publique de réaménagement

    de la cour du Palais-Royal passée a Daniel Buren par

    le ministre de la Culture avait Provoqué pendant

    plusieurs mois une énorme querelle, aux implica-

    tions a la fois politiques, médiatiques, associatives,

    citoyennes, artistiques, juridiques. Dans la plupart

    des cas, les controverses demeuraient tres locales

    - quelques lettres dans un quotidien régional, des

    insultes dans un livre d 'or d'exposition. Comment,

    dans ces conditions, accéder aux réactions sponta-

    nées des non-spécialistes, base de mon corpus?

    En effet, je m' étais donné une double contrainte

    de méthode: premierement, cibler en priorité les

    profanes, puisque je m'intéressais avant tout aux

    valeurs de sens cornmun (ce qui excluait les articles

    publiés dans les revues ou les colonnes spécialisées,

    c'est-a-dire les avis d'experts); et deuxiemement,

    travailler exclusivement a partir des réactions spon-

    tanément produites en situation réelle, a l'exclu-

    sion des questionnaires ou entretiens sollicités pour

    l' occasion. Cette seconde contrainte était double-

    ment nécessaire: d'une part, elle offre la certitude

    que le matériel recueilli est réellement pertinent pour

    les acteurs, qui ne se sont pas exprimés que pour

    répondre a la demande d'un enquéteur, cornme c'est

    le cas dans les enquetes classiques par questionnaires

    1. La notion d'

    «

    affaire» a été problématisée par Luc Boltanski

    dans son travail pionnier Sur

    «

    La dénonciation» (avec Yann

    Darré et Marie-Ange Schiltz),

    Actes de la recherche en sciences

    sociales, n°51, 1984.

    La m

    ou entretiens

    1

    ; d'autre part, elle permet de resp

    l'action propre des contextes d' activation des val

    auss

    i

    importants, pour une sociologie pragmati

    que la nature des sujets qui expriment une op

    ou des objets a propos desquels elle s'exprime.

    D'inspiration plus ethnologique que classique

    sociologique, une telle méthode ne permet pas

    fois de construire un échantillon représentatif;

    interdit-elle toute explicationdes prises de positi

    des parametres extérieurs, tels que l'origine soci

    niveau d'études ou encorelapositiondans le « cha

    selon la perspective aujourd'hui popularisée p

    travaux de Pierre Bourdieu; et elle se prive

    ment de la prédiction quantifiée des comporte

    qu'autorise la méthode des sondages. Mais

    pr

    ment, le type de sociologiepratiquée ici ne rele

    du courant standard de la sociologie explicativ

    s'inscrit dans un courant moins reconnu, celui

    sociologie compréhensive, qui se donne pour

    d'expliciter etd' analyser les logiques auxquelles

    sent les acteurs, plus ou moins consciemment2.

    C'est dire que les résultats obtenus par le

    cheur n' ont, dans cette perspective, aucune

    tion normative quant

    a

    la valeur des ceuvres év

    par les acteurs (conformément

    a

    la regle wébé

    de la « neutralité axiologique » du chercheur,

    1. Ce point faible de la méthodologie standard a été cri

    son temps par Pierre Bourdieu:

    d.

    « L'opinion publique

    pas

    »  Les temps modernes,

    n0318,janvier 1973.

    2. Cf. Dominique Schnapper, La Compréhension soci

    Oémarche de l analyse typologique,

    Paris, PUF, 1999.

    compréhensive n'exclut dailleurs pas la rigueur des te

    d'échantillonnage, mais ne les réduit pas

    a

    la «représent

    de l'échantillon (fondamentale dans les sondages d'o

    en autorisant par exemple les échantillons «contrastés

    adaptés

    a

    de petits corpus.

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    13/91

    22 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    pas a prendre la place de l' e xpert, autrement dit, ici,

    du critique d'art); et ils n'ont que marginalement une

    prétention prédictive des opinions et des comporte-

    ments en fonction de la position dans l' espace social.

    En revanche, ils visent a rendre compréhensibles ces

    opinions et ces comportements, en restituant leur

    cohérence; et ils possedent une certaine capacité

    prédictive des réactions en fonction des contextes,

    des situations concretes d'interaction - une compé-

    tence que

    possedcnr

    d'ailleurs aussi, plus ou moins

    consciemment, les artistes contemporains, dont le

    talent consiste pour une bonne part a savoir jouer sur

    les capacités de résistance ou de porosité des fron-

    ti eres qu'ils s'ingénient a mettre a l'épreuve.

    Conformément done

    a

    cette méthode empirique,

    pragmatique et compréhensive, j'avais contacté

    directement des responsables de musées ou de

    centres d' art (Iancanr parfois aussi des appels a docu-

    mentation lors de conférences publiques), et taché

    de les mettre en confiance pour qu'ils me cornmu-

    niquent des traces matérielles de réactions prove-

    nant de spectateurs profanes: en particulier les livres

    d' or d' expositions, mais aussi les rares lettres écrites

    directement par les visiteurs, ou les éventuels actes

    de vandalisme. Les revues culturelles, en revanche,

    étaient exclues de mon corpus fran

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    14/91

    24 GUERRE CULTURELLE ET RT CONTEMPORAIN

    statistiques existaient déja

    1

    : reve de sociolo

    gue

    qu'il

    était hors de question de réaliser en Prance, car pou-

    qu'il y ait statistiques il faut au mínimum un recueil

    de données, et pour qu'il y ait recueil de données il

    faut qu'une question soit identifiée comms telle.

    L'essentiel de la documentation ayant donc été

    réalisé avant moi, íl restait a faire Surplace le travail

    de terrain, en eomplétant ces statistiques et ces

    récits d'affaires ou ces comptes rendus d'incidents

    évoqués dans la presse (au nombre d'une cinquan-

    taine) par les aneedotes, les mícroréactions qu'on ne

    trouve guers que dans les récírs direets, les livres d'or

    d'expositions ou

    les

    lettres écrites aux musées. Le

    décalage des corpus était patent: le corpus fran

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    15/91

     

    GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    au níveau moins public des opinions exprimées dans

    les livres d' or o u les adresses directes aux institutions

    culturelles, alors ressurgissaient les questions spécí-

    fiquement artistiques posées par l'art contemporain,

    qui formaient l'essentiel du corpus francais. Les deux

    entrées dans le sujet, les deux problématiques _ celle

    de la politologie, bien adaptée au contexte améri-

    cain, et celle de la sociologie de I'art, mieux adaptée

    au contexte francais - trouvaient chacune leur perti-

    nence selon le parti pris méthodologique adopté.

    Décidément, on ne pouvait dissocier les méthodes

    d' enquete, les contenus des rejets, et leurs formes.

     

    Les formes des rejets

    Simples

    «

    anecdotes» recueillies sur

    « incidents» plus ou moins médiatisés,

    «

    af

    hautement conflictuelles, voire scandales: la

    des formes prises par les rejets se déploie d

    au public, de l'individuel au collectif, et du «

    au « macro ». Les anecdotes relevent esse

    ment d'informations transmises de bouche a

    ou de notations ponctuelles, souvent sur l

    ironique; les incidents ont laissé quelques

    dans des documents écrits (lettres, tracts,

    entieres dans des livres d' or, entrefilets

    presse); les affaire s prennent la forme d'un a

    ment public et relativement durable entre de

    ments opposés, appuyés par des collectifs, a

    d'un méme objet, attaqué par les uns mais

    par les autres (le type idéal étant la forme ju

    clairement délimitée: que ce soit dans le t

    dans l'espace, dans l'identification des deu

    en présence, ou dans les formes ritualisées

    affrontement); les scandales enfin impliqu

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    16/91

    28 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    certaine unanimité dans l'indignation, l'adossement

    a

    des valeurs considérées comme absolues, partagées

    par

    tous'.

    La méthode adoptée oblige a ne travailler que sur

    des traces matérialisées, durables: les écrits dans les

    livres d'or, les journaux, les lettres aux musées, voire

    les pétitions ou les tracts, plutót que les opinions

    exprimées oralement en réponse

    a

    une question; les

    actes de vandalisme emegistrés par les administra-

    tions; et méme, exceptionnellement, les preces dont

    les comptes rendus ont été archivés. En contrepartie

    de cette limitation du corpus, on a la certitude que

    ces expressions possedent véritablement un sens

    et un poids pour les acteurs, qui ont fait l'effort de

    produire, en situation, ces gestes, ces paroles, ces

    écrits; et elles sont le plus souvent argumentées (a

    l'exception des dégradations portées aux ceuvres), ce

    qui enrichit considérablement les possibilités dana-

    lyse. C'est d' ailleurs la raison pour laquelle l'enquéte

    a d' emblée

    ciblé

    les réactions négatives: non pas,

    bien sur, parce qu' elles seraient plus pertinentes,

    mais parce que, sur le plan de la méthode, elles

    sont beaucoup plus riches, du fait que le rejet - au

    moins en matiere d'a rt - s'exprime spontanément et

    souvent de facon développée, alors que l'admiration

    reste fréquemment muette ou peu argumentée.

    Cette question des formes de l'action est fondamen-

    tale dans une perspective pragmatique, qui accorde

    autant d'importance aux parametres concrets de la

    situation réelle qu'aux argumentaires des acteurs ou

    1. Sur la distinction entre « scandale » et « affaire

     

    d.

    L. Boltanski,

    La Souffrance   distance. Morale humanitaire, médias et

    politique. Paris, Métailié, 1993.

    Les formes des r

    a

    leur position dans l'espace sodaP. C'est elle

    permet de remonter inductivement de l'observa

    empirique des mobilisations

    a

    la grammaire axi

    gique de sens commun que ces mobilisations réve

    _ ou qu' elles permettent d' activer, selon la pr

    matique choisie2. Ni macro-enquéte par opin

    sollicitées dans un questionnement standardis

    traitement statistique, comme dans la méthode

    sondages; ni micro-enquéte sur les interactions

    tées a une situation donnée, comme dans la mét

    ethnométhodologique: la perspective adopté

    combine la concrétude des actions produites a

    tiative des acteurs dans un certain contexte et

    1. L'importance pragmatique des formes de mobilisatio

    soulignée notamment par Charles

    Tilly,

    « Les origines du

    toire de l'action collective contemporaine en France et en

    Bretag

    ne

      Vingtieme siecle, n  4, octobre 1984; il suivait

    la voie ouverte par C. Wright Mills qui, dans Situated

    and Vocabularies of Motive , American Sociological Review,

    1940, s'interrogeait sur la facon dont les acteurs justifie

    actions. Pour un examen des approches théoriques de l

    lisation collective, d. Danny Trom, « Grammaire de la m

    tion etvocabulaires de motifs

    » 

    in Daniel Cefaí. Danny T

    Formes de l' action collective. Mobilisations dans les arenes p

    París,

    Editions de l'EHESS,collection

    «

    Raisons pratiques

    2. « La focalisation qui a été proposée sur la confectio

    parole revendicative, sur les contraintes qui pesent sur

    en forme afin qu'elle soit recevable et acceptable, dépla

    sensiblement l'interrogation classique sur les

    «

    valeu

    individus, des groupes ou des catégories sociales en tant

    constituent des causes de la mobilisation, vers une ex

    des ressources cognitives qui sont a la disposition des p

    en vue de fabriquer une cause légitime, de lui assurer un

    générale et de conférer une crédibilité a l'activité dans

    ellesse trouvent engagées  (D.

    Trorn. «

    De la réfutation

    N M Y considérée comme une pratique militante. N

    une approche pragmatique de l'activité revendicative

    [rancaise de science politique, vol. 49, n01, février 1999,p.

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    17/91

    3

    GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    une certaine forme, avec la grande échelle d'un

    corpus aussi exhaustif que possible, permettant ainsi

    de repérer les récurrences dans les arguments et de

    reconstruire, par induction, les valeurs qui les sous-

    tendent, et leur typologie.

    Contrairement

    a

    ce qu' on pourrait croire, les

    scandales au sens propre du terme sont rares en art

    contemporain, bien qu'il se définisse essentiellement

    par sa capacité a transgresser des frontieras donc,

    potentiellement, a choquer. C'est que le contexte de

    réception artistique a perdu de son homogénéité,

    partagé désormais entre partisans (de moins en

    moins nombreux) de l'art classique, amateurs (de

    plus en plus nombreux) d'art moderne, et défen-

    seurs (en nombre croissant mais encore limités a un

    milieu spécialisé) de l'art contemporain. En moins

    de deux générations, l'extension du nouveau «para-

    digme» de l'art contemporain a des couches de plus

    en plus larges en a fait un objet de valorisation collec-

    tive, opposant a l'indignation des uns le soutien des

    autres. De sorte qu'il ne peut plus guere y avoir

    d'unanimité dans l'indignation scandalisée, mais

    seulement des affrontements entre partis opposés,

    dans le cadre d'« affaires

    »,

    En ce sens, le scandale

    peut

    étre

    considéré cornme un révélateur des valeurs

    partagées,

    a

    travers leur transgression ponctuelle,

    tandis que l'affaire est un révélateur du clivage entre

    valeurs, qui ont perdu leur unanimité avec l'exten-

    sion et la normalisa tion des transgressions: elle

    témoigne d'une perte de généralité dans le rapport

    aux valeurs, qui cornmence avec l'art moderne et

    s'intensifiera avec l'art contemporaín'.

    1. Cf. N. Heinich, « L'Art du scandale. Indignation esthétique

    et sociologie des valeurs ». Poliiix, n07l, 2005.

    Les f ormes de

    Ainsi, les deux plus grandes mobilisations

    caines, autour des expositions Mapplethor

    Serrano, furent bien des « affaires », au sens

    défenseurs de la liberté artistique se mont

    aussi indignés par les réactions des opposant

    les opposants par ces ceuvres; mais le tres

    nombre de personnes mobilisées dans chaque

    la publicité nationale donnée aux protestations

    fermeture de chacun de ces camps sur des po

    déja

    formées et n'admettant aucune relativis

    rendit bien présent, de part et d'autre, le sen

    de scandale. Ce furent, si l'on peut dire, des

    dales » en rniroir prenant la proportion d'« af

    nationales. On voit ainsi que si la distinction

    « scandale » et « affaire» est nécessaire pour

    compte des formes différentes prises par l'ín

    tion publique, elle ne doit pas

    étre

    pensée de

    discontinue, comme une opposition entre

    entités, mais de facon continue ou, si l'on

    typologique, comme deux póles organisant le

    cement des causes d'indignation.

    Aux États-Unis, les póles « incidents » et, s

    « affaires» sont a l'évidence beaucoup plus

    loppés qu' en France, et ce non par un simp

    de méthode, puisque des «anecdotes»

    également étre recueillies. Manifestations

    création de contre-mouvements, débats publ

    télévision: rien de tel en France ou, a de rares

    tions pres, les conflits demeurent soit pu

    locaux, voire anecdotiques, soit limités a des

    cords entre experts quant

    a

    la pertinence de

    esthétiques.

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    18/91

    32 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    ENTRE AFFAIRE ET SCANDALE

    Il n' existe guere dans notre corpus américain que

    deux exemples réellement ambigus entre

    «

    affaire» et

    «

    scandale

    ».

    En 1989,une résolution de la Chambre

    des Représentants condamna l'

    Art Institute

    de

    Chicago et son école pour avoir « permis de présenter

    une exposition encourageant le manque de respect envers

    le drapeau des États-Unis et abusant du droit

     

    la liberté

    d'expression garanti par la Constitution

    ».

    Cette résolu-

    tion faisait référence a une ceuvre intitulée What Is

    the Proper Way to Display a

    U. S.

    Flag?

     

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    19/91

    34

    GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    qu'un groupe de pression

     

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    20/91

    36 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    En France toujours, il y eut bien une affaire a

    dimension nationale: celle des colonnes de Buren

    au Palais-Royal, en 1986,dans un contexte électoral

    qui vit s'opposer a un ministre de la Culture socia-

    liste un maire de droite, puis un nouveau ministre

    de la Culture de droite, dans une situation inédite

    de cohabitation entre un Président de la République

    socialiste et un premier ministre de droite-. Or il

    suffit de rapprocher cette affaire Buren d'une affaire

    américaine similaire par son objet pour voir saillir les

    différences dans les formes de mobilisation: l'affaire

    Serra

    a

    New York, également au milieu des années

    1980,eut pour objet - comme dans le cas de Buren

    - une commande publique pour une ceuvre concep-

    tuelle in situ: Tilted Are était une immense plaque

    dacier installée verticalement sur la Federal Plaza,

    qu' elle coupait en deux. La protestation, lancée par

    des riverains sous la forme d'une pétition, et relayée

    par des responsables administratifs, donna lieu

    a un débat public opposant adversaires et défen-

    seurs de I'ceuvrs. La question patrimoniale et celle

    de l'authenticité artistique - centrales a propos de

    Buren - n'y furent que marginalement déployées,

    au profit de problemes civiques (propriété de l'es-

    pace public) et fonctionnels (entraves

    a

    l'usage et

    a

    la circulation des usagers sur la place). L'issue en fut

    le démontage de l'installation et, corrélativement, la

    défaite de l'artiste, non protégé par le droit moral:

    droit moral qui avait permis

    a

    Buren de l'emporter

    1. Cf. N. Heinich, « Les colonnes de Buren au Palais-Royal:

    ethnographie d'une affaire », Ethnologie

    francaise

    n'' 4, 1995

    (repris dans L'Art contemporain exposé aux rejets, op . cit.),

    «

    Persua-

    sion civique et expression de I'indignation: les lettres de protes-

    tation contre lescolonnes de Buren

    » 

    Utinam. Reoue de sociologie

    et d'anthropologie,

    n016, 1995.

    CAUSE

    OBJET

    UEU

    CONTEXTE

    DURÉE

    INITlATIVE

    RELAIS

    MOYENS

    RIFOSTE

    fUGES

    ISSUE

    PatriJ110ine

    Commande publique

    (installation in situ)

    Paris

    ynique affaire nationale

    Plusieurs mois

    P~esse, un député

    Associations de défense du patri-

    moine, riverains, citoyens, press

    e

    Procédures adlninistratives, caJ11-

    pagn

    e

    de presse, lettres-pétitions,

    graffiti

    Ministere de la Culture, artistes,

    intellectuels

    Parlement, experts. artistes,

    commission supérieure des mo-

    numents historiques, Tribw1al

    administratif, Consei l d'État

    Jf>

    1« :1: '*'

    Victoire de l'artiste

    (achevement de la conunande)

    Les

    formes des re

    USA

    Urbanisme

    Comma/1de pu-

    ?li~ _~

    NewYork

    Une panni d'au

    Sept ans

    Rivexains

    Responsables

    administratifs

    Pétition,

    débat

    public

    Artistes, exper

    Responsables

    politiques, át

    Défaite de l'a

    (démontage

    l'ceuvre)

    Cette comparaison met en évidence, tout d'

    les différences dans les procédures: plutót ad

    trative et technocratique en France, plutót ju

    et démocratique aux Etats-Unis, ou le preces

    forme courante de traitement du conflit. On

    méme coup se préciser le líen entre les formes

    par les rejets et les ressources juridiques et po

    disponibles aux deux parties. Leur comparais

    apparaitre une structure en chiasme: la loi f

    est plutót permissive pour les artistes, proté

    le droit moral, tandis que l'expression publi

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    21/91

    38 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    citoyens est fortement encadrée par le droit de la vie

    privée, la protection de l'enfance, les lois antiracistes;

    alors que la loi américaine, tres permissive pour les

    citoyens en vertu du Premier Amendement de la

    Constitution garantissant la liberté d'expression, ne

    reconnaít aux artistes qu'un droit pécuniaire sur les

    bénéfices d'exploitation de leurs ceuvres (copyright),

    mais aucun droit moral sur les conditions de leur

    présentation au public, sauf dans deux

    États'.

    Aussi une ceuvre n'est-elle protégée aux États-Unis

    qu' a condition d' étre clairement politique, alors qu'elle

    ne l'est en France qu'á condition détre reconnue

    cornme artistique. La juriste Barbara Hoffman conclut

    sa remarquable analyse de l'affaire Serra en montrant

    que l'artiste aurait eu gain de cause pour peu que son

    oeuvre eút comporté la moindre expression d'une

    position politique ou morale; mais son caractero pure-

    ment conceptuel et abstrait, en ne permettant pas de la

    traiter cornme un support d'expression, rendit impos-

    sible sa protection au titre du Premier Amendemenf.

    En France, c'est en menacanr l 'État d'un preces pour

    atteinte au droit moral de l'artiste a l'achevement de

    1. Il

    existe depuis 1990 une loi fédérale, le

    Visual Artists Rights

    Act

    (VARA), calée sur la Convention de Berne, qui reconnait un

    droit moral de l'artiste pour une durée de cinquante ans: «

    droit

    d'attribution (droit de revendiquer la condition d auteur) et droit

    ti

    l in-

    tégrité de l'tzuure (droit d'empécher toute modification jugée préjudi-

    ciable ou toute destruction d'une ceuore) ».

    Elle remplace au niveau

    fédéralle California ARA (Art Preservation Act)

    de 1979, et le

    New

    York ARA (Artists Authorship Rights Act)

    de 1983 (cf. Sheldon H.

    Nahmod, Artistíc Expression and Aesthetic Theory: The Beau-

    tiful, the Sublime, and the First Amendment ,

    Wisconsin Law

    Review,

    n0221, 251,1987).

    2. Cf. B.Hoffman, Tilted Arc: the Legal Angle , in Sh. Jordan,

    Public Art Public Controversy: the Tilted Arc on Trial, op. cit.;

     Law

    for Art's Sake in the Public Realm , in W. J. T. Mitchell,

    Art and

    the Pub ic Sphere, op. c it.

    Les formes des rej

    son ceuvre que Daniel Buren finit par obtenir gain

    cause.

    Enfin, la forte protection légale des artistes fra

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    22/91

    40 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    ENTRE PUBLIC ET PRIVÉ

    Ainsi les différences de statut juridico-politique

    (les ressources légales étant étroitement liées aux

    capacités de mobilisation dans des causes politiques)

    contribuent largement a rendre compte des diffé-

    rences dans les formes des rejets. Ces formes sont

    beaucoup plus collectives et publiques aux États-

    Unis - grandes affaires, preces, pétitions, manifes-

    tations -, car les questions artistiques tendent a y

    étre

    rabattues sur le problema général de la liberté

    d'expression, intéressant tout citoyen et étroitement

    encadré par des ressources légales, politiques voire

    constitutionnelles. Elles sont plus individualisées et

    privées en France - protestations sporadiques des

    non-initiés, débats internes aux spécialistes -, car les

    interrogations soulevées par les innovations artis-

    tiques y sont moins immédiatement connectées avec

    des causes civiques susceptibles d'une mobilisation

    politisée. C'est pourquoi   a été possible de dresser la

    liste des principales manifestations en faveur de l'art

    contemporain

    1

    , alors qu'aucun mouvement similaire

    n'est a signaler en France, ni pour ni contre la liberté

    artistique.

    prévu en avril1990 au Contemporary Art Center de Cincinnati »

    (p. 266).

    1.200 artistes a Chicago, et des rassemblements a Los Angeles,

    New York,Philadelphia et Minneapolis en aoüt 1989pour Arts

    Emergency Day;

    2000manifestants a New York en mai 1990pour

    exiger que le congrss autorise le NEA a continuer ses activités

    sans restrictions; 400 manifestants a Kansas City en aoüt 1990;

    5000 manifestants a Chicago, le lendemain du Labor Day en

    1990, Sur le

    théme « La créativité est notre plus grande ressource

    naturelle » (cf.

    S.

    Dubin, Arresting images , op. cit., p. 255).

    Les formes d

    SITUATION JURIDICO-POLITIQUE

    USA

    Loi permissive pour les

    restrictive pour le

    First Arne

    C

    (droits péc

    France

    Loi restrictive pour les citoyens,

    pennissive pour les artistes

    Loi sur la propriété PROTECTION

    littéraire et artistique DES ARTISTES

    (droits pécuniaires et

    moraux)

    CONTROLE LÉGAL

    DE 1'EXPRESSION

    PUBLIQUE

    Jurísp

    limitant

    d'ex

    Droit de la vie privée,

    droit

    11

    I'image, protec-

    tion de l'eníance , loi s

    antiracistes ...

    Expression protégée pi

    artistique

    Pas de enteres

    explicites

    Faible degré d' orga-

    nisation des citoyens

    pour la défense des

    valeurs

    CONTROLE PAR

    l

    ADMINISTRATION

    Expression

    si

    Helms Ams

    CONTROLE

    PAR 1'OPINION

    PUBLIQUE

    Fort controle

    par les ass

    de

    Mais parallelement au contexte, le caracter

    coup plus «

    civique

    »

    des rejets américains est

    a

    en relation avec la nature des ceuvres en q

    et le degré auquel elles touchent a des valeur

    rales et pas seulement artistiques. Il est done

    présent d'observer comment se répartit, dans

    l'autre pays, la gamme des valeurs défendues

    opposants a des ceuvres d' art contemporain.

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    23/91

     

    Les valeurs défendues

    «

    fe suppose qu'une croix de David placée dans

    de chambre plein d' excréments serait une merveil

    express ion artistique, pour peu que la lumiére soit

    Il est terrifiant de penser qu'une partie de nos imp8t

      financer cette soi-disant express ion de l' art au no

    liberté d' opinion,

     

    l encontre de toute sensibilité aux

    ments d'un grand nombre de personnes »  pouva

    lire sur le livre d' o r de l' exposition du photogr

    Andres Serrano a Philadelphie. Art , beauté,

    des finances publiques, sensibilité, sens cor

    ce sont des ordres de valeurs tres différents

    trouvent convoqués pour argumenter l'indign

    face a Piss Christ - la fameuse photo d'un c

    immergé dans un liquide jaune. Cette pluralit

    arguments n' est pourtant en rien synonym

    confusion, d'incohérence ou d'irrationalité. Ess

    de clarifie r la garnme des registres de valeurs

    jeu dans les réactions a l' a rt contemporain, p

    analyse typologique portant non plus sur la

    mais sur les contenus des jugements émis

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    24/91

    44 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    acteurs - ce qu' on pourrait appeler les

    «

    catégories

    implicites » organisant la « grarnmaire axiologique »

    cornmune aux participants d'une méme culture'.

    MOTIFS D'INDIGNATION

    Un premier acces a ce répertoire nous est fourni

    par le recensement réalisé par la branche « A rt Save »

    (sauvegarde de l'art) de l'association « People for the

    American Way»

    (partisans du mode de vie améri-

    cain), sous le titre « Artistic Freedom Under Attack »

    (attaques contre la liberté artistique): recensement

    dont l'équivalent francais n'existe pas, faute d' enjeux

    similaires en matiere de liberté d' expression . Les

    statistiques suivantes ont été réalisées a partir de ces

    données, en ne retenant que les cas propres aux arts

    1. Méme si le vocabulaire varie d'un chercheur a l'autre et, avec

    lui, certains présupposés théoriques ou méthodologiques, la

    notion de « catégories implicites » releve du méme type de problé-

    matisation que celle de

    «

    spheres de justice

    »

    utilisée par Michael

    Walzer (d.

    Spheres of [ustice. A Defence o f Pluralism and Equa/ity,

    Oxford, Blackwell, 1983), celle de « symbolic boundaries » utilisée

    par Michele Lamont

    (d.

    La Morale et l'argent, op. cii.), ou celle de

    «

    mondes de justification» utilisée par Luc Boltanski et Laurent

    Thévenot (d. De la justification. Les Économies de la grandeur, Paris,

    Gallimard,1991).

    2. Les données, concemant tout le territoire américain (sans

    prétention a l'exhaustivité), émanent d' « activistes de l'art » (environ

    3000 noms) disposant d'une hot /ine, ainsi que du dépouillement

    des annonces, magazines et joumaux. Chaque incident a été

    vérifié par les responsables de la publication; n'ont été retenus que

    ceux oü un accord pour une exposition a été donné puis retiré, a

    I'exclusion done des cas ou une ceuvre n'a pas été sélectionnée-

    tout organisme ayant par principe un droit de sélection. N'ont été

    considérés comme de la « censure» que les cas ou le gouveme-

    ment est impliqué. En 1996 le corpus a été étendu a la pop culture:

    émissions télévisées, films, publicités

    a valeur

    artistique.

    Les valeurs défend

     99

    995

     996

    in;;12~)

    (q=~)

    ,.(\1,=~)

    92

    45

    47

    (47%)

    (54%)

    (66%)

    25

    12

    13

    (13%) (14%) (18 %)

    ._ ._._ 4lfI_. ___   .t;; -

    35

    13

    2

    (18%)

    (16%)

    (3%)

    26

    7

    2

    (13%) (8%) .. (3%)

    .,~ . :~(.I ,, , - .,.««~~~

    ~~~,T  - ~

    19

    7

    7

    (9%)

    (8%)

    (10%)

    plastiques. Les totaux sont supérieurs au nombre

    cas,du fait de la multiplicité des motifs (tableau

    des protestataires (tableau 2).

    ARTISTIC FREEDOM UNDER ATTACK, 1994-96:

    MOTIFS

    MORALE5EXUELLE*

    ¡¡;,,,,,,_~T~~~;

    VALEUR5CMQUE5***

    DROlTS

    DE5N1lNORITÉ5* **

    DlVER5*****

    • «

    5exuellement explicite, nudité inappropriée, pornographie,

    nité, harcelement, homosexualité

    »

    **« Blasphématoire, antireligieux, satanique, démoniaque »

    ***

    «

    Profanation du drapeau. violence

    »

    ****

    «

    Raciste, offensant envers les femmes

    »

    *****

    «

    Dévoiement des fonds publics, insensibilité aux a

    absence de

    mérite

    artistique, vandalisme

    »

    Globalement, les motifs

    a

    caractere sexuell' e

    tent largement, avecplus de la moitiédes cas; vi

    ensuite la religion, lesvaleurs civiques et les dro

    minorités. On observe une baisse du nombre

    de 1994

    a

    1996(mais qui peut étre partiellem

    effetde laméthode de recueil),avec une augme

    des motifs liés

    a

    la morale sexuelle, au détrim

    valeurs civiques et des droits des minorités.

    Quant aux protestataires ayant pris l'in

    de la réaction, les plus nombreux sont les in

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    25/91

    46

    GUERRE CULTURELLE ET   T CONTEMPORAIN

    isolés, suivis des autorités locales, puis des parents

    ou éducateurs, des responsables culturels, des

    étudiants ou universitaires, des associations et, enñn,

    des commen;:ants.

    ARTISTIC FREEDOM UNDER AITACK,

    1994-96:

    PROTESTATAIRES

    Wff W 

    1995

    =128)&,

    (n

    ••H ~~

    64 24 18

    (32%) (29%) (24%)

    ,0,  ,*

    1996

    (11::54'

    Al;J'ORITÉsErOCALESZ'

    PARENTS, ÉDUCATEURS,

    22 10

    RESPONSABLES RELIGIEUX (11

     )

    (12

     )

    ••• 'I i- -_ - -w  _::.tI;¡ ~ _ 'W: i1I.> ••• ......,tt

    ffi

      _ ~~~~

    RE~iONSABLpS CUL' URELS -

    _b ,

    00000

    24

    (12

     )

    21

    ~--- _..1L  '.o ••••...••...,¡&¡¡' (~~0[Mr(12  ,

    10 7

    (5%) (8%)

    %

    2

    (3 )

    Les irútiatives émanant de parents ou d'éducateurs

    augmentent au détriment des étudiants et universí-

    taires: indices probables d'une baisse de l'opposition

    libérale au nom de la

    «pol t oü

    correctness

    »

    et d'une

    augmentation des motifs a caractere sexuel. En effet,

    l'analyse des corrélations entre types de motifs et

    catégories de protestataires montre que les initiatives

    émanant de citoyens et d' éducateurs sont tres concen-

    trées sur les motifs

    a

    caractere sexuel, alors que les

    Les oaleurs dé

    interventions des autorités locales se répartissent

    uniformément selon les catégories de motifs.

    enfin l'accentuation, en 1996, de la politisation

    l'euphémisation des motifs invoqués, notamme

    les officiels locaux, avec davantage de

    «

    usage

    proprié des fonds publics» ou, plus elliptique

    « inapproprié », « potentiellement offensant

    ».

    Mais qu' en est-il des motifs

    a

    caractere

    tique ou artistique, récurrents dans les cas fra

    Il n'en est rien, justement: non qu'ils n'existe

    aux États-Unis, mais paree qu'ils ont été d'e

    éliminés du recensement. Celui-ci en effet co

    une restriction fondamentale: les incidents a

    toires

    a

    la liberté artistique doivent étre «

    basé

    contenu

    »1.

    Ainsi, n' ont pas été retenus le cas

    sculpture dont la couleur a été changée par l

    prise, ou celui d'une ceuvre dans l'espace

    dont le maire a déclaré qu'il ne l'aimait pas m

    a motivé son refus par les reglements administ

    Une telle présélection oriente done considérable

    les résultats par rapport a l' enquéte francaise:

    forcément les problemes de valeurs morales q

    ainsi privilégiés, de sorte que la statístíque ne pe

    nous dire des problémes proprement esthétiques.

    cette dissymétrie est elle-méme hautement

    ficative de l'orientation éthique du problem

    Etats-Unis, ou méme les défenseurs de la

    artistique ne la défendent que dans la mes

    1. « Tous les incidents catalogués ont en commun d'i

    une tentative pour limiter I'acces a une forme d'expressi

    tique en raison de son point de vue, de son message o

    contenu, ou pour interdire I'acces d'un artiste

    a

    un foru

    pression jusqu'alors considéré comme accessible. San

    tion, les incidents documentés dans le rapport sont bas

    contenu du  message de l'ceuvre dart »

    (Artistic Freedo

    Attack, op. cit.,

    1996, n04,

    p.

    12).

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    26/91

    48 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    les problemes posés sont d'ordre non pas artistique,

    mais idéologique ou moral. C'est dire que contrai-

    rement a la France, la situation américaine ne releve

    pas d'un conflit entre une esthétique (cene de l'art

    traditionnel) et une autre (cene de l'avant-garde),

    ni méme d'un différend entre esthétique et éthique,

    mais d'un conflit entre une éthique (cene des valeurs

    morales traditionnelles) et une autre (cene de la

    liberté d' expression).

    Pour accéder a des valeurs autres que morales

    dans les rejets de l'art contemporain, force est done

    d' abandonner la problématique de la «

    culture war

    »

    et, corrélativement, les statistiques ainsi que les

    grandes affaires médiatisées, pour nous intéresser

    a de simples incidents, voire a des anecdotes que

    seule l' enquéte de terrain a perrnis de collecter, Mais

    il faut du mérne coup renoncer a établir une compa-

    raison chiffrée entre les deux pays, faute d'un corpus

    suffisamment homogene pour accéder a un possible

    recensement: encore une fois, le passage obligé par

    des méthodes qualitatives est fonction de la nature

    de l'objet, dont le degré de généralisation n'a pas

    encore atteint le stade, si l'on peut dire, du « statisti-

    quement correct

    »,

    recensable et quantifiable'.

    ARGUMENTS, VALEURS, REGISTRES DE VALEURS

    La comparaison des valeurs défendues par les

    opposants a l'art contemporain en France et aux

    États-Unis va donc s'établir sur la base de leur

    fréquence, non pas précisément mesurée - pour les

    raisons que l'on vient de voir - mais approximati-

    vement évaluée a partir du triple corpus d'affaires,

    1. Pour une réflexion historique sur les conditions de perti-

    nence du recours a la statistique, d. Alain Desrosieres, La Poli-

    tique desg rands nombres, París, La Découverte, 1993.

    Les valeurs défen

    d'incidents et d' anecdotes, construit soit a partir

    donn

    ées

    publiées (pour les États-Unis), soit a p

    des données collectées directement par l' enq

    (pour les États-Unis et la France).

    Le choix de travailler sur des matériaux s

    tanés, a l'exclusion de questionnaires ad hoc, a

    contrepartie d' empecher la comparaison s

    tique a grande échelle, telle qu' on la connait

    les enquetes standards. Il faut done recourir

    comparaison plus intuitive, équipée par la farnil

    avec 1'une des deux cultures, qui permet de se

    plus que de mesurer - les effets d'étrangeté

    culture al' autre. L'avantage de cette méthode e

    les réactions spontanées des acteurs sur lesq

    elle s'appuie fournissent des expressions so

    beaucoup plus fartes, voire extremes, que dans

    des questionnaires ou des entretiens sollicité

    amenent davantage de positions moyennes

    impliquées: d' ou la prégnance de cas tres « t

    qui feraient obstacle a une visée représentati

    prédictive, mais qui favorisent la rnise en reu

    la méthode typologique - celle-la meme qu

    allons utiliser pour reconstituer les logique

    logiques pertinentes en matiere de jugeme

    l'art contemporain. En d'autres termes, la m

    adoptée n' est pas seulement « empirico-induc

    partant des énoncés des acteurs en situation

    dégager les constantes -, mais aussi, si l' on pe

    «empirico-intuitive

    ».

    Cette infraction aux

    de scientificité, telles du moins que la méth

    sondages d' opinion nous les a rendues fa

    est la rancon d'une perspective construite

    en termes de fréquence, comme dans les m

    quantitatives, qu' en termes de typicité: si l' o

    en capacité de démonstration quantifiée, on

    en capacité a reconstituer, dans toute sa pe

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    27/91

    48 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    les problemes posés sont d 'ordre non pas artistique,

    mais idéologique ou moral. C 'est dire que contrai-

    rement

    a la France, la situation américaine ne releve

    pas d'un conflit entre une esthétique (celle de l'art

    traditionnel) et une autre (celle de l'avant-garde),

    ni méme d'un différend entre esthétique et éthique,

    mais d'un conflit entre une éthique (celledes valeurs

    morales traditionnelles) et une autre (celle de la

    liberté d' expression).

    Pour accéder a des valeurs autres que morales

    dans les rejets de I'art contemporain, force est done

    d'abandonner la problématique de la

    «

    culture war

    »

    et, corrélativement, les statistiques ainsi que les

    grandes affaires médiatisées, pour nous intéresser

    a de simples incidents, voire a des anecdotes que

    seule l'enquéte de terrain a permis de collecter.Mais

    il faut du méme coup renoncer a établir une compa-

    raison chiffrée entre les deux pays, faute d'un corpus

    suffisamment homogeno pour accéder a un possible

    recensement: encore une fois, le passage obligé par

    des méthodes qualitatives est fonction de la nature

    de l'objet, dont le degré de généralisation na pas

    encore atteint le stade, si l'on peut dire, du « statisti-

    quement correct   recensable et quantifiabla'.

    ARGUMENTS, VALEURS, REGISTRES DE VALEURS

    La comparaison des valeurs défendues par les

    opposants a I'art contemporain en France et aux

    États-Unis va done s'établir sur la base de leur

    fréquence, non pas précisément mesurée - pour les

    raisons que l'on vient de voir - mais approximati-

    vement évaluée a partir du triple corpus d'affaires,

    1. Pour une réflexion historique sur les conditions de perti-

    nence du recours

    El

    la statistique, cf. Alain Desrosieres, La Poli-

    tique des grands nombres, Paris, La Découverte, 1993.

    Les valeurs défe

    d'incidents et d 'anecdotes, construit soit a parti

    données publiées (pour les Etats-Unis). soit a

    des données collectées directement par l' en

    (pour les États-Unis et la France).

    Le choix de travailler sur des matériaux

    tanés, a l'exclusion de questionnaires ad hoc, a

    contrepartie dempécher la comparaison s

    tique a grande échelle, telle qu' on la connait

    les enquétes standards. Il faut donc recourir

    comparaison plus intuitive, équipée par la famil

    avec l'une des deux cultures, qui permet de se

    plus que de mesurer - les effets d'étrangeté

    culture a l'autre. L'avantage de cette méthode e

    les réactions spontanées des acteurs sur lesq

    elle s' appuie fournissent des expressions so

    beaucoup plus fortes,voire extremes. que dans

    des questionnaires ou des entretiens sollicité

    amenent davantage de positions moyennes o

    impliquées: d' ou la prégnance de cas tres «

    ty

    qui feraient obstacle a une visée représentati

    prédictive, mais qui favorisent la mise en ceu

    la méthode typologique - celle-la méme que

    allons utiliser pour reconstituer les logiques

    logiques pertinentes en matiere de jugeme

    l'art contemporain. En d'autres termes, la mé

    adoptée n' est pas seulement « empirico-inducti

    partant des énoncés des acteurs en situation p

    dégager les constantes -, mais aussi, si l'on peu

    « empirico-intuitive

    ».

    Cette infraction aux n

    de scientificité, telles du moins que la métho

    sondages d' opinion nous les a rendues fami

    est la rancon d'une perspective construite

    en termes de fréquence, comme dan s les mét

    quantitatives, qu' en termes de typicité: si l'on

    en capacité de démonstration quantifiée, on y

    en capacité a reconstituer, dans toute sa perti

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    28/91

    50 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    la cartographie des deux espaces axiologiques pratí-

    qués par les acteurs - américains et francais.

    C'est la l'objectif du tableau général inti tulé

    « Fréquence comparée des valeurs enjeu », Il est orga-

    nisé en deux colonnes, mettant en regard les cas fran-

    cais et les cas américains, avec un a trois astérisques

    selon leur fréquence dans l'un et l'autre corpus, et

    la mention d'un nom propre pour les affaires les

    plus typiques. Les rejets sont classés d' abord selon

    le registre de valeurs (en majuscules), puis selon la

    valeur invoquée (en gras), pour laquelle est spéci-

    fiée la dénonciation-type (entre parentheses). Par

    exemple: la valeur de beauté, relevant du registre

    ESTHÉTIQUE et ayant comme expression typique

    «ce n'est pas beau

     

    apparaít rarement dans l'un

    et l'autre pays (un astérisque); on la trouve dan s

    l'affaire PAGES en France et l'affaire RIEVESCHL

    aux États-Unis. Nous allons voir ainsi s' élaborer

    pas a pas la typologie des « registres de valeurs

     

    a

    partir des «valeurs » inductivement repérées dans

    les rejets recueillis par l'enquéte, et avec l'aide des

    observations déja réalisées sur d' autres terrains de

    recherche.

    Cette typologie des registres de valeurs est en

    partie compatible avec le modele des « économies de

    la grandeur» proposé par Luc Boltanski et Laurent

    Thévenot. Elle n'a pas l'ambition d'étre portée,

    comme ce modele, par une théorie des «cités»

    commandant les différents ordres de justification,

    mais par une catégorisation intuit ive des ressources

    évaluatives offertes aux acteurs, antérieurement a

    toute justification. Son spectre est done plus large,

    puisqu' elle porte non seulement sur les justifications

    des actions, mais aussi sur l'évaluation des objets et

    des personnes. Cette perspective autorise du méme

    coup une description des valeurs sollicitées par

    Les ualeurs défe

    les acteurs a la fois plus fine et plus proche du

    comm

    un

    , déployant des catégories d'argumenta

    que le modele de Boltanski et Thévenot n'intégr

    qu'a titre secondaire, étant donné sa compacité e

    haut degré de formalisation.

    Notre modele axiologique recoupe celu

    Boltanski-Thévenotpour quatre registres: le re

    «domestique

     

    renvoyant a la proximité; le re

    «fonctionnel» (monde« industriel

    »

    dans leur mo

    renvoyantal'exigencede commodité,d'utilité ou e

    de sécurité; le registre «réputationnel»  

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    29/91

    52

    GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    Les valeurs dé

    FRÉQUENCE COMPARÉE DES VALEURS EN JEU

    DOMESTIQUE

    _ proximité

     

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    30/91

    54 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    Notre typologie prend également en compte les

    différences d' objet du jugement, dont nous allons voir

    qu' elles sont déterminantes en matiere d' apprécia-

    tion artistique: celle-ci en effet peut porter sur l'ceuvre

    proposée par l'artiste (exemple: «c'est pas beau »), ou

    sur la personne de l'artiste

     

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    31/91

    56

    GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    plus ou moins « légitime

    »

    dans la hiérarehie prOpre

    au monde cultivé'.

    Au sornmet de eette hiérarehie done, les attaques

    foealisées non pas sur le eontenu des ceuvrr-, (ce

    qu'elles représentent, ou leur «signifié ») mais sur

    leur forme (la rnaníerc de représenter, ou leur« signi-

    fiant ») ne sont pas reeensées, nous l'avons vu, par

    les statistiques américaines. Elles apparaissent toute-

    fois au niveau moins « durci » des aneedotes; mais

    elles sont manifestement plus rares qu'en Franee, et

    utilisées, nous allons le voir, de facon quelque peu

    différen te.

    ESTHÉTIQUE

    «

    C'

    est pas beau

    »;

    « Ii's ugly

    »: paradoxalement,

    l'appel a la valeur de beauté n'est pas fréquent, dans

    l'un eornme dans l'autre corpus. Soit, en effet, elle

    parait trop subjeetive pour argumenter une protesta-

    tion; soit elle perd de sa pertinenee au profit d' enjeux

    relatifs non plus a la valeur esthétique de l'ceuvre,

    mais a sa nature artistique. En effet, si les transgres-

    sions

    «

    modernes

    »

    portent, a l'intérieur des eadres

    artistiques eonvenus, sur les eodes de représentation,

    e'est-a-dire lesnormes du beau (la question étant alors

    de savoir si l'artiste sait ou ne sait pas bien peindre,

    ou seulpter), les transgressions

    «

    eontemporaines

    ».

    elles, portent plus radicalement sur les eadres mémes

    permettant de qualifier un objet eornme ceuvre, e'est-

    1. Sur l'opposition entre

    «

    régime de singularité » et

    «

    régime

    de communauté» comme

    modalités

    générales de qualification

    (au double sens de définition et d'évaluation), cf. N. Heinich,

    La G/oire de Van Gogh. Essai d'anthropologie de l'admiration,

    Paris,

    Minuit, 1991. Sur I'oppositíon CEuvre/personne, cf. « Entre

    CEuvreet personne: i'arnour de l'art en régime de singularité»,

    Communication, n064, 1997.

    L'ceuore et so

    f¡-dire sur la définition ontologique de l'art (l

    tion étant alors de savoir si ron a bien affair

    artiste, et a une ceuvre d' art)'. Aussi les protest

    se eoneentrent-elles avant tout sur des questi

    catégorisation (est-ce ou n'est-ce pas de l'art?)

    que d'évaluation (quelle valeur cela a-t-il ?).

    en Franee, on ne trouve done que quelques

    protestations au nom de la beauté dans les livr

    amérieains:

    « Il est malheureusement plus facil

    unique que de transmettre lesentiment de la beauté

    un visiteur sur le livre d' or du

    List Visual Arts

    de Boston, stigmatisant ainsi la prééminenee

    valeur d' originalité  

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    32/91

    58 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    1300 personnes exigeant la « relocation » de Tilted Are

    - était rédigée ainsi: « Nous soussignés estimons que

    l' ceuore d' art

    intitulée

    Tilted Are constitue une

    obstrur:

    tion   la place et devrait étre dép lacée en un lieu plus uppro-

    prié. (Ceux dont le s noms figurent avec un astérisque* ne

    trouvent aucun mérite artistique   l' ceuvre de Serra

    »). Ici,

    c'est l'argument fonctionnel qui étaye la protestation

    publique, tandis que l' argument esthétique _ rédigé

    de facon ambigue, entre disqualification de la valeur

    esthétique et contestation de la nature artistique de

    l' CEuvre- est réduit a un codicille entre parentheses,

    un astérisque apposé aux noms des signataires

    1•

    Et

    parrni les opposanrs convoqués a s'exprimer Iors

    du débat public, seul un juge arnene explicitement

    l' argument de la beauté, regrettant que l' ceuvrs porte

    atteinte a l'esthétique de la place: « Tilted Are masque

    totalement la beauté architecturale de l' esplanade, le [acob

    K. Javits Federal Office Building, et soustrait   la vue

    d' u n grand nombre de personnes la beauté, la s implicité et

    l' ouverture de la place et de lafontaine

    »,

    L'une des seules affaires (locale) engagée prin-

    cipalement au nom de l' esthétique concerne la

    commande publique passée a Gary Rieveschl en

    1989pour la ville de Concord en Californie du Nord-.

    Intitulée

    Concord Heritage Gateway

     

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    33/91

    60 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    affaire similaire rencontrée en France, les opposants

    a la commande publique ne purent obtenir gain de

    cause: la fontaine de Bernard Pages, en forme d'accu-

    mulation de bidons de pétrole, demeura installée Sur

    la place principale de LaRoche-sur-Yon,malgré une

    intense campagne dans lapresse locale, d'abord quasi

    exc1usivement négative puis, peu a peu, ouverte aux

    partisans de l'ceuvre

    1

    .

    Outre l'absence de relation

    avec le contexte local, appelant des critiques de type

    purificatoires au nom de l'intégrité du lieu, c'est la

    trivialité industrielle du matériau qui, exactement

    comme a Concord, suscita des indignations exprí-

    mées principalement dans le registre esthétique _ cas

    exceptionnel done en matiere d'art contemporain, en

    France comme aux États-Unis.

    HERMÉNEUTIQUE

    L'argument de labeauté a donc cessé d'étre central

    en matiere d'art contemporain, en tout cas du cóté des

    experts, qui l'abandonnent volontiers aux profanes.

    EnFrance, il tend a

    étre

    supplanté par l'argument de

    la signification, du sens contenu dans l'ceuvre:c'est le

    registre «herméneutique

    ».

    impliquant non plus une

    perception immédiate mais une interprétation, dont

    les ressorts sont imputés non a l'activité cognitive de

    celui qui juge mais aux propriétés de l'ceuvre méme.

    C'est de ce registre que relevenr typiquement, sous

    forme négative, les fréquents

    «

    ea ne veut rien dire

    ».

    Sous forme positive, un exemple frappant est fourni

    par l'affaire Huang a Beaubourg: faceaux opposants

    qui mettaient en jeu la sensibilité a la souffrance

    animale, les commissaires de l'exposition avaient

    1. Cf. N. Heinich, « Esthétigue, déception et mise en énigme:

    la beauté contre l'art contemporain  , Art Présence, n016,octobre

    1995(repris dans L'Art contemporain exposé aux rejets, op. cit.).

    l.ceuore et so

    argué non de la beauté de l'ceuvre, ni de son i

    tion dans une tradition avant-gardiste (registr

    tique: beauté et art), mais de sa symbolique m

    politique (1'ceuvre comme symbole de la paix

    saire entre les especes).

    Dans le corpus américain, cerecours a l'her

    tique existe, mais n'est que peu présent: «Je

    compris. Mais ra ne concerne san s doute que moi

    d'or du List Visual Arts, Boston). En outre, lor

    «

    sens » est invoqué, il semble d' emblée concu

    forme d'une intentionnalité personnelle con

    c'est-a-dire rabattu sur le «message» que l

    en personne aurait voulu faire passer, plut

    par exemple, sur la capacité de l'ceuvre a sym

    des phénomenes propres a son époque. On

    bien dans cette réaction du président Geral

    a une sculpture de Calder: «Je dois dire que

    pas vraiment compris, et ne comprends toujours

    que M. Calder a essayé de nous dire

    ».

    Il s'agit

    rabattement de l' art sur la dimension idéol

    faisant de la création un moyen parmi d

    pour exprimer volontairement et consciemme

    opinion: phénornene qui peut paraítre naif au

    francais, habitué a des interprétations faisant j

    symbolique inconsciente des ceuvres par ra

    une société tout entiere.

    On voit ainsi se profiler une différence

    cessera de s'affirmer au cours de l'analys

    interrogations, récurrentes dans les deux pa

    les limites de l'art, semblent davantage ax

    France sur des valeurs « autonomes ». propres

    moderne et contemporain (sa capacité spécifi

    symbolisation, son « sens »),alors qu' aux Éta

    elles débouchent immédiatement sur des pro

    tiques plus «hétéronomes », relevant de p

    éthiques et politiques (1'intention idéologi

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    34/91

    62 GUERRE CULTURELLE ET ART CONTEMPORAIN

    I'artiste, son « message ». qui serait éventuellement

    exprimable par d'autres voies).

    ESTHÉTIQUE/ PURIFICATOIRE

    « On diraii une de ces sculptures de camelote que des

    artistes carnés appellent de l'art

    » 

    protestait un habitant

    de Concord a propos de l'installation de Rieveschl;

    un autre: « On dirait que les fous se sont échappés de

    l'asile  

    »:

    et un autre encore: « Des máts en a lu rniniurn 

    Le centre-oille n'est pas un pare industriel des hautes iech-

    nologies  », De telsarguments n' operent plus par une

    évaluation continue de la valeur de l'ceuvre (plus ou

    moins belle, plus ou moins chargée de sens), mais

    par un classement discontinu, de part et d'autre

    de la frontiera entre ce qui releve de l'art et ce qui

    n'en releve pas - 1'ordure, la folie, l'industrie.

    «Ce

    n'est pas de l'art 

    »:

    c'est la question de 1'authenticité

    artistique qui se joue la, avec la question de savoir

    si l'ceuvre proposée est conforme a la définition

    fondamentale de l'art, et si l' artiste en est vraiment

    un. On est a la jonction du registre esthétique (I'art)

    et du registre purificatoire (l'authenticité, la pureté

    de la proposition eu égard a sa catégorie d' apparte-

    nance), avec des criteres visant a la fois, et de facon

    souvent indissociable, l'ceuvreet l'artiste, l'objet et la

    personne de son auteur.

    Cet argument est tres important dans le corpus

    francais, ou nombre d' ceuvres operent aux limites

    de l'authenticité, et ou la question de la nature _

    artistique ou non - des propositions amenées en art

    contemporain est posée de facon récurrente dans

    les argumentaires des protestataires. On le trouve

    également invoqué dans plusieurs incidents

    améri-

    cains: en

    1983

    a Boulder (Colorado), un projet de

    création par Andrea Blum dune sculpturedans un

    parc, comportant trois pavillons en béton, suscite des

    L'reuvre et son a

    débats publics aboutissant

    a

    son abandon; en

    a Tacoma(Washington), des citoyens, furieux c

    deux sculptures abstraites au néon de Stephen

    nakos installées gráce

    a

    un financement munic

    votent leur retrait; en

    1986 a

    Cleveland (Ohio)

    sculpture de Claes Oldenburg, commandée po

    siege d'une entreprise et consistant en un én

    tampon encreur portant le mot FREE en lettr

    5, 5 metres de haut, fait l'objet d'une campagn

    protestations lorsque l'entreprise propose de l'

    a la ville; et des incidents analogues ont été rec

    a

    propos d'installations multi-media,

    a

    George

    (Delaware), Las Vegas (Nevada), ou Silver S

    (Maryland).

    La mise en cause de la nature authentique

    artistique de la proposition peut se limiter

    a

    négation non argumentée:

    «

    Ce n'esi pas de l'a

    Elle joue volontiers sur le theme de la nudité d

    dans le conte d' Andersen Les Habits neufs de l'E

    reur, référence paradigmatique de ce type de pr

    tations: ce sont les innocents qui posséderaie

    vérité (le roi est nu, il

    n'y

    a pas d'art), alors q

    savants qui s'extasient sur les ceuvres seraien

    gogos ou des snobs bernés par des imposteurs'.

    Mais il existe aussi tout un répertoire da

    ments susceptibles d'étayer l'accusation en ré

    mant la délicate frontiere entre art et non art, re

    si problématique - depuis les fameux readyrna

    1. Sur les attendus et les implications de cette figure ty

    de la protestation contre l'art contemporain, d. Dario Ga

    Un iconoclasme moderne. Théorie et pratique du vandalisme

    tique, Lausanne, Éditions den-bas, 1983, et The Destrucii

    Art. iconodosm and uandalism since the Frenen Reuolution, Lo

    Reaktion books, 1997, ainsi que N. Heinich, Le Triple jeu

    contemporain, op. cit.

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    35/91

    64 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    Marcel Duchamp - par la nature méme des Proposi-

    tions relevant de l'art contemporain. Le «ce n'est pas

    de l art

    »

    abonde dans l'une et l'autre cultures, mais

    semble y étre argumenté de facon un peu différente.

    En France, fréquentes sont les accusations portant

    sur le sérieux

     

  • 8/17/2019 Natalie Heinich-Guerre Culturelle Et Art Contemporain _ Une Comparaison Franco-Américaine

    36/91

    66 GUERRE CULTURELLE ETART CONTEMPORAIN

    facilement eonfondues, l'une entramant foreément

    l'autre.

    Il

    suffirait ainsi d'établir qu'un objet est beau

    pour admettre qu'il est de l'art, et inversement. C'est

    ainsi par exemple que se présentent les argumentaires

    des experts lors du proees Robert Mapplethorpe

    a

    Cineinatti en 1989,lorsque le eonservateur du musée

    futjugé pour avoir exposé des images du célebrephoto-

    graphe montrant des aetes homosexuels extrémes.

    L'assimilation entre valeur esthétique et nature artis-

    tique permit aux experts de botter en touehe les protes-

    tations eontre la nature supposée pornographique

    des images en question, en insistant sur les qualités

    plastiques de la eomposition: si e'est beau, alors e'est

    foreément de l'art, done cela éehappe

    a

    la législation

    eoneernant l'obseénité, et il faut le soutenir.

    «

    Le procu-

    reur, Frank Prouty, argua que ces photographie s représen-

    tant ce que le

    New YorkTimes qualifiait de

    «

    pénétration

    anale et pénienne al' aide d'objets inhabituels » n' avaient pas

    de valeur

    artistique -

    argument essentiel dans les accusa-

    tions d'obscénit