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Payan Benoît.

Le voyage,

suivi de

L’Exil et l’Odyssée.

ESADMM 2014-2015.Mémoire.

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Le Voyage.

Je ne suis pas né ici. J’ai vu le jour très loin de là, à l’Est du monde. Mes deux parents étaient métis, et ma famille porte le nom de Martinet, grâce à un lointain ailleul français qui mourut pendant les premiers jours de la guerre de 14-18. Je m’appelle Bernard, et j’ai neuf frères et soeurs. J’ai été témoin de la fi n d’une époque. Mais je ne m’en rendais pas compte à ce moment-là. Mes parents possédaient une jolie petite maison, avec un seul étage, en face de la maison de la radio à Saigon. J’ai beaucoup de souvenirs d’enfance joyeuse dans cette ville. Mais je me souviens aussi de l’occupation japonaise dans les années quarante. On avait tous peur, ils étaient impressionnants.

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Ils recherchaient tous les gens qui avaient un rapport avec la France pour leur couper la tête en pleine rue, ou les déporter en pleine jungle. Mon père avait été militaire pendant plus de dix ans, mais il a été révoqué juste avant la guerre, ou bien avant l’arrivée des troupes japonaises, en tout cas. Ma mère faisait très européenne, elle était très belle. Elle travaillait à la pharmacie générale, je crois que c’était une centrale de distribution pour toute la colonie et les protectorats voisins. Le couvre-feu était en vigueur, et toute lumière allumée à partir de 19 ou 20 heures était éteinte à coups de chaussure cloutée. Un soir, on a laissé la lumière un peu plus tard que d’habitude, on n’a pas fait attention. Nous faisions un repas avec la soeur de mon père, et mes parents n’ont pas vu l’heure passer. On a entendu arriver les pas cadencés des militaires. On a tout éteint, on s’est tu. Mon père regardait à travers le volet à persiennes, et se retourna en chuchotant assez fort: «Allez tous vous cacher dans la trappe!» On est allés dans la chambre du fond, et on s’est glissés sous le lit, sous lequel une ouverture était pratiquée dans le plancher. En rentrant sous le plancher, avec mon frère Maurice, nous faisions face au derière de ma tante. Elle a lâché une fl atulence qui nous a fait évidemment rire. On s’est vite tus, mais il était très drôle pour les enfants que nous étions d’entendre un pet à un tel moment. Une fois tous cachés, on a entendu les soldats défoncer la porte d’entrée, et fouiller toute la maison. Ils criaient sans cesse des «Hai! Hai!» couraient d’une chambre à l’autre sans trouver personne. Ils ne nous ont pas trouvés.

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Suite à cet évènement, mes parents nous ont envoyés vivre un moment à Baria, chez notre grand père. C’est aussi là qu’est née ma mère, Hoa. Baria était un village situé à proximité du Cap saint Jacques, aujourd’hui Vung Tau. On y allait souvent en fi n de semaine avec un ami de ma mère. Il nous invitait tous gracieusement dans une grande villa blanche en face de la mer de Chine. Je crois que cet ami était amoureux de Hoa, mais je ne suis pas sûr, j’étais trop petit à cette époque pour comprendre. A part l’occupation japonaise, nous avons eu une vie insouciante en Indochine. Mon père chassait et pêchait beaucoup, il était très connu pour ça. Il était même demandé par des gens pour les accompagner en fôret. Il partait ainsi toutes les fi ns de semaines et ne venait jamais avec nous au Cap saint Jacques. On vivait ainsi imperturbablement, tranquillement, mais un jour il a fallu partir. J’aurais aimé rester, mais les adultes ne demandent pas aux enfants leur avis quand il s’agit d’une décision importante. En 1954, la France avait perdu la guerre d’Indochine. Nous sommes partis en 1955, quand mes parents ont compris que c’était fi ni. Certains sont restés, et ne sont partis qu’en 1975 quand le Nord rouge avait remporté la guerre sur le Sud bleu, après presque trente ans de guerre fratricide. Mon père a eu le choix pour deux destinations: Madagascar, ou la France. Aveuglé par la richesse culturelle et économique de la France, il choisit d’aller dans le pays qui était aussi celui de son ancêtre, et des droits de l’Homme. Mais il a tout de même demandé aussi pour Madagascar, on ne sait jamais. On a fait les bagages, et on a vendu la maison.

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- Bon. Voilà. On n’a plus de maison maintenant. On va aller prendre une chambre d’hôtel près du port en attendant le départ, dit mon père.- Mes meubles! On n’a même plus nos meubles! Tu n’aurais pas dû les vendre avec la maison ! On aurait pu les garder !- Et comment on les garde ? Tu m’expliques ? Dit-il, en montrant du doigt le taxi. Ma mère paraissait anéantie. Elle commençait à peine à comprendre. Tout était fi ni. Sa relation ambigüe avec son collègue, qui la déposait tous les jours devant la maison avec sa belle voiture, la vie insouciante, les bains dans la mer de Chine, son pays, sa vie.

- Qu’est-ce qui ne va pas, Hoa ? Ne pleure pas ! Là-bas, nous serons en sécurité. Et puis la France, c’est... Tout y doit être bien ! J’en suis sûr, tu verras.- Mais... Tout est fi ni ? - Oui, on part. Prends ta valise, c’est terminé. Les enfants! Montez tout de suite dans le taxi ! Allez !

On était huit, serrés dans le taxi, la galerie était chargée à bloc de valises et de caisses en bois, on ne pouvait rien mettre de plus. Le bas de caisse était déja très bas alors que nous n’étions pas encore montés dedans. Mes parents se sont tous les deux assis à l’avant avec Jean Pierre le nouveau-né dans les bras de ma mère, sur un seul siège, et nous les autres enfants on était entassés derrière. Le taxi était une Renault quatre chevaux jaune, toute petite. Nous nous étions vite mis à nous chamailler

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bruyamment.

- Ha, arrête Maurice! Maman, il me tire les cheveux ! - C’est pas fi ni, oui ? Attention ou je vous en colle une à tous les deux! Bernard ! Toi aussi, c’est compris ?

Mon père était fou de rage. Il nous a donné deux gifl es quand même à la volée. Une colère passagère, mais forte comme la mousson. Ma mère pleurait constamment, ça devait l’énerver. Mes parents avaient tout de même d’importantes économies maintenant qu’ils avaient vendu la maison à bon prix à une famille de catholiques qui venait d’arriver de Hanoi. La réponse favorable pour Madagascar est arrivée après notre départ, on l’a su bien après. On est allés jusqu’au port de Saigon, et le taxi nous a déposés devant les hôtels de luxe qui font face aux quais. De là commença mon voyage, ce voyage qui ne fi nit jamais, le voyage d’une vie. Quelques jours après, nous avons embarqué sur le «Fair Sea», un grand paquebot hollandais tout peint en blanc avec un équipage italien.

Le voyage commença vraiment quand la coque entière se mit à trembler à cause des vibrations des hélices gigantesques. Les grands immeubles blancs fi rent place à de petites maisons en bois noirci, puis à la mangrove et les pirogues, accompagnées de poissons démesurés et sacrés qui remuaient la vase. Nous, les enfants, on était heureux de voyager, c’était l’aventure, on jouait, on

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criait, on ne se doutait pas qu’on ne reviendrait pas avant des dizaines années. Mais les adultes, eux, disaient qu’ils ne reviendraient jamais. D’ailleurs, la famille de ma mère n’a pas voulu embarquer. Le grand père était faché avec ma mère, et terriblement. Il ne pouvait concevoir de perdre ses enfants, qu’il chérissait, de les voir s’en aller vers un autre avenir, loin de lui. Dans la famille de mon père, en revanche, ils voulaient tous partir. Une fois à bord, mon frère Fernand a mangé tellement de choses lors des cocktails qu’il en est tombé malade. Il avait trop mangé pour son âge, il en était malade. Il était encore tout petit mais il s’en rapelle encore aujourd’hui. Maurice et moi, on était un peu plus grands et on s’imaginait la France comme une sorte de rêve, complètement exagéré par ce qu’on nous avait appris à l’école, la mère patrie, les droits de l’Homme, les lumières, les grandes inventions, la liberté, l’égalité, la fraternité...

L’aventure commençait là et on rêvait, alors que ma mère pleurait et mon père regardait froidement les arbres de l’embouchure du fl euve s’éloigner, et les dernières jonques passer au loin dans les eaux brunes du fl euve, dont les voiles dressées faisaient penser à d’étranges lézards ailés qui marchaient sur l’eau. La lumière du coucher de soleil enfl ammait la baie, et mes parents jetaient un dernier regard innondé d’eau salée sur ce qui avait été leur vie maintenant révolue. L’avenir devenait incertain, et l’arrachement à cette terre et ce peuple dont ils faisaient partie commençait à apparaître comme un tourment qui ne fi nirait jamais. Les passeports avaient été tamponnés

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par la toute nouvelle administration Vietnamienne, ce fut la seule fois que mes parents voyageraient aussi loin de leur vie. Nous voyagions tous pour la première fois, et nous ne savions pas, ou plutôt nous ne pensions pas que nos deux parents ne reverraient jamais cette terre qui nous avait tous vu naître. Pour eux, c’était irrévocable, terminé à jamais, perdu, fi ni. C’est donc de chaudes larmes salées et de froids regards qui saluèrent pour une toute dernière fois le cap, et la vie passée dans les rues ombragées, les cafés glacés au lait concentré, les bananes grillées dans des feuilles de bananier et caramélisées dans du lait de coco, les parties de chasse dans les hauts plateaux, le soleil et les vagues du cap, leurs noix de coco fraîches et sucrées, les mangues à la douceur des soirs de saison sèche, les baignades dans la rivière, les ananas sucrés, les soupes brûlantes, les crabes du marché... Tout cela était terminé, révolu, le temps des douceurs qu’ils avaient toujours connu, malgré leurs différences avec les autres, tout était à recommencer ailleurs. Le ciel gris bleu du soir venant les saluait aussi une dernière fois et de gros nuages noirs sortis des cheminées vinrent jouer avec les oiseaux. La corne d’avertissement du paquebot sonnait ses trois fois, en quittant la côte sans savoir si l’étrave aiguisée allait revoir un jour les eaux saumâtres du delta. Peut être que plus jamais les barques des vendeurs de fruits ne se colleraient à sa coque, ni même les poissons géants du delta ne reverraient cet étrange cétacé de ferraille. Hoa pleurait et Benoît pensait à ce qu’ils allaient devenir, confi ant. Nous, pendant ce temps-là, on ne se souciait de rien.

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Des années plus tard, j’étais soudeur à Marseille. De mes quatorze à mes dix huit ans, j’ai été apprenti. Lorsque je compris que mon patron était en train de m’arnaquer et qu’il ne voulait pas me payer un vai salaire, je suis parti fou de rage et je me suis engagé dans la marine. On était en 1961 ou 1962, la fi n de la guerre d’Algérie. Au lieu de m’envoyer sur un bateau qui ferait le tour du monde comme je me l’imaginais, on m’a mis dans un régiment de fusillers marins à Oran. Lors du départ, je ressentis quelque chose que je ne connaissais pas. Le plaisir, la joie de voyager. Même si c’est pour aller dans un bled perdu, j’étais content de changer d’air. Je ne me souciais pas trop de ce qu’il pouvait m’arriver là-bas, mais bon. Je regardais autour de moi et découvris des jeunes comme moi qui pleuraient, ou qui avaient l’air dégoûtés de la vie entière. Très peu avaient l’air positif. Je me rapelle de ce marin qui arracha une plume de son bonnet et la jeta par dessus-bord. La plume voleta jusqu’au quai, et une jeune femme aux yeux embués de larmes l’attrapa et la serra contre son coeur. Le jeune marin souriait à sa compagne et lui criait des mots d’amour pour ne pas lui montrer que lui aussi avait peur. Une fois le bateau parti dans un bouillonnement d’eau salée, et que sa coque quittât le quai, il se mit lui aussi à pleurer. Moi, je fumais des cigarettes pour la première fois de ma vie, et me demandais quel allait être mon avenir. Cela allait être deux années de surveillance, de patrouilles dans les montagnes, et de sorties dans les cafés surveillées par les gendarmes par peur des attentats à la bombe... Mais paradoxalement, j’étais bien là-bas.

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On mangeait bien, on nous chouchoutait, pour que le moral ne baisse pas. Je me souviens des steack frites, des plats copieux que nous faisaient les cuisiniers. Les autres se plaignaient, mais moi j’étais content de manger ça, c’était mieux qu’à la maison! Etre en Algérie, à part la guerre, c’était comme un voyage pour moi. J’étais payé assez bien pour pouvoir aider ma famille, mais ma mère dilapidait tout l’argent de mon père, Maurice et moi en produits trop onéreux. Elle voulait toujours que tout le monde mange bien, de la viande, des bons produits chers, trop chers pour nourrir douze voire quinze personnes. Au bout de deux semaines il n’y avait généralement plus rien pour manger décemment. Alors on fi nissait le mois à manger des pâtes ou du riz. Puis ça recommençait. Et ainsi de suite. A la fi n de mon service, j’ai voulu continuer à voyager. Comment faire? Tout simplement en travaillant sur les paquebots d’une des compagnies maritimes basées à Marseille. Je suis allé au siège des Messageries Maritimes, puis j’ai menti au recruteur en disant que j’avais été remplacer un ami au mess des offi ciers, que j’y avais été serveur pendant mon service militaire. Il m’a cru. J’ai été embarqué trois semaines plus tard sur le paquebot «Pierre Loti». Le voyage continuait. J’étais heureux d’apprendre un nouveau métier, et d’aller jusqu’aux confi ns de l’océan Indien. Madagascar, la Réunion, les Comores, les Seychelles... J’étais dans un bonheur total à chaque fois que je pouvais mettre un pied à terre.

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Au bout d’un court moment cependant, le chef de salle m’a dit:

-Martinet, bon dieu! Vous ne savez pas servir!?-Si, si! Je sais, j’ai été serveur à l’armée et...-Vous ne savez même pas ce que c’est qu’un limonadier!-Oh... j’ai dû oublier... -Vous ne savez pas servir, et en plus vous mentez!-Désolé... -Bon. Il est trop tard pour vous débarquer, ou vous remplacer. Maintenant que vous êtes là, faites de votre mieux et demandez aux autres serveurs des conseils, n’ayez pas peur de leur demander, c’est compris?-Oui monsieur...

J’ai eu de la chance qu’il me garde et ne me mit pas au nettoyage des toilettes. Le voyage continuait. L’océan Indien était déja pas mal, mais je voulais aller plus loin. Alors à mon retour, je suis allé voir le directeur de la compagnie directement, et je lui ai expliqué qu’en étant eurasien, j’avais besoin d’aller sur un bateau qui allait au moins jusqu’au Cambodge. Il a eu de la compassion pour moi, et m’a trouvé une place sur un paquebot qui faisait toute l’ Asie, et aussi le Pacifi que. Presque un tour du monde. Le paquebot se nommait le «Cambodge». Il était magnifi que. Il me rappella le premier bateau sur lequel j’avais embarqué, le «Fair Sea», des années plus tôt. Ma vie était donc rythmée par les départs, environ cinq mois pour faire la boucle entre Marseille et le bout du monde. On s’arrêtait dans les endroit les plus exotiques et les

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plus beaux du monde. Mes parents étaient très heureux que j’aille à Saigon, que je voyage autour du monde, j’étais un aventurier pour eux. J’avais fait mon service militaire, même la guerre, et pour ça mon père était fi er de moi aussi. Mais il ne le disait pas trop. Ma vie autour du monde a duré envion sept ou huit ans. Avec le temps, je devenais de moins en moins patient. Même si des clients étaient très gracieux avec moi, me donnaient de très bons pourboires ou me proposaient de travailler pour eux en Australie par exemple, je devenais de plus en plus aigri, coléreux. Mais à chaque fois que je rentrais à la maison, notre vieille maison de la traverse de la Penne, aux Camoins, dans les campagnes qui se trouvent entre Marseille et Aubagne, je couvrais mes frères et soeurs de cadeaux, des coquillages, un vélo tout neuf pour Anne-Marie et Monique, des bols chinois pour ma mère et pour mon père du vin de riz. J’ai même pu m’acheter ma première voiture, une vieille «deux chevaux» grise. Je l’ai prêtée à mon frère Jean-Claude à mon prochain départ, pour le dépanner, et quand je suis revenu, il ne l’avait déja plus.

-Mais où est passée la deux chevaux, Jean Claude? -Ah... Bernard... Elle n’était pas belle, elle me plaisait pas, ça faisait vieillot alors je l’ai échangée contre celle-là!-Laquelle? Celle-là?!-Oui, elle est bien, non?-Mais comment as-tu fait?

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-Oh... J’ai parié un truc avec un copain, il a perdu. Et Maintenant on a une belle Ford mustang décapotable! Jean vient d’avoir le permis, il roule aussi avec. -Mais je ne comprends pas comment tu as fait pour échanger une vieille deuche pourrie avec cette voiture de luxe! Elle n’est pas volée au moins?-Mais non... T’en fais pas!

Mon frère Jean-Claude savait prendre les opportunités, il magouillait toujours un truc, et connaissait du monde dans les grands hôtels où il travaillait, comme serveur aussi. Des années plus tard, il a été forcé d’aller vivre au Mexique, près de la frontière avec les U.S.A. Un endroit perdu au bout du monde connu. Il n’avait plus le choix, il devait de l’argent, il a dû refaire sa vie là-bas, et ma foi, ça a plutôt bien marché pour lui. Il est revenu nous voir à Marseille dans les années 90, une fois l’histoire un peu tassée. J’ai continué à vivre ainsi, j’ai rencontré pendant ces années-là ma première femme, Solange Larlet, que je connaissais en fait depuis le voyage en 1955, entre Saigon et Marseille. Sa famille était eurasienne aussi, et étaient restées en contact avec mes parents des années après leur débarquement en France. Je la connaissais donc depuis longtemps déja. Elle était belle, Solange, et plus jeune que moi. J’ai eu un fi ls, patrick, et une fi lle, Marie-France. Marie pour le prénom catholique, et France, pour le pays qui nous avait accueillis, réunis, et permis de nous rencontrer. Mais lorsque nous nous sommes mariés, j’ai dû arrêter de voyager, c’était fi ni. De toute manière, j’ai été licencié.

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J’ai même menti à mes parents, ma famille, pendant cinq mois. J’ai pris un billet pour Lille, la ville la plus éloignée de Marseille en France, et j’y suis resté caché. Je survivais en mangeant du mauvais pain de mie avec du gruyère. Je n’avais pas osé dire que j’avais été viré. Cela a a été un moment très dur dans ma vie. A mon retour, j’ai tenté le concours des P.T.T, et j’ai réussi. Mon père ne comprenait pas pourquoi j’arrêtais de naviguer, mais il était content que je fasse le même métier que lui, postier. J’ai d’abord été envoyé à Paris, où la vie n’était pas facile du tout. On habitait un endroit très éloigné de la poste, et sans voiture, c’était dur. Pas de chauffage dans l’appartement, la petite Marie-France qui tombait malade gravement, tout cela m’a poussé avec la force du désespoir, et je suis allé voir mon directeur, LE directeur. Il a été touché par mon histoire, comme celui des Messageries Maritimes, et m’a obtenu une voiture de fonction, une deuche jaune toute neuve, et un appartement tout neuf près du centre de tri où je travaillais. Quelques années après, ma femme n’en pouvait plus de Paris. Moi j’avais mes frères Maurice et Jean-Claude avec moi, ça allait. Mais elle ne pouvait plus. Notre couple était en faillite. On est redescendus à Marseille et j’ai acheté une petite maison à la Cadolive. On y était très bien. On a vécu ainsi pendant plusieurs années, jusqu’au jour où je sus par un de mes enfants que Solange dormait avec un ami dans la chambre, quand je travaillais de nuit. J’ai voulu rattrapper notre couple en partant avec notre petite famille tenter notre chance en Nouvelle-Calédonie. La vie est parfois dure, et il faut savoir en surmonter les épreuves.

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Ca n’a pas du tout marché. Mon fi ls est décédé accidentellement, et on s’est séparé avec solange. C’était trop dur, je ne pouvais supporter tout ça, et elle non plus. La vie est dure, des fois. Alors je suis rentré à Marseille et j’ai repris le travail au centre de tri, en ville. Retour à la case départ. Je me suis rappellé ma jeunesse, quand j’avais 26 ou 27 ans, quand je me balladais sur les plages des îles du Pacifi que, à la recherche de coquillages. Je rêvais de repartir. J’ai économisé, pendant des années. Et je suis reparti avec ma fi lle, pour lui faire découvrir le monde. On est allés partout où on pouvait entre l’Asie et l’Océan Pacifi que. Et c’est en travaillant dans les enveloppes et les colis que je me rappelais un épisode de ma vie qui m’avait marqué profondément. Je l’avais oublié avec le temps, mais il était là, enfoui dans ma mémoire... On était au début des années 80, et ce souvenir vieux de vingt ans me revint subitement.

Je découvrais les îles et leur doucueur de vivre. Lorsqu’on a débarqué aux Marquises au milieu des années 60, il n’y avait même pas de quai. Il a fallu descendre des canots à la mer, alors que le paquebot était ancré dans la baie, à plusieurs centaines de mètres de la côte. C’était une île montagneuse, pas un atoll tout plat. Il y avait des volcans anciens. Quand je suis descendu, on m’a accueilli comme jamais on m’a accueilli. Des marquisiens, et des marquisiennes, torse et seins nus avec des fl eurs dans les cheveux, souriants, simples, l’eau était claire comme dans un verre d’eau, les fruits pendaient de partout...

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J’ai fait un tour de l’île seul, pour ramasser des coquillages. Je me suis baigné, tellement heureux de me trouver sur ce morceau de terre perdu au milieu de l’océan, tout était beau. En sortant, un marquisien imposant, une montagne, venait vers moi en criant, et en agitant les bras. J’ai cru qu’il allait me tabasser, mais j’ai vite compris ce qu’il me disait avec son accent.

- Toi, hé, toi, il faut pas se baigner ! Il faut pas se baigner ! Attention ! Sors vite de l’eau ! Vite !- Mais... Qu’est-ce qu’il y a ? Qu’est-ce que j’ai fait ? Je ne comprends pas !- C’est plein de serpents de mer ici, il y en a partout sur cette plage ! - Quoi ? Des... serpents? Mais où ça ?- Regarde, regarde là, dans l’eau, tu les vois ?- Oh, Oh là là ! Je les avais pas vus ! Et j’étais dans l’eau ! Je suis resté au moins cinq minutes au milieu des serpents ! - Il faut savoir ici, tu peux pas aller te baigner partout, ici personne ne vient, parce qu’il y a les serpents ! C’est mieux si c’est des requins, on les voit de loin !- Merci, je vous dois la vie ! Incroyable... C’est fou, je n’en ai pas vu un seul, j’étais tellement ailleurs !- C’est pas grave, dit-il en riant, tu peux te baigner là ou il y a le bateau, là il y a pas les serpents !

En remontant à bord déposer mes coquillages le soir même, j’ai croisé mes amis du bord qui étaient de sortie. Ils m’ont quasi forcé la main pour que je les suive.

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C’est que je ne sortais pas, d’habitude. Je ne sortais même jamais, je n’allais pas dans les bars gaspiller mon argent. Toute ma paie, je la réservais pour ma famille, de toute manière. Lorsque je leur ai dit cela, ils m’ont dit qu’ils me paieraient tout. Alors j’ai accepté, un peu effrayé rien qu’à l’idée d’entrer dans un bar. J’ai eu ce jour là ma première cuite. J’ai dansé, j’ai bu, j’ai fait le pitre pendant des heures. J’ai même dansé un tango avec une marquisienne deux à trois fois plus large que moi, alors que je n’avais jamais dansé quoi que ce soit. Je ne me rappelais pas tout le lendemain, j’avais une gueule de bois terrible. Pendant une après-midi, un copain a loué une vieille petite moto qui pétaradait, un modèle des années quarante. C’était une Peugeot deux temps, d’une cylindrée de cent centimètres cubes. Je me souviens qu’il y avait deux pots d’échappement alors qu’il n’y avait qu’un seul cylindre. Une fumée bleue envahissait la route derrière nous. On est partis dans le village, et au bord d’un chemin en terre, on a vu des mangues mûres, bien comme il faut.

- Arrête-toi, arrête toi ! Tu as faim ? dis-je à mon ami.- Euh, oui, j’ai un petit creux... Qu’est-ce que tu as vu ? - Des mangues! des mangues bien mûres, là ! Regarde, en haut.

Je suis monté à l’arbre, et j’ai commencé à cueillir deux ou trois mangues. Tout d’un coup, un cri vint du fond, derrière le jardin qui bordait la route. Effrayé, j’ai sauté de l’abre, et on s’apprêtait à partir en

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trombe, comme de vulguaires voleurs. Une grosse dame à la peau sombre et au chignon dressé sur la tête, vêtue d’une robe « missionaire », ces grandes robes amples que portent souvent les femmes dans le Pacifi que. Mon collègue essayait de démarrer la moto, il s’acharnait sur le kick comme un forcené, elle ne démarrait pas. Je lui dit: « Démarre, bordel! » Juste avant que la dame arrive à portée de voix.

- Les garçons, venez ici! Je vous ai vus dans l’arbre, c’est dangereux, venez plutôt chez moi, je vais vous donner des fruits!

Etonnés, on s’est regardés avec des yeux équarquillés, ridicules de se faire prendre à voler, mais surtout surpris de l’accueil chaleureux de cette dame que nous ne connaissions pas.

- Euh... Oui, merci madame... J’étais quand même sur la réserve, je ne savais pas ce qu’elle allait nous faire. - Entrez, les jeunes, entrez, je vais vous donner des fruits. Qu’est-ce que vous aimez ? - Euh... à peu près tout, se risqua mon collègue.

On partit de chez elle les bras pleins de fruits, on en avait déja mangé chez elle, mais elle nous a donné des mangues, des cocos, et des bananes en plus. On la salua du bout du jardin, et on partit avec la moto, en démarrant « en poussette ». On s’arrêta en haut d’une colline, où de jeunes gens se déplaçaient à cheval, et un vieux guidait

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avec un bambou une vache au beau poil qui tirait une charrue remplie de noix de coco, appelées le « coprah », le produit le plus exporté des îles. On mangea nos fruits bien mûrs en contemplant la baie et les toits des maisons, en tôle, et aussi en paille.

- c’est le paradis, ici, il faut qu’on trouve le moyen de rester ici... - Moi aussi j’aimerais rester mais... Ma famille a besoin de moi en France. Je reviendrais plus tard, dès que je pourrais. - Ouaip, la mienne aussi... On a de la chance de travailler pour les messageries, quand même !- Ah ça, je suis bien d’accord !- Si Gauguin a décidé de mourir ici, c’est qu’il avait de bonnes raisons... On en a de bonnes aussi !- Qui c’est, ça ?- Tu ne connais pas Gauguin ?- Non.- C’était un grand peintre, il est enterré ici !- Ca alors... Et c’est joli ce qu’il peint ?- Il a peint ce que nous avons vu depuis que nous avons mis les pieds ici, Bernard! Il a peint la vie d’ici, les femmes, les chevaux, les rivières !- Je n’en ai jamais entendu parler... J’irais voir à la bibliothèque du bateau, quand on rembarquera.- Oui, je t’y accompagnerai. Tu vas voir, c’est particulier mais c’est très beau. - On va voir la tombe de Gauguin ?

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J’étais sûr, sûr et certain de revenir sur cette île des Marquises, encore moins polluée et civilisée que Tahiti, trop construite, déja très peuplée. Ici, il n’y avait rien, rien du tout. Un village, quelques maisons, devant une baie au calme immuable. On fi t ensuite un tour pendant une bonne partie de la journée, dans les montagnes remplies de fl eurs aux parfums incroyables, et on est rentrés au village. C’était bien le paradis ici. Pas d’erreur. J’étais sûr et certain de revenir ici.

Plus tard, au hasard d’une promenade sur la plage, une vendeuse de fruits avait un visage qui ne ressemblait pas du tout à ceux des insulaires. C’était une vietnamienne, qui vivait là avec ses enfants depuis une bonne dizaine d’années. On parla même en vietnamien, ce qui lui fi t extrêmement plaisir. Elle m’a donné plein de fruits, je n’ai rien payé. Elle était si contente d’avoir quelqu’un qui la comprenne sur cette île! En partant, elle me fi t commande d’un tas de choses. Des bols, des appareils électroménagers, des aliments asiatiques... Elle me rembourserait tout, et me paierait en plus pour mon service. Je lui dit « d’accord » sans trop savoir si j’allais bien tenir parole, et au fi nal, je ne pus jamais lui avancer, ne voulant pas risquer un échec et une possible perte d’argent. Cet argent que je gardais soigneusement pour ma famille, dix enfants en tout, pour les nourrir, mon père ne pouvant subvenir à toutes les dépenses de ma mère en plus des consommations quotidiennes. bref, avec cette dame vietnamienne, on a parlé longuement du pays, et lorsque ses fi ls arrivèrent, ils m’ont fait une

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drôle d’impression. C’étaient des hippies, comme il y en avait un peu partout en occident. Cheveux longs, le torse nu, des plumes et des fl eurs accrochés aux mèches... Ils ont mis un disque sur la platine, sans faire attention à moi, et la musique est sortie, envahissant la petite maison en bois avec douceur. C’était un pur bonheur. Je n’avais jamais entendu quelque chose de pareil. C’était un disque des Shadows, un groupe des années soixante, on avait l’impression de fl otter dans les nuages, acquittés de tous les malheurs du monde, tout paraissait beau avec leurs morceaux planants. Je n’ai jamais fumé comme les hippies ou les beatniks, je n’en avais pas besoin. La musique faisait son travail toute seule dans ma tête, et je rêvais, les yeux ouverts. Ce groupe m’a profondément marqué, et à chaque fois que j’écoute les Shadows, je me rapelle les îles Marquises, les plages, les fl eurs, les grands cocotiers, les pirogues à balancier dans le lagon... En parlant de pirogue, j’ai encore défrayé la chronique du coin, quelques jours après. J’ai loué une pirogue à un seul balancier, un «prao», et le pêcheur me demanda:

- Vous savez pagayer, au moins ?- Bien sûr, je sais ramer, c’est facile, non ? Un coup à droite, un coup à gauche, et ça avance !-Je ne suis pas sûr que vous compreniez ma question, vous savez, c’est pas simple une pirogue !- Je vais me débrouiller, vous en faites pas! Allez, à toute à l’heure ! Je lui tapai sur l’épaule, trop sûr de moi.

Je me suis éloigné du bord, et j’ai commencé

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à vouloir aller vers le large. Je ramais, mais la pirogue tournait sur elle-même... Je n’arraivais pas à suivre mon cap, impossible. Je me suis démené pendant une demi-heure, sans réussir à quoi que ce soit. Le courant m’emportait vers le large, et j’allais un peu trop loin de la côte. J’avais vraiment peur! Une pirogue avec deux rameurs s’approcha de moi, et ils avaient le sourire aux lèvres, visiblement pliés de rire depuis la plage. L’un d’eux monta sur ma pirogue, et d’un coup de rame à gauche, et deux à droite, secs, rapides, la pirogue se dirigea sans problème vers la plage. Le rameur riait à pleines dents, en me montrant comment il fallait ramer. Un coup à gauche, deux coups à droite. Le fl otteur se situait à droite, et il fallait équilibrer les coups de rame, ce que je ne savais pas évidemment. En arrivant sur la plage, un type vint à ma rencontre. Il était en short affreusement sale, et torse-nu. Sa peau était marquée par le soleil, il était très bronzé, ce qui était normal sous ces latitudes. Il portait un chapeau de brousse de l’armée très abîmé, et en-dessous brillaient des yeux avec une étrange intensité.

- Bonjour, vous avez failli y rester ! cela m’est aussi arrivé, il y a quelques années. C’est très technique, comme embarcation ! Je vous paie un coup à boire, vous nous avez fait beaucoup rire avec les copains de la plage! En effet, il riait à pleines dents avec quatre ou cinq pêcheurs Marquisiens aux larges épaules, et aux cheveux noirs et longs. Ils riaient en me voyant arriver tout gêné, penaud, sur la plage.

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- Bonjour, ah, je voudrais bien une bonne noix de coco bien fraîche ! J’en peux plus d’avoir ramé comme un fou. J’ai eu vraiment peur, à la fi n... Mais qui êtes-vous?- Je me présente: Léon Parpayol. Je vis ici depuis cinq ans... ou six, je ne sais plus. Vous savez, le temps s’arrête, ici. Il me tendit la main.- Moi c’est Bernard Martinet, je travaille sur le paquebot des Messageries. On est là pour deux ou trois jours, le temps d’embarquer le Coprah...- Alors ce sera quatre, croyez-moi.

Ce type-là était étrange. Son regard, je n’en ai jamais vu des comme ça avant. Et puis il ne parlait pas comme tout le monde. On s’est assis à une table, dans une paillote au bord de la mer, et il a bu une bière, et m’a offert une coco sortie de la glacière de la paillotte. Il n’arrêtait pas de me demander ce qu’il se passait à Marseille, si la ville avait changé, ce qu’ils avaient mis à la place des quartiers de la mairie, il m’a même demandé si je n’avais pas connu une Jeanette en ville, du côté de la rue Sainte. Mais il était comme détaché du monde, il ne correspondait pas tellement aux gens qui voyageaient d’habitude.

- Et qu’êtes vous venu faire ici, Léon ? Travailler dans le Coprah ? Le tourisme ? Les perles ?- Non... Je suis ici par hasard... Je suis parti il y a une dizaine d’années du port de Haiphong, au Vietnam, à bord d’une jonque qu’on avait volée avec quelques personnes. On a traversé la moitié de l’océan, on voulait rentrer par

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l’Est en France. - Ma famille et moi sommes partis en 1955 de Saigon, sur un paquebot... J’y suis retourné il y a un mois, j’y ai vu des connaissances... Cela n’a pas tant changé depuis... C’est surtout Marseille qui change! Comment avez-vous pu rester jusque-là au Nord du Vietnam ? Il y a les communistes, au Nord ! A moins que vous ayez été avec eux ?- Quand les français sont partis, On s’est cachés dans les montagnes avec un camarade, on a voulu rester quand même, et on a été accueillis par une peuplade Hmong dans une localité montagnarde, vers Sapa. On y est restés pendant quelques années, à se battre contre les Vietminhs, et tout autre personne qui voulait entrer chez les Hmongs en conquérants... Ils sont très fi ers. On les a aidés à garder leur liberté, mais sans nous ils auraient sûrement réussi quand même. On a fait ça pour le plaisir, si je puis dire.- Mais vous êtes blancs, français, comment vous-ont-ils acceptés parmi eux ? - On a demandé leur aide, et on a vite appris leur dialecte. On a beaucoup travaillé pour eux, aux rizières, à la chasse, à la construction de maisons... puis ils nous ont acceptés comme étant presque des leurs. On a ensuite pris les armes avec eux quand l’armée Vietminh a voulu contrôler la région. On s’est enfui quand les gens ont abandonné leurs villages, pour aller vers le Laos, vers de nouvelles terres à défricher, peut-être plus paisibles.- Votre histoire a l’air incroyable, vous devriez l’écrire et faire un roman ! - Peut-être...

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- Et vous connaissez la vietnamienne qui vend des fruits à côté, je suppose ? - Elle est venue avec nous, elle s’y plait beaucoup, ici, ça lui fait penser à l’Annam, Nha Trang, tout ça... Elle était belle, elle nous a tous charmés, elle est venue avec nous alors qu’on devait partir avec le moins de gens possible... Elle est un peu sorcière, ou quelque chose comme ça... C’est la femme d’un ami, Yves, pour le moment. Elle a des enfants de lui, et de son ancien mari. Et mon ami est complètement envoûté par cette femme. On doit repartir, prochainement. Mais je ne sais pas ce qu’il va choisir, repartir avec nous ou rester ici...-Combien êtes vous à voyager ainsi?-Aujourd’hui quatre, demain je ne sais pas. Je n’oblige personne.

Cet homme paraissait jeune, il m’a interloqué avec son histoire de jonque et toutes ses aventures. Il m’a brièvement parlé de la guerre en Méditerranée, de la Mer Rouge. Il devait avoir environ vingt-cinq ou vingt-six ans, ou bien paraissait bien plus jeune que ce qu’il était. Quelque chose dans son récit m’avait marqué. J’avais entendu plusieurs histoires, certains ex colons ou aventuriers français avaient organisé leur retour d’Indochine par le plus précaire des moyens. Une jonque pourrie, sans moteur, avec des voiles qui se décousaient chaque jour, tout était préparé pour la galère. D’autres, ont quitté Alger en 1962 à bord de bateaux de pêche, en bois, je me souviens d’un lamparo blanc chargé de meubles et de valises quittant le port un matin, alors que

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nous allions monter sur le bateau qui nous ramènerait défi nitivement à Marseille. Je n’ai jamais imaginé quitter un pays comme ça, à l’ancienne. D’habitude, on prend le ferry. Ma famille a quitté Saigon en paquebot, les français d’Algérie sont aussi partis en paquebot, mais lui, Léon, a préféré la diffi culté, ou bien peut-être n’avait-il pas le choix. Je pense que ceux qui choisissent un tel retour sont soit des aventuriers cherchant l’héroïsme d’un retour chevaleresque, payé au prix fort du risque de ne jamais rentrer en France, soit ils n’ont vraiment plus que ça pour se déplacer. les réfugiés « Boat people » n’avaient rien d’autre, eux aussi. C’était le bateau précaire ou bien l’asservissement, la mort.

- Je veux rentrer chez moi... C’est vrai que je me plais beaucoup, ici... C’est un endroit paradisiaque, les gens sont paisibles, beaux et purs et ont le coeur sur la main, mais je veux revoir ma maison, mon fi ls et ma femme... Cela fait bien longtemps que je ne les ai pas vus, une véritable éternité... Mais bon... comment faire ?- Pourquoi n’embarquez-vous pas à bord du Cambodge ? On rentre en France, maintenant. - Non... Je ne peux pas... me dit-il d’un air désolé.- Et pouquoi ? Un rapatriement ça ne coûte rien, ou bien vous pouvez travailler à bord ! Non ? Prenez ma place!- C’est que... j’ai peur de rentrer chez moi. Son regard devenait fuyant, comme s’il allait avouer quelque chose.- Quoi que vous ayez fait ici ou là, à Marseille beaucoup de choses ont changé, personne ne vous reconnaîtra. J’en suis sûr ! Dis-je tout naturellement en souriant.

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- Je vais vous donner quelque chose, venez, me dit-il en se levant soudainement.

Il paya la note au barman, et m’emmena en vélo jusqu’à une cabane bien construite. Elle était sur pilotis, et avec une seule salle à l’intérieur qui faisait offi ce de chambre, de cuisine, de salon... Un peu comme dans les maisons traditionnelles au Vietnam. Il me sortit d’un tiroir de son bureau, en fait une table d’écolier usée, un dossier plein à craquer de textes, écrits à la main et aussi dactylographiés. Il y avait aussi un tas de photogaphies dans une enveloppe.

-Je me suis payé une machine à écrire d’occasion il y a deux ans, et je viens de terminer mes mémoires. Je ne sais pas si ça vaut quelque chose, mais si vous pouvez le faire éditer à Marseille... J’en serais très heureux. Il me tendit une enveloppe remplie de liasses de Francs Pacifi que, la monnaie locale. Il y avait là de quoi vivre en famille à dix pendant six mois sans travailler, plus que ma paie à mon retour en France. - Je vous tiendrai au courant, dès ma prochaine rotation dans six mois. Ici même ? lui demandais-je.- Ici même, ou bien venez me trouver à la plage, près du chantier naval. Je prépare mon départ d’une façon assez originale, mais venez d’abord voir.

On repartit avec son vélo rouillé, et on arriva au chantier. Des troncs d’arbre et des planches jonchaient le sol, et des artisans marquisiens couverts de tatouages

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traditionnels fabriquaient de grandes pirogues. Ils creusaient le bois avec de grosses herminettes, ressemblant à des pelles aiguisées comme des rasoirs. La taille des troncs était phénoménale. Léon m’expliqua brièvement la marche à suivre pour construire une pirogue. D’abord, trouver un arbre dans la montagne, dont le tronc n’avait ni noeud ni branche, et le plus rectiligne possible. Les marquisiens coupent l’arbre sur place, puis ébauchent la forme un peu grossièrement. La coque vulgaire est transportée à dos d’homme jusqu’à la plage, où elle est fi nie par les artisans.

- C’est là qu’ils fabriquent les meilleures pirogues à voile de tout l’archipel, me dit-il, l’oeil brillant. On va en fabriquer une nous aussi, et à trois, Yves, Toni et moi on va aller jusqu’au Panama, puis en France. Ils font comme ça depuis la nuit des temps. Regardez bien leurs gestes, ils sont précis comme un horloger suisse. - Ouh là... Vous êtes courageux, lui répondis-je, incrédule, mais curieux quand même de savoir s’ils allaient réaliser ce projet.

Léon m’invita à manger avec ses amis et leurs femmes dans sa case le soir même, mon dernier soir sur place. J’acceptai, très content de manger à terre dans des conditions normales, pas comme avec mes amis du bord, qui buvaient à n’en plus pouvoir et mangeaient n’importe quoi en rentrant à bord. On était fi n décembre, et c’était bientôt Noël. On allait donc manger un plat copieux, un cochon sauvage et du poisson cuit dans des feuilles de

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bananier, à la manière marquisienne. On fi t un trou dans le sol, et les amis de Léon fi rent un grand feu devant lequel on but quelques bières et du rhum. Je n’en ai bu que deux verres, et j’étais déja saoûl. Je m’efforçais de tenir le coup devant ces gens qui avaient l’air de vrais pirates, ou je ne sais quoi de pas net mais fort. On a ensuite placé dans les feuilles la viande, et on a recouvert d’autres feuilles, et enterrré le tout. On a patienté quelques heures, et puis on a tout déterré, et mangé goulûment. On parlait d’aventure, de leurs vies, et de philosophie bouddhiste, et d’autres choses intéressantes, lorsque je me risquais à demander à Léon:

- Mais alors, vous n’avez pas de femme ici ? Il me regarda froidement.- J’ai une femme à Marseille, et comme je l’aime et la respecte, je n’ai pas de femme ici, ni ailleurs. Je suis un homme droit, et c’est tout ce qu’il me reste comme honneur ici-bas. C’est elle, son souvenir qui me donne l’envie de vivre, de continuer, même si je passe des années parfois sans aucune nouvelle.- Nous, on s’en fout, on prend la vie comme elle vient, et on s’en contente. Léon est extrême, ne vous sentez pas obligé de faire comme lui, me dit Yves, son collègue aux cheveux bouclés et au regard brillant et noir. Il avait l’air malicieux en tirant sa cigarette. - Ho, vous savez, dis-je, un peu timide, je n’ai pas encore pensé à tout ça... Je me préoccupe de ma famille d’abord, puis après, on verra pour moi... Je suis encore jeune !- On a le même âge, pas vrai Léon? dit Yves, en se

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retournant vers lui. - Euh... Oui, bien sûr, oui... oui... Il paraissait comme un enfant qui mentait mal. Il avait l’air visiblement gêné, mais ses deux amis ne relevèrent aucune anomalie. On passa cette soirée tranquillement à la lumière du feu. Les femmes des amis de Léon Parpayol étaient très belles, des Marquisiennes aux longs cheveux noirs, et elles avaient un parfum, une odeur de fl eurs comme jamais je n’en avais senti. Le stéréotype de la polynésienne. Il y avait aussi la vendeuse de fruits vietnamienne, Vù. Les femmes ne s’occupaient guère de leurs enfants qui couraient dans tous les sens et jetaient leurs mains pleines de sable dans les plats remplis de viande. J’étais très heureux d’avoir passé une telle soirée, inattendue, sous les étoiles qui couvrent l’océan Pacifi que. Ce n’était pas le soir de Noël, mais cela en avait tous les aspects, le partage du festin, les sourires... c’est sur cette dernière image d’un repas partagé dans la joie et offert à un inconnu, moi-même, que je suis remonté à bord du grand paquebot blanc, tard dans la nuit, avec l’histoire, l’autobiographie de Léon Parpayol. Quelle n’a pas été ma surprise lorsque j’ai lu les premières pages, le lendemain. Un drôle de passé, qu’il n’a jamais su assumer. Pendant que je lisais encore, le paquebot a quitté son île, le soir venu, les cales pleines de coprah, le produit d’exportation de la noix de coco. Une très forte odeur se dégageait de là. Le grand bateau repartit en France, rebroussant chemin à travers les vagues de l’océan Pacifi que, et les lumières du pont et des cabines se refl étaient dans l’eau noire de la nuit. La coque, géant animal des mers, baleine d’acier,

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faisait l’écume blanche qui disparaissait dans l’ombre, sous les étoiles. Mon premier long voyage Polynésien s’achevait, et je n’avais qu’une chose en tête: Revenir, il fallait que je revienne là où j’avais été sincèrement, pleinement heureux. Les Marquises. Mais l’avenir allait être différent pour moi.

Lorsque je suis allé pour la deuxième fois aux Marquises, il était déja parti. Plus aucune trace de sa cabane, de ses amis. J’ai essayé de trouver quelque objet qu’il aurait pu laisser, mais rien que le sable et les racines. Lorsque j’ai demandé aux gens de l’île s’ils savaient quand est-ce que Léon et ses amis avaient repris la mer, personne ne sut me dire. Personne. Ils avaient disparu comme un rêve. Pas un des pêcheurs ne se rappellait de son passage. Seulement moins d’un an s’était écoulé, et ils avaient disparu. J’ai eu peur de m’être trompé d’ île. Mais non, c’était bien là que j’ai loué la pirogue, c’était bien ici qu’on a mangé le cochon. Comme s’ils avaient voulu l’oublier. Pourtant, il avait l’air de connaître du monde, quand j’ai vu Léon pour la première fois. Je ne comprenais pas. A ce moment-là, je vis une petite fi lle passer sur une bicyclette identique à celle de mes souvenis. Un seul frein à l’avant, le cadre rouillé, la peinture noire sur le porte-bagages. Je l’arrêtais dans son élan.- Hé, bonjour, dis-moi petite. Où et a qui as-tu acheté ce vélo ?- Bonjour, il est à mon frère, tu veux que je te le prête ? - Non, ça va merci. Je cherche Léon Parpayol, tu sais ou

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il se trouve ? - Qui ça ?- Léon Parpayol, repris-je, doucement. Il y avait aussi Yves, Toni et Henri. Tu les as vus ?- Ils sont toujours là !- Où sont-ils ?- A l’école ! Vous venez les voir ?- Oui, monte à l’arrière du vélo, tu me diras le chemin. On fi la vers le village, où l’école se dressait à l’entrée. - Ils sont là, regardez ! Je ne vis que des enfants.- Là, regardez ! yves, Henri et Toni !

Trois enfants métis s’approchèrent de nous et la petite fi lle partit jouer avec eux sans plus faire attention à moi, avant même que je ne puisse leur poser la moindre question sur leurs parents. C’étaient bien leurs enfants, je me rapelle d’eux qui jouaient et criaient fort, le soir où j’ai mangé avec eux. C’était leur continuité dans le temps, mais eux-mêmes, ceux que j’avais connus, avaient bel et bien disparu. Je n’ai plus jamais eu de nouvelles de Léon Parpayol, et pendant des années, j’ai gardé son texte au fond d’un carton. La vie m’avait éloigné des paquebots, des îles, des plages, des souvenirs de ma première venue sur l’île, la musique des Shadows, les fruis sucrés, les noix de coco fraîches, les poissons cuits dans le citron... Tout ça était fi ni, mais restait au plus profond de moi-

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même. Je ne pouvais pas faire toute ma vie comme ça, à Marseille ou ailleurs, sans bouger, à travailler dur. J’étais né en voyage, il fallait que je continue, dès que possible, et peut-être retrouver Léon Parpayol. Lorsque j’ai fi ni ma carrière à la poste, je suis parti avec ma fi lle partout où l’on pouvait aller. Guyane, Antilles, La Réunion, l’Asie du Sud-Est, la Nouvelle-calédonie, les Philippines, mais pas aux Marquises. Je n’y suis pas retourné, sinon j’y serais resté. Ma seconde épouse, Hoa Sophie est une Vietnamienne de Ho Chi Minh ville, l’ancienne Saigon. Elle ne veut pas trop quitter son pays, ses amis, sa famille. Nous vivons aujoud’hui à Nha Trang, une ville balnéaire un peu plus vers le centre du pays. C’était un très bel endroit préservé de tout quand on est arrivé, il n’y avait rien que des paillotes et quelques villas. Mais aujourd’hui c’est rempli de tours, de casinos, de béton, et de russes qui débarquent directement de Moscou par charter. Peu importe, l’endroit est à proximité d’autres paradis préservés comme Doc Let, une localité à quelques heures de moto. Je suis bien ici, je profi te de la vie, simplement, tranquillement. Mais j’aimerais bien repartir encore... Un jour... Un jour, je retournerais peut-être aux Marquises...

Je peux aujourd’hui dire que j’ai accompli beaucoup de choses dans ma vie. J’ai beaucoup voyagé, dès que j’ai pu, je suis reparti, pour retrouver ce spectre du premier voyage, du premier départ, des découvertes de mondes que l’on ne connaît pas, que l’enfant que j’étais a découvert malgré lui. Au cours de mes voyages dans les années 80, j’ai toujours été à la recherche de Léon, ce

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type, qui m’a donné sa vie à lire. J’ai parcouru avec ma fi lle le Pacifi que, la mer de Chine, l’oéan Indien en avion, en bateau... Je ne l’ai pas trouvé. D’où venait-il vraiment? Qui était-il vraiment? Il n’existait pas dans les registres de la ville de Marseille, pas d’acte de naissance, de titre de propriété, rien. Même là, je n’ai trouvé personne qui puisse m’aider à trouver une quelconque trace de son passage. Je n’avais que de vieilles photographies et un texte écrit de sa main. Lorsqu’un de mes neveux est venu me voir en 2013 au Vietnam, il a ouvert le carton avec les photographies de Léon Parpayol. Il a d’abord cru que c’était moi. J’ai dû lui raconter toute l’histoire.

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L’Exil et l’Odyssée.

Marseille.

Un soleil pâle se levait sur la ville endormie, par un matin humide et froid de janvier. Orage avorté, de gros nuages cotonneux chargés de pluie, et noirs comme le charbon de Gardanne fuyaient dans le ciel délavé vers la mer, chassés par le vent qui souffl ait ses premières rafales. Il faisait encore nuit quand je me suis habillé. En sautant du lit, l’air hagard, j’ai enfi lé un caleçon de coton qui gratte dans les cuisses, et ensuite ma chemise grise à poches et mon pantalon noir. J’ai mis ma cravate noire elle aussi, apès m’être rasé en siffl otant quelque chose de gai, et j’ai enfi lé ma vareuse noire, mon ceinturon et mes chaussures cloutées. Ma femme, Jeanette, m’avait préparé un copieux petit-déjeuner et avait laissé la veille sur la petite table de la cuisine un bol, des tartines à griller, de la confi ture de marrons d’ Ardèche, la meilleure, ramenée

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de là-bas à grands risques par sa soeur, Honorine. Elle avait aussi préparé la cafetière. Il ne me restait plus qu’à raviver le feu de la cuisinière à charbon, qui servait aussi de chauffage. Elle était gentille, Jeanette. Je l’avais rencontrée un soir de balèti, un bal, vers Aubagne, il y avait dix ans déjà. Je pensais à cela en mangeant, puis voyant l’heure tourner, j’ai pris mon képi et j’ai couru dans les escaliers, j’étais déjà en retard, et le soleil se levait à peine. On voyait déja des murs s’éclairer par la lumière pâle, et la grande ville que nous habitions avec ma femme et notre fi ls se préparait à quelque chose. Tout était calme. Je n’y faisais pas attention, je n’étais pas conscient de ce qui allait se passer. A ce moment-là, j’avais un métier, grâce au père d’un ami d’enfance qui connaissait du monde là-haut, le père d’Yves Payet, qui lui a réussi à garder son travail au port. Il était mieux loti que moi, toujours dans les bons plans, celui-là. Le grand port ne marchait plus comme avant, et avec tous ces changements, j’ai été licencié. Il me fallait un nouvel emploi, et comme je venais d’être père, et qu’il fallait nourrir ma petite famille, j’ai fait appel au père d’ Yves qui m’a dirigé vers un secteur tout nouveau et qui payait malgré tout: la police nationale nouvellement créée par le gouvernement de Vichy. Cela valait mieux que rien. J’étais content de mon nouveau métier, mais je regrettais ma vie passée dans les eaux du port. Plus assez de bateaux, plus assez de travail, plus de matelotage. J’étais jusqu’à il y a trois ans matelot manoeuvrier sur la « Joyeuse », une pilotine, pendant des années avant la guerre. C’est là qu’on a travaillé pendant longtemps ensemble avec Yves,

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à accompagner l’entrée et la sortie des grands paquebots ou cargos, et à prendre des photos du port et des copains avec de mauvais boitiers kodak en carton. C’était pour le plaisir, on n’était pas des professionels. En marchant dans les escaliers de mon quartier, je me rappelais comme la vie était simple avant la guerre. La guerre, je ne l’ai pas trop vue. J’ai échappé aux Allemands dans l’Est de la France grâce à mes hémorroïdes... On m’a transféré d’hôpital en hôpital jusqu’à l’armistice, et par chance, je n’ai pas été pris... On m’a vite démobilisé, et c’est en revenant que l’on m’a appris mon licenciement. Non syndiqué, je n’ai eu aucune aide pour garder mon emploi... C’est le prix à payer quand on ne veut se mouiller dans aucun parti. Mais là, j’étais bien trempé, beaucoup plus que mouillé... Je ne pouvais plus faire machine arrière, on bénéfi ciait de bien des avantages comparés aux autres qui galéraient devant les épiceries pendant des heures. Bref, je marchais à vive allure vers le poste de police près du vieux port. En arrivant, j’ai vu mes collègues, la mine déconfi te, ne disant rien, en fumant des cigarettes avidement, le regard perdu entre le mur du fond, et les porte-manteaux de l’entrée, comme d’habitude. Je ne parlais à personne, ce matin-là. Je bus mon faux café à la chicorée et je vis un énorme goéland traverser la cour, et se placer face à moi. Il criait fort, et semblait me toiser. J’eus peur, je ne sais pas pourquoi, et je courus le chasser d’un coup de pierre ramassée au hasard qui ne l’atteignit pas. Il décolla lourdement et disparut derrière le haut mur en pierre blanche. J’étais nerveux. Tout le monde me regarda, et je me rassis sans faire attention aux regards en biais, perdu

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dans une sorte de pensée vide de tout. Tout à coup les bus arrivèrent dans un fracas d’embrayages et de freins crissants. Les bus de la ville que je prends d’habitude pour aller dans les collines étaient réquisitionnés pour nous amener juste en face du quai de rive-neuve. On monta. On traversa le Quai des Belges, on passa devant les vendeuses qui nous insultaient et nous jetaient des coquillages sur les vitres, sans nous atteindre. Les femmes de pêcheurs sont de sacrés morceaux de femmes. On stoppa net devant l’hôtel de ville. On sortit en rang, fusil à l’épaule. Garde-à-vous, tout le cérémonial, dernières instructions, distributions de menottes, de plans des quartiers à un policier sur quatre. Des GMR, les groupes mobiles de réserve, nous rejoignirent en bus également. Des nostalgiques des batailles autrefois gagnées par la France, souvent mauvais militaires, et bons fouteurs de merde, des réservistes impatients d’en découdre avec n’importe-qui. On se voyait tous de plus en plus inquiets. Nous on était de simples policiers, on pouvait faire peur, mais eux, on ne les aimait pas. Ils en faisaient toujours trop pour prouver leur force. J’avais froid aux pieds et aux mains. On se fi t jeter des fruits pourris, du haut des premières fenêtres du quartier sans âge, par des grands-mères qui nous criaient des « va fanculo, manja la merda », ou des « concha tu madre, hijo de puta », toutes les langues se mélangeaient et se ruaient sur nous telles des vagues furieuses. Personne d’entre nous ne leva la tête. Je me perdis dans mes pensées, en attendant que ça passe. Mais on attendait toujours, plantés comme des santons dans la crèche de Noel. Un collègue, Marcel Pic

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se pencha de côté pour me dire quelque chose, le visage blanc comme un fantôme.

- Putain, on va être damnés si on fait ça. - Je sais pas quoi penser, Marcel, je sais même pas pourquoi je me suis levé ce matin.- On aurait dû faire comme Patrice et André, ils sont pas venus aujourd’hui, ils ont mangé exprès des poissons pourris pour tomber malades pile ce matin. - Mais Ils vont y laisser la peau ces deux malades !- Je sais pas. En tout cas nous on peut plus revenir en arrière. Tu penses qu’ils vont se venger s’ils reviennent un jour?- Ils ne reviendront pas. Personne ne revient jamais.- Je voudrais ne pas être là...- Taisons-nous, on va nous taper sur les doigts encore.

De grands camions camoufl és de toutes marques, Allemandes, Françaises, et même Russes arrivèrent tranquillement et se répartirent du bar de la Samaritaine jusqu’à la mairie. Le chef de la police en personne, vêtu d’un manteau en fourrure et fumant cigare sortit de l’hôtel de ville, passa devant nous prestement, et alla saluer les offi cier en vert-de-gris qui descendaient de l’auto de tête du convoi de camions remplis d’ Allemands au teint rosé de coups de soleil. Une rafale de vent passa et fi t s’envoler plusieurs casquettes d’offi ciers Allemands. On rit en cachette dans les rangs. On nous crie « Repos! » puis « Rompez les rangs! » et on se met à la fi le indienne

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avec les GMR habillés comme pour aller à la guerre, tout en kaki, avec des sacs à dos de campagne, la tente roulée dessus et tout le reste, pour rentrer dans les ruelles sombres du vieux quartier, le plus vieux quartier de Marseille, de la France entière même. Les odeurs y sont fortes, l’urine coule dans les caniveaux, les pavés sont glissants. On nous jette continuellement des seaux d’eau sale, des légumes avariés, et des insultes dans toutes les langues du monde lorsqu’on traverse le quartier. Je ne m’étais jamais aventuré aussi loin dans le quartier du Vieux Port. Petit, une tante habitait au Panier, je n’étais passé la voir que deux ou trois fois en dix ans. Ce côté-là de la ville me faisait toujours peur. Une fois à peu près au milieu des maisons imbriquées anarchiquement mais joliment depuis le moyen-âge, lorsque l’on retrouve les autres policiers arrivés de l’autre côté, par le Panier, et les Allemands par Belsunce, on se place en rangs sous les yeux des prostituées qui se font menotter à la chaîne, en lançant des « Alors, mon beau, t’as pas envie de faire un tour chez moi ? » ou des provocations très imagées que je ne décrirai pas. On se sent mal à l’aise, et en réponse, on frappe, on malmène, on ne regarde pas les visages. J’ai envie de sortir de là. Je ne me sens pas bien. Je m’assieds sur un pas de porte, devant une famille d’Africains qui me regardent héberlués, ne sachant que faire. Je ne les regarde pas. Je suis perdu. On me bouscule, me crie un ordre, je sors de ma torpeur, me lève, hagard. On appela les habitants en les sommant de descendre des immeubles, pour être conduits dans une zone de contrôle, la place, et tout cela dans le plus grand calme.

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Ils ne savent pas ce qu’on attend d’eux, les femmes et les enfants sont effrayés, les hommes et les adolescents se sentent pris en étau comme un lapin dans son terrier. On nous a dit, « L’action que nous mènerons permettra d’éliminer enfi n la racaille et la pègre en son territoire de prédilection, les quartiers antiques du vieux port. Une grande opération de contrôle permettra de déterminer qui est citoyen normal et qui est voyou ». Facile à dire ! Enfi n bref, on y va dans ce quartier, pour mettre dehors des dissidents, des prostituées, des petits trafi quants et des Juifs d’Europe de l’Est, et d’ Afrique du Nord. On nous a bassinés pendant un moment avec les Juifs. J’ai rien contre eux, moi, même que ma voisine, madame Serfati, nous gardait amoureusement notre fi ls quand on allait au marché. Il mangeait comme quatre, elle le gâtait autant que ses propres enfants. La propagande nous faisait peur avec des affi ches et des fi lms ridicules, que je n’ai jamais aimés. Mais je ne le disais pas, surtout pas. Personne ne disait rien, d’ailleurs. A part quelques énervés fanatiques, personne n’en avait rien à faire, du « péril Juif » ou de la « juiverie Américaine impérialiste ». On voulait manger, nous, c’est tout. C’est pour ça que j’étais policier. Pour avoir à manger et vivre presque normalement. Mais ce jour-là, ce n’était pas comme je l’espérais : Il fallut prendre part de plein pied à cette opération de « nettoyage » du vieux Marseille. Je ne pouvais plus reculer, Marcel non plus. On aurait dû se faire porter pâles, mais on n’ a pas osé. « Et merde »... C’est tout ce que je me disais à ce moment là, planté comme un clou devant les allemands qui criaient je-ne-sais-quoi à nos supérieurs, sans doute

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étaient ils impatients d’en fi nir. Je m’efforçais de ne penser à rien, de bâcler mon travail vite fait, et rentrer vite chez moi pour pleurer. Mais ça durait, ça durait à n’en plus fi nir... Une fois les premiers immeubles vidés, on monta à cinq pour fouiller les appartements. J’étais fébrile, je voyais les derniers occupants descendus des escaliers par la force, sortir en pleurant, et me jetant des regards sombres. Je ne voulais rien leur faire, à ces pauvres gens. Une grand-mère Vietnamienne, en bas de l’escalier, s’accrocha à ma manche et implora en larmes: « S’il vous plaît, monsieur, c’est ma maison, je ne peux pas partir d’ici, je vais mourir si je pars d’ici... » Sa petite fi lle, les yeux rouges et ivres de rage, les joues ruisselant de larmes, le nez rouge de pleurs se jeta sur moi et me cracha au visage, en disant « vous êtes des pourris, c’est dégueulasse » avec une voix cassée, et se fi t maîtriser par deux autres gendarmes. Je m’essuyai le visage avec mon mouchoir, puis on monta, et on mit dehors les gens que l’on trouvait cachés sous des lits ou encore dans les greniers. On en trouva même un caché dans sa cheminée. Une chaussure dépassait de sa cachette. Sans état d’âme, on a mis tout le monde dehors. Et les immeubles se suivirent les uns après les autres, vidés entièrement les uns après les autres. Je ne réfl échissais pas, ne voyais rien, comme hypnotisé, mes mouvements se poursuivaient et je montais et descendais les escaliers vermoulus et malodorants. On porta même plusieurs vieux qui ne pouvaient plus se déplacer. « Et merde... Mais qu’est-ce que je suis en train de faire ? » Je m’arrêtai subitement. Il y avait un monde fou dans

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la ruelle aux pavés multiséculaires, une population bigarrée, des Africains, des Italiens, des Espagnols, des Arméniens, tout Marseille était concentré dans ce seul quartier, et on les chassait de chez eux. Les badauds venus de la rue Paradis, ou de la Cannebière venaient voir de loin qui on emmenait dans les bus. Les gens descendaient, étaient contrôlés, puis dirigés soit vers la gare, soit vers les quais du vieux port. Ceux qui partaient à la gare étaient embarqués dans les bus que nous avions empruntés le matin même. « Et merde... » Je me voyais enfi n là, au milieu des allemands et des autres policiers, pousser les portes et sortir les derniers occupants du quartier. Seul, dans un appartement, je découvris une femme et son enfant, apeurés, terrifi és. Enfi n leur regard me touchait, enfi n je me réveillai. Je leur dis : « Pas un bruit! » en chuchotant, et poussai une couverture contre eux pour mieux les cacher sous le lit. Mon coeur battait fort, j’avais peur de me faire découvrir.

- Merci monsieur, merci...- Chut... Ne sortez qu’à la nuit tombée. Adieu.Je me relevai pour repartir.- Parpayolle ?... Ho, vous m’entendez ?...Alors, que faites-vous ?- Il n’y a personne ici, monsieur ! Je descends ! Dis-je, un peu fébrilement. Je récupérais des cigarettes, il y en avait un paquet plein, vous comprenez, monsieur... - Ca va, ça va, allez on y va.

Je saisis le paquet de cigarettes sur le buffet, et en

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baissant les yeux pour le mettre dans ma poche, je vis une forme s’agiter à mes pieds. Je poussai un cri de terreur tout en sautant d’un pas en arrière, trébuchant sur une chaise. Je tombai sur le sol à carreaux multiséculaires. Un scolopendre, ces mille-pattes énormes pouvant atteindre trente centimètres de long étaient ma pire phobie. Dès que j’en voyais un, je hurlais de terreur, et je m’efforçais d’éliminer l’insecte. Il y en avait de temps en temps sous l’évier de chez moi.

- Ho, mais qu’est-ce qu’il se passe là-haut, qu’ès acquo ?En voyant l’insecte au dos cuirassé de couleur noire luisante et aux pattes orangées se faufi ler sous le meuble de l’entrée, je répondis :- Rien, tout va bien... Je... Je suis tombé, j’arrive !

Le collègue qui m’appelait, Roger Heinoux, bonhomme grassouillet et plutôt fainéant, ne faisait que rester dans les couloirs, ne faisait que le minimum, il fallait qu’on l’appelle pour qu’il aide à quelque chose. Il n’aimait pas prendre d’initiatives, et surtout aujourd’hui. Il descendit les escaliers dans un fracas de chaussures cloutées résonnant sur les carreaux en nid d’abeille rouges. Je mentais pour la première fois de ma vie de policier. Pour la première fois je risquais gros. Personne ne se rendit compte de rien, et j’espérais que la mère et sa fi lle ne se découvrissent pas avant un bon moment. J’avais sauvé deux personnes. Mais j’en avais fait arrêter une centaine. Et même sûrement plus. Je fi s la même chose pour les quatre autres personnes que je décidai de

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laisser cachés, un commerçant d’ Afrique du Nord et sa femme, et deux jeunes cireurs misérables et inoffensifs. Je risquais gros, mais quitte à faire ce sale boulot, autant prendre le risque de partir avec ceux que j’envoyais vers un avenir incertain. Je commençai à réfl échir à la portée de mon geste, les conséquences que cela allait avoir sur ma vie. J’étais devenu un vrai salaud, et pour toujours. Tout à coup, des coups de feu tirés par un allemand fi rent crier de terreur ou de surprise tous les gens qui occupaient la rue, en attente de montrer ses papiers aux offi ciers français et allemands. Un jeune aux cheveux noirs et frisés vêtu d’un pantalon trop grand et d’une marinière crasseuse avait tenté de s’échapper par une ruelle couverte. L’allemand lui a tiré cinq balles de sa mitraillette dans le dos. Puis des cris en français.- Voila ce qui arrive à ceux qui refusent d’obtempérer à la volonté de l’état français et de l’Allemagne ! Si vous tentez de fuir, ce seront trois puis à chaque fois deux fois plus d’otages qui seront fusillés sur-le-champ!

Mensonges. Il n’y eut plus aucun accident de ce genre. Le soldat qui avait tiré, poussé par ses nerfs, se fi t remonter les bretelles durement par son supérieur. Il avait l’air désemparé sous la tempête de jurons en Allemand hurlés à dix centimètres de son visage par cet offi cier grand et maigre, un chef de feldgendarmerie nerveux et sec comme du bois. Là-dessus, un étranger vint nous voir avec un contrat à la main. Il vint nous dire qu’il avait un bail signé et offi ciel, et qu’il avait droit à son logement, que nous ne pouvions le mettre dehors.

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- Je ne peux rien faire pour vous, monsieur, je suis désolé, mais... Un GMR assez impressionnant par sa masse vint me couper la parole.- Ferme ta gueule et retourne dans les rangs avec les autres blattes! Le pauvre homme s’exécuta, sans rien dire, et au dernier moment, monta sur une camionnette, et brandit son papier, en criant à la foule :- Moi et ma famille, nous et vous tous, nous avons droit au logement ! Nous avons droit de rester chez nous ! Nous pouvons dire non ! Nous pouvons dire... Il se fi t attraper par deux allemands et vivement tabasser devant tout le monde. La foule aux yeux éberlués, n’en revenait pas d’une telle violence, d’une telle haine contre elle. On les méprisait, on les avait toujours méprisés, les gens de ce quartier. Ils avaient commis le crime de n’avoir rien de mieux. Il est vrai que c’était le « coupe-gorge », le quartier Saint Jean. Je n’y allais jamais, personne, n’y allait jamais, de peur de ne jamais en ressortir, ou de se faire voler tout ce que l’on possédait alors. Des amis à moi, des amis d’enfance du quartier St Victor, allaient de temps en temps dans ces ruelles pour se taper quelques putes du monde entier. Des africaines noires comme le pétrole, des russes blanches comme le lait, des chinoises et des italiennes, des espagnoles et des algériennes. Ils aimaient l’exotisme, qui les changeait de leurs femmes respectives. Je ne les avais jamais accompagnés, marié, père de famille, droit comme un cap, je ne faisais jamais rien qui eût porté préjudice à mon ménage, mon couple, avec Jeanette, on

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était heureux, voilà tout. Les visages qui m’observaient depuis longtemps me rappelèrent à la réalité. Toujours planté là, dans ce quartier, à participer à l’une des plus grandes tragédies de la ville que je chérissais. Au bout de quelques heures de contrôles, d’expulsions, une porte ne s’ouvrait pas. On était cinq, il y avait Marcel Pic, aussi insensible que possible à ce qu’il se passait, deux autres que nous ne connaissions pas, et un gros moustachu engoncé dans son uniforme. Il m’ordonna d’ouvrir de force. Je ne pouvais rien faire, et je n’avais pas envie d’ouvrir. Sûrement quelqu’un se cachait derrière, et j’étais totalement incapable de forcer la serrure. Je faisais semblant de taper sur la porte pluri-centenaire avec la crosse d’un fusil Berthier. Le gros bonhomme s’impatienta, et nous ordonna de nous écarter, nous, bande d’ahuris incapables. Il saisit son pistolet et tira plusieurs coups de feu dans la serrure, presque à bout portant. Les coups de feu résonnèrent d’abord dans le parvis de la maisonnette puis se perdirent dans les rues sinueuses et escarpées tout autour. La porte fut ouverte violemment à coups de pieds par le gros sergent. Il portait un casque Adrian ancien modèle qui lui allait un peu petit. C’était drôle mais il faisait peur par la haine et le dégout que dégageait l’expression de son visage rond. Il nous fi t entrer avant lui. Lorsque je fus à l’intérieur, je découvris une salle miteuse, rongée par l’humidité, la chaux sur les murs se décrépissait dans des craquelures bleutées. De pauvres rideaux sans ton protégeaient l’intérieur et diffusaient une lumière presque glauque. Un lit en fer était placé devant la fenêtre et un évier en céramique

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blanche fermait le coin de la salle. Une voix faible et rongée, haletante, vint à mes oreilles.

- Mais qu’allez-vous faire ? Vous ne voyez pas que je suis malade ? Qu’est-ce que j’ai fait, messieurs ? Je ne comprends pas...

Sans rien dire, on regarda la misérable femme aux cheveux grisonnants qui nous adressait la parole. Elle était emmitoufl ée dans ses couvertures et commençait à en sortir, doucement, comme un spectre. Que sommes-nous en train de faire ? Cela, je ne voulais pas le savoir. - Le quartier est vidé de tous ses occupants, madame. Vous n’avez pas vu les affi ches ? Il y en a plein la rue!- Mais je suis alitée depuis une semaine, monsieur...- on va faire du nettoyage, madame. Le sergent aboyait comme un caniche hargneux de vieille dame de la rue Paradis.- Allez, levez- vous, habillez- vous, on fait un contrôle, et on vous change de logement. Et ne prenez que le strict minimum.- Mais... et mes meubles ? Et ma vaisselle ? Mes vêtements? Je n’ai pas grand-chose, mais comment je les emporte ?- Une valise ça suffi ra, madame. Allez ! On se dépêche.

Elle était trop faible pour rouspéter ou résister. On l’emmena en l’aidant à marcher. Elle répétait: « Mais pourquoi vous m’emmenez ? Qu’est-ce que j’ai fait ? » On ne pouvait rien dire. Je quittai le groupe en prétextant une

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envie pressante, mais je m’effondrai derrière le premier coin de rue abrité des regards. J’avais les yeux emplis de larmes en voyant cette femme d’une cinquantaine d’années que l’on jetait dehors. Elle aurait pu être ma mère. Je tentai de me contrôler, m’essuyai les yeux avec un mouchoir.

- Ah! Encore cette bestiole ! Mais c’est pas vrai!

Un scolopendre énorme se faufi lait entre les pierres de la voûte, et tomba sur ma main, appuyée contre le mur en pierre calcaire. D’un mouvement affolé, je le jetais par terre, et le vis s’enfoncer dans une fente entre les pavés et le mur. Par chance, il ne m’avait pas piqué. J’étais effrayé par l’insecte, mais je l’étais encore plus par moi-même, ainsi que par mes camarades. Comment on pouvait faire une chose pareille ? Arrêter de pauvres gens parce qu’ils sont pauvres, parce qu’ils habitent ici, qu’ils sont déclarés suspects ? Les familles Juives que l’on trouvait étaient signalées par une étoile jaune, cousue sur le veston, c’était nous qui leur avions fait respecter cet amendement des nouvelles lois de Vichy un an auparavant. Ils devaient être arrêtés, les nouveaux nés, également. Ils étaient coupables aussi. « Les ordres, c’est les ordres, réfl échir, c’est le désordre » comme disait Marcel Pic, mon collègue qui se contentait d’exécuter sans réfl échir ce qu’on lui commandait. Il avait peut- être raison, de ne pas penser, de faire l’anesthésié cérébral. J’avais fait pareil pendant deux ans, mais là, je ne pouvais plus faire abstraction de ce que je faisais et voyais. Mais

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Il fallait que je paie mon niveau de vie à peine plus aisé que mes voisins. Il est vrai que la solde des policiers était peu élevée, mais régulière et plus conséquente que le commun des habitants de Marseille. Je regrettais le temps ou on allait travailler au port autonome, en traversant le matin tôt le vieux port à bord du ferry boat ou du pont transbordeur. En plus c’était le front populaire, les premiers congés payés, l’insouciance totale, le bonheur. Il a fallu qu’on ait la guerre pour savoir qu’on était heureux, avant. La matinée durait. Plus ça passait, plus c’était long. Seul, je marchais pour rejoindre mes camarades, et un jeune étudiant de Rive Neuve qui prenait des photos en cachette sous son blouson me prit à parti. On avait à peu près le même âge.

- Ca y est, vous videz le quartier ?- Eh oui, on évacue tout le monde... lui dis-je, presque navré.- Qu’est-ce qu’ils ont fait pour que vous traitiez les vieux et les enfants comme ça ? Ce sont des communistes ?- Rien... le quartier est déclaré insalubre, il faut les reloger ailleurs. Je lui sortis toutes les informations et la propagande, naïvement, que l’on nous avait données pour justifi er cette opération de grande envergure dans les vieux quartiers et aussi le reste de la ville, pour dénicher et écarter la pègre, les prostituées, les voyous, le vice, les communistes et surtout... les Juifs, qui «condamnaient» Marseille à une image peu saine et violente. - Et vous le pensez vraiment, ça ? Vous y habitez, à Marseille, vous la connaissez, cette ville, bon dieu, et

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vous croyez que cela va être utile aux Marseillais ? Ca a toujours été comme ça ici, tout le monde le sait, c’est ça, Marseille!

Je ne savais plus quoi dire devant cet étudiant. Je le connaissais, il vivait dans la rue du Chantier et était à la faculté de médecine. Je le croisais souvent devant chez moi.

- Mais pourquoi vous vous obstinez à faire ça ? Regardez autour de vous, c’est le coeur de Marseille ! Vous les virez d’ici pour détruire les plus anciennes maisons du port ! J’ai vu le projet immobilier sur le Petit Provençal, C’est impardonnable, vous les chassez pour les mettre où en plus ? N’avez-vous donc pas de cœur ? Tout ça pour mettre des gros immeubles pour les nouveaux bourgeois du coin !

Incapable de répondre quoi que ce soit de raisonné, je lui répondis que je n’avais pas le choix, et qu’avoir un salaire régulier valait plus que l’âme de Marseille, et qu’il n’avait rien à faire ici. Je lui sommais de repartir de l’autre côté sous peine d’être emmené avec les autres.

- Sombre crétin...- Tu devrais vite t’en aller sinon tu pars en train pour l’ Allemagne mon pauvre ami...Il ne répondit rien, me prit en photo et partit sur sa bicyclette. Je le laissais partir, complètement fi gé, perdu. - qui c’était, Léon? me demanda Marcel Pic qui arrivait

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derrière-moi.- Un jeune étudiant à lunettes de mon quartier qui demandait ce qu’on faisait... Je lui ai dit de partir, un peu fermement je crois...- Encore un curieux, la vache! y’en a des badauds, hein, Léon! Regarde là-bas! Il mit les mains en porte-voix et leur cria : - Evacuez le quai, circulez, messieurs-dames, ceci n’est pas un spectacle, allez hop! Il fi nit sa phrase avec un mouvement circulaire de la main droite, comme pour les balayer d’un coup de bras.

En effet des centaines de curieux nous observaient de loin, sans mot dire. Il y avait des gens du quartier, qui ont échappé à nos services, et observaient, de loin, ce qu’il se passait, en attendant de pouvoir entrer dans le quartier et récupérer en vitesse quelques affaires. Le soleil était monté, il était presque midi, et les bus étaient pleins de gens de tous horizons, tous âges. On se rassembla devant l’hotel de ville, puis on partit à pied jusqu’au quai de belges. On monta dans un tram, réquisitionné, et on se dirigea vers la gare des marchandises de la Joliette. Un train attendait là. Il y avait les « criminels », des petits voyous, les étrangers aux pays peu connus, les Tziganes et les Juifs ou même de simples « suspects » qui montèrent, sous l’oeil de gendarmes allemands nerveux . On aurait dit des chiens, avec leur plaque attachée autour du cou par une grosse chaîne. On séparait les pères de leur famille, ou les jeunes de leur mère. On attendait chaque bus, en rang, et on en faisait sortir les gens puis entrer dans les

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wagons à bestiaux. Je ne sais pas où tous ces gens sont allés. Le train partait pour Aix Les-Milles mais après, ils ont dû partir en Allemagne. Un grand allemand avec un brassard noir autour du bras gauche prenait des centaines de clichés. Il nous observait du haut d’un escalier. Les bus entraient invariablement dans la gare et montaient sur les quais, on faisait descendre les gens et ils repartaient. Cela a duré toute l’après-midi. Je ne sais pas comment j’ai fait pour rester là, ne pas déserter. Je voulais partir. J’étais coincé. J’étais devenu acteur dans l’histoire de Marseille, alors que je ne voulais m’engager dans aucun des partis de l’époque. J’avais raté mon coup, j’étais apolitique mais j’étais devenu policier. Moi qui pensais naïvement ne faire que des rondes tranquilles et de la circulation... J’étais entraîné par mon destin à partir de ce jour d’hiver de l’année 1943. Les autres, ceux qui n’avaient rien fait ou méritaient un meilleur traitement étaient dirigés vers les banlieues de la ville en bus, au loin, jusqu’à Gémenos et la Bouilladisse, à des kilomètres du centre-ville. Ils étaient des centaines, ballots sous les bras, des malles plein les mains, certains même avec des matelas roulés entassés dans des brouettes en bois. Sans doute était-ce ce qu’ils possédaient de plus cher... Qu’allaient-ils devenir ? Ils trouveraient peut-être du travail dans les champs ou les plâtrières, mais ils étaient déjà trop nombreux. On les levait de la crasse des ruelles de Marseille pour les abandonner dans les derniers recoins de la région. De la misère à la misère, ça ne change rien pour eux, disaient certains autour de moi, fi ers de leur remarque. Le discours offi ciel était qu’ils allaient bénéfi cier d’une

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chance pour évoluer socialement, loin de la crasse et des voyous. Mais on les déportait purement et simplement, de force, et on leur volait ce qu’ils avaient de plus cher : leur quartier. Le dernier train partit dans un panache de fumée blanche, la vapeur envahissait mes narines alors que le long siffl et de la locomotive hurlait le départ du train, emportant dans son triste sillage les malheureux que nous avions amenés ici. Je n’ai jamais revu les visages qui me regardaient avec la haine du désespoir, ou l’expression apathique du destin qui vous frappe en plein visage. Mais la hantise de les revoir me poursuivra longtemps, très longtemps après. J’invitais mon collègue Marcel à m’accompagner au café de l’ Abbaye, juste à coté de chez moi, avant l’heure du couvre-feu. Jovial, il ne refusa pas. Moi, je faisais semblant de l’être aussi. J’avais envie d’oublier. On monta dans les bus à la gare, qui nous déposèrent à la caserne, de l’autre côté du vieux port. On passa devant chez moi, où des enfants jouaient au ballon dans l’insouciance la plus totale. Cet uniforme me répugnait maintenant. Il me collait à la peau. J’avais envie de vomir tout ce que j’avais vu pendant toute cette journée. Une fois assis dans le bar, on sortit des cigarettes, des bonnes, que Marcel avait volées ce matin même lors des expulsions. On commanda deux double pastis, et on but gravement, d’une traite. On en but plusieurs, jusqu’à ce que le patron de bar nous dise qu’il ne lui restait plus d’anis. On ne se démonta pas, et on lui demanda deux ou trois bouteilles de rouge. On regardait au-dehors les gens qui se pressaient à rentrer, c’était bientôt le couvre-feu. Je revis dans l’ombre du soir l’étudiant à lunettes avec

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son vélo. Il bavardait avec deux autres assez fortement. Je me fi s tout petit dans ma chaise. Il disparut derrière le mur d’en face. Avec Marcel, au bout d’un moment, on se mit à plaisanter, et dire tout un tas de choses inutiles mais drôles. On était un peu ivres, et on parlait fort avec les autres occupants du bar, du prix du poisson, du charbon et du pain ou de la dernière voiture de luxe des vedettes au cinéma. On se mit à philosopher sur le goût du vin, avec un vieux marin, et je commençais à rêver d’ailleurs.

- Ils font du vin excellent en Argentine et au Chili, nous dit le vieux marin. Aussi bon que chez nous ! De toute manière, quand la guerre sera fi nie, ou quand ce sera stabilisé, je pars vivre là-bas. Il y a dans le delta du fl euve de la Plata une centaine d’îles, c’est magnifi que ! Et il y a encore les indiens, là-bas. Et le tango...Ah! Elles le dansent magnifi quement bien, là-bas! Ah! je vous dis , les jeunes, on est morts ici. Y’a qu’en mer qu’on vit...Enfi n, on ne vit pas en mer, c’est pendant l’escale qu’on vit, qu’on brûle notre solde pour se sentir bien éveillé...

On l’écoutait avidement raconter ses expéditions en Guyane, le long des fl euves Maroni et Oyapoque, sa campagne du Tonkin, les eaux cristallines de la Nouvelle-Calédonie, les transportés, ou bagnards qu’il accompagnait au bout du monde, le sable noir des Marquises, les putes de Cholon à Saigon, l’opium, les pirates de Malaisie... On n’en revenait pas avec Marcel. C’était comme au cinéma, les anecdotes affl uaient tout le temps, ce vieux capitaine habillé comme un prince

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qui traînait dans les rades les plus crasseux de Marseille était une perle. Je me demandais, au milieu d’une effl uve avinée si tout ce qu’il nous racontait était bien vrai. C’est comme s’il n’avait jamais arrêté de vivre l’aventure. Il était déjà allé partout et avait tout fait, ou presque. Ses yeux bleus perçaient la peau noircie de son visage et le blanc immaculé de sa barbe coupée carrée, et il commençait à passionner plus d’un client dans le bar. Il gesticulait dans tous les sens, nous expliquant la chasse au dauphin blanc des fl euves sur une pirogue indigène, ou les vagues scélérates qui s’écrasaient sur son cargo à voiles. Il en profi tait, d’avoir toute cette audience. A court de vin, il s’arrêtait de temps en temps, et le patron de bar lui servait un grand verre. Alors il continuait. Cela a duré une bonne partie de la nuit. Je me voyais, âgé, faire comme lui. Raconter ma vie dans un bar, habillé impeccablement d’un uniforme de capitaine de la marine marchande. Mais c’était pure imagination. On sortit du café avec Marcel assez tard, et on n’avait rien dit à propos de notre journée. On avait oublié, anesthésiés par l’alcool qui remontait dans l’haleine jusqu’aux narines. Je titubais dans mon escalier, en oubliant de dire bonsoir à mon collègue, et je frappais à ma porte. Je me disais à ce moment là que je n’avais même pas demandé le nom du vieux marin. Jeanette m’ouvrit sans mot dire et me laissa m’endormir dans le siège en radassié près du poêle de la cuisine. Elle était quand même étonnée de me voir rentrer si tard et autant éméché.

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Des visages m’entouraient, sur une plage de sable noir. Je les reconnaissais un par un. La dame malade, les trois jeunes Napolitains, le marchand de savons d’Alep, les autres, du vieux quartier, le capitaine. Tous me crachaient dessus, me rouaient de coups. Deux mains décharnées et grises s’avançaient vers mon visage, et incapable de sortir le moindre son de ma bouche, je suffoquai de terreur devant ces mains qui s’approchaient lentement. Tout à coup un grand bruit sec : « Poc! ». Je suis tombé de mon fauteuil radassié la tête la première, dans l’agitation de mon cauchemar. C’est déjà le matin, et je n’ai même pas mangé la veille au soir, j’avais oublié.

- Tu es rentré complètement ivre, hier, à quatre heures du matin. Mais qu’est-ce qui t’es passé par la tête ? J’étais inquiète, moi, en plus, t’as réveillé ton fi ls!- J’ai eu une dure journée hier.- Et alors ? T’étais où ? Avec qui ? Comment elle s’appelle ?- Elle s’appelle Marcel Pic, on était au café de l’abbaye. Dis-je, un peu diffi cilement. J’avais mal à la tête.- Mon chéri, j’ai eu peur que tu me déshonores, pardonne-moi. Elle savait très bien que jamais je ne ferai une chose pareille, mais aimait que je la rassure quand même. Ca a été dur hier ? Oui, ça a dû l’être pour que tu oublies de manger et que tu restes à boire avec ton nouveau copain.- On a vidé le quartier Saint Jean.- Tout le monde?- Oui. Tout le monde...- Y’a vraiment plus personne? Et pourquoi vous avez fait ça? Ca sert à quoi?

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- J’en ai caché quatre ou cinq.- Mais... tu as pris de gros risques, imagine qu’ils le sachent ? Et s’ ils t’arrêtent ?- Personne ne m’arrêtera. Je suis policier quand même! Je dirai que j’ai mal cherché...

Elle me fi xait avec ses grands yeux verts remplis d’inquiétude.

- Et si tu démissionnais?- Si je démissionne, on perd tout. Tu devras recommencer à travailler à la voilerie, s’il y a du travail, et le petit, qui va s’en occuper ? Tes parents sont trop loin, dans leurs montagnes, et moi, je n’en ai pas. En plus, ils interdisent aux barques de sortir du port, ils tirent à vue, tu le sais ! Rappelle-toi les fi ls de Martine, ils ont été coulés par les Allemands le mois dernier. Et moi, pêcher des muges du port, non merci. Je préfère manger ma propre merde plutôt que celle des autres.- Alors tu dois faire quelque chose pour aider les gens. Tu es dans la police, tu peux aider les gens, non ? Tu pourrais faire de faux papiers, je sais pas...- Tais-toi, bon dieu! On pourrait nous entendre.

Suspicieux, je fermais les volets, pour rien. Le mal était déjà fait de toute façon. Voyant l’heure, je repartis sans déjeuner, juste le temps de me débarbouiller et me raser. La conversation s’arrêta là, et ma femme s’inquiétait pour moi. Je lui disais tout, tout ce qu’on faisait, la journée, et quelques fois je pleurais devant elle,

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fragile comme un enfant. Alors elle me serrait dans ses bras, en me demandant si elle pouvait me préparer quelque chose, mais le plus souvent, je ne voulais rien. Seul mon petit garçon m’enlevait les larmes aux yeux, quand je le regardais. Je l’observais longuement, en ne pensant à rien d’autre qu’à lui. Jeanette, pendant ce temps-là voyait mon état s’aggraver, de mois en mois, je devenais de moins en moins heureux, blagueur. Je n’avais pas le courage de faire comme certains, faire des faux papiers pour les Juifs, ou voler des tickets de rationnement. Entrer dans la résistance était trop risqué pour moi et ma petite famille. J’étais incapable de faire quelque chose de réellement moral, sauf quand j’ai caché ces quelques personnes au quartier Saint-Jean. J’avais trop peur de me faire arrêter par mes propres collègues de travail. J’étais aussi partagé entre ce que j’étais vraiment et la politique du gouvernement de Vichy. Cela m’arrangeait tant que je n’avais pas de choses trop ingrates à faire, mais là, j’étais dans la collaboration jusqu’au cou. Le métier de policier me rapportait assez pour payer le loyer et manger presque bien, avec de temps en temps de la viande du marché noir. On allait toutes les semaines au marché du quartier de La Plaine, où les paysans de St Marcel et La Valentine venaient à cheval pour vendre leurs fruits et légumes. Il y en avait un que l’on connaissait bien, Monsieur Tarasco, il venait avec ses enfants au marché. Ils se levaient à trois heures du matin pour arriver à six heures à La Plaine avec leur charrette tirée par un vieux cheval. Bon. On mangeait bien, on avait des tickets de rationnement plus souvent que les autres, on profi tait

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comme on pouvait de la vie sous l’occupation. Mais là, j’avais participé à quelque chose de grave, et ayant un jour prêté serment au Maréchal Pétain en entrant dans la police, je commençais à le regretter. Je me rappelle la cérémonie. C’était impressionnant, on était des centaines dans un théâtre de la ville, et après la lecture du serment par le chef, seul sur son estrade, on a tous crié « Oui, je le jure », le bras levé, mais pas comme les nazis.

On ne retourna pas à nos occupations habituelles, la circulation, les rondes, tout ça... On continua les rafl es dans d’autres quartiers, à moindre échelle que la veille. Il y avait toujours les G.M.R., ces anciens gendarmes qu’il a fallu recaser quelque part, et les miliciens, qui se croyaient tout permis, et nous donnaient des ordres complètement irrationnels. Ils n’avaient aucune expérience militaire ou policière, et voulaient faire du zèle avec l’occupant. Ils étaient d’une telle violence ! De vrais animaux. Ils étaient fanatiques. Moi, j’étais là pour gagner mon pain, mais eux, ils répandaient la terreur, c’était leur raison de vivre. On ne pouvait pas être comme ça, nous, on était trop proche de la population, on connaissait tout le monde dans le centre-ville. Mais on arrêtait quand même les familles que l’on voyait tous les jours à l’épicerie, ou au marché, ou dans la rue, tout simplement. L’ambigüité pour moi, cette année-là, c’était d’arrêter n’importe-qui, au bon vouloir de la folie du gouvernement ou de l’occupant, alors que je connaissais la plupart du temps -de près ou de loin- ce ou ces « n’importe-qui ». Mais on montait quand même aux escaliers tordus des immeubles et on

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fracassait les portes pour déloger les fauteurs de troubles communistes et les familles coupables Juives du quartier de l’Opéra. Généralement, on avait une liste de noms et d’adresses avec un motif. Communistes, asociaux, Juifs, même des handicapés mentaux étaient conduits dans des camions qui attendaient en bas, dans la rue. On y allait, et quand certains valeureux avaient des informations à l’avance, ils faisaient prévenir les futures victimes par des connaissances de confi ance. Ce qui expliquait pourquoi nous trouvions des appartements vides, de temps à autre. Un jour, un de nos collègues fut arrêté, à son domicile, par nous-mêmes. Il avait fait prévenir une quinzaine de familles, et il avait été dénoncé par quelqu’un. Personne ne savait qui. On ne le revit jamais. Cinq jours après la rafl e du quartier St Jean, au vieux port, les gens que l’on avait déplacés jusqu’à Aubagne et d’autres petites villes revinrent par camions entiers récupérer leurs biens. Meubles, vêtements, objets... Des centaines de jeunes garçons des camps de la jeunesse, une sorte de scoutisme patriotique, étaient venus prêter main-forte à ces pauvres gens qui avaient presque tout perdu. Des hordes de petits cons, selon mon collègue Pic. Quand les déplacés revinrent dans leurs foyers pour récupérer leurs affaires, la surprise fut grande. Le quartier avait été pillé, par les habitants des quartiers voisins de Belsunce jusqu’au Panier, même jusqu’à la plaine, les pillards s’étaient organisés de nuit pour voler tout ce qu’ils pouvaient dans le quartier entièrement vidé et non surveillé par la police. On était occupé aux arrestations dans toute la ville. Fous de rage, dépités, ils prenaient ce qui leur restait et les

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entassaient dans des camions surmontés d’une grappe de jeunes adolescents en foulards multicolores bérets et culottes courtes. Une équipe cinématographique vint pour les fi lmer, eux, les jeunes, aider à vider les appartements et les maisons. Nous on observait, de loin. Les derniers camions partirent dans la soirée, et on boucla le quartier, aidés d’ Allemands, pour vérifi er si personne n’y était resté. Le lendemain, seulement le lendemain, on allait voir se mettre à exécution le projet, le grand projet de dynamitage.

Un fracas impressionnant, un nuage de fumée qui s’élève dans le ciel, et, régulièrement, une détonation, dans le lointain du brouillard de poussière. Le soleil frappait cette fumée de plein fouet, comme pour mieux la montrer aux Marseillais. Des centaines de curieux s’amassaient sur le quai des Belges, et sur Rive-Neuve. Le pont transbordeur devait sûrement être un point de vue de choix, puisque des personnalités de la mairie ainsi que des reporters Allemands et Français étaient montés au sommet des structures métalliques, à plus de soixante mètres de haut. Le quartier le plus ancien de la ville tombait par parcelles. Les artifi ciers Allemands avaient placé des charges d’explosifs dans chaque coin de rue, chaque cage d’escalier, chaque cuisine et chaque fenêtre, chaque mur, chaque cheminée. On pouvait voir s’effondrer les maisons une par une, tout le long de la journée, alors que cet énorme nuage de poussière envahissait les rues et quartiers voisins. Tout était couvert d’une épaisse pellicule, et une forte odeur, assez

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indéfi nissable, venait se coller à nos narines. Nous, on devait empêcher toute entrée dans la zone du quartier. On ne laissait pas les gens prendre des photos, mais on savait très bien qu’ils le feraient une fois un peu plus éloignés. La plupart du temps, les passants étaient abasourdis de voir ces maisons s’effondrer, mais parfois, un groupe ou deux applaudissaient, comme pour les feux d’artifi ce du quatorze juillet. C’étaient souvent des jeunes. Mais beaucoup de vieillards pleuraient, en voyant une partie de leur passé s’en aller en fumée, dans un fracas de décombres entassés, de pierres éclatées et de poutres emmêlées, dessinant un paysage désertique totalement désolé. Les vieux qui regardaient tristement les gravats avaient connu le port ainsi, toute leur vie, même si ce n’était pas leur quartier, les façades au moins faisaient partie prenante du paysage de la ville. Et maintenant, cela ne serait jamais plus comme avant. Un trou béant dans la ville, seule la mairie tenait debout, trônant sur ce paysage de destruction chaotique. On pouvait voir jusqu’à l’Hôtel-Dieu entre deux nuages de poussière, chose diffi cile auparavant.

- Et voilà, c’est fi ni pour le quartier St Jean...huuuhuaaa ! Marcel toussait à cause de la poussière. - Tu veux une cigarette ? J’en allumai une machinalement, comme pour me protéger de la fumée par la fumée.- Non...HaaaaaHuaaa !... Merci !- Cette poussière... On dirait qu’elle ne partira jamais ! - J’en ai plein les manches, regarde! dit-il en tapant sur ses bras, dont un nuage blanc de plâtre s’échappa.

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- Je me demande ce qu’ils vont construire, à la place... J’espère que ce sera joli au moins !- Tu parles... ça va être des grands immeubles modernes, des blocs de pierre gigantesques ! Mais bon, on s’en fout, c’est pas notre quartier, pas vrai ?- T’as raison, mais moi j’ai du mal avec ce qu’on a fait l’autre jour. Arrêter des communistes, ou des vrais brigands, je veux bien, mais des centaines d’innocents miséreux, là, je peux pas dire que je m’en fous...- N’y pense pas... On va vers une nouvelle ère, il faut faire avec ce que veut l’occupant, le nouvel état, tout ça... C’est eux les vainqueurs, et nous, policiers qui avons choisi de l’être, on obéit. On est là pour ça, dit-il, en souriant. Il se fout de tout, lui.- Je me dégoute profondément. Je n’arrive même pas à en parler à ma femme, je sais pas quoi faire... C’est ça la France, pour toi ? J’avais une expression aigre au visage, comme mille regrets acides qui me remonteraient à la bouche. - C’est ça, la France de Pétain ! T’as signé, j’ai signé, on a prêté serment au maréchal, donc on fait ce qu’on nous demande, on se fait pas chier avec des considérations.

Nous étions là, perdus dans les nuages de poussière qui se jetaient sur nous, tournaient, partaient dans une autre direction. On voyait de temps à autre des silhouettes noires apparaissant et disparaissant tout à coup derrière un voile de fumée grise et blanche, faisant contraste avec la clarté bleue du ciel froid de janvier. Je me sentais perdu, tout petit, sur le quai près de l’hôtel

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de ville. Le froid me faisait souffrir les pieds, les mains. J’avais envie de rentrer, tout cela n’en fi nissait plus. Il fallait encore attendre la fi n des destructions, en spectateur impuissant. La poussière, le plâtre, le ciment en poudre et volatile dans les rues de Marseille sont restés collés aux vêtements, aux trottoirs, aux narines, pendant de longs moments, avant de disparaître dans les égoûts, emportés par une pluie fi ne, amenée par de très hauts nuages gris, pâles, tellement pâles que le ciel en était laiteux, comme dans une estampe chinoise. De fi nes lames de brume entouraient les collines qui bordent la ville. Du côté de rive-neuve, en haut de la rue Sainte, on pouvait voir les ruines, ou les décombres, les amoncellements chaotiques de ce qui restait des vieux quartiers. De grandes collines de pierres, de fer et de bois avaient pris la place des maisons, avaient pris possession des rues, du paysage de la ville.

La nuit. Dans une cave miteuse de café du port, aux volets roulants fermés. Le patron du bar observe de temps en temps la rue par une petite fenêtre, au cas où il y aurait une descente de police ou d’ allemands. La cave est bondée, enfumée.

- Tout est prêt ?- Tout est prêt, Léon. On peut partir ce soir même. D’ailleurs le vent est avec nous et la lune est cachée par des nuages, on ne nous verra pas, ce sera parfait. - Il faut que je prévienne ma femme, elle va s’inquiéter.- Surtout pas! Si on l’interroge, elle dira où nous sommes.

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- On s’en fi che, on sera déjà loin !- Pense-tu... Je ne veux courir aucun risque! - Et ton père, il est au courant ? Tu lui en as parlé ?- Non plus... Il ne sait rien. - Je vais prendre en douce mes affaires. Je serai au rendez-vous dans deux heures. Allez, à tout de suite !

Je tapais amicalement sur l’épaule de mon ami de longue date, Yves, qui a tout organisé pour note départ. Il a trouvé deux autres compagnons, que je ne connaissait pas. Je partis dans la nuit, en marchant vite. Je tournais rapidement dans une rue qui monte vers chez moi, à côté de l’abbaye St Victor. Il était presque minuit. Laissant mes chaussures en bas de l’escalier, je montais à pas de loup pour ne réveiller personne, et surtout ne pas attirer l’attention. Une fois en haut, à l’appartement, je pris mon sac rempli d’affaires chaudes, de mon ancien bachi de marin, le peu d’argent que je possédais à la banque enroulé en un maigre tube, et je laissais sur la table une lettre pour ma Jeanette.

Mon cher amour, Je suis parti. Je ne suis pas parti pour te quitter, mais j’avais, comme tu le sais déjà, besoin de me refaire ailleurs. Il est vrai que nous ne nous verrons pas pendant un certain temps, mais sois patiente. Je reviendrai dès que tout cela se sera calmé. Je t’aime, je t’aimerai toujours. Je t’écrirai dès que cela sera possible. Embrasse le petit pour moi.A bientôt j’espère, ton Léon.

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Il fallait partir dans l’immédiat, sinon c’était jamais. J’allais ouvrir la porte de la chambre du petit Maurice, mais je me ravisais. Il ne fallait pas le réveiller, il aurait peut-être crié et j’aurais été découvert. Je fermais doucement la porte d’entrée, et redescendis l’escalier. « Je reviendrai un jour, dans longtemps, mais j’en suis sûr, je reviendrai... » Je me mis à sangloter comme un enfant. Je me rendis compte en m’essuyant les yeux avec ma manche que j’étais toujours habillé en uniforme de police. Ah! Cette veste de merde, elle me colle jusqu’au bout ! Mais je n’avais pas le temps de me changer. En continuant à descendre vers l’anse de Malmousque, je me rendis compte aussi que je fuyais. J’abandonnais ma femme. Je m’arrêtais. J’hésitais un moment, prêt à rentrer me coucher auprès de celle que j’aimais. Mais non. Il fallait partir. Je ne pouvais pas rester là. J’aurais fi ni par vouloir me tuer, mais je n’étais même pas digne de mourir. L’exil était préférable, il était plus facile.

- Ah, le voilà.- Tu es sûr que c’est lui?- Oui.- Mais c’est un policier! Tu nous as trahi !- Mais non, c’est Léon, il n’a pas eu le temps de se changer, voilà tout ! Regardez, en plus il est seul. - Tu ne nous l’avait pas dit...- peu importe, je le connais bien, et c’est lui qui a eu l’idée de partir, rappelez vous.

J’avais peur. Mon coeur battait fort, très fort.

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Je descendais les escaliers, j’allais tout droit vers mon avenir, vers mon destin. Je m’imaginais découvrir mille pays, devenir un vrai aventurier qui découvre des cités perdues, ou même être juste un vagabond sans attaches, libre de tous ses mouvements dans un pays qui n’est pas le mien. Je traversais le petit quai, comme un chat, avec mon gros sac sur le dos, et sautais à bord du bateau.

- Ah , enfi n... Je suis à bord.- Enchanté, moi c’est Joseph, et lui c’est Martin, mon collègue. On était artilleurs dans le fort Napoléon au bout des Goudes.

Ce Joseph me tendait la main, et avait l’air sympathique. Je lui serrais la main bien fort, comme pour appuyer ce moment exceptionnel de notre existence. Je serrais également la main de Martin, et je dis :

- Alors on est partis, tout droit sur l’inconnu!

On sortit les rames, et on quitta le bord. Le village de Malmousque était un endroit parfait pour quitter la ville sans se faire repérer. La lune était bien cachée par un voile épais de nuages bas. Le vent d’Est se fi t sentir à une bonne centaine de mètres des rochers, et on hissa la voile latine et le génois, tranquillement. - Heureusement qu’on a pu le prendre, le lamparo à ton père! Dis-je, à Yves.- Il n’en sait rien, mais pour ce qu’il l’utilisait, ça ne va pas le tuer !

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C’était un lamparo tout peint en blanc qui appartenait au père d’Yves, qu’ils utilisaient pour aller pêcher les calamars dans les îles en famille. Pas pour en vivre, mais pour le plaisir. Ils sortaient souvent le soir venu, en été et faisaient un festin bien arrosé de vin à bord, aux lumières des fameuses grosses lampes à acétylène, suspendues au-dessus de l’eau pour attirer les calamars. Il faisait bien douze mètres de long, il était grand ! Mais la coque était usée, il manquait d’entretien. « Quelques fuites, tout au plus... » nous avait précisé Yves avant le départ. On quitta la baie de Marseille en contournant les îles du Frioul par le Sud, le large. On n’y voyait presque rien, mais on distinguait quand même les collines de Ratonneau et Pommègues. Il fallait être très prudents à cet endroit-là, car des canons allemands y étaient dirigés vers le large, vers nous. On passa sans encombre. J’en profi tais pour jeter mon uniforme à la mer, cet accoutrement qui me paraissait maintenant d’une saleté repoussante, il représentait tout ce que je voulais oublier. La honte, le malheur. Je vis la vareuse et le képi fl otter, de plus en plus loin, laissés là pour ne plus jamais les revoir. La nuit les a emportés. Personne ne parlait, comme pour ne pas se faire entendre, même par les poissons. Le vent était assez irrégulier, nous offrant de belles rafales de temps à autre.

- Vous entendez ? Mais c’est quoi, ça ?- C’est le vent, non ? Dis-je, au hasard.

En effet, une bourrasque plus forte que les autres

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était sur le point de s’abattre sur nous. On pouvait entendre le bruit des vagues et du vent arriver sur le lamparo. - Lâche le génois, Léon, et vous deux, amenez la grand voile !

Je lâchais la corde du génois, et la voile triangulaire qui se libéra dans l’air en claquant fi t un bruit assourdissant. Le bateau commençait à pencher dangereusement, car les deux nouveaux compagnons trouvés par Yves ne savaient pas comment détacher la voile latine. Le vent s’y engouffrait de toutes ses forces. La houle monta, environ un mètre de hauteur. Yves vira de bord et se mit face au vent.

- Prends la barre, je vais détacher la voile ! Me cria-t-il.

Je me mis à la barre, et conservais le cap face au vent tant que je le pouvais, alors qu’il se jeta sur le mât et fi t descendre la grand voile tout seul. Martin et Joseph étaient transis de peur, trempés par les embruns et les vagues qui dépassaient la coque. On remit la voile latine, mais à deux ris seulement, on ne conserva que le minimum de voile possible, pour ne plus se faire surprendre par les rafales. Mais ce n’étaient plus des rafales, mais un fort vent d’ Est, régulier. La houle doubla de hauteur, deux mètres environ. On glissait sur les vagues de plus en plus volumineuses. Lorsque l’on en dépassait une, un mur d’eau nous succédait. C’était impressionnant, mais on voguait assez bien.

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- Quel coup de tabac! On s’en est pris une belle ! cria Martin. - Ah! Oui, on a eu une belle frayeur, mais là, on devrait s’en sortir. Prenez les cirés jaunes, ils sont dans la cale, à droite. - Tant que le vent nous pousse, on ira loin.

Un bruit de vent dans les buissons vint de derrière. J’eus à peine le temps de m’accrocher à une corde. Une vague énorme nous dépassait, car on avait perdu de la vitesse avec notre peu de voile. Elle submergea tout le navire. On ne coula pas, mais c’en était pas loin. La cale était remplie d’eau, les bagages fl ottaient de partout avec les vivres.

-On est loin de Carry-Le-Rouet ? Demandai-je à Yves. - On va le dépasser dans une demi-heure, à mon avis. Pourquoi ?

Il me demandait pourquoi, mais il avait eu la même idée que moi, en fait. On voulait se réfugier à Carry, le temps que la tempête passe. On était trempés, transis de froid, le bateau était rempli d’eau.

- On pourrait s’y abriter un peu, non ?- Non, on continue! Si on s’arrête, ils vont nous retrouver et c’est idiot de s’arrêter là !

Les deux autres le suppliaient de s’arrêter au premier port venu, pour se protéger. D’autres vagues

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nous submergeaient régulièrement. On était sévèrement ballotés par la houle énorme, qui régnait dans toute la baie de Marseille.

- Bon, on y va. Mais on ne reste pas longtemps, sinon on va se faire choper !

On glissa sur les grosses vagues en direction du petit port de pêche de Carry-le-Rouet. Il était cinq heures du matin, on avait bataillé pendant trois heures durant. C’était court, mais acharné. Mais en arrivant, on y voyait toujours rien. Rien n’était éclairé, à cause du couvre-feu. Le bateau a failli s’écraser sur les rochers de l’entrée du port de Carry. Mais on a réussi à y rentrer quand même. Et voilà. C’est là que s’arrête notre première aventure, notre évasion de Marseille occupée. La mer Méditerranée nous a jetés comme de vulgaires clochards des mers, des moins que rien, dont le destin n’est pas celui rêvé, mais bien celui là. L’échec, l’échec total de notre évasion de la France occupée nous rendait fous de rage. Yves pestait dans son coin, les deux autres n’en revenaient pas d’être vivants, et moi, moi j’étais désespéré de ne pas être mort dans le naufrage. Cela aurait été plus héroïque que de rentrer jusqu’à la gare St Charles par le petit train de la côte Bleue, en loques, trempés, et sans argent. Nous étions misérables, ridicules. Je me souviens la veille avoir traversé les rues de Marseille, la poitrine gonfl ée, le coeur plein d’ardeur, l’esprit occupé par mille rêves d’aventures. Et me voilà, de retour au point de départ. Quelle humiliation... Non pas une humiliation des autres,

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des gens à qui j’aurai pu dire que je partais pour de bon, mais là, personne. Pas même ma femme, qui ne savait rien de tout cela. Je ne lui avais rien dit à propos de mon départ. C’était une humiliation personnelle, intérieure. J’avais raté mon coup. Mes amis pensaient pareil. Et il fallait tout recommencer, ou attendre que la tempête se calme, et repartir aussi vite. Par une chance inespérée, incroyable, à l’orée du jour, nous pûmes appareiller pour de bon, et laisser derrière nous la côte Française. Un faible mistral nous poussa vers le Sud Ouest, vers le large. Le petit port n’était pas soumis à restriction comme à Marseille, et on sortit de l’anse sans problème, sous les yeux bouffi s des sentinelles Allemandes qui ne se doutaient de rien. L’eau coulait le long de la coque, et son bruit accompagnait celui du vent dans les voiles. En silence, nous regardions le soleil se lever à l’Est, et notre barque disparut à l’horizon, vers l’autre côté de la mer. Yves et moi allions y être séparés, lui ne voulait pas s’engager dans l’armée. Il a bien eu raison, je crois. Moi, je suis parti dans un régiment de fusillers marins, dès notre arrivée à Alger, croyant que j’allais pouvoir me racheter par ce retournement de veste. Et on se quittât cordialement, juste avant mon embarquement pour aller faire la guerre en Italie, contre les allemands. On s’est dit: « A la prochaine, on se reverra à Marseille ! »

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Italie.

J’ai couru, puis marché, à travers les montagnes, et je suis arrivé jusqu’à la mer, à Gaeta, dans une crique ou une petite ville était accrochée aux murailles d’un château antique qui la dominait. J’avais volé des vêtements dans une maison abandonnée, et je me faisais passer pour un local en baragouinant quelques mots de provençal, devant les soldats Américains qui contrôlaient les routes. Je gardais cependant précieusement mon bâchis, mon bonnet à pompon de marin qui ne me quittait jamais depuis des années, caché au fond d’une vieille sacoche en toile écrue. J’avais l’air d’un misérable des routes comme il y en avait beaucoup à cette époque. Je me suis caché dans cet endroit magnifi que, ce petit port de pêche, pendant sept mois. J’ai eu le temps d’y apprendre en quelques mois l’Italien, et je sortais chaque matin en mer pour remonter les fi lets. Je m’y sentais bien, et chaque soir, devant le coucher de soleil que je voyais du haut de la maisonnette enduite d’ocre jaune et rouge, je pleurais car j’étais en vie. J’aurai dû mourir et j’étais encore là, abusant de la vie, profi tant du soleil, de la douceur de

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vivre en cet endroit. J’avais perdu tous mes camarades dans un bombardement dans le massif des Abbruzzes. J’avais fui les combats pour me retrouver ici, dans un village paumé près de Naples. Etant considéré comme disparu, j’étais en situation irrégulière et Il fallait que je trouve une solution pour rentrer chez moi. Mais les gens du village appréciaient ma présence, je faisais tout pour que l’on m’accepte et garde le secret sur mon identité vis à vis des autorités locales, je réparais les barques, je pêchais avec les anciens, je faisais la taille des vignes, et j’aidais quiconque en avait besoin. Les hommes du village étaient soit prisonniers des alliés, soit morts en Afrique, en Sicile ou dans les Balkans. Six ou sept d’entre eux étaient encore sur le front de l’Est à se battre avec les Allemands dans des plaines gelées aux horizons désespérément plats et blancs. Mais ils ne pouvaient donner que très peu de nouvelles à leurs familles. Les femmes toutes vêtues de noir accomplissaient un travail journalier de forçat, elles ne s’arrêtaient jamais, entre les enfants à garder, l’eau à récupérer dans de lourdes cruches en terre cuite à la fontaine, la cuisine à préparer, les potagers à entretenir, les vignes à labourer... Mais je ne pouvais pas les regarder dans les yeux. Ce que j’avais fait l’hiver précédent me poursuivait et elles me faisaient penser à cette pauvre femme dont je n’ai même pas connu le nom. Je suis resté un mystère pour eux tous. Il savaient seulement que j’étais « marine francese » et que j’avais fui la guerre. Je suis arrivé sans armes, et sans uniforme. Seulement mon bâchis de marin surmonté d’un pompon rouge au fond de ma sacoche. Le fi ls d’une vieille

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« mama » qui était postier au village et avait été enrôlé dans les Bersaglieri, des unités à vélo, avec un chapeau surmonté de grandes plumes noires, avait disparu en 1941 lors de la campagne des Balkans. Elle me donna des habits presque neufs, une marinière qui me rappelait les petits cireurs de chaussures du vieux quartier du vieux port, un pantalon en velours, côtelé, des pulls en laine bleue, une veste marron en laine... C’est elle qui me donna le droit de dormir dans la maisonnette du haut, qui dominait la crique, et n’était accessible que par de tortueux escaliers. Quand le soir venait, j’allais jouer quelques morceaux de mandoline, sur la terrasse. Les gens qui habitaient à côté venaient s’asseoir sur la terrasse, ou écoutaient à leur fenêtre. Je ne jouais pas très bien, mais j’apprenais vite. Cet instrument se trouvait dans la maison, et j’avais demandé l’autorisation de la vieille dame pour pouvoir en jouer. Elle me dit qu’elle en serait très heureuse, alors avec un vieil agriculteur, Giminiano, on jouait de temps en temps des tarantelles, ou des morceaux plus classiques qu’il m’apprenait au fur et à mesure. Il était très content de pouvoir jouer avec moi, cela faisait longtemps qu’il ne jouait plus que tout seul. Quand je ne faisais rien, j’allais fl âner sur les rochers, regardant à l’horizon si un bateau ne passait pas par là. J’avais bien en tête de retrouver ma femme et mon fi ls, quand la guerre serait terminée. Mais quand je descendais les escaliers pour y aller, je passais toujours devant une maison aux fenêtres donnant sur les marches. Une jeune fi lle y restait souvent, passant la tête pour regarder la rue. Elle était brune, avait la peau mate, et avait ce charme méridional des fi lles qui naissent au

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soleil. Je ne sais pas si elle me regardait vraiment, mais en tout cas elle était là, m’offrant le spectacle de son visage dans le cadre de sa fenêtre. Elle ne sortait que rarement et était toujours vêtue de noir. Elle était sûrement en deuil, mais depuis combien de temps ? J’aurais aimé m’arrêter pour lui parler un peu, pour qu’on se connaisse, mais je n’ai jamais osé. Alors je me contentais de passer, et elle se contentait de me sourire, discrètement. J’évitais presque son regard, comme j’étais gêné. Mais je n’arrivais jamais à m’en défaire. J’ai seulement su son prénom, un jour.

- Tu regardes souvent la fi lle des Francescoli, Léon! Me dit un jour le vieil Emiliano pendant qu’on descendait les escaliers, pour aller réparer des fi lets. - Moi? Oh... Vous savez, je...- Ah! La jeunesse! Je vous vois vous observer tous les jours, quand tu descends au port ! Lucia insiste pour faire la vaisselle, alors qu’avant elle ne faisait rien ! Et comme par hasard, l’évier est placé sous la fenêtre qui donne sur la rue. On ne me la fait pas, à moi. Je sais ce que tu as dans la tête, jeune !- Rassurez-vous, Emiliano, j’ai un enfant, et une femme que j’aime à Marseille. Je n’oserai jamais la déshonorer ! Je suis un homme de parole, moi, et je la tiendrai jusqu’à la fi n de ma vie, s’il le faut !

Je m’emportais devant la suspicion de ce vieillard qui croyait tout connaître. Mais je savais enfi n le prénom de cette fi lle. Je n’arrêtais pas d’y penser, mais je me fi s le serment de ne jamais lui adresser la parole. Il fallait

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tenir. Encore un peu, et j’allais retrouver ma femme, mon unique femme, mon amour. Ses joues tendres me manquaient, ses grands yeux verts, ses lèvres qu’on aurait envie de croquer... Je combattais l’image de Lucia par les souvenirs que j’avais du visage de ma compagne qui m’attendait loin d’ici.

Un matin, au milieu de l’été, lorsque je remontais les escaliers crochus qui menaient à la maisonnette que j’occupais, j’entendis la corne d’avertissement d’un bateau, puis de plusieurs. Des destroyers, des transports de troupes, des barges, des remorqueurs, des vedettes, des bateaux de guerre de toutes nationalités et de toutes les tailles passaient à l’horizon en un convoi gigantesque. J’entendis ensuite la corne d’avertissement d’un petit navire, puisqu’elle était assez aigue. Je me penchai à la balustrade en fer forgé d’une terrasse et vis un petit remorqueur entrer dans le port, tout en bas. Un drapeau Français trônait à l’arrière du bateau. Je courus en descendant les escaliers tordus, risquant de me rompre les os. Tout essouffl é, je pus lire le nom du remorqueur : Le Taureau. Ce nom cachait un nom Américain, USST 485, dont les chiffres et les lettres étaient mal repeints. Je saluai les marins qui sortaient du bateau gris. Le quai en pierre calcaire faisait crisser la coque dans son mouvement perpétuel, et une odeur de gasoil mal brûlé envahit l’athmosphère. Les marins étaient habillés de manière hétéroclite, certains avaient des tenues complètement dépareillées, un pantalon Anglais à grosse poche sur la

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cuisse gauche, blouson Américain beige, d’autres étaient toujours en uniforme de la marine Française, en fort mauvais état, et le capitaine apparaissait à la timonerie en marcel blanc et casquette d’offi cier vissée sur le front. Ils avaient mélangé leurs uniformes, je pense, à cause de la pénurie de stocks d’uniformes Français, et qu’ils ne voulaient pas perdre tout à fait leurs tenues. Comme moi-même et mes anciens camarades à Alger, lorsqu’on nous a donné des tenues Américaines et que nous avons conservé nos casquettes, bâchis, musettes, bidons, casques et insignes, tout ce qui pouvait être gardé, ou qui était encore en état. La surprise de l’équipage ne fut pas moindre lorsque je m’adressais à eux en Français, seul l’accent méridional modifi ant l’intonation et certains mots.

- Ho, tu es de Marseille ou à côté, toi ! Me dit un matelot basané. Je m’appelle Toni, je viens de Martigue, dit-il, me tendant la main, avec un accent plus fort que le mien encore. Je me suis mis à rire en l’entendant. - Que ça me fait plaisir de vous voir, je ne vous connais pas mais ça me fait plaisir ! Allez, venez, je vais vous faire la visite du village.- On a peu de temps, on s’est arrêté ici pour prendre de quoi manger, nos réserves sont à sec. On a pas eu de ravitaillement... - Peu importe, il y a tout ce qu’il faut ici, des poissons séchés, des saucissons, du blé, même des conserves de l’armée Allemande! Je les invitais tous à venir boire du vin que

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l’on faisait en amont de la baie, un vin rouge ferme comme une poutrelle de voie ferrée, de la piquette, quoi. On alla s’asseoir sur de vieilles chaises en bois à la peinture écaillée par l’humidité de la mer. Je leur fi s servir trois bouteilles bien fraîches dans un Italien quasi irréprochable. Et dire que je n’y comprenais absolument rien il y a quelques mois... Il était encore tôt dans la journée, mais il faisait déjà si chaud que personne ne refusa mon invitation. Le capitaine ne sortit cependant pas du remorqueur nommé Taureau. J’avais reconnu qu’il venait de l’armée Américaine, ce navire, j’en avais déjà vu dans le port d’ Alger, que je vis assez peu, fi nalement. C’était lors de mon embarquement pour la Corse. Nous buvions en bavardant de nos différentes expériences de la guerre, et j’appris que le bateau faisait route vers Marseille. Je leur proposai de m’embarquer, et je leur dit que je ferai tout pour rentrer chez moi quoi qu’il en soit. Je ne leur dis en revanche aucun mot à propos de mon passé là-bas, à Marseille, mais ils me demandèrent tout de même ce que je faisais ici. Je leur répondis que mon régiment était passé par là, et que blessé, on me laissa pour mort. Des villageois me soignèrent et je restais ici le temps de ma convalescence, offi cieusement délesté de mes devoirs de soldat. Ils acceptèrent de m’emmener. Je devais remplacer le maitre coq qui avait été débarqué à Naples, suite à une subite crise de folie. Il avait menacé le capitaine avec son hachoir, s’était tranché deux doigts, hurlait à quiconque s’approchait de sa cuisine, et dieu sait si les coursives du Taureau sont petites... Ils ont dû le faire prendre en charge par un hôpital militaire Anglais.

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Ils avaient tous fait la guerre sur des grands navires, comme le Montcalm, ou avaient fait la guerre du désert contre les Italiens. Le capitaine, d’après ce que me dirent mes nouveaux compagnons de route, avait été dans les derniers à quitter la rade de Toulon lors du sabordage de la fl otte en 1942. On me précisa également que notre « boulot » était de suivre l’avancée des troupes Alliées vers le Nord, et qu’en vue d’un débarquement dans le Sud de la France, chez moi, il fallait que tous les engins portuaires et d’entretien Français de Méditerranée se rejoignent au large de la région de Rome pour ensuite foncer sur le premier port français libéré, et travailler à sa réparation pour faciliter le débarquement de troupes et matériels (les bombardements avaient déjà tout détruit). Je suis donc allé dire adieu à mes hôtes, si généreux, qui m’avaient tant appris. Je les remerciais mille fois avant de partir avec seulement quelques photographies en souvenir. Je leur avais déjà donné il y avait quelques jours de petites sculptures en bois doré à la peinture jaune représentant notre « Bonne Mère », comme celle que nous avons à Marseille. La vieille femme qui m’avait donné les habits de son fi ls mort en Albanie quelques années plus tôt pleura à chaudes larmes, en me voyant partir. J’avais remplacé son fi ls le temps de quelques mois dans ce village. Elle me faisait tout le temps de délicieux plats que je ne connaissais pas à Marseille. Et elle me donna avant de partir un panier rempli de victuailles et trois bouteilles de vin des restanques du haut du village.

- La mandoline! Je ne la vois pas. Tu l’as laissée là-haut ?

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- Oui, madame Lucca, ce n’est pas la mienne...Je l’ai laissée sur la table de la maison.- Va la chercher. Je te la donne. Mon mari ne sait pas en jouer, il me casse les oreilles avec, et mon fi ls n’en jouera plus. Si elle reste là, je penserai à vous deux, et j’aurai perdu deux fi ls au lieu d’un. Va la chercher, tu penseras à nous, les vieux d’ici, en jouant chez toi. - Merci, madame Lucca. Dis-je, tête baissée. J’étais très honoré d’un tel cadeau.Je la serrai fort dans mes bras avant de sauter quatre par quatre les marches du village, et je courus si vite en redescendant que je faillis faire tomber une grande cruche à eau. Je dis adieu à madame Lucca, monsieur Geminiano, et sautai sur le pont en acier du remorqueur. Déjà je commençais à penser à rentrer chez moi, retrouver ma femme et mon enfant que je n’ai jamais vu. Je mentis au Capitaine au sujet de mes papiers, que je cachais au fond de ma poche.

-Je les ai perdus, mon uniforme a entièrement été brûlé par une explosion, lui dis-je, sans le regarder dans les yeux. Je n’ai pu garder que mon bâchis, dont j’ai perdu le bandeau, et mes chaussures. J’avais des brodequins à clous en fort mauvais état. - Bon. Timonier, marquez son nom, son adresse, son grade, son âge et sa description physique dans le journal de bord. On vérifi era une fois en France.- Bien, mon capitaine! Le timonier s’exécuta dans des gestes brusques, et tirait nerveusement de grandes bouffées sur sa cigarette.

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- Et on ne fume pas sur la passerelle ! cria le capitaine, en arrachant le mégot de la bouche du timonier. Combien de fois devrais-je te le dire ? Merde !

J’assistais à la scène, amusé. Le capitaine me fi t descendre, et une fois sur le pont on me donna un uniforme très usé, qu’il fallait rapiécer. C’était une vareuse de toile blanche et bleue, avec de grandes taches d’huile moteur en travers, et un pantalon beige de l’armée Américaine. J’avais déjà un t-shirt rayé comme beaucoup de pêcheurs Méditerranéens en ont, et les grades, je n’en avais jamais eu. On me montra la salle des machines, les cabines, les hamacs, la cuisine, où je devais travailler, et le bateau se mit à hurler de sa voix aigue, la corne sonnait le départ. Je sortis et aidai à la manoeuvre. On partit vers midi en direction du Nord Ouest, et le temps était radieux. J’étais tellement heureux à l’idée de retrouver ma patrie, ma ville, ma famille! J’allais enfi n rentrer.

Le sillon du remorqueur gris se confondait avec l’énorme drapeau tricolore, estampillé d’une croix de Lorraine, le signe de la France Libre. Le soir tombait sur les embarcations qui se suivaient en un convoi gigantesque. Des navires de toutes sortes voguaient en direction du Piémont Italien, pour ensuite foncer sur la Côte d’ Azur. L’été était fl amboyant, et le soir tombait sur des centaines de coques grises, aux pavillons multicolores. De temps à autres un bruit de sirène strident répondait à une corne de brume, comme pour se dire adieu. La houle et le vent commençaient à forcer l’allure

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et rattrapèrent la gigantesque caravane. Le soir tombait, et avec lui, la lune s’éveillait enfi n et vint éclairer les mâts et les antennes. Les coques grises devenaient luisantes et brillaient d’une éclatante froideur métallique. Les navires étaient devenus des poissons immenses nageant hors de ces vagues qui frappaient de plus en plus fort, et ils commencèrent à rouler, et à affronter les vagues de plus en plus rageuses, dont l’écume de leurs babines révélait des canines liquides, mordant à pleine dents les écailles des poissons luisants qui passaient. Le fracas des vagues nous a fait perdre le convoi. On a été victime d’une panne de moteur, et on n’a pas réussi à s’amarrer à la vedette qui nous suivait derrière. On a jeté des cordages, rien à faire, ils n’ont pas pu les attraper et nous ont laissés nous débrouiller. On ne peut pas arrêter un convoi entier pour un petit bateau comme le nôtre, ni même pour un grand. Notre radio s’est subitement coupée, lorsque l’on communiquait avec la vedette. On ne pouvait plus lancer de S.O.S. J’ai eu peur, tellement peur dans cette tempête. Accroché à un poteau, près de la timonerie, je regardais les vagues qui voulaient m’arracher du navire. J’avais très peur de tomber à la mer, mais je restais fi gé devant ce déluge d’écume. La lune avait disparu derrière des régiments de nuages tous plus furieux les uns que les autres. La nuit était noire, sombre comme une abysse. Les vagues apparaissaient et, furtives disparaissaient du halo de lumière du poste de vigie. Accroché à la rambarde comme un malheureux ivrogne, je croquais à pleine dents dans un citron pour éviter de continuer à vomir. C’était la première fois que j’eus un tel mal de mer. Pourtant,

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j’avais déj0 affronté des tempêtes à bord du lamparo, un an auparavant. Jamais je n’avais vu la mer dans une telle furie. Je m’agitai enfi n lorsqu’une voix me cria :

- Mais monte, bordel ! T’es de quart vigie! Allez, monte! C’était le capitaine, aux yeux cernés de fatigue mais toujours vifs. Je montai les échelons pour rejoindre Toni qui dirigeait le phare du remorqueur sur les vagues pour prévenir les plus grosses.- La septième vague, c’est le pire, après tu recomptes un, deux, trois... jusqu’à sept, et là c’est la pire! Alors tu cries près du hublot en bas pour qu’on s’accroche ! Compris ?- Oui, oui, compris! Je lui répondis sans trop savoir si je comprenais moi-même le coup des sept vagues.

Je me mis en poste et cherchais les pires lames pour les prévenir en bas. Ils faisaient le relais jusqu’à la salle des machines ou s’affairait le mécanicien qui était casqué, pour ne pas se cogner partout. Rien à faire. Le moteur ne voulait toujours pas tourner, les bobines électriques étaient en bon état, tout devait marcher... Mais toujours rien. Le bateau dérivait dangereusement, nous ne savions pas du tout où nous nous trouvions. Impossible de faire le point, sans étoiles. J’avais tellement peur une fois en haut du remorqueur, toutes ces vagues qui voulaient m’emporter, j’étais accroché à une antenne de toutes mes forces, et j’essayais de prévenir les autres à temps. Une, deux, trois, quatre... Ce n’était pas toujours la septième la pire, contrairement à ce que m’avait dit Toni. J’avais très peur, et l’effroyable présence de la

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mort m’entourait. Je pouvais me noyer à tout moment, dans cette mer démontée. Je repensais à l’hiver dernier, la neige, la faim, le danger que représentent les éléments... Je ne faisais qu’y penser sans chercher à y voir clair. J’étais vivant, dans un élément qui pouvait d’un moment à l’autre m’arracher la vie. Mais j’étais toujours là haut, trempé, à subir les embruns et les vagues monstrueuses qui frappaient de tous les côtés, faisant apparaître le taureau comme une vulgaire coquille de noix ballottée dans un caniveau un jour de pluie diluvienne. Lorsque je descendis enfi n, il y avait du vomi sur le tableau de bord, les commandes étaient souillées. Le timonier Henri, un gars du Nord, avait éjecté son dernier repas. Le capitaine semblait insensible à l’odeur et aux vagues, feuilletait un format de poche de L’Illiade et l’ Odyssée d’ Omère, et de temps en temps il regardait la mer comme un dompteur de lions aurait regardé les fauves. Il connaissait ce qu’il voyait. Il me regarda, alors que j’essorais mon bonnet, et ne dit rien. Seulement son regard froid et puissant, glaçant de confi ance en lui. Il me regardait, et je détournais le regard, comme pour éviter quelque jugement capital, je me remettais à penser au jour où j’ai participé à cette maudite rafl e dans les vieux quartiers de Marseille. Comme s’il avait su ce que j’avais fait. Peu importe, je le saluai et sortis en posant mon quart de café tiède sur une étagère. Une fois dehors, je descendis les échelons qui menaient aux cabines. La peur m’étrennait encore, et je savais qu’il fallait que je tienne. Les autres aussi. Une fois devant l’écoutille, une vague me submergea. Complètement trempé, je franchis

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la porte et descendis à la salle des machines, pour voir. Du gasoil traînait partout, ça glissait dans tous les sens. Je croisai dans l’échelle le manoeuvier qui me fi t un signe négatif du regard. Je descendis et questionnait le mécanicien qui ne me répondit pas. Il avait démonté tout ce qui était électrique et vérifi ait les branchements. Je me suis cogné tellement de fois dans la salle que pour ne plus souffrir je suis remonté et me suis reposé quelques temps dans la couchette. Trempé par l’humidité et sentant une odeur de linge mal séché, moisi, poser la tête dans un coussin moite et froid est très désagréable. Le ballottement perpétuel du bateau m’empêchait de dormir, malgré la fatigue. Nous n’avons pas vu la côte, ni même un phare. Tout était sombre, mouillé, froid et gris. La mer, démontée, nous submergeait la plupart du temps dans un vacarme assourdissant, et nous avions perdu toute notion du temps, à part la différenciation entre le jour et la nuit. Le jour, on pouvait voir la brume, les vagues. Mais une fois la nuit venue, la crainte de ne pas voir le lendemain nous traversait tous autant qu’on était. Il nous arrivait de boire de l’alcool fort, un marc de vin qui broyait les tripes. On buvait car cette tempête n’en fi nissait plus, et une fois complètement ivre, il était plus facile d’imaginer un avenir plus clément. Cependant il fallait toujours être vigilant. Il devenait étonnant que le mauvais temps et la panne persistent ainsi. On n’avait plus de propulsion depuis des jours, seul le moteur auxiliaire tournait de temps en temps pour recharger les batteries qui alimentaient l’éclairage. Nous étions perdus. On attendait un coup du sort pour en fi nir, ou bien un

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signe de Dieu, quelque chose, tout le monde attendait, sans rien dire, le regard fi xé sur le ciel et les vagues, en croquant dans des biscuits de survie. Nous commencions à manquer de nourriture, on avait ouvert les boîtes de survie, il y avait principalement des biscuits durs comme du bois, des fruits secs et quelques boîtes de pâté de porc Hénaff. C’était assez bon d’ailleurs. Mais le fait de se servir là signifi ait malheureusement que nous étions à court de vivres communs. J’espérais au plus profond de moi-même que cette tempête cesserait ou que le moteur se remit en marche miraculeusement... je commençais à me demander si je n’étais pas la cause de cette subite et impressionnante tempête. Peut-être que j’allais par ma seule présence à bord, faire basculer leurs destins tragiquement, comme mes amis du troisième régiment de fusillers marins dont je faisais partie, massacré, écrasé par un bombardement « ami » près de Monte Cassino, une erreur de l’état-major Américain qui n’imaginait pas qu’on avancerait aussi vite à pied dans des montagnes enneigées. Bref, la tempête devenait notre environnement habituel, et nous attendions encore notre destin avec un mélange d’angoisse et de ferveur fi évreuse, maladive, inquiétante.

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Grèce.

« La tempête dure, et bat son plein. J’ai du mal à écrire à cause de la houle, de la fatigue, et de l’eau omniprésente. Je suis capitaine de ce navire, de cette pauvre coquille de noix perdue dans le grand large. Je dirige ce bateau depuis l’Afrique du Nord. Aujourd’hui, je viens à peine de me dire que j’ai déjà un certain âge, j’ai des cheveux blancs, ma moustache fi ne découpe mon visage au dessus des lèvres. Je suis vieux. Ma pauvre mère m’a toujours dit que j’étais trop maigre pour ma hauteur, mais elle n’a rien pu y faire. Je suis sec comme un bout de bois fl otté, mais mes joues tombent déjà un peu. J’ai fait des centaines de voyages, de traversées. Mais ce voyage, celui qui a commencé l’année dernière, celui-ci, il n’est pas comme les autres. Je n’ai plus de chez moi, je ne rentrerai sûrement pas. Ma maison a été détruite par un char allemand, par une nuit de novembre près de Toulon. Quand j’ai vu cela, l’explosion, les murs écroulés, les tuiles en mille morceaux, les poutres brisées, mes souvenirs contenus à l’intérieur, ma femme, mon amour, détruits, vaporisés, fumants, j’ai pris la fuite. Il

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en était encore temps. J’ai embarqué dans l’un des seuls vaisseaux de la fl otte qui ne se soit pas sabordé à Toulon, un sous-marin, le Casablanca. J’ai quitté ma vie passée, ma maison, mes amis, j’ai tout perdu. Me voilà maintenant capitaine aux trois galons dorés, capitaine d’un misérable remorqueur portuaire, sans aucune valeur guerrière. Pas de canons, seulement une mitrailleuse pour la défense anti-aérienne. Et nous sommes là, perdus, au milieu des eaux, des vagues en furie. Je suis maudit, condamné à l’exil. Et pourtant, je n’ai rien fait qui provoque un tel déchaînement de malheurs, ma vie a été détruite, et pas même mes fi ls sont là pour me réconforter. La guerre les a emportés pour mourir loin de chez eux, loin de la mer qui les a vus grandir, des grands pins qui les ont couverts, de la maison et de leur mère qui les a aimés. Je n’ai plus rien. Mon corps vieux, de toutes ces années passées en mer, commence à faiblir et si je ne trouve rien qui m’anime, je fi nirai mal, comme tous ces poivrots du café de la Marine qui racontent leur vie en continu aux prostituées et aux novices friands de récits. Il me faut quelque chose qui me fasse vivre pleinement jusqu’à ma disparition. Je ne veux rien rater. Je ne veux pas parler, mais agir. Je ne parle jamais pour rien dire. Et je déteste qu’un de mes marins dise des âneries. Et ils en disent beaucoup, à bord, sauf le nouveau. Il ne dit presque jamais rien, on ne sait rien de lui. Ce matelot, Léon Parpayol, m’intrigue vraiment. Il a l’air de tout avoir perdu également, et d’ailleurs, il est complètement perdu, celui-là. Il a la tête ailleurs. Il conserve quelque chose en lui, et cela, je l’ai vu dans son regard. Je ne l’apprécie pas, il n’est pas franc. »

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Le capitaine posa son stylo à plume en corne de buffl e noire et paré de dorures, et rangea son carnet dans la poche de sa chemise. Il écrivait ses pensées de temps en temps, et avait réussi à écrire une partie de sa vie, racontée ainsi pour devenir peut-être un roman, un jour, dans un avenir lointain. Il ne parlait pas, mais en revanche il écrivait beaucoup. Il n’avait personne à qui parler, il se refusait à se mélanger avec nous, parler d’homme à homme pour conserver son statut, son pouvoir à bord. C’était le capitaine, le dieu ici bas, et c’était tout. Pas même il ne s’adressait sincèrement ou amicalement à son subordonné le lieutenant Delaffont. Il se mit au hublot de la passerelle et continua d’observer la mer, qui commençait à changer d’aspect. Les vagues faiblissaient.

- Terre! Terre! Terre! Je vois une île, venez voir! C’était un des matelots qui hurlait de joie. Nous montâmes tous, y compris le capitaine, qui, s’emparant des jumelles s’exclama :- Mais... Mais où sommes nous arrivés? - Ce n’est pas Marseille?- Je ne crois pas, voyez vous-même... Je ne connais pas du tout cet endroit, dit le matelot avec les bras pointés vers le bas, nous montrant les paumes de ses mains, comme un saint recevant la lumière divine. Mais pas de lumière comme ça, ici. Il était navré d’affi rmer à son capitaine qu’il ne savait rien de cet endroit.

Un grand rocher blanc nous faisait face, et des cris de goélands peuplaient la brume toujours aussi épaisse.

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La mer quant à elle, s’était subitement calmée, en une nuit. Le jour s’était levé avec les rochers. Ces pierres blanches me fi rent penser aux calanques entre Marseille et Cassis, mon pays. Je leur dis que ce n’était sûrement pas mes calanques mais peut être la Côte Bleue, qui s’étend après l’ Estaque jusqu’à Carry Le Rouet. J’étais heureux que cette maudite tempête nous ait amenés jusque-là, la chance était en fait de mon côté, et nous avait amenés chez moi. J’espérais que la zone n’était plus occupée par les Allemands, et je pensais déjà à ma famille, et mes amis qui me manquaient depuis si longtemps. Il est vrai que je n’avais donné aucune nouvelle de mon vieil ami du port autonome, Yves, depuis mon départ de Marseille. Mon fi ls allait connaître son père, et j’allais retrouver ma femme, ses joues douces comme un velouté, ses cheveux noirs et chatain, chatain quand ils prenaient fort la lumière du soleil, je me languissais de caresser ses mains, petites, et blanches et me perdre dans ses yeux couleur d’émeraude. J’étais heureux, je ne voyais plus ce qui m’entourait, l’équipage qui courait sur le pont principal et criait des choses que je n’entendais pas. Une sévère secousse ébranla le navire, qui se mit à gîter sur tribod, à droite, et s’immobilisa. Le courant nous avait déportés sur la falaise qui nous barrait la route, et heureusement, grâce à notre faible vitesse due à l’absence de moteur, le choc ne fi t pas couler le Taureau. Il gisait là, posé sur un rocher envahi par les moules et les crabes. Les oiseaux tournaient au dessus de nos têtes, et la falaise apparaissait de temps à autre derrière des volutes de vapeur déchirées par le vent. Maintenant tout était calme, et seul le clapot

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de l’eau qui suivait le courant se faisait entendre. La vue se dégagea et une immense falaise nous dominait. Elle faisait peut être soixante mètres de haut, et sous le ciel azuré nous avons vu une construction au toit en forme de coupole, entièrement peinte en blanc, où une croix Orthodoxe trônait au sommet. Ce n’étaient pas les falaises de mes souvenirs. Personne ne reconnaissait cet endroit, et la brume en s’en allant nous laissait découvrir une plage non loin de là, et quelques barques de pêche aux formes différentes de ce que l’on connaissait déjà entre le Sud de la France et l’Italie, ou même l’Algérie. Le capitaine n’avait pas l’air de chercher à savoir, et sans quitter les roches des yeux, ordonna de mettre le canot à l’eau. Il descendit du Taureau avec trois autres à terre, le chef mécanicien Joubert, le lieutenant De Laffont, et un matelot, Di Rosa. Moi je devais garder le navire avec les trois autres, le matelot Toni, le canonnier Torres et le timonier Henri. La mitrailleuse avait été débâchée et nous étions sur le qui-vive, alors que les offi ciers avaient l’air détendus, comme d’habitude, leur fl egme aristocratique prenait le dessus et jamais ils ne laissaient paraître une expression. Le canonnier s’occupait de l’entretien, graissait des parties mécaniques et chargea son arme. Une mitrailleuse 12.7 américaine rutilante, peinte en noir. Elle n’avait jamais servi. Elle trônait sur le dernier pont, le toit de la timonerie, devant la cheminée, qui crachait sa fumée noire de gasoil il y a une semaine encore. La tempête a duré sept jours, et là, elle avait daigné nous laisser. Une île aux roches blanches et vertigineuses, perdue au milieu des eaux bleues de la Méditerranée. Cela ne ressemblait

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à aucun endroit que je connaisse. Peut être étions nous en Sicile, en Corse, ou bien en Sardaigne. Une barque vint à notre rencontre, au bout d’une heure. Des pêcheurs qui nous avaient vus, ou qu’on avait fait venir car les offi ciers étaient déjà à terre. Ils avaient dû demander à ces pêcheurs de nous récupérer. La surprise fut grande lorsqu’ils nous ont adressé la parole pour la première fois. En nous demandant de lancer une amarre à leur barque, nous ne comprenions absolument rien. Ils ne parlaient ni un patois d’ Italie ou même le Corse, ni Français, ni Arabe. Par gestes, on commença à converser. Toni comprit dès les premières phrases d’où venait cette langue. C’était du Grec. Personne ici ne le parlait, même pas lui, mais savait reconnaitre la langue, car il était voisin d’une famille d’immigrés Grecs à Martigues. Quand il nous l’a dit, je ne l’ai pas cru. Il était si sûr de lui, que je commençais à me dire que c’étaient sûrement des immigrés également, comme il y en a partout en Méditerranée. Nous étions censés avoir échoué entre l’Italie et la France, et nous étions dans une région que je ne connaissais pas.

- Ca ne ressemble pas à l’Italie ni à la France, ici. dit Henri. - Mais qu’est ce que tu en sais, toi, tu es du Nord ! Lui ai-je répondu. - J’ai déj0 fait du cabotage entre Rome et Marseille avant la guerre et ça ne ressemble pas à l’Italie, ni même à la côte Varoise que l’on devait atteindre avec le convoi. - T’as peut-être raison, on dirait rien qui vaille, dis-je, en regardant d’un oeil inquiet cette falaise dont la blancheur

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m’éblouissait. Je devais fermer presque entièrement mes paupières pour l’observer.

Un doute m’étreint, et sachant que ce n’était pas la Corse, car j’aurai reconnu la forme des barques et la côte Est, je commençais à me demander vraiment où est-ce que nous nous trouvions. Les pêcheurs nous invitèrent à monter dans leur barque, et nous nous sommes dirigés vers la plage, où de toutes petites maisons peintes en blanc et au toit plat faisaient face à une dizaine de bateaux de pêche tirés sur le sable blanc. L’eau était d’une clarté telle, nos yeux avaient du mal à rester ouverts, et les falaises calcaires qui fermaient la petite crique ajoutaient à l’éblouissement. Nous mimes pied à terre, et après avoir aidé les deux pêcheurs à tirer la barque sur la plage, nous nous sommes dirigés vers les petites maisons. Le soleil entrait directement dans la crique et frappait notre peau, le blanc des murs et des falaises nous faisait vaciller, et la chaleur commençait à devenir péniblement supportable. Les pantalons en laine que nous portions étaient vraiment trop chauds, des gouttes de sueur venaient perler sur mon front. A l’ombre d’un fi guier pluri-centenaire, quelques chaises nous attendaient. Nos offi ciers et le matelot y étaient assis, un verre à la main, et mangeant goulument des poissons grillés et des légumes cuits. Après avoir salué le capitaine, il nous annonça notre position. Nous étions en Grèce.- Mes pauvres, vous ne devinerez jamais où nous sommes, dit le lieutenant avec un triste sourire.- Cela paraît impossible, mais nous y sommes. Le

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problème, c’est que les Allemands sont encore présents dans l’archipel, et s’ils voient notre bateau, ils viendront à coup sûr pour nous chercher. Il va falloir couler le bateau ou bien le cacher. En attendant, ces villageois acceptent de nous accueillir le temps de réparer le bateau.- Comment s’appelle cet endroit, alors ? demanda Toni.- On est sur l’île de Goudakis, en Grèce. Charmant endroit, n’est-ce pas ?

Tout le monde se tut. On s’assit autour d’une petite table en bois vermoulu, et une femme aux cheveux noirs desséchés par l’air marin et le soleil nous servit ce que je crus être de l’anisette. Fort content d’en boire, je m’empressai, et grande fut ma surprise lorsque je découvris le goût amer et sec de cette boisson. Je bus tout mon verre cependant par politesse. Tous éreintés par notre dérive de sept jours, les yeux cernés, ce verre d’ouzo nous a liquéfi és. La chaleur augmentait, et nous mangions à l’ombre de ce grand fi guier. On a tous dormi profondément jusqu’au lendemain matin, dans la vieille bâtisse qui servait de remise pour les fi lets des pêcheurs. Les supérieurs occupaient les bacs à fi lets, plus confortables, et nous autres étions par terre, sur des couvertures. Je crois que le capitaine n’a pas dormi, ou très peu. En tout cas moins que nous, on l’a laissé à table après le repas et l’avons trouvé le lendemain à parler fortement avec les clients de la taverne. Nous étions tous abasourdis de nous trouver là, alors qu’une semaine auparavant nous faisions route vers la Provence. Cette étrange situation ne pouvait s’expliquer correctement, même en émettant

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les hypothèses les plus loufoques sur la carte. Le vent combiné aux courants, les brumes, les vagues... Rien ne justifi ait notre présence dans ce pays. Contrairement au silence religieux de la veille, lors du repas, nous parlions fort en buvant notre café à l’orientale. Quand on le boit, il ne faut surtout pas aller jusqu’au fond. C’est là que le marc de café repose. Nous étions quand même perdus, il nous fallait rentrer chez nous, continuer la guerre, ne pas être taxés de déserteurs. Pour moi, cela ne faisait aucun effet d’en être un, mais mes camarades ne voyaient pas la chose d’un bon oeil. Je leur cachais évidemment mon histoire, qu’ils ne connaissaient que très peu. J’avais fui et j’avais commis le pire. En chemin, avant d’arriver dans le massif des Abruzzes, je me souviens avoir vu des choses horribles, les Allemands avaient semé la terreur dans les villages qu’ils traversaient pendant leur retraite. Nos unités envoyées pour percer leur ligne de défense avaient été durement éprouvées, mais la population civile avait particulièrement souffert des bombardements et de la sauvagerie des soldats Allemands. Des pendus, des fosses remplies de cadavres, avec tous un trou dans la tête... Je me demanderai toujours pourquoi ils s’évertuaient à éliminer de pauvres civils ou soit-disant suspects au lieu de garder leurs cartouches pour nous. J’avais eu tellement peur à ce moment là. Une main qui frappait sur mon épaule me tira de mon rêve éveillé. - On y va, tu viens? Allez, grouille-toi, Il faut faire vite, je crois qu’on a été repérés.- Comment ça ? Déjà? C’est pas possible !- Ils ont dû voir le bateau, c’est pas commun un pavillon

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Français dans cette région ! Ils ont dû se gratter le casque à pointe quand ils on dû voir ça, me dit Di Rosa, haletant.

Tous se mirent à courir, et nous nous sommes dispersés dans le village. Chacun a pu se cacher dans une maison, au fond d’une cave, ou sous des tas de fi lets. Le bateau a été aperçu de loin par la vigie de la vedette Allemande. Une patrouille de routine pour eux, mais pas ce jour là. Ils ont foncé sur la plage, et se sont mis à hurler sur les pêcheurs qui savaient très bien de quoi il s’agissait. Un tout jeune berger avait descendu la colline en courant pour avertir l’équipage et les villageois de l’arrivée d’un bateau Allemand. C’était une petite vedette faiblement armée, peut-être autant que nous. Ils ont d’abord tiré des coups de sommation à la mitrailleuse autour du remorqueur, qui ne répondit pas, car tous étaient à terre. Seuls des enfants s’amusaient à sauter dans l’eau transparente du haut de la cheminée. Ils sont descendus à terre et on retourné tout le village, fouillé le moindre recoin, et ont commencé à en découvrir certains. Henri s’est fait piquer la jambe par une baïonnette, il était sous un gros fi let. Il a hurlé de douleur, et ils le sortirent. Là dessus, ils redoublèrent d’efforts. On a tous été arrêtés, attachés su la place du village, en plein soleil, des gouttes de sueur perlaient mon front, je ne voyais pas bien ce qu’il se passait autour de moi. On était encerclé, par huit marins Allemands qui nous regardaient froidement. On était aussi nombreux qu’eux, mais prisonniers. Le soleil frappait nos visages et il se trouvait au plus haut de sa course, juste au-dessus de nos têtes. La

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lumière me faisait fermer les paupières violemment, je ne pouvais m’empêcher de cligner des yeux pour pouvoir observer l’endroit où nous nous trouvions. Les mains attachées derrière le dos, il m’était impossible de me protéger les yeux des rayons. Nous avons passé plusieurs heures en plein soleil, au beau milieu de la place. Je me desséchais, j’avais soif. Il fallait boire quelque chose, de l’eau, même pourrie, me ferait du bien. Je demandai au soldat en face de moi de l’eau, en français, car je ne parle pas l’allemand, et il me donna un coup de pied au ventre qui me fi t rouler par terre. De la poussière emplit mon visage et ma bouche, je toussai, lamentablement couché par terre. En me relevant, je vis que l’on se regardait tous avec des yeux inquiets, on ne savait pas ce qu’ils allaient faire de nous. Peut-être que j’allais payer mon crime à ce moment-là, qu’ils allaient me traîner derrière le village et m’abattre, mais non. Ils ne me connaissaient pas, et n’avaient aucune raison de me juger ou me donner une sentence. J’avais travaillé pour eux...Nous étions juste « kriegsgefangen », des prisonniers de guerre. Le vent nous avait portés ici pour nous donner à nos ennemis sans combattre. Je compris qu’on nous gardait sur place en attendant d’autres troupes, qui nous emmèneraient ailleurs. Dix hommes en tenue couleur sable descendirent de la montagne, et entrèrent dans le village. On nous donna de l’eau, et on partit à notre tour dans les pierres blanches qui entourent le village.

- Oh, regardez, c’est pas possible ! Merde, l’île est plus grande que ce qu’on croyait !

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Toni se prit un coup de crosse dans la joue sur-le-champ pour se remettre à marcher. Un des gardes lui hurlait quelque chose en Allemand. La bouche en sang, il continua, devant moi, laissant de petits points rouges sur mon chemin. Henri boitait fortement et gémissait à chaque pas. Sa blessure à la cuisse le faisait souffrir horriblement. Les soldats avaient pris le relais des marins et nous emmenaient de l’autre côté de l’île, qui était en forme de croissant. En passant par un col, on a vu que du côté de la baie, des baraquements en bois et des tentes gisaient sous le soleil écrasant. Peut être un millier d’hommes en breloques nous regardaient arriver par le col à travers les barbelés qui clôturaient le camp. Ici, c’était en fait une île qui servait de camp de prisonniers aux Allemands. Des centaines d’Australiens, de Néo Zélandais, d’Italiens et de Grecs y croupissaient depuis des mois, et attendaient la fi n de la guerre. Notre infortune nous avait menés droit sur un camp de prisonniers. On a traversé la méditerranée dans la tempête la plus terrible que nous ayons connu pour se retrouver enfermés dans un camp rempli d’ Anglais rouges de coups de soleil. Un village se trouvait à côté du camp, enfi n à quelques centaines de mètres. L’île était en fait assez grande et comportait deux villages. Goudakis le plus grand, avec son port en eaux profondes, et Calos, le tout petit port de pêche où nous avions échoué. On entra sous le regard médusé des autres prisonniers, qui s’étonnaient de voir un équipage Français dans ce pays, alors que seule l’ Angleterre était engagée dans ce théâtre d’opérations. On nous tabassa pendant des heures pour nous souhaiter la bienvenue, et le lendemain

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encore et puis encore, nous ne pouvions donner que nos noms, matricules, et l’endroit d’où on venait. Ils ne nous croyaient évidemment pas, et recommençaient à nous frapper, ou bien nous laisser pourrir au soleil au beau milieu du camp, attachés à des poteaux. J’ai beaucoup souffert ces trois jours-là. Boursoufl é, je ne voyais plus rien, mes yeux me piquaient, je ne pouvais plus parler. Mes camarades étaient dans le même état, même le capitaine. Il était dans une autre partie du camp, réservée aux offi ciers, mais il subit le même sort à son arrivée. On était donc perdus. Prisonniers. Lâchés dans un endroit où nous n’avions rien à faire.

- Putain, Léon, on est vraiment dans la merde, dit Henri, en me donnant une cigarette Anglaise.- t’as raison, on est maudit, dis-je, en allumant mon briquet. - On va s’échapper. J’ai parlé avec deux Australiens, ils ont déjà des outils volés dans les remises du camp. On pourrait se mettre avec eux sur ce coup. - Et tu vas aller où ? On est sur une île, rappelle-toi...

Sans rajouter un mot, Henri me laissa à ma paillasse, couché, le regard perdu dans le toit de la tente trouée. Nous avions déjà passé trois semaines en captivité, il fallait partir. Je baissais les bras sur ma propre vie, et ne préparais rien pour l’évasion, alors que mes camarades s’acharnaient à trouver des solutions. J’étais désespéré d’être aussi loin de chez moi, et dans de telles conditions. A part les corvées, je ne faisais rien et restai couché

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dans ma paillasse, en fi xant la toile de tente tendue au dessus de ma tête. Mes compagnons me délaissèrent et je passais presque une semaine à ne rien faire, sans parler, ni même manger. La lumière du soleil et les bienfaits de ses rayons étaient en contraste avec mes pensées, et ce que j’avais en moi. Tout était blanc ou kaki sur cette île, et rien ne me faisait penser à autre chose que la mort. Je ne pouvais me défaire de ce que j’avais fait. Je n’avais jamais pensé que cela pouvait me poursuivre toute ma vie, et ce moment-là fut terrible pour moi. Même l’alcool que mes amis troquaient aux villageois contre des outils et des cigarettes ne me faisait pas oublier. Le fait de ne pouvoir dire mon malheur me coinçait dans une torpeur infi nie. Impossible de m’en défaire. Les Allemands ont quitté l’île précipitamment un matin de septembre. Je les ai entendus porter le peu qu’ils pouvaient emporter à travers le camp et partir à l’aube en laissant la porte ouverte. Ils ont fi lé sans rien dire.

- Les gars, réveillez-vous, ils sont partis, dis-je en secouant mes camarades. Il faut aller chercher le capitaine.- Quoi? Non mais arrête de délirer, t’as bu quoi, mon pauvre ami ? C’est pas possible.- Je te jure. Sors de ta tente, et tu me diras si je me trompe...Les occupants de la grande tente couleur kaki clair numérotée K12 peint en grand dessus sortirent. - C’est pas vrai...Toni regardait le portail ouvert, les caisses renversées, les paperasses qui traînaient partout, s’envolaient, retombaient dans la poussière, les yeux grands ouverts, les mains pendantes le long de ses jambes.

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- On est libres... Abasourdis, tous les prisonniers découvrirent qu’il n’y avait plus un seul garde, ni de drapeau nazi, ni rien. Ils étaient libres, mais abandonnés. Les Allemands avaient pris le bateau qui faisait la liaison jusqu’à une île plus grande. Ils avaient rendu inutilisables les deux canons qui surveillaient la baie, et avaient fait brûler les papiers administratifs du camp. Nous étions presque mille cinq cent à découvrir la liberté d’aller et venir où bon nous semblait. La vie au camp n’était pas trop dure, mais les carences alimentaires étaient notre ennemi. On était tous un peu trop maigres pour pouvoir dire que ça allait parfaitement bien. On partit donc à travers la montagne pour récupérer notre bateau. Des centaines d’ Italiens nous suivirent. Je leur dis de ne pas venir, mais ils voulaient visiter l’île, et de toute manière, il n’y avait rien d’autre à faire en attendant les alliés. On marcha donc en une interminable colonne, et certains m’expliquèrent qu’ils avaient été trahis par les Allemands, qu’ils les avaient attaqués par surprise dès qu’ils ont su que l’Italie rendrait les armes dans la péninsule, l’année dernière. Beaucoup me dirent, d’ailleurs, que leurs offi ciers et eux-mêmes s’efforçaient de ne pas être trop durs avec les gens du pays, car ils n’avaient pas voulu cette guerre. Ils leur distribuaient de la nourriture, et les aidaient à fuir les Allemands, même si la résistance très présente ici leur faisait subir embuscades et attentats. Ce n’étaient pas de mauvais fascistes comme je m’y attendais, mais seulement des garagistes, des plombiers, des instituteurs, des maçons... Personne n’aimait faire la guerre, et,

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comme moi, tout le monde sur cette île voulait seulement rentrer chez soi. La longue colonne aux couleurs marron, beige, grise et kakie escaladait les rochers dans un élan de liberté et de faim, en direction des fi guiers, qui donnaient leurs fruits si doux et sucrés, et l’ombre de leurs feuilles signifi aient toujours la présence d’une source. Il y avait des centaines d’Italiens, de Grecs et nous même qui escaladions les arbres à la recherche de fruits et d’ombre. On était tous là, entassés sous les arbres gigantesques qui nous offraient leur fraîcheur. Les Anglais, eux, ont préféré rester du côté du camp, où les restes du camp et le village de Goudakis offraient des logements, et un semblant d’autorité hiérarchique. Leurs offi ciers les faisaient marcher au pas et s’entraîner, comme si de rien n’était, alors que nous autres méditerranéens avions tout de suite compris que la guerre était bien fi nie.

Plusieurs mois après, nous étions toujours sur cette île, qui était passée sous contrôle Anglais. La guerre civile opposait les communistes aux royalistes appuyés par la Grande-Bretagne. Nous, on était abandonnés à notre propre sort, personne ne nous avait conduit nulle part, on était bloqués. Le bateau avait été ramené au port de Goudakis et nous devions travailler avec les pêcheurs pour survivre. On a tous appris le Grec. Après l’Italien, le Grec. Qu’apprendrais-je l’année prochaine? Je ne le savais pas. Toujours est-il que nous avons pu donner des nouvelles à nos familles trois ans après notre arrivée sur l’île. On avait réparé la coque du remorqueur, avec ce que l’on avait, c’est-à-dire trois fois rien. Il n’y avait même

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pas l’électricité sur l’île. J’ai réussi, avec Henri, à riveter une plaque de tôle sur le trou béant, en prenant soin de goudronner la partie couverte. Mais on n’avait ni assez de gasoil pour repartir, ni l’argent pour en acheter. Pas même de quoi en voler, il n’y avait rien dans ce caillou perdu au milieu des eaux bleues. On a donc retapé un voilier, avec une voile latine, qui faisait bien dix mètres de long et trois de large, dans le but de ramener au Taureau le carburant et les pièces moteur d’usure comme les courroies et les fi ltres. Un soir, assis devant notre vieille coque en bois, je dis à Toni que j’avais une idée, risquée, mais qui pouvait marcher.

- Je sais quoi faire.- Quoi? Faire quoi ?- On va trafi quer des marchandises rares et demandées. Regarde. Tu vois, là-bas, les lumières ?- Oui, la côte Turque...Et alors? - Ici, on fume du Haschich, non ? Regarde tous les vieux qui en redemandent à la taverne, le soir, avec les yeux rouge sang, et qui dansent en cassant la vaisselle. Ils veulent du Haschich. Le seul bateau qui en amène c’est la navette, quand les enfants qui étudient rentrent sur l’île. Ils en ramènent du Pirée, et le revendent au prix fort à Yanni, le tavernier. Lui, le vend encore plus cher aux clients, pas vrai ?- Oui, c’est vrai. Mais on va se faire attraper par les patrouilles, même s’ils ont des voiliers pourris comme le nôtre, ils sont armés et ont tous les pouvoirs ici... Il avait raison. Mais il nous fallait gagner de

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l’argent rapidement pour pouvoir enfi n repartir, et rentrer chez nous.

- Mais avec ça, on est sûrs de rentrer vite chez nous ! On va en parler à l’équipage, puis au capitaine. J’espère que ça va marcher.- On verra bien.- Oui, on verra bien.

On alla au Taureau dans lequel tout l’équipage logeait. Des tas de fi lets encombraient la timonerie, des bâches couvraient le pont du soleil et du vent, et la peinture avait déjà commencé à révéler des pans entiers de tôle rouillée par endroits. Le pavillon tricolore était presque arraché, et tenait par de vulgaires morceaux de toile déteinte. Du linge faisait offi ce de pavillons d’apparat, blancs, bleus, kakis, sables, ou avec des teintes incertaines, presque rose pâle... On entra dans une des deux cabines, et on se mit à planifi er notre commerce. Il n’y avait pour nous que cette solution, vendre des armes était trop risqué, et surtout peu utile, il ne se passait rien ici, sur l’île.

- S’il y a une guerre, les gens veulent oublier leurs malheurs. Il y a l’alcool, mais aussi le haschich. On pourra vendre de l’alcool frelaté avec n’importe quoi, on s’en fout. Le vieux Yorgui, Yorga...Yorgos, oui, Yorgos nous prêtera bien son alambic tant qu’il a des bouteilles pour lui. - Et on l’ achèterait où, la résine ?

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- On irait chercher la marchandise en Turquie, c’est là qu’elle est produite. On irait au Pirée, direct, toujours de nuit, et on vendrait directement dans les tavernes. Puis on rentrerait ici cacher nos bénéfi ces bien à l’abri, et on en donnera à Yanni le tavernier...- Non, on lui vendra, il nous faut le maximum d’argent, coupa le mécanicien.- Bon, on lui en vendra si tu veux, mais pas trop cher, on lui doit déjà des sous, rappelez vous. Lui répondis-je. Il nous aide beaucoup, on pourra pas l’arnaquer, lui !

Et on avertit le capitaine de notre projet, quelque peu risqué, et qui nous éviterait de prendre part aux évènements qui ensanglantaient le pays. Lorsque je dus prendre la parole au nom de mes camarades, j’étais face à lui. Je me dis soudain que je n’aurais jamais dû vouloir proposer une telle chose au capitaine, qui, droit, fi gé, gardait tout de son pouvoir même en marcel blanc taché de gras et les pieds nus. Le silence avait envahi la timonerie, et je n’arrivais pas à lui décrocher un mot. Je me mis à entrer dans des explications fort lointaines et brumeuses, quand il me coupa net.- Bon, qu’est-ce que vous voulez ? Dites le moi direct, ou je retourne me coucher ! Je pris une grande respiration.- On voudrait, avec votre accord, faire du trafi c de drogue entre Izmir et Athènes, et en plus ravitailler la taverne du port. On gagnera facilement et rapidement l’argent nécessaire pour nous faire rentrer en France, par paquebot, ferry, train, tout ce qui nous permettra de rentrer chez

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nous le plus vite possible. Le capitaine paraissait désarçonné. - Je vais y réfl échir. Je vous ferai savoir ma réponse dès que possible. En attendant, allez-vous coucher.

Il saisit une bouteille d’alcool de fruits frelatés, sa pipe, un paquet de feuilles et un stylo et s’assit à son bureau à la lueur d’une lampe à huile pendant que nous descendions par l’échelle.

La nuit se terminait, on dormait tous, quand, réveillés par la voix cassée du capitaine, on se leva en sursaut. Le capitaine avait dû réfl échir une bonne partie de la nuit, pesant le pour et le contre, les possibilités, les risques encourus. Lui, il voulait continuer à naviguer, il se foutait de rentrer ou non, il aurait pu rester en mer jusqu’à la fi n de ses jours, injustement puni par la vie. Il n’avait plus que ça, lui. A terre, il redeviendrait monsieur-tout-le-monde, et ne vivrait que par les histoires de sa vie passée qu’il raconterait, ivre, dans les bars d’une ville portuaire humide et froide. Mais il s’était dit que nous méritions de rentrer, si nous le voulions, et il se fi t un devoir de tout faire pour notre retour. Il se mit donc d’accord avec l’idée de trafi quer en mer la drogue qui nous rapporterait plus facilement qu’avec des grains, du vin ou des passagers. Il nous réveilla donc en nous déclarant qu’il était d’accord, qu’il n’y avait pas d’autre choix. Dès neuf heures du matin, je partis avec trois autres acheter à crédit à la taverne trois barriques d’eau, deux cruches de vin, un sac de pain, quatre kilos de viande de cheval séchée, et trouvé

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des hameçons rouillés chez Maria. C’était une veuve qui vivait dans une maisonnette près du port. Son mari était mort pendant la campagne Italienne des Balkans, comme le fi ls de la vieille dame en Italie, c’était étrange comme coïncidence. Ils sont peut-être morts ensemble, du moins le même jour, sans se connaître, sans savoir que j’allais entendre parler d’eux plus tard. Une fois le voilier chargé, on appareilla. Le soleil éclairait obliquement la baie en en forme de croissant, et le vent nous poussa hors des eaux claires et peu profondes.

- Et voilà, dit le lieutenant Delaffont, on repart pour on-ne-sait-où, j’espère que votre plan marchera... De toute façon, on a rien à y perdre!- Quitte à être clandestins, autant faire les choses jusqu’au bout.

C’était le capitaine qui, regardant l’équipage d’un air sombre, nous dit cette phrase. Je sentis qu’il n’avait pas tout à fait envie de revoir son sol natal. Qu’il n’avait rien à perdre, lui aussi. Il donna ses ordres vivement pour la manoeuvre, et tout le monde s’exécuta. Ils étaient tous si contents de reprendre la mer, même à bord d’un vieux bateau vermoulu à voile latine, cette voile triangulaire que l’on trouve partout en Méditerranée, du Bosphore jusqu’au Sud de l’Espagne. Un des matelots, avec sa grosse tête ronde, insulta le sous offi cier de connard, lors d’une manoeuvre. Un cri suffi t pour arrêter ce désordre. Le capitaine, rouge de colère, arrêta l’affrontement. Depuis qu’on avait débarqué sur l’île, aucun grade

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n’avait d’importance, hormis celui du capitaine, que nous respections tous, et qui se complaisait à ce maintien de situation. Le sous-offi cier n’avait pas ce privilège-là, et se retrouvait au même niveau que nous, des perdus. La bagarre avait éclaté, car évidemment, une fois sur l’eau, il était censé retrouver son statut. Mais Di Rosa et Henri ne l’entendaient pas de cette oreille.

- Oui, mais vu que nous ne sommes plus en guerre, mon capitaine, on ne doit plus vivre sous les règles de l’armée, vous ne pensez pas ? déclara Di Rosa, le ton rageur.- A bord, en mer, il y a Dieu. Après lui, il y a moi. Et si je décide de maintenir la hiérarchie comme je l’entends, vous n’aurez qu’à obéir. Je suis capitaine, n’est-ce pas ? Alors fermez-la!- Oui, mon capitaine, dit Henri, la tête baissée. Di Rosa faisait mine de chercher des cailloux dans ses poches. Il savait qu’il ne pourrait aller à l’encontre des décisions du capitaine, en temps de guerre comme en temps de paix.

Quatre passagers que nous devions débarquer au Pirée nous garantissaient l’argent nécessaire pour commencer à économiser. Nous en prendrions d’autres pour aller en Turquie, à Izmir, et là, nous achèterions la marchandise. On partait, et on espérait ne pas subir le même sort que l’année précédente. Il fallait que l’on réussisse. C’était notre seule chance. Le vent nous accompagna, jusqu’à la tombée du jour. On faisait route vers le Nord-Ouest, en évitant les îles et les grands axes fréquentés, et le calme qui nous entourait devenait tel, que je pouvais

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entendre tous les bruits de craquements que faisait la coque de notre bateau. Les quatre passagers étaient des jeunes de l’île, peut-être les seuls à pouvoir en sortir et étudier. C’était étonnant que des familles de Goudakis aient eu assez d’argent pour les envoyer là-bas, si loin de chez eux. Ils dormaient enveloppés dans de misérables couvertures trouées et sentaient le poisson. La lune éclairait la voile triangulaire, qui se gonfl ait faiblement, comme une respiration lourde, et s’affalait contre le mât, puis recommençait indéfi niment son mouvement. Le vent avait considérablement faibli, et je contemplais la nuit chaleureuse. Il faisait si bon, même l’humidité de la mer n’était pas dérangeante. On n’avançait pas, alors je me mis à pêcher à la ligne. Une simple bobine de fi l armée d’un caillou et d’un vieil hameçon, sur lequel j’avais accroché une moule, me fi t passer le temps. J’étais de quart à la barre, j’aurais pu dormir, il ne se passait absolument rien. Je me sentais bien, là, à l’abri dans la nuit, éclairé par la lumière bleuâtre de la lune. Seule la voile faisait son bruit de frottement contre le mât. Au petit matin, lorsque la lumière commençait à peine à envahir la nuit, le vent se remit à souffl er, de plus en plus fort, jusqu’à nous propulser sur les eaux sombres de la mer Egée. Je passai la barre au mécanicien, et partit dormir à l’avant du voilier, sous une bâche en toile cirée verte. Une odeur de renfermé s’en dégageait, mais je m’endormis sans être gêné par l’odeur.

Deux jours plus tard, Un grand voilier se mit à nous suivre. C’était une goélette d’environ vingt cinq

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mètres, et une dizaine de soldats casqués et armés étaient sur le pont. On aurait dit des pirates. Ils nous fonçaient dessus, et une fois à notre niveau, nous ont envoyé des cordages. On s’amarra à eux, et un offi cier anglais nous adressa la parole.

-Where do you come from ? Where are you going ahead ?

On voulait se faire passer pour des grecs, et les quatre jeunes dirent qu’on était pêcheurs et qu’on les amenait à Athènes. Je commençais à être particulièrement tendu, espérant qu’ils ne nous demanderaient pas quelque chose, les soldats étant grecs sur le bateau d’en face. On ne pourrait pas répondre, tout le monde le savait, sans se faire trahir par un accent français fort prononcé. On se regardait, on regardait l’offi cier en kaki, avec sa petite moustache blonde et sa peau rose, son air hautain de la cour royale... Il se mit à nous regarder avec plus d’intensité, et devait se dire que, malgré nos visages burinés par le soleil et fort bronzés, on ne faisait pas très couleur locale. Il regarda le capitaine, et comprit. Il avait gardé sa casquette d’offi cier de marine, trop fi er pour l’enlever. Il reconnut l’insigne, et nous dit en français presque parfait.- Ah, je vois, mes amis... Vous êtes Français, n’est-ce pas ? Mais que faites vous ici, en Grèce ? Montez à bord, je vous en prie.

On monta. Sans rien dire, on ne connaissait pas ses intentions. Les jeunes dirent aux soldats que nous

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étions simplement perdus, et notre capitaine, assis à une table où on lui proposa une tasse de thé, expliqua calmement la raison de notre involontaire présence dans ce pays. L’offi cier Anglais, sir Andrew, adorait les histoires fantastiques, qu’un vieil employé Hindou, Namita, lui racontait dans la maison coloniale de ses parents à Ceylan. Il écoutait avec avidité, en tirant de grandes bouffées sur ses cigarettes Craven « A », dont la boîte en fer, rouge et dorée, arborait un chat noir en son centre. Posée sur la table, il n’en proposa cependant aucune à son interlocuteur. Les soldats, en revanche, nous avaient donné des cigarettes en souriant même s’ils nous surveillaient et pointaient leur fusil Lee Enfi eld sur nous. Que penser de l’histoire du capitaine Français ? Cela paraissait incroyable, et même ça l’était. Nous étions de malchanceux bougres qui ne pensaient qu’à une chose : rentrer chez soi. On était mal habillés, on avait des uniformes usés, le bleu foncé des vareuses tournait au clair violacé, certains avaient des vestes trop grandes, d’autres n’avaient plus de chaussures dignes de ce nom. Seuls nos bâchis et casquettes étaient conservés soigneusement, malgré leur mauvais état. C’était, je crois, après nos papiers, ce qui était le plus important dans les poches de chacun. Les deux offi ciers se regardaient fi xement, le Français ne baissait pas les yeux pour appuyer la véracité de ses paroles, et l’ Anglais tentait de trouver une faille dans les yeux du capitaine. Impossible. Il était aussi sincère que l’état de ses chaussures, lamentablement sincère.

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- Cigarette ? Proposa Sir Andrew, en esquissant un sourire en coin. - Bien volontiers, cher monsieur, dit le capitaine en se servant dans la boîte tendue à bout de bras.

Il était vraiment intrigué par la réaction de son interlocuteur, il paraissait ne pas croire une seconde à son récit, mais il faisait preuve d’un intérêt remarquable, posant tout un tas de questions, des détails, comme s’il voulut écrire son histoire dans un recueil d’aventures impossibles. Bref, ils ont fouillé le bateau, ne nous ont pas crus, et commençaient à penser que nous étions communistes, des communistes Français, comme il y en avait plein dans les journaux. On s’est fait arrêter. Ils nous ont pris notre barque en remorque, et nous, on passa le voyage dans la cale. Un régal. Humidité, roulis, odeur de vomi des autres, absence totale de courants d’air... Une fois débarqués, les yeux peinant à s’habituer à la lumière, une camionnette Ford débâchée nous amena sous bonne garde jusqu’à Athènes. On nous emprisonna, et manifestement, ils ne savaient pas trop quoi faire de nous. On sortait de nulle part, et ils avaient mieux à faire que de savoir pourquoi nous étions ici, si loin de chez nous. On n’avait presque rien à manger. Seulement du pain sec ou pourri, et de l’eau croupie. On est restés dans les geôles humides d’un ancien château. Tout le monde était séparé, on nous avait jetés au hasard dans des cages remplies de prisonniers politiques. En parlant avec les autres, je me rendis compte que le pays n’était vraiment pas encore stable, malgré la fi n de la guerre. Une guerre

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civile, cette fois-ci, opposait des partisans communistes aux royalistes soutenus par les Anglais. Drôle de manières, après avoir libéré le pays. On me raconta tour à tour leur guerre, leur combat, leur vie. Je leur racontai mes aventures, à mon tour, et tous dans la cellule ne me croyaient pas lorsque je leur dis que je n’étais ici que par le plus simple des hasards, ou la plus terrible des malédictions. La guerre, l’occupation, l’Italie, sans parler, bien sûr, des quartiers du Vieux-Port de Marseille. Ils avaient l’air de sentir en moi une certaine gêne, mais écoutaient avec avidité mon récit. Ils rièrent quand je leur dis que j’avais pris la fuite lors du bombardement dans les montagnes en Italie et j’esquissais à mon tour un sourire. Un vieux avec une imposante barbe blanche et des yeux bleus qui contrastaient avec la crasse sombre sur sa peau vint me parler. Je ne comprenais pas tout, mais je sus quand même qu’il était professeur d’université avant la guerre, et s’était réfugié dans les montagnes, du côté de la zone d’occupation Italienne. Comme il était Juif, il savait qu’il serait moins en danger avec les Italiens, qui se foutaient pas mal de donner aux Allemands le moindre coup de pouce, même s’ils étaient fascistes. Il y avait rejoint un maquis et n’avait jamais arrêté la guerre, depuis cinq ans. C’est lors d’une réunion secrète dans les quartiers miteux d’Athènes qu’il se fi t arrêter par la police. On m’apprit que la ville avait fait l’objet de dures batailles entre communistes et royalistes. Je leur dis ensuite qu’on m’avait arrêté parce que j’étais clandestin dans le pays, ainsi que tous les membres de l’équipage, et que les policiers allaient sûrement trouver la cargaison

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de haschich lorsqu’ils saisiraient les tonneaux de vin. On me répondit que tant que ce n’étaient pas des stocks d’armes, ils avaient autre chose à faire. Je repensais aux quatre pistolets Mauser, qu’on nous avait saisis lors de l’arrestation en mer. Dommage de les perdre aussi tôt. Un jour lorsque je me promenais dans la cour, comme tous les jours à la même heure, un des détenus apparamment fou m’a attaqué avec un couteau. Il me l’a planté dans le bras droit, il voulait prendre ce que j’avais. Deux cigarettes, et un savon. J’ai réussi à m’esquiver au dernier moment, mais pas assez tôt pour éviter le coup. Di Rosa était avec moi à ce moment-là, heureusement parce qu’il lui a collé une droite dans la mâchoire. Il m’a sauvé. Le type qui m’a attaqué était fou parce qu’il voulait fumer du haschich. Il n’en avait plus, et le manque l’avait poussé à attaquer n’importe-qui, en l’occurrence moi.

- Il faut faire gaffe avec ces fumeurs invétérés, j’ai déjà vu ça au Maroc. S’ils fument trop, ils peuvent tuer pour tuer, par folie. S’ils n’ont plus rien, ils tuent pour en avoir, me dit Di Rosa en m’aidant à me relever. Je ne savais pas quoi dire.

Un matin, une énorme explosion retentit, vers cinq heures. Des coups de pistolets, des mitraillettes tiraient à l’entrée de la prison. Les échos des grenades et des gardes qui couraient dans les couloirs parvenaient jusqu’à nous, au fond des geôles. Des cris de douleur précédaient les cris de joie, et le bruit des hommes qui couraient nous faisaient dire: « mais merde, ils libèrent

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les prisonniers ! » Tout le monde criait » venez ! On est en bas ! Venez, allez, on vous attend ! » Un homme habillé d’une chemise déteinte et d’un pantalon couvert de boue et de sang descendit les escaliers qui menaient à nous, et nous dit : « Battez-vous et vous serez libres! » Moi, je n’avais pas du tout envie de me battre, j’en avais déjà assez fait comme ça pendant la guerre. Les autres crièrent de joie et il tira dans la serrure pour nous libérer. On sortit en courant, et ils donnèrent un fusil pour deux, ou un pistolet quand il y en avait. Les armes provenaient des râteliers des gardiens défaits. Je ne pris pas d’arme, enfi n on ne m’en donna pas. On se regarda avec les autres du bateau, et on se regroupa. Doucement, le capitaine dit – « quand on sort, on court par les ruelles à droite. On ira se cacher là, et on redescendra de nuit au port. »

- Ils risquent de nous tirer dessus, les insurgés, et les militaires aussi, évidemment. C’est risqué, non ?- On a que ça, les amis. On fonce!

Les hommes armés sortirent et investirent les premières rues. Nous, on courut du côté droit, le long de la muraille, en faisant semblant de couvrir ceux à gauche. Lorsqu’on ne vit plus les autres, au détour de l’enceinte de la prison, on courut tous, à pleines jambes, vers le quartier d’en face, en jetant les pistolets par terre. Un des partisans nous vit du haut du mirador nouvellement conquis, et se mit à tirer sur nous. Il fallait traverser toute une place, et Di Rosa se prit une balle en plein dos.

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J’étais juste à côté, j’ai vu qu’il n’allait pas survivre, et j’ai continué en priant pour que quelqu’un le soigne, s’il survivait. On a continué sous d’autres balles, et mon bras me refi t mal. La plaie du coup de couteau s’était ré-ouverte avec les mouvements, en courant, et ça pissait le sang de par tout. On pouvait nous suivre à cause de ça. Je m’arrêtai, et décidai de continuer seul la cavale. Les autres continuèrent à travers le quartier en direction du port. Je me cachai dans une alcôve et me fi s un garrot avec un mouchoir. Haletant, j’écoutais la rue. Des coups de feu accompagnés d’un tremblement résonnaient au loin, puis une détonation plus forte que les autres se fi t entendre. Ils avaient sorti les chars pour déloger les partisans qui avaient pris la citadelle et libéré les prisonniers. L’armée Anglaise était vraiment décidée à ne pas laisser le pays aux mains des communistes. J’entendis des bruits de pas en grand nombre arriver dans ma direction, je ne savais pas ou me cacher. J’étais seul, et si on me trouvait là, on me prendrait, c’est sûr. Mon bras me faisait terriblement mal. Je suis entré dans une des deux grandes cruches à eau qui étaient sous la voûte et me suis complètement plongé dedans. Seul mon visage sortait de l’eau, et je m’efforçais à respirer calmement. Les traces de sang pourraient me trahir. Les soldats britanniques passaient au pas de course dans la rue, et n’ont pas fait attention aux gouttes de sang. Ils étaient trop pressés d’attaquer la prison.

- Où sont Léon et Di rosa?- merde! On les a perdus, ils ne sont pas là...- Je vais les chercher, dit Toni.

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- Non! dit le capitaine, le visage plein de crasse et de sueur. Ils vont venir, ils savent où est le port, on les attend là-bas.- J’espère qu’ils vont s’en sortir... dit Toni en se remettant à marcher, se retournant pour donner un dernier regard vers la ville.

La nuit était arrivée, et des lueurs orangées et rouges éclairaient le centre désordonné de la ville dans le lointain. Des coups de feu retentissaient, saccadés, accompagnés de clameurs ou de silences. Les rues étaient désertes, et le groupe de Français marchait presque sans faire de bruit en direction du port. Tous les volets étaient fermés, seuls quelques chats faméliques couraient sur les murets à leur approche. La lune était claire, et pleine, et les aidait à trouver leur chemin. Moi, je marchais, à plusieurs kilomètres de là, seul, blessé, et je descendais aussi vers le port. Je voyais mon bras sur lequel du sang coagulé formait des dessins abstraits. Je marchais calmement vers le Pirée, mais j’étais ailleurs. Je me rappelais ce jour de mistral dans les ruelles sombres du quartier Saint Jean, derrière la mairie de Marseille... Il y faisait froid, et les visages qui me faisaient face étaient ceux des gens qu’on a envoyés dans des trains, chassés de leur quartier, ces visages me fi xaient avec une telle insistance, ce mélange expressif de haine et de désarroi dans les regards, j’étais face à eux et je ne pouvais plus revenir en arrière. Je suis devenu un salaud, un type qu’il faut tuer, pour la vengeance, pour l’honneur de mes victimes. Je rêvais les yeux ouverts. Je marchais machinalement, sans voir le

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chemin, les marches d’escaliers, les murs blancs. La lune éclairait mes pas, et je descendais inexorablement vers le port, dans lequel les centaines de mâts et de cheminées dormaient en attendant l’orée du jour. Seul le bruit des grillons m’entourait, et quelques chiens aboyaient dans le lointain, en contrebas. Je sortis de mon cauchemar et continuais ma route vers le port.

Ma blessure ne me faisait plus mal. On naviguait en direction du Sud Est, en direction de l’ île de Goudakis. On allait à une bonne allure, les cales remplies de tonneaux de vin rouge, d’huile, et de paquets de résine. On avait gagné de l’argent, et fait trois rotations entre le Pirée et Izmir, en Turquie. Avec les bénéfi ces, on a racheté de la résine et même des armes pour les revendre au grand port. Le capitaine nous fi t charger deux cent trente litres de gasoil pour le remorqueur qui nous attendait là-bas, et on se disait qu’on allait enfi n rentrer chez nous. On rêvait tous ensemble.

-Qu’est-ce que tu vas faire, en rentrant? - Moi, je vais ouvrir une baraque à frites à Lille, avec ma femme. Ca fait des années que je ne l’ai pas vue. Et toi, Torres?- Peut-être que je pourrai récupérer la ferme de mes oncles, dans le Vaucluse. J’y élèverai des chèvres et je ferai du fromage, le meilleur ! Vous verrez, y’en aura dans toutes les épiceries, jusqu’au bout du monde! Je me marierai avec ma femme, puis on aura des pitchounes, qui feront notre travail quand on sera trop vieux. Et toi,

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Toni, tu vas faire quoi après ? cria le canonnier en l’air. - Moi, je vais ouvrir un restaurant à Marignane, vous verrez, ce sera magnifi que ! Une guinguette au bord de l’étang de Berre. Y’aura des fi lles et du pastis, des musiciens tous les soirs ! Cria Toni, du haut du mât.- Dommage pour Di Rosa, il nous racontera plus ses sales histoires, on va le regretter ! Dis-je, l’air un peu grave. Tous baissèrent la tête, sauf Toni, qui n’avait pas entendu, en haut. Il me cria :

- Et toi, Léon, tu vas faire quoi ? - Je vais rentrer chez moi, à la rue Sainte, juste en bas de l’abbaye St Victor, et je connaitrais mon fi ls, que je n’ai jamais vu. Ma femme doit avoir des tas de types à ses pieds, mais je ne m’inquiète pas. Elle est digne. Et après, j’irai voir mon père. Je lui raconterai mes histoires, il adore les entendre. Ensuite, j’irai demander à travailler sur le ferry boat du port, c’est la traversée la plus courte du monde, ça m’ira bien !

- On est pas encore arrivés, je vous le dis.

Le chef mécanicien nous avait écoutés et s’était approché de nous. On se tut, il était vrai qu’on n’était pas encore arrivés, et que pour partir, on a quand même perdu un camarade dans Athènes. Et on termina nos cigarettes anglaises. Le soleil était au couchant, et une lumière orangée baignait les fi nes couches de nuages au-dessus de nos têtes. Toni faisait la vigie, et ne voyait que le spectacle des îles défi lant en ombres chinoises devant le

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soleil à notre droite. Les derniers rayons se perdaient dans un paysage rouge de feu. Le silence entourait le bateau dont toutes les voiles avaient été hissées, et le vent faible mais régulier nous poussait au dessus des profondeurs. Quelques dauphins vinrent jouer avec l’étrave, et je m’amusais à essayer de les toucher du bord, accroché au-dessus de l’eau, accroché à un bout. Le capitaine, assis sur une caisse à l’arrière, jouait avec un baglama, une petite mandoline du pays. Un son très aigu en sortait. Encore plus que ma mandoline, que j’avais laissée dans le remorqueur. Il avait l’air de se passionner pour cet instrument et jouait un rythme endiablé, frénétique. Cela me rappela la Turquie, les trafi quants qu’on avait rencontrés auparavant, la poursuite avec les douaniers qui ont dû s’arrêter au niveau de leur frontière maritime, et nous ont laissés partir... Un soir, on est allés avec Toni et Henri dans les ruelles sombres de la ville d’Izmir, anciennement Smyrne. Au détour d’un passage couvert, on a entendu de la musique.

- Vous entendez ? On y trouvera peut-être de quoi passer la soirée ! dit Henri, la main sur l’oreille, comme pour mieux écouter. - Allons-y, c’est par là, je crois. On nous fi t nous déchausser à l’entrée, et on vit à travers un rideau de perles des gens assis, fumant le narguilé. La musique, très forte, nous faisait penser à un dancing, genre oriental. La pièce était grande, et on nous dirigea vers des coussins. Au fond, cinq Turcs coiffés de fez géants, immenses et rouges, tournaient comme

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des toupies sur une musique trépidante à la limite de la transe. Une main pointée vers le ciel, l’autre sur la terre, ils étaient apparemment dans un état second. On ne parlait pas le Turc, donc on ne sut rien de ce rite. J’appris bien plus tard la portée de cette tradition. On regardait la scène avidement, hypnotisés par les Derviches tourneurs qui ne s’arrêtaient jamais. Mais comment pouvaient-ils faire ?

- J’aurais déjà vomi mon repas sur la scène, me dit Toni en riant.

On se mit à rire tous les trois, et on vit que c’était une tradition sérieuse, et qu’on ne pouvait en rire. Tous nous regardaient de travers, avec leurs moustaches démesurées. On se tut, on ne rit plus, on regardait la scène, on écoutait la musique, et on fumait, captivés par tout ce qui nous entourait. C’était ce soir-là qu’on trouva Monsieur Açok, un commerçant, qui nous garantit une livraison au port même de marchandises de notre choix. Il fallait seulement venir chez lui, dans les vieux quartiers, et goûter, choisir, payer et s’en aller. Le lendemain, on alla, à six, car le canonnier devait garder le bateau, chez le type en question. Armés de couteaux seulement, on n’était pas rassurés. De gros bonshommes en sarouel et porteurs encore de formidables moustaches nous regardaient froidement, et ne cachaient pas leurs sabres, qui étaient magnifi ques. Monsieur Açok nous fi t goûter ses produits, et après avoir choisi une qualité, nous fi t sortir, très gentiment. Le capitaine lui donna une enveloppe remplie

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de billets de banque, des Drachmes pour la quasi totalité. Le lieu de rendez-vous serait à l’entrée du port, à l’heure où les barques de pêche rentrent chargées de fi lets, vers neuf heures du matin. La surprise fut grande lorsqu’on découvrit, après avoir ouvert le premier paquet, que ce n’était pas la qualité escomptée. Il nous avait fait envoyer le moins cher alors qu’on avait choisi le produit le plus onéreux.

- L’échange a été tellement rapide, mon capitaine, qu’on a rien pu faire, rien pu vérifi er !- On s’est fait avoir comme des bleus, vous auriez pu les faire attendre ! - Mais...Ils avaient une barque à moteur, on ne pouvait plus les rattraper...-Tant pis, on va aller leur dire en face.

Le capitaine avait l’air bien décidé à en découdre, mais sans armes, avec nos seuls poings, on allait droit dans le mur. Et c’est ce qu’on fi t. On revint tous avec les traces d’un cuisant échec. Et en signe d’humiliation, les gros gardes nous ont frappés avec le travers de leurs sabres, pour nous mettre des gifl es phénoménales. On avait tous des bleus, on s’était fait rouler. La police ayant vu la bagarre, tenta de nous séparer, et on partit tous en courant, sautant dans le voilier, ramant à plein régime, et on mit les voiles très rapidement. Le temps qu’ils décident de nous poursuivre en mer et qu’ils mettent en marche leur vieux canot à moteur, on atteignait presque la zone Grecque, une île tout près des côtes

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Turques. On fi la vers l’Est, et on s’empressait de tout vendre pour recommencer, jusqu’au jour du contrôle par la marine grecque, qui nous fi t enfermer dans la grande prison d’ Athènes. Je me rappelais de ces épisodes, et me demandais pourquoi il devait m’arriver, ou nous arriver tant d’histoires, juste pour avoir les moyens de rentrer à la maison. Je me rappelais avoir lu des années auparavant une traduction de l’Illiade et l’ Odyssée, d’ Omère. Mon histoire y ressemblait un peu, mais sans les monstres. Ma femme, peut-être, ne m’a pas attendu, aussi... Mais je gardais le ferme espoir qu’elle ferait comme Pénélope, et qu’elle repousserait toujours les prétendants.

Au fur et à mesure, assis seul à l’avant du voilier, je me perdis dans des souvenirs plus anciens encore, l’Italie, l’Afrique du Nord, la traversée en barque, le lamparo blanc, avec sa voile latine, les baleines immenses qui nous accompagnaient, nous qui étions perdus, au beau milieu de la mer Méditerranée... Au fi nal, jusque- là, la plupart de mes voyages en mer ont été à la limite de la survie, des résistances du corps humain, soit nous sommes tous ici de piètres marins, soit je suis maudit. Je remontais encore dans mes souvenirs, rêve éveillé, les yeux écarquillés sur le soleil qui frappait mes yeux de plein fouet, sa lumière toute-puissante me rappelant les jours qui ont changé ma vie. La rafl e des quartiers Saint Jean, derrière la mairie, les expropriés qui criaient « Droit au logement ! » le froid qui engourdissait mes doigts et mon corps tout entier, les escaliers sombres et suffocants, les scolopendres qui rampaient sur les murs, ma pire

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frayeur, ma haine, ma phobie, ma folie... Ils étaient là, les visages des pauvres gens, et ces insectes symboliques, annonciateurs, repoussants comme l’avenir, et pourtant bien présents comme mon passé, qui, comme un volcan qui dort, se réveille au prétexte d’une secousse sismique, d’un accident géologique. Tous ces souvenirs venaient en contraste avec la lumière, franche, paisible, et forte à la fois. Mes souvenirs, eux, venaient de profondeurs abyssales, et je ne pus retenir ce retour en arrière forcé dans ma mémoire.

On passait le plus clair de notre temps à jouer de la musique, avec le capitaine, et trois villageois de Goudakis. On ne faisait rien, on fl ânait, en attendant un message radio des ports environnants. On allait remorquer des bateaux, des barges, on participa même à la construction d’un pont à l’embouchure d’un fl euve. On ne faisait rien d’important, on pêchait, je jouais du rébétiko, avec les musiciens du port, cette sorte de blues méditerranéen et oriental, plein de rage et de mélancolie, beau, et dissonant à la fois. On mangeait presque à notre faim. Le commerce de résine nous apportait assez pour pouvoir éviter de travailler avec les pêcheurs. On y allait par pur plaisir, pour les aider, de temps à autre. Nos économies grandissaient, et on allait enfi n pouvoir partir jusqu’en France. Je pus envoyer des télégrammes à ma famille, et je reçus même des cartes postales. Notre situation commençait à être connue en France...

Le capitaine nous parla un jour d’un Français qui

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venait de Djibouti jusqu’ au Pirée pour acheter le meilleur haschich et le revendre en Egypte. Il s’appelait Henry de Monfreid, un aventurier contrebandier, écrivain, peintre et photographe. Il revendait sa cargaison moins cher et plus vite que les autres, car il ne passait pas par les réseaux offi ciels et habituels contrôlés par les Anglais. En 1946, le haschich ne venait plus de Grèce, mais de Turquie. C’était nous qui l’amenions pour le plus grand plaisir des clients de la taverne du port. Tous les soirs, on allait y passer un moment. Tous les hommes y venaient s’adonner au sport favori de l’île : Le narguilé. Grâce à notre trafi c entre la Turquie, la capitale et la petite île de Goudakis, le tavernier disposait des meilleures herbes et résines. On allait, tout l’équipage et le capitaine compris, s’affaler dans des coussins orientaux, boire du thé, du vin, manger des sardines, du fromage, des gâteaux et surtout, écouter de la musique. C’était toujours un moment envoûtant. Le premier commençait en solo, le « taximi », et ensuite les autres suivaient. L’orchestre était composé d’un tambourin, d’une imposante cithare, de deux bouzoukis, d’un baglama, et d’un violon Turc. Parfois un accordéon venait s’ajouter, et de temps en temps, les musiciens nous invitaient à jouer avec eux. Je sortais ma mandoline, et le capitaine jouait du baglama. On s’amusait tous, échauffés par l’alcool, et la fumée des cheminées qui jalonnaient la salle voûtée. La chaux était mal faite, ou trop vieille, et de petites plaques blanches tombaient sur nos têtes et dans les plats de temps en temps. On était restés suffi samment longtemps sur l’île pour dire qu’on parlait leur langue. On leur apprit également le français, et bien évidemment,

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les premiers mots qu’ils prononcèrent furent des jurons hauts en couleur comme « merde », « mon vié », ou encore « fi ls de putain »...

- Cinq, dix, quinze, vingt, vingt cinq, trente, trente cinq...- Ajoutez deux mille du mois dernier, faites l’addition et enlevez-y la bourse de l’équipage.- Bien. On y est presque, selon mes calculs, on devrait pouvoir partir dès le retour de la barque.

Le Taureau était enfi n prêt. On l’a nettoyé, même repeint la coque, il était comme neuf. Dès que la barque arriverait, on partirait droit vers le Sud Ouest, et une fois sortis des archipels, on aurait reconnu la côte Italienne, passé le détroit de Messine, et remonté les trois îles pour arriver en Provence, continuer juste un peu et arriver à Marseille. Je poserai le pied sur le quai en pierre calcaire, et j’embrasserai le sol, accroupi sur le quai, en direction de la Bonne mère. Je m’imaginais ce moment, couché dans un hamac taillé dans une vieille voile, à la lueur des étoiles. C’était sûrement ma dernière nuit ici, et j’en profi tais pour m’imaginer mon retour. Après avoir salué mes camarades dans un adieu chaleureux, j’aurais couru jusqu’à chez moi, couru dans l’escalier, et, retenant mon souffl e, j’aurais tapé à la porte de chez moi. Je voyais déjà le visage de ma bien aimée, ses cheveux noirs remontés au-dessus de la tête, et une robe simple qui lui irait si bien. Je me voyais l’embrasser, voir ses grands yeux verts fondre en larmes, et on n’aurait pas vieilli d’une ride, tous les deux. On se dirait tout, tout ce qui nous avait

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séparés, et je verrais enfi n mon fi ls. Je l’appellerais « mon fi ls », il me dira « père », et on irait tous les trois déposer un ex-voto à la basilique de Notre Dame de la Garde, une plaque dans le plus beau marbre pour remercier la sainte vierge de m’avoir ramené au pays, et je déposerais un cierge en remerciement. De là-haut, je contemplerais ma ville retrouvée, des larmes coulant de mon visage, l’aventure terminée et la vie d’avant recommencerait. Je n’aurais jamais dû partir de Marseille à bord de cette barque. Quoi qu’il en soit, j’allais pouvoir rentrer chez moi. Je ne toucherai plus jamais à la barre d’un bateau, si ce n’est pour traverser le Vieux Port. Je pensais à tout cela, quand mes souvenirs et mon hypothétique futur se brouillèrent pour fi nir en un songe. Je dormais à poings fermés, et je fi s un rêve agité, que j’ai oublié en me réveillant le lendemain.

- Ho Léon ! Réveille-toi ! On part, on s’en va ! - Hein ? Quoi ? On rentre à la maison ? Dis-je, complètement halluciné. - Non... C’est le capitaine qui a des projets pour nous... Il a pris la décision tout seul, il veut qu’on aille en mer rouge, il veut retrouver les traces de Henry de Monfreid, tu sais, l’écrivain qui trafi quait des armes et du haschich ?- Putain de merde de sa race maudite de la con de sa sœur ! M’écriais-je automatiquement.- Comment? Toni me regardait de travers.- Non, rien...Mais qu’est-ce que l’on va bien pouvoir faire là-bas?

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- Il veut continuer à commercer, ça lui plaît, maintenant, et il veut changer d’air. Il veut un dernier coup de maître du trafi c illicite en mer Rouge pour faire comme l’écrivain. J’ai vu sa collection de livres, il lit toujours les mêmes, Henry de Monfreid et Arthur Rimbaud !- C’est peut-être intéressant, là-bas, dis-je, amusé. On l’accompagne, on fait notre coup et on rentre... Mais on risque de ne pas retrouver notre pays avant longtemps. Je t’avoue que même si cela paraît être un beau projet, un beau voyage, j’ai peur que l’on se perde encore.- T’en fais pas, Léon, me dit mon ami. On est forts comme ça, les uns sans les autres on n’est rien du tout! On réussira, et on rentrera en France riches, on pourra se payer nos rêves, ou continuer l’aventure.

Je décidais d’aller voir le capitaine pour lui exposer mon point de vue, qu’on n’avait pas besoin de nouvelles aventures, de nouvelles galères. Quand j’arrivais à sa cabine, il avait l’air d’attendre ma venue, comme s’il connaissait mes craintes.

- Bonjour, Parpayol. J’étais sûr que vous alliez venir me trouver.- Eh bien, je suis tenté par l’argent, par l’aventure, mais pas la gloire. Qui nous dit qu’on ne sera pas plongés encore dans des histoires qui ne nous regardent pas ? Rappelez-vous la prison d’ Athènes, remplie de prisonniers politiques. Pour les militaires, on n’avait aucune différence avec les rebelles communistes. Moi, depuis la guerre en France, et en Italie, je ne veux plus

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rien faire. Les problèmes des autres, je n’en veux pas.

- Rassurez-vous, nous ne serons pas mêlés à des évènements qui ne nous regardent pas. Nous trafi quons du haschich, pas des armes ! Je ne ferai pas ce qu’a fait Rimbaud, même si j’adore ses écrits. Je comprends que vous soyez inquiet. Nous faisons un coup, on amasse un maximum d’argent et vous rentrez à bord des luxueux paquebots qui vont directement à Marseille. Moi, je continuerai avec ceux qui le veulent.- Je ne sais pas si je devrais accepter. On s’éloigne de notre but, quand même, si je puis me permettre!- Faites moi confi ance.

J’étais comme prisonnier de ma condition à bord, je ne pouvais partir sur des routes incertaines, et lâcher mes compagnons. On avait tous besoin des autres, j’avais besoin d’eux pour continuer ma route. On descendit une dernière fois sur le quai de Goudakis, et on alla voir Yanni, les deux frères, le tavernier, Maria, les vieux qui restaient à regarder le quai cloués sur leurs bancs à l’ombre des fi guiers ou des vignes, qui commentaient les plus jeunes qui débarquaient le poisson ou les tonneaux: « ah moi j’aurai fait comme ça, pas comme ça », « regarde comme il fait lui, il s’en sort pas! » On alla voir tout le monde, certains pleuraient, Di Rosa n’était plus avec nous, on aurait aimé l’avoir avec nous. Le Lieutenant voulait rester là, avec Maria, mais partit la mine grave. Maria pleurait de perdre encore un homme qui quittait une fois de plus son île, par le même

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débarcadère, par un matin bleuté. Il lui fi t des promesses qu’elle ne crut pas, et qu’il ne fi t jamais. Les vieux nous donnaient les derniers conseils, le tavernier qui pleurait aussi de nous voir partir nous donna trois cruches de vin, deux fagots de poissons séchés « stockfi sh », et un grand pain. C’est tout ce qu’il avait acheté le jour même pour ses clients. On voulut le payer, lui donner quelque chose, mais il n’en voulut pas. La sonnerie du remorqueur nous appela, et on partit contre-coeur du village pour remonter à bord. Comme le capitaine s’impatientait, il sonna plusieurs fois la corne de brume.

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Mer rouge.

- La nuit, la lune, ici, elle est différente. Elle n’est pas comme chez nous. Sa lumière est, gâce au désert, bien plus forte... Ou peut-être, plus bleue... Je ne savais comment décrire précisément cette lumière nocturne.- J’ai envie de la peindre, dit Henri. Elle est vraiment belle, ici. Le remorqueur fi lait à bas régime entre les roches qui bordent la côte Egyptienne. La nuit, c’était bien plus propice à nos va-et-vient entre l’Afrique et l’Arabie Saoudite. On était presque sur le méridien de la Mecque. On transportait des ballots de laine remplis d’armes vers l’Egypte, et des pèlerins qui rentraient de leur périple religieux. La nuit, c’était mieux pour s’approcher des côtes. Notre capitaine, grand amateur de littérature, nous avait fait la lecture de certains passages des Secrets de la Mer rouge, un des romans de Henry de Monfreid, en passant le canal de Suez. Certains comprirent mieux son engouement pour la Mer Rouge. Moi, j’avais déjà lu ce roman à Marseille, en rêvant de devenir un vrai marin, juste avant la guerre. Ce que nous faisions ici, nous le

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faisions presque par plaisir. On trafi quait des armes comme l’écrivain qui allaient à des gens dont nous ne connaissions pas les velléités. On s’en foutait. L’argent rentrait, et l’aventure continuait. L’aventure, voilà ce qu’il nous fallait. On était heureux de savoir qu’on prenait des risques, on en oubliait de vouloir rentrer en France. Moi, cela m’arrangeait. je repoussais ainsi mes souvenirs en me préoccupant de mon premier rôle à bord, lorsque j’ai embarqué à bord du remorqueur en Italie : la cuisine. On stoppa à quelques centaines de mètres de la côte, et avec les canots annexes du remorqueur, on fi t descendre par groupes de dix les passagers clandestins. Une fois ces va-et vient terminés, on attendit le boutre qui devait nous délester de nos gros ballots de laine remplis de vieux fusils anglais « Lee Enfi eld » de la première guerre mondiale. On attendit. On attendit longtemps. Le bateau attendu, un boutre en bois de vingt cinq mètres de long et à voile triangulaire, encore, appartenait à un obscur personnage, une sorte de Sinbad moderne, il portait toujours un énorme sabre Saoudien à la ceinture, et était réputé pour décapiter quiconque lui tenait tête. Même son propre père aurait été victime des rages de cet homme capable également d’écrire des poèmes d’une extrême délicatesse. Je ne connus jamais son nom, mais on l’appelait Saïd, monsieur. C’était une sorte de roi, de roi tout puissant, le seigneur de la mer rouge. Il avait connu Henry de Monfreid dans sa jeunesse, qui l’a profondément marqué. Lui, il n’était que mousse, il ne faisait que le nettoyage du pont, écrasait le grain, et les tâches ingrates. Mais il avait été heureux à bord de l’

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Altaïr, le boutre de Monfreid. Tout le monde le craignait. Il nous autorisa cependant de commercer du haschich en l’échange de services, d’où la présence de ces deux cents fusils et cinquante caisses remplies de cartouches sur le pont du Taureau. On devait lui livrer ces armes à chaque rotation, lui ne prenait pas le risque de le faire. On l’attendait, donc. Cela devint inquiétant. Il n’était pas en retard les deux autres fois où nous l’avions vu.

- Qu’est-ce qu’on fait, capitaine? - On attend.- Mais on risque de se faire prendre, mon capitaine, dit le sous offi cier Delaffont.- On ne peut tout de même pas jeter tout ça par dessus bord ! S’exclama le capitaine, fort anxieusement. - Il faut repartir, mettons-nous à l’abri au large, on reviendra demain soir. Qu’en dites vous, mon capitaine ? - Non! On ne peut pas le faire. S’il croit qu’on l’a arnaqué, ou manqué de respect, il me coupera la tête, vous le savez bien !- Alors... On risque de se faire découvrir, on n’est qu’à dix kilomètres de Port Saïd...- Jetons l’ancre ici, il ne nous reste plus qu’à prier pour qu’il ne nous arrive encore un malheur...- Bien, mon capitaine. Le lieutenant cria : Jetez l’ancre!

J’étais juste en dessous de la passerelle, je fumais avec Toni. On avait suivi leur conversation. Titubant un peu, embrouillé, je me dirigeai vers la manette à l’avant pour libérer l’ancre. Lorsque je ne cuisinais pas pour

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l’équipage les poissons de la pêche du jour, j’étais préposé au matelotage avec Toni, on était les deux seuls sans qualifi cation particulière à bord. On amarrait le navire, on jetait l’ancre, on la remontait... C’était notre travail. Je m’occupais aussi de relever notre position toutes les trois heures de navigation, le timonier m’avait appris à lire une carte, manier le sextant face au soleil, et tracer une route. Je ne l’avais jamais appris auparavant. En mer Rouge, on fumait presque autant que sur l’île de Goudakis, on était devenus accros. Il nous fallait toujours fumer, tous les jours. Une drogue.

- On va passer la nuit ici. Je veux que le moindre évènement me soit rapporté directement. On a un chargement dangereux, on ne l’a pas voulu, je sais, mais il ne faut surtout pas le perdre. Vous savez pourquoi. Vous tenez à la vie autant que moi. Organisez-vous pour que l’on ait toujours une vigilance. Je prendrai le quart de deux heures du matin. Bonne nuit, et bon courage. - A vos ordres, mon capitaine!

Tout l’équipage quitta la passerelle et je fus par chance le premier de quart, j’allais pouvoir dormir tranquille à partir de dix heures du soir. Je montai donc sur le toit par l’échelle, alors que les autres allaient rejoindre leurs hamacs en bas. Les cabines étaient excessivement petites, on n’y était pas à l’aise. Le plus souvent, par temps calme, les portes étaient toutes ouvertes, pour faire entrer la fraîcheur de la nuit. Mais dès le lever du soleil, c’était un déferlement de chaleur sans précédent. On était

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vite levés. La nuit, calme, seul le clapot des vaguelettes sur la coque de notre bateau berçait le sommeil du plus endurci d’entre nous. Le mouvement léger de la coque faisait balancer les hamacs, et, seul, face à la noirceur de la mer, je m’efforçais de voir quelque chose en mouvement. Rien que des requins et leurs ailerons qui sortent de la surface de l’eau, de temps en temps. La lune, encore présente, et pleine, se levait d’un côté, et commençait à peine à éclairer mon visage de sa macabre lumière. Un froid glaçant me traversa à ce moment là, comme une rafale de vent qui emporte tout sur son passage. Tout ? Non, bien sûr. Cette rafale imaginaire ne levait rien en moi, ne levait pas, ne lèvera jamais ma mémoire, mon passé. Ce vent, ce froid ne me lève pas ce que j’ai fait. Ce froid, c’est comme les visages, ces visages, que je n’oublierai jamais, ces fantômes du passé, qui reviennent, la nuit, exprimés par ce froid glaçant qui me traverse. La lumière de la lune, refl et du soleil, mais symbolisant le nécessaire opposé à toute chose, la lumière, l’obscurité, l’eau, la terre, la glace, le feu, l’amour, la haine. Partout où j’allais, ce froid me poursuivait, m’étreignant les soirs de solitude, livré à moi-même. Je m’efforçais de ne pas rester seul, mais des fois, il m’était impossible, comme ce soir-là, d’être autrement que tout seul sur le toit de la passerelle du Taureau. Personne ne vint à notre rencontre, je m’en rendis compte au matin en me levant aux aurores avec les autres. - Alors? demanda le capitaine au dernier de quart, aux yeux embrouillés par la fatigue et le haschich.

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- Rien, mon capitaine... Personne n’est passé.- Ca s’annonce mal, dit le capitaine. Et vous, là, allez vous coucher, et arrêtez de fumer pendant le quart ! On ne fume pas en service ! Compris ? Combien de fois je vais devoir le répéter ? Bordel de merde ! Le canonnier salua, et partit rejoindre son hamac. Mais il n’allait pas dormir longtemps.

- Alors, que voulez-vous faire, mon capitaine ? Demanda Henri. Il avait une barbe de plusieurs semaines qui lui mangeait le visage.- On part, on ne peut attendre ici. Tant pis, on fonce vendre les fusils à Port-Saïd au plus offrant, et on se fait la malle.

On avait tous les visages marqués, burinés de soleil, mais moi, je n’avais toujours pas de barbe. Ils s’étaient habitués à mes joues imberbes, et croyaient même que je me rasais tous les matins à leur insu, cachant quelque réserve de savon. Cela faisait longtemps qu’il n’y en avait plus à bord. Mais non, je n’ai jamais eu de barbe. J’étais inquiet, le capitaine n’avait peut-être pas pris la bonne décision. On risquait la prison si les autorités locales nous attrapaient, et la mort à coup sûr si monsieur Saïd pensait qu’on l’eût arnaqué.

Un jour entre les îles fuyantes et éparses, à bord de note vieux remorqueur rouillé, suintant, aux tôles en piteux état, on sut que notre capitaine n’avait plus d’attaches en France. Sous un soleil de feu, depuis sa place

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à la barre, tout à l’arrière de l’embarcation, il se mit en tête de nous raconter son histoire, son drame. Il commença à parler à une ou deux personnes, puis tout l’équipage se rassembla devant lui, accroupi sur le plancher. Il nous dit alors, les yeux perdus dans la mer, que Jean-Michel, son fi ls aîné, avait été tué à Narvik, la frégate sur laquelle il se trouvait avait été torpillée dans les eaux froides et noires qui courent entre les fjords, et son deuxième fi ls, Antoine, s’était pris une balle en plein coeur dans un village du Nord, pendant la débâcle de 1940. Sa femme et ses parents sont morts pendant l’invasion Allemande dans le Sud de la France, la zone libre. Des artilleurs coloniaux avaient placé un canon de 75 près de sa villa, à l’entrée de la ville de Toulon. Un char ennemi avait tiré, et l’obus qui toucha le canon détruisit sa maison également. Pendant ce temps-là, il était en train d’embarquer à bord du seul bâtiment, un sous-marin, qui refusa d’appliquer les ordres de sabotage de la fl otte Française de Toulon. Ils ont appareillé pendant que les premiers cuirassés ont explosé. Il avait vu pour la dernière fois la terre française dans un tourbillon de fl ammes crachant tout l’enfer du monde, dans de gigantesques montagnes de fumées noires et impénétrables. Il a vu le port éclairé de la lumière orangée des bateaux qui prenaient feu, et qui sautaient un par un dans un fracas d’explosions phénoménal. Le sous-marin glissait lentement hors de la rade de Toulon, et il ne revit jamais un tel spectacle. Il ne voulait plus retourner en France, trop de mélancolie s’emparait de lui lorsqu’il en parlait. Son voyage se poursuivrait peut-être jusqu’à la fi n de sa vie, sans répit. C’était quelqu’un

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de mystérieux, il ne nous parlait pas souvent comme ça. Nous, on écoutait, en fumant des cigarettes tous assis devant lui. J’avais presque autant à raconter, aussi. Mais je ne pouvais pas. C’était impossible. Lorsqu’il cessa de nous raconter son récit, je me sentis presque bien. Lui, il avait abandonné les siens, qui avaient répondu à l’ordre de sabotage de la fl otte. Lui, il ne voulut pas du destin des autres. Il avait, avec d’autres offi ciers, tenté l’aventure, tenté de renaître des cendres de la marine Française, accrochés à leurs idéaux et à leurs rêves les plus fous. J’avais fait bien pire, mais j’avais enfi n en face de moi quelqu’un qui avait quelque chose à se reprocher.

Port Saïd. De magnifi ques boutres en bois de plus de vingt cinq mètres se croisaient dans tous les sens, évitant de peu les grands paquebots des compagnies européennes comme les Messageries Maritimes, ou la Compagnie Générale Transatlantique, qui allaient jusqu’au Pacifi que Sud, le Japon, l’Indochine, l’Australie ou l’Inde. Toutes ces embarcations, géants d’acier aux cheminées crachant des nuages excentriques de fumées noires et grises, comme des volcans en furie, les sirènes graves et longues des appels d’arrivée ou de départ du port, les centaines de voiles triangulaires à leurs pieds s’agitaient comme de gros insectes surpris comme lorsque l’on déplace une bûche de bois pourri. On a mis l’ancre devant cet extravagant et bruyant spectacle en fi n d’après-midi, pour descendre à terre chercher un commerçant local

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qui serait intéressé par notre cargaison. Il fallait vite s’en débarrasser, les services de police du port étaient plus que vigilants. Lors du contrôle de bienvenue, en leur disant l’importance de leur silence, en l’échange de quelques liasses de billets, plus de la moitié de notre budget quand même, on leur a dit que tous ces fusils étaient destinés à être livrés à Djibouti pour l’armée Française. Ils sont partis, étonnés de voir qu’on y utilisait des fusils moins récents que les leurs, des Mauser de fabrication turque, en nous faisant signe de ne rien dire, et on s’est crus en sécurité pour un moment. On descendit donc à terre, et au bout de trois jours de recherches, on se rendit à l’évidence. Personne ne voulait de nos fusils. Peur du risque vis-à-vis de la police Egyptienne, ou bien savaient-ils à qui était destiné le chargement. On est vite partis de ce grand port où fourmillent les hommes sur leurs embarcations. Le capitaine a fait commander un plein de gasoil, et c’est à peine en fi nissant le remplissage avec le bateau ravitailleur que l’on a aperçu à une centaine de mètres de nous le boutre de monsieur Saïd. Il fonçait sur nous. Suant non pas de chaleur mais bien de peur pour notre avenir, on était tous plutôt pâles, anxieux. Le capitaine gardait son calme, et ne laissait rien paraître. Il prit la parole lorsque Saïd nous aborda, assez violemment. Un choc fi t remuer le bateau en tôle qui était le nôtre.

-Salaam malikoum, Sidi. Comment allez-vous? Nous vous avons attendu longtemps à notre rendez-vous. On a dû revenir au port pour refaire le plein de gasoil. Voilà vos fusils, monsieur Saïd.

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-Malikoum al salaam, sidi capitaine. Je viens récupérer ce qui m’appartient, et pour vous punir de votre absence au rendez-vous. Je vous avais pourtant dit d’attendre. Nous avons un boutre à voile, comment n’avez-vous pas fait le rapprochement en voyant qu’il n’y avait pas de vent il y a cinq jours ? Nous n’avons pas pu sortir du port, et comme vous le savez, je n’ai pas de moteur. Vous allez me payer ce manque d’intelligence et de respect. - Monsieur, voyons... Entendons-nous bien... Je vous donne vos fusils, et nous partons au Sud. Nous avions peur de nous faire surprendre par les douaniers Egyptiens. Nous sommes venus ici pour nous mettre à l’abri des patrouilles qui passent sans arrêt. - Je crois que vous n’avez pas bien compris.- Oui, justement, ne vous inquiétez pas ! Tout est là, il ne nous faut que vous passer les ballots par -dessus bord. - J’ai appris par mon cousin Ibrahim que vous vouliez vendre mes fusils... Mes fusils, à moi, vendus à mon propre cousin ! Vous imaginez ? Tout son équipage se mit à rire, et des cales sortirent une quinzaine de types vêtus de simples pagnes, armés de fusils et de sabres luisant au soleil.

Le timonier prit la décision de partir sur les chapeaux de roues, il démarra le moteur et on partit en trombe, noyant par chance dans un nuage de fumée de gasoil noir le boutre qui nous avait abordés. Des coups de feu retentirent, et plusieurs touchèrent la coque, sans effet. On se servit dans les fusils stockés à bord, et on leur tira plusieurs salves. On était sortis d’affaire, mais

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jamais plus il ne fallait revenir à Port Saïd. On fi t route vers Djibouti, et j’émis l’idée de jeter les fusils par-dessus bord.

- Non. On va les revendre! Cela fait un sacré pactole, vous imaginez ? On les proposera au Soudan ou en Erythrée, il y a des tas de tribus qui en raffolent, dit le lieutenant. N’est-ce pas là une bonne idée, mon capitaine ?- Pourquoi pas. Mais faites cacher la cargaison dans les cales et les cabines. - Bien, mon capitaine! Allez,je ne veux plus voir un seul fusil sur le pont! Et que ça saute! dit le lieutenant en nous reagardant, nous, l’équipage.

Son zèle hiérarchique nous enrageait tous, mais il avait un galon doré sur chaque épaule, et on n’était que des moins que rien, damnés des mers, condamnés à suivre le chemin du capitaine. Si quelqu’un n’était pas d’accord, il n’avait qu’à descendre à la prochaine escale, mais personne ne le fi t. On a méticuleusement rangé les fusils partout dans le remorqueur, qui était plein à craquer. On marchait littéralement dessus pour se déplacer, et on dormait dessus, aussi. C’était tellement inconfortable que l’on se relaya à tour de rôle pour dormir dans les hamacs qui restaient disponibles. On a semé les pirates qui nous ont suivis à distance pendant plusieurs heures, jusqu’à la tombée du soir. Une fois en pleine mer, le capitaine donna l’ordre de tirer une salve de mitrailleuse sur le boutre, pour les dissuader de nous suivre encore. Le canonnier mit toute sa concentration à son travail et régla son tir. Le

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bateau qui nous suivait était à plus de deux kilomètres. Il tira des rafales à droite puis à gauche, le plus près possible de la coque. Peut-être que son intention était de le couler, mais ces deux rafales on suffi à les stopper, nous avions vraiment réussi à faire peur à monsieur Saïd.

La chaleur du désert m’accablait. Je n’étais pas équipé contre le soleil, la chaleur. Une chemise et un chapeau, ça ne suffi t pas. Il faut être habillé en bédouin, avoir au moins un foulard autour du crâne, et un sarouel. On est en plein désert. J’ai été désigné au tirage au sort avec Henri et Toni pour amener les fusils à un chef de tribu, une tribu Afar. On a payé un guide et une caravane de dromadaires. Peu de temps a suffi pour que je ne me sentis pas à l’aise à dos de cet extravagant animal. Il ondule en marchant, et bien que je n’aie jamais eu le mal de mer, j’ai bien eu le mal du dromadaire. Notre guide, Ismael, nous mène à travers un désert de galets gros comme des pastèques et des melons. Il n’y a rien ici, à part le soleil et la poussière. Seule, notre caravane avance dans les pierres et le sable. Rien devant, ni derrière, rien à l’horizon. Si Ismael n’avait pas été là, on courait droit vers la mort. La mort, d’ailleurs, on a bien failli la trouver, avec Henri et Toni. Note guide, à partir d’un point, ne paraissait plus sûr de lui. Il gardait son sabre toujours sur lui, et avait la main posée sur le pommeau sculpté. Pourtant, le désert plat n’offrait rien à la vue. Mais lui, il ressentait quelque chose.

- Ismael, que se passe-t-il ? Tu n’as pas l’air rassuré.

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- Monsieur, dit-il, nous sommes en territoire Afar, mais chez un autre chef que le mien. Il faut traverser chez lui pendant une demi-journée, et je n’aime pas ça. -On n’a qu’à contourner ? demanda Toni.- Non, ce serait trop long. Restez sur vos gardes, il va falloir leur demander l’autorisation de passer.

On se regarda tous les trois, incrédules. Comment cette étendue aride, vierge de toute forme de vie, pouvait être la propriété de quelqu’un. L’autorisation, à qui ? Il n’y avait personne à part de gros cailloux. On continua, mais le fait de voir notre guide fort inquiet nous transmit son état. Il fallait apparemment être vigilant. Personne ne parlait. Personne ne vint pendant tout l’après-midi. Le long coucher du soleil baignait nos visages, et on dressa un camp sommaire pour la nuit, les paquets de fusils en rond pour faire une barricade, les dromadaires autour, et nous au centre. Toni avait commencé un feu avec des brindilles plus que sèches, pour faire du thé, et fumer un narguilé. Ce narguilé nous suivait depuis la Turquie, on aimait se placer autour, bavarder et se passer le tuyau à tour de rôle. Le guide se jeta sur le feu à pieds joints, en criant :

- Arrêtez, vous êtes fous ! Ils vont nous voir, de très loin, et nous retrouver ! Ignares infi dèles ! Il était fou de rage.- Je n’y avais pas pensé, pardonnez notre erreur, Ismael. Nous ne savions pas. Nous ne connaissons pas votre pays, mais expliquez-nous, plutôt que de crier comme ça !

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Et le guide nous parla plusieurs heures des us et coutumes de son pays, la corne de l’Afrique, les tribus, les pèlerinages à la Mecque, la cohabitation avec les Juifs Noirs d’ Ethiopie, les chrétiens et leurs églises sculptées dans la pierre, qui parlent encore les dialectes des premières heures du christianisme. Les tribus se font souvent la guerre pour tout, l’eau, les troupeaux, les pâturages, les routes commerciales, le sel, les femmes... Rien n’est immuable, ici, sauf le sable et les montagnes. On ne mangeait que du pain, et on dormait sous le ciel constellé d’étoiles et froid du désert Danakil.

Dur réveil, quand on se fait frapper au ventre par une crosse de fusil. Des mots en Afar, ou en Arabe, je ne sais plus bien, et une trentaine d’hommes au sabre dégainé, vêtus seulement d’un pagne, torse-nus, et d’un turban nous entouraient. Ils avaient des bijoux en argent sur les bras, les oreilles, les chevilles. Ils tenaient tous un sabre large et courbé qui brillait au soleil levant. Il faisait froid. Notre guide essayait de parlementer. Il devait sûrement faire la coutume, quelque chose qui ressemble à une autorisation de passer chez quelqu’un. On ne faisait pas les fi ers, avec nos propres fusils braqués sur nous par ces impressionnants guerriers. Certains avaient des cheveux tellement ébouriffés, qu’ils se dressaient autour de leur tête comme un chapeau extravagant. Le guide vint nous voir après une heure de délibérations, et vint nous annoncer que ces hommes voulaient prendre nos fusils, en l’échange de notre passage chez eux. Ils nous avaient

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évidemment vus la veille au soir, lorsque l’on a allumé le feu. Décidément, ces fusils ne nous apportaient que des ennuis. On dût accepter de se faire déposséder. On n’avait pas le choix. Quel cuisant échec ! Ils sont partis avec nos chameaux, et on n’avait plus rien. Tout perdu. Seulement nos sacs, nos vivres, et quelques litres d’eau. Ils nous ont crié de loin en disant au guide de ne plus jamais passer le seuil de leur habitation, ce désert aux gros galets ronds, leur habitation, car c’était bien chez eux, cet endroit. C’était comme si un groupe d’inconnus entrait dans ma maison, mon jardin, sans me demander la permission. Je les aurais foutus dehors sans les ménager. C’est ce qu’ils ont fait. On devait donc continuer à pied. La mort au bout des pieds. Le sable, toujours le sable. On a marché trois jours en direction de Djibouti. Au bout de l’horizon, une tache noire qui paraissait bouger, à travers les volutes de chaleur soulevées par le soleil, paraissait un mirage, ne jamais se rapprocher. On marchait à grand peine dans sa direction. C’était un homme seul, mais distant de bien des kilomètres. Il nous avait sûrement vus, puisqu’il ne disparaissait pas. La lumière du désert, ce désert-là, est peut-être la plus puissante qui existe. Elle rend fou le plus solide des hommes. Le guide connaissait bien la route, mais savait trop bien que nous n’arriverions jamais à destination sains et saufs à moins qu’une autre caravane passe par là. Les yeux me faisaient mal au crâne à cause de tant de lumière. Henri avait des lunettes de soleil, et ne les prêtait pas, prétextant une horrible douleur au crâne. Là-dessus, je ne dis rien. On allait peut-être mourir ici, desséchés par le soleil, et on aurait nos corps momifi és

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ou cuits par le soleil et les pierres. Le point à l’horizon s’était changé en véritable silhouette, et, hébétés par le soleil, peu protégés de ses rayons, bêtement habillés à l’européenne, nous attendions la silhouette venir à nous comme si c’était la mort en personne. Seul Ismael tenait debout et nous a même pris en photo avec mon appareil, un kodak pliable à souffl et. Au début de la marche forcée, on allait fort bien, mais au bout de la journée, on était liquéfi és, vidés. La silhouette vint jusqu’à nous et s’adressa à notre malheureux guide en arabe. Ils conversèrent un moment, comme si de rien n’était. C’était un légionnaire, des compagnies Sahariennes, avec un magnifi que sarouel, des cartouchières ventrales et une tunique dite « saharienne ». Il portait un chèche qu’il avait enroulé autour de son crâne, et paraissait peu perturbé par le fait d’être perdu en plein désert. Il portait un fusil.

- Bonjour messieurs, nous dit-il, avec un fort accent d’Europe de l’Est. Je m’appelle Dimitri, je suis le seul survivant d’une attaque contre ma compagnie. Je vous ai vus de loin, et je me suis dirigé vers vous. Mais que faites-vous là ? Votre guide n’a pas su me dire la raison de votre présence.- On devait vendre des armes, mais on s’est fait avoir. On nous a tout pris, lui répondis-je, naturellement. Je me foutais de dire à un militaire que nous étions des trafi quants, je voulais seulement trouver de l’eau et vivre. Peu importe s’il nous dénoncerait en arrivant à Djibouti.- Ah... C’était quoi comme armes ?

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- Des fusils anglais Lee Enfi eld un peu datés...- Je comprends mieux pourquoi ces guerriers nous ont attaqués. Ils avaient de nouvelles armes, ça a dû les changer de leurs vieilles pétoires à poudre noire ! - C’étaient les mêmes ? Demandais-je, naïvement. - Bien sûr, c’étaient les mêmes. Ici, c’est la terre d’Ibrahim « le rouge », un chef tribal très connu. Il a dû vouloir nous mettre à l’écart pour s’occuper de la tribu d’à-côté, à une centaine de kilomètres à l’Ouest. A l’heure qu’il est, ils ont dû fondre sur leur village, Weldiya, et les faire prisonniers. - Mais comment savez-vous cela ? Lui dis-je, abasourdi.- On connaît bien la région, ça fait trois ans que j’ai été envoyé à Djibouti, et je me plais ici, en Ethiopie. La tribu d’Ibrahim est l’ennemie héréditaire de plusieurs autres familles. C’est très complexe les relations ici.- On faisait route vers Weldiya justement, pour leur vendre nos fameux fusils, pour leur défense, et voilà qu’ils sont tournés vers eux maintenant. Malgré nous, on avait participé à un massacre, décidément rien ne se passait comme prévu. - Dans tous les cas, je vous suggère de vous remettre à marcher, je n’ai plus d’eau, et vous bientôt plus, dit le légionnaire.- Non. On s’arrête se reposer ici, dit le guide. Enterrons-nous ici sous le sable, et nous repartirons ce soir, à la fraîcheur de la nuit, et je nous guiderai vers la frontière Djiboutienne grâce à la lune.

En marchant sous un croissant de lune

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anormalement grand, le légionnaire nous raconta l’attaque surprise de la matinée sur sa compagnie en patrouille dans la région, et les aventures qui l’ont mené de Hongrie en 1945 jusqu’au Liban, où il fi t tout auprès des autorités françaises en présence pour s’engager dans la Légion Etrangère. Il fut envoyé d’abord en Algérie, puis ici, à Djibouti. Il était dans les compagnies Sahariennes, ces légionnaires spécialisés dans les patrouilles en plein désert, habillés comme des touaregs, et se déplaçant encore à dos de dromadaire. Il nous disait avec son accent : « Mon rêve, c’était de voir désert. Alors, je me suis porté volontaire pour aller dans les compagnies Sahariennes, et aller dans grand Sud Algérien, les dunes, les touaregs bleus, les Peuls, tout ça... Mais ils m’ont envoyé ici. Ce n’est pas plus mal... » Non pas fataliste, mais pragmatique, Dimitri nous disait s’adapter à tout, sauf à la dictature. Autant les Allemands que les Russes l’ont révolté et, sentant sa situation s’aggraver avec les forces soviétiques qui avaient libéré son pays, il décida de réaliser son rêve, mais de perdre tout ce qu’il avait en Hongrie. Famille, amis, travail... Alors, c’est un déraciné, comme moi aussi. Comme nous tous, d’ailleurs. Nous étions comme des clochards, dans ce désert. On nous a tout pris. Les poches vides, seulement de l’eau et trois boîtes de conserve, du mauvais corned beef. Avec le légionnaire et notre guide, on était rassurés, avec mes amis. Mais eux étaient aussi perdus que nous. Le seul survivant d’une attaque par des bandits, l’autre guide et traducteur pour les blancs de passage à l’esprit aventurier, et nous, qui nous étions essayés au trafi c d’armes en Ethiopie. On a tous quelque

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chose de gens paumés, perdus, sans but, dans un voyage sans fi n. On avait parcouru des milliers de kilomètres en mer et à pied, à dos de dromadaire, enchaînés dans des prisons ou perdus dans le désert. Nous étions de magnifi ques clochards intercontinentaux, et cette idée-là, je l’ai ressentie pour la première fois ici, à la frontière avec Djibouti. On allait d’aventures en problèmes, de connaissances en guet-apens, est-ce que cela allait fi nir un jour ? Nous nous étions sensiblement éloignés de notre but premier, qui était rejoindre la France. Mais peu importe, on vivait de nos aventures, de nos essais, fructueux ou catastrophiques, il fallait continuer à vivre ainsi. Quel était le vrai danger pour nous, et surtout pour moi ? Car personne ne connaissait mon passé, personne. Le danger, c’était que l’on me reconnaisse. Qu’on me pointe du doigt, en disant : C’est lui ! C’est lui et lui seul qui m’a sorti de ma maison, et m’a jeté dans un train. J’avais, et j’ai toujours peur d’affronter mon passé. Les souvenirs de la rafl e remontaient à la surface du temps, qui ne s’arrête pas. J’essayais de les refaire descendre dans ma mémoire, de les réduire, mais rien à faire. Les souvenirs reviennent et défi lent comme un fi lm que l’on est obligé de voir. Pas de sortie, pas de fenêtre dans le cinéma pour s’échapper. Perdu dans les méandres de ma mémoire, je ne fi s pas attention à une pierre qui était sur mon passage. Je me suis étalé comme Buster Keaton dans ses fi lms en noir et blanc, la tête face contre terre, sans même savoir ce qu’il venait de m’arriver. Mes camarades n’ont même pas ri, tant ils étaient fatigués de marcher. La petite colonne de cinq hommes, groupe dépareillé, deux

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marins, un Afar, un légionnaire hongrois, continuait à marcher, imperturbablement, de nuit, en direction de la république de Djibouti, escale de tous les grands bateaux qui allaient jusqu’au bout du monde.

Après une longue marche dans le désert, et un trajet en autocar sur des routes défoncées, nous sommes enfi n arrivés au port de Djibouti, grouillant de porteurs chargés comme des mules, et toujours de ces grands boutres en bois, remplis de ballots de laine, de coton, qui passaient dangereusement tout près de l’étrave des grands pétroliers rouillés. On est allés directement en descendant du car en direction de l’emplacement du Taureau, tout penauds d’annoncer la mauvaise nouvelle au reste de l’équipage. On quitta nos deux compagnons de route, le légionnaire qui paraissait complètement perdu dans la foule du marché, et notre guide, qui rentra chez lui. On allait être surpris. Trois militaires étaient assis sur le quai, et semblaient attendre quelqu’un.

- Bonjour messieurs, leur dis-je, sans me douter de rien. Ils se levèrent d’un bond et nous ont sauté dessus comme des pigeons se ruent sur de la mie de pain dans un parc. - Ho! Mais qu’est-ce que c’est ce bordel ? De quel droit vous nous menottez de la sorte ? Cria Henri.- Vous vous expliquerez au poste des douanes du port, dit l’un des deux, tout transpirant dans son uniforme couleur sable. C’étaient des douaniers, des français. - Mais qu’est-ce qu’on a fait ? Questionna Toni, peu

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rassuré.- Vous ne savez même pas qui on est ! Leur criai-je, pendant que l’on me menottait. Et nous revoilà dans de beaux draps. Le chef des douaniers, qui ressemblait plutôt à un chef de gare, nous dit très calmement pourquoi nous étions arrêtés. Tout d’abord, pas un de nous n’avait de papiers en règle, quand il en avait encore. Ils n’ont pas cherché trop loin, heureusement. On aurait dû être portés disparus, ou déclarés déserteurs, mais ils n’avaient pas vérifi é d’où on venait. Le remorqueur les avait intéressés, il n’était pas courant de voir des Français à bord d’un bâtiment de la marine de guerre, et ils croyaient que l’on avait volé notre propre bateau. Ensuite, ils ont trouvé les soixante dix kilos de hashich pur que nous gardions dans nos cales, pour nous et pour la vente. Il y en avait qui venait de Turquie, d’Egypte, du Liban, et du Soudan. Ils ont aussi trouvé les huit fusils que nous avions gardés pour notre défense, et les trois caisses remplies de cartouches. Aussi les liasses de billets cachées dans le plafonnier de la passerelle, juste au-dessus de la barre à roue. Tous nos compagnons, y compris le capitaine, étaient sous les verrous, dans des cellules aux murs de terre. On nous y a jetés sans ménagement, et on risquait gros. Trafi c, vol, recèle... On aurait dû changer de bateau, on ne nous aurait pas pris. On aurait dû prendre le même bateau qu’Henry de Monfreid, un grand boutre à voile, comme il y en a partout en Mer rouge jusqu’à Madagascar, en passant par Zanzibar. Mais non. On a gardé notre maudit remorqueur, qui pouvait toujours nous servir à travailler

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dans des ports, et gagner quelques sous en plus. Quelle connerie !... On a passé quatre mois enfermés dans ces geôles pourries à manger uniquement du pain rassis et un horrible bouillon sans rien dedans, de l’eau chaude, un peu d’huile, de temps en temps un bout de carotte qui traîne, ou une patte de poulet pour les plus chanceux. Il ne s’est rien passé pendant ce temps-là. Que de temps perdu! Je regardais la lumière du soleil entrant dans ma minuscule cellule qui descendait sur les murs et changeait de position comme un cadran solaire. Je dessinais des choses de ma vie passée sur les murs en terre, avec un morceau de pierre pointue. J’y ai représenté ma ville, Marseille, puis le lamparo, la barque qui nous mena en Afrique du Nord, puis le village bombardé, en ruines dans le massif des Abbruzzes en Italie, puis le remorqueur au milieu des vagues, les fumeurs de haschich du Pirée en Grèce, les dromadaires dans le désert Ethiopien, la longue marche de nuit, et enfi n, nous-mêmes dans nos cellules de la prison de Djibouti. J’ai gravé une grande fresque qui couvrait la longueur du mur, de la porte à l’autre côté, sous la fenêtre aux barreaux de fer rouillé. En tout, cela représentait presque deux mètres cinquante de bas-reliefs gravés dans le mur. Cela m’a fait penser aux anciens temples antiques qui trônaient sur les falaises et les criques en Méditerranée. J’ai dû laisser mon oeuvre à ma sortie. Enfermés dans ces cases, j’ai pu faire la rencontre d’autres prisonniers, des gens qui n’auraient jamais dû se trouver là. Nous, on a fait des choses interdites, et quelque part il était normal de se faire punir un jour ou l’autre. Vendre du haschich, des armes, et faire passer des

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pèlerins clandestinement n’étaient pas légal. On s’est fait attraper, c’est normal. Il faut accepter la vie comme elle est, et les gens comme ils sont, m’a dit mon co-détenu, un grand éthiopien plein de cicatrices sur le visage. Il m’a énormément appris. On parlait de tout, il fallait bien s’occuper. Lui, c’était un berger des montagnes, avant. Il a voulu aller dans la grande ville de Djibouti pour pouvoir acheter plus de chèvres, pour son village. Il est donc venu là, et a commencé à travailler sur les quais comme porteur. Il était enfermé depuis sept mois parce qu’il avait déclenché une révolte à cause des conditions de travail horribles dans lequel lui et ses compagnons étaient. Il s’était arrêté de travailler et avait simplement voulu dire aux contremaîtres qu’ils ne pouvaient porter trois sacs en même temps, qu’il faisait trop chaud. Il s’est fait battre par des types, devant tout le monde, et les autres travailleurs ont fondu sur les trois blancs qui les surveillaient. Ils se sont fait défoncer la fi gure, à coups de lattes en bois, de pierres. Deux d’entre eux sont morts, et le dernier a pu fuir et prévenir la gendarmerie. Ils sont venus et ont embarqué tout le monde. Abdallah, mon ami de fortune s’est fait jeter ici sans procès, mais il gardait un optimisme affl igeant. C’est lui qui m’a donné la force de ne pas désespérer au fond de ce trou. Il était sûr de lui, il n’allait pas fi nir ici. Et même ses cicatrices ne lui faisaient rien. Un jour, il me dit :- T’inquiète pas, Léon, tu sortiras avant moi. C’est un diable qui me l’a dit. - Comment ça, un diable ? Lui demandais-je, surpris d’une telle affi rmation.

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- Je te jure, ici, les diables nous disent l’avenir, le passé, je sais déjà ton histoire. - Mais je ne t’ai presque rien dit de mon histoire, lui répondis-je, sur la défensive.- Ne t’en fais pas, je suis extérieur à ton histoire, tu n’as rien à voir avec mon destin, Léon. Je sais tout, les diables nous disent tout, ici. - Mais où est-il, ce diable ? Dis-je, totalement déstabilisé. J’avais peur de lui, tout d’un coup. Mais je me demandais ce qu’il savait.- Je sais que tu as quitté ta famille et tes amis, de peur d’affronter ton destin dans un grand port d’une mer que je ne connais pas. Tu n’es pas un criminel, mais pas innocent non plus. Tu as peur, tu as peur de ton passé. Tu fais des mauvais rêves, et ce sont toujours les mêmes.

Je n’ai rien su dire, impressionné par cette personne que je ne connaissais pas, et qui avait vu en moi ce que j’étais. Il connaissait même ce cauchemar que je faisais régulièrement, les visages des gens du quartier Saint Jean, la plage de sable noir, les mains décharnées qui se dirigeaient inexorablement vers mon cou, et je ne pouvais rien faire pour les éviter, éviter l’asphyxie. Peu de temps après, on a été libérés, et je dus croire en la sincérité de Messaoud, mon co-détenu, le berger des montagnes Ethiopiennes. En sortant, je le regardai, sans savoir quoi dire encore. Il me dit : « Adieu, Léon, ne t’en fais pas, je ne dirai rien, et puis cela n’intéressera personne ici, on a d’autres chats à fouetter ! » Tout en souriant, et, sûr de lui : « Un autre diable m’a dit que nous allions nous revoir,

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mais celui-là est joueur. Je ne le crois pas. » Les gardes m’ont emmené dehors, jeté comme un vieux chiffon dans les rues poussiéreuses de la ville. Mes camarades du bateau sortirent presque en même temps, et on ne nous dit rien d’autre que « Vous êtes libres, mais disparaissez d’ici en vitesse ». On reprit possession de notre bateau, ce maudit remorqueur qui nous a amenés jusque-là. J’eus à peine le temps d’envoyer un télégramme à ma femme pour lui dire la raison de ma longue absence, et quelques photographies du désert que j’avais développées et tirées dans les entrailles du bateau à la va-vite. Notre remorqueur repartit en mer, et continua sa route face au soleil levant, toujours plus loin, toujours perdu, et les pêcheurs du bout de la côte Somalienne purent apercevoir un tout petit point qui disparaissait à l’horizon, face aux alizés, face à la mousson, face aux vagues qui tentaient chaque jour de précipiter cette coque en acier au fond des abîmes.

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Indochine.

Des sons feutrés m’entouraient, avec parfois des échos, des voix étrangères, des sonorités que je n’avais jamais entendus. Une langue que je ne conaissais pas, et qui se parlait tout doucement comme un secret, ou un murmure. Les voix, je n’arrivais pas à distinguer si c’étaient celles d’hommes, femmes, ou enfants. je n’arrivais pas à ouvrir les yeux. Impossible. J’étais à demi-conscient, comme lorsque l’on quitte un rêve et que l’on s’apprête à se réveiller en douceur. J’avais rêvé des choses qu’il ne m’arrivait jamais de rêver. j’ai rêvé les yeux ouverts que je découvrais des endroits, des pièces de ma maison que je n’avais jamais vues, qui étaient cachées entre deux salles, comme des univers parallèles, c’était étrange. Puis sont revenus les visages, une fois de plus, les mains décharnées qui se dirigent vers mon cou, le sable noir de la plage... Mais je ne me suis pas réveillé. Je peinais vraiment à refaire surface. Mais que m’arrivait-il ? Je ne comprenais pas. Ces voix me disaient quand même quelque chose, je voulais voir ces gens qui parlaient autour de moi, maintenant plus fort. Ils voulaient me réveiller. Je ne pouvais sortir de mon sommeil. Un

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goût atroce d’alcool mal frelaté me tira vers le monde réel. J’étais dans une salle aux murs en bois noirci par la crasse, des lanternes chinoises rouges pendaient un peu partout, des cordages et des paquets jonchaient le sol en bois. Le jour était là, alors que j’étais venu de nuit. Ca y est, je me souviens, j’étais venu là la veille ivre, avec des inconnus, des français méprisants et hautains avec tout le monde. Ils avaient disparu, et j’étais là, émergeant de mon sommeil peu à peu. Une vieille dame me parlait en français.

- Vous c’est pas rester là, vous c’est partir maintenant ! Y’en a marre les conneries maintenant !- Mais... quoi ?! Je ne comprends pas...Un homme un peu plus jeune me dit dans un français impeccable :- Vous avez payé, vous avez plus d’argent, on vous a donné une dose en plus, parceque nous on est sympathiques. Maintenant vous devez sortir d’ici et manger, retrouver votre monde. Ici c’est pas la réalité, vous allez mourir comme un chien. Regardez-vous ! Si vous restez là encore, on ne pourra plus rien pour vous. Vous avez encore beaucoup de choses à faire dans votre vie, des gens auront besoin de vous. Partez !- Mais... Combien de temps suis-je resté ici ? J’avais du mal à parler.- Ca fait dix jours que vous n’avez rien mangé, et dépensé beaucoup d’argent. On ne veut pas tuer nos clients, on veut qu’ils reviennent consommer. Partez, et ne revenez qu’après avoir repris des forces.

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- Vous c’est avoir la chance on vous conseille, les autres pas le faire avec clients. Les autres c’est ils s’en foutent! Que l’argent !

Je descendis, livide, vidé, de la jonque pourrie amarrée sur le quai de Cholon, la deuxième artère, le deuxième coeur de Saigon. J’étais perdu, désargenté, affamé, et n’avais qu’une idée en tête. Recommencer. J’échangeais un paquet de cigarettes à moitié vide à un cyclo-pousse pour m’amener au port de saigon. On mit un bon moment à se frayer un chemin entre les camions, les porteurs et les vélos qui circulaient de manière anarchique, dans tous les sens. En arrivant, le vieil homme du cyclo-pousse me demanda plus. Je n’avais rien, absolument rien de plus à lui donner. Je lui fi s un signe négatif, et il me laissa partir. J’allais directement au bateau, amarré au quai, rouillé, abîmé par la mer et les autres sampans ou barges amarrées tout autour.

- Ho, voilà Léon, enfi n!- Hou làlà... Il a pas l’air bien...

Je ne répondis rien et me dirigeais directement vers la cuisine, pour me servir du riz et un fond de casserole avec des légumes sautés. Je mangeais sans faim, juste par nécessité, le regard vide. Tous me regardaient comme si je revenais d’entre les morts, en silence.

- Mais qu’est-ce que t’as foutu, Léon ? Cela fait des jours qu’on t’a cherché dans toute la ville ! Me dit soudainement

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Henri. - Il est resté à fumer dans un endroit miteux de la ville, sans manger, sans boire. C’était le capitaine, qui m’observait, les bras croisés. Je sais ce que c’est, j’ai déja fait comme lui, quand on découvre l’opium, et qu’on est faible, on n’en sort pas facilement, à moins de ne plus avoir une piastre en poche. Il a dû dépenser toute sa paie de ce mois-ci. Nous sommes le douze, et il n’a déja plus rien. Quel idiot... Il ne s’est douté de rien.

- Il mange, c’est déja pas mal, dit Toni. - On verra s’il réussit à se défaire de l’emprise de cette drogue.

Je regardais le capitaine droit dans les yeux, je voulais me justifi er, mais je n’arrivais plus à dire un mot. J’étais lessivé, tant de bonheur artifi ciel m’avait valu de n’être plus que l’ombre de moi-même, fuyant, pâle, disparaissant. J’avais rêvé ma vie, ma mémoire sublimée, les couleurs et les visages étaient beaux, le visage de ma bien aimée, ma femme, était revenu, alors que je l’oubliais de plus en plus. Je voulais à chaque fois la revoir, et mon imagination prenait le dessus sur toute rationalité. J’étais en plein rêve, et à chaque fois que j’ouvrais l’oeil, la déception de me trouver là m’étreignait. J’en ai redemandé incessament, à chaque remontée vers la réalité qu’est le réveil. Il fallait que je me soigne.

Notre travail à Saigon était simple, remorquer les bateaux de toutes tailles, les aider à se placer devant le

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quai en poussant, tirant, avec des amarres grosses comme des serpents géants, tous les jours il y avait du travail pour nous. De plus en plus de soldats débarquaient au port, tout blancs, peu habitués aux chaleurs humides de la mousson, aux pluies qui inondent la ville toute entière. On travaillait normalement, comme n’importe-qui. On n’était plus ces fi ers trafi quants de haschich de Méditerranée ou de mer Rouge. Fini l’aventure, on n’était plus personne. On était redevenus nous-mêmes, perdus encore plus loin de chez nous, toujours plus à l’Est. Mais que faisions nous ici ? On a été éblouis par l’appât du gain. D’une seule voix, on a accepté de venir ici, pour trafi quer l’opium. Mais rien n’était pour nous, dans cette région. Il fallait trouver quelque chose. En attendant, on travaillait. Il fallait trouver quelque chose, une idée géniale pour nous sortir des eaux grises qui passent devant la grande ville de Saigon. On était bloqués ici, morts. Je peinais à retrouver une vie normale, à me limiter dans ma consommation d’opium. Cette drogue était trop forte pour moi, elle me dépassait. Il nous fallait quelque chose. Une idée, un projet. j’avais eu quelques nouvelles de ma famille, de ma femme et mon fi ls, j’ai même reçu une photo d’eux. Ma femme m’attendait toujours, mais commençait à se demander si la vie était ainsi faite pour elle. D’autres hommes lui tournaient autour, passaient souvent la voir, prenaient soin d’elle, mais je n’aimais pas ça. Elle m’a assuré qu’elle n’attendait que moi dans sa lettre, qui m’a ému. J’ai pleuré en fi nissant ma lettre. Les lettres peuvent aller comme elles veulent, traversent les frontières et les océans, mais pas l’homme. L’homme

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se fi xe des limites infranchissables, et il est prisonnier de lui-même. J’étais prisonnier de ma propre condition, ma propre existence. Peut-être que ma vie n’était que contradiction, toujours à contre-courant de ma volonté. Il me fallait vivre, il nous fallait nous sentir vivants, libres, tout l’équipage était morose malgré les joies de la vie à Saigon, et notre travail qui rythmait notre quotidien. Un matin, lorsque le soleil commençait à devenir insoutenable, vers dix heures, nous poussions l’étrave d’un grand paquebot blanc, qui arrivait de Marseille et était chargé une fois encore de soldats, des marins avec leur pompon, des paras au béret rouge, et des tirailleurs algériens, des sénégalais avec leur chéchia, et même des tabors, les goumiers marocains, vêtus de djellabas en toile de coton. Toutes ces têtes coiffées de couleurs vives dépassaient du bastingage, nous observant. Parmi l’une de ces têtes, je crus reconnaître quelqu’un, mais non, c’était sûrement une impression. Je m’affairais à enrouler une amarre, alors qu’ils regardaient le remorqueur pousser la coque gigantesque contre le quai, qui allait être leur premier contact avec la terre Asiatique. Je ressentais cependant quelquechose, comme si on m’observait. Je relevais la tête pour voir ceux qui étaient accrochés aux bastingage et continuaient de regarder la manoeuvre. Un visage restait dirigé sur moi, mais je n’arrivais pas à le reconnaitre vraiment, quand soudain, la lumière vint. Yves ! C’était bien Yves mon ami de Marseille, que j’avais perdu de vue à Alger, après notre traversée hasardeuse de la Méditerranée entre Marseille et l’Afrique du Nord.

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- Léon ! Ca alors, c’est incroyable, mais que fais-tu ici ? Je t’ai cru mort, tu es porté disparu en France! M’interrogea-t’il du haut du paquebot en hurlant. Mais je n’entendais rien, d’en bas, les bruits du moteur du remorqueur couvrant sa voix. On dût attendre que l’échelle de coupée soit positionnée, cet escalier qui descend comme une langue de fer du bateau pour venir lécher le quai en béton. Mon ancien ami en descendit mêlé à la foule kakie, vêtu d’un costume blanc cassé en lin, et coiffé d’un magnifi que chapeau Panama blanc. Il ressemblait à un mafi eux de Marseille, ces corses qui contrôlent les bordels de Buenos Aires à Saigon, en passant par Marseille. J’étais crasseux et fatigué, il était propre et rayonnant de vie.

- Mais alors, me dit-il en me serrant la main, que fais-tu ici ? Je te croyais mort depuis la guerre, tu es porté disparu depuis ! C’est ce que je t’ai crié d’en haut, tout à l’heure. - C’est très long à expliquer, mais je pourrais dire que j’ai eu de la chance ! quant à ma présence ici, c’est le commerce d’opium. Mais on n’a pas encore pu partir, il nous faut d’abord gagner de l’argent, les banques d’ici ne prêtent pas facilement. Alors on bosse ici, au port, en attendant. - Comme nous, au bon vieux temps ! Tu te rapelles ? Le port autonome, la pilotine, tout ça ? Ha, on était comme des rois à cette époque-là... - Oui, mais la guerre... Enfi n bref, où vas-tu? Qu’est-ce

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qui t’amène au fi n fond de l’ Asie ? - Je vais au grand hôtel, j’ai choisi de me lancer dans le journalisme. Je me suis payé le tout dernier Rolleifl eix, un magnifi que appareil ! Mais un peu lourd, quand même. Et je vends mes images aux journaux qui en veulent, en attendant d’être dans une agence.- Ca alors... Yves, journaliste! J’en reviens pas. Bon. Le temps de me laver, raser, habiller, et je te rejoins à l’hôtel!

J’étais dans un état fort peu enviable, l’opium m’avait détruit et j’étais maigre comme un clou, pas beau à voir. J’étais plutôt désespéré, et n’aspirais qu’à une chose : repartir, ou faire quelque chose d’exceptionnel. Mais sans argent, impossible, à moins de s’engager dans l’armée sous un faux nom. Mais non, plus jamais l’armée, ou la guerre, plus jamais je ne voulais avoir à faire avec une quelconque prise de parti. Mais à cet endroit du monde, il était diffi cile de ne pas en avoir. Je suis parti du remorqueur à pied, habillé simplement, mais propre. Une chemise blanche, et un pantalon beige. Pas de chapeau, je n’en avais pas qui soit approprié à la promenade en ville, à part mon bachi troué et mon chapeau de brousse tout neuf, mais fait pour être porté en brousse, pas en ville. Je suis allé directement au grand hôtel retrouver mon vieux collègue, mon ami d’avant la guerre. Je l’ai retrouvé sirotant un cocktail « singapour sling » au bar du rez-de chaussée. On a parlé des heures et des heures, jusqu’à ce qu’il me demande, cassant :

- Mais alors, qu’est-ce que tu attends pour repartir, refaire

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l’aventure, ou même rentrer chez toi ? - Je ne sais pas... Dis-je gravement. J’ai perdu tout espoir de rentrer chez moi, à chaque nouvelle initiative je me retrouve encore plus loin de Marseille. J’ai envie que ça cesse... mais... Est-ce que j’en suis capable ? - Mais bien sûr, t’en es capable! tout le monde est capable de rentrer chez soi ! Eh, t’es pas Ulysse, hein, t’es un homme comme moi, tu vas réussir à rentrer, regarde ! je t’ai retrouvé, alors que t’étais déclaré disparu en France ! Rien n’est impossible !- Oui, mais je suis bien ici, ou là... Aucune importance... - Je ne comprends pas. Tu me dis que tu veux rentrer, mais tu fi nis par dire que t’es bien ici ou là, qu’il n’y a aucune importance ! Tu ne sais pas ce que tu veux. Tu n’as pas l’air dans ton assiette... Tu fumes l’opium ou quoi ?- Oui... Je viens d’en sortir. Il ne faut jamais commencer. C’est beau comme une méduse, mais si tu y touches, elle te brûle. C’est une vraie saloperie. En parlant de ça, j’ai une idée ! tu vas nous suivre et faire un reportage sur nous, quand on ira chercher de l’opium au Laos, ça te fera un sacré scoop, non ?- Pourquoi pas ! Ca me plaît comme premier reportage ! Alors comme ça tu dis que c’est une saloperie mais tu n’as pas de remords à vouloir en vendre aux autres!- Maintenant je sais ce que c’est, mais je ne suis pas tout à fait guéri. Je refume de temps en temps, quand je ne tiens plus. Les gens chez qui je vais, ils me connaissent. -Ils me foutent dehors quand j’en redemande. Allez, je t’emmène au bateau, je vais te présenter à l’équipage.

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La brume, toujours la brume, ce matin-là, une vapeur épaisse, mate, on n’y voyait rien. On a failli taper dans un sampan imposant chargé de sable qui passait en plein sur notre route. La brume avait vraiment du mal à se dissiper, ce jour-là. Des voiles qui ressemblaient à des ailes de dinosaures, ou quelque dragon sorti des mythes antiques nous surprenaient de temps en temps, alors que le ronronnement du moteur remplissait le vide sonore du fl euve. Lorsqu’enfi n la brume s’est diluée dans la chaleur sèche du soleil, on a vu juste à temps que l’on passait près d’un village fl ottant, des maisons construites sur des sampans de grande taille et qui paraissaient de véritables épaves. Souvent, des fagots énormes de bambous les aidaient à se maintenir à fl ots. Des radeaux d’environ vingt à trente mètres carrés formaient des plateformes sur lesquelles se dressaient des pagodes, des maisons, des granges... On s’y est arrêtés pour faire le plein de carburant sur une barge qui faisait le relais sur ce point éloigné du fl euve. La vie des Européens qui y vivaient était régie par les passages de barges et sampans chargés de riz, de jarres, ou bien de pains de glace. Un gros type, venu d’une région perdue de France était venu tenter sa chance dans un autre endroit perdu du delta du Mékong. Le capitaine avait l’air vraiment dans son élément, et saluait tous les bateaux de l’armée, des sampans blindés, des barges de débarquement équipées de canons, dont des grappes de légionnaires ou de tirailleurs annamites dépassaient comme d’une cagette de raisins remplie à raz-bord. Ils allaient d’un point à un autre, patrouillant

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dans l’immensité marron et verte du delta. Nous, on s’en foutait des autres, c’était pas notre guerre, on voulait l’opium du Laos, l’aventure, mais pas la gloire. J’avais réussi à convaincre mes amis du bateau à ne pas se porter volontaires, on n’avait rien à voir avec cette guerre. Mais quand même, lors de notre voyage sur le fl euve, il fallait se tenir prêt, on ne sait jamais, en cas d’attaque. On avait quelques armes dont un fusil mitrailleur cachés dans la soute. Pour faire croire aux autorités que nous travaillions simplement, le capitaine nous a chargés d’une barge, que l’on a traînée derrière nous tout le long du voyage. Elle était d’abord remplie de riz, en partant de la grande ville du Sud de la colonie. Donc, on s’était arrêtés à cette station-service fl ottante, approvisionnée toutes les semaines par une péniche. Le type qui travaillait là était sympathique, avec sa grosse tête, mal rasé, souriait volontiers. Il trafi quait du pastis avec les propriétaires Français du delta. Comme on faisait le plein, il nous servit à tous un pastis avec de l’eau fraîche. Personne ne refusa l’offre. Un pastis... Cela faisait des années que je n’en avait pas bu, et celui-là, il m’a fait un réel plaisir. Malgré la chaleur moite et les bruits du fl euve, les cris des vendeuses de fruits, des moteurs sans pot d’échappement qui crachaient leur fumée noire dans l’air, je me suis rappellé ma ville, les apéritifs entre amis sur les rochers, en train de pêcher quelques poissons de roche. On est repartis, droit vers notre première grosse étape. Le Cambodge. Il fallait passer les contrôles de douanes du poste fl ottant, et continuer vers Phnom Penh. On y est arrivés au coucher du soleil, et une chose remarquable nous a frappés. On voyait le

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palais du roi Sihanouk éclairé par les rayons rouges du soleil. des dorures sur chaque toit, chaque angle, et en plus, une porte magnfi que donnait sur le fl euve. On a fait une escale courte, et on est repartis, direction le Laos. Des kilomètres et des kilomètres de vase, de bras de rivières, de sampans, et surtout de fôret, cette fôret verte, crissante, suintante, impressionnante. La nuit, des cigales cachées dans les branches faisaient un bruit assourdissant. On aurait dit un énorme moteur électrique lancé à toute allure. Il faisait chaud, constamment chaud, horriblement chaud. On prenait des pastilles de quinine tous les jours, pour éviter le palud, et les moustiquaires envahissaient les couchettes et les hamacs. D’ailleurs, personne n’arrivait à dormir convenablement, par une chaleur pareille. La fôret nous encerclait, hors du fl euve, ce n’était plus notre domaine. On était cantonnés à continuer à remonter ce fl euve gigantesque qu’est le Mékong. Il traverse plusieurs pays, et la vie s’organise tout autour, du delta jusqu’à l’Himalaya. Rien ne nous avait paru être dangereux, pour le moment. Pourtant, les attaques de rebelles sur le fl euve ne manquaient pas, selon les dires des militaires. Nous, on passait peut-être inaperçus, avec la barge remplie de riz. Ce riz, d’ailleurs, on l’a vendu en arrivant au Laos. On s’est délestés de la barge, que l’on a confi ée à un chef de village en l’échange d’une promesse, lui ramener de l’opium. Il était rachitique, ce chef. Vêtu de sa tunique bleue, avec un drap blanc enroulé autour de la taille, on devinait sa maigreur. Je savais qu’il était dépendant de l’opium, encore cette drogue qui endort des milliers de personnes en Asie. En même temps, l’opium était une

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monnaie d’échange, qui valait plus que l’argent ou l’or lui-même. Au Laos, c’était comme ça. On a donc encore continué plus loin sur le Mékong, traversant encore la jungle, puis on s’est arrêtés dans un affl uent, et amarré le bateau rouillé à un quai en bois aux poteaux tordus et rongés par les vers.

- Il faut une équipe avec moi pour aller chercher la marchandise, qui se porte volontaire ? Demanda le capitaine.

Pendant tout le voyage, Yves s’était adapté à l’équipage, on jouait aux cartes, pendant les longues heures à remonter le fl euve. Toni, Henri, tout le monde appréciait mon ami de Marseille. Il prenait ses photos, et décrivait dans son carnet ce qu’il voyait du quotidien, des gens du fl euve. Il se porta naturellement volontaire pour aller dans les montagnes, vers l’Est, chercher l’opium. Je l’ai suivi.

Chaque pas était plus diffi cile que le précédent. Pas de répit, il fallait faire vite, pour arriver au village Hmong le plus en aval de la châine de montagne. J’allais rencontrer le peuple qui pour moi et mes camarades allaient représenter plus tard ce qu’il y a de plus fi er et de libre dans ces montagnes. Notre guide était un des leurs, et il sautillait sur les rochers et paraissait courir dans les sentiers. il s’arrêtait souvent pour nous attendre, nous les marins, mauvais marcheurs. L’air était suffocant, l’humidité omniprésente, et les sangsues devenaient

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grosses commme des cigares à la fi n de la première journée de marche. Il fallut que l’on s’arrête toutes les trois heures pour les enlever à l’aide d’une cigarette qui, pointée sur leur peau, leur faisait immédiatement lâcher prise. J’en avais même dans le dos. Yves, exténué, et effrayé par la marche à entrependre, commença à désespérer.

- J’en ai marre, cette boue, les sangsues, la pluie, tout ça ! Je rebousse chemin. Il glissa et s’étala par terre, dans la boue. - Ha Ha Ha, Tu n’as pas les bonnes chaussures, prends les miennes !

Le guide Hmong riait de le voir ainsi étalé, rageant, criant contre les éléments. Bien sûr, le guide était pieds nus, et ne glissait pas, lui. Il est vrai que même avec des chaussures de marche, avec de bons crampons, ça glissait déja facilement dans la boue. Mais, Yves, lui, avait de fi nes chaussures de sport en toile, avec des semelles plates. Il glissait constamment. Il en était épuisé, et c’était normal. Une vieille dame qui suivait le même chemin que nous lui proposa de l’aider, et une autre, qui avait des bottes en caoutchouc, fait improbable dans cette région, où même nous n’en possédions pas, lui prêta une de ses bottes et enfi la une chaussure de mon ami. Il avait l’air fi n à marcher avec une botte, et tenu par cette vieille dame qui devait avoir au moins quatre vingt ans. elle riait en le voyant déraper dans le chemin qui n’arrêtait pas de monter. Lors d’une pause, le capitaine vint vers nous

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avec une brindille à la main, tout sourire. - Regardez ce que m’a donné le guide, les jeunes ! - Non... C’est pas possible... tiens, Toni !- Ah ça alors, du chanvre ! Mais il n’est pas comme chez le Turc, vous vous rappelez ?- Je vais demander au guide si ça se fume. Le capitaine repartit, et revint avec le guide. - Oui, on fume ça aussi, avec le tabac. - Et l’opium ? demandais-je à l’interprète Laotien. - Non, ici, on ne fume pas l’opium. C’est pour ceux d’en bas, c’est notre monnaie, on ne le fume pas. Trop dangereux.

La marche reprit son cours, et le petit groupe suivi de quatre chevaux de bât pas encore chargés, continua dans la boue et les bambous qui se dressaient très haut au dessus de nos têtes, tellement haut qu’à une certaine hauteur, ils se pliaient sur eux-mêmes, formant de magnifi ques courbes qui retombaient dans la masse verte de la fôret primaire. On arriva enfi n au village le soir venu. Les gens et le chef avaient préparé un accueil qui nous étonna. Personne n’avait annoncé notre venue, mais ils nous attendaient. Et chalereusement. On entra dans la maison de Phuong, qui dirigeait la vallée. Le village était éparpillé sur un fl anc de montagne, juste en plein milieu d’une épaisse couche de nuages vaporeux. La maison était faite de planches de bois noirci par la suie du feu qui était positionné dans l’aile droite de la maison. Des vêtements noirs séchaient au dessus, pendus à des branches calées dans les poutres. Le sol était en terre

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battue, et dans un coin de la grande salle du milieu, celle pour recevoir, un autel était posé, sur lequel de l’encens brûlait toujours. Il faisait maintenant assez froid pour que l’on regrette de ne pas avoir pris quelques pulls en laine en partant. Le chef nous accueillit chalereusement et nous fi t servir à tous de l’alcool de riz fabriqué par lui-même. Il le stockait dans une jarre en terre cuite qui était posée dans le côté opposé de la maison. Près du feu, des ustensiles de cuisine traînaient, et un plat était rempli de viande de porc. On nous fi t servir du riz, des haricots verts, et les abats de porc rôtis.

- Le chef a tué le cochon aujourd’hui, et puisque vous êtes, là, il vous a conviés à manger ce qui ne se garde pas longtemps dans la viande, nous dit l’interprète.

On mangea goulûment des morceaux de viande, de tripes, d’abats inconnus. Le vin de riz était très bon, et on se lamenta de ne pas y avoir goûté plus tôt, préférant l’anis des Européens. cependant, cet alcool qui paraissait doux monta vite aux tempes, on était tous ivres à environ vingt heures, en étant arrivés vers dix-huit heures. Ensuite vinrent les parlementations entre le capitaine et le chef. Ils conversaient du prix à payer pour l’opium. Le chef voulait du sel ou des armes, mais nous n’avions que des billets de banque, des piastres. Ils fumèrent la brindille trouvée sur le chemin dans une pipe à eau, noire de tabac, que les gens fumaient là. Un tabac très fort, qui faisait tourner la tête. Il accepta fi nalement les « bouts de papier » au bout de trois à quatre heures de joutes verbales

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entre lui, le capitaine et l’interprète. On alla se coucher avec les autres dans le grenier à riz, au-dessus de la place du feu en attendant. Tout était recouvert de suie. Nos couvertures étaient zébrées de longues traces noires. On dormit en respiant la fumée âcre du feu, pendant que les nuages continuaient d’envahir les fl ancs des montagnes, dans la nuit fraîche de la fôret.

Au matin, je fus réveillé par des coups de feu. Je sortis la tête par une fenêtre de la maison. Une des femmes me vit d’en bas et se moqua de moi, et je ne comprenais rien à ce qu’elle disait. Elle me fi t signe vers la fôret puis je vis le capitaine et le chef du village apparement matinaux tirer chacun son tour sur une chemise bleue tendue sur un tronc d’arbre. Ils s’amusaient tout simplement à tirer sur une cible. J’avais cru à une attaque du village par les partisans Vietminhs...

- Ah, bonjour Léon, me dit le capitaine. Il avait un pantalon couleur sable, et une chemise noire. Sa casquette blanche était comme un havre de propreté vis-à vis de ses vêtement horriblement sales, pleins de boue. - Bonjour, il fait frais, ce matin, non ?- Oui, venez donc nous montrer votre adresse au tir, le chef Tam m’a prouvé qu’il était bien meilleur que moi ! - Oh, vous savez, moi, je n’aime pas trop ce genre d’activités, ça me rappelle de mauvais souvenirs. - Allez, ne faites pas l’enfant.

Je me suis retrouvé avec un fusil en main, un

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mousqueton Berthier, un vieux fusil de l’amée française. Le même que j’avais quand on a exproprié les gens du Vieux port en 1943.

- Bon... Je vais essayer de bien tirer.

Le coup est parti et m’a démis l’épaule. Je me suis roulé par terre de douleur, tant le recul du fusil était fort. Tout le monde riait autour de moi. J’étais ridicule devant ce chef de village de toute petite taille et qui savait manier une arme alors que le Français en face de lui ne savait pas tirer. Et alors? Je m’en foutais de ça, moi. Qu’est-ce qui faisait de moi un imbécile? Je ne savais pas ou plutôt ne voulais pas tirer comme il fallait. Et encore, c’était une cible. Pas un homme. Je ne voulais plus jamais tenir une arme, même si ce fût pour me défendre. Le remorqueur traînait sa lourde barge derrière lui, en redescendant le fl euve. Tous, nous étions aux aguets. On a vu échouée, sur la berge, une embarcation de l’armée qui brûlait. Des cadavres jonchaient le sol. Apparemment, ils s’étaient pris un obus de mortier en plein milieu du pont.On a continué à descendre, imperturbablement. Encore et encore, descendre, repasser la frontière Cambodgienne, continuer encore, sous le soleil écrasant ou dans la brume du matin. Yves continuait de prendre ses photos.

- Et vous allez le vendre à qui, l’opium ? - Au plus offrant, on verra bien à My Tho. Bon... Vous imaginez bien qu’on est hors des circuits offi ciels ?

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- Oui, bien sûr ! - Eh bien je voudrais que vous ne mentionniez aucun nom, aucun lieu. Et que nos visages n’apparaissent pas sur un journal, sinon, nous sommes perdus. Vous avez vu comme ils nous ont regardés de travers, les gendarmes de la frontière ?- Oui... - Ils ont trouvé louche qu’on transporte du sable, ils doivent nous soupçonner de cacher quelque chose, et c’est bien ce que l’on est en train de faire, cacher quelque chose !- Mais alors, comment comptez-vous faire ? - On va improviser, comme on sait si bien le faire ! Allez, retournez à vos photos, Yves. Je vous fais confi ance mais je ne devrais pas.

Yves descendit l’échelle et me rejoignit sur le pont arrière.

- Ho, léon, c’est maintenant que le capitaine me dit de ne pas mettre de visages sur mes photos, pour pas vous reconnaitre, il est gonfl é, dis !- Il a ses raisons...- T’as vu la vedette, là-bas ? On dirait qu’elle vient vers nous... Oui... Elle fonce sur nous !- Aie... les ennuis commencent.

Une vedette des douanes nous a abordés, et sommé de nous arrêter. Personne ne disait rien.

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- Alors comme ça, vous transportez du sable ? Vous avez été déclarés transportant du riz en montant vers le Laos. Pourquoi faites vous ce travai l? Il y a mieux pour des Français, non ?- Moi je suis Italien, mes parents étaient de Calabre, mes cousins sont Arméniens, monsieur ! Et je suis Français si je veux ! Dit Toni, rageusement, l’index levé en l’air comme un dictateur. Il se foutait d’eux.- Taisez-vous! Ou on vous attache à fond de cale ! Je parle au capitaine, pas aux moins que rien comme vous ! Dit un offi cier en short et chemise blanche immaculée.- Messieurs... Nous nous contentons de transporter des marchandises, on vit comme ça. Vous savez, on est une grande famille et...- Ca suffi t ! Je ne veux rien entendre, on va fouiller, j’ai comme un pressentiment.- Ce n’est pas la peine, enfi n, vous voyez bien qu’on transporte du sable! Dit le capitaine, les mains tournées vers les douaniers, pendantes au bout des bras, comme pour dire que nous n’avions rien, rien dans les mains.

Et ils fouillèrent tout le bateau, trouvant nos cinq fusils dans la soute. On ne les avait pas entretenus, ils avaient commencé à rouiller.

- Et ça, alors ? - On ne sait jamais, pour se défendre, on les a achetés à My Tho il y a un mois. - Bien. Qui me dit que vous n’êtes pas de mèche avec les rebelles ? Vous transportez des marchandises qui ne

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valent rien, c’est louche. Et puis ils n’ont pas besoin du riz que vous amenez, ou du sable. Le Laos et la Cochinchine sont autosuffi sants.- Nous ne savions pas, messieurs, répondit notre capitaine, droit dans ses habits crasseux. - On va continuer la fouille. Creusez dans le tas de sable à l’arrière ! Ordonna l’offi cier à ses douaniers.

Pendant qu’ils creusaient, l’offi cier voulut raconter une histoire au capitaine, comme pour passer le temps.

- Vous savez, vous me faites penser à une histoire de contrebandier Arabe. - Pourquoi cela ? - Ecoutez ceci: C’est un Anglais qui me l’a racontée à Pondichéry, il y a sept ans. Un vieux bédouin qui traversait presque tous les jours une frontière avait dit un jour aux douaniers qu’il était contrebandier. Ils ont fouillé toutes ses affaires, la paille que ses ânes transportaient. Chaque jour, c’était la fouille, toujours plus minutieuse. Mais jamais ils ne trouvèrent quoi que ce soit. Jamais. Le jour où le contrebandier fût à la retraite, il passa une dernière fois la frontière sans ses ânes. Alors, les douaniers lui demandèrent. « Mais puisque vous étiez un contrebandier, qu’est-ce que vous faisiez passer et qu’on a jamais trouvé ? Vous êtes à la retraite maintenant, vous pouvez tout nous dire, on se connaît depuis tant d’années ! » Et le vieux leur répondit: « Des ânes »... Je ne sais pas ce que vous manigancez ici, avec votre riz et votre sable. Et en

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tant que douanier, je me dois de n’omettre aucun détail si je ne veux pas qu’on me prenne pour un âne.

- Chef ! des pâtés!- Ah ! Eh bien voilà, j’en étais sûr ! Vous voyez, capitaine, comme je ne me suis pas trompé avec mon histoire d’ânes?

Nous n’étions pas assermentés pour récupérer au Laos l’opium qui devait être contrôlé et distribué par les entreprises de la colonie. On risquait gros, les douaniers pensaient que cet opium était destiné aux vietminhs du delta, pour leur monnaie d’échange. L’opium valait plus que la piastre elle-même, et valait même beaucoup d’armes. C’était une denrée très recherchée, d’abord en moyen d’échange, puis par tous les fumeurs du globe et d’Asie. C’était un commerce très lucratif auquel nous n’avions évidemment pas le droit.

- Qui vous a commandé ça ? Répondez ! Qui vous a commandé ça ? A qui est-ce destiné ? - Au plus offrant, bien entendu... dit tranquillement le capitaine.- Alors vous vous expliquerez au commandement. Allez, on y va ! Ils nous ont fait suivre leur vedette, dont les mitrailleuses étaient pointées sur nous. On était tous mal. Qu’allait-il nous arriver encore ? La prison ? Encore l’exil ? Cela n’avait plus d’importance. Au bout de quatre heures de navigation en direction de la petite ville de My

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Tho, au détour d’une île, plantée en plein milieu du delta, des coups de feu retentirent, des des balles rebondissaient sur la coque du remorqueur.

- Putain, ils nous tirent dessus ces vaches ! dit le lieutenant Delaffont.- Mais pourquoi ? On nous emmène à My Tho pour nous arrêter, pourquoi nous tirent-ils dessus ? demanda le capitaine, la peur au ventre.

Les balles pleuvaient, des obus de mortier tombaient juste à côté, créant des gerbes d’eau sale qui nous retombaient dessus. En voyant la vedette exploser et couler à pic devant nous, on comprit que c’étaient les rebelles du delta qui nous attaquaient. J’avais redouté ce moment.

- Ils tirent bien, les enfoirés ! regarde comme la vedette coule à pic !- Qu’est-ce qu’on fait ? Putain de merde ! cria Yves.- Mais prends des photos, abruti ! Au lieu de parler !- On fonce sur la rive opposée ! cria le capitaine. Henri ! Coupez le câble de la barge !

Henri courut sur le pont arrière, mais revint tout aussi vite sans avoir rien coupé. Les balles siffl aient de partout, il avait eu peur de se faire toucher. Le mécanicien, en voyant ça, voulut y aller. Henri a essayé de le retenir, mais il est parti donner un coup de machette dans les câbles. Il nous détacha, et on le vit tomber par terre,

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dans une mare de sang. Il était mort, touché à la tête, des morceaux de cervelle dépassaient de la masse noire de ses cheveux. Yves prit une photo de son cadavre, de loin. Je le regardais et lui dit avec dégoût :

- Enfi n Yves, mais qu’est-ce que tu vas faire avec une image pareille ?- Un article d’enfer, tu verras !- En attendant on quitte le navire ! Nous cria le capitaine, tout affolé.

Les balles et les obus continuaient à nous rendre la fuite impossible, on était quadrillés. Je vis du sang, beaucoup de sang couler de sa chemise. « Merde, on va tous y passer! » pensais-je. « Tant pis, c’est la fi n, il faut quitter le navire... » On sauta avec le reste de l’équipage à l’eau, il en manquait un certain nombre quand même. Je n’ai pas compté combien de têtes sortaient de l’eau. Yves ne voulait pas sauter, à cause de son appareil photo si précieux.- Non ! Je ne saute pas, je peux pas faire ça ! - La con de toi, saute, bordel ! tu vas y rester, saute !

Il sauta avec son appareil, tendu à bout de bras, et réussit même à prendre un cliché, fl ou, mais où on voyait bien la fumée du remorqueur, et quelques visages. On a nagé jusqu’au bord, qui était étrangement calme. On vit le Taureau, notre remorqueur, s’échouer sur un banc de sable un peu plus bas. On sortit de l’eau, et en courant, on

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s’est réfugiés derrière le talus qui cachait un village. Un village vide, d’ailleurs. Le capitaine souffrait le martyr, il avait une balle en plein ventre. Merde! et de huit nous étions passés à cinq. Il manquait le lieutenant Delaffont, le mécanicien et le canonnier. Personne en vue, ils avaient disparu, emportés par le fl euve. On se retourna vers les maisons, et on vit une trentaine de paires d’yeux qui nous observaient. Il fallait être prudent, on ne savait pas du tout dans quelle zone, amie ou rebelle, nous étions. Peu à peu, les gens sont sortis des habitations, commençant à essayer de nous parler. On parlait peu le Vietnamien, puisque beaucoup parlaient français. Mais ici, personne ne parlait notre langue, on se comprenait par signes. Quatre hommes portèrent le capitaine dans une maison sur pilotis. Un jeune aux cheveux ébourriffés partit à cheval à toute vitesse.

- Dis, Léon, c’est pas bon s’ il part vite comme ça. Il va sûrement alerter les rebelles, non ? me demanda Toni.- Je ne sais pas, de toute manière l’aventure s’arrête ici, on a tout perdu, la barge, le remorqueur, on ne connaît pas la région... Je baisse les bras, ici, c’est la fi n, dis-je désespéré.

Les villageois se sont occupés du capitaine, fermant sa plaie comme ils pouvaient. A l’abri dans une maison sur pilotis, on nous a offert du vin de riz, qu’on a bu d’une traite. Je ne conaissais que quelques mots en vietnamien, je regrettais vraiment de ne pas pouvoir parler avec eux, les remercier, ou avoir des renseignements... Le

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soir tomba rapidement, comme tous les soirs au bord du fl euve. Un bruit de moteur nous réveilla. Je regardais par un trou entre les planches d’une cloison de la maison. Une vieille moto des années vingt était au milieu du village, et un homme visiblement européen parlait en vietnamien avec le chef du village, le jeune à cheval était là aussi. Un français ! On était sauvés. Je courus vers le motocycliste.

- Bonsoir, me dit-il en éteignant le moteur pétaradant, en lâchant l’embrayage d’un coup sec. - Bonsoir, monsieur. Vous parlez leur langue ?- Bien sûr, que je la parle, mais j’ai beaucoup à apprendre, encore. Aimeriez vous qu’un étranger vous parle dans sa langue sans chercher à faire le moindre effort pour vous dans votre propre pays ? - Non, évidemment...- Bref, vous avez un blessé grave ici, m’a dit Tang. Je suis le médecin du secteur, me dit-il sèchement.- Oui, il est dans la maison du chef, je crois. Allons-y.- Je sais, me dit-il en souriant.

Il avait nullement l’air d’un docteur, avec sa chemise ouverte, ses sandales et son vieux short. Il portait un chapeau de paille qu’il avait rabattu derrière son dos, comme les mexicains dans les westerns au cinéma. Il portait des lunettes rondes, et une fi ne moustache blanche. Seule sa malette en cuir trahissait son métier. Je le suivais. Il demanda de l’opium au chef du village, qui lui apporta une pipe, et une bougie. Il alluma la fl amme, fi t fondre la boulette d’opium, et Il fi t fumer lui-même

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le capitaine, couché dans un coin de la maison. Il avait perdu beaucoup de sang, et les cochons qui logeaient sous la case léchaient les gouttes pourpres qui coulaient le long d’un pilier. Je les ai chassés à coups de bâton, mais rien à faire, ils revenaient toujours. Ma rage ne fi t rien d’autre que faire rire le chef du village. Après deux heures d’opération, le médecin sortit l’air dépité.

- J’ai trouvé la balle, mais elle a fracassé plusieurs organes vitaux. Je ne sais pas s’il verra le lever du jour... Désolé.

On ne disait rien, avec Henri et Toni. c’était comme s’ils perdaient un père. Moi, je n’avais pas connu de père, il me semble. Enfi n, pas le vrai. mes souvenirs d’enfance étaient un mystère pour moi, presque rien... Bref, le capitaine allait nous quitter, selon le médecin qui avait tout fait pour le sauver.

- Il... Il ne nous a rien dit, rien! Il va partir comme ça, et nous on est perdus maintenant ! Dit Henri, désemparé.- Mais non, ça va aller, il a vécu comme il l’a voulu, il va mouir comme il le veut. Je crois qu’il avait peur de s’arrêter défi nitivement quelque part, et je sais qu’il préfère fi nir comme ça. Pour lui, ça vaut mieux que de vieillir sur une chaise à regarder les feuilles d’arbre tomber à l’automne. Regardez! Regardez où nous sommes, maintenant! Il nous a emmenés jusqu’ici parce qu’il ne pouvait plus s’arrêter! Ce voyage, c’était sa dernièe raison de vivre. Il a tout perdu. Toute sa famille est morte, et la grande marine à voiles à l’ancienne est morte aussi. Il va mourir,

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et il ne veut pas voir comment ce siècle va évoluer. Il part au bon moment, au moment où son monde, son époque s’essouffl e. Il ne veut pas voir la fi n parce qu’il la connaît déja trop bien.

Je m’étais emporté dans ce discours comme si j’avais connu le capitaine toute ma vie, comme si c’était mon père. Je ne savais pas si ce que je disais était fondé, mais en tout cas j’avais la certitude des prophètes qui parlent au nom des dieux. Tout le monde s’est tu, résigné. Je ne connaissais qu’à peine son nom et un bout de son histoire, mais j’avais deviné le fond de sa pensée, ce que disait son regard. Il ne voulait pas rentrer, il voulait en fi nir avec la vie dans une tempête terrible, ou dans un combat à mort. En tout cas quelque chose de spectaculaire. Une balle dans le ventre c’est moins héroïque qu’une lame de fond, mais il n’avait pas eu le choix.

- Mais qu’est-ce qu’on va faire ? Qu’est-ce qu’on va devenir ? Plus de bateau, plus de capitaine, on a perdu quatre membres d’équipage dans la même journée...- Il y a des plantations partout, on trouvera du travail, c’est sûr! Dis-je, assurant. On peut même monter un commerce, vous savez ! Une chamane du village entra, et fi t des incantations, appliqua des feuilles en bouillie sur le ventre du capitaine, l’enfuma avec de l’encens,mais cela ne donna rien de plus. Il dormait, les yeux en plein dans son rêve d’opium, loin de nous déja. On a veillé toute la nuit, et les premières lueurs du soleil traversant la brume,

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on décida de sortir le vieux capitaine, qui venait de se réveiller d’un long et beau songe. Il ouvrait à peine les yeux qu’il toussa du sang, il y en avait partout. Avec Yves, on le porta sur une planche pour le faire sortir. On le plaça au milieu du village, pour qu’il voie le soleil se lever. Il était déja parti. Graves, les yeux embués, on le laissa là pour aller chercher du bambou sec. Le docteur avait insisté pour qu’on l’incinère, pour des raisons d’hygiène et de traditions locales. On avait perdu notre guide, l’homme qui maintenait notre cap à travers les mers. Toni et Henri ont décidé de partir vers la grande ville, pour trouver du travail, ne pas rester là, les pieds dans la boue. Yves et moi, avions décidé de récupérer ce que l’on pouvait d’équipements dans l’épave pour visiter la région d’abord, et fonder un commerce, si possible. On nous expliqua que les rebelles vietminh étaient basés sur lîle d’en face, mais qu’ils ne venaient pas de ce côté-là du fl euve, du moins pas encore. Ce qui me rassura un peu.

Plusieurs semaines après.

- vas me chercher le chapeau et le drapeau, vite !- Tu vas te faire tuer, tu es fou ! - Non, je te dis que ça va marcher ! Tu me remercieras quand ça aura marché, tu verras.

Yves me donna le chapeau couleur bleu royal, et je terminais d’ajuster moi-même les décorations factices, bidon, qui étaient accrochées à ma tunique de soie bleue foncée. Mon pantalon blanc était impeccable, fl ambant

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neuf, et je mis les lunettes de soleil. La panoplie était parfaite, et j’allais tenter quelque chose. Yves sortit et annonça ma venue à une assemblée de plus de trois cents personnes. Les chefs des trois villages étaient assis devant la maison sur pilotis, et attendaient. Je saisis mon parchemin, preuve du soutien de l’empereur, le vrai, et sortis de la maison en le tenant haut en l’air. Tous me regardaient, et deux gardes au visage rond et noir des Khmers vinrent se mettre à ma droite et ma gauche. j’annonçais en vietnamien la raison de mon retour ici, et racontais une partie de mon voyage à Hué. La rencontre avec l’empereur avait été fructueuse, et il m’avait donné son accord. Il fallait maintenant que le peuple des trois villages soient aussi d’accord, et je ne voulais pas prendre le pouvoir par la force. Je n’en avais pas les moyens, et il fallait convaincre. je m’efforçais de parler au mieux leur langue, apprise ici même durant des mois et des mois. Yves immortalisa la scène, et fi t une photographie de moi en contre-plongé, debout, sur le pas de la porte de la maison sur pilotis, me donnant une impression de grandeur. La photo allait être reprise dans quelques journaux de la colonie.

- Qui désire l’union des trois villages, et reconnaît mon statut d’empereur régissant l’îlot ? Ceux qui désirent m’avoir pour chef, pour guide, qui mène son peuple de l’ombre à la lumière par l’indépendance de toute puissance extérieure, ceux-là, lèvent la main !

Mon ami Yves compta et nota à la craie sur le mur

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de la maison. Cent cinquante quatre.

- Ceux qui veulent continuer comme avant, et ne me reconnaissent pas comme empereur, lèvent la main !

Cent vingt deux. Beaucoup ne se sont pas prononcés. Les trois chefs de village se levèrent et ordonnèrent que l’on tue les cochons, pour faire un grand festin. Cela voulait die qu’ils me soutenaient, et que la partie était gagnée. Jamais je n’aurai cru que ce soit si facile. Je me tournai vers Yves, et lui dit, en souriant:

- Ca y est, tu vois ? Je l’ai mon petit empire ! Il n’en revenait pas. - Tu préfères être nommé ministre de la noix de coco ou ministre des poulaillers ? - Arrête de te foutre de moi, tu vois bien que c’est ridicule ! Être nommé empereur de trois misérables villages ce n’est rien, tu n’es que maire d’un bled, rien de plus ! - Oui mais maire-empereur représentant de l’empereur lui-même! avec tous les droits sur les terres et la population. Mais ne parlons pas de ça maintenant, on pourrait nous entendre...- Personne ne parle français ici ! - On ne sait jamais.

Mon empire, une île comportant trois petits villages sur le delta du mékong, était assez grande pour y installer des plantations de riz, de cocotiers, et même construire une piste d’aterrissage. Les autorités françaises

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ne regardaient pas trop mes affaires, j’avais seulement eu accès à la concession de l’île, que je me suis proposé d’administrer, puisqu’aucune institution n’y avait jamais jamais mis les pieds, laissant pour compte les habitants. J’étais le représentant de Bao Dai, l’empereur qui vivait à Hué, la vieille ville impériale dans le luxe et les fastes de son règne. Lorsque je suis allé avec Yves au palais impérial, pour demander à l’empereur et ses mandarins l’autorisation de le représenter sur cet endroit perdu, il nous a accueillis comme des moins que rien. C’est ce qu’on était, d’ailleurs. Des centaines de femmes en robe traditionelle allaient d’un point à un autre de la cité interdite. On n’a pas pu entrer dans ses quartiers, fermés à toute personne extérieure, même aux français qui dirigeaient le pays, même aux vietnamiens eux-mêmes. J’ai à peine aperçu sa silhouette ronde, vêtue d’un costume blanc et portant de grosses lunettes de soleil, à travers une des portes multi séculaires de la cité. Il était suivi d’un troupeau de conseillers, de prêtres... On est repartis avec notre papier, garant de notre prise de pouvoir sur l’île de My Sua, en plein coeur du delta. Yves croyait que j’étais fou. J’avais une idée fi xe. Je voulais tenter ma chance, devenir empereur, avoir le pouvoir, un quelconque pouvoir, n’importe où. Je mettais de côté mon envie de rentrer en France, pour accomplir un rêve. j’avais lu un soir, dans le bateau, une histoire tout à fait originale mais vraie. David de Mayréna, dit « Marie 1er », était devenu roi, dans les hauts plateaux de la Cochinchine. Il avait une armée, des conseillers, il fréquentait les autres rois du monde d’égal à égal. C’était en fait un aventurier

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Français, qui fi nit mal sur l’île de Bornéo, après s’être fait priver de son pouvoir par l’administration française. J’ai eu vent de son histoire lorsque j’ai lu le roman « La voie Royale » d’André Malraux. Les personnages en parlent comme d’un fantôme qui fl otte entre leurs histoires. J’ai pendant un certain temps voulu faire comme son personnage principal, lui-même, voler des bas-reliefs au Cambodge sur les sites peu connus ou encore à découvrir. J’y suis allé, et tout cela pour me rendre compte que je ne pouvais pas le faire. D’abord, voler à un peuple son patrimoine ne me plaisait pas. Ensuite, André Malraux lui-même n’arrive pas à ses fi ns et se fait arrêter par la police en redescendant le fl euve chargé de ses précieuses « pierres », mais dans son roman, il signifi e que les personnages n’arrivent pas à sortir de la forêt, pourchassés par les « sauvages », non pas sauvages comme des humains dits sauvages, mais bien comme la forêt, ils sont la métaphore de la violence de la nature face à l’homme qui ne la connaît pas et s’y aventure. Pour en revenir au vol de statues, lorsque je me suis rendu seul à Angkor, alors que Yves prenait les renes de mon jeune empire, pour maintenir une présence. J’ y ai fait la rencontre avec un personnage singulier. Felipe Subias, un espagnol. Il était batelier sur le Mékong, transportait des passagers entre Phnom Penh et Siem réap, le village d’où partaient les expéditions pour aller admirer les ruines Khmères. Il avait fait la guerre d’Espagne, jusqu’en 1939, et a embarqué à ce moment-là pour l’Asie. Il avait perdu sa guerre, et ne voulait pas rester en Europe, continuer le combat, ou être un réfugié balloté sur les routes de France.

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Il est parti avec le dernier ferry qui allait à Marseille, puis est venu ici, au Cambodge. Il était venu au hasard, alors qu’il avait un travail à Saigon, et n’a pu se défaire de ce pays magnifi que. Il est resté, s’est payé une pirogue à moteur, et a monté sa propre entreprise de transport fl uvial de passagers. Je me rappelle avoir parlé avec lui à l’arrière de son bateau pendant de longues heures, alors que les touristes et bureaucrates tout habillés de blanc fumaient des cigares sur les bancs à l’avant, profi tant du vent provoqué par la vitesse de l’embarcation. On est tout de suite devenus amis, peut-être parce que l’on était déracinés tous les deux, et depuis à peu près le même moment. Il me demanda pouruoi j’étais là, moi aussi.

- Je ne sais pas... C’est compliqué, tu sais !

Face à ma visible gêne, il devina.

-Tu as fais des choses que tu ne veux pas dire! Eh bien moi, je dis tout. Ecoute. Pendant toute la guerre civile, j’ai tué des franquistes, je les ai tués, un par un avec mon fusil. Mais ça, c’était mon ennemi. C’était normal. J’ai aussi tué des prêtres, Léon. Des prêtres, ils n’avaient rien fait ! Des moines, des bonnes soeurs, on les a tous tués ! Notre idéologie nous a poussés à commettre ces crimes. Je suis parti loin de mon pays parce que d’abord j’allais être tué par les franquistes, mais aussi parce que j’avais honte de moi. Mais dans tous les cas, je ne peux rentrer chez moi. Ma vie, maintenant, c’est ici. Allez, tu n’auras jamais fait pire que moi.

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- Tu as raison, mais... J’étais du mauvais côté, malgré moi. Je ne... Je n’ose pas en parler, personne à part Yves, un ami resté dans le delta est au courant. Je ne lui ai rien dit, mais il le sait car nous vivions dans la même ville autrefois. - Tu peux tout me dire, personne ne t’entendra, le bruit du moteur nous couvre les voix! Tant que tu n’étais pas avec les franquistes contre moi ou avec les nazis, je ne te tuerai pas !- Ecoute... Justement, j’étais policier. J’ai fait ce métier pour aider mes concitoyens... Mais on nous a utilisés pour autre chose... J’ai... - T’étais fl ic ? Je vais te faire descendre au prochain village toi !- Oui, mais non, c’est compliqué. Je... Je n’avais pas le choix...

J’avais extrêmement de mal à parler. C’était la première fois que je parlais de ce que j’avais fait. Au même moment, un scolopendre apparut, luisant, sombre, rampant de ses mille pattes orangées à mes pieds. Je le laissai passer, tétanisé, transi de peur, blême. Felipe ne l’aperçut même pas. Serais-je le seul à voir ces bêtes qui sont ma pire phobie?

- Eh bien, je t’écoute ! Parle ! Il m’extorquait mes souvenirs, je ne pouvais plus revenir en arrière.- Tu as vu à Marseille, ces vieux quartiers qui entourent la mairie ? - Oui, c’est rempli d’immigrés, j’ai beaucoup aimé les

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ruelles anciennes, comme à Barcelone ! - On a exproprié les habitants et on a détruit tout le quartier Saint Jean, sauf la mairie. Je ne voulais pas... Je n’avais rien contre eux. J’ai honte, je ne pourrais plus jamais rentrer chez moi, ils me tueront ! J’ai abandonné ma femme et mon fi ls, je suis parti sans eux. Je suis un lâche. Voilà.

- Joder! Puta que malo... Il avait sorti son juron en espagnol, tant il était surpris.- Tu sais tout, maintenant.- Ah ! Tu es un malheureux salopard ! Tu me fais peine, je ne te ferais pas descendre au prochain village, je plaisantais, hé! me dit-il en me tapant sur l’épaule, en souriant.

Le bruit du moteur de la pirogue recouvrit tout, reprenant son règne bruyant, et on continua la route sans rien dire, moi dans mes souvenirs lointains, lui dans les siens. Il fumait toute la journée clope sur clope, des Craven « A ». On a visité Angkor ensemble, il en connaissait les moindres recoins, et c’est lui qui m’a assuré l’impossibilié de voler des statues. Le site était protégé, contrôlé. D’autres avaient voulu faire comme moi, ils ont mal fi ni. J’étais déçu, mais cela m’empêchait de commettre un vol, que beaucoup d’autres ont fait avant moi. Genre André Malraux. J’allais échapper à une prise de risque inutile. Je n’aurais pas à transpirer à chaque fois qu’on passe un contrôle, ou déclencher les foudres vertes de l’enfer de la fôret sur moi comme dans

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le livre. Une fois rentrés à Phnom Penh, Felipe vint me souhaiter bonne chance à mon hôtel, situé en face d’un grand lac, calme, loin du centre-ville grouillant de monde autour du marché central. On but de longues tournées de pastis, jusqu’à l’heure où je dûs aller sur les quais du fl euve prendre le sampan qui faisait la liaison Phnom Penh-Chau Doc-My Tho-Cap Saint Jacques.

- Je te dis adieu, Léon. Que ta route ne soit pas trop longue pour rentrer chez toi ! De toute manière, il faudra bien qu’on s’en aille d’ici, un jour. - Et pour aller où ?- Je ne sais pas. Là où le vent nous mènera. N’importe où mais pas en Europe.- Ce n’est pas si sûr, enfi n je l’espère pour nos affaires respectives ! Dis-je en pensant à mon île. Adieu, Felipe. Content de t’avoir connu, fais attention à toi!

Je mis le pied sur le bateau en bois à étages qui me redescendrait vers mon petit empire, fragile comme un château de sable. La phrase de felipe revenait sans cesse à moi, « il faudra bien qu’on s’en aille une jour »... Oui, il avait aison en fait, ici ce n’étai ni chez moi ni chez lui, on était des étangers pour les vietnamiens et les khmers. J’étais soulagé, un poids en moins sur les épaules. J’avais réussi à dire enfi n à quelqu’un ce que j’avais fait, ce qui m’avait fait partir de chez moi. La fôret laissait place de plus en plus à de grandes rizières, traversées par de petites diguettes, surmontées de quelques paysans répétant des gestes que leurs aïeux répétaient déjà. Des buffl es se

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vautraient dans la boue, surveillés par un enfant au visage noir de soleil, et rond comme l’ont les Cambodgiens. Je n’ai pas eu le temps de voir un spectacle de danse khmère, on dit que les danseuses sont magnifi ques. Mais j’ai mieux à faire, mes trois villages m’attendaient. Ce voyage au Cambodge m’avait coûté plus cher que prévu, et il allait falloir trouver un moyen d’apporter à la communauté des revenus lui permettant de survivre.

Quelques jours plus tard, en arrivant :- Non, monsieur Parpayol, on peut pas aller au village !- Comment ça on peut pas y aller ? C’est chez moi, que je sache !- On peut pas, c’est fi ni, tout est fi ni. - Je ne comprends pas... Mais expliquez moi, bon dieu ! - Les vietminh, monsieur. Ils sont là.- Mais... Je les ai toujours laissés passer, pourquoi sont-ils sur l’île ?- Ils s’emparent de tout ce qu’ils peuvent... C’est ça, la guerre !- Emmène-moi là-bas ce soir, ils ne nous verrons pas ! tu ne risques rien. Je dois aller chercher mon ami Yves, tu sais, le photographe ! Tang avait peur. Il a longuement hésité avant de me dire oui. Il ne fallait pas que les rebelles le voient avec moi, à parler. Je n’étais pas l’armée, mais un empereur de pacotille. Les rebelles avaient pris mon île, et défait mon pouvoir. Ils avaient profi té de mon absence pour ça. Je voulais seulement retrouver mon ami et récupérer quelques objets, puis repartir vers la capitale et tenter de

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rejoindre le reste de l’équipage du Taureau. J’avais peur. J’ai toujours évité le confl it avec les rebelles. J’avais cru que si je les laissais passer par mon île, ils me laisseraient en paix. Mais non. Ca ne marche pas comme ça. Tout le monde se foutait de mon île qui barbotait dans la boue. Qu’aurait fait le capitaine à ma place? Se serait-il plié ou serait-il parti sans rien dire?

La barque fi lait silencieusement à travers le fl euve aux eaux noires, qui ne refl étaient plus la lune, à cause de la brume. On accosta à l’extrémité de l’île et je fi s attendre le passeur Tang sur place. Je m’enfonçais dans la jungle, muni de ma machette achetée au Cambodge. Je n’avais pas de pistolet, et c’était ma seule arme. En plein dans un buisson, je suis tombé nez à nez avec un homme que je n’avais jamais vu sur mon île, et il donna l’alerte avant que je ne puisse le bailloner. J’étais foutu. Il me pointait déja sa mitraillette MAT38 sur la tempe, et d’autres partisans habillés de noir me sautèrent dessus. J’étais prisonnier. Ils m’ont jeté dans une case, avec les cochons, et je retrouvais avec joie mon ami Yves, puant la merde. Je vomis à cause de l’odeur dans un coin, mais le serrais quand même dans mes bras. - Ah, Yves, ils ne t’ont pas tué, j’ai eu peur ! - Oui, mais je ne sais pas ce qu’ils vont bien pouvoir faire de nous...- On va voir demain. On est vraiment dans la merde.

On passa une heure à faire le point sur notre situation. Il fallait constamment repousser les cochons

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qui voulaient nous mordre. On n’a pas dormi, et à cause d’eux, et je me suis mis à détester ces bêtes comme le plus pieux des musulmans du delta, le peuple Cham. A l’aube, un rebelle armé d’une mitraillette sten Anglaise, avec son chargeur sur le côté gauche, vint nous sortir et nous mit en joue. Il nous surveillait, et au moindre geste, nous étions morts. Un comissaire politique habillé proprement et coiffé d’un casque en bambou peint en vert vint à notre rencontre et fi t baisser son arme au garde. Il avait l’air maigre, mais vif et nerveux. Il fumait des cigarettes chinoises. Il nous en proposa, mais je refusais, je ne sais pas pourquoi.

- Bonjour, camarades. Vous savez pourquoi nous nous sommes emparés de votre petit royaume, je suppose.- Oui, on sait. La révolution, tout ça... dit Yves, d’un ton sarcastique. - Ta gueule ! chien d’impérialiste ! cria le comissaire. Ne prenez pas notre grande entreprise à la légère ! Le garde lui donna un coup de pied au ventre. Nous nous sommes emparés de votre île pour la révolution des peuples, et l’essor du communisme mondial ! Comme nous voulons que les français sachent qu’ici, c’est nous qui dirigeons, vous allez rentrer à Saigon et le leur dire ! Vous n’avez plus votre place ici, comme dans tout le pays !... Comme le président Ho chi Minh est clément, je vous autorise à prendre quelques affaires et vous rends votre liberté. Je n’ai que faire de deux prisonniers comme vous. Vous n’avez aucune valeur. Je sais que vous, soit-disant représentant du pouvoir fantoche de Hué, n’êtes rien.

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Vous avez disparu. Les français ne vous reconaissent même plus, vous êtes déja mort offi ciellement, Léon.

Abasourdis par son discours, et par la chance de se retrouver libres, on prit le minimum dans la maison, ma mandoline et une toile, un portrait de moi-même en empereur des trois villages, peint par Henri lorsqu’il vint nous rendre visite il y avait trois mois de cela. On repartit à pied vers l’Est, la grande ville coloniale. On marchait comme les plus misérables des mendiants, claudiquant, pieds nus, et frappés par la pluie qui s’abattait sur nous. C’était maintenant la mousson, le pire moment pour marcher dehors. Un camion citroën U 23 chargé de matériel s’arrêta devant nous. Une tête en sortit, coiffée du chapeau de brousse des militaires.

- Ho, vous deux, là ! Plantation hévéa, o daù ? Plantation phàp, o daù ?- On est Français, ça va ! - Ah pardon, dit le type à la fenêtre du camion. Je cherche la plantation Gallardi, vous savez où c’est? Je dois leur livrer des machines !- On a rien vu avec ce temps, désolé ! Mais... Vous ne pouvez pas nous amener à Saigon en repartant de la plantation?

Le chauffeur hésita, puis nous dit avec un sourire forcé:

- Allez montez, pas de problème !

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En même temps, avec les gueules qu’on avait, on faisait pitié. Pieds-nus, le visage couvert de boue de la route, trempés jusqu’aux os... avec de malheureux paquets qu’on traînait sous le bras. On avait plus rien, pas un sou. - Vous venez d’où, comme ça ? - Du delta, répondis-je. On s’est fait chasser par les Vietminhs. On rentre au point de départ.- Ah... dit-il d’un air désolé, comme s’il venait de comprendre toute notre situation. Il nous avait pris d’abord pour des Vietnamiens, de loin, puis pour des gens louches, peut-être des déserteurs de l’armée.

Une fois après avoir livré ses machines, on a fait route vers Saigon. Le chauffeur a voulu nous aider, il a eu pitié de nous quand il a entendu Yves lui raconter notre histoire. Il était impressionné par notre « coup d’état » dans l’île des trois villages. Ils nous a hébergés chez lui, une baraque humide au bord de la rivière, une odeur pestinentielle se dégageait des caniveaux. Sa femme était une Saigonnaise d’une laideur repoussante. En tout cas elle n’avait pas un beau visage du tout. Elle était très attentionnée avec nous. On n’a pas retrouvé Toni et Henri, aucune trace. au bout d’une semaine à traîner sur le port, Yves et moi nous sommes rendus à l’évidence. Il fallait qu’on trouve quelque chose pour vivre, manger. On n’avait plus de sous, plus rien. On se déplaçait à pied. Le soir même, on alla voir notre collègue chauffeur.

- On a besoin de travailler, vous n’avez pas un plan pour

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nous? Demanda Yves. J’ai perdu même mon appareil photo, on a même pas de quoi s’acheter un bol de riz. Ils nous ont tout pris! Il paraissait désespéré. - On n’a pas non plus retrouvé nos amis, ils sont partis en bateau mais on n’a pas su nous dire lequel, celui pour la France ou celui pour le Tonkin.

- Bon... on va voir à la plantation, ils ont toujours besoin d’aide, ils sont pas nombreux, là-bas. Je dois leur livrer d’autres machines-outils dans deux jours. - Combien dites-vous, dans cette plantation ? - Cinq personnes pour un terrain dont on fait le tour en deux jours complets à cheval. - Ah, quand même ! s’exclama Yves.

On a roulé toute la journée sous les trombes d’eau, évitant les trous creusés par les rebelles dans la route. Il faisait nuit, déja, et le camion glissait dans tous les virages, le poids à l’arrière et la propulsion nous faisaient presque tourner sur nous-même. Le chauffeur faisait de brusques embardées. On a fi ni par trouver la plantation. Une grande maison en dur et en bois peinte en blanc se trouvait au bout d’une grande allée. derrière se trouvaient les premiers arbres de la plantation. Le chauffeur nous présenta au propriétaire, un homme corpulent, presque gros, tout habillé en blanc, et qui ne quitta pas le perron de sa maison, nous laissant sous la pluie.

- venez voir, les deux ! Nous ordonna-t’il. Il nous observa longuement, nos habits étaient

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détrempés. Il fi nit par dire:- Vous avez déja travaillé dans une grande plantation ? - Oui, bien sûr, on connaît bien ! je mentais bien sûr, on n’avait jamais vu aucune plantation de notre vie.- Bien. Allez vous présenter à la maison derrière, il y a les autres qui y vivent.- Merci monsieur. - A demain, lever cinq heures ! - Heureusement qu’il ne nous a pas demandé d’ où on vient! me dit yves en chuchotant.

On serra la main au chauffeur, qui repartit aussitôt après avoir déchargé les caisses du camion avec nous. On avait trouvé du travail, on aurait de quoi vivre, et peut-être repartir du bon pied. L’accueil fut mitigé dans la maison des employés. C’était un baraquement plus qu’une maison, d’ailleurs. Notre quotidien se limitiait maintenant à cela: Partir à cheval tous les matins, et contrôler si les centaines d’ouvrier faisaient bien leur travail. Le chauffeur ne nous avait précisé que le nombre d’ Européens sur place. en effet, nous n’étions qu’une poignée à diriger les ouvriers. Ils vivaient dans des conditions terribles. De mauvais campements provisoires étaient leurs seuls biens. Ils n’avaient rien. C’était de l’esclavage moderne. Je ne m’en suis rendu compte qu’après avoir parlé avec les travailleurs. C’étaient pour la plupart des jeunes qui descendaient des montagnes pour gagner de l’argent, mais comme ils ne gagnaient pas assez, soit il fallait repartir et avoir honte de ne pas avoir réussi au retour dans leur village,

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soit il fallait rester bloqué là, au milieu des hévéas, ces arbres que l’on cisaille comme le bulbe de l’opium pour qu’en sorte la sève. On en fait du caoutchouc après. Le camion qui nous avait amenés là transportait d’ailleurs la machine permettant de fabriquer le produit de base du caoutchouc. La chemise ouverte et le chapeau de brousse de l’armée rabattu sur le dos, on avait l’air de vrais cow-boys avec Yves. mais ce nouveau boulot nous posait un problème. On commençait à réfl échir un peu sur la place des Européens dans ce pays qui donnait tout sans compter. Pourquoi étions-nous devenus contremaîtres? Les autres râlaient souvent de leurs conditions de travail, ne voyant même pas la misère des autres, par habitude. Même la confi ance était absente dans la plantation, des milices constituées de Vietnamiens tournaient tous les soirs autour des maisons, armés de vieux fusils. On supervisait la suveillance avec les cinq contremaîtres à tour de rôle. c’était plutôt stressant, de se ballader de nuit au milieu des arbres rangés en ligne. On pouvait nous tirer dessus de loin, avec cette confi guration, mais il est vrai qu’on voyait nous-même assez loin. Il y avait déja eu des morts parmi les contremaîtres un mois auparavant, et notre venue fortuite avait bien sûr arrangé tout le monde. Mais on ne pouvait rester dans ce climat avec Yves. On voyait bien que les actions de grande envergure ou même les actes isolés devenaient de plus en plus fréquents. Il fallait faire attention. le propriétaire était né là, c’était chez lui, c’était sa plantation, et il ne se voyait pas vivre autrement. Il faisait le voyage jusqu’à la grande ville tous les mois avec sa voiture décapotable fl ambant neuve.

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C’était une Peugeot 203 noire. il ne conduisait pas, un chauffeur Vietnamien le faisait pour lui. On était dans une de ces grandes plantations, plantées dans la fôret, sur des milliers de kilomètres carrés. Presque personne ne venait là, sauf les camions de la semaine qui repartaient chargés de pâte de caoutchouc encore fraîche. Quand le patron partait, sa femme Mireille venait plus souvent nous voir. Quand il était là, elle se contentait de passer en nous jetant des regards furtifs. On était toujours plus ou moins sales, traînant dans la brousse ou la plantation toute la journée. Un jour que je m’occupais à nettoyer mon cheval, une vraie tête de mule, Mireille est venue jusque dans l’écurie puante. Elle en est vite sortie écoeurée, mais m’a quand même dit deux mots.

- Léon, vous viendrez à la cuisine pour m’aider ?

Puis elle est partie. Je l’ai vue remonter les marches de l’escalier de la maison, dans une robe simple en coton blanc. Je ne comprenais pas, elle avait une armée de boys et de servantes, elle n’avait rien à faire. Après avoir fi ni mon travail et mis le cheval dans son box, je suis monté à la maison blanche. Elle avait un seul étage, et une coursive en faisait le tour. En dessous, des arches blanches ornaient la façade, et les volets à persiennes étaient grands ouverts, comme d’habitude, pour laisser passer un hypothétique courant d’air. Je me suis recoiffé en montant les trois marches qui mènent à l’entrée. Pourquoi avait-elle besoin de moi pour la cuisine? j’avais un peu peur, étrangement.

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- Madame ? C’est moi, Léon Parpayol, vous êtes là ?- Oui, entrez, venez ! Vous voulez quelque chose à boire ? Une bière ? Me demanda t’elle en souriant. Elle avait un beau sourire, franc.- Ah, ça, je ne dis jamais non !

Elle me donna une bouteille de bière Larue, estampillée B.G.I, fraîche. Il était seize heures, et il faisait vraiment très chaud. Elle se servit aussi. - Mettez-vous sous l’hélice, ça fait du bien !- Ah oui, le ventilateur... Merci ! Mais... Que dois-je faire, madame ? Elle s’est laissée tomber dans un grand fauteuil en osier.- Ah... Je n’en peux plus de manger du riz, j’ai fait venir des pommes de terres de Dalat, et ce soir je vais cuisiner quelque chose de bien Français pour mon mari. Des patates au four, avec un rôti de porc. Mais... Je ne sais pas cuisiner cela, je ne sais faire que les patates! Et je vous ai entendu parler de cuisine passionément avec les autres contremaîtres, alors je me suis dit...- Pas de problème, j’espère que vous avez tout ce qu’il faut ?- Oui, tout est dans la cuisine. - Allons-y, je vais vous faire le meilleur rôti du monde !

En commençant à couper le lard, j’ai vu qu’elle s’était arrêtée de couper les pommes de terre. Je relevais les yeux. Elle me regardait, en souriant. J’étais gêné. J’ai dû rougir. Je me suis remis à fi celer la viande. Elle se

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remit aussi à ses patates. j’ai continué mais je la regardais à mon tour. Elle était très belle, en fait. De près, elle était vraiment belle. Elle souriait en épluchant. On s’est encore souri, et on a fi nalement ri ensemble. On riait, parce que nous avions quelques sentiments éveillés à un moment incongru, mais surtout parce que nous étions comme des enfants. Avec la chaleur et la bière, l’alcool était monté vite.

- Je peux vous poser une question? Me demanda-t’elle.- Oui, bien sûr, allez-y!- Léon, qu’est-ce qui vous a amené jusqu’ici? - Oh, je ne sais pas trop, j’ai atterri là un peu par hasard. En tout cas je n’aurais jamais dû partir de chez moi, voilà tout.- Vous n’avez pas une femme, ici ou ailleurs ?- Oui, à Marseille. Mais cela fait bien longtemps que je ne l’ai pas vue. - Et ici ? Une «congai» ?- Non, je ne suis pas comme ça. - Ah bon...- Et vous, vous avez quelqu’un ? Demandais-je stupidement. Evidemment qu’elle avait quelqu’un, c’était mon patron.- Oui, il y a quelqu’un, un type avec un drôle d’air, il est mauvais cavalier, mais avec ses airs d’enfant, ses cheveux, son sourire... Elle continua d’énumérer des descritions d’une personne qui devait me ressembler fort bien. En fait, c’était de moi qu’elle parlait. Pas de son mari

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le propriétaire de la plantation. Dès que j’eus fi ni mon tavail, je la quittais. Je crois qu’elle aurait aimé avoir plus de moi, mais je ne lui aurait pas donné. Inconsciemment, j’avais refusé ses avances, mais il s’en serait fallu de peu pour que j’ose faire quelque chose. Dans tous les cas, je suis parti précipitamment, j’ai eu peur comme un adolescent qui n’attend que le premier baiser d’une fi lle mais qui l’appréhende comme si c’était le diable. je suis allé chercher mon cheval, et je suis parti au triple galop à la zone de récolte du jour.

Plusieurs jours après, en arrivant sur le lieu de travail à six kilomètres de la maison, deux contremaîtres tenaient un vieux par le col, un de ces anciens respectables qui portent le poil du grain de beauté du visage long comme un cheveu.

- mais tu vas dire quelque chose, sale niakoué ? - Allez, Francis, démonte-le !- Qu’est-ce qui se passe ? Demandais-je en descendant de mon cheval. - Il veut pas dire ce qu’il a vu le vieux, me dit francis, un des contremaîtres. Je vais le corriger comme il faut pour qu’il donne l’exemple ! On est pas là pour se rouler les pouces !

j’observais la scène. Un des travailleurs Français voulait forcer un vieux à bout de souffl e à parler. Il avait peut-être vu ou connu les partisans Vietminh qui nous attaquaient de temps en temps. Il fallait qu’il parle,

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mais comment ? Francis voulait le battre, mais je l’en empêchais. On s’est battus, et j’ai pris le dessus du combat sous les yeux médusés de ses amis. Il m’a décroché une droite phénoménale. Une fois par terre, à demi sonné, il se jeta sur moi pour me donner d’autres coups. Je lui ai mis un coup de pied dans le ventre, et c’est lui qui a été déséquilibré. Je me suis relevé et j’ai attendu qu’il se relève aussi. Il a voulu me donner une série de coups de poings que j’ai évité de justesse, et je lui ai tapé assez fort dans la mâchoire pour qu’il perde une dent. Puis après, je ne sais plus bien. je me suis défoulé sur lui, je n’arrêtais pas de taper le ventre, la tête.

- Mais arrêtez-le, bon dieu ! Cria le patron en courant vers nous.

Ils me sont tombés dessus à cinq, ils m’ont maintenu au sol. Une fois calmé, je me relevais pour faire face au patron qui suait sous son magnifi que chapeau Panama blanc avec un bandeau en soie noire. Je ramassais mon chapeau de brousse par terre, plein de poussière. Yves arriva en dernier.

- Monsieur, dit francis, il m’a roué de coups, parce que je voulais questionner le vieux Ong. Il sait pour les types qui ont attaqué les maisons l’autre fois, j’en suis sûr !- Alors, questionnez-le! Emmenez-le dans la grange, à l’abri des regards, dit le patron. Vous, Parpayol, encore une bagarre et je vous fous à la porte, c’est compis? Je vous ais dans le colimateur, ne faites plus de conneries,

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du genre voler des provisions pour les donner à ces sauvages! Je sais tout, Parpayol. Une connerie et vous êtes dehors! Il hurlait comme un chien en rage. Je me sentais tout petit devant lui, il m’impressionnait. je n’ai plus rien dit, mais je savais quoi faire. Plus tard. Ils ont quand même emmené le vieux Ong dans la grange pour lui poser des questions, et peut-être en le frappant. Je n’ai rien pu faire.

le soir même.

- Yves, on y va ! Allez ! - N’oublie pas les sacs, et le tableau.- Ah oui... Je mets tout dans la voiture. A tout de suite !

J’ai marché comme un loup dans l’allée. Pas un bruit. Tout le monde dormait. J’ai rangé les sacs et le tableau à l’arrière, et j’ai commencé à essayer de démarrer la Peugeot en faisant toucher les fi ls.

- Léon, c’est vous ?

Je me retournais vers la maison. Sur le parvis, la femme du patron, Mireille. Elle était encore plus belle, à la lumière de la lune, et paraissait être dans un ennui total dans cette plantation loin de tout. Ses cheveux châtains très clairs et ondulés étaient en contraste avec la saleté dans laquelle nous nous trouvions, les contremaîtres, comme un parallèle entre la maison coloniale propre et blanche avec la baraque en bois gris et sale. J’étais fi ni,

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si elle donnait l’alerte. Elle me fi t signe de ne pas faire de bruit. Je me demandais si elle savait ce que j’étais en train de faire, mais visiblement, elle voulait m’aider. Elle rentra dans la maison, et revint avec les clés de la voiture. J’avais déja débranché quelques fi ls, que je m’empressais de renouer ensemble.

- Merci, mais comment pouvez vous m’expliquer ça ? Pourquoi vous m’aidez ? - Mon mari m’emmerde avec sa voiture toute neuve, il y fait plus attention qu’à moi ! Partez aussi loin que vous le pouvez, même si j’aurais aimé que vous... Que vous restiez un peu plus. Et au moins on pourra dire qu’il se soit passé quelque chose dans ces arbres à caoutchouc perdus... Adieu, Léon. Je penserais à vous. Peut-être qu’on se reverra un jour...- Je penserais aussi à vous... Adieu, Mireille. Merci.

Je ne m’étais pas rendu compte, je tenais sa main dans la mienne. Je la lâchais rapidement, mais elle donna un baiser sur la joue. J’étais devenu tout rouge, gêné. Je ne savais plus quoi dire. Elle remonta sur l’escalier de la maison, m’a souri une dernière fois, et elle rentra se coucher calmement, comme si de rien n’était dans la chaleur humide de la nuit. Yves arriva avec une caisse en bois sous le bras.

- Allez, dépêche toi, lui dis-je en chuchotant.

A ce moment-là, une bouteille de pastis s’échappa

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de la caisse et s’écrasa par terre. Un gros bruit de verre cassé dans la nuit. Les chiens se mirent à aboyer. - Allez, démarre, c’est le moment ! cria Yves en sautant dans la voiture.

Je démarrais et on partit à toute vitesse sur la route, en riant. A part les chevaux, aucun camion de la plantation ne pouvait nous rattraper. cette voiture allait vite, très vite. La piste était bonne, et j’ai roulé de longues heures. J’ai ensuite passé le volant à Yves pour pouvoir dormir un peu. De temps en temps, on croisait des groupes de paysans, les outils à la main.

- C’est pas bon signe, ça, non ? Mais qu’est-ce qu’ils font avec ça en pleine nuit ? - Je sais pas, moi. Ils vont travailler de nuit, c’est tout, non ?- Mais ça n’a aucun sens ! Il faut qu’ils dorment un peu, quand même ! Ils sont fous...

Plus tard, on a compris. Au lever du soleil, la voiture s’est prise dans un trou en « touche de piano ». Des trous étaient creusés la nuit sur la piste, pour emmerder les militaires qui empruntaient cet axe. La voiture était inutilisable, on a cassé l’essieu de transmission, et le train avant gauche. Dégoûtés, on se remit à marcher sur la route, comme des clampins en plein soleil. On a continué, encore et encore. Finalement, on a marché vers le Nord. On a pris des autocars, on est montés sur des charettes pleines de paysans, on a pris le train sans

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payer, puis enfi n on nous donna des vélos en l’échange de travaux dans Une plantation de tabac.

Un jour ensoleillé, en poussant les vélos sur une piste poussiéreuse, alors que les gouttes de sueur envahissaient la toile verdâtre de nos chapeaux.

- Dommage qu’on soit partis aussi vite de la plantation, la première...- Pourquoi, Léon ? Tu t’y sentais bien ? Moi non, en tout cas...- Oui, mais si j’avais pu rester là-bas, je...- Tu aurais pu aller voir encore Mireille ? - Comment tu le sais ?- Les autres contremaîtres m’ont dit le soir même. Ca s’est su, de toute manière le patron aurait été mis au courant, et il t’aurait arrangé la casquette, je te le garantis ! - Mais j’ai rien fait ! Elle m’a demandé pour que je l’aide, elle ne savait pas faire un rôti ! Je ne l’ai pas touchée! Je suis vite parti, je te jure !- Ils ont dû croire ça, t’es rentré chez eux quand le propriétaire n’était pas là, apparemment, tu es le seul qui a eu cet honneur ! Ils étaient jaloux. On a bien fait de partir le soir même ! Quelle virée en voiture, c’était la vraie liberté ! On aurait dit un fi lm de brigands !- Oui mais dans tous les cas, elle m’a marqué cette femme, je ne l’oublierais pas. Elle avait quelque chose de... Enfi n bref. Tant pis si je ne la revois jamais, elle m’a laissé un beau souvenir. J’aime bien les histoires avortées comme ça...

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- T’es un pathétique romantique, Léon. Ca tourne même au ridicule !- Je m’en fous de ce que tu me dis, tu n’y comprends rien.- Ah ! Sacré Léon. Te vexe pas, je ne voulais pas t’offenser, mais des fois j’ai l’impression que t’aimes les trucs impossibles ! Puis on continua de suer sur cette piste, avec nos vélos chargés de bagages hétéroclites, on se dirigeait vers le Nord, les montagnes, on traversait chaque jour un village nouveau. On évitait d’aller trop vers l’Ouest, pour ne pas tomber sur des révolutionnaires. En fait, on était en moyenne montagne tout le long du voyage, ignorant les axes et moyens prisés par les autres Européens. Chaque tribu nous accueillait fort bien, vu qu’on n’était pas des militaires ni des Vietminhs. On était là juste pour le plaisir, et cela étonnait beaucoup de monde. Souvent les chefs de villages nous soupçonnaient de faire partie de commandos infi ltrés, mais nous n’avions ni arme de guerre, ni mauvaises intentions. Un jour, un chef nous donna à chacun un fusil à poudre noire chacun, décoré de plaques d’argent ciselé. C’était pour chasser. On a appris à s’en servir, c’était comme dans les fi lms de pirates au cinéma. Il fallait d’abord verser de la poudre, la tasser, puis mettre la balle en plomb, et tasser encore. Après, il fallait metttre de la poudre sur le silex, qui lorsqu’il était frotté contre le chien en fer, faisait une étincelle et enfl ammait le cordon de poudre qui allait jusqu’au canon. Une fumée blanche envahissait le périmètre et l’odeur âcre de la poudre remplissait mes narines. On fumait

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aussi comme les gens des montagnes, du tabac noir dans des pipes à eau, et de temps en temps de l’herbe, quand il y en avait.

Un éléphant blanc, majestueux et gigantesque vint me barrer la route. Je ne passais plus avec mon vélo, et mon ami Yves avait disparu. La route était bloquée. L’éléphant était menaçant. J’avais peur, très peur. Un scolopendre vint à mes pieds, et commença à escalader ma jambe, et je ne pouvais rien faire, j’étais tétanisé, immobile, prisonnier. Un cri s’échappa.

- Ho, Léon, ça va pas ?- J’ai... J’ai fait un cauchemar terrible ! C’était comme si... Comme si j’étais piégé ici, quelque chose de bizzarre...

Pas d’éléphants. Pas un seul. On a voulu en voir, des troupeaux sauvages dans la montagne. On n’est tombés que sur des paras, des convois de camions, ou des villages en ruines. La guerre qui se passait-là nous était jetée en pleine face, nous qui étions venus pour voir les éléphants. De durs combats avaient eu lieu ici, et on est arrivés après la bataille. Le Corps expéditionnaire Français avait remporté une bataille, mais pas la guerre. Les soldats Français étaient toujours surpris de voir deux types à vélo dans ces coins perdus de la montagne. Personne ne faisait le déplacement, les gens d’habitude ne prenaient que les routes bien dégagées, pas des sentiers sinueux et escarpés. Armés de nos vieux fusils à poudre noire, on n’effrayait personne, tout le monde savait que

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c’était pour chasser.

- mais qu’est-ce que vous venez faire par ici ? Nous demanda un soldat, lors d’un contrôle.- On voyage pour découvrir, on visite, on essaie de voir le plus de tribus différentes dans les montagnes, et aussi des éléphants.- Des éléphants, il n’y en a plus ici, allez au Laos ! Mais... Je ne peux pas vous laisser passer comme ça, messieurs. Vous allez tout droit vers une zone non contrôlée par nous, un vivier Vietminh ! - Comment on fait alors ?- Vous redescendez et vous prenez le train qui va vers Hanoi.- Ah non ! On a pas fait tout ce chemin pour rien ! On va au Nord !- Impossible, vous allez être faits prisonniers par les Viets.- Mais on n’est pas militaires !- Aventuriers, militaires, colons, ils ne font pas la différence !

On est redescendus, et on a suivi la voie ferrée. On allait souvent travailler dans les plantations et rizières qui la bordent, on se faisait quelques sous. On rencontra beaucoup d’ouvriers et cornacs avec leurs éléphants apprivoisés qui venaient des tribus montagnardes. Yves leur posait souvent des questions sur ces pachydermes, ils voulait vraiment en voir un, ou plusieurs. pas pour les tuer, mais pour le plaisir d’en voir des sauvages, libres comme ils l’ont toujours été de la nuit des temps jusqu’à

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aujourd’hui.

- Et les éléphants, alors ? Il y en a chez vous ? - Oui, chez moi chaque famille a son éléphant. - Incroyable ! tu as entendu ça, Léon?- Et des sauvages, il y en a encore ?- Il faut aller plus à l’Ouest, vers le Laos. là, il y en a encore, et il y a aussi celui qui est impérial.- Comment ça ? - Oui, celui qui est blanc, c’est celui de l’empereur. mais il n’est jamais venu le chercher, et l’éléphant marche seul dans la montagne près de la frontière, au fond de la fôret, en attendant qu’il vienne.- Ca alors... J’ai rêvé de cet éléphant. Existe-t’il vraiment?- Si tu l’as rêvé, c’est que tu l’as déja vu. Donc il existe. Des chasseurs sont partis à sa recherche, ils ne sont jamais revenus. La fôret les a avalés. - Cela fait combien de temps ? - Dix ans. Des chasseurs blancs, avec une vingtaine de porteurs et un guide montagnard de la tribu des Dzao Rouges. Personne n’est revenu. Je les ais vus partir de mon village, ils devaient revenir par là même, personne n’est revenu. On ne chasse pas l’éléphant de l’empereur! Quel qu’il soit. Il se mit à rire avec toutes ses dents noires comme le tabac qu’il fumait. Notre ami avait un prénom catholique. Paul. Il était d’une tibu des montagnes, qui élève des éléphants, et vivent avec toute leur vie. Evidemment, on a vu des éléphants dans la vallée, qui tiraient des troncs énormes ou portaient des sacs de

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tabac. Paul était descendu avec son propre éléphant pour travailler ici, attiré par l’argent. On n’a jamais su son vrai nom, mais cela n’avait pas d’importance pou Yves. En portant les bouquets de feuilles de tabac un par un, on parlait avec notre ami.

- Tu nous emmèneras un jour dans ton village ? Je voudrais voir des éléphants sauvages! dit Yves, les yeux brillants.- Je pars d’ici dans un mois, pour remonter voir ma famille comme tous les neuf mois.- Toi, au moins, tu les vois de temps en temps ! Lui dis-je en riant.- Pourquoi tu dis ça ? - Je ne compte plus les années, mais ma vie n’est pas la tienne. Paul me regarda durement. Il n’a pas aimé la plaisanterie, même si ce que je disais était vrai. On a continué encore à travailler dans la plantation de tabac. On était contremaîtres, mais on était très proches des ouvriers, on les aidait beaucoup et on leur accordait des pauses, ce qui déplaisait beaucoup à nos supérieurs, des cons qui nous méprisaient pour ce qu’on était: des gens pas comme eux.

La brume omniprésente assaillait les pentes verdoyantes d’une montagne qu’un petit groupe d’hommes pieds-nus s’efforçait d’escalader. Nous étions couverts de sangsues, et ruisselants de sueur. Le village était encore bien loin, et il fallait faire vite. Quelle galère...Il fallait marcher, marcher... Toujours marcher. Encore, un pas devant l’autre. J’étais épuisé. Les petits qui

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marchaient devant ne paraissaient pas du tout dérangés par la moiteur des sous-bois, la chaleur ou la fatigue. Mais nous n’étions rien, rien que des types perdus, loin de chez eux, en train de se faire avaler par la fôret. Les feuilles géantes couvertes de gouttelettes de rosée, les cris des animaux que nous ne connaissions pas... J’avais peur, cette fôret allait me rendre fou. Des jours et des jours à marcher toujours plus haut, toujours plus trempés par la pluie qui ne s’arrête que pour recommencer son cycle perpétuel. Pouvait-on voir le soleil? Allait-on l’entrevoir ne serait-ce que pour quelques secondes? Peut-être, peut-être pas... Ce temps n’était pas facile pour yves et moi, mais on encaissait sans rien dire. On savait que l’on ne pouvait pas se plaindre, devant les autres pour qui c’était le quotidien. Ces gens-là rentraient chez eux, là-haut, et n’auraient jamais dû descendre. Mais ils avaient eu envie un jour de voir ce qu’il y avait en bas. ce qu’on pouvait y gagner, et y perdre. La vie là-haut n’a rien à voir avec celle des habitants des plaines. Nous aussi, on n’aurait jamais dû partir de chez nous, mais voilà, c’est pas notre faute, ce n’est pas ma faute... Ce n’est pas ma faute... Dix ans après, je commençais à comprendre. Je n’avais été qu’un abruti, un sombre imbécile, je m’étais fait avoir. Avoir comme un enfant à qui l’on ment. Jamais je n’aurais dû accepter ce travail à Marseille, jamais. Mais voilà, on ne revient pas en arrière. Trop tard. On n’a que ce que l’on mérite. Mais ce n’est pas ma faute, ce n’est pas moi qui ai décidé de mettre tous ces gens dehors, et tuer le coeur de la ville. J’ai fait ça sans savoir ce que je faisais, voilà ! Je n’étais pas conscient de ce que je faisais. j’ai été utilisé.

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A mes pieds, losque je montais la jambe pour passer une marche glissante, je vis encore cette bête. Elle était là, sur la pierre, frétillante de stupeur, mais elle n’était pas menaçante, comme d’habitude. Etait-ce mon imagination ou bien la réalité, et le hasard qui mettait ces insectes aux mille pattes devant moi ? Peut-être qu’il m’accompagnait, qu’il m’accompagnera jusqu’à ma fi n ? Est-ce que je ne suis pas dépendant de cet insecte, mon avenir est-il écrit entre ses pattes jaunes et sa carapace noire et luisante ? Pourquoi est-il là où il se passe quelque chose d’important ? Je passais mon chemin, ignorant la vision. Il fallait continuer, je marchais perdu complètement dans mes pensées. Puis on atteignit enfi n le village, une succession de maisons construites à même le sol, au parterre en terre battue. Des cochons et des buffl es étaient parqués derrière chaque maison ou presque. Je me suis effondré sur une natte en bambou et j’ai dormi à poings fermés. J’étais épuisé. Je n’avais même pas remarqué les regards inquiets et les gestes nerveux des villageois. Il y a des jours où l’on ne fait attention à rien.

Le village comptait deux cent trente personnes environ. Les Vietnamiens tentaient de les convertir à l’idéologie communiste. Ca avait plutôt bien marché. Mais les habitants devaient choisir tout le temps un bord, et un ennemi. Qui choisir ? Le moins pire ? Comment le savoir ? Le prêtre était toujours là, avec sa petite chapelle en bois aux murs blancs. Il était Vietnamien, il venait de Hanoï. Tous ces gens qui passaient par là, Vietnamiens du Nord, du Sud, catholiques,et bien sûr les Français, étaient

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des étangers pour les tribus montagnardes. Ils avaient appris depuis des siècles à se méfi er de tout le monde. Donc ils étaient pagmatiques, et non pas dogmatiques, ou idéologiques. Qui leur garantissait le mieux la paix? En 1952, personne ne pouvait le prévoir, absolument personne. Les Vietnamiens qui se battaient et travaillaient depuis 1945 en étaient persuadés, eux. Ils avaient cette confi ance que nous Européens avions perdu. Depuis ces années que j’ai passé à tavailler dans les plantations, ou au bord du fl euve, j’ai vu ce que je ne savais pas voir auparavant. Les Français qui étaient là ne quitteraient pas ce qu’ils avaient construit facilement, et pourtant, il fallait bien que cela s’arrête un jour, tout ça. Ils ne pouvaient plus continuer comme ça, tout était trop tard pour être conservé tel quel. Bref, nous étions enfi n arrivés au village. On a commencé à chercher les éléphants. On en a trouvé au Laos. On a engagé des cornacs, et on a commencé à vivre tranquillement au village en attendant le dressage. Pendant que Yves s’en occupait, j’allais jouer de la mandoline pour Cu, un vieux sage, qui parlait le Vietnamien. Il adorait entendre les quelques morceaux que je connaissais, de la Tarantelle du Sud de l’Italie ou du Rébétiko Grec. Ici, dans les montagnes, chaque ethnie a sa propre langue. Il faut l’apprendre, pas tout le monde ne parle Français ou Vietnamien. Mais il y a plus de cinquante quatre peuples différents au Vietnam, m’a dit Cu. Il jouait du violon, cet instrument à deux cordes, et son ami Duc jouait d’un instrument rappelant le banjo, une caisse de résonnance ronde en bois et un long manche avec trois cordes. c’était plutôt chinois, il me semblait. En effet,

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certaines tribus venaient du Sud de la Chine. On jouait de longues et lancinantes mélopées, et souvent Ba Chung venait chanter avec nous, de sa voix tour à tour rauque puis aigüe. J’étais très heureux d’être accepté parmi eux et pouvoir les écouter, mais je ne pouvais pas jouer avec eux. Cela faisait bien longtemps que je traînais ma vieille mandoline sans en jouer. J’avais perdu beaucoup de technique, depuis la Grèce. C’est là qu’on jouait le plus souvent avec le capitaine et les pêcheurs. mais après, j’ai arrêté, je ne sais pas pourquoi. C’est comme ça, la musique. Quand elle vient on l’attrape, sinon elle s’en va. J’ai dû tout réapprendre, et réapprendre à la manière de mes compagnons. Leurs instruments m’ont d’abord paru désaccordés. Un jour, j’ai voulu leur accorder « comme il faut ». Ils n’ont pas aimé du tout. Au bout d’un certain temps, je compris enfi n que leur approche de la musique n’était pas la mienne, et qu’il fallait que je m’adapte à eux, et non le contraire. Leur son était dissonnant, mais dans son irrégularité, avait une construction parfaitement calculée. Il suffi sait d’admettre qu’un « La » pour eux était un demi voire trois quarts de ton plus haut ou plus bas. Comment n’y avais-je pas pensé plus tôt? C’est là que je pus jouer avec eux sans les ennuyer, et les notes de ma mandoline accordée à peu près comme le banjo chinois de Duc sonnait assez bien.

Yves avait terminé sa journée avec les deux éléphants sauvages. Ils avaient chacun un nom. Lune d’Argent, et Etoile d’Or. Les deux cornacs resteraient comme d’habitude avec eux. Il fallait qu’il me dise

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quelque chose de sérieux. Il était impatient et énervé. Il vint me trouver sous l’entrée de la maison de Cu, on jouait encore et encore ses chants préférés.

- Un des cornacs m’a affi rmé avoir vu hier soir des Bo Doïs, les soldats Vietminhs. Ils lui ont demandé des renseignements sur nous et le village. Il faut faire attention, Léon. - On n’est pas là pour les emmerder, tout ça ne nous regarde pas... Ils nous laisseront tranquilles. Dis-je naïvement.- tu sais bien mieux que moi que dans toutes les guerres, il faut agir. En bien autant qu’en mal, l’homme agit. Tu le sais, Léon. C’est toi même qui me l’a dit quand je t’ai revu au port de Saigon. Partons vite dans la plaine, on y sera en sécurité. J’ai été prisonnier une fois, ce ne sera pas deux !

Une heure après, des femmes qui étaient allées entretenir une rizière entrèrent au village. Elle annoncèrent la venue de soldats Français. Ils se dirigeaient dans la direction du village, elles les avaient vus passer devant elles. Elles ont pris une piste plus courte pour prévenir tout le monde. Vers midi, ils arrivèrent. Une compagnie de parachutistes de la légion. Ils avaient des blessés, beaucoup de blessés. Ils avaient tous le regard noir, et les nerfs à vif. Ils ont été parachutés à des kilomètres de là, pour mener un coup de force contre une position Viet. Mais il fallait faire tout le chemin du retour à pied. L’armée n’avait pas encore les hélicoptères qui permettaient de

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ramener tout le monde par les airs. Les parachutistes sont passés sans nous regarder, sans faire attention. Yves donna des cigarettes à quelques-uns. le supérieur qui encadrait la troupe composée de Vietnamiens et d’Allemands vint à nous, curieux de trouver deux Européens en pleine montagne.

- Bonjour, je me présente. Lieutenant Frédéric Klein.- Merde, un boche, dit Yves, sarcastique. - hem, Je m’apelle Léon Parpayol, et lui c’est Yves Payen. Bonjour. - Je suis alsacien, détrompez-vous sur mon accent. Mais que faites vous donc ici, perdus en pleine fôret ?- On est venus acheter des éléphants, répondit Yves après avoir tiré sur sa pipe à eau, tout naturellement. Mais on va partir, des Vietminhs traînent dans le coin...- Des Viets ? Ce sont ceux qui nous avons chassés de nos positions hier ! J’en suis sûr ! Combien sont ils ? Les yeux du lieutenant brillaient.- Je n’en sais rien. Vingt cinq minimum, après je ne les ai pas vu.- Moi non plus, dis-je en plus.- On ne va pas rester ici alors. On va aller le plus vite possible en bas. je ne peux pas prendre de risque supplémentaire. On a été largués au Laos, n’avez-vous pas vu nos avions il y a trois jours ? - Oui, on les a entendus passer, mais avec ces nuages, vous savez !- Eh bien on s’en est pris une belle, ce coup-là. J’ai perdu plus de trente hommes. On fi le vers la plaine, vous devriez

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venir avec nous ! Et j’y pense, vos éléphants, peuvent-ils nous aider ? Nous avons beaucoup de blessés graves, vous voyez !- Pas les nôtres, on n’a pas fi ni de les dresser, navré... En revanche, les autres, oui !- Tiens... D’ailleurs, Yves, où sont ils ? lui demandais-je.- Ils doivent être plus au Nord à porter des troncs, j’imagine... Je vais demander à Paul. Yves alla chez Paul lui demander où étaient partis les éléphants. Il revint un peu gêné.

- Sa femme m’a dit qu’ils ont quitté le village il y a une heure quand ils ont su que vous arriviez, m’a dit notre ami. Les cornacs ont eu peur pour leurs bêtes, ils sont partis se cacher plus haut, derrière cette chaîne de montagnes.- C’est pas bon signe.- Ils doivent ne vouloir se mouiller avec personne pour le moment... dis-je, pensif. - Je sais, ça on l’a vu souvent, des gens qui fuient pour ne pas être mêlés à notre guerre, dit aigrement l’offi cier. C’est comme ça, ici, ailleurs...- Où ça? demandais-je.- Partout, en Asie, en Europe, en Afrique ! N’auriez-vous pas fait pareil qu’eux ?- Oui... Evidemment que oui, dit Yves, grave.

On descendit avec nos deux cornacs et les deux éléphants. Paul n’était pas là à notre départ, on lui a laissé quelques cadeaux devant chez lui. Des cigarettes, une photographie de lui et sa femme, des fruits. Il nous

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avait apporté son amitié, et son soutien dans notre projet d’éléphants. Mais il fallait quitter les lieux, c’était une évidence. Les Viets encerclaient le village, et n’étaient pas vingt cinq, mais au moins deux à trois fois plus. Les éléphants, encore mal dressés au travail, supportaient mal le poids des blessés que nous avions posés sur leur dos. Ils en portaient quatre chacun sur un bât en bambou, formant une nacelle double ressemblant aux tables de picnic au bord des belles routes ou des parcs de Saigon. Ils s’ébrouaient souvent, rendant la marche très dangereuse. La compagnie descendait la montagne, toujours, encore, la ligne kakie des soldats épuisés ne s’arrêtait presque pas. Il fallait faire vite, de plus en plus de tirs provenaient d’en haut, des tirs de mortier, et de mitrailleuses. De temps en temps une mine éclatait, un soldat blessé en plus, ou encore un mort enterré à la hâte. Il fallait que nous nous accrochions aux branches pour ne pas tomber. Un des éléphants a glissé, juste avant de rejoindre un plateau à la pente faible couvert de hautes herbes. les « herbes à éléphants », d’après ce que les Vietnamiens disaient. L’éléphant qui a glissé était le mien. Avec son poids élevé, il a dérapé dans la boue, et n’a pas pu contrôler sa chute. Il a écrasé trois blessés qu’il portait, et deux parachutistes qui étaient en dessous de lui sur le sentier. Ils sont tous morts. L’éléphant a hurlé de surprise dans sa roulade, et s’est relevé, paniqué.Le cornak a eu juste le temps de sauter avant la chute et de s’accrocher à un bambou vert à portée de main. Deux Allemands, des anciens SS, et trois Vietnamiens de Hué avaient péri sous le poids de mon éléphant. A chaque pas

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que nous faisions, il pouvait se produire un drame. Les corps ont été enterrés à la hâte. Il ne fallait pas tarder, nous entendions les coups de feu qui venaient du haut, et maintenant du côté droit. On était suivis par un grand nombre de rebelles, qui ne nous laissaient aucun répit. Comment savoir combien ils étaient? Cachés dans les feuilles suintantes et les arbres géants, habillés de vert, ils étaient invisibles. Maintenant que nous étions à l’orée de la fôret, il fallait marcher à découvert dans cette brousse sur plusieurs centaines de mètres. On a tous couru comme on a pu. Une fois protégés par la végétation, on se remit à marcher plus lentement, mais il ne fallait pas s’arrêter. Lorsque je marchais a côté du lieutenant Klein, je lui demandais:

- Et qu’est-ce qui vous a amené à vous battre pour nous ? Enfi n, pour notre pays, dans cette jungle ? - Je n’ai pas tout à fait choisi, vous savez! Je me souviens, il y a sept ans déja, j’étais en prison. Un type en uniforme et portant un képi blanc qui parlait mal le Français m’a dit: « Viens avec nous, tu seras libre! ». Moi et mes soldats, on préfère risquer notre vie plutôt que la passer enfermé. La France leur permet de recommencer leur vie ailleurs, d’expier leurs crimes en se battant pour elle, gâce à la légion étrangère. On ne vous demande rien sur votre passé en vous engageant, on vous demande seulement de signer. J’ai signé, et je suis reparti pour l’aventure.

- Vous avez été un « malgré nous » ? - Non. Je suis Alsacien mais j’ai été volontaire pour aller

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dans la SS... et cela ne m’a pas empêché de faire ce que l’on me damandait... J’ai été jusqu’au bout...- Comment ça, jusqu’au bout ? Son histoire m’intriguait. Peut-être qu’il y avait pire que mon propre passé, fi nalement. - Je... Vous... Vous voyez, j’encadre des Vietnamiens et aussi des Allemands... Je les connais bien, les Allemands, vous comprenez ? Ce sont presque tous des anciens SS. Il paraissait gêné.- Quavez-vous fait ?- J’ai été jusqu’à Berlin, on s’est battus les derniers avec la division Chalemagne, une division de volontaires Français. On était les derniers à défendre le dernier quartier de la ville. Il n’y avait plus que nous. Je métais porté volontaire, à ce moment là, en 1940, c’était l’Allemagne qui dominait l’Europe. Mes cousins ont été enrôlés dans la Wehrmacht, comme s’ils étaient des Allemands, mais moi et quelques autres, on voulait mieux, on voulait plus...- Pourquoi avez-vous choisi ça ? Comment avez-vous pu? - C’est comme ça, je ne peux plus revenir en arrière! Merde! Je me suis trompé, et alors ? Qu’est-ce que ça peut vous foutre, à vous ? Vou n’avez rien fait, peut-être? Hein ? Personne n’est parfait !

J’avais touché un point sensible. Je venais d’apprendre l’existence de ce fait d’armes, des Français qui défendent Berlin contre les Russes jusqu’à la dernière heure. J’étais abasourdi. Je n’étais donc pas seul à avoir choisi le mauvais côté, Mais surtout pas le pire. Mon

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histoire n’était rien comparée à celle de cet homme. Mais j’étais quand même coupable, comment ont été traités mes collègues de la police nationale à Marseille, après a Libération ? Je ne l’ai pas su. La population s’est-elle vengée ? Peut-être que oui, peut-être que non. Mais j’avais participé à mon échelle à ça, cette abomination. La déportation, l’expropriation forcée, la destruction du plus ancien et chargé d’histoire des quartiers de ma ville à moi, la ville que j’aimais, mais que je ne pourrais plus jamais revoir.

- Et vous, vous en avez fait des choses, des erreurs ? reprit Frédéric Klein.- J’ai fait... J’ai participé à la rafl e des quartiers Saint-Jean et de l’opéra, à Marseille. J’en ai caché cinq, mais trop tard, j’en ai envoyé des centaines dans les trains. Ils les ont emmenés je ne sais où, pour les faire disparaître loin de Marseille. Pourquoi un tel déploiement de moyens? C’étaient des gens misérables, et indésirables. Moi, je m’en foutais à l’époque de savoir que le quartier était insalubre et dangereux. Ca avait toujours été ainsi à Marseille. J’ai eu peur de moi, peur de ma propre ombre, je suis parti, et je ne suis jamais retourné chez moi, et me voilà, ici, à subir une autre guerre que je n’ai pas voulue. La voila mon erreur: J’ai fui, parce que j’avais honte. J’aurais dû rester et affronter les conséquences de mes actes. - Vous voyez ? Vous aussi vous avez quelque chose à vous faire pardonner! Et regardez, nous sommes toujours vivants, c’est que Dieu en a décidé ainsi !

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- Peut-être... En attendant mieux, continuons à marcher... La nuit ne va pas tarder à tomber, et on ne va pas pouvoir marcher comme ça dans la descente qui succède au plateau des herbes à éléphants.

On s’est arrêtés au beau milieu d’un bosquet surélevé qui avait une vue à peu près dégagée sur le plateau. Pas de feu, pas de cigarette, aucun bruit. Il fallut monter la garde, et veiller à ce que les éléphants ne fassent pas de bruit. Il fallait rester caché là le temps de dormir un peu, deux heures de repos maximum. Au bout d’un moment, cinq parachutistes revinrent de leur ronde avec une dizaine de prisonniers, des soldats habillés en vert. c’était un hasard de tomber sur eux. ils n’étaient même pas armés. Ils ont été attachés et questionnés. C’étaient des comissaires politiques qui se rendaient dans un village proche de nous. Ils étaient vraiment infi ltrés dans toutes les campagnes, l’armée Française ne pouvait être partout. Lorsque le soleil était rouge, à l’Ouest, et allait disparaître derrière la chaîne de l’Annam, je vis Frédéric Klein sortir un carton à dessin de son sac à dos Bergame et commencer à peindre un paysage à l’aquarelle. Il représentait la vue que nous avions du plateau et de la chaîne de montagnes au fond, et nos deux éléphants attachés à un arbre avec les cornacs au premier plan. Il peignait vite, les couleurs étaient très belles. Il dessinait au crayon gris puis appliquait ses couleurs. Je m’approchais pour voir son travail.- Je ne pensais pas vous voir peindre, lieutenant.- Oh, vous savez, dit-il, ce n’est pas parce que je fais

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la guerre que je n’ai aucune sensibilité! je suis un « parartiste » si on peut dire! On se mit à rire tous les deux.

Plusieurs détonations retentirent à ce moment-là. On courut de l’autre côté du bosquet, et on découvrit quatre Vietnamiens par terre, une balle dans la tête, pieds et poings liés. Un légionnaire Vietnamien les regardait en souriant, la carabine Us M1 encore pointée sur les corps.

- Mais pourquoi les as-tu tués? C’est quoi ça? Criais-je au jeune soldat.- Calmez vous, monsieur Parpayol, me dit l’offi cier Klein. Cela arrive tous les jours, vous le savez bien, dans toutes les guerres. Pourquoi as-tu tiré ?- On m’a dit s’ils bougent, tu tires.- Et?...- Ils ont bougé... Dit le soldat en nous souriant étrangement.- Il ne fallait pas, on a été repérés, maintenant. Partons tout de suite. Hans, faites lever tout le monde !

Le sous-offi cier cria quelque chose en Allemand aux autres. Tout le monde se leva, et remit ses équipements, sacs et armes sur le dos, péniblement.

- De nuit, avec les éléphants ? On va pas s’en sortir, vous savez ! lui dis-je.- On n’a pas le choix, Il faut repartir maintenant. De toute façon, il n’y a plus assez de lumière pour que je fi nisse mon aquarelle... Et les soldats reprirent la marche, les éléphants en

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tête. C’était atrocement diffi cile. La pluie s’était remise à tomber, une fois de plus. Fatigue, froid, faim, douleurs aux pieds et aux jambes. Interdit d’emprunter la piste bien droite, il fallait éviter toute mauvaise rencontre. Il fallait passer uniquement par de petits chemins escarpés. A un moment, j’entendis l’offi cier donner un ordre en Vietnamien. Suivi de plusieurs coups de feu. Je savais de quoi il s’agissait. Il avait fait supprimer les autres prisonniers qui n’avaient pas été tués toute à l’heure. Il ne voulait pas de prisonniers. Je me suis rappelé sa phrase: « Cela arrive tous les jours, vous le savez bien »... Il avait ordonné lui-même à un de ses soldats Vietnamiens de tuer son semblable. Cette guerre, on ne l’avait pas ressentie, jamais, avant. Là, on était en plein dedans. Et je voyais les Européens manipuler les masses, par tous les moyens, comme une bagarre de clochers, pour attirer le plus de fi dèles qui vont inévitablement s’affronter les uns contre les autres. je n’avais rien à voir dans tout ça, j’étais spectateur. Yves a pu faire quelques photos avec un boîtier de mauvaise qualité, un Brownie Kodak. C’est tout ce qu’il avait pu trouver, après avoir perdu son appareil rolleifl eix dans le delta du Mékong, lors de notre mésaventure, sur l’île des trois villages. On n’était plus que de pauvres types ballotés par la guerre, ramassés par les militaires, qui nous garantissaient une maigre protection. Ils étaient en fuite aussi, plus ou moins. Il est vrai que les paras avec qui nous marchions rentraient simplement à leur point de ralliement après leur mission, mais un nombre indéterminé de troupes Vietminhs étaient sur nos talons, tirant des coups de feu de temps en

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temps. Tant que cela venait de l’Ouest ou du Nord, tout allait bien, on n’était pas encerclés. Mais la marche n’en fi nissait plus. Encore et toujours, marcher, de nuit comme de jour. La fôret devenait de plus en plus dense, elle nous avalait. les bruits, les cigales au crissement strident, omniprésent, le chant rauque des crapauds buffl es... Mon chapeau de brousse était neuf quelques mois auparavant, et maintenant, il s’effi lochait de partout. Il faudra en trouver un neuf plus tard. Egalement, Je gardais toujours avec moi mon bachi, mon vieux bachi de marin, troué, tâché, bien abîmé. C’était l’une des seules choses que j’avais réussi à garder avec moi, tous les jours. En voyant ma mandoline, l’offi cier me dit:

- Vous traînez votre mandoline depuis longtemps ? Il manque même des cordes !- Oui, presque dix ans, maintenant... Mais c’est pas ce qu’il y a de mieux pour jouer des trucs d’ici! Enfi n... Même si je n’en joue pas toujours, je l’ai avec moi, ça me rassure. Yves vint rejoindre la conversation. - C’est vrai que tu te trimballes des choses dont on se serait passé! ton bonnet de marin, ta mandoline, ta vareuse, tu les conserves au fond de ton sac mais ça ne sert jamais à rien ! - Oh je ne te demande pas ton avis, c’est pas toi qui porte tout ça, c’est moi ! Je fais ce qu’il me plaît de mes vertèbres.- Ah ça va, je sais bien! mais voyez vous, Frédéric, je l’ai toujours connu comme ça, j’aime bien le charrier ! Yves

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m’observa. Mon dieu ! C’est vrai que t’as vraiment pas changé depuis le jour où je t’ai connu, t’as toujours la même tête. - Eh, je suis encore jeune ! - Vraiment, vous ne bougez pas ? Tout le monde change, dit Frédéric. - La seule fois où je ne t’ai pas reconnu, c’était à Saigon quand je suis arrivé ! Tu fumais l’opium, t’étais complètement pâle, et sale. Méconnaissable.

Il est vrai que seul l’opium avait le pouvoir de me faire changer de visage, de faire apparaître des rides, ou de ternir mon teint. J’étais souvent sale, mais je n’avais jamais eu de barbe, alors que ceux qui paraissaient de mon âge avaient une élégante moustache comme c’était la mode à l’époque, ou une barbe drue comme les légionnaires qui marchaient avec nous. L’opium. Cela faisait plusieurs années que je n’y avais pas touché. J’avais peur de recommencer, de me retrouver comme une ombre fuyante qui ne pense plus, ne vit plus, mais rêve. J’avais peur de ça. De la facilité du songe, du sommeil et du délire intérieur. Il est vrai que lorsque nous sommes arrivés en Indochine avec le Taureau, on avait encore un peu de Haschich, mais vint un moment où il n’y avait plus rien. j’ai donc voulu goûter l’opium. Je n’aurais jamais dû. En bas de la route, le point de rassemblement des parachutistes, un poste de brousse hérissé de pics et de barbelés, avec une garnison de tirailleurs Algériens qui veillaient sur la route poussiéreuse, ou boueuse, selon

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le jour. Des camions kakis ont avalé les paras qui n’en pouvaient plus, tombaient de fatigue, des jeeps hurlaient de leurs siènes, emportant dans l’urgence les blessés du combat et du chemin. Je serrais énergiquement la main de Frédéric. Nos chemins se séparaient. C’était l’adieu à cet offi cier qui aurait pu devenir un véritable ami, ou au moins quelqu’un qui savait ce qu’est le remords. Mais il n’en avait pas, lui. C’était peut-être la seule chose qui nous différenciait.

- La vie est ainsi faite, on ne choisit pas ses causes, me dit-il, en conclusion de toutes nos conversations. Ce sont les causes qui nous emportent. Adieu, Léon. Dieu vous garde.- Adieu, Frédéric.

Il monta dans une jeep conduite par un type avec une barbe en collier, et qui portait des lunettes de soleil d’aviateur américain qui partit en trombe sur la piste poussiéreuse, et nous a laissés là avec nos deux éléphants. Les cornacs avaient disparu. Ils ont dû repartir dans la montagne, vers le Laos, ils ont dû sentir qu’ici la vie n’était pas faite pour eux. On ne parlait pas la même langue, mais on était arrivés à communiquer différemment, pas de télépathie, mais une sorte de compréhension mutuelle dans les gestes et les expressions du visage. Ils ont dû avoir peur de la plaine, de ces rizières plates, sans pente. Mais les éléphants n’avaient plus de maître. On ne pouvait plus les garder. Une fois à Hué, nous vendîmes les éléphants à un

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type de Toulouse, il les voulait pour un cirque en France. Quand je lui ai dit qu’ils risquaient d’avoir froid, il a cru que je plaisantais. Je suis allé au bureau de poste, et je me rendis compte que cela faisait bien longtemps que ma femme ne m’avait pas écrit. Trop longtemps. M’aurait-elle oublié? Je décidais de lui écrire encore, et d’envoyer mes souvenirs, un paquet de photographies prises par Yves et moi-même.

Hué, Indochine Française.Le 26 novembre 1953.

Ma chère Jeanette, tu me manques. Je n’ai pas de nouvelles de toi depuis un bon moment, j’espère que c’est une erreur. Avec mon ami Yves que tu connais déja, nous avons tenté plusieurs fois de créer des commerces, sans résultat. Nous perdons l’argent que nous réussissons à économiser. l’administration ne veut pas nous aider, en plus nous sommes en situation irrégulière. Bref, on se débrouille. Mais je commence à désespérer de rentrer un jour avec de quoi nous faire vivre tous les trois. Je pense à toi très souvent, malgré mes multiples péripéties, et à notre fi ls. Que devient-il ? Est-il un bon écolier ? j’espère qu’il passera son certifi cat d’études. Et toi ? Comment vas-tu ? Tes parents vont -ils bien? J’espère te revoir un jour, tu me manques tellement, donne moi une réponse. Donne moi au moins des nouvelles du petit Maurice ! Envoie-moi une photographie de lui, si tu peux. Mais ton silence m’inquiète, que crois-tu ? Je ne suis pas comme ces soldats coloniaux qui prennent ici une femme pour

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deux ans. J’en ai une, et c’est bien toi, toi seule. Fais moi confi ance. Je ne suis pas comme cela, si c’est la raison de ton silence. je t’aime. A bientôt, ton Léon.

Cela faisait sept mois qu’elle ne m’avait pas envoyé de lettre, rien. Peut-être a-t’elle désespéré de me revoir un jour, en sachant que j’étais encore plus loin d’elle, à l’autre bout de la terre. Mais malgré cela, je gardais espoir. Peut-être... On ne sait jamais. En attendant, il fallait retourner à mes affaires. la vente des deux éléphants nous avait rapporté pas mal, on a décidé de fêter ça avec Yves en allant se payer le plaisir futile d’avoir des habits neufs, des chapeaux, des chaussures. C’était très cher, dans les boutiques d’ Européens, alors on est allés tout naturellement chez un tailleur de rue, qui nous a fait tout de même de beaux costumes en beige et blanc. On avait l’air de deux crapuleux de marseille, ainsi vêtus. On est allés dans le plus beau bar de la ville pour se payer un verre. Un seul, bien sûr, nous n’avions pas non plus gagné l’ El dorado. On était heureux, c’était la première fois depuis bien longtemps que nous ne nous étions pas permis de boire un verre dans un lieu comme celui-ci. Evidemment, on nous posa des questions, on ne faisait pas net comparé à ces gros types en costume blanc, qui avaient l’air comme des poissons dans l’eau. On faisait tâche. Mais cela nous faisait rire. On s’assit tranquillement dans un coin et on observait les clientes, toutes fraîches, coiffées et habillées sur leu trente-et-un en cette fi n de journée banale. Il se mit à pleuvoir et on

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est tous rentrés sous les arches de l’entrée du café. C’était comme ça, Hué. Il pleuvait tout le temps, régulièrement, incessament. Tout y était constamment trempé. Sous les arches, on trouva l’abri, et la promiscuité avec des gens qui nous regardaient de travers. Je crus reconnaître un regard. Non, ce n’était rien. Personne. Personne ne me connaissait ici.

- On s’en va, la pluie va cesser. - Déja ? Mais... pourquoi ? - J’en ai marre de ce bar, allons nous-en, Yves, s’il te plaît. - Si tu veux... dommage, c’était sympa, y’avait des fi lles...- Mais reste, si tu veux !- Non, c’est moins drôle tout seul, je te suis. Yves fi nit son verre d’une traîte. J’avais oublié le mien sur la table, dehors. Il pleuvait toujours. Le verre à cocktail se remplissait lamentablement d’eau de pluie/- On va être trempés !

Les deux clowns en costume blanc que nous étions ont vite fait de redevenir deux inconnus aux habits trempés et lacérés de traces de boue. La pluie a eu raison de nos immaculés pantalons blancs. - Pourquoi as-tu voulu partir si vite, Léon ? je n’ai pas compris !- Je... J’ai cru reconnaître quelqu’un.- Qui ça ?- Quelqu’un de Marseille. Je crois bien que ce regard, je l’ai déja vu quelque part, d’aussi près, avec la même

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intensité. Ce regard, des centaines de personnes l’avaient... Je ... Je me souviens, tous ces gens qui nous ont regardés pour la dernière fois, à la gare... Je me souviens de ça, Yves. Les yeux désespérés, mais surtout les yeux rageurs, les yeux qui me disaient: « Si je sors de là, tu y rentreras à ma place, tu verras. Tu verras ce que ça fait d’être chassé, poursuivi, dénigré, amené, déporté, frappé, humilié ! ». - Quelqu’un du quartier Saint-Jean... Il y a eu peu de survivants, Léon. Mais ils recherchent les criminels, En Israel, ils ont monté des commandos pour pourchasser ceux qui n’ont pas été jugés. Mais toi, tu n’es pas suivi, tu ne vaut rien, Léon, à leurs yeux. - Ce n’est pas de ça que je parle, mon problème, c’est ceux que j’ai poussés pour mieux fermer la porte du wagon, ceux que j’ai mis hors de leurs maison! Ceux qui connaissent mon visage, qui ne me pardonneront jamais. Je ne parle jamais d’eux, Yves, mais jamais je ne les oublierais. Et celui-là m’a reconnu. J’en suis sûr. Partons de hué, retournons dans les montagnes, je ne veux plus voir mon passé. La pluie continuait de frapper nos têtes, les tuiles et les feuilles des grands arbres qui bordent la route. Comme toujours à Hué. Une semaine plus tard nous étions dans un village, le dernier, au bout de la route qui mène en Chine. Nous étions partis par le train de Hanoi, qui s’est arrêté à Lao Cai. La route était sûre, d’après les gendarmes, et de là, nous avons pris un autocar, qui s’est arrêté dans la petite ville de Sapa. De là, après avoir acheté des vivres

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et des équipements de randonnée, en fait des fourntitures de l’armée « tombées du camion », nous sommes allés au marché acheter des vivres. Il était perdu entre la boue et la brume, les étals apparaissaient et disparaissaient en une seconde devant nos yeux . Seules les personnes habituées pouvaient se diriger aisément dans ce terrain vague. Une église de couleur blanche trônait au bout de la place, et des hôtels aux noms alpins proposaient leurs services aux gens de passage. Ici, on était en pleine montagne, et ce n’était plus la moîte chaleur de Hanoi. Il faisait froid. Nous n’avions pas prévu de telles températures, et j’ai dû payer deux pulls en laine en plus de nos vestes de toile. Fin prêts, nous sommes enfi n partis sur le sentier qui menait plus haut encore, toujours plus haut. Une vieille dame, qui se faisait appeler Mama Ba, vint à notre rencontre.

- Où allez-vous comme ça, messieurs ?- On va voir le mont Bo Ta Lao, on veut aller au sommet. - Venez chez moi, quelqu’un vous y amènera, venez chez moi, je vous accueuille, voyageurs, ha ha! Yves me regarda, surpris, avec de gros yeux ronds. Il avait l’air de me questionner du regard. - pourquoi pas ! Où se trouve votre village ?- A deux jours de marche, il faut beucoup monter ! Ha ha, vous allez voir...Ha ha !

Elle riait entre chaque phrase, c’était étonnant. Comme pour nous rassurer par la bonne humeur. Ses mains étaient bleues, de la couleur de l’indigo qu’elle

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travaillait tout le jour pour fabriquer les vêtements sombres particuliers à cette branche du peuple Hmong, les Hmongs Noirs. Ses poignets émaciés étaient couverts de bracelets en argent, provenant de mines ou de pièces de monnaie refondes. Elle portait un collier en argent également, assez lourd et rigide. Elle portait des bandes enroulées autour du mollet, en laine, de couleur noire, une sorte de short coupé aux genoux et une tunique décorée de broderies colorées sur les manches, l’arrière et le devant. Sur la route, boueuse, toujours, glissante, nous rejoignîmes d’autres montagnards qui remontaient à leurs villages respectifs. A un moment, un buffl e noir passa juste devant moi, sans me voir, surmonté d’un petit enfant, envelloppé de brume. Ils disparurent aussitôt qu’ils m’étaient apparus au milieu du chemin. Nous ne savions pas, mais nous allions vers un endroit doù on ne reviendrait pas pendant longtemps. La montagne était déja en train de nous avaler, dans ses langues brumeuses qui nous ont enlevés du monde connu. Encore une fois, nous nous éloignions volontairement de la civilisation occidentale, coloniale, ou même Vietnamienne. Nos pas étaient lamentablement ralentis par la boue omniprésente, toujours, sur nos vêtements. Des paquets de un à deux kilos se collaient en-dessous de mes pataugas et m’empêchaient de lever la jambe pour accomplir un nouveau pas. Mais au fond, nous étions habitués à ces conditions. Plusieurs fois nous avions été marcher entre les villages situés en haut de crêtes montagneuses, perdus en pleine forêt. Mama Ba avait au mons quatre vingt ans, et était vive comme une jeune fi lle, riait tout le temps.

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Après de longues heures de marche, elle nous dit, par signes, qu’elle voulait du vin de riz et de quoi manger. On la suivit dans une cabane sur pilotis posée en bord de route. La porte donnait sur le chemin. Un lit occupait le fond du carré, avec une personne apparamment malade dedans. Elle dormait. Peut-être était-ce à cause de l’opium. Mais nous savions déja que les montagnards ne fumaient pas l’opium, ils le produisaient seulement. En haut du mur, des morceaux de tête de cochon pendaient à des crochets, sanguinolents. L’autre côté de la pièce était occupé par des marchandises de toutes sortes, arrivées jusque-là on ne sait comment. des jouets chinois, des lanternes, des bonbons, des sacs de riz, des bidons d’essence, des jarres... Le vendeur vint nous faire goûter quelque chose. Il sortit un jerrican de l’armée, et versa dans de petits bols du vin de riz. On but. Yves me dit tout de suite que cela ressemblait à de l’essence.

- Peut-être que c’est à cause du jerrycan, regarde, il y a marqué « GAS », et y’a pas le sigle « W » de water. C’est un bidon pour l’essence, pas pour l’eau. Ils ne doivent pas faire la différence, à mon avis, ils ne sont pas allés à la même école que nous ! - Sûrement, me répondit Yves, en riant.

Notre guide Mama Ba échangea ses pains de sel contre une moitié de tête de cochon, et deux litres de vin de riz du jerrycan transvasé dans une outre en cuir qu’elle fi t remplir très précautionneusement.

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- c’est le meilleur de la vallée, ici. Il vend des choses de bonne qualité, mais il n’est pas d’ici, c’est un Tay. On ne l’aime pas.- Mais pourquoi ?- Parce qu’il n’est ni du village, ni Hmong Noir. Et à part pour le commerce, on ne se fréquente pas. - C’est comme ça dans chaque montagne ?- Oui, c’est comme ça. Je ne vais pas chez les tay, ou les Dzao, ou les Homgs Fleuris. On n’est pas pareils, on ne se mélange pas. Au marché, oui. Seulement au marché. -Je sais que chacune des tribus possède son propre dialecte, entre Hmongs Noirs et Rouges ou Fleuris, vous comprenez-vous ? - Oui, nos langues se ressemblent.

Le sentier s’était changé en piste, au fur et à mesure. C’était large comme un des chemins muletiers que l’on trouve dans les collines autour de marseille. Lorsque nous sommes arrivés enfi n au village, après de longues heures de marche dans la brume et la boue glissante, une myriade d’enfants s’est jetée sur nous, criant, jouant, nous tenant par les manches, voulant monter sur nous. Ils n’avaient encore jamais vu d’européens. Ils voulaient toucher la barbe d’Yves, et me tiraient les cheveux. On ne tarda pas à nous demander:

- Pourquoi êtes-vous venus ici ? Il n’y a rien pour vous, dans nos montagnes. - On est venus pour voir. Seulement voir. - pas pour l’opium ?

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- Pas même pour ça. Nous sommes ici pour rien, par pur plaisir de voir comment le temps passe ici.

on nous regarda avec de gros yeux dont l’incompéhension était grande. Pourquoi ces deux français étaient-ils là ? Les patrouilles Vietminh se rendraient-elles compte de leur présence ? Que fallait-il faire ? Ils ont préféré attendre. Dans tous les cas, les fi ls du village se battaient aux côtés des Phàps, les Français, et le reste subissait les représailles de commandos Vietnamiens. Le village était rudimentaire. Des souches d’arbres énormes trônaient ça et là, les planches des maisons étaient encore rouges et pâles, pas encore noircies par le temps et la suie. Le village était visiblement refait à neuf.

- Dites, Mama Ba, pourquoi le village est-il en aussi bon état ? - On vient de s’installer ici, on était plus bas avant, mais comme les soldats vietnamiens ont voulu nous asservir, supprimer notre autonomie, nous sommes venus ici, encore plus haut dans la montagne. Et comme vous êtes les premiers Phàps qui viennent ici, les anciens veulent vous accueillir. Vous êtes invités ce soir à la maison du chef du village. C’est un honneur. Allez, maintenant, je vais chez moi. Venez, on va manger un peu. Vous devez avoir faim !

- Merci, pas tout de suite, je vais d’abord m’écrouler, dormir un peu avant ce soir. Je sens qu’on va devoir en boire, des jarres et des jerrycans de vin de riz !

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La fête s’est déroulée avec tous les protocoles de la coutume. Nous sommes entrés dans la maison centrale, et nous avons salué chaque personne. Nous avons apporté des présents, du riz, des bananes, et du pastis. Le chef les a reçus dignement, et s’est mis à lorgner sur la bouteille d’anis. Il n’avait jamais bu ça et était visiblement fort curieux de goûter. Tout le monde s’est assis, pendant que Yves sortait sa gourde remplie d’eau fraîche. J’ai pris un bol en émail blanc, et j’ai versé le pastis dedans. Je l’ai montré ainsi au chef, pur. Il a voulu goûter. Je lui ai fait signe d’attendre. Yves a ensuite versé l’eau. Le pastis a changé sa couleur vert-ambrée pour un blanc jauni. A ce moment-là, le chef s’est levé; Il a saisi le verre et a bu d’une traite. Il avait l’air d’aimer ça. Mais il nous a emmenés derrière la maison. il nous a montré une pierre d’alun. Une grande bassine d’eau sale fut amenée par une femme. Il a placé la pierre au centre, et a commencé à agiter la bassine. Au bout de cinq minutes, il nous montra l’eau qui était devenue claire comme celle des calanques. Il nous dit alors:- Vous avez le pouvoir de rendre l’alcool et l’eau trouble. Moi, j’ai le pouvoir de lui redonner sa clarté. Et il se mit à rire. Tout le monde l’a imité. Puis il s’est dirigé vers la porte de la maison en bois.- Je me suis demandé s’il n’était pas en train de nous dire quelque mauvais présage. Tu te souviens l’offi cier para, un jour il m’a dit quelque chose qui le tracassait. C’était une blague de l’un de ses propres soldats, une histoire tellement connue, qu’on la croirait tout droit sortie

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d’un fi lm. Un jour qu’ils avaient surpris une réunion organisée par un commissaire politique dans un village reculé, ils avaient donné l’assaut, tuant le commissaire et trois soldats. Le commissaire tenait un oeuf dans la main droite. Lorsqu’il a voulu savoir ce que faisait le Vietnamien devant son assemblée de villageois avec ça, il demanda à un de ses soldats, un jeune saigonnais. Le jeune soldat prit l’oeuf dans la main du mort, et l’écrasa dans sa main. « Quand on écrase l’oeuf, le jaune reste, et le blanc s’en va ». Et il s’est mis à rire. L’offi cier n’a pas ri du tout. Depuis, il y pensait, à l’oeuf.- C’est exactement ce qui va se passer, crois moi. On ne peut vivre perpétuellement comme ça, comme des rois. On a perdu contre les allemands, les japonais. On s’est fait nous-même envahir, coloniser... Ce sont les Etats Unis et l’Angleterre qui équipent l’armée, t’as vu les soldats sur la route ? Ils sont habillés n’importe comment, ça se voit! Ils croient que les Vietnamiens ne sont pas à la hauteur, ils les sous-estiment ! Je suis sûr que les révolutionnaires vont gagner. Ils sont déterminés. Mais les autres, ils se voilent la face. Ils ne voient que le bout de leur nez !...

Une jeune fi lle vint nous demander de venir dans la grande maison pour continuer la fête d’accueil. Il ne fallait pas refuser. Pendant que nous parlions, tout le monde est reparti à l’intérieur sans que l’on ne s’en aperçoive. On est rentés dans la maison où le repas a été servi, devant le chef du village. Une grande tablée autour de laquelle toutes les familles étaient réunies. La lueur du feu et des bougies éclairait les visages aux dents abîmées,

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mais souriants, dans un effet de clair-obscur, digne des plus gands peintres. Cette soirée était notre première sur place, et il allait y en avoir encore beaucoup. Nous ne savions pas encore, mais ce peuple petit, mais souriant et fi er que nous connaissions mal encore allait nous changer nos vies. On était prêts à changer, de toute manière, je n’avais pas suivi le chemin habituel dans ce pays. Yves non plus, d’ailleurs. Les deux amis que nous n’avions pas retrouvé à Saigon n’étaient pas si loin de nous. On a repris contact des années après, ils étaient cachés dans les impénétrables îles de la Baie d’ Along. Ils ont fait comme nous, à leur manière. Ils ont atterri quelque part, au milieu de rien, et trouvé des gens qui voulaient bien d’eux. Pendant ce temps, nous, dans nos montagnes, on vivait simplement. La brume obstruait souvent la vue, mais une fois venu le printemps, la vallée s’offrait à nous. Alors je regardais l’horizon et je me souvenais. Je me rappellais mon vieux passé, mes erreurs. C’était bel et bien fi ni. Là-haut, personne ne nous posait de questions sur ce qu’on avait fait avant, ailleurs... Ils nous ont accueillis comme si on était de la famille, naturellement. On a passé des années parmi eux. En 1954, on a appris la défaite de notre armée dans le secteur de Dien Bien. Un an après, les derniers militaires Français quittaient le sol Vietnamien, que les catholiques du Nord descendirent en masse vers le Sud, craignant les sévices des communistes. Le pays était séparé en deux, le Nord, le Sud. On n’était plus à notre place, on ne savait que faire. Mais voyant les Hmongs résister à n’importe qui, même aux autres tribus montagnardes, on s’est dit qu’on pourrait faire

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quelque chose pour eux. Ils n’étaient pas comme ceux qui choisissent une des deux solutions. Ils ont opté pour une troisième alternative, la leur. Leur liberté à eux. Bien sûr, ils étaient du côté des Français, mais une fois les Européens partis, ils étaient seuls. Ils étaient seulement pour eux-mêmes. Nous, les deux occidentaux perdus dans ces montagnes, n’étions fi nalement pas les seuls à être restés cachés. Des histoires rapportées par des gens de passage disaient qu’un offi cier Français continuait le combat avec une troupe de soldats Hmongs. Il avait ignoré le départ des derniers militaires Français. On a voulu les rejoindre. Yves voulait les photographier. Mais comment faire? Il fallait les pister, les retrouver dans la jungle et les montagnes. Tâche impossible. Ils étaient invisibles, insaisissables. Même l’ Armée Populaire du Vietnam n’arrivait pas à mettre la main dessus. Pendant des années, nous nous sommes faits tout petits, loin des routes, loin des vallées, loin des autres, à attendre, à vivre simplement avec les montagnards. On était heureux. Le temps s’était arrêté là pour nous. Quelques fois, il nous a fallu prendre les armes pour aider les villageois, les accompagner dans un coup de force rapide et effi cace. Il s’agissait de voler à l’Armée Populaire des munitions, des armes et des vivres. Pratiquement personne de notre groupe ne tomba pendant ces quelques années. Les Vietnamiens ne voyaient pas venir l’attaque, bien qu’ils soient eux-même très performants dans l’art du camoufl age, du pistage, de l’effet de surprise. Quelques fois, des tirs étaient échangés, quand une patrouille venait jusqu’au début du territoire Hmong, qui se rétrécissait

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d’année en année. Un jour, il leur a fallu partir. Partir encore plus loin à l’Ouest, vers le Laos. Les villageois n’en pouvaient plus des privations, de la faim. Les Bo Doïs, soldats de l’Armée Populaire avançaient toujours plus dans la fôret et réduisaient la liberté de ce peuple fi er. Ils sont donc partis un matin, traînant les enfants aux joues sales, qui pleuraient, les vieux, les jeunes, tout le monde s’avança sur le sentier qui allait là-bas, loin, ailleurs. Nous avons fait nos adieux à toutes ces personnes, une par une, avec Yves. Nous étions vêtus d’habits traditionnels noirs, fabriqués pour nous sur mesure, à notre taille. On a passé tellement de moments heureux et simples avec eux... Mais c’était fi ni. Ils sont partis. Ils n’avaient plus le choix, de toute manière. Les cultures de pavot étaient convoitées par les vietnamiens, qui s’en servaient encore comme monnaie d’échange pour fi nancer leur combat. Mais depuis le départ des français, il valait mieux aller au Cambodge ou au Laos pour en vivre, ou pour tenter de vivre plus librement, sans cette guerre fratricide. L’histoire montrera que la guerre fi nit toujours par atteindre ceux qui n’ont rien à voir avec elle. On a longtemps hésité à les suivre, à l’annonce de leur départ.

- Qu’en penses-tu, Yves ?- Les suivre, continuer... Je ne sais pas, c’est compliqué! On peut rester indéfi niment cachés dans les montagnes avec eux, mais on y est bloqués. Prisonniers de la fôret.- Seuls ici, on est fi chus. Il faut soit les suivre, soit regagner la mer. La mer, c’est quelque chose d’impotant pour moi,

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ça fait trop longtemps que je ne l’ai pas vue, tu le sais ! C’est peut-être le moment de continuer le voyage?- Mais comment on fait ? On est au milieu des montagnes, en plein Nord Vietnam ! A moins que... Par le Laos, on a le Mékong. De Vientiane, on descend jusqu’au Cambodge ! Et là, on a l’embarras du choix. La France en rapatriement gratuit, ou bien on s’installe là-bas, on monte un commerce, je ne sais pas... - Oui mais... J’ai envie de voir une dernière fois Hanoi. - Tu n’y penses même pas. Tu rêves, mon ami.- C’est vrai... Mais si on tente un coup, un coup du feu de Dieu ! J’ai une idée. Ecoute ça: On se fait passer pour des voyageurs faisant partie du Parti Communiste Français. En plus, on a déja été syndiqués, tu te rapelles, au port autonome de Marseille ? Les grèves, les manifestations, et le jour où on s’est inscrits ? On peut tenter quelque chose  !- C’est vrai, mais on n’a aucune preuve de notre inscription, qui n’a pas duré longtemps d’ailleurs ! Et je te rapelle que nos papiers ne sont pas en règle ici. - Allons à la maison, il y a des vieux papiers, on va faire du bricolage. Donne-moi tes papiers.- Mais non, Léon, arrête de rêver, c’est n’importe-quoi! Il faut qu’on passe totalement inaperçus. On n’a pas le choix, suivons les Hmongs! On continuera à les aider. - Ils n’ont pas besoin de nous, regarde-les partir sans nous attendre, on a fait tout ce qu’on a pu pour eux, et ils ont tout fait pour nous! Ils ne veulent pas nous entraîner dans leur sillage, ils savent qu’ils sont condamnés. Ils nous donnent une chance de continuer notre voyage en nous

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laissant là. Ecoute, Yves. En bas dans la vallée, il y a le théâtre ambulant. Allons les voir, demandons-leur de nous aider. Ils le feront, on les a déja aidés sérieusement il y a deux ans, tu te souviens? - Oui, on les a tirés d’une bonne galère... - Essayons, si ça ne marche pas, on retournera ici, ou bien on sera faits prisonniers.

Deux jours plus tard, nous étions cachés dans une roulotte puant le nuoc mam, cette sauce de poisson séché omniprésente en Asie du Sud-Est. On participait aux spectacles, le soir dans les villages. Lors des représentations, nous étionjs camoufl és. Nous portions de grands masques en papier mâché représentant l’ancien ennemi «Phàp», le colon, le français. On avait le mauvais rôle mais on s’amusait bien, on exagérait tout. C’était ça le théâtre ambulant. Un peu comme les marionnettes de chez nous. Nous étions parfaitement cachés grâce à nos amis du théâtre. Ils n’ont pas oublié le coup de force qui les avait tirés d’une attaque de brigands de la vallée juste en contrebas du village Hmong. La caravane bringuebalante avançait à sauts de puce entre la région de Sapa au Nord-Ouest et la côte, à l’Est. Tri, Vinh, Duc et Hoa, les principaux acteurs du théâtre ambulant étaient peu rassurés. Ce qui est normal quand on tansporte deux clandestins. Quand on se déplaçait, on nous cachait dans la paille de fourrage pour les buffl es qui tiraient les roulottes et les charues. Nos malheureux amis ne pouvaient prendre trop de risques. Ils pouvaient payer cher pour nous avoir aidés. Un soir, Tao vint nous parler.

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- Léon, Yves, venez. Il faut que je vous dise quelque chose.- Qu’y a-t’il, Tri? Demanda Yves. Je savais déja ce qu’il allait nous dire.- Je ne peux plus vous garder avec moi, maintenant. Trop de contrôles, trop de suspicion. C’est autant dangereux pour vous que pour nous. J’ai une femme, Vinh, et des enfants. Je ne veux pas qu’ils grandissent sans leur père. - Oui, Tri. On approche de hanoi, et on a une solution. Ce soir, on part. On ira à la voie ferrée, et on se cachera dans le train qui va jusqu’à la mer. Ne t’inquiète pas pour nous. Maintenant vous serez tranquilles. Je ne sais comment vous remercier... - Ne faites rien, vous n’avez rien de toute façon. Adieu, mes amis. Revenez quand toute cette folie sera fi nie. Un jour, peut-être...

J’ai serré Tri et sa femme Hoa dans mes bras et j’ai pleuré. Cela faisait longtemps que je n’avais pas pleuré. Tao nous avait aidés juste pour aider quelqu’un. J’admirais son courage. Il avait agi ainsi pour aller à l’encontre des causes perdues. Il aurait pu nous dénoncer mille fois. Il ne l’a pas fait. Cette fois-ci, c’était moi que l‘on cachait. Des fois, l’histoire des humains se répète, ou s’inverse... Les adieux à Tri et sa famille furent brefs mais intenses. Tout était là. Notre ami nous regarda partir dans la pénombre du fl euve, alors que nous nous éloignions de la grève. Sa silhouette se dessinait dans la lumière du feu sur lequel cuisait l’éternelle gamelle de

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riz. Je ne l’ai jamais revu.

Après avoir longé le fl euve noir pour dépasser l’antique ville de Hanoi, On a marché jusqu’au milieu de la nuit dans des rizières qui bordent l’entrée Sud de la ville. Puis, dans une gare oubliée, perdue au milieu de rien, on est montés dans des wagons à charbons vides. Il y avait maqué « Haiphong ». C’était le meilleur moyen d’arriver jusqu’à la mer. Mais on a fi nalement préféré s’accrocher aux boogies, en dessous. Il y a un plateau entre les roues et les amortisseurs de chaque wagon. On peut y rester accroché sans trop de risques de se faire repérer. Le train est parti quelques minutes après. J’ai vu des pieds de soldats quand nous avons dépassé le bâtiment de la gare mais ls n’ont rien vérifi é. Tant mieux. La suite a été très brève. Une fois le train arrêté, après plusieurs heures de voyage tumultueux dans le froid de la nuit, on est descendus, et on a vu que nous étions suivis par deux personnes. Un jeune en chemise blanche, et une femme habillée en robe traditionelle en mauvais état. On s’est jetés sur eux, pour les égorger, ou les baillonner. Ils étaient en fait aussi sales que nous, pleins de camboui noir. On a compris. Ils s’échappaient eux aussi. Je ne sais pas pourquoi, mais il n’y avait pas un chat ce soir-là près du port de Haiphong, c’est un port important, constamment en activité d’habitude. Ce soir-là, rien. On est montés dans une jonque de quinze mètres de long et avec deux mâts, nommée « Bien Hoa » et on a mis les voiles, tout droit vers l’Est, vers l’archipel des Philippines.

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Une autre page de ma vie commença ainsi, de nuit, en mer, à bord d’une jonque volée. Je repartais enfi n, je reprenais la route maitime à laquelle j’appartenais. Nous sommes partis vers le soleil levant, vers l’avenir, loin de la guerre. La jonque tenait assez bien la mer, mais les voiles et la coque étaient fatiguées. Le bruit de l’eau sur l’étrave me fi t presque sangloter de bonheur, ce bruit avait accompagné une partie de ma vie, et revenait là, symbolisant le chemin, la route qui s’ouvrait de nouveau à moi. Le soleil commençant sa course quotidienne réchauffait nos corps engourdis par la fatigue, et les voiles lattées de bambou recueillaient le vent qui nous amènerait loin, ailleurs.

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Références:

1. Bibliographie:- Homère: L’Illiade et L’Odyssée.- Joseph Conrad: Au Coeur des Ténèbres.- André Malraux: La Voie Royale, La Condition Humaine.- Henry de Monfreid: Aventures en Mer Rouge.- Jack Kerouac: Les Anges Vagabonds.- Erwan Bergot: Mourir au Laos.- Albert Camus: L’ étranger, L’exil et le Royaume, L’été, Noces.- Hugo Pratt: Corto Maltese.- Hergé: Tintin et Milou.- Marcelino Truong: Une si Jolie Petite Guerre.

2. Filmographie:- Pierre Schoendoerffer: Le Crabe Tambour, La 317e Section.- Henri-Georges Clouzot: Le Salaire de la Peur.- Costas Ferris: Rembetiko.- Tim Burton: Big Fish.

3. Artistes:- Joan Fontcuberta: Fauna, Camoufl ages.- Walid Raad: The Atlas Group.-Patrick Corillon: Oskar Serti.- Jean Le Gac: Story Art.- Laurent Tixador et Abraham Poincheval: Total Symbiose, Plus Loin Derrière l’Horizon, Journal d’une Défaite.

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Imprimé en Provence par L’ATELIER HEUHUIT Usine de LUMINY, (Marseille).

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