Michel Onfray [=] Epicure (Figaro, 2012)
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Transcript of Michel Onfray [=] Epicure (Figaro, 2012)
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““EEppiiccuurree ddoonnnnee lleess
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Pour parler d’Epicure (341-270 av. J.-C.), précurseur
du matérialisme qui influença de nombreux penseurs – de
Lucrèce à Nietzsche, en passant par Erasme, Montaigne,
Gassendi, Voltaire, Rousseau ou Marx –, qui choisir, sinon
un de nos plus brillants philosophes, cabochard et au verbe
haut, hédoniste et athée convaincu, héritier des
philosophes grecs célébrant l’autonomie de pensée et de
vie? Michel Onfray évoque pour nous sa rencontre avec
Epicure, ainsi que la portée de l’œuvre de celui que
d’aucuns ont voulu réduire à l’état de «pourceau».
PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE PROPOS RECUEILLIS PAR PATRICE DE MÉRITENSMÉRITENSMÉRITENSMÉRITENS
Comment s’est opérée votre rencontre avec Epicure?
Je l’ai rencontré en biais, par Lucrèce, avec Lucien
Jerphagnon qui fut mon maître à l’université de Caen. Il
donnait un cours sur De la nature des choses, qui décrit le
monde selon les principes d’Epicure. Ce fut un réel coup
de foudre. D’abord parce que le cours réunissait une
poignée d’étudiants, probablement moins de dix, et qu’il
donnait l’impression d’une réunion de disciples
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contemporains du maître. Lucien Jerphagnon avait un
grand talent de tribune et l’on pouvait réellement croire
qu’il était ce qu’il disait, à savoir, un sage antique, plutôt
stoïcien (plus tard, il serait plotinien, puis augustinien…)
qui venait de déposer sa toge dans son bureau pour éviter
d’attirer l’attention de ses collègues trop jaloux, un
vêtement qu’il ne manquerait pas d’endosser à nouveau
une fois sorti de la faculté… Je retenais que la philosophie
pouvait être vécue, qu’elle pouvait n’être pas qu’une
péroraison doctorale, qu’il ne servait à rien de lire et
méditer un texte si on ne le vivait pas ensuite au quotidien.
Ce fut un coup de foudre pour une seconde raison
car, formaté au christianisme depuis ma plus tendre
enfance, j’étais écartelé entre ce qui me semblait alors une
contradiction, mais qui s’est trouvée résolue dès les
premières séances: comment un athée pouvait-il être
moral? Il ne m’était pas venu à l’idée – mais, si l’on me
permet une excuse, je n’avais pas 20 ans – qu’on pouvait ne
pas croire en Dieu et, en même temps, pratiquer le bien et
rejeter le mal! L’association de la morale à la religion
chrétienne et celle de l’athéisme à l’immoralisme étaient
des lieux communs, Lucrèce m’a permis de m’en défaire. Il
expliquait, en effet, ce qui est bien, ce qui est mal, il
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affirmait l’existence de dieux divers et multiples, matériels,
et ajoutait qu’ils se moquaient éperdument des hom mes…
Je découvrais que le christianisme pouvait être une
parenthèse, un moment dans l’histoire, mais pas toute
l’histoire. Dès lors, on pouvait imaginer une sortie du
christianisme en étudiant les pensées pré-chrétiennes.
Lucrèce devenait un bâton de dynamite dans une église…
C’est essentiellement grâce à Lucrèce que nous connaissons la pensée d’Epicure, dont les écrits
furent systématiquement éliminés – nous y viendrons. Mais d’abord, quels sont les critères
pour se reconnaître et s’affirmer épicurien?
Epicure avait le sens des raccourcis. Les écoles qui
se réclamaient de lui étaient très nombreuses dans le bassin
méditerranéen. Il rédigeait des résumés pour ces
communautés. Les trois lettres qui nous restent sont des
résumés de sa pensée – notamment sa lettre à Ménécée, qui
constitue une synthèse de sa morale. Il résumait aussi ses
résumés dans des formules… Ainsi avec le tetrapharmakon,
le quadruple remède. Quiconque voulait être épicurien,
quiconque veut l’être encore aujourd’hui, doit être
convaincu de quatre choses.
La première: les dieux ne sont pas à craindre –
multiples, constitués de matière comme tout ce qui existe,
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ils se trouvent dans les intermondes, aux points de jonction
entre les mondes qui sont multiples, et ne s’occupent pas
du tout de ce que sont et font les hommes.
La deuxième: la mort n’est pas à craindre – quand je
suis là, elle n’y est pas; quand elle est là, je n’y suis plus, je
n’ai donc rien à craindre: je ne la verrai pas, je ne fais que
m’angoisser d’une idée. La mort est pénible car on la
présentifie. On lui donne alors un pouvoir qu’il ne faut pas
lui donner. Je ne dois pas polluer ma vie présente par la
crainte d’une chose à venir, la mort est une représentation
contre laquelle je peux lutter.
La troisième: la souffrance est supportable – si elle n’a
pas raison de moi, je peux la supporter, si elle a raison de
moi, le problème ne se pose plus. En dehors d’une réelle
part objective, la souffrance est une représentation
subjective sur laquelle je peux travailler.
La quatrième: le bonheur est possible – il réside dans le
ventre, dit Epicure, et l’incapacité à comprendre cette
phrase est à l’origine du malentendu le plus grave.
L’épicurisme serait une philosophie du ventre, donc du
bas-ventre! Or Epicure dit: le ventre est le lieu des désirs,
les désirs sont de trois ordres: naturels et nécessaires quand
ils sont communs aux animaux et aux hommes et que, ne
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pas les satisfaire, conduit à la mort – boire et manger;
naturels et non nécessaires quand ils sont communs aux
hommes et aux animaux, mais qu’on peut ne pas les
satisfaire sans en mourir – la sexualité, par exemple; non
naturels et non nécessaires, ils sont le privilège des
hommes – désir de posséder, désir des honneurs, désir de
richesses, de réputation, etc.
Epicure explique que, pour connaître le bonheur, il
ne faut satisfaire que les désirs naturels et nécessaires:
boire quand on a soif, manger quand on a faim, pour
apaiser la douleur que sont la soif et la faim. Mais pas avec
un sauternes millésimé ni avec du foie gras: avec de l’eau
et du pain. On raconte qu’Epicure fit un jour bombance
d’un petit pot de fromage offert par ses amis… Supprimer
la souffrance que sont la faim et la soif par le pain et l’eau,
voilà l’absence de trouble, l’ataraxie: c’est le bonheur
auquel Epicure invite ses disciples… Un épicurien
contemporain peut réactualiser ce tetrapharmakon: dieu
n’existe pas, il n’y a donc rien à craindre de ce côté-là; la
mort n’est pas à craindre – elle est, Epicure avait raison, la
fin d’un agencement qui portait notre nom, mais les atomes
continuent à être; la souffrance est supportable – on peut
en effet agir par la volonté sur la part de représentation
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qu’est toujours une douleur en dehors de sa part objective;
le bonheur est possible, il suffit de se concentrer sur l’être,
la construction de soi comme une subjectivité libre et tenir
l’avoir pour quantité négligeable – les honneurs, la
réputation, les richesses, le pouvoir…
Pourquoi Epicure fut-il victime de cette conspiration qui finit par le traiter de
«pourceau»?
On a beaucoup écrit sur l’épicurisme, mais
quasiment rien sur la destruction du corpus épicurien par
plusieurs siècles de christianisme. Le lieu commun
dominant dans l’historiographie chrétienne a été
récemment repris par Paul Veyne dans Quand notre monde
est devenu chrétien. Le professeur au Collège de France
affirme en effet, contre toute vérité historique, qu’en
dehors de toute violence, le triomphe du christianisme
s’explique par le contenu de cette religion qui est d’amour,
par le rayonnement de son Seigneur et par sa conception
sublime du monde! Pour se convaincre du contraire, lisons
l’excellent livre de Benjamin Gras, La destruction du
paganisme dans l’Empire romain (ouvrage édité par ses soins
chez Publibook – on comprend qu’aucun éditeur ne prenne
le risque de cette vérité…). On y apprend en effet de façon
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extrêmement documentée que le christianisme, pour
s’imposer, a eu recours au mensonge, à la ruse, à la
violence, à la brutalité, au vandalisme.
Les philosophes dont la pensée était compatible
avec le christianisme ont été privilégiés: l’idéalisme de
Platon et des platoniciens, la métaphysique d’Aristote et
des aristotéliciens, le dolorisme et l’idéal ascétique stoïcien.
En revanche, tout ce qui était incompatible avec le
christianisme a été persécuté: fermeture d’écoles
philosophiques, destruction de bibliothèques, persécutions
des philosophes (Hypatie d’Alexandrie est lapidée par les
chrétiens au début du Ve siècle…). L’épicurisme a
évidemment fait les frais de cette persécution: cette école
enseigne en effet qu’il existe une multiplicité de dieux
matériels, que le plaisir est la racine de la morale, qu’il n’y
a pas de péché, que nous ne sommes qu’atomes agencés,
qu’il ne faut pas avoir peur de la mort car il n’y a pas
d’âme immatérielle susceptible de subir la loi d’un dieu
unique… On comprend que les 300 livres d’Epicure, mais
aussi les autres livres des matérialistes de l’antiquité, aient
disparu de la circulation. Il ne nous reste que trois lettres et
quelques sentences d’Epicure. Ces trois lettres ont échappé
à la furie des inquisiteurs chrétiens parce qu’elles sont
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perdues dans une grosse histoire de la philosophie écrite
par Diogène Laërte. Sans cela, les chrétiens auraient rayé
de la carte philosophique toute la production épicurienne.
De leur vivant, l’autodafé n’étant pas possible, il y
eut une façon de combattre cette école philosophique pour
ses opposants: la calomnie. C’est toujours une bonne façon
de faire aujourd’hui pour empêcher de lire les œuvres d’un
philosophe qui gêne et de débattre de ses thèses sur le
fond… Il suffisait de faire d’Epicure un débauché qui
prostituait des femmes, un goinfre qui vomissait pour
recommencer à boire et à manger comme un glouton, un
hypocrite qui enseignait l’ascèse mais pratiquait l’orgie et
vivait dans le luxe, pour discréditer une œuvre aux
antipodes de ces calomnies.
Ce sont les stoïciens qui, école concurrente, ont
caricaturé l’épicurisme pour imposer leur leadership dans le
champ intellectuel contemporain – s’il faut parler comme
Bourdieu… Dans les campagnes politiques pour le Sénat, il
était facile de discréditer l’adversaire en le présentant
comme un pourceau… Le pourceau d’Epicure est une
insulte de guerre stoïcienne. Il faudra un prêtre éclairé,
Gassendi, pour réhabiliter la figure et l’œuvre d’Epicure au
XVIIe siècle dans un très beau Vie et mœurs d’Epicure qui
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entame un rapprochement entre Epicure et le Christ, une
proximité qu’on trouve également chez Erasme et
Montaigne…
Nietzsche ne voyait-il pas dans l’épicurisme un pré-christianisme païen sans notion de péché?
Nietzsche sort de son premier temps biographique
wagnérien par Epicure avant d’entrer dans un troisième
temps qui sera celui du surhomme. Epicure incarne un
moment de paix, de sérénité. L’Italie après l’Allemagne,
Gênes après Bayreuth, le soleil méditerranéen après les
brumes germaniques… A cette époque, il souhaite créer
une communauté philosophique dans un genre de ferme
qu’il cherche à acheter avec sa sœur. Il souhaite une
autonomie de vie, l’invention et la pratique de nouvelles
possibilités d’existence. Il vise la frugalité, il envisage
même de créer un potager. Il souhaite un «cloître pour
esprits libres» dans lequel se formeraient les formateurs
d’une humanité post-chrétienne dans laquelle le souverain
bien serait l’ataraxie, l’absence de souffrances, de douleurs,
un genre d’eudémonisme – le bonheur comme souverain
bien – dont le modèle se trouve dans la lumière des
peintures de Claude Gellée, dit le Lorrain. L’épicurisme,
c’est la philosophie qui se contente du réel donné, qui ne
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vit pas dans, par et pour les arrière-mondes, qui sait qu’il
n’y a qu’un seul monde et qu’il est de pure immanence. Pas
de péché chrétien accroché à une mythologie fantasque,
mais juste une faute existentielle: passer à côté de sa vie,
car nous n’en avons qu’une…
Expliquez-nous le Jardin d’Epicure, qu’on pourrait décrire comme l’anti-République de
Platon.
Le Jardin d’Epicure accueille tout le monde: les
femmes, les enfants, les jeunes, les vieux, les étrangers, les
métèques (les étrangers domiciliés), les non-citoyens.
Epicure pense qu’on n’a pas besoin d’être un homme,
citoyen parce que fils de citoyen, jeune, pour faire de la
philosophie, au contraire de Platon qui sélectionne ses
disciples pour en faire des hommes de pouvoir. Epicure
veut une communauté philosophique heureuse dans la
cité, à part, comme une microsociété qui résiste à la société
par trop corrompue. Platon veut transformer la cité de
façon aristocratique pour réaliser une société dans laquelle
le philosophe roi se trouve au sommet, alors que les
travailleurs produisent à la base pour nourrir la classe des
soldats qui empêche le peuple de défaire son roi… Epicure
est à la base de toute démocratie future, Platon de tout
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totalitarisme: Karl Popper montre bien dans La Société
ouverte et ses ennemis comment le philosophe de la
République pose les bases du socialisme des barbelés du
XXe siècle… Epicure est le penseur qui donne les moyens
de résister à tous les totalitarismes possibles…
En quoi l’épicurisme s’inscrit-il dans notre Occident moderne?
L’épicurisme a toujours été la philosophie de la
résistance aux modèles dominants qui sont idéalistes,
spiritualistes. Le pouvoir en place légitime sa puissance en
invoquant un arrière-monde dans lequel s’enracinerait la
souveraineté. Epicure propose une théorie du contrat
immanent pour fonder une politique. L’idéalisme est le
compagnon de route de la théocratie; l’épicurisme, celui de
la démocratie. Aucun dictateur ne peut se réclamer
d’Epicure ou de l’épicurisme – il invite toujours au sang et
aux larmes, aux efforts et à la rigueur. Hier et aujourd’hui,
Platon est le philosophe des amateurs de tyrannie, Epicure
celui des amoureux de la «liberté libre», pour parler
comme Rimbaud...
Traductions d’Epicure:
Lettres et maximes, traduction de Marcel Conche,
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PUF, édition augmentée, 1989.
Lettre à Ménécée, traduction de P. M. Morel,
Garnier-Flammarion, 2010.
Lettres, maximes, sentences, traduction et
commentaires de J.-F. Balaudé, Livre de Poche, 1994.
Edition savante des textes moraux d’Epicure.
LE FIGARO MAGAZINE (27.07.2012), p. 94-98