MARINE LE PEN : LA STRATÉGIE DU MENSONGE · MARINE LE PEN : LA STRATÉGIE DU MENSONGE ... comme...

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VENDREDI 5 MAI 2017 73 E ANNÉE– N O 22490 2,50 €– FRANCE MÉTROPOLITAINE WWW.LEMONDE.FR― FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO Algérie 220 DA, Allemagne 3,00 €, Andorre 3,00 €, Autriche 3,10 €, Belgique 2,70 €, Cameroun 2 100 F CFA, Canada 5,20 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 100 F CFA, Danemark 33 KRD, Espagne 2,90 €, Finlande 4,50 €, Gabon 2 100 F CFA, Grande-Bretagne 2,40 £, Grèce 3,00 €, Guadeloupe-Martinique 2,90 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF, Irlande 2,90 €, Italie 2,90 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,70 €, Malte 2,70 €, Maroc 17 DH, Pays-Bas 3,00 €, Portugal cont. 2,90 €, La Réunion 2,90 €, Sénégal 2 100 F CFA, Slovénie 2,90 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,90 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,10 DT, Afrique CFA autres 2 100 F CFA Cahier du « Monde » N 22490 daté Vendredi 5 mai 2017- Ne peut être vendu séparément 2 C’EST D’ACTUALITÉ Les 30 ans de Noir sur blanc 3 ENTRETIEN Nathalie Heinich : « Les valeurs nous obligent à agir » La sociologue signe « Des valeurs », thème central de l’élection présidentielle 4 LITTÉRATURE FRANÇAISE Dominique Bona, Pierric Bailly 5 LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE Elena Lappin, Jesús Carrasco 6 HISTOIRE D’UN LIVRE « Le Roi du Sud », de Baptiste Rossi 7 ESSAIS Comment mourir pour la France. Nicolas Mariot signe « Histoire d’un sacrifice » 8 CHRONIQUES Eric Chevillard écoute, fasciné, William H. Gass faire parler les objets 9 BIOGRAPHIES Jules Guesde, les Borgia, Gabriel Fauré, Ernest Renan 10 RENCONTRE Jean-Marie Gourio, rangé des zincs patrick lapeyre écrivain P ublier son autobiographie à 42 ans peut sembler un peu précipité. C’est pourtant le risque qu’a pris Annie Dillard, avec son étonnante Enfance américaine, qui la révéla au public à la fin des années 1980. Encore faut-il s’entendre sur les mots. Le projet de son livre est en réalité moins biographique stricto sensu que philoso- phique et poétique. Comme le suggère son titre, Une enfance américaine est d’abord un récit d’apprentissage, à la pre- mière personne, qui s’attache à décrire l’évolution d’une conscience – de l’en- fance à la fin de l’adolescence – dans un lieu et un temps bien précis. Traduit en français en 1990, le livre vient d’être re- publié en poche aux éditions Christian Bourgois, en même temps que quatre autres ouvrages de l’auteure. Le récit se déroule en effet dans les années 1950, les années magiques de l’après-guerre, où rayonne un sentiment de jeunesse et de confiance dans l’avenir que l’Amérique ne retrouvera sans doute plus jamais. Le lieu, c’est Pittsburgh, en Pennsylvanie, avec ses collines boisées, ses trois rivières, ses nouvelles banlieues et ses quartiers résidentiels sur lesquels règnent depuis un siècle les membres de la communauté irlando-écossaise, rassemblés autour de l’Eglise presbyté- rienne. « Ils détestaient les syndicats, la paresse, la dépense, l’originalité et les gens qui parlaient fort », commente Dillard avec humour. Le merveilleux de l’histoire, c’est qu’ait pu s’épanouir, dans ce milieu étouffant, une petite fille aussi originale. Certes, son père est plutôt fantasque et impré- visible (navigateur dans l’âme, il passe des mois à descendre des fleuves, une digue après l’autre, pour aller écouter du jazz à La Nouvelle-Orléans). Il n’empê- che que c’est elle et elle seule, du haut de ses 5 ou 6 ans, qui décide qu’avant de lire, il convient d’abord d’observer le monde. « Le texte que je lisais, c’était la ville ; le livre que j’imaginais, c’était une carte », se souvient-elle. L’univers d’Annie Dillard est de fait ex- traordinairement topographique, mais aussi géologique et hydrographique. La découverte duGuide des étangs et des cours d’eausera d’ailleurs sa première extase de lectrice. Elle le relira dévote- ment chaque année. A partir de cet ins- tant, on peut dire que son système se met en place : le monde renvoie aux livres et les livres renvoient au monde. Quand elle ne campe pas au bord d’une rivière, elle s’enferme des heures durant dans son grenier, un livre à la main. Ce grenier préfigure les cabanes en rondins dans lesquelles l’auteure se plaira à écrire plus tard. Il y a chez Dillard un véritable mythe de la cabane, emprunté certaine- ment au Walden, de Thoreau (1854), auquel elle consacrera sa thèse, mais peut-être aussi à la monade aveugle de Leibniz. « On a besoin d’une pièce sans vue, pour que l’imagination puisse s’allier au souvenir dans l’obscurité », remarque- t-elle dans l’essai En vivant, en écrivant, lui aussi réédité. En tout cas, portée par une curiosité dévorante, une sorte de fureur épistémo- logique, l’enfant veut tout connaître : les fleuves, les planètes, les phalènes, les oiseaux, les minéraux (qui lui inspire- ront Apprendre à parler à une pierre), comme s’il lui fallait explorer l’entièreté du monde naturel, parce qu’elle en a la responsabilité. En revanche, son apprentissage du monde social se fera avec nettement plus de difficulté, du fait de son tempéra- ment solitaire. Ce sont pourtant ces mo- ments délicats qui donnent lieu aux plus belles scènes d’Une enfance américaine, grâce à la capacité de l’auteure à poétiser la vie et à lui donner une précision et une intensité romanesques. Tel ce dîner dansant, où notre héroïne danse le rock et le slow en gants de coton blanc, tout en rêvant secrètement de pouvoir tou- cher la peau de son cavalier blond, « plus précieux que l’or ». Car la fillette a grandi sans s’en rendre compte. Et ce sera bientôt le commence- ment de la déconfiture. Les premières pensées morbides de l’adolescence, les premières dissensions familiales, la pers- pective de devoir entrer à l’université. Fini les jeux, les randonnées, les parties de boules de neige où elle bombardait les voitures, au risque de se retrouver poursuivie de maison en maison, de jar- din enneigé en jardin enneigé, par un conducteur furibond. A la plénitude suc- cèdent le manque, puis l’ennui, puis la rage et la révolte contre les pharisiens de Pittsburgh, entretenue par la lecture de Rimbaud (elle se jette dans la poésie fran- çaise« comme dans les chutes du Nia- gara ») et par la révélation de la philoso- phie de Ralph Waldo Emerson (1803- 1882), qui exhortait la jeunesse à la désobéissance « et demandait à chacun de se forger une relation originale avec l’univers ». A ces deux injonctions, Annie Dillard a répondu deux fois oui. Annie Dillard dresse la carte de l’innocence Porte d’entrée autobiographique et poétique à l’univers de cette grande écrivaine, « Une enfance américaine » reparaît avec d’autres textes. Indispensable une enfance américaine (An American Childhood), d’Annie Dillard, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Marie-Claude Chenom et Claude Grimal, Christian Bourgois, « Titres », 352 p., 9 €. Signalons, de la même auteure, la parution, dans la collection « Titres » chez Christian Bourgois, d’Apprendre à parler à une pierre, traduit par Béatrice Durand, 208 p., 8 € ; d’En vivant, en écrivant,traduit par Brice Matthieussent, 128 p., 8 € ; de L’Amour des Maytree, traduit par Pierre-Yves Pétillon, 288 p., 8 € ; des Vivants,traduit par Brice Matthieussent, 752 p., 11 €. Son apprentissage du monde social se fera avec difficulté, du fait de son tempérament solitaire. Ce sont pourtant ces moments délicats qui donnent lieu aux plus belles scènes LE REGARD DE PLANTU MARINE LE PEN : LA STRATÉGIE DU MENSONGE A la veille de l’élec- tion présidentielle, le débat télévisé entre les deux candidats, mercredi 3 mai, a été d’une brutalité inédite Marine Le Pen a multiplié les accusa- tions et les attaques contre Emmanuel Macron La candidate du Front national s’est placée en chef d’une opposition radicale plutôt qu’en prétendante à la présidence de la République « Le Monde » revient sur les contre-vérités assenées par la responsable d’extrême droite Cette tactique délibérée est large- ment inspirée de ce que Donald Trump a pratiqué lors de la campagne américaine PAGES 2 À 10 MONDE DES LIVRES SUPPLÉMENT Capture d’écran du débat télévisé entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, le 3 mai. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH POLITICS N° 9 – EN VENTE UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE Les petits guides de la langue française LES MOTS LES PLUS ANCIENS DU FRANÇAIS Monde des livres La biographe Dominique Bona piste les mille vies de Colette SUPPLÉMENT Europe La révolte contre les populismes s’organise à travers le continent PAGES 12-13 1 ÉDITORIAL LE VISAGE DE L’EXTRÊME DROITE par JÉRÔME FENOGLIO Dans trois jours, les Fran- çais éliront le prochain président de la Républi- que. Ils étaient en droit d’attendre des deux candi- dats en lice, mercredi 3 mai, un débat approfondi qui les éclaire, avant de faire leur choix, sur la per- sonnalité, sur la solidité du projet et sur la capacité à tracer l’avenir de la cin- quième puissance mon- diale de chacun des candi- dats. Ils n’ont eu droit – et la responsabilité en in- combe à la candidate du Front national – qu’à un face-à-face confus, acca- blant et indigne. Mais on veut croire qu’ils auront obtenu les réponses qu’ils attendaient. A ceux qui pouvaient l’avoir oublié, ce pugilat a rappelé crûment ce qu’est l’extrême droite française. A ceux qui font mine de ne plus savoir établir de hié- rarchie entre les périls, ce spectacle navrant a dési- gné le plus grand de tous les dangers : l’irruption, au cœur de la démocratie française, de la brutalité et de la duplicité de la tradi- tion politique, et familiale, qu’incarne Marine Le Pen. LIRE LA SUITE PAGE 24 Industrie Le patron d’Alstom défend son ambition mondiale CAHIER ÉCO – PAGE 3 DÉBATS RÉFLEXIONS AVANT UNE ÉLECTION Selon l’historienne Valérie Igounet , « le débat est un échec pour Marine Le Pen ». Isabelle Veyrat-Masson es- time que « sa violence inouïe » est « du jamais-vu sous la V e République ». Le réalisateur et candidat aux législati- ves François Ruffin adresse à Emmanuel Macron une « lettre ouverte à un futur président déjà haï ». La poli- tiste Frédérique Matonti rappelle que « le FN n’est pas un parti comme les autres » et l’historien Patrick Weil que « M. Macron présidera la République, il ne gouvernera pas la France ». L’économiste Emeric Henry pointe que « face au FN, la vérité est impuissante » DÉBATS PAGES 22-23 CAHIER ÉCO PAGE 7 VINCENT CASSEL / MODÈLE GLACIER LES MEILLEURS VERRES SOLAIRES DEPUIS 1957 BOUTIQUE VUARNET, 28 RUE BOISSY D’ANGLAS, PARIS 08 - VUARNET.COM

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VENDREDI 5 MAI 201773EANNÉE– NO 22490

2,50 €– FRANCE MÉTROPOLITAINEWWW.LEMONDE.FR―

FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRYDIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Algérie 220 DA, Allemagne 3,00 €, Andorre 3,00 €, Autriche 3,10 €, Belgique 2,70 €, Cameroun 2 100 F CFA, Canada 5,20 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 100 F CFA, Danemark 33 KRD, Espagne 2,90 €, Finlande 4,50 €, Gabon 2 100 F CFA, Grande-Bretagne 2,40 £, Grèce 3,00 €, Guadeloupe-Martinique 2,90 €, Guyane 3,00 €, Hongrie 990 HUF, Irlande 2,90 €, Italie 2,90 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,70 €, Malte 2,70 €, Maroc 17 DH, Pays-Bas 3,00 €, Portugal cont. 2,90 €, La Réunion 2,90 €, Sénégal 2 100 F CFA, Slovénie 2,90 €, Saint-Martin 3,00 €, Suisse 3,90 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,10 DT, Afrique CFA autres 2 100 F CFA

Cahier du « Monde » No 22490 daté Vendredi 5 mai 2017 ­ Ne peut être vendu séparément

2C’EST D’ACTUALITÉ

v ÉDITION

Les 30 ans

de Noir sur blanc

3ENTRETIEN

v Nathalie Heinich :

« Les valeurs nous

obligent à agir »

v La sociologue signe

« Des valeurs », thème

central de l’élection

présidentielle

4LITTÉRATURE

FRANÇAISE

Dominique Bona,

Pierric Bailly

5LITTÉRATURE

ÉTRANGÈRE

Elena Lappin,

Jesús Carrasco

6HISTOIRE

D’UN LIVRE

v « Le Roi du Sud »,

de Baptiste Rossi

7ESSAISComment mourir

pour la France.

Nicolas Mariot

signe « Histoire

d’un sacrifice »

8CHRONIQUES

v LE FEUILLETON

Eric Chevillard écoute,

fasciné, William

H. Gass faire parler

les objets

9BIOGRAPHIES

Jules Guesde, les

Borgia, Gabriel Fauré,

Ernest Renan

10RENCONTRE

Jean-Marie Gourio,

rangé des zincs

patrick lapeyre

écrivain

Publier son autobiographie

à 42 ans peut sembler un

peu précipité. C’est pourtant

le risque qu’a pris Annie

Dillard, avec son étonnante

Enfance américaine, qui la

révéla au public à la fin des années 1980.

Encore faut­il s’entendre sur les mots. Le

projet de son livre est en réalité moins

biographique stricto sensu que philoso­

phique et poétique. Comme le suggère

son titre, Une enfance américaine est

d’abord un récit d’apprentissage, à la pre­

mière personne, qui s’attache à décrire

l’évolution d’une conscience – de l’en­

fance à la fin de l’adolescence – dans un

lieu et un temps bien précis. Traduit en

français en 1990, le livre vient d’être re­

publié en poche aux éditions Christian

Bourgois, en même temps que quatre

autres ouvrages de l’auteure.

Le récit se déroule en effet dans les

années 1950, les années magiques de

l’après­guerre, où rayonne un sentiment

de jeunesse et de confiance dans l’avenir

que l’Amérique ne retrouvera sans doute

plus jamais. Le lieu, c’est Pittsburgh, en

Pennsylvanie, avec ses collines boisées,

ses trois rivières, ses nouvelles banlieues

et ses quartiers résidentiels sur lesquels

règnent depuis un siècle les membres

de la communauté irlando­écossaise,

rassemblés autour de l’Eglise presbyté­

rienne. « Ils détestaient les syndicats, la

paresse, la dépense, l’originalité et les gens

qui parlaient fort », commente Dillard

avec humour.Le merveilleux de l’histoire, c’est qu’ait

pu s’épanouir, dans ce milieu étouffant,

une petite fille aussi originale. Certes,

son père est plutôt fantasque et impré­

visible (navigateur dans l’âme, il passe

des mois à descendre des fleuves, une

digue après l’autre, pour aller écouter du

jazz à La Nouvelle­Orléans). Il n’empê­

che que c’est elle et elle seule, du haut de

ses 5 ou 6 ans, qui décide qu’avant de

lire, il convient d’abord d’observer le

monde. « Le texte que je lisais, c’était la

ville ; le livre que j’imaginais, c’était une

carte », se souvient­elle.

L’univers d’Annie Dillard est de fait ex­

traordinairement topographique, mais

aussi géologique et hydrographique. La

découverte du Guide des étangs et des

cours d’eau sera d’ailleurs sa première

extase de lectrice. Elle le relira dévote­

ment chaque année. A partir de cet ins­

tant, on peut dire que son système se

met en place : le monde renvoie aux

livres et les livres renvoient au monde.

Quand elle ne campe pas au bord d’une

rivière, elle s’enferme des heures durant

dans son grenier, un livre à la main. Ce

grenier préfigure les cabanes en rondins

dans lesquelles l’auteure se plaira à écrire

plus tard. Il y a chez Dillard un véritable

mythe de la cabane, emprunté certaine­

ment au Walden, de Thoreau (1854),

auquel elle consacrera sa thèse, mais

peut­être aussi à la monade aveugle de

Leibniz. « On a besoin d’une pièce sans

vue, pour que l’imagination puisse s’allier

au souvenir dans l’obscurité », remarque­

t­elle dans l’essai En vivant, en écrivant,

lui aussi réédité.

En tout cas, portée par une curiosité

dévorante, une sorte de fureur épistémo­

logique, l’enfant veut tout connaître : les

fleuves, les planètes, les phalènes, les

oiseaux, les minéraux (qui lui inspire­

ront Apprendre à parler à une pierre),

comme s’il lui fallait explorer l’entièreté

du monde naturel, parce qu’elle en a la

responsabilité.

En revanche, son apprentissage du

monde social se fera avec nettement

plus de difficulté, du fait de son tempéra­

ment solitaire. Ce sont pourtant ces mo­

ments délicats qui donnent lieu aux plus

belles scènes d’Une enfance américaine,

grâce à la capacité de l’auteure à poétiser

la vie et à lui donner une précision et

une intensité romanesques. Tel ce dîner

dansant, où notre héroïne danse le rock

et le slow en gants de coton blanc, tout

en rêvant secrètement de pouvoir tou­

cher la peau de son cavalier blond, « plus

précieux que l’or ».

Car la fillette a grandi sans s’en rendre

compte. Et ce sera bientôt le commence­

ment de la déconfiture. Les premières

pensées morbides de l’adolescence, les

premières dissensions familiales, la pers­

pective de devoir entrer à l’université.

Fini les jeux, les randonnées, les parties

de boules de neige où elle bombardait

les voitures, au risque de se retrouver

poursuivie de maison en maison, de jar­

din enneigé en jardin enneigé, par un

conducteur furibond. A la plénitude suc­

cèdent le manque, puis l’ennui, puis la

rage et la révolte contre les pharisiens de

Pittsburgh, entretenue par la lecture de

Rimbaud (elle se jette dans la poésie fran­

çaise « comme dans les chutes du Nia­

gara ») et par la révélation de la philoso­

phie de Ralph Waldo Emerson (1803­

1882), qui exhortait la jeunesse à la

désobéissance « et demandait à chacun

de se forger une relation originale avec

l’univers ».A ces deux injonctions, Annie Dillard

a répondu deux fois oui.

Annie Dillard dresse

la carte de l’innocencePorte d’entrée autobiographique et poétique à l’univers de cette grande écrivaine,

« Une enfance américaine » reparaît avec d’autres textes. Indispensable

Annie Dillard à la fenêtre de sa « cabane d’écriture », dans le Massachusetts, en 1987. RICHARD HOWARD/THE LIFE IMAGES COLLECTION/GETTY

une enfance américaine

(An American Childhood),

d’Annie Dillard,

traduit de l’anglais (Etats­Unis) par

Marie­Claude Chenom et Claude Grimal,

Christian Bourgois, « Titres », 352 p., 9 €.

Signalons, de la même auteure,

la parution, dans la collection « Titres »

chez Christian Bourgois, d’Apprendre

à parler à une pierre, traduit par Béatrice

Durand, 208 p., 8 € ; d’En vivant, en

écrivant, traduit par Brice Matthieussent,

128 p., 8 € ; de L’Amour des Maytree,

traduit par Pierre­Yves Pétillon, 288 p., 8 € ;

des Vivants, traduit par Brice

Matthieussent, 752 p., 11 €.

Son apprentissage

du monde social se fera

avec difficulté, du fait

de son tempérament

solitaire. Ce sont pourtant

ces moments délicats

qui donnent lieu aux plus

belles scènes

FRANCESCA MANTOVANI/GALLIMARD

LE REGARD DE PLANTU

MARINE LE PEN : LA STRATÉGIE DU MENSONGE▶ A la veille de l’élec­tion présidentielle, le débat téléviséentre les deux candidats, mercredi 3 mai, a été d’une brutalité inédite ▶ Marine Le Pen a multiplié les accusa­tions et les attaques contre Emmanuel Macron ▶ La candidate du Front national s’est placée en chef d’une opposition radicale plutôt qu’en prétendanteà la présidencede la République ▶ « Le Monde » revient surles contre­véritésassenées parla responsabled’extrême droite ▶ Cette tactique délibérée est large­ment inspiréede ce que Donald Trump a pratiqué lors de la campagne américaine

PAGES 2 À 10

MONDEDES LIVRES

SUPPLÉMENT

Capture d’écran du débat télévisé entre Marine Le Pen et Emmanuel Macron, le 3 mai. JEAN-CLAUDE COUTAUSSE/FRENCH POLITICS

N° 9 – EN VENTE UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE

Les petits guides de la langue française

LES MOTSLES PLUS ANCIENSDU FRANÇAIS

Monde des livresLa biographe Dominique Bona piste les mille vies de ColetteSUPPLÉMENT

EuropeLa révolte contre les populismes s’organise à travers le continentPAGES 12-13

1ÉDITORIAL

LE VISAGE DE L’EXTRÊME DROITEpar JÉRÔME FENOGLIO

Dans trois jours, les Fran­çais éliront le prochain président de la Républi­que. Ils étaient en droit d’attendre des deux candi­dats en lice, mercredi 3 mai, un débat approfondiqui les éclaire, avant de faire leur choix, sur la per­sonnalité, sur la solidité du projet et sur la capacité à tracer l’avenir de la cin­quième puissance mon­diale de chacun des candi­dats. Ils n’ont eu droit – et la responsabilité en in­combe à la candidate du Front national – qu’à un face­à­face confus, acca­blant et indigne. Mais on veut croire qu’ils auront obtenu les réponses qu’ils attendaient.

A ceux qui pouvaient l’avoir oublié, ce pugilat a rappelé crûment ce qu’est l’extrême droite française. A ceux qui font mine de ne plus savoir établir de hié­rarchie entre les périls, ce spectacle navrant a dési­gné le plus grand de tous les dangers : l’irruption, au cœur de la démocratie française, de la brutalité et de la duplicité de la tradi­tion politique, et familiale, qu’incarne Marine Le Pen.LIRE LA SUITE PAGE 24

IndustrieLe patrond’Alstom défend son ambition mondialeCAHIER ÉCO – PAGE 3

DÉBATS RÉFLEXIONS AVANT UNE ÉLECTIONSelon l’historienne Valérie Igounet , « le débat est un échec pour Marine Le Pen ». Isabelle Veyrat­Masson es­time que « sa violence inouïe » est « du jamais­vu sous la Ve République ». Le réalisateur et candidat aux législati­ves François Ruffin adresse à Emmanuel Macron une « lettre ouverte à un futur président déjà haï ». La poli­

tiste Frédérique Matonti rappelle que « le FN n’est pas un parti comme les autres » et l’historien Patrick Weil que « M. Macron présidera la République, il ne gouvernera pas la France ». L’économiste Emeric Henry pointe que « face au FN, la vérité est impuissante »DÉBATS PAGES 22-23 CAHIER ÉCO PAGE 7

V INCENT CASSE L / MODÈLE GLAC I ER

LE S ME I L LEURS VERRES SOLA IRES DEPU I S 1 957

BOUTIQUEVUARNET,28

RUEBOISSYD’ANGLAS,PARIS

08-VUARNET.COM

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24 | 0123 VENDREDI 5 MAI 20170123

E lle veut « protéger » laFrance de la mondialisa­tion. De toutes les jobar­dises serinées par Ma­

rine Le Pen ces dernières semai­nes, celle­là est la plus grosse. Il nedépend pas d’un responsable po­litique français, même installé à l’Elysée, d’arrêter la mondialisa­tion. L’économie de la France estmondialisée. Elle le restera, sauf àvouloir s’inspirer de modèlesaussi attrayants que celui de la Corée du Nord ou de ce que futl’Albanie d’Enver Hodja.

Mais le leitmotiv de la candi­date d’extrême droite au scrutindu 7 mai dit quelque chose dumalaise de l’époque dans les pays du Nord. Là, en Europe comme aux Etats­Unis, les Occidentaux ont perdu le monopole de la ri­chesse. Dans une partie de l’opi­nion, le désarroi est profond. Il està l’origine du vote en faveur du Brexit, il explique l’élection de Donald Trump à la Maison Blan­che. Il chamboule nos paysages politiques habituels. Il accompa­gne cette sourde colère qui nour­rit la montée des candidats pro­testataires – quel que soit le résul­tat du vote de dimanche, plus de50 % des Français se sont pronon­cés, au premier tour, pour des partis contestant radicalement le système politico­social.

La mondialisation n’est pas,comme l’ânonne Mme Le Pen, uncomplot des « oligarchies » con­tre « le peuple ». Elle n’est pas uneidéologie, mais le résultat de for­ces complexes. La croyance dans les vertus du libre­échange semêle ici à la révolution techno­logique et à la volonté farouchedes nations du Sud d’accéder à larichesse. Rédacteur en chef del’excellent mensuel Alternatives économiques, Guillaume Duval,dans un article démolissant leprotectionnisme du programmeLe Pen, écrit : « La mondialisa­tion, c’est le retour sur la scèneplanétaire des pays du Sud. »

Mal-être identitaire réelLa révolution technologique a per­mis la délocalisation du travail : onconçoit ici, on produit là­bas, on vend ailleurs. Elle a accéléré la glo­balisation des échanges – de biens,de services, de capitaux, mais aussi d’idées et d’images (toute l’Afrique croit que la France vit comme la classe moyenne dans un feuilleton télévisé). Elle a per­mis à certains pays du Sud de s’in­sérer dans les « chaînes de valeur mondiales ». Ils assurent une partde la fabrication des grands pro­duits de consommation, du high­tech à l’aéronautique. La Chine, l’Inde, d’autres en Asie et ailleurs ont saisi leur chance : des centai­nes de millions de gens sont sortisde la misère.

Cela ne va pas s’arrêter. Cela vas’accélérer, raconte Richard Bald­win dans son histoire de la mon­dialisation (The Great Conver­gence, The Belknap Press, 2016). La globalisation des échanges estportée par la croissance exponen­tielle des progrès technologiques. Aucune mesure protectionniste « nationale » à la Mme Le Pen ne va arrêter cette évolution. Fairecroire le contraire, c’est tromperl’opinion. Ancrée dans l’éternel « c’était mieux avant » – souvent discutable –, la promesse du re­tour aux années 1960, point­clé

des programmes des partis pro­testataires, est un énorme bobard.

Que vivons­nous ? Pour unefois pessimiste, le journaliste et essayiste américain Thomas L.Friedman, triple lauréat du prix Pulitzer, évoque « une des plus grandes mutations de notre his­toire », caractérisée par « l’accélé­ration simultanée de trois gran­des forces » : la technologie, laglobalisation des échanges et le réchauffement climatique. Dansson dernier livre, Merci d’être en retard. Survivre dans le monde dedemain (Saint­Simon, 342 pages,22,80 euros), Friedman doute denotre capacité d’adaptation. Unequestion hante ces pages : la démocratie tiendra­t­elle le choc d’une mutation pareille ?

Comme les autres pays du Nord,la France bénéficie de la mondia­lisation. Les exportations repré­sentent 30 % de son PIB – soit quelque 14 millions d’emplois. Elleen a souffert aussi tout au long de ces vingt dernières années : dés­industrialisation, stagnation des revenus des classes populaires et moyennes, inégalités en expan­sion, systèmes de protection so­ciale malmenés. Trump, Brexit, Le Pen ou l’exploitation politique d’une demande sociale bien réelle, à laquelle, alternant au pou­voir, centre droit et centre gaucheont mal su répondre.

Cette demande n’est pas qu’éco­nomique. Hors des villes, dansles territoires des laissés­pour­compte de la globalisation, le malaise va bien au­delà. Au cœurdu vote protestataire flotte cesentiment croissant éprouvépar nombre de citoyens de voirfondre le paysage habituel de leur environnement, écrit Carlo Strenger, essayiste polymorpheisraélo­suisse. Flux migratoires incontrôlés, perte de statut so­cial, dilution des corps intermé­diaires et de la famille, repères culturels de plus en plus évanes­cents, tout favorise un mal­être identitaire réel. On touche viteaux « limites de l’idéal du multi­culturalisme », explique Strengerdans le quotidien Haaretz.

Le réflexe de repli est une réac­tion de panique et la prétentionde parler « au nom du peuple », le début d’une dérive autoritaire,sous­jacente chez Trump comme chez Le Pen. En France, le protec­tionnisme économique sectorieln’aurait de sens qu’au niveau européen – avec la défense des marchés publics de l’UE, notam­ment, ou la création d’une agencede contrôle des investissements extérieurs au sein de l’Union (deux propositions d’Emmanuel Macron). Face au malaise social,les exemples viennent du Canadaou de la Scandinavie, où l’on a su adapter l’Etat­providence à la nouvelle ère économique. En France, pour des raisons électora­les, l’Etat social a protégé des si­tuations acquises plus qu’il n’est allé au secours de ceux que la mondialisation fragilisait.

Dans le monde occidental, plusl’Etat­providence est pertinent,plus la mondialisation est accep­tée. Ce qui vaut mieux, parce quela mondialisation, elle, ne va pass’arrêter.

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Le débat d’entre­deux­tours n’est certes pas inscrit dans notre Constitution. Il est lerésultat d’un accord, renouvelé à chaque élection, entre candidats qui acceptent dejouer le même jeu, qui se plient à des règlescommunes. Jusqu’ici, l’extrême droite en avait été écartée par son score, ou par la ré­pugnance de Jacques Chirac à argumenter face à Jean­Marie Le Pen en 2002. Son ir­ruption sur cette scène n’en est que plus glaçante.

En violant tous les usages de cette con­frontation, en méprisant jusqu’à l’exigence de sincérité, Marine Le Pen a dévoilé ce que serait sa pratique du pouvoir, si par mal­heur, elle était amenée à l’exercer. Son but

n’est pas d’échanger, mais d’abaisser. Sastratégie n’est nullement de convaincre, mais de nuire. Son projet n’est qu’une en­treprise de démolition.

En choisissant d’emblée d’engager unebataille de chiffonniers, en maniant sans cesse l’invective, voire l’injure, l’agressivité faussement souriante et réellement grin­çante, Marine Le Pen a ainsi montré son vrai visage. Elle se disait la candidate de la« France apaisée ». Elle est apparue comme l’héritière d’une pratique politique qui atoujours reposé sur le dénigrement et lamenace. L’émule, en outre, d’un DonaldTrump, multipliant comme le présidentaméricain, les insinuations mensongères.La digne championne, enfin, d’un extré­misme prêt à profiter de toutes les peurs, à creuser toutes les fractures et à attiser tous les fantasmes.

Ces angoisses sont réelles, il convient deles prendre au sérieux et de ne pas les trai­ter avec le cynisme dont vient de fairepreuve Marine Le Pen. Ce sera l’enjeu ma­jeur du quinquennat qui s’ouvre. Pour cha­que acteur de la nouvelle vie politique que redessineront cette présidentielle et lesélections législatives en juin, il faudra enfinse montrer aussi dur avec les causes qui ontfait monter le FN qu’avec ce parti lui­même, dont la candidate vient d’exposer les insignes faiblesses.

Sur le projet, et en particulier sur le ter­rain économique, fiscal et budgétaire, le contraste a ainsi été saisissant. La candi­

date du Front national s’est contentée delancer en l’air des promesses faramineuses sans convaincre à aucun moment que leur faisabilité était réelle et leur financement assuré.

De même sur la capacité à diriger, de­main, un pays comme la France. C’est, au fond, la fonction ultime et essentielle d’un tel débat : prouver aux Français que l’on a l’étoffe d’être leur président. A 39 ans, surgi au premier plan depuis quelques mois seu­lement, Emmanuel Macron n’a certaine­ment pas levé toutes les interrogations àcet égard. Mais la présidente du Front na­tional, pour sa part, a démontré qu’elle n’enavait aucune des qualités. Son rapport à laréalité des plus flous, son rapport à l’exacti­tude pour le moins approximatif, son rap­port à la vérité toujours manipulatoire dressent contre elle, sur ce plan, un réquisi­toire sans appel.

Face à cette imposture, le premier des ris­ques serait l’indifférence. Et la nécessité la plus urgente est d’écarter fermement Ma­rine Le Pen de ce pouvoir qu’elle convoite etqu’elle dévoierait aussi sûrement qu’elle afait dérailler le débat de mercredi soir. Pourpréserver les conditions de ce débat répu­blicain, il importe plus que jamais que tous les démocrates se mobilisent afin que lacandidature FN ne soit pas crédibilisée par un bon score au second tour. Et pour cela, iln’existe qu’un moyen : voter ce dimancheen faveur d’Emmanuel Macron.

jérôme fenoglio

AUCUNE MESURE PROTECTIONNISTE 

« NATIONALE »À LA MME LE PENNE VA ARRÊTER

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