Musicologie Version 2007

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La musicologie en France Esquisse d'un parcoursL'histoire de la musicologie reste encore faire. De plus, la musicologie, contrairement d'autres disciplines universitaires, l'histoire par exemple ou bien encore la philosophie ou la sociologie, ne propose au commentateur ni tradition intellectuelle facilement lisible, ni "stars" de la pense 1 alors qu'en revanche les virtuoses et les chanteurs occupent une place de choix dans les media. Si une riche rflexion sur la nature mme de l'objet musical traverse l'histoire du discours sur la musique, la rflexion pistmologique sur la musicologie en tant que discipline faisant systme avec l'ensemble des sciences en priorit humaines est encore embryonnaire et en tout cas trs rcente. Elle est aussi traverse par un dbat interne qui lui est propre : celui du rle de la pratique et de la matrise de la technique musicale comme pr-requis du discours musicologique. Cette ligne de partage entre mlomanes cultivs et musiciens praticiens occupe beaucoup plus les musicologues que leurs relations avec les autres branches du savoir. Elle explique en partie la fermeture de la discipline sur elle mme. Il reste qu'en dpit de sa relative confidentialit, la musicologie franaise existe. Elle a une histoire un peu dsordonne mais bien relle, des centres de recherche, des dpartements au sein des universits, des revues, un march ditorial.

I - Du romantisme la IIIe Rpublique.

Sans doute est-ce vers Jean-Jacques Rousseau puis Ftis qu'il faudrait se tourner pour risquer, avec les prcautions d'usage, les noms de ceux qui pourraient tre considrs comme les fondateurs de la musicologie moderne2, en tant conscient du "moderno-centrisme" d'une telle expression. Le Dictionnaire de la musique de Rousseau, auquel il faut ajouter les articles et les planches de l'Encyclopdie ayant trait la musique, sont exemplaires par leur souci de rigueur informative et leur prtention l'encyclopdisme. L'uvre de Rousseau restant toutefois celle d'un gnial indpendant et si l'on admet comme prsuppos que la musicologie se distingue des autres formes de discours sur la musique, tels que la critique ou encore le commentaire littraire ou potique, par l'alliance de rgles mthodologiques formalises et d'une inscription dans des lieux de production et de validation institutionnelle du savoir, Ftis est sans doute, par sa position institutionnelle 3 et son souci d'envisager le fait musical d'une manire globale comme langage et phnomne social inscrit dans l'Histoire, le premier musicologue, mme si, ce moment l, le discours sur la musique n'est gure spar de la musicographie ou de l'enseignement de la composition.

1. Une corporation disperse. En dpit de quelques jalons tels que la cration de la classe d'Histoire de la musique au Conservatoire en 1871, celle de Musicologie en 1952 dans ce mme conservatoire, la chaire d'Histoire de la musique de

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Cet article ne prtend pas l'exhaustivit, ni l'objectivit. Il se veut seulement une lecture d'une discipline, la musicologie, dans un espace prcis, la France, avec toutes les limites et les dformations qui peuvent tre celles d'un regard personnel. Je tiens remercier chaleureusement mes nombreux amis qui ont lu cet article avant sa parution et m'ont fait part gnreusement de leurs suggestions. 2 .Sans oublier Chabanon et bien sr Sbastien de Brossard (Dictionnaire de musique, 1703). 3 Professeur de composition au Conservatoire puis bibliothcaire et enfin directeur du conservatoire de Bruxelles.

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Combarieu au Collge de France de 1904 1910 ou encore de la nomination de Romain Rolland la Sorbonne en 1904, l aussi comme professeur d'histoire de la musique, le paysage musicologique apparat, sous la III e Rpublique, comme assez embrouill. A la diffrence d'une discipline comme la sociologie par exemple, la musicologie n'a pas bnfici du travail d'unification mthodologique et institutionnel d'un Durkheim. Le rayonnement de la musicologie semble plus le fait de fortes individualits disperses dans diffrents centres et institutions que le fruit d'une cole particulire. Autre facteur de dispersion, la mobilit. Les grands noms de la musicologie du temps passent aisment d'une institution l'autre. Mme si l'on peut retracer grands traits le systme d'oppositions socio-politiques et institutionnelles des annes 1875-1940 : opposition des "deux France", du Conservatoire et de l'universit, des musiciens praticiens et des hommes de lettre mlomanes, la musicologie se caractrise par un sectarisme idologique trs attnu notamment en ce qui concerne l'opposition entre la France clricale et anticlricale. C'est ainsi que nous verrons Andr Pirro (1869-1943), ancien lve de Franck et de Widor au Conservatoire, s'associer ds 1900 aux travaux d'ditions de la Schola Cantorum, donner des cours dans cette mme institution, enseigner l'histoire de la musique au collge Stanislas puis prendre la succession de Romain Rolland en 1930 la Sorbonne, universit o il tait charg de cours depuis 1912, matre de confrence depuis 1927. Comme on peut le constater, Andr Pirro -mais il n'est pas le seul- brouille les systmes d'oppositions institutionnelles et idologiques de son temps. En effet, si une institution comme la Schola, un collge comme Stanislas sont partie prenante de la France catholique et antirpublicaine, il n'en est pas de mme du Conservatoire, institution issue des dcrets de l'an III ou de la Sorbonne qui sans tre d'un lacisme fanatique n'en est pas moins pour autant proche de cet humanisme renanien aussi mfiant envers les glises qu'il est rudit et indfectiblement libral. C'est cet humanisme qu'incarne Romain Rolland. Conscient de l'avance de la musicologie allemande, il n'aura de cesse de poser les fondations d'une musicologie spcifiquement franaise et sa thse plus historique et littraire que vritablement musicale a t un jalon essentiel dans la redcouverte de la musique italienne des XVIe et XVIIe sicles. De par son rayonnement et son poste la Sorbonne, Romain Rolland est vritablement l'origine de l'institutionnalisation de la musicologie au sein de l'universit. Ses successeurs, Andr Pirro et Paul-Marie Masson, reprendront le flambeau avec panache. On doit Andr Pirro L'esthtique de Jean Sbastien Bach4 qui impressionne toujours par la faon dont sont analyss l'organisation des trajectoires motiviques au sein de la forme musicale et l'expressivit du langage de Bach, en particulier dans ses relations avec le texte. La carrire de Paul-Marie Masson (1882-1954) est, comme celle de son collgue Andr Pirro, symptomatique de cette attnuation des partis pris institutionnels qui caractrise le microcosme musicologique de la IIIe Rpublique. Paul-Marie Masson crera en 1952 l'Institut de musicologie de la Sorbonne. Nomm ds 1931 la Sorbonne pour y enseigner l'histoire de la musique moderne aux cts de Pirro nomm professeur un an auparavant en 1930 l'auteur du monumental travail sur L'opra de Rameau est un produit de l'litisme rpublicain. N Nmes en 1882, il prpare Henri IV le concours d'entre l'ENS o il est reu en 1903, quand Lavisse y est directeur, enfin premier l'agrgation de lettres en 1907. Ce parcours rpublicain ne l'empche pas d'tre l'lve de Vincent d'Indy la Schola en contrepoint, fugue et composition. Romain Rolland tout comme Pirro se sont penchs sur le pouvoir expressif de la musique dans ses relations avec le texte (Pirro) en l'inscrivant dans un contexte plus vaste marqu par l'art total romantique (Romain Rolland). A ce titre, ils incarnent une forme d'humanisme romantique qui voit avant tout dans la musique l'expression d'une transcendance spirituelle. La dmarche de Paul-Marie Masson est beaucoup plus4

Andr Pirro, L'esthtique de Jean-Sbastien Bach, Paris, Fischbacher, 1907.

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patrimoniale et son rudition plus soucieuse de critique des sources. Exact contemporain de l'cole mthodique, il partage avec elle l'ambition de constituer une mmoire nationale en s'appuyant sur une mthodologie fonde sur le document et le raisonnement. Sa thse sur L'opra de Rameau5 possde un appareil critique extrmement labor. Sa principale originalit est de transposer sur des catgories musicales tels que les formes, les genres, les procds d'criture la dmarche de l'cole mthodique. Enfin, l'ensemble de ses travaux, sur Rameau, mais aussi sur Berlioz, sur l'humanisme musical en France et en Allemagne au XVIe sicle, de par la nature mme de l'objet tudi, l'art et non le politique ou la diplomatie, ouvrent sur l'histoire des reprsentations dans la mesure o ils s'attachent plus clairer les dbats intellectuels du pass, rendre prsentes les sensibilits, qu' rendre compte de l'vnementiel au sens strict. La dmarche de Jean-Gabriel Prod'homme (1871-1956) est plus tourne vers une histoire-rcit tendant faire du dtail rudit le matriau d'une narration anime. Il est vrai que dans le cas du Gluck6 le genre biographique s'y prte. Dans cet ouvrage, publi seulement en 1948, le XVIIIe sicle revit avec ses intrigues de cour, ses caprices de castrats et ses querelles esthtiques. Les principales uvres de Gluck, sans tre vritablement analyses sur le plan musical, sont claires par un ensemble d'anecdotes adroitement restitues de faon faire sens. C'est bien sr dans le contexte du nationalisme du dbut du XX e sicle que doivent tre mis en perspective les travaux qui, comme ceux de Paul-Marie Masson se sont penchs sur le patrimoine franais, et ce quels que soient les lieux et les institutions. La Schola cantorum, la Socit franaise de musicologie, le Conservatoire se sont fortement impliqus dans cette action. La fondation de la Socit Franaise de musicologie en 1917 par Lionel de la Laurencie (1861-1933) est situer dans ce contexte. Lionel de La Laurencie est l'auteur de travaux rudits sur la musique franaise et italienne des XVIIe et XVIIIe sicle. Comme chez Vincent d'Indy, mais avec infiniment moins de dogmatisme et de rigidit, le souci de valorisation du patrimoine franais est indissociable d'une volont de donner, dans le contexte rpublicain des annes 1900, une image positive de l'Ancien Rgime et de l'absolutisme. Rhabiliter Lully et Rameau, par extension la musique italienne baroque, c'est montrer qu'il existe une grande musique franaise, un esprit mditerranen, susceptible de faire pice l'hgmonie de la musique allemande et des brumes wagnriennes, c'est aussi montrer, dans le cas spcifique de Lionel de La Laurencie, que tout ne commence pas en 1789 et que le sicle de Louis XIV et plus gnralement l'absolutisme ont t les artisans de la grandeur de la France et de son rayonnement artistique.

2. Palographie mdivale, nationalisme et ethnographie musicale.

Masson, Pirro, La Laurencie sont des spcialistes de la priode baroque. A ce titre, ils sont relativement loigns du grand mouvement mdival qui traverse tout le XIX e sicle, tout en partageant avec lui la proccupation de redcouverte du rpertoire ancien. Sans aller jusqu' en faire une des consquences, le dveloppement de la musicologie est en partie li au mouvement gnral de redcouverte du Moyen Age qui se dveloppe au XIXe sicle. Ds le dbut du romantisme, et mme ds la fin du XVIII e sicle si l'on songe aux premiers travaux de La Borde, une personnalit comme Choron lance un mouvement promis un bel avenir. Sa Collection gnrale des uvres classiques (1806), exhumant Josquin et Palestrina, puis la fondation en 1817 de l'Institution Royale de musique classique et religieuse, dont l'un des buts tait de faire pice l'enseignement du5

Paul-Marie Masson, L'opra de Rameau, Paris, Laurens, 1930.

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Conservatoire, est sans doute la premire entreprise srieuse de rsurrection du patrimoine religieux ancien. Ses successeurs tels que le prince de la Moskowa, d'Ortigue, La Fage, Coussemaker, poursuivront son action tandis que l'abbaye de Solesmes, Dom Guranger, son fondateur, puis, peu aprs Dom Pothier et Dom Mocquereau, feront un patient travail de rsurrection du grgorien dont un des aboutissements sera la publication de la monumentale dition vaticane au dbut du XXe sicle. La Schola bien sr, l'Institut Catholique avec Amde Gastou, par exemple, sont les fers de lance parisiens de cette redcouverte de l'ancien patrimoine religieux du catholicisme. L'intrt pour le Moyen Age ne peut tre dissoci du dveloppement de la palographie musicale. A ct des moines de Solesmes et de Coussemaker, sans oublier Henri Expert qui on doit un travail considrable de rdition des chansons polyphoniques de la Renaissance, il convient de citer Pierre Aubry, enseignant l'Institut Catholique et l'E.P.H.E. On doit ce chartiste, outre la publication d'un impressionnant corpus de musique mdivale, l'explication par la modalit de la rythmique de la musique des troubadours et des trouveurs. Sa querelle avec l'alsacien de formation allemande, Jean Beck, fut vritablement l'affaire Dreyfus de la musicologie au dbut du XXe sicle. Cette querelle de spcialistes o chacun se disputait la paternit de l'invention de la doctrine de la modalit rythmique mdivale devint une pice supplmentaire mettre au dossier des relations franco-allemandes dans les annes prcdant la guerre de 14-18 et a montr que la musicologie n'a pas t prserve de la crise allemande de la pense franaise. La musicologie allemande est en ce temps-l un puissant stimulant. La France cherche la concurrencer tout en assimilant partiellement ses travaux. Sans doute doit-on l'influence allemande, l'ide, prsente dans l'enseignement de la Schola, d'une volution organique du langage musical. C'est cette mme faon de faire du langage musical un objet d'histoire en proposant une thorie de l'volution de la grammaire musicale elle-mme7, qui fait, en dehors de son rudition, prodigieuse, l'intrt de l'Encyclopdie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire8 de Lavignac et La Laurencie. Les chapitres sur Les thories harmoniques qu'on doit Chevallier et celui sur l'Evolution de l'harmonie, Koechlin, proposent une vritable vision historique du langage fonde sur des catgories strictement musicales indissociable d'autres chapitres fonds sur l'volution des formes, des genres, des instruments et des techniques de jeu. On doit enfin l'pope coloniale et, une fois encore, au nationalisme, le dveloppement de l'ethnomusicologie. Comme tous les travaux ayant trait au Moyen Age, l'ethnomusicologie a une origine romantique. Le colonialisme et simultanment le nationalisme de la fin du XIX e sicle lui donneront toutefois un srieux lan. L'intrt pour le folklore franais, auquel il faut lier celui pour la modalit, brouille l encore les oppositions convenues, comme celle opposant le Conservatoire, institution rpublicaine issue de l'an III, et la Schola, par exemple. Ce patrimoine, pour d'videntes raisons techniques, n'a pas t au dpart le fruit d'une collecte scientifique comme le feront Bartok et Kodaly. Le chant montagnard de la Symphonie Cvenole de d'Indy, les chants bourguignons arrangs pour chur 4 voix par Maurice Emmanuel sont rcrits selon les canons de la musique savante et, par l mme, passablement transforms. Ce travail sur le folklore n'a pas au dpart de base institutionnelle. Durant la priode qui nous intresse, l'rudition musicale n'est reprsente au Conservatoire que par la seule classe d'Histoire de la musique et l'institutionalisation de l'ethnomusicologie sera tardive : aux alentours des annes 1980. Maurice Emmanuel est

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Jacques-Gabriel Prod'homme, Christophe-Willibad Gluck, rd., Paris, Fayard, 1985. Que l'on trouve aussi dans le Cours de composition musicale de Vincent d'Indy (Paris, Durand, 1903-1909-1933). 8 Albert Lavignac et Lionel de La Laurencie (dir.) : Encyclopdie de la musique et Dictionnaire du Conservatoire, 11 volumes, Paris, Delagrave, 1913-1931.

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titulaires de la classe d'Histoire de la musique du Conservatoire. Celle-ci, fonde en 1871, connatra des dbuts difficiles et ne devra son rayonnement qu' la nomination d'Albert Bourgault-Ducoudray et de Maurice Emmanuel, son disciple. Compositeurs tous les deux, aussi rudits que musiciens, ils ne dissocient pas histoire, langage et composition. En schmatisant l'extrme, enseigner l'histoire de la musique, c'est enseigner, avec en arrire-plan une pratique de compositeur au mtier sr, l'histoire du langage musical en faisant la synthse entre langage et culture rudite. Comme le montre l'examen de L'opra de Rameau de Paul-Marie Masson, de l'Histoire de la langue musicale de Maurice Emmanuel ou encore l'Encyclopdie de la Musique et Dictionnaire du Conservatoire, la musicologie possde sa propre pistmologie : l'histoire de la musique est pense travers des catgories musicales autonomes de celles des grandes disciplines du savoir, comme celles de l'histoire ou de la philosophie par exemple, et tend soumettre celles-ci la ralit mme du fait musical.

II - De la cration de l'Institut de musicologie de Paris IV la restructuration de l'Ecole doctorale Musique et musicologie.

Les annes 1952-1968 ont jet les bases institutionnelles de la musicologie des annes 1970-2000. La cration de l'Institut de musicologie de la Sorbonne en 1952 par Paul-Marie Masson est une date essentielle dans l'histoire de la musicologie franaise. Avant cette date existait seulement celui de l'universit de Strasbourg qui, en raison de l'occupation allemande de1870 1914, est mettre au crdit d'une tradition universitaire plutt germanique. L'Institut de musicologie de la Sorbonne a, avec la formation spcifique du Lyce La Fontaine, assur une transition entre la premire moiti du XXe sicle et l'explosion universitaire issue de la loi Edgar Faure. Dans cette priode, il convient de noter l'implantation de la musicologie au CNRS, avec par exemple la personnalit de Jean Jacquot, la forte impulsion donne l'ethnomusicologie par Andr Schaeffner au Muse de l'Homme. L'ethnomusicologie est un monde en soi et demanderait un chapitre part. Parmi ses diverses tendances, celle de Simha Arom, trs rigoureuse mthodologiquement, est fortement marque par la linguistique structurale et, celle de Bernard Lortat-Jacob, plus anthropologique. En marge du monde universitaire, la structure de formation des professeurs du secondaire, le Lyce La Fontaine et son diplme, le CAEM, ne doivent pas tre ngligs. Cette structure spcifique o enseignaient la fois des professeurs du conservatoire et de l'universit a fourni le gros des cadres de l'expansion enseignante des annes 1960-90 : inspecteurs gnraux d'ducation musicale, inspecteurs pdagogiques rgionaux, professeurs d'universit ou chercheurs au CNRS (Jean-Michel Vaccaro tait de ceux-l), enfin bien des enseignants de lyce et de collge taient issus de cette structure. Trs marque par la personnalit de Jacques Chailley, cette structure dlivrait un enseignement mixte, ax sur l'histoire de la musique et du langage musical, exigeant dans les disciplines techniques (solfge, harmonie, accompagnement au piano, commentaire d'coute) et en mme temps ouvert sur la littrature et l'histoire de l'art.

1. Philologie musicale, fonctionnalisme, histoire sociale de la musique.

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L'Institut de musicologie de la Sorbonne doit bien sr beaucoup la personnalit de Jacques Chailley, la fois compositeur et musicologue. Son rudition, notamment en ce qui concerne la musique mdivale, tait prodigieuse et son Trait historique d'analyse musicale9 sait trouver un quilibre entre analyse musicale et considrations historiques. En voulant constituer ce qu'il a appel une philologie musicale, Jacques Chailley a voulu proposer une "tude du langage musical qui doit s'inspirer des principes comparatifs et volutifs qui ont transform la philologie littraire en une science exacte." Des disciples de Chailley ayant enseign la Sorbonne, Serge Gut est certainement celui qui a le mieux su perptuer la synthse quilibre entre le mtier de musicien et culture gnrale. Ses nombreux articles de thorie musicale sont marqus par Riemann. Dans son article de synthse, Plaidoyer pour une utilisation pondre des principes riemanniens en matire d'Analyse musicale10 Serge Gut aborde le langage tonal dans l'optique d'un structuro-fonctionnalisme la fois souple et pragmatique. Ce structuro-fonctionnalisme n'est d'ailleurs pas issu d'une doctrine qui aurait transfr sur la musique des thories extrieures elle, puises dans les sciences humaines par exemple, mais bien plutt de la nature mme du langage tonal dont les trois fonction de base, tonique, dominante, sous-dominante se prtent ce type d'approche. Les ouvrages de musicologie plus historiques de Serge Gut mettent toujours la musique au premier plan. Rsolument en marge de courants tels que l'Ecole des Annales ou le structuralisme, ils sont d'une grande rudition et surtout rendent compte du fait musical avec l'acuit du vrai musicien. L'exact contemporain de Serge Gut Paris IV, Jean Mongrdien, n'a pas le mme profil. D'abord agrg de grammaire, il a contribu a maintenir la grande tradition rudite, humaniste et rpublicaine qui tait celle de l'universit de la premire moiti du XXe sicle. Sa croyance dans les vertus d'une culture gnrale bien construite l'a incit dvelopper l'histoire sociale de la musique en insistant sur le contexte de la cration musicale. Avec ses amis Franois Lesure (EPHE) et Yves Grard (CNSMDP), il a vritablement cr une cole d'o sont issus des travaux entre autre sur la vie musicale en province, la rception des compositeurs trangers (Mozart), l'dition musicale Paris et ouvert la musicologie sur des champs nouveaux tels que l'histoire des pratiques, des mdiateurs, des objets, des lieux et des milieux.

2. L'ombre porte du positivisme.

La musicologie universitaire telle que nous la connaissons aujourd'hui est cependant une consquence des annes 1968. La cration en province, en banlieue parisienne et Paris d'universits nouvelles, le dveloppement des universits existantes par la cration de cursus spcifiques de musique l'intrieur d'ensembles plus vastes, sont l'origine du dveloppement quantitatif de l'enseignement musical dans le suprieur. Ceux-ci ont souvent eu pour instigateurs des universitaires venus des disciplines proches de la musique, comme la littrature, que leurs connaissances musicales ou leur amour de la musique sans connaissances techniques particulires, poussaient faire carrire dans cette discipline nouvelle et prometteuse. En revanche, le dpartement de musicologie de l'Universit de Tours a une autre origine. Jean-Michel Vaccaro et Michel Renault taient issus de la formation, exigeante sur le plan musical, du Lyce La Fontaine et quilibraient comptences techniques et amour des Humanits. A ces "anciens" de La Fontaine est venu s'adjoindre trs vite Jean-Pierre Ouvrard (1948-1992). Celui-ci, trop tt disparu l'ge de 44 ans seulement, laisse le souvenir d'un9

Jacques Chailley, Trait historique d'analyse musicale, Paris, Leduc, 1951. Serge Gut, Plaidoyer pour une utilisation pondre des principes riemanniens en matire d'Analyse musicale, Analyse musicale, n 30.10

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grand spcialiste de la priode mdivale et de la Renaissance, mais plus encore d'un grand chercheur en mthodologie. Vingt ans en effet avant certaines tendances actuelles de la musicologie, il envisageait le discours sur la musique la croise de l'histoire des mentalits, de celle des pratiques et de la linguistique structurale. Qui d'autre que lui parlait, ds les annes 80, de la musique en terme de schmas actanciels ou encore de mentalits collectives ? Si son domaine de spcialit, l'tude du rapport texte musique dans la chanson parisienne du XVI e sicle, en particulier de Clment Janequin, le poussait crer des passerelles entre la linguistique structurale, la smantique de la posie, et l'uvre d'un Lucien Febvre par exemple ; il reste qu'il a bien t le seul le faire. Spcialiste de la Renaissance comme Jean-Pierre Ouvrard, Jean-Michel Vaccaro (1938-1998) laisse, en dehors de ses travaux scientifiques essentiellement consacrs la musique instrumentale du XVI e sicle, le souvenir d'un irremplaable animateur d'institution. C'est lui qui fut, de 1984 1995, responsable de l'Ecole doctorale Musique et musicologie regroupant le CNSM, l'EPHE, l'ENS et l'Universit de Tours. Cette cole doctorale trs parisienne, les cours avaient lieu Paris, boulevard Jourdan, dans les locaux de l'ENS, en dpit du rle institutionnel de l'Universit de Tours, tait domine scientifiquement par la personnalit d'un chartiste, conservateur du dpartement de musique de la BN et enseignant l'EPHE, Franois Lesure. Cette Ecole doctorale privilgiait une musicologie de chartiste, positiviste, mfiante envers tout ce qui pouvait ressembler la littrature, la spculation abstraite, philosophique ou esthtique par exemple, ou pire encore la psychanalyse. Oriente vers l'dition critique de textes musicaux, l'laboration de catalogues thmatiques ou de sources (RISM), cette musicologie, entendait-on dans certaines runions, devait tre "utile aux musiciens" en proposant des textes scientifiquement fiables. En son temps, l'Ecole doctorale "Musique et musicologie" fut, malgr les orientations qu'elle privilgiait et que nous venons d'voquer, un actif lieu de dbat pistmologique. Les sminaires d'Andr Boucourechliev, Clestin Delige, Robert Piencikovski ou Jean-Jacques Nattiez ont t de grands moments de rflexion, de questionnement sur le discours musicologique en particulier dans sa dimension analytique, et la large place qui tait faite aux intervenants trangers conduisait immanquablement l'tudiant sortir du "marigot" franco-franais.

III - Les grands chantiers des annes 80.

1. Le moment formaliste et le dveloppement de l'analyse musicale.

Incontestablement les rendez-vous qui ont laiss les traces les plus durables sont ceux avec le structuralisme et la linguistique. ils accompagnent le dveloppement d'une discipline, l'analyse qui, sans tre inexistante, tait loin d'avoir la place qu'elle occupe aujourd'hui. Le dveloppement de l'analyse est une des caractristiques des annes 1980. Toutefois, il est indissociable de la personnalit d'Olivier Messiaen et du Conservatoire. Ds 1947 en effet tait cre, en quelque sorte sur mesure pour Olivier Messiaen, une classe d'Analyse et esthtique musicale dont celui-ci a t le titulaire jusqu'en 1966. On doit la personnalit du compositeur du Quatuor pour la fin du Temps, le dveloppement d'une attitude spcifique qui est de ne pas dissocier acte de cration, analyse et rflexion sur la marche de l'Histoire du langage. Cette classe fondatrice a eu pour prolongement l'ouverture de trois classes qui ont toutes t illustres par des compositeurs 11.

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Les titulaires actuels de ses classes Michael Lvinas (depuis 1991), Alain Louvier (depuis 1991) la troisime classe tant reprsente par le demi poste d'Alain Mabit.

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Le dveloppement de l'analyse est aussi insparable d'une revue : Analyse musicale. Celle-ci fut pendant 10 ans un des grands organes d'animation de la rflexion musicale. Aujourd'hui, le paysage musicologique reste domin par l'analyse puisque trois des quatre revues importantes en musicologie en font leur principale orientation : Analyse musicale, qui reparat depuis 1999 avec une quipe renouvele, Musurgia, organe de la Socit Franaise d'Analyse Musicale, Ostinato Rigore anime par l'UFR de musicologie de Paris IV. Seule chappe cette tendance une revue gnraliste, la plus ancienne, la Revue de Musicologie, organe de la Socit Franaise de musicologie fonde en 1917 par La Laurencie. Elle est aujourd'hui proche de l'quipe qui a anim entre 1980 et 2000 l'Ecole doctorale dite du boulevard Jourdan. A ct de ces quatre revues, il convient de mentionner Entretemps, proche de l'IRCAM sans tre dans son exacte postrit et Musique en jeu qui fut dans les annes 70 l'avant garde de la rflexion sur l'objet-musique. Cette dernire revue, effervescente comme l'aprs 68, est la musicologie ce que Tel Quel ou encore les Editions de Minuit ou 10/18 ont pu tre pour la galaxie smiotico-marxisto-structuralo-lacanienne. Elle entretenait d'ailleurs avec elle des relations de grande proximit, satellitaire pour tout dire. La place privilgie accorde dans Musique en jeu l'avant-garde srielle ou dconstructrice s'accompagnait d'une exaltante brit conceptuelle faite d'"conomie pulsionnelle" et de "productivit"12, dont, pour reprendre l'expression de Marcel Gauchet, il nous reste aujourd'hui un arrire-got de "gueule de bois"13 ml de nostalgie. Jean-Jacques Nattiez avec ses deux ouvrages 14 est finalement l'un des seuls avec Nicolas Ruwet 15, a avoir initi un dialogue rel entre la musicologie et les sciences du langage. On doit ce dialogue la prise de conscience de la dimension formaliste de la musique. L'tude des ambiguts signifiantes de la musique se trouvait dbarrasse des commentaires para-sentimentaux et para-spirituels vhiculs par des dcennies d'exgse post-romantique de la musique, cela grce au dveloppement d'une rflexion sur la nature mme du signe musical, tandis qu'une taxinomie des structures, notamment mlodiques, renouvelait les notions traditionnelles de thmes et de formes, de rptition et de variations. Le structuralisme no-schenkrien des Fondements de la musique tonale16 de Clestin Delige propose une thorie globale du langage tonal, et une pratique analytique, en associant une approche des hauteurs en infrastructure/superstructure emprunte au viennois Schenker, une approche de la mlodie et du rythme issue de la taxinomie chomskienne. Son ambition est de proposer une mthode d'analyse rendant compte, par rductionnisme, de l'infrastructure harmonique d'une forme tonale, et, par taxinomie, de sa "surface", c'est--dire grosso modo de l'uvre telle qu'elle se prsente nous lorsque nous la percevons. Dans cette relecture impressionnante du rductionnisme analytique schenkerien, Clestin Delige ne nous propose rien de moins qu'un mtalange mettant en vidence les structures lmentaires, non de la parent, mais de la musique tonale. La restriction opratoire de la dmarche mthodologique la seule musique tonale, c'est--dire celle compose entre 1600 et 1900 et/ou fonde sur les trois fonctions de bases du langage tonal tonique, dominante, sous-dominante, met en vidence les limites du rductionnisme en mme temps qu'elle circonscrit un champ. Comment penser ce qui n'est pas rductible un nombre rduit d'lments simples ? Le fait que la musicologie n'ait pu vritablement axiomatiser d'une manire satisfaisante que la seule musique tonale, qui est en soit un langage rductionniste par sa nature mme, et qu'elle se trouve devant des12 13

Ivanka Stoanova, Geste-texte-musique, Paris, 10/18, 1978, pp .9-10. Marcel Gauchet, La condition historique, Paris, Stock, 2003, p. 46 14 Jean-Jacques Nattiez, Fondements d'une smiologie de la musique, Paris, UGE-10/18, 1975 et Musicologie gnrale et smiologie, Paris, Bourgois, 1987. 15 Nicolas Ruwet, Langage, musique posie, Paris, Seuil, 1972. 16 Clestin Delige Fondements de la musique tonale, Paris, Latts, 1984.

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impasses mthodologique face la musique non tonale, voire dj face la musique romantique, est rvlateur de sa fermeture devant toutes les thories ayant l'ambition de penser la complexit sans rductionnisme comme par exemple la systmique. On ne trouve pas en musicologie de travaux comme ceux de David Easton en sciences politiques ou encore d'Henri Atlan.

2. Interroger la rupture : srialisme, lectroacoustique.

Seul le moment sriel a pu tre formalis avec satisfaction, mais parce qu'il tait en soi un formalisme ; il est possible qu'une telle difficult penser le prsent comme "accoucheur" d'un paradigme complexe, quand cela semble avoir t plus facile dans d'autres domaines du savoir, soit rvlatrice de la difficult assumer historiquement et dans les pratiques musicales elles-mmes le traumatisme de la rupture tonale. Une troite parent unit d'ailleurs, dans la littrature musicologique d'aprs 1950, les travaux sur le langage tonal et ceux traitant de sa destruction au XXe sicle, comme deux faons d'interroger une tragdie unique, une rupture d'intelligibilit dont il s'agirait de dterminer les causes et les enjeux. Cette insistance n'est pas sans rappeler celle de la littrature qui, dans la France de 1830-1848, a interrog inlassablement le moment rvolutionnaire. La contribution la musicologie des deux compositeurs que sont Pierre Boulez et Andr Boucourechliev creusent inlassablement l'interrogation sur les ruptures du XXe sicle et sur la responsabilit face l'Histoire du compositeur dans son rapport au langage, celle de Pierre Schaeffer 17, lie la rvolution lectro-acoustique et concrte, la ligne de partage entre le musical et le non-musical. La rupture devient un thme privilgi, proposant une rtro-lecture de moments-clefs : la figure de Beethoven, les annes 1900 et, bien sr, ces grands emblmes que sont Debussy, Stravinsky et la trinit viennoise. La rflexion sur la cration contemporaine, outre les institutions historiques comme l'IRCAM, est bien entendu prsente dans les UFR de musicologie, jusqu' tre l'orientation majeure d'un certain nombre. On le remarquera, la galaxie XXe satellise bien souvent des compositeurs. Le statut de compositeur a une fonction lgitimante sur le plan de la validation du discours musicologique tout autant que la production d'un mtalangage sur la cration, institutionnalis par l'universit, le CNRS ou les medias, a une fonction justificatrice ou au moins explicative. Dans ce vaste thtre qu'est l'espace complexe du discours institutionnalis avec ses lieux de production, ses supports, ses rituels et ses rseaux de pouvoir, la matrise, ou au moins la mise en scne, d'une double comptence de compositeur et de musicologue permet un double positionnement favorable envers les musicologues non compositeurs, et plus gnralement le milieu de la recherche en sciences humaines, et les musiciens strictement praticiens, le plus souvent de conservatoire. Les annes 68 ont t l'origine de l'universit de Vincennes, aujourd'hui Saint Denis. A ses dbuts, la musicologie Saint-Denis se voulait une anti-musicologie. Eveline Andrani n'a t-elle pas publi chez 10-18 un Anti-trait d'harmonie, tout ce qu'il y a de plus classique d'ailleurs sur bien des aspects ? Trace de ce que Marcel Gauchet appelle, dans La condition historique, "l'effervescence subversive"18 de 68, dlibrment fonde sur l'analyse des uvres et le rinvestissement de leur contenu dans des exercices de cration, la dmarche de l'Antitrait s'oppose l'enseignement traditionnel de l'criture fond sur la ralisation de basses chiffres et l'harmonisation de chants donns et s'inscrit dans la vulgate de l'apprentissage inductif par manipulation d'objets, ainsi que l'ont prn les sciences de l'ducation partir des annes 60. L'actuelle rforme du baccalaurat17

Pierre Schaeffer, Trait des objets musicaux, Paris, Seuil, 1966.

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musique ainsi que les nouveaux programmes de lyce sont situer dans cette orientation dj ancienne mais proposent en mme temps le chemin de son dpassement. En effet, le souci actuel d'unifier dans une mme dmarche pdagogique pratique musicale, analyse et histoire fait des programmes du secondaire 19 mme s'il le font d'une manire plus intuitive que rellement consciente et structure conceptuellement, l'un des laboratoires 20 de la rsolution du conflit pistmologique entre approches externalistes et internalistes. Sur le plan des rpertoires tudis, le prsuppos "avant-gardiste" qui avait t celui de l'aprs 68 (place de choix accorde la musique contemporaine, l'esthtique de la modernit et aux rpertoires habituellement jugs peu acadmiques tels que le jazz, le rock ou la pop) tend devenir aujourd'hui la norme de l'institution aussi bien dans le secondaire que dans l'universit mais sous une forme mutante : celle de l'horizontalisme clectique du subjectivisme ambiant.

3. Le moment baroque.

Le renouveau de la musique baroque, sans avoir de lieux prcis, au plan universitaire, mme s'il a trs tt dispos d'un centre de recherche, le Centre de Musique Baroque de Versailles, a profondment chang le paysage musicologique ainsi que les relations entre les musicologues et les musiciens. Aprs la musique contemporaine, la priode baroque, et plus largement la musique ancienne, a t le grand chantier des annes 1980. Lorsque sont arrivs en France des personnalits comme Harnoncourt, Leonhardt ou Christie, le terrain tait toutefois largement prpar les recevoir par le travail de Norbert Dufourcq, Genevive de Chambure 21, Denise Launay, Marcelle Benoit. Une des caractristiques les plus saillantes du mouvement baroque est d'tre une violente raction anti-romantique. Ont t vite considres comme insupportables les interprtations issues de la tradition symphonique du XIXe sicle. Des uvres ou des rpertoires ont rapidement acquis un statut d'horresco referens : ainsi les Brandebourgeois par Karajan et le Philharmonique de Berlin. Les habitudes vhicules par les praticiens de la musique, les musiciens professionnels, ont t concurrences par des restitutions fondes sur le travail scientifique des musicologues que les musiciens professionnels avaient tendance ignorer, les considrant comme trop amateurs sur le plan de leur matrise technique (instrument, criture). Le mouvement baroque est, dans son anti-romantisme et dans son soucis d'exactitude scientifique, une raction anti-subjective qui, si elle met au premier plan la problmatique de l'interprtation, entend bien y limiter au maximum l'intervention du sujet. Le rapport au savoir se double d'un rapport au pouvoir dont les enjeux sont en partie un pisode du vaste feuilleton des difficiles relations entre amateurs cultivs et musiciens professionnels. La recherche d'authenticit part du prsuppos positiviste selon lequel la somme des lments restitus est la condition ncessaire mais aussi suffisante de la recration du pass et de son authenticit. C'est peut-tre faire fi un peu facilement, parce que la preuve en est plus difficilement dmontrable, de l'esprit du temps et de notre difficult, nous modernes, comprendre le pass. C'est ce problme majeur que Henri Marrou pose dans La connaissance historique22 lorsqu'il rappelle que, dans la comprhension historique, la familiarit est aussi essentielle que l'exactitude documentaire. Durant les vingt dernires annes, les principales18 19

Marcel Gauchet, op.cit., p. 28. Tout comme de certaines classes de culture, d'histoire de la musique et d'analyse de conservatoires. 20 Mme si par ailleurs, ils restent encore loigns de certaines orientations fortes telles celles dveloppes dans Le Dbat de mai-aot 2000 "Transmettre les humanits" dans Le Dbat, Paris, Gallimard, pp. 156-197. 21 Qui a aussi eu un rle essentiel dans le domaine de l'organologie. Ce domaine s'est beaucoup dvelopp notamment partir du Dpartement d'instruments de musique du CNSM avec comme consquence le Muse de La Villette.

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contribution de la musicologie ce renouveau ont t, on le comprendra aisment, essentiellement orientes vers l'dition critique de partitions ou de catalogues thmatiques. La plupart du temps, les ouvrages de rflexion ou novateurs sur le plan mthodologique sont plutt venus de chercheurs d'autres disciplines, Catherine Kintzler, ou vritablement interdisciplinaires, Jrme Dorival 23.

3. Sociologie de la musique ?

Aujourd'hui, la tendance n'est plus au catalogage ou l'analyse mais plutt la sociologie de la musique. Tout le monde en parle mais personne ne sait trs bien quoi en faire. Cette nouvelle vague met en vidence un dsir certain de renouvellement du discours sur la musique. La sociologie de la musique a une histoire domine par Adorno et Max Weber, ainsi que par l'approche de Hans-Robert Jauss fonde sur la rception. On aurait pu penser qu'Adorno aurait t entran dans la vague de dsaffection qui a touch le marxisme. Il n'en est rien. Mme si certaines de ses orientations, celles qui sont les plus tributaires de la vulgate marxiste, ont vieilli, sa connaissance de l'intrieur du langage musical acquise auprs d'Alban Berg, lui donne ce rapport spcifique aux sciences humaines, propre au vrai musicien, c'est--dire une faon de comprendre immdiatement comment utiliser rinterprter les outils des sciences humaines en fonction de cet objet spcifique qu'est la musique. En tenant compte des prsupposs mthodologiques qui lui sont propres, on peut en dire autant de Max Weber. Sociologie de la musique24 propose une "sociologie historique des conditions d'existences de la musique" (Emmanuel Pedler) tandis que d'autres textes comme Le savant et le politique des lments de mthode commencer par la dmarche ideal-typique dont seul un Charles Rosen a finalement su jusqu' prsent faire un usage pertinent et convainquant. Dans la ligne de Raymonde Moulin, Pierre-Michel Menger a propos une tude trs stimulante de la cration contemporaine 25. Son approche du gnie beethovenien26 en terme d'cart potentialis et sa critique, autant philosophique que sociologique d'ailleurs, d'un sociologisme nihiliste qui ferait du gnie beethovnien le seul produit d'une gestion avise de conditions sociales favorables et d'un certain romantisme qui ferait du gnie la consquence exclusive du gnie, propose en creux une dmarche analytique fonde sur la mise en vidence de la matrise technique de la pense musicale beethovnienne, ou de tout autre compositeur d'exception, ainsi que Berg a pu le faire dans son texte clbre L'impuissance musicale de la Nouvelle esthtique de Hans Pfitzner27. Il y a en germe dans le respect implicite du travail du musicien dont fait preuve Pierre-Michel Menger et cette prise en compte de la musique en tant que telle, l'analyse dmonstrative de l'cart devant tre effectue en termes musicaux autant que sociologiques, une rconciliation possible entre analyse et histoire sociale de la musique.

IV - Les marges et les chantiers possibles.

22 23

Henri Marrou, De la connaissance historique, Paris, Seuil, 7/1975. Dont la dmarche est peut tre l le seule avec celle de Jean-Pierre Ouvrard faire le lien entre la musicologie et l'Ecole des Annales (approches quantitatives et projet de faire d'un corpus musical un tmoin des mentalits collectives). 24 Max Weber, Die Rationalen und soziologischen Grundlagen der Musik, traduction franaise : Sociologie de la musique, introduction, traduction et notes de Jean Molino et Emmanuel Pedler, Paris, Mtaili, 1998. 25 Pierre-Michel Menger, Le paradoxe du musicien/Le compositeur, le mlomane et l'Etat dans la socit contemporaine, Paris, L'Harmattan, 2/2001. 26 Pierre-Michel Menger, "Le gnie et sa sociologie", Paris, Annales HSS, 4, 2002, pp. 967-999.

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1. La mfiance envers les pistmologies du sujet interprtant.

Le paysage musicologique ne serait pas ce qu'il est s'il n'avait ses grands marginaux, c'est--dire ceux qui sont respects, mais de loin. Rmy Stricker, Vladimir Janklvitch, auxquels il convient d'ajouter Charles Rosen, Jean et Georges Starobinski ont tous pour point commun de mettre le sujet au centre de leur dmarche de comprhension du fait musical. Rmy Stricker a t titulaire de la classe d'Esthtique au Conservatoire de 1971 2001. Son souci principal est d'ausculter les mobiles psychologiques profonds qui prsident la cration artistique. Au carrefour de la psychanalyse et de l'analyse musicale, sa dmarche n'oublie pas en mme temps de prendre en compte le rle de l'environnement dans la constitution de l'histoire psychique du sujet crateur. Wladimir Janklvitch a toujours tonn la musicologie qui, instinctivement, par souci de scurit, l'a rang du ct des philosophes, ce qu'il est incontestablement. Au musicologue, il a propos un regard de philosophe sur la musique qui, par contraste, fait apparatre les exgses proposes par la musicologie formaliste comme impuissantes aborder la question du Pourquoi, faire d'un texte musical la trace du mystre de la condition humaine. Charles Rosen, Jean Starobinski et Georges Starobinski ont en commun de pratiquer une lecture interprtative des textes musicaux. Charles Rosen est amricain mais son uvre a eu un tel impact en France qu'il convient d'y faire rfrence. Sa dmarche est fondamentalement interprtative et, en ce sens, le musicologue ne peut tre spar du musicien, du pianiste interprte. Si cette prise en compte de la subjectivit dans la relation critique au texte rcuse toute forme de scientisme ou de positivisme, elle ne conduit pas pour autant une hermneutique psychologisante, une lecture psychanalytique ou une mythocritique. Loin de faire du texte un document ou un symptme, matriau d'un processus explicatif qui rvlerait une quelconque intention cache, un faisceau de dterminismes ou une infrastructure sous-jacente, Rosen pratique une phnomnologie du style qui donne entendre les mcanismes fonctionnels de l'objet tudi. Cette approche comprhensive de la musique qui le rapproche de Spitzer, Meyer Schapiro ou encore de Jean Starobinski fait de lui un hritier de la Kulturwissenschaft allemande des annes 1900-1930 migrs sur la cte est des Etats-Unis ds avant la seconde guerre mondiale. Charles Rosen a bien entendu ses choix propres. Il se distingue par exemple de Starobinski par son refus de la psychanalyse, de Schapiro par une tendance la modlisation et au systmatisme. La rencontre entre la grande tradition modlisatrice par genre, types formels et types d'criture propre l'enseignement de la musique28 et les pistmologies comprhensives issues des sciences de la culture allemandes le conduit modliser les productions musicales par types idaux, ce qu'il fait pour la sonate, l'originalit et l'intelligence de la dmarche tant de sparer la construction d'un type-idal quelconque, comme celui de la forme sonate, de la prise en compte de la ralit de chaque uvre, attention la singularit proche cette fois de celle d'un Spitzer, d'un Auerbach mais aussi d'un Schnberg.

2. Rsoudre la fracture entre approches internes et externes.

De par la nature et l'histoire de son objet, la musique, la musicologie a un vritable rle heuristique en pistmologie des sciences humaines. Celle-ci, comme nous l'avons remarqu, semble s'orienter vers la27

Alban Berg, L'impuissance musicale de la Nouvelle esthtique de Hans Pfitzner dans Ecrits d'Alban Berg, Monaco, Editions du Rocher, 1957 pour la traduction franaise, pp. 44-64. 28 On pensera par exemple aux Fundamentals of musical composition de Schnberg parus pour la premire fois en 1967.

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sociologie laquelle comble un vide sans que, pour autant, soit encore formalise la relation entre la musique comme systme de signes et comme pratique sociale. La musique reste encore en effet la grande absente de cette scne sociologique qui donne trop souvent l'impression d'tre un dcors sans chanteurs et sans orchestre, la musicologie ne voyant pas encore trs bien selon quelle mthodologie elle peut donner corps au "projet de Jauss [qui] est de dpasser l'alternative entre une approche structurale et une approche historique en ouvrant un espace mdiant"29. La musicologie, contrairement aux sciences politiques, l'histoire littraire ou l'histoire de l'art peine trouver des concepts englobants permettant de donner un sens l'histoire spcifique de son langage et ce en "faisant apparatre des fonds communs signifiants" 30. L'histoire des ides qui a t longtemps juge trop abstraite pourrait tre un moyen de donner un cadre la fois historique et conceptuel au fait musical. La confrontation entre la musicologie et le linguistic turn amricain, l'histoire des concepts qu'elle soit anglosaxonne ou germanique reste encore dvelopper 31. C'est ce travail de clarification conceptuelle que commence effectuer Christian Accaoui dans le cadre de la classe d'Esthtique dont il est le titulaire au CNSMDP. Autres chantiers : l'histoire et le politique. Un vritable travail de clarification conceptuelle et de mthode s'impose en ce qui concerne les relations musique et politique, musique et pouvoir. La relation entre histoire et musique, trs embryonnaire jusqu' prsent, est une des orientations privilgies de la musicologie l'EHESS et semble intresser l'histoire culturelle mais un peu de loin 32. Le rapprochement entre histoire et musique suscite une rflexion mthodologique novatrice notamment dans les pays anglo-saxons. Pour le domaine franais, on se reportera utilement la section "Musique et socit" de l'introduction de la thse rcemment dite de Florence Alazard, Art vocal, art de gouverner/La musique, le prince et la cit en Italie la fin du XVIe sicle33, qui a l'avantage, mme si elle n'accorde pas l'approche interne de la musique la place qu'elle pourrait avoir, de poser les enjeux du rapprochement avec beaucoup de clart. Il est urgent que l'pistmologie musicale devienne enfin un chantier prioritaire. Trop souvent, les rapprochements entre la musique et les autres branches du savoir sont le fait d'individualits issues de diverses disciplines, aux comptences musicales plus ou moins assures, qui se tournent vers la musique par passion, parfois aussi dans le souci de se crer un "profil" l'intrieur de leur propre discipline. Peut-tre serait-il utile que la musicologie prenne en main son propre destin ? Rares sont les lieux o la rflexion pistmologique et interdiciplinaire constitue un rel projet identitaire.

2. Centralit et dcloisonnement : Cit de la Musique, Ecole et Grandes Ecoles.

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Franois Dosse, La marche des ides, Paris, La Dcouverte, 2003, p. 39. Id., p. 38. 31 D'autres confrontations mriteraient d'tre testes. Ainsi celle entre la musique et l'uvre d'un Ren Girard, tout comme celle de l'Ecole de Palo-Alto, n'a fait l'objet jusqu' prsent que de trs rares contributions. 32 Malgr certaines tentatives (universit de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines), l'univers de l'histoire culturelle semble avoir un rel problme avec la musique. Comme le remarque Florence Alazard : "L'histoire culturelle semble tre a priori le lieu privilgi d'une tude historique de la musique. Il est cependant frappant de constater que la musique est totalement absente des programmes qui se sont multiplis ces dernires annes pour guider cette histoire culturelle : ni Lynn Hunt en 1989, ni Jean-Franois Sirinelli en 1997 n'prouvent le besoin de proposer des directions de recherches dans lesquelles la musique trouverait une juste place ; nul ne s'inquite d'ailleurs de ce manque." Florence Alazard, Art vocal art de gouverner/ La musique, le prince et la cit en Italie la fin du XVIe sicle, Paris-Tours, Minerve-CESR, 2002, pp. 23-24. En revanche, le rcent Culture et religion/Europe - XIXe sicle, Neuilly, Atlande, 2002 est le seul ouvrage de ce type a avoir dans une perspective revendique d'histoire culturelle accord une place consquente, plus d'1/5 e de l'ouvrage, la musique. 33 Florence Alazard, Art vocal, op. cit.

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La Cit de la Musique, en particulier de son dpartement de pdagogie, est un lieu essentiel de recherche et de diffusion du savoir musicologique par sa capacit nouer des partenariats diversifis et par la rencontre entre musicologues et musiciens dans le cadre de ses fameux Forums par exemple. Les Grands Etablissements d'enseignements et les Grandes Ecoles, autres que ceux que nous venons de citer, sans tre proprement dit des lieux de recherche musicologique, n'en sont pas moins, en raison de leur dynamisme et de leur forte slectivit, des lieux de mise en perspective et de dcloisonnement prospectif des tendances lourdes de la musicologie. La musique est en effet prsente l'Ecole Polytechnique, l'Institut d'Etudes Politiques de Paris et de Lyon, cela divers niveau du cursus, l'ENSAT, l'ESCP et est reprsente dans certains laboratoires de recherche rattachs l'IEP de Paris (CERI, CEVIPOF entre autre). Ces lieux de convergence aideront peut tre la musicologie s'ouvrir sur l'immense domaine des thories de la complexit, de la systmique ainsi que des neuro-sciences. Les ouvrages ou les articles confrontant par exemple la musique avec la pense d'un Prigogine, d'un Henri Atlan ou d'un Francisco Varela existent certes mais sont trs rares et en tout cas jamais cits. De mme, la rencontre entre la musique et l'uvre si riche d'un Michel Serres reste faire 34. Les travaux de psychologies de la perception, les approches cognitivistes existent en musicologie, notamment l'universit de Paris X autour de Michel Imberty. Mais la jonction avec ce qu'on a appel le nouveau paradigme est-elle rellement faites ? Comme nous l'avons dj remarqu plus haut, la jonction avec la systmique et la pense de l'auto-organisation reste encore embryonnaire, cela en raison de la prsence dominante du structuralisme dans les approches analytiques. Le grand dfi reste sans doute de penser conjointement la centralit de la musique et la pluralit des approches disciplinaires. L'Ecole de par ses objectifs est potentiellement un lieu privilgi d'innovation. Pour cette raison, la relation entre musicologie, didactique et sciences de l'ducation mriterait d'tre thmatise avec plus de rigueur. Les quelques tentatives existantes concernent encore trop des chantiers anciens centrs sur la psychologie, les mthodes actives35 et les proccupation de l'Ecole nouvelle alors que la rflexion de pointe sur l'Ecole tend voluer plutt dans la direction de la philosophie de l'ducation36. Le rapprochement entre l'Ecole et la recherche doit donc se nourrir d'une rflexion, la fois philosophique, pistmologique et didactique, centre sur la spcificit de la musique.

Conclusion

Bien que certaines tendances esquisses prcdemment perdurent, la musicologie apparat sous un jour contradictoire la fois plus homogne et plus miett. La circulation des conceptions et des personnes depuis une quinzaine d'annes a eu pour consquence l'attnuation des particularismes institutionnels qui pouvaient exister par exemple entre Paris IV et Paris VIII, entre l'cole doctorale Musique et musicologie et celle encore de Paris IV. En mme temps, le sentiment de culpabilit que dveloppent les musicologues en ce qui concerne leur manque d'ouverture sur le monde intellectuel non musicologique tend multiplier les expriences individuelles sans que se dveloppe pour autant un vritable discours sur la mthode musicologique. Pour cette raison, il serait

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Le champ des relations entre la musicologie et les thories mathmatiques de la musique a en revanche t dfrich par Laurent Fichet. 35 Avec les mthodes Martenot, Orff, Willems, la musique a eu un rle pionnier dans l'volution de la pdagogie. La question toutefois de l'extension de ces mthodes d'veil musical et de leurs prsupposs inductifs ("l'entre dans le concept se fait par la pratique musicale") et continuistes aux autres tapes du cursus scolaire se pose avec autant d'acuit qu'ailleurs.

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urgent qu'un certain nombre de synthses ambitieuses, comme celles proposes par Clestin Delige ou encore Molino-Nattiez, lesquelles eurent en leur temps un rle opratoire et librateur, soient remise sur le mtier et rinterprte la lumire des travaux les plus rcents. Aprs la vague analytique, la tendance actuelle semble tre celle d'une orientation privilgie vers la sociologie de la musique et l'approche par la rception. Y trouvera-t-on cette prise en compte relle de la musique comme langage qui avait fait toute la valeur des deux dcennies formalistes 1980-2000 ? On peut, sans s'inquiter outre mesure, se poser au moins la question. Quoi qu'il en soit, ce mouvement de balancier entre analyse et sociologie montre une chose : la prise en compte simultane de la musique, art demandant, on le sait, une haute technicit, et de la culture comme contexte englobant, avec lequel la musique fait systme et interagit n'est jamais acquise. Bruno Moysan Paru dans EspacesTemps n 84/85/86 : Lopration pistmologique/Rflchir les sciences sociales, Paris, EspacesTemps, 2004, pp. 131-148.

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On pensera par exemple l'ouvrage de Marie-Claude Blais-Marcel Gauchet-Dominique Ottavi, Pour une philosophie politique de l'ducation, Paris, Bayard, 2002.

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