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El verdugo Luis García Berlanga Éducation au cinéma européen pour les jeunes LIVRET PÉDAGOGIQUE

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El verdugoLuis García Berlanga

Éducation au cinémaeuropéen pour les jeunes

LIVRET PÉDAGOGIQUE

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ÍNDEX

I – OUVERTURE

Dossier conçu par A Bao A Qu

Fernando Trueba Contexte et cadre de création ; Ce couple heureux et Deux couples heureux (ou le bigame bilingue)Javier Rebollo Filiations cinématographiques; Images-rebonds; Dialogues avec les autres artsPep Garrido Questions de cinéma. Le scénario : structure et arc « berlanguien » intentions et sujetsBernardo Sánchez Questions de cinéma. Le poids des espaces : mettre en scène l’angoisse ; Sélection de textes pour RéflexionsNúria Aidelman et Laia Colell Édito du film ; Enjeux cinématographiques autour d’un photogramme ; Analyse d’un pho-togramme, un plan et une séquence ; Dialogues entre films ; Itinéraires pédagogiques

Coordination CinEd Espagne : A Bao A QuCoordination pédagogique : La Cinémathèque française / Cinéma, cent ans de jeunesseCoordination générale : Institut françaisCopyright : / Institut français / A Bao A Qu

Ce contenu est protégé par l’article 31 de la loi de propriété intellectuelle du décret royal 1/1998 du 12 avril.

CINED : UNE COLLECTION DE FILMS, UNE PÉDAGOGIE DU CINÉMA

I – OUVERTURE•CinEd:unecollectiondefilms,

une pédagogie du cinéma p. 2•Éditodufilmp. 3•Fichetechniquep. 3•Enjeuxcinématographiques autourd’unphotogrammep. 5

•Synopsis p. 5

II – LE FILM•Contexteetcadredecréation, deFernandoTruebaap. 6

•L’auteur p. 8•Unecréationàquatremains:«Cecoupleheureux»et«Deuxcouplesheureux(oulebigamebilingue)»,deFernandoTruebap. 9

•FilmographiedeLuisGarcíaBerlangap. 10•Filmographiechoisie

de Rafael Azcona p. 10•Filiationscinématographiques, deJavierRebollop. 11

•RéflexionsdeLuisGarcíaBerlangap. 14

III - ANALYSE•hapitragedufilmp. 16•Questionsdecinéma,dePepGarrido etBernardoSánchezp. 20

•Analysed’unphotogrammep. 24•Analysed’unplanp. 25•Analysed’uneséquencep. 26

IV - CCORRESPONDANCES•Images-rebonds,deJavierRebollop. 28•Dialoguesentrefilms.El verdugo et L’Homme sans

passé:laperted’identité.El verdugo et Il posto : portraitsd’uneépoqueetd’unesociété p. 32

•Dialoguesaveclesautresarts, deJavierRebollop. 34

•Accueil:regardscroisés,deFernandoTruebap. 37

V – ITINÉRAIRES PÉDAGOGIQUES p. 39

CinEds’attacheàunemissiondetransmissiondu7eartcommeobjetcultureletsupportpourpenserlemonde.Pourcefaire,unepédagogiecommunes’estélaboréeàpartird’unecollectiondefilmsissusdeproductionsdespayseuropéenspartenairesduprojet.L’approcheseveutadaptéeànotreépoquemarquéeparunemutationrapide,majeureetcontinuedanslafaçondevoir,recevoir,diffuseretproduirelesimages.Cesdernièressontvuessurunemultituded’écrans:duplusgrand–celuidessalles–auxpluspetits(jusqu’auxsmartphones),enpassantbienentenduparlatélévision,lesordinateursettablettes.Lecinémaestunartencorejeuneauquelonadéjàpréditplusieursfoislamort;forceestdeconstaterqu’iln’enestrien.

Cesmutationsserépercutentsurlecinéma,satransmissiondoitentenircompte,notammentdelafaçondeplusenplusfragmentéedevisionnerlesfilmsàpartirdesdiversécrans.LespublicationsCinEdproposentetaffirmentunepédago-giesensibleetinductive,interactiveetintuitive,délivrantsavoirs,outilsd’analyseetpossibilitésdedialoguesentrelesimageset les films.Lesoeuvressontenvisagéesàdifférenteséchelles,dans leurensemblebiensûr,maisaussiparfragmentsetselondifférentestemporalités–l’imagefixe,leplan,laséquence.

Leslivretspédagogiquesinvitentàs’emparerdesfilmsaveclibertéetsouplesse;l’undesenjeuxmajeursétantd’entrerenintelligenceavecl’imagecinématographiqueselondesbiaismultiples:ladescription,étapeessentielledetoutedé-marcheanalytique,lacapacitéàextraireetsélectionnerlesimages,àlesclasser,lescomparer,lesconfronter–cellesdufilmenquestionetd’autres,maisaussitouslesartsdelareprésentationetdurécit(laphotographie,lalittérature,lapein-ture,lethéâtre,labande-dessinée...).L’objectifestquelesimagesn’échappentpasmaisqu’ellesfassentsens;lecinémaestàcetégardunartsynthétiqueparticulièrementprécieuxpourconstruireetaffermirlesregardsdesjeunesgénérations.

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El verdugoestl’undesplusgrandsfilmsducinémaespagnol,etducinémaeuropéen.Ilapparaîtcommelaquintessencede l’œuvredeLuisGarcíaBerlangaetdesacollaboration fructueuseavec lescénaristeRafaelAzcona.Ses filmsdemœurs,chorauxetfoisonnantdedialoguesironiques,depersonnagesoscillantentretendresseetgrotesque,desitua-tionsàlafrontièredel’absurde,abordentdessujetsextrêmementgravesavecunecausticitéunique.Ilscomposent,suruntonquin’estlégerqu’enapparence,unecritiqueprofondeetimpitoyabledelasociété.

Au-delàdespersonnagesetdessituations,desdialoguesetdelamiseenscène,El verdugoest,commetousleschefs-d’œuvreartistiques,unfilminexhaustible.Et,commetoutclassique,ilauneportéeuniverselle,mêmes’ilestfermementancrédanssoncontextehistorique,celuidel’Espagnedudébutdesannées1960,quivientdesubirvingtansdedicta-turefranquiste,etenpleineenvoléeéconomique.C’estbiensûrunplaidoyercontrelapeinedemort,maispasseule-ment,commeBerlangaleprécisaitlui-même:lefilmabordelesthèmesdelaliberté(plusprécisémentdesaprivation),duchoix individueletduconformisme,delaviolencedelasociétéetdel’oppressionenduréepar les individus.C’estpresqueunedissectiondecequeHannahArendtappelaitla«banalitédumal»,uneréflexioncrueetimplacablesurlaconditionhumaine.C’estcequi,aujourd’huiencore–indépendammentdufaitquelapeinedemortaétédepuisabolieenEurope–,rendlefilmabsolumentincontournable,etilseravraimentjudicieuxd’analyseraveclesjeuneslesactuellessanctionsetles«peinesdemort»,certesmoinsvisibles,defaçonàs’interrogersurlaresponsabilitédechaqueindividuetsurl’obligationdel’assumer.

ÉDITO DU FILM FICHE TECHNIQUETitre : El verdugo / Le BourreauTitre original italien (coproduction) : LaballatadelboiaAnnée :1963Durée :87minFormat :1,66:1Pays:Espagne,Italie

Réalisateur : Luis García BerlangaAssistant réalisateur :RicardoMuñozSuayScénario : Luis García Berlanga et Rafael AzconaCollaboration pour le scénario :EnnioFlaianoProduction :NagaFilmsS.A.(Madrid)/ZebraFilmsS.P.A.(Roma)Directeur de production :JoséManuelM.HerreroPhotographie : Tonino Delli ColliSecond opérateur : Miguel AgudoDirecteur artistique : José Antonio de la GuerraMontage :AlfonsoSantacanaMusique :MiguelAsinsArbóyAdolfoWaitzman (twistEl verdugo)Son:FelipeFernández

Acteurs:NinoManfredi(JoséLuis),JoséIsbert(Amadeo),EmmaPenella(Carmen),ÁngelÁlvarez(Álvarez),JoséLuisLópezVázquez(Antonio),MaríaLuisaPonte(Estefanía),GuidoAlberti(ledirecteurdelaprison),MaríaIsbert(Ignacia),AlfredoLanda(lesacristain),ChusLampreave(lavisiteusedel’appartementenconstruction),ManuelAlexandre (lecondamné)

Afficheespagnole,tchèqueetitalienne

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Cadrage

Décision et scission Critique sociale

Utilisationexpressivedu son

Espaces

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CADRAGE

Les plans d’El verdugo sont extrêmement complexeset d’une grande précision. À titre d’exemple, on peutconstater iciàquelpoint lasymétrieestparfaite.Parmilescaractéristiquesrécurrentes,laprofondeurd’angleetlesmouvementssontessentiels.Touslesanglesdeprisedevuessontsignifiants,etilschangentconstamment,enraisondesnombreuxdéplacementsdespersonnagesetdes échanges entre eux.Enmouvement quasi continu,lacamérasuitminutieusement lespersonnages.Ici,parexemple,JoséLuissesitueàl’arrière-plan,particulière-ment rapetissé,etc’est lebeau-pèrequioccupe lepre-mier plan.Pourtant José Luis finira par occuper le pre-mier plan lorsqu’il viendra s’asseoir à la table (prenantsymboliquementlaplaced’Amadeo).

DÉCISIONETSCISSION

El verdugopeutêtrevucommeunfilmsurlesdécisions,et comme l’indique l’origine du mot (caedere, « cou-per »), dans chaque décision il y a aussi une scission,une coupure, quelque chose qui se brise. Le hérossemblesecondamner lui-mêmeàagircommeunbour-reauenprenantdesdécisionscontresongré,ousimple-mentparmanquedevolonté(àmaintesreprisesdanslefilmilrépétera:«Jenevoulaispas»,ou,commedanslascèneprécédantceplan :«Ceschoses-làn’arriventqu’à moi »). Les pas de porte sont une extraordinairemétaphore visuelle du dilemme posé : José Luis com-mencetoujoursparrefuserd’entrerdanslesespacesquileconduisentverssadestinéedebourreau,mais il finitparcéderetparfranchirleseuil,outrepassantleslimitesdesespropresvaleurs.Illeferaàdeuxreprisesdansceplan : enentrant d’aborddans l’appartement et ensuitedanslacuisine.

ESPACES

Chaque espace a été soigneusement sélectionné et tra-vaillé à deux niveaux auminimum. Les espaces contri-buent d’une part, à caractériser les personnages, etplusgénéralement la sociétéespagnolede l’époque,etd’autrepart ils jouentun rôle fondamentaldans lamiseenscènecar ilspermettentdemoduler lesnombreusespositions des personnages et les relations qu’ils entre-tiennent. Dans l’appartement d’Amadeo et de Carmen,parexemple,attardons-noussurlesdéplacementsentrelaported’entrée,lecouloir,lesalonavecsatableaupre-mierplan,lacuisineaufondetmêmelafenêtrequidonnesur la courdes voisins.Chaqueélémentdudécorauraégalement une fonction, le torchon sert à s’essuyer lesmains,lalamperappellelachaiseélectrique…

CRITIQUESOCIALE

Berlanga etAzcona, coscénariste de ce film et de biend’autres, sont capables d’aborder des sujets graves demanièregrinçante,enadoptantun tonapparemment lé-ger.Maissiunsouriresedessinesurleslèvresduspec-tateur, il se fige quelques secondes après. Leur cinémaestl’héritierd’uneéminentetraditionlittéraireetartistiqueespagnole dans laquelle, deQuevedo à Valle-Inclán enpassantparGoya,lasatire,legrotesqueetl’esperpento1donnent à voir demanière ludique et irrévérencieuse laréalitésocialeetpolitique.

UTILISATIONExPRESSIVEDUSON

Le son deBerlanga est empreint d’ironie.Ce n’est pasun son direct, mais enregistré en studio après le tour-nage,cequipermetuneplusamplelibertétechniqueetcréative(Berlangapréféraitégalementdoublerlesdialo-guespourpouvoirlesréécrireaumontage).Ilcréeainsiune sorte de leitmotiv sonore fait de sons métalliques qui rendentprésents lesoutilsdugarrot,grâceàdesnotesbassesetcontinues.Lessonssortentparfoisdelamal-letteelle-même,parfoisd’élémentsdisparatescommeleverroud’uneportequi se ferme,deschaînesoumêmedesustensilesdecuisinequis’entrechoquent.

ENJEUX CINÉMATOGRAPHIQUES AUTOUR D’UN PHOTOGRAMME SYNOPSIS de Luis García Berlanga

José Luis est un jeune employé des pompes funèbresqui,alorsqu’ilserenddansuneprisonpourson travail,rencontreunbourreaunomméAmadeo.Enluirapportantla mallette contenant ses outils de travail oubliée danslacamionnette,JoséLuis fait laconnaissancede lafilled’Amadeo,Carmen.Ilsseplaisentet,aprèsavoirétésur-prisdans leur intimitépar lepère, sont contraintsdesemarier.

Dans le même temps, un syndicat officiel accorde àAmadeo un logement où il pourra vivre avec le couple marié,quidéjàattendunenfant.Mais,àsaretraite,toutlemondedevraquitter l’appartement,àmoinsqueJoséLuis, son gendre, n’hérite de son poste et ne deviennebourreauà son tour. JoséLuis résisteà ceprojet,maisfinitparaccepter,convaincuqu’iln’aurapasàexécuterdecondamné vu que la peine de mort est de moins en moins appliquée. Cependant, la condamnation tombe, et toutelafamilleserendàPalmadeMajorque,oùlejeunebour-reaudoitmettreàmortuncondamné.Lafamilleessaiedeprofiterdesonséjourcommes’ils’agissaitdevacances,persuadée qu’une grâce sera accordée.Mais José Luisest réquisitionné par la garde civile et forcé de se rendre àlaprison,oùilserapratiquementtraînépardesgardesjusqu’àl’échafaudoùlecondamnédoitmourir.

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6II-LEFILM

II-LEFILM

LEFILMDANSSONCONTExTEHISTORIQUE1

Unami raconteàBerlangauneanecdotesur l’exécutiondePilarPrades,connuesouslenomde«l’empoisonneusedeValencia»,dernièrefemmeexécutéeaugarrotenEs-pagne, en 1959.Apparemment, lorsque le bourreau sut qu’il devait tuer une femme, ilpaniqua,etl’«autoritécompétente»dutlefaireboire(«luidonnerdessédatifs»,selonlaversionofficielle)pourle«convaincre»d’accomplir«sontravail».Malgrécetteprécau-tion,ildutlittéralementêtretraînéjusqu’aulieudusupplice.

Dansl’espritdeBerlangaseformauneimage:uneimmensepièceblancheetvide,traver-séeparlecondamné,lecortègehabitueletlebourreauévanoui,portépardeuxgardes.Ce-tteimagel’obsédapendantdesannées,jusqu’àceque,avecsoncoscénaristeRafaelAz-cona,ilsécriventl’histoirequiallaitmeneràcetteimage:lescénariod’El verdugo.Berlangaaffirmaitquec’étaitlaseulefoisdetoutesacarrièrequ’uneimageavaitsurgiavantl’histoire.

Sionfaisaituneenquêtesurlemeilleurfilmdel’histoireducinémaespagnolauprèsdescritiquesetdeshistoriensducinéma,El verdugoferaitcertainementl’unanimité.Etunsondageauprèsdupublicdonneraitprobablementlemêmerésultat.Maiscetteunanimiténesignifiepasqu’ils’agitd’unfilmacadémique,ilestaucontraireplutôtaudacieuxetrisqué,ausensstrictcomptetenudusujetabordéàl’époqueoùilfutesttournéetdesdifficultésquecelaposait.Etrisquéégalementcar,souscouvertd’unecomédie,ilabordedessujetsdramatiquesetdouloureux.

El verdugoaété tournéen1963.Ladictature franquiste,quiaduréenvironquaranteans(1939-1975),s’apprêtaitàfêterl’annéesuivantesesmacabres«vingt-cinqannéesdepaix».Commentparlerducontextehistoriqued’El verdugosansévoquerdeuxcrimesretentissantsperpétrésparFranco?

Letournagecommencelelundi15avril1963.Troisjoursplustard,le18,untribunalmi-litairecondamneàmortJuliánGrimau,undirigeantcommunistedanslaclandestinité.Le20,aprèsavoirétébrutalementtorturéetjugésansaucunegarantielégale,ilestabattuparunpelotondesoldatsréservistes,aprèsquelaGuardiaCiviletl’arméeontrefusédes’encharger.Grimauestcriblédevingt-septballes,mais,toujoursenvie,ildoitêtreabattuparlelieutenantquidirigeait lepeloton.Cedernierpassalerestedesavieobsédéparsongesteetmourutdansunhôpitalpsychiatrique.Ungeste«berlanguien»?«Azco-nien»?Non,pasdutout!Franquiste.

LefilmétaitprêtpourêtreprésentéauFestivaldufilmdeVenise,quidémarraitle24août.Unesemaineplustôt,legouvernementdeFrancoexécutait(augarrot)deuxjeunesanar-chistes,JoaquínDelgadoetFranciscoGranados.

Fernando Trueba est réalisateur, scénariste, monteur, producteur de films et de musique. Parmi ses films figurent L’Année des lumières (El año de las luces, 1986), Belle époque (1992) et La Fille de tes rêves (La niña de tus ojos, 1998), écrits d’ailleurs avec Rafael Azcona. Son premier long-métrage est Ópera prima (1980), et son dernier film, La Reine d’Espagne (La reina de España).

CONTEXTE ET CADRE DE CRÉATION de Fernando Trueba

Iln’étaitpasétonnantqueFrancosoitqualifiéde«bourreau»dansdenombreuxpays.LefilmdeBerlanga,quiétaitunecoproductionhispano-italienne,s’appelaiten ItalieLa ballata del boia,«laballadedubourreau»…Lesmanifestationsinternationalescontrelesexécutionsdurégimefranquisteétaientmonnaiecouranteàl’époque.

LEFILMDANSLECONTExTECINÉMATOGRAPHIQUEETCULTUREL

Lecontextecultureld’El verdugoestparfaitementdécritparlefilmlui-mêmedanslascènede laFoiredu livredeMadrid,quand lesprotagonistesvont rendrevisiteauPrCorcuera,incarnationparfaitedel’«intellectuel»franquistequidédicacesondernierlivre.Lascèneestagrémentéeparlavisited’uncouple«moderne»,qui,devantlestand,demandes’ilyadeslivressurBergmanetAntonioni(évidemment,personnenesaitquiilssont),etparunenfantquiluiréclamedescatalogues(laseulechosegratuitedontdisposaientlesenfantspourrêverauxlivresqu’ilsnepouvaientacheter).Impossibledebrosserunemeilleurepeinturedumilieu«culturel»del’époque.

Historiquement, lesannées1950sont lesannéesde lafindublocus internationalde l’Es-pagne,desaccordsentreFrancoetlesÉtats-Unisetdel’entréedel’Espagneàl’ONU,etc.L’Espagnevaaccueillir pendantunedécennie lessuperproductionsdeSamuelBronston :John Paul Jones (1959),Le Roi des Rois(1961),Le Cid(1961),Les Cinquante-Cinq Jours de Pékin(1963),La Chute de l’Empire romain(1964).UnanavantEl verdugo,DavidLeanavaitégalement tourné en Espagne une grande partie de Lawrence d’Arabie(1962)et,en1965,Le Docteur Jivago.

LeFestivaldeVenisede1963,oùfutprésentéEl verdugo,célébraitunenouvellegénérationdecinémabritanniqueavecBilly the Liar,deJohnSchlesinger,Tom Jones,deTonyRichard-son,et,surtout,The Servant,l’œuvremajeuredutandemJosephLosey-HaroldPinter,unfilmquiannonçaitlecinémade1968etultérieur.

MarioVargasLlosapubliaitégalementen1963La Ville et les Chiens(La ciudad y los perros),etJulioCortázar,Marelle(Rayuela).BobDylansortaitquantàluisonpremierdisqued’au-teur-compositeur,The Freewheelin’BobDylan.

En1959,toutefois,unerévolutionallaitsecouerlecinémaeuropéen.C’étaitunerévolu-tionesthétiqueetunchangementdegénération.LaNouvelleVagueenFranceetleFreeCinemaenAngleterreensontlesmanifestationslesplusvisibles.EnEspagne,quelquesannéesplustard,naîtraitle«Nouveaucinémaespagnol»,aveccertainsfilmsimportantscomme La tía Tula(1964),deMiguelPicazo,Nueve cartas a Berta(1965),deBasilioMar-tínPatino,La caza(enfrançais,La Chasse,1965),deCarlosSaura,etLa busca(1966),d’AngelinoFons.

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7II- LE FILM

EnItalie,parallèlementaux«nouvellesvagues»etsurlescendresdunéoréalismeago-nisant,allaitsurgirla«comédieàl’italienne»,quidonneraitdeschefs-d’œuvrecommeLe Pigeon(I Soliti Ignoti,1958),La Grande Guerre(La grande guerra,1959)ouLes Camarades (I compagni,1963),deMarioMonicelli;Une vie difficile(Una vita difficile,1961),Le Fanfaron (Il sorpasso,1962)ouLa Marche sur Rome(La marcia su Roma,1962),deDinoRisi;Divor-ce à l’italienne(Divorzio all’italiana,1962)etSéduite et abandonnée(Sedotta e abbandonata,1964),dePietroGermi;La Grande Pagaille(Tutti a casa,1960),deLuigiComencini;ouencore Mafioso(1962),d’AlbertoLattuada.Bienqu’ignoréeparlacritiqueetlamode,n’étantpasestampilléedusceaudel’«innovation»,la«comédieàl’italienne»renvoieàl’unedesplusbellesépoquesducinémaeuropéen.Lemélanged’humouretdedrame,leréalismegrinçantfinirentpardonnerunevisiondelavieetdeshommesextrêmementriche,préciseetprofonde.Lesracinesdugenre,au-delàdunéoréalisme,puisentdansleromanpicares-queespagnol,commelerépétaMonicellilui-mêmeàmaintesreprises.

C’estprécisémentaucoursdecesmêmesannéesque l’Espagne livrasapropreversionaveccequ’onpourraitappelerles«comédiesàl’espagnole».Plusqued’uneinfluenceducinéma italien,onpeutparlerdedeuxbranchesd’unmême troncquisedéveloppentenmêmetemps.Seuleladictaturefranquistepeutêtretenuepourresponsabled’uneéclosionmoinsabondanteenEspagnequ’enItalie.«Nos»chefs-d’œuvresontL’Appartement(El pisito,1959)etLa Petite Voiture(El cochecito,1960),deMarcoFerreri;Plácido(1961)etEl verdugo(1963),deBerlanga;El mundo sigue(1963)etEl extraño viaje(1964),deFer-nandoFernánGómez.LesdeuxpremiersontétrangementétédirigésparunItalien,et,en-coreplusétonnant(etsignificatif),lesquatrepremiersontétéécritsparlamêmepersonne:lescénaristeRafaelAzcona.

L’Appartement (1959) etEl verdugo entremêlent unproblème immobilier (àdéfaut d’unmeilleurterme)etlamort.Danslepremier,leprotagonistedoitépouserunevieillefem-mepour,àsamort,hériterdesonappartement.LehérosduBourreauépousequantàluilafilledubourreaupourhériterd’unposteetainsiconserverl’appartementquiaétéconcédéaubeau-père.Ils’agitenquelquesortededonneruntourdevissupplémentaireau sujet traité dans L’Appartement,quiatteinticisonparoxysmeenmatièredecorruptionmoraleetdeputréfactionsociale,maissanstomberdansl’humourgrotesqueetnoirdeFerrericarlefilmestd’unréalismeabsolu.LagrandetrouvailleduBourreau,c’estquelacomédiesurgitdelaréalité,etquelerirefinitsouventpartétaniserlespectateur.

Pourêtreprécis,El verdugoappartientàlafoisàlacomédieespagnoleetàlacomédieàl’italienne–etonpeutd’ailleursaffirmerquelecinémaespagnolagrandementcontribuéàcettedernière–,puisqu’ils’agitd’unecoproductionavecl’Italie,entrel’ancienfootba-lleurduRealMadridNazarioBelmar(NagaFilms)etlasociétéitalienneZebraFilms.LefilmmetenvedetteNinoManfredi(lecinquièmedesgrandsacteursdelacomédieitalien-neavecAlbertoSordi,VittorioGassman,MarcelloMastroiannietUgoTognazzi)et,danslerôlesecondairedudirecteurdeprison,lemerveilleuxGuidoAlberti.Pourlescénario,auxcôtésd’AzconaetBerlanga,ilyavaitEnnioFlaiano,scénaristedetouslesfilmsdeFedericoFellini jusqu’à leurrupturefracassante,aumilieudesannées1960,uneréfé-rence,voireunmodèle,pour le jeuneAzcona.LaphotographieestsignéeToninoDelliColli,lechefopérateurhabitueldePasolini.LaprésencedeFlaiano,créditéauscénario,estdavantagedueàlabureaucratiedescoproductionsqu’àuneparticipationréelle.D’ai-lleurs,Manfredifutaussi«imposé»parlesItaliens,ilétaitenréalitébientropséduisantpourlepersonnage,etBerlangaetAzconaluiauraientpréféréJoséLuisLópezVázquez.

Billy liar (JohnSchlesinger,1963)

La tía Tula (MiguelPicazo,1964)

Tom Jones (TonyRichardson,1963) El cochecito (MarcoFerreri,1960)

Nueve cartas a Berta (BasilioMartínPatino,1965)

El mundo sigue (FernandoFernán-Gómez,1963)

The servant (JosephLosey,1963)

La caza(CarlosSaura,1965)

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8II-LEFILM

L’AUTEUR Denombreuxscénariosfurentécritsensuite,maisjamaisfilmés–l’und’euxencollabo-rationavecCesareZavattini,l’undesfondateursdunéoréalismeitalienetscénaristedefilms comme Le Voleur de bicyclettes (1948)ouUmberto D.(1952),deVittorioDeSica–,jusqu’en1956,annéeoù il tournaCalabuch,une fable ruraleà forte teneurécologiste,puis,en1957,Los jueves, milagro,danslequelildénoncel’exploitationcommercialedesapparitionsreligieuses.Deuxansplustard,en1959,Berlangafaitunerencontredécisi-ve:celledel’écrivainRafaelAzcona.LeurpremiertravailencommunestSe vende un tranvía(1959),épisodepiloted’unesériequinefutjamaisapprouvée,etleurcollabora-tionseprolongeradanstouslesfilmsduréalisateurjusqu’en1987(Moros y cristianos).

En1961, ilsécriventensemble le scénariodeSiente un pobre a su mesa, unecritiquedel’hypocrisiedéguiséedescampagnesdecharité,dontBerlangadutchangerletitreàcausedelacensure.Lefilms’intitulaPlácido,etfutsélectionnéauFestivaldeCannesetnominépourl’oscardumeilleurfilmenlangueétrangère.BerlangaserenditàHollywood,oùilrencontracertainscinéastesderenomcommeKingVidor,WilliamWyler,JosefvonSternberg,FrankCapra,FredZinnemann,RoubenMamoulianetBillyWilder.

AprèslesuccèsdePlácido,AzconaetBerlangaécrivirentEl verdugo(1963),quiremportaleprixinternationaldelacritiqueàlaMostradeVenise,malgrélatentativedel’interdired’AlfredoSánchezBella,alorsambassadeuràRome.

El verdugoestprobablementson film lepluscélèbre, reconnupar lescritiques, lesci-néastesetlesspectateursdumondeentierdepuisbientôtsixdécennies.Pourlesama-teurs de listes et de classements : El verdugoesttoujoursentêtedesclassementsdesplusgrandsfilmsespagnolsettoujoursprésentaupalmarèsducinémamondial.

La Boutique (1967) et ¡Vivan los novios! (1969), première expérience en couleurs, sui-vent,deux filmsquieurentàsubirdegrosproblèmesdeproduction, leséloignantdesintentions initiales d’Azcona et de Berlanga.Après avoir vécu quelquesmois à Paris,Berlanga réalise la coproduction française Grandeur nature(Tamaño natural,1973),inter-ditependantplusieursannéesenEspagne,avantdereveniraupaysavecLa Carabine nationale (La escopeta nacional,1977),portraitcinglantde laclassepolitiquefranquisteetdel’aristocratiedécadente.L’undespetits-enfantsdudictateurFranciscoFrancofutassistantsurcefilm.Desannéesplustard,leproducteurAlfredoMatasenproposeraunesecondepartiequidonneranaissanceàPatrimonio nacional(1980),relatantlesaventuresdumêmemarquisaprèslerétablissementdelamonarchie.En1982,letroisièmeetder-nier volet arrivera : Nacional III,cettefois-ciabordantlafuitedescapitaux.

En1984,BerlangaréaliseLa Vachette(La vaquilla,1984),unscénarioécritavecAzconadans lesannées1950quin’avaitpaspassé lacensurede l’époque.Dans lesannées1980et1990,ilalternaladirectiondeprojetsdetélévisionetdethéâtreetréalisaMo-ros y cristianos (1987),Todos a la cárcel (1993) etParís-Tombuctú (1998), son dernierlong-métrage.

LuisGarcíaBerlanga (1921-2010)est l’unedesgrandes référencesducinémaespag-nol,connuetreconnudans lemondeentiergrâceàBienvenue Mr Marshall (Bienvenido Mister Marshall,1952),Plácido(1961)etsurtoutEl verdugo(1963).Sa«couleurlocale»grinçante et tragi-comique, son regard singulier sur les us et coutumes de la sociétéespagnole ont fait que le terme« berlanguien » nous permette de qualifier des situa-tionsdelaviequotidienne,danslesillagedu«goyesque»deFranciscoGoya.L’apportterminologiquenes’arrêtepaslà,une«Berlanguita»étantlesurnomd’unepetitegruedestudioparticulièrementagile,faitepourlesespacesréduits,etqueBerlangautilisaitfréquemment pour ses nombreux plans-séquences extraordinairementmobiles et trèssouventchoraux.

LuisGarcíaBerlangaestnéen1921dansunefamillebourgeoisedeValence.Al’âgede12ans, ilassisteautournagedupremierfilmsonoreenvalencien,El fava de Ramonet (1933),d’aprèsuneœuvredesononcle.Quandila15ans, laguerrecivileespagnoleéclate(1936-1939),et,quelquesmoisavantlafindelaguerre,ilestenrôléparlefrontrépublicain. Iln’aque18ans,etsonrégimentestconnusous lenomde«Cinquièmebiberon».En1941,afind’épargneràsonpèrelapeinedemort(ilétaitcondamnépouravoirétélefondateurdel’UnionrépublicainedeValenceetundéputéduFrontpopulaire)etpourattirerl’attentiondesonamourplatonique,ils’enrôlecommevolontairedanslaDivisionbleuefranquisteetpartenRussiepouryrejoindrel’arméeallemande.

Àsonretour,ilpeint,fondeunciné-club,écritdelaproseetdelapoésie,collaborecom-mecritiquedecinémaàplusieursjournauxets’attelleàl’écrituredesonpremierscénariodelong-métrage,Cajón de perro.

En1947,ilintègrel’Institutderecherchesetd’expériencescinématographiques(lafutureÉcoleofficielleducinéma),oùVictorEriceétudieraaussiparlasuite.Ilfaitpartiedelapremièrepromotionde l’école,auxcôtésdeJuanAntonioBardem,FlorentinoSoriaetAgustínNavarro,aveclesquelsilcodirigeletravailcollectifPaseo por una guerra antiguo (1949).Lecourt-métragedocumentaireEl circo(1950)suivra,cettefoisensolo.Cesontlespremiersfilmsd’unerichefilmographiedevingtlongs-métragessurplusdecinquanteans(sanscompterlestéléfilms,lesscénariosnonfilmésetlespiècesdethéâtre).

Aprèsavoirécritplusieursscénarios,ilfondelasociétédeproductionAltamiraavecdescamarades,dont lepremier filmestCe couple heureux (Esa pareja feliz,1951),écritetréaliséavecJuanAntonioBardem,auquelparticipe,entantqu’assistantréalisateur,Ri-cardoMuñozSuay,autrecollaborateurrégulierdeBerlanga.Lefilmsortiradeuxansplustard,aprèsl’énormesuccèsdeBienvenue Mr Marshall(1952),sonpremierlong-métrage,réaliséavecBardemetledramaturgeMiguelMihura.LefilmfutprésentéauFestivaldeCannes,oùilremportaleprixdumeilleurfilmd’humouravecunementionspécialepourlescénario;ilfutaussisaluépardesréalisateurscommeAbelGanceetJeanCocteau.

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9II- LE FILM

UNE CRÉATION À QUATRE MAINS por Fernando Trueba

«DEUxCOUPLESHEUREUx(OULEBIGAMEBILINGUE)»

Quand Berlanga voit L’Appartement (El pisito, 1958) et La Petite Voiture (El cochecito,1960),deMarcoFerreri,ilcomprendqu’Azconaest«son»hommeetl’appellepourluiproposerd’écrireensemblesonprochainlong-métrage,Plácido.Lefilmseraencompé-titionàCannesetnomméauxOscars,maisnéanmoinsunéchec.El verdugo et Plácido sontlesdeuxgrandschefs-d’œuvreducinémaespagnol.

RafaelAzconaentamealorsunelonguecollaborationde«fidélité»aveccesdeuxme-tteursenscène :d’uncôté l’EspagnolBerlanga,aucaractèreassez traditionaliste,del’autrel’ItalienFerreri,plusapocalyptique.

AzconaapporteàBerlangaunerigueurimplacabledanslesscénariosainsiqu’unecaus-ticité,une«rage»jusque-làabsentedesoncinéma.AzconapartageaveclacomédieitaliennelesinfluencesdelalittératurepicaresqueetdeTchekhov,etilyajouteunetroi-sièmesourced’inspirationnonmoinsimportante,celledeKafka,avecl’absurdecommeancrageessentieldelaréalitéetdel’existence.

Àlafindesannées1960etaudébutdesannées1970,lepessimismetoujoursplussom-breetdésespéréd’Azconaleconduitàunesorted’impasseexistentielle.Lephénomèneétait déjà tangible dansBreak-up, érotisme et ballons rouges (L’uomo dei cinque palloni,1968),deFerreri,un filmpratiquement inconnu.Celaaboutitàunenouvelle tétralogieconstituée de Dillinger est mort (Dillinger è morto,1969)etdeLa Grande Bouffe(1973),deFerreri,deGrandeur nature (Tamaño natural,1974),deBerlanga,etdeL’Anachorète (El anacoreta,1976),deJuanEstelrich.

Berlangaatravaillétoutaulongdesacarrièreavecdeuxautresgrandsnomsducinéma:lecinéasteJuanAntonioBardemetl’écrivainRafaelAzcona.

AvecBardem,ilapartagésesannéesdeformation,sespremièrespratiquescinématographi-ques,lacréationdelamaisondeproductionAltamiraainsiquel’écritureetlaréalisationdesonpremierlong-métrage(unefoisdiplômédel’écoledecinéma):Ce couple heureux(1951).

AvecRafaelAzcona,ilapartagél’écrituredescénarios(laconstructiond’ununivers)entre1959 et 1987.El verdugo est le deuxième long-métrage qu’ils ont coécrit après Plácido(1961)etdeuxépisodesdesériestélévisées.

«CECOUPLEHEUREUx»

Lorsque Ce couple heureuxsortiten1951,onpouvaitsedemandersiletitrefaisaitallusionaucoupledufilmouaucouplederrièrelacaméra:LuisGarcíaBerlangaetJuanAntonioBardem.Lefilmestunetentativedecomédieitalienne,égalementinfluencéeparlecinémaaméricain– Christmas in July(1940),dePrestonSturges–,parlecinémafrançais–Antoine et Antoinette (1947),deJacquesBecker–etpar lecinémaanglais–Whisky Galore (1949),d’AlexanderMackendrick.Mêmesil’influenceitalienne(DeSica,Zavattini,Zampa…)estlaplusévidente

Onpourraitdirequelecinémaespagnol«naît»précisémenten1951avecCe couple heu-reux,quimarquelesdébutsduréalisateurleplusimportantducinémaespagnol:LuisGar-cíaBerlanga(LuisBuñueln’apratiquementpasfaitdecinémaenEspagne).Maiscertainscouplesdurentpeu,etaprèsleurfilmsuivant,Bienvenue Mr Marshall(1953),BardemetBer-langaseséparent,etleurscarrièresprennentdesdirectionsopposées:ledandyanarchiste(Berlanga)optepour lacomédiehumaniste,et lemilitantcommuniste(Bardem)privilégieledramesocial.Quoiqu’ilensoit,ilsonttousdeuxréaliséaucoursdesannées1950lespremiersfilmsespagnolsdevenusdepuisd’authentiques«classiques».

Esa pareja feliz (1951)

El pisito (1958)

Bienvenido, Mister Marshall (1953)

Plácido (1961)

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10II-LEFILM FILMOGRAPHIE

DE LUIS GARCÍA BERLANGA- Paseo por una guerra antigua (codirigéparJuanAntonioBardem,FlorentinoSoriaetAgustínNavarro,1949)

- El circo (1950)- Esa pareja feliz (codirigéparJuanAntonioBardem,1951)- Bienvenido, Mister Marshall / Bienvenue Mr Marshall (scénarioécritavecJuanAntonioBardemetledramaturgeMiguelMihura,1952)

- Novio a la vista (1953)- Calabuch (1956)- Los jueves, milagro (1957)- Se vende un tranvía(épisodepilotedelasériedetélévisionLos pícaros,coécritparRafaelAzcona,1959)

- Plácido / Le Prince des pauvres (scénarioavecRafaelAzcona,1961)- La muerte y el leñador / La Mort et le Bûcheron (épisodedeLas cuatro

verdades / Quatre vérités,scénarioavecRafaelAzcona,1962)- El verdugo / Le Borreau et La ballata del boia (scénarioavecRafaelAzcona,1963)

- La boutique (scénarioavecRafaelAzcona,1967)- Vivan los novios / Vivent les nouveaux mariés (scénarioavecRafaelAzcona,1969)

- Tamaño natural / Grandeur nature (scénarioavecRafaelAzcona,1973)- La escopeta nacional/Lacarabinenationale(scénarioavecRafaelAzcona,1977)

- Patrimonio nacional / Patrimoine national (scénarioavecRafaelAzcona,1980)

- Nacional III (scénarioavecRafaelAzcona,1982)- La vaquilla / La Vachette (scénarioavecRafaelAzcona,1984)- Moros y cristianos (scénarioavecRafaelAzcona,1987)- Todos a la cárcel (1993)- Blasco Ibáñez, la novela de su vida (pourlatélévision,1996)- París-Tombuctú (1998)- El sueño de la maestra (court-métrage,2002)

FILMOGRAPHIE CHOISIE DE RAFAEL AZCONA- El pisito / L’Appartement (MarcoFerreri,1958)- El cochecito / La Petite Voiture (MarcoFerreri,1960)- Plácido (LuisGarcíaBerlanga,1961)- Il mafioso / Mafioso (AlbertoLattuada,1962)- El verdugo / Le Bourreau (LuisGarcíaBerlanga,1963)- Peppermint frappé (CarlosSaura,1967)- La boutique (LuisGarcíaBerlanga,1967)- Los desafíos (ClaudioGuerínHill,JoséLuisEgeaetVíctorErice,1969)- La madriguera (CarlosSaura,1969)- Vivan los novios (LuisGarcíaBerlanga,1969)- El jardín de las delicias / Le Jardin des délices (CarlosSaura,1970)- L’udienza / La audiencia (MarcoFerreri,1970)[VersionduChâteau,deKafka,qu’ilavaitprécédemmentessayéd’adapteravecBerlanga]

- Ana y los lobos / Anna et les loups (CarlosSaura,1973)- La grande bouffe(MarcoFerreri,1973)- Tamaño natural / Grandeur nature (LuisGarcíaBerlanga,1973)- La prima Angélica / La Cousine Angélique (CarlosSaura,1973)- El poder del deseo (JuanAntonioBardem,1975)- La anacoreta / l’Anachorète (JuanEstelrich,1976)- Mi hija Hildegart (FernandoFernán-Gómez,1977)- La escopeta nacional / la Carabine nationale (LuisGarcíaBerlanga,1977)

- Patrimonio nacional (LuisGarcíaBerlanga,1980)- Nacional III (LuisGarcíaBerlanga,1982)- La vaquilla / La Vachette (LuisGarcíaBerlanga,1984)- El año de las luces (FernandoTrueba,1986)- Moros y cristianos (LuisGarcíaBerlanga,1987)- ¡Ay, Carmela! (CarlosSaura,1990)- Belle époque (FernandoTrueba,1992)- La niña de tus ojos / La Fille de tes rêves (FernandoTrueba,1998)- La lengua de las mariposas / La Langue des papillons(JoséLuisCuerda,1999)

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11II- LE FILM

FILIATIONS CINÉMATOGRAPHIQUES de Javier Rebollo2

LecinémadeLuisGarcíaBerlangas’estnourridelameilleuretraditioncinématographiqueitalienne, lenéoréalisme. Ils’inspirede l’humanismedeZavattinietdesonamourpourlespersonnagesanonymes,etde lachoralitédeLucianoEmmerauxvifsdialogues. Ily intègre l’émotionet lamoraledeRossellini –quiaffirmait que« le seulpointdevuemoral est la tendresse»–et unattachementpour le plan-séquence–dans lequel lespersonnagessont suivisparun travellingouunegruedansunespace réduit (presquetoujoursdansuncadrenaturel)avecbeaucoupde«passage».Berlangarevendiquequelesonnesoitpasdirect,maisdoubléenstudio,cequesouhaitentaussi lesacteursetquicaractériselecinémaitalien,maisl’éloignedeJeanRenoir,luiaussiunlibre-penseurhumaniste,maisferventdéfenseurdusondirectetde lavaleurde laparoleprononcéeinsituaumomentdutournage.ErmannoOlmi,autregrandcinéasteitalien,revendiquaitégalement,àlamêmeépoque,labeautédusondirectdansdesfilmsengagés,politiqueset humains comme Il posto.

LespersonnagesdeBerlanganesontjamaiscyniques,etilnesemetjamaisau-dessusd’eux,malgrél’humour,propreaucinémaitaliendel’époqueetaustyledeRafaelAzcona(legrandscénaristedecefilmetdebiend’autresgrandsfilmscommePlácido),quiavaitétudiéettravailléenItalieetqui,entreautreschefs-d’œuvre,signalescénariodeMafioso,d’AlbertoLattuada,unfilmcultequiallaitinfluencersubrepticementLe Parrain. Comme El verdugo était une coproduction italienne (intitulée La ballata del Boia, « laballadedubourreau»), lescénaristeEnnioFlaiano,collaborateurdeFedericoFellinietd’Antonioni,yparticipapouradapterlesdialoguesenitalien,etilsupervisalaphotographiede Tonino Delli Colli, fidèle photographe de Pasolini. D’ailleurs le héros n’est-il pasinterprétéparNinoManfredi,ungrandacteuretcinéasteitalien,uneicônedelacomédieitaliennecomme l’étaientMastroianni,Gassman,TognazzietSordi? Imaginer lesfilmsavecdifférentsacteursétaitunexerciceintéressantetassezcourantàl’époqueenraisondesproblèmesdedateetdecoproduction,commece fut lecaspourEl verdugo,pourlequelunacteurespagnolavaitétépressenti.

BerlangapartageauneamitiéetunecomplicitéavecMarcoFerreri,quifilmaitàlamêmepériode en Espagne L’Appartement (El pisito)etLa Petite Voiture(El cochecito),surunscénario également signéAzcona.Tout au long de leur carrière, les deuxmetteurs enscènesesontinfluencésl’unl’autre.

Javier Rebollo est réalisateur et scénariste des courts-métrages El equipaje abierto (1999), El preciso orden de las cosas (2001) et En camas separadas (2002), entre autres, et des films Lo que sé de Lola (2006), La mujer sin piano (2009) et El muerto y ser feliz (2013).

Ilexistedanslecinémaitalienunplanfondateuretfondamental:àlafindeGuardi et ladri,MarioMonicelli placeTotò, qui joue le rôled’un voleur, prèsd’unofficier depolice,AldoFabrizi,qu’ilsuppliedel’emmeneraupostedepoliceetdel’emprisonner.DansEl verdugo,BerlangaBerlanga«s’inspire»decegrandfilmet,inconsciemment,sel’approprie.Ceplanvoyagedansletempsetdanslecinémajusqu’audernierplanduBourreau.

DeFrancearriventlalibertédepensée(trèsfrançaise),lalibertétoutcourtetl’imagination,avecnotammentJeanVigoetRenéClair,avecquiBerlangapartageaitdesgénériques,uneadmirationrespectiveetl’humour.

DeTchécoslovaquiedébarqueJiříMenzel,unmetteurenscènedes«nouveauxcinémas»,éblouissantparsonhumourtendre,absurdeetsihumain.EtbienqueBerlangan’aitjamaisétéuncinéphile,etqu’illerevendiquait(cequiluivalutd’êtresoupçonnéducontraire),ilinséradesblaguestrèscinéphilesdansEl verdugo,prenantBergmanetAntonionipourcibles de sonmécontentement. Il cita à plusieurs reprisesde son vivant ce réalisateurtchèque,ainsiqueMilošFormanavantsondépartpourlesÉtats-Unis.

DesÉtats-Unis,commece fut lecasdescinéastesdesagénération, il fut influencéetinspirépar le regardet lamiseenscènechoraledeFrankCapraetdeJohnFord,parCharlieChaplinetOrsonWelles, quatregrands cinéastesauxnombreuses similitudes,quisesontpenchéssurlemeilleuretlepiredel’Amériqueavecunregardaussicritiquequetendresurdespersonnages,maisaussidesgroupes.C’estsouventlecasducinémadeBerlanga, qui partageégalement avecWelles (etRenoir) ungoût prononcépour laprofondeurdechamp,avecmoinsd’effetschezBerlanga,maisbeaucoupd’efficacitédanslamiseenscène.

Lors du tournage d’El verdugo, en 1962, un personnage anonyme, gris et gentil, faitsonapparition,unbraveemployéquireprésentelerêveducitoyenaméricaindeclassemoyenne, homologue du bourreau espagnol : C.C. Baxter (Jack Lemmon), dans La Garçonnière,deBillyWilder.

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MOTS-CLÉSPOURPARCOURIRCETTECARTEVISUELLE

El vErdugo – rEné Clair – liberté – plan-séquence – profondeur de champ – caméra portable – travelling – grue – choralité – cinéma italien – néorealisme – acteurs secondaires – plan général – cinéma tchèque – humanisme – joie – cinéma américain – Frank Capra, – FEdEriCo FEllini – John Ford – cinéma français – personnages – JEan vigo – anarchisme – robErto rossEllini – CEsarE Zavattini – italiE – circulation – personnages anonymes – doublage – MarCo FErrEri – guardiE E ladri – CharlEs Chaplin – raFaEl aZCona – luis garCía bErlanga

1. RenéClair,À nous la liberté(France,1931)2. FrankCapra,You can’t take it with you / Vous ne l’emporterez pas

avec vous(États-Unis,1938)3. FedericoFellini, I vitelloni / Les Vitelloni (Italie,1953)4. VittoriodeSica, Ladri di biciclette / Le Voleur de bicyclette(Italie,1948)

5. MarioMonicelli,Guardie e ladri / Gendarmes et voleurs (Italie,1951)6. MilosForman,Horí, má panenko / Au feu, les pompiers !

(Républiquetchèque,1967)7.RobertoRossellini,La macchina ammazzacattivi / La Machine

à tuer les méchants(Italie,1952)8. JiříMenzel,Ostre sledované vlaky / Trains étroitement surveillés

(Républiquetchèque,1966)9. CharlesChaplin,Modern Times / Les Temps modernes(États-Unis,1936)

10. VittoriodeSica, Il tetto/LeToit(Italie,1956)11. JeanRenoir,La règle du jeu(France,1939)12. OrsonWelles,The magnificent Ambersons / La Splendeur

des Amberson(États-Unis,1942)13.LucianoEmmer,Domenica d’agosto / Dimanche d’août(Italie,1950)14. JohnFord,The sun shines bright/Lesoleilbrillepourtoutlemonde

(États-Unis,1953)

15. JeanVigo,Zéro de conduite(France,1933)16. ErmannoOlmi, Il posto / L’Emploi(Italie,1962)17. MarcoFerreri, El cochecito / La Petite Foiture(Espagne,1960)18.AlbertoLattuada,IlMafioso / Mafioso(Italie,1962)19. BillyWilder,The apartment / La Garçonnière(États-Unis,1960)

FILIATIONS CINÉMATOGRAPHIQUES de Javier Rebollo

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RÉFLEXIONS DE LUIS GARCÍA BERLANGA

L’INDIVIDUFACEAUxPIèGESINVISIBLESDELASOCIÉTÉ3

Ilesttrèsimportantpourmoidedirequelefilmn’estpasseulementunplaidoyercontrelapeinedemort,c’enestun,maisilchercheaussiàexpliquerlespiègesinvisiblesquelasociéténoustendpourbridernotreliberté.Parfois,unedécisionpeutconditionnerlerestedenotrevie.Ici, lehéros,parcequ’ilfait l’amourdanscettescène,etcertescelachangeralecoursdel’histoire,s’empêtredansunesériededifficultésauxquellesilestincapabledefaireface;ildoitavoirunenfant,ildoitsemarieretildoitmêmetuercon-tresongré.Lasociétélemetdansunprocessusphagocytairequirestreintsaliberté.Ilpaieratoutesaviel’erreurd’avoirfaitl’amourchezsonfuturbeau-père.

Réflexions recueillies dansBienvenidoMisterBerlanga,de Carlos Cañeque et Maite Grau, Barcelone, éd. Destino, pp. 49-66

L’autresujet,profond, […]estceluide l’engagement,de lafacilitéavec laquelle l’hom-me,maisaussilasociétécontemporainesecompromettent.Delafacilitéaveclaquellel’hommeperd son librearbitre, sa libertéabsolue, sapersonnalité intime, «pour fairepartiedusystème»,empruntéd’unetournureétrangèrequisignifie«sepositionner».End’autrestermes,l’hommefranchitavecuneextraordinairefacilitélaportequil’éloignedesaliberté,delui-mêmejusqu’àenperdresapropreidentité.

Réflexions recueillies dans « Nueva entrevista con Luis G. Berlanga », de Juan Cobos, dansFilmIdeal,1963, pp. 449-458

Unbourreaususcitetoujoursunecertainerépugnance,alorsque,paradoxalement,c’estlasociétéquil’inventeetl’entretient.MêmelesgardescivilsneserrentpaslamainqueManfredi leurtendenpartant,dans ladernièreséquence.Lasociétéestcapabled’ac-cepterlapeinedemort,maisellerejettelebourreau.Cetteschizophrénie,cettedicho-tomie, jevoulais larendrevisibledans lestitresdugénérique,encoupantendeux lesdessins du Voleur,unromandeGeorgesDarien.4

Bernardo Sánchez est professeur à l’université de La Rioja, écrivain et dramaturge, auteur des adaptations théâtrales d’El verdugo et de L’Appartement (El pisito) avec Juanjo Seoane ; il est coauteur – avec David Trueba et José Luis García Sánchez – de la version cinématographique de Los muertos no se tocan, nene (2011). Il est également l’auteur de la monographie de Rafael Azcona : Hablar el guión (Cátedra, 2006)..4 Voir « Images-rebonds », de Javier Rebollo (p. 34).

[…]L’undessujetsessentielsdufilm,pourmoi,consisteàmontrercommentunindividutombedanslepiègequelasociétéluiatendu,comment,pourobtenirunpeudesécuritédanslavie,iltombedansunpiègemortel.Lebourreauestunevictime,c’estévident.Man-fredidevientbourreaupourobtenirunappartement,pourassurersonavenir,etilfinitparplongerdansunterritoirequiesttoutsaufrassurant,leterritoiredelamort,oùonsupprimed’autresêtreshumains.

Réflexions recueillies dansElúltimoaustro-húngaro:conversacionesconBerlanga, de Juan Hernández Les et Manuel Hidalgo, Anagrama, 1981, pp. 95-103

L’ESPACE

Question : Manfredi [José Luis] vit chez son frère et sa famille dans un petit appartement, où il n’y a qu’une seule salle de bains et où le couple, pour faire l’amour, lui confie l’enfant pour qu’il dorme avec lui.

Ilssont tous incommodésàcausedumanqued’espace.Cette tensionde l’espacevitalen familleest récurrentechezmoietAzcona, jenesaispassic’estdûà l’influencedunéoréalisme.Unespacevitallimité–déjàprésentchezAzconadansL’Appartement(El pi-sito)etLa Petite Voiture(El cochecito)–estundécoridéalpourlegenredefilmquenoussouhaitionsréaliseràl’époque.L’espaceseréduitégalementaufuretàmesurequ’entrentenscène lesdifférentsacteurs.J’aiprofondémentressenticetteoppressionde l’espacedanscertainsdemestournages,oùlachaleur,larépétitiondesscènesetledéplacementdesacteursetdestechniciensdansunespaceréduitpeuventrendrefoutoutlemonde.

BienvenidoMisterBerlanga,pp. 49-66

Sélection élaborée avec Bernardo Sanchez

Tournage de Le Bourreau.Àdroite,LuisGarcíaBerlanga

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15II- LE FILMAZCONA:LAPROFONDEUR,LACOLLECTIVITÉ

Ledépouillement,lasuppressiondustylebaroquetrèsméditerranéenestdûàAzcona.Masensibilitéoptique,matendancenaturelleàglissersurlasurfacedeschoses,com-meàl’époquedeNovio a la vista(1953),quecertainsd’entrevousaimenttant,sesontétofféesgrâceàAzcona,quiyaajoutéuneprofondeurquin’existaitpasauparavantdansmoncinéma.

Réflexions recueillies dans « “El verdugo” en colloque », de L. G. Berlanga, J. Cobos, R. Buceta, W. Leiros, J. M. Palá, J. A. Pruneda et G. S. de Erice,FilmIdeal,1964.

Par-dessustout,cequelacollaborationd’Azconaapporte,c’est l’absenced’unperson-nageisolédanssabulle.Ilécrittoujoursens’inspirantd’unensemble,d’unecollectivité..

Réflexions recueillies dans « Nueva entrevista con Luis G. Berlanga », de Juan Cobos, dansFilmIdeal,1963, pp. 449-458

LASÉQUENCEDELAGRANDEPIèCEBLANCHE:UNEVISION5

Beaucoup de réalisateurs disent qu’ils visualisent entièrement ce qu’ils imaginent, cequ’ilsveulentfaire…Jen’aijamaisrienvisualiséavantlemomentdutournage,c’estlàquetoutnaît,absolumenttout,l’image…Maislà,j’aisoudainvuuneespècedesituationmagiqueouprémonitoire.Soudain,j’aivuunegrandepièceblanche,immense,hantée,sansaucunmeuble,rien.Unegrandepièceblanche,immense,avecunetrèspetiteporteau fond,exactementcommecelledu film,etdeuxgroupes traînantdeuxpersonnes. Ilyadeuxpersonnes traînéespardeuxgroupesdistincts : l’unevamourir,et l’autrevatuer.Lesdeuxpersonnestraînéesparcesdeuxgroupesreprésentaientpourmoi,d’unepartlasociétéforçantàmourirceluiquivamouriretd’autrepartlasociétéforçantàtuerceluiquivatuer.

Extrait de Berlanga vu par Berlanga, entretien diffusé par Canal 9. À voir dans son intégralité sur : vimeo.com/53101672

5 Voir la référence de Fernando Trueba (p. 24)

RÉFLExIONSDEL’ACTEURPEPEISBERT(AMADEO)

C’estàcetteépoquequej’aitournéEl verdugo,deBerlanga.Ungrandrôleétrangementsympathique,malgrésonaspectmacabre.Ils’agitd’unhommequituesimplementparcequec’estsondevoir,alorsqu’ilestpourtantincapabledeblesseroud’offenserquiconque.Iltueuncondamnéalorsqu’ilneferaitpasdemalàunemouche.Psychologiedifficile,maispleined’humanité.J’aipassédetrèsbonsmomentsavecBerlangaet j’aidiscutéavecmonamiettrèsintelligentcollègueÁngelÁlvarez6,uneicônedenotrecinéma,àquiiloffresasympathieetsagénérosité.Ilareprismavoixenrouéeetcasséeaudoublage.SeulBerlangaetlapatienceduproducteurontrendumontravailsatisfaisant.Toutefois,lemincecourantd’airproduitparunventilateurdustudiom’aprovoquéunepneumoniequis’estviteaggravée.

Réflexions recueillies dans les Mémoires de Pepe Isbert, citées dans le livre supervisé par Julio Pérez Perucha ElcinedeJoséIsbert,Ayuntamiento de Valencia, 1984, p. 218

6 Qui dans le film jouait le rôle d’Álvarez, compagnon de José Luis dans l’établissement des pompes funèbres.

Tournage de Le Bourreau.Àgauche,LuisGarcíaBerlanga;àdroite,PepeIsbert,NinoMandredietEmmaPenella.

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III–ANALYSE

CHAPITRAGE DU FILM

2 – Un gardien de prison interrompt son déjeu-nerpourouvrirlaporteàdeuxemployésdespompesfunèbresquiamènentuncercueil.Ilscroisentlebourreau(0:02:01–00:06:53)[Voir l’analyse dans « Une séquence. Une présentation contenant l’intégralité du film », p. 26]

3–Danslevéhiculedespompesfunèbres,lebourreauseplaintdefaireuntravailincompris.Ilditaurevoiretoubliesamallette.JoséLuiscourtaprèslui(00:06:53–00:08:21)

4–Carmen,lafilledubourreau,inviteJoséLuisàentrer.Ilsdiscutent.«Jepensequelesgensdevraientmourirdansleurlit»,ditJoséLuis (00:08:21–00:13:10)

1–Titresdugénériquedécomposantl’illustra-tion Le Voleur,deGeorgesDarien.Musique:Twist du “Bourreau”,d’AdolfoWaitzman(00:00:00–00:02:01)

7–CarmenetJoséLuisdansentenlacés.«Car-men,toi,tuaimeraismouriroù?»(00:19:32–00:21:23)

8 –JoséLuisetÁlvarezrécupèrentuncercueilsur le tarmac (00:21:23–00:22:56)

5–Dansl’appartement-atelier,JoséLuissedisputeavecsonfrèreAntonioetsabelle-sœurEstefanía.Lebébépleure.Amadeovientlechercherpourpasserunejournéeàlacampagneavec Carmen(00:13:10–00:17:36)

6–Pendantledéjeunerauborddelarivière,ÁlvarezditàJoséLuisqu’ildevraitsemarier.Amadeocommenceàracontersontravail.Carmens’éloigne(00:17:36–00:19:32)

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10–CarmenetJoséLuissontaulit.Ilssontsurprisparl’arrivéed’Amadeo,contentd’êtresurlalistedesappartementssubvention-nés.Aprèss’êtrecaché,JoséLuisfaitfaceàAmadeo.Illuidemandelamaindesafille,«mêmesic’estpasenvrai» (00:24:48–00:29:04)

11–Danslegaragedespompesfunèbres,JoséLuistravailleàunenterrement.Carmenluirendvisiteetluiannoncequ’elleestenceinte(00:29:04–00:32:27)

12–Aprèsunmariagede«riches»,leprêtreofficielemariagedeCarmenetJoséLuistandisquelesenfantsdechœurenlèventletapisetles ornements et que le sacristain éteint les bougies.Antonio,lefrèredeJoséLuis,etsonépouse,Estefanía,quittentl’égliseenomettantde signer le registre en leur qualité de témoin(00:29:04–00:36:27)

9–Àladouane,laveuvedudéfuntnelereconnaîtpas.JoséLuisappelleCarmen,etilssedonnentrendez-vouschezelle (00:22:56–00:24:48)

15–Danslebureauduconstructeur,unfonc-tionnaireexpliqueàAmadeoquevuquesafilleestmariéeetqu’ilestsurlepointdeprendresaretraite,iln’aplusdroitàl’appartement. (00:40:35–00:41:40)

16–JoséLuis,CarmenetAmadeomangentuneglacedevantlebâtimentdel’adminis-tration où José Luis doit se présenter pour obtenirunpostedebourreau,l’uniquesolutionpournepasperdrel’appartement.Audébut,ilrefused’entrer,maisCarmenetAmadeoleconvainquent.(00:41:40–00:44:17)

13–Devantl’église,AntonioetEstefaníasontsurlepointdepartirsurleurmotoavecside-carquand José Luis supplie Antonio de signer leregistrepuisqu’ilestletémoin.Malgrélesplaintesdesafemme,Antoniocède:«Jesigne,commeçaonn’enparleplus» (00:36:27–00:37:23)

14–Amadeo,CarmenetJoséLuisvisitentl’ap-partementenconstruction.Alorsqu’ilsdécidentdelarépartitiondeschambres,troisfemmesetunjeuneséminaristearriventenaffirmantquel’appartementestàeux(00:37:23–00:40:35)

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18–AmadeoetJoséLuisassistentàlaFoiredulivrepourobtenirunerecommandationdel’académicienCorcuera:«Aufuturbourreauquifaitperdurerlatraditionfamiliale».DesjeunessontàlarecherchedeslivresdeBergmanetAntonioni.(00:46:36–00:51:36)

19–JoséLuisperçoitsonsalairemensuel.Ensortant,ilintervientpourcalmerunedisputedepeurquecelafinisseparunassassinat(00:51:36–00:55:13)

20–JJoséLuis,Carmen,lebébéetAmadeosontinstallésdanslenouvelappartement.JoséLuisreçoitunordredemission:ildoitexercerlapeinecapitale.Ilveutdémissionner,maisCarmenetAmadeol’endissuadentenluidisantqu’unegrâceseraprobablementaccordée(00:55:13–01:02:11)

17–Danslebureau,JoséLuissignelademandedeposte,conseilléparAmadeo.Ilestlenuméro37surlaliste.Ilsontbesoind’unerecommandation (00:44:17–00:46:36)

23–Danslapension,AmadeoetCarmenconsultentlemenuaveclapropriétaire.JoséLuisarrive:leprisonnierestmalade.Ilsdécidentdeprofiterduvoyagevuquetouslesfraissontpayés,commes’ilsétaientenvacances(01:05:55–01:08:02)

24–Dansuneboutiquedesouvenirs,troisjeunestouristessuédoisesdemandentàJoséLuisdelesprendreenphoto.Carmenestjalouse (01:08:02–01:10:05)

21–LafamillearriveàPalmadeMajorque,parmilestouristes,ledrapeaudel’ONUetunconcoursdebeauté.JoséLuistentedefuirquandilvoitlesgardescivilsquil’attendent.Finalement,aprèsqu’Amadeoluiaapportésamallette,qu’ilavaitoubliée,ilpartdanslacamionnetteaveceux(01:02:11–01:05:21)[Voir analyse « Un plan : le présage de la condamnation finale ou première mort de José Luis », p. 25]

22 –Depuislavoiturequilesconduitàl’au-berge,Carmen,lebébéetAmadeosaluentJoséLuis qui part dans la voiture de la garde civile(01:05:21–01:05:55)

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26–Danslacourdelaprison,ungardienplaceles fers du garrot sans que José Luis ne lui donned’instructions(01:13:59–01:14:50)

27–Un marquis apporte du champagne au prisonnier,tandisqu’AmadeotentederassurerJoséLuisenespérantquelagrâcesoitaccordée(01:14:50–01:17:17)

28 – Un garde accompagne José Luis dans la celluleducondamné.Ilregardeparl’œilletondelaporte,maisnevoitriencarunecclésiastiquevêtudenoirsetientjustedevant(01:17:17–01:18:07)

25– Carmen et José Luis visitent les grottes du Drach.Ilss’embrassentdanslenoir,envoûtésparlamusiqued’Offenbach.TroisgardescivilsarriventsurunbateauetdemandentJoséLuisaumégaphone.Ilpartaveceux(01:10:05–01:13:59)

31–Surlajetée,JoséLuisretrouvesafamilleaprèssapremièreexécution.Ilneveutpaslerefaire.«C’estexactementcequej’aiditlapremièrefois»,ditAmadeo,sonpetit-filsdanslesbras,enfaisantunsigned’aurevoir.Lestouristesrichesetmodernesrepartentjoyeuxsurdelamusiqueàpleinvolume (01:27:20àlafin)

29–Danslacuisinedelaprison,JoséLuisrefusedefairesontravail.Ildemandeàpartir,ilveutretourneràMadrid,ilnesesoucieplusdel’appartementetveutdémissionner.Ilracontesonhistoireaudirecteurdelaprison,quiluioffrelechampagneduprisonnier.Onluimetunecravate (01:18:07–01:25:30)

30–Deuxgroupestraversentlagrandepièceblancheetvide,quiauneporteminuscule:legroupedubourreauetceluiducondamné.JoséLuisperdconnaissance,maisonletraîne.Ilsdis-paraissentderrièrelaporte(01:25:30–01:27:20)[Voir analyse dans « Un photogramme. Une boîte blanche et vide où a lieu une double condamnation », p. 24]

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QUESTIONS DE CINÉMA

LE SCÉNARIO : STRUCTURE ET ARC « bERLANGUIEN » INTENTIONS ET SUJETS, de Pep Garrido

LuisGarcíaBerlangacritiquaitchaque foisqu’ilenavait l’occasion laconceptionclas-siqueduscénario,qu’ilconsidéraitcomme«laGestapodufilm».Ilpréféraitnepassesentirenchaînépendantletournage,avoirdel’espacepourcréer,improviseretdécou-vrir,etpouvoirfinirsonfilmdanslasallededoublage.C’estlà,commeFellini,qu’ilpeau-finait lesdialoguesetperfectionnait lesséquences jusqu’àtrouver leur formedéfinitive(parfoismêmeenlesréinventantentièrement).

Si on part du concept de scénario au sens large (en englobant l’écriture, mais aussilesquestionsdeconceptionglobale, lastructure, l’interprétationet laconstructiondespersonnages, lesdialogueset lemontage), ilest incontestablequ’Elverdugopossèdel’undesscénarios lesplusparfaitsetparadigmatiquesde la filmographiedeBerlanga.SignéparRafaelAzconaetBerlangalui-même,ilmarquel’aboutissementdetouteslesrecherchesnarrativesetexpressivesducinéaste.

Le«berlanguisme»estunstyle incomparable, traditionalisteetpittoresque,choraletbruyant, aux dialogues torrentiels, grouillants et délirants, légers mais seulement enapparencecarlarusedeBerlangaetd’Azconalesteintedetragi-grotesqueetd’unhu-mournoirgrinçantappréciédesspectateursdel’Espagnefranquiste:dansl’obscuritédelasalledecinéma, leriredevenaitungeste libérateuretsubversifpouvantdéclencherundécliccritique.

LesscénariosdeBerlangaetd’Azconasontparfaitementhuilés,capablesdecontournerlacensureetd’arriverautournagepresqueintacts,bienqu’incluantcertainsdesplaido-yerslesplusimpitoyablescontreladictature.Lacensureespagnoleétaitinhabileettrèspeu sophistiquée, et la trilogie dorée de Berlanga (BienvenueMrMarshall, écrit avecBardemetMihura,PlácidoetElverdugo,écritavecAzcona)contourned’unemanièreétonnanteleslignesrougesdelapolitique,delareligionetdusexe,grâceàuneappro-chenarrativeintelligenteetsubtile.

CommelesouligneFernandoTruebadanssoncommentairesurlecontextedufilm(voirp. 6), le germe du scénario part de l’affaire véridique de l’exécution de Pilar Prades,«l’empoisonneusedeValencia»,aucoursdelaquellelebourreaus’effondradansunecrisedenerfs incontrôlable.«Enfait,ditAzconaaprèsavoirdécouvert l’extraordinairescènedubourreautransforméenvictime,ilsuffitd’yajouteruneheureetdemie.»Uneheureetdemiequi,danslescénariod’Elverdugo,s’articuleàpartirdelastructurenarra-tivequenousbaptisonsl’«arcberlanguien»:unelogiqueémotionnellemettantenscèneunhérosnonhéroïquequifinitencoreplusmalqu’iln’acommencé.

Pep Garrido es guionista y director. Ha codirigido Bustamante Perkins, (2018) y Sense sostre/Sin Techo. Forma parte del equipo de Cine en curso, programa de pedagogía del cine, desde sus inicios.

Lacircularitéduscénario,qui,danslecasd’Elverdugo,commenceetsetermineparuneexécu-tion,contribueàrenforcercettestructure.Examinonsl’évolutiondecettestructureentroisactes:

Exposition Unpremieractequisertàprésenterlasituationetleconflit.Lestroispointsdevuealter-nésdésignentetprésententlestroispersonnagesprincipaux:JoséLuis,unemployédespompesfunèbres,Amadeo,unbourreauâgé,etCarmen,lafilledubourreau.JoséLuistombeamoureuxdelafilledubourreau.IlssontprisenflagrantdélitparAmadeoetsontcontraintsdesemarier.Elletombeenceinte.Amadeosevoitaccorderunappartementsubventionné,maisvuqu’ilyabeaucoupdedemandesetqu’ilprendsaretraite,iln’yaplusdroit.Ilpourraitbénéficierdel’appartementàconditionqu’unmembredesafamillesoitfonctionnaire.

EuphorieUndeuxièmeacteoù toutsemble indiquerque leconflit vaêtre résolu favorablement.Lespersonnagesatteignentdesniveauxdesatisfactiontrèsélevéspourqueladéceptionfonctionneetquelachutesoitencorepluscruelle.Malgré larépugnancedeJoséLuisà l’idéed’êtrebourreau, l’insistancedesa femmeetdesonbeau-pèreet lanécessitédesubvenirauxbesoinsdesonfilslepoussentàaccepterd’êtrelesuccesseurd’Ama-deo, tout en nourrissant l’espoir de ne jamais exécuter. Ils obtiennent l’appartement.Toutsemblebiensepasser(JoséLuisamêmepus’acheterunemotoavecside-car!)jusqu’àcequ’onluinotifiequ’ildoitserendreàMajorquepourexécuteruncondamné;l’espoird’unegrâceinextremisetd’unprolongementdepeinetransformelevoyageenvacancesdeluxe.

ChuteUndénouementfunestequinousmetdansunesituationégaleoupirequecelledudébutdufilm.Lagrâcen’estpasaccordée.La tensiondescirconstancesetdes fonctionnairesempêcheJoséLuisdedémissionner.Lebourreausetransformeenvictime.Deretoursurlebateau,JoséLuisjurequ’ilnerecommencerapas.CeàquoiAmadeorépond:«C’estexactementcequej’aiditlapremièrefois.»

Silesprotagonistessontdépeintavecunecertainecomplexitéetviventuneévolutionémo-tionnelledense(surtoutJoséLuis,unpauvrehommequiveutfairefortuneetqui,presséparsonambitionetparlescirconstancesdelavie,envientàpiétinersesprincipesmoraux),laconstructiondespersonnagessecondairesetdesclassessocialesqu’ilsincarnentrenvoieaustéréotypedisséquéavecuneprécisionmagistrale.NotammentAntonio, le frèreaînédeJoséLuis, tailleurdans l’arméeet l’église, lesdeuxpiliersdurégime,et les touristes,pivotcentraldudéveloppementéconomiquevouluparFranco,unefouledépersonnaliséed’étrangerstoujoursprêtsàregarderailleursparcequel’Espagne est différente.

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ALYSEDÉTAILS MORDANTS

Lesdialoguesetlespetitsgestesrécurrentstoutaulongdufilmetempreintsd’uneironieamèreetcaustiqueméritentégalementuneattentionparticulière.Prenonsdeuxexemples.

a) Les nombreuses allusions déguisées qui renvoient à l’exécution au garrot. Citons-enquelques-unes:

-Amadeoavertit songendre lorsqu’ils arrivent dans le nouvel appartement encoreenconstruction:«Attention,tuvastetordrelecou»[sec.14–TC:00:37:23–00:40:35].

-Avantd’entrerdanslebâtimentdelagardecivilepouracceptersonpostedebourreau,Carmen,quis’envafairelessoldes,ditàJoséLuisqu’elleveutluiacheterdeschemisesetluidemandelatailledesontourdecou;commeilestincapabledes’ensouvenir,elleinterrogealorsAmadeo,expertencous:«Père,quelestsontourdecou?»D’uncoupd’œilrapide,ildonnelabonneréponse[sec.16–TC:00:41:40–00:44:17].

-Avant l’exécution,desfonctionnaires forcentJoséLuisàporterunecravate,quipeuts’apparenteràunecorde,oupire,augarrot[sec.29–TC:01:18:07–01:25:30].

b) Il y a aussi plusieurs références à la nourriture et au nettoyagequi s’expriment defaçonmétonymique dans le geste récurrent de « se laver lesmains ».Ainsi, lorsqueJoséLuisserendchezlebourreaupourrendrelamalletteoubliéedanslavoiture,ilselavelesmainsaprèsl’avoirdéposéeàl’entrée;toutdesuiteaprès,Carmenapparaîtens’essuyantlesmainssurletablier;unefoisàl’intérieur,c’estAmadeoquisesèchelesmainsavecuntorchon.Cegestedécritunehabitude,untraitcaractéristiquedelasociétéespagnole,quiaccordeunegrandevaleurà l’hygièneetà lapropreté,mais il renvoieaussiet indéniablementà ladéclarationdePoncePilate,qui,aprèsavoircondamnéàmortJésus,selavelesmainsdevantlafouleetdéclare:«Jesuisinnocentdusangdecejuste.Celavousregarde»(Mt27,24).QuandAmadeoprésenteCarmen,ilprécise:«Elleesttrèspropre.»

El verdugo est bien sûrunedénonciationde lapeinedemort sanspalliatifs, dansuncontexte où elle fait partie du quotidien.Mais c’est aussi bien plus, commeBerlangalui-même ledisait.C’estun filmsur le librearbitreetsursonabsence,sur laviolenceaveclaquelleledéterminismesocial–et,parextension,l’autoritarismed’unrégime–for-ce,faitduchantageetopprimel’individu.Surlesproblèmesdelogementetsurtoutcequelaclasseouvrièreestcapabledefairepourobtenirunappartementofficieldansunimmeubleenbéton,dansunemisérablebanlieuedeMadrid«avecvuesurlamontag-ne».Etsurlamortetlepouvoirdel’autoritéd’usurperlerôledesdieuxetdel’assumeràvolonté.AunomdelaloietdecetautrebourreaudénomméFranciscoFranco,qui,pournombredegens,secachaitderrièreletitredeBerlanga.

Berlangaformulelepositionnementmoraldesoncinémaencestermes:«Endisantquecettesociétéestmerdique,jenesaispassij’aiproposéunesolutionalternative.J’aiditquemoncinémaetmoivoguionssurlemêmebateauquecettesociété.Cequejefaisàborddecebateau,c’estpissertoujoursaumêmeendroit,defaçonàouvriruntrouquifinirapeut-êtreparcoulerlebateau.»

Nettoyage

Nourriture

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La«boîte»danslaquellesetrouvelepersonnage,celleduscénario,contientd’autresboîtes,sousformedecompartimentsétanches:unemaisonmodesteaubordd’unerou-te,unétablissementdepompesfunèbres,unsous-sol-atelier,unpetitappartementdansuneHLM(visitéepourlapremièrefoisalorsqu’elleestenconstruction,etdoncuntrouillusoireet inexistant), lesgrottesduDrach,unappartementet toutes lespiècesd’uneprison:lagrille,leparloir,lacellule,lacuisineetlagaleriequicommuniqueaveclacourd’exécution,queBerlangadénommait«letrouàrat»(unepetiteportenoire,un«piègeàsouris»menantaulieudusupplice).

LE POIDS DES ESPACES : METTRE EN SCèNE L’ANGOISSE, DE BERNARDO SáNCHEZ

El verdugo est unecaissede résonance.Maisoù tout résonnesans respiration, sansexutoire,sansissue,sanshorizon,sansrésultatet,inéluctablement,sansréponsepos-sible.Làoù tout résonneenboucle,où tout s’effondre.Làoù tout implose.Où touteslesparolesqui sont prononcées–de justification, d’amour, depromesse, d’avenir, debonheur, d’espérance, de consolation, de prière – sont noyées d’emblée. Étranglées,pourrait-ondire.

Lesindividusquisetrouventprisaupiègedanscetespacesansespace–letriodeprota-gonistes,maisaussilecercledesmembresdeleurfamilleetcollègues–nepeuventha-biter,dialoguer,aimer,ressentir,interagirniavancer…Nivivre.Vivrevraimentlibrement.C’estundénidevie.Parcequ’ilssontconditionnésentreeux.Parcequ’ilss’étranglent,volontairement oupas. Fatalement.Sanspouvoir rompre la chaînededépendanceetsansquelaparoleaitunpoids.Personnenesortquelqu’undutrou.

Bienaucontraire.Chacunétranglel’autre.Àvie:levieilAmadeoestunindividumargi-naliséparsaprofessiondebourreau.Carmenestcondamnéeàêtrelafilledubourreau,etJoséLuisRodríguez–dontlaprofessionétaitdéjàdes’occuperdesmorts,maissansresponsabilitésurleurmort–devraaccepterdedevenirbourreauenremplaçantAmadeopourobtenirunappartementquiluipermettrad’épouserCarmen,qu’ilamiseenceinte,etainsiyéleversonfils,unfilsquiserapourlesautres–etilnepeutenêtreautrement–lepetit-filsdubourreau.

Lescénariodu filmsedéroule inexorablement.Petitàpetit, l’étau resserre (dans tousles sens dumot) sur la chaîne des obligations qui pèsent sur José Luis, chaque foisplus compromettantes, plus irréversibles, plus oppressantes. L’opprimant jusqu’à sonautodestructionmorale,puisqu’ilestpousséàéliminerphysiquementunparfaitinconnu.L’opprimantàtelpointqu’illuiestimpossiblededirenonetdetoutplaquer,impossiblemême d’être entendu (sa démission ne sera pas prise en compte, la grâce n’arriverajamais),sibienquelorsqu’ilregardesonpasséiln’estpluscapablededistingueràquelmomentils’esttrompé.L’opprimantjusqu’àcequ’ilnesacheplusquiilest.

La société – ses structureset l’actiondu système répressif, coercitif et déficient commel’étaitceluidel’Espagnefranquiste,quiavaitvus’inscriredansl’austéritédesannées1960lafabledebourreauxsuccessifs–faisaitpayerlesillusions,ledésiretlesvolontésindivi-duelles.Parfois,onlespayaitdesavie,victimed’échéancestoujoursplusinconfortables.Danslecasd’unbourreau,onenpayaitleprixenmonnayantlaviedequelqu’und’autre.D’unpointdevuesocio-politiqueethistorique,lefilmpourraitêtreconsidérécommel’his-toired’unegénérationdecitoyens,notammentceuxde laclassemoyenne inférieure,quidutsacrifiernombredesesaspirations,desesidéesetdesesprojetspour«s’ensortir».

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ALYSEAvecd’autrestiroirscommelesalcôves,lessacristies,lesbureauxdetrésorerieetenco-red’autresbureaux:toutunméandrekafkaïen.

Sansoublierlamallette:laboîtenoiredecedrame,quilaisseentendrelesfersdugarrotqu’elledissimule.Toutestréabsorbédanslamallette:unmicro-espaceambulant.

Ladéfinitionlapluséloquentedel’angoissespatialeetdelalutteanti-solidairepoursefaireuneplacedans laboîteest sansdoutecellequeproposeJoséLuisquand il faitunerépartitionvirtuelledespiècesdel’appartementenconstructionetquandilproposeàCarmendelaisseràsonpèrelapluspetitechambre,parcequelevieillard,àsonâge,respiremoinsfort.

Paradoxedecettehistoire:bienqu’enapparencel’espaces’ouvre,deMadridàMajor-que,des ruesà lamer, tandisque le récitemprunteuncheminement intérieursinistrequidéchirelavieducouple,lesborduresdel’ensembleseresserrentjusqu’àdisparaîtreentièrement.Paradoxesimilaire,lespersonnagespassentdugrismadrilèneàlalumièremajorquine,maiscetéclatméditerranéenévoqueuneblancheurpost-mortem,cauche-mardesqueetirréelle.

Lespersonnagesd’El verdugosontlittéralement«enfermés».Etleurscorps,leursvoix,leursactessontanéantis.BerlangaetAzconanecachentpasquedanslafigureducon-damnésereflèteledestindeJoséLuisetdeCarmen.D’ailleurs,JoséLuis,lebourreauofficiel,est traîné jusqu’au lieudusupplice– traîné le longde lagrandeboîteblanchequidonneaccèsà lacour, filméd’enhaut,cequi réduitsa taillecommes’il s’agissaitd’unecréatureminuscule, voireun insecte– résistant commeun forcené–encoreunparadoxe–bienplusquenelefaitleprisonnierlui-même.

L’enchevêtrementpoétiqueetvisuelquicaractériselefilmestobtenugrâceauparfaitas-semblageentrel’intelligencespatialedeLuisGarcíaBerlanga,quiarallongéetexagéréletempsmortdesactionsetdesscènespardelongsplanspourqu’onressentelevideetqu’on«entende»lebruitdesvis,etl’ouïeredoutabledeRafaelAzcona,unpavillonsonoreincomparablenonseulementdanslecinémaespagnol,maisaussienEspagne,desannées1930à lapremièredécennieduxxIesiècle.Azconadispose lesphrasesdansuneséquencededialoguespressante,loquace,continue,maisquimèneaussiausilencefinaletàl’improductivité,tandisquelaboîteassourdittoutsignedevie.

Maisoùestdoncl’humour,l’humourprésumé,lecélèbre«humournoir»?C’estseule-mentuneffetdestyle.C’estdel’humour,maisdel’extérieurseulement.Parcequelavie,danssescontradictions,sesaccidentsetsesparadoxesinsolubles,revêtunaspecttra-gi-comiqueetabsurdequi,del’extérieurettantqu’onn’estpaslessujetsagissants,nousfaitrirepournouséviterdepleurer.RafaelAzconaainsistéàjustetitresur lefaitqu’iln’avaitpasl’intentiondefairedel’humournoir,ilsecontentaitdedécrirelesrouagesdelaréalité.Defaçonparfoisabsurde,parfoistragique.LedestindeJoséLuisRodríguezestuncasultime,maissondramen’estqu’unversionextrêmedecequ’onretrouvedanslaviedechacun,quandlequotidien,sousprétextederépondreànosbesoins(sentimen-tauxouéconomiques),nousfaitchanter,nousfaitprendredesrisquesounousparalyse.

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C’est probablement l’image la plus emblématique du film. C’est aussi, comme nousl’avons lu, lapremière imagedans l’espritdeBerlanga (voir l’extraitde«BerlangaparBerlanga»).

Dansunespace-boîteimmensepresqueabstrait,bordédehautsmursblancsetsalesetausolgris,deuxgroupessedirigentversunepetiteporte–unrectangleparfait,sombreetlisse,autregéométrieabstraite–,situéedanslepointdefuiteducadre.Toutmèneàcetteporte,rappelant lesportesdeKafka,flanquéed’unofficierenuniforme.L’espace,d’unefroideurimplacable,absolumentdéshumanisé,estensoiterrifiant.

Aussifroidquel’espace,lecadrage,pointdechutedelacaméraàl’issued’unextraordi-naireplan-séquence.Lacamérafilmeenplongée,dansunangleduchamp,commelefe-raitunecaméradesurveillance:unregarddéshumaniséqui,commedanslepanoptiquedeFoucault,voittout.Decetteposition,levolumeetl’impressiondevidesontamplifiés.

Danslepremiergroupe(prèsdelaporte),quiaccompagnelecondamné,onpeutdistin-guerlasilhouetteplusenarrièreduprêtre,complicenécessairedel’exécution–commel’Églisel’étaitdeladictature.Tousmarchentdeboutdignement.Tousportentdunoir.Danslesecondgroupesedétache lasilhouettedeJoséLuis, leseulquiarboreunecouleurpâle(ilétait«envacances»),leseulquimarcheenchancelant,àvraidireilnemarchepas,ilestplutôttraîné(pendanttoutlefilm,ils’estlaissétraînerparlescirconstances,lesobligationsfamilialesetsociales,sonbeau-pèreetensuitesafemme…).Entrerésistanceetévanouissement,lebourreausetransformeencondamné.Derrièrelui,sonchapeau,unpetitpointblancesttombé.JoséLuisestleseulàavoirperdusonchapeau,symbolededignité.Ausolégalement,maisplusdiscrète,ondistingueuneflaque.C’estdel’eau,maisellesymboliselesangetannoncevisuellementlecrime.

Dans« images-rebonds»JavierRebolloproposeundialogue intéressantentre la vuedelacourdeprisonquiouvrelefilm(filméedumêmeangle)etd’autresespacesciblesou lenéantchezMartinCreed, IvesKlein,Michel-AngeAntonioni,GrzegorzKlamanetGiorgioChirico.

UNE BOîTE BLANCHE ET VIDE Où A LIEU UNE DOUBLE CONDAMNATION [Séq. 30 – TC : 01:25:30–01:27:20]

UN PHOTOGRAMME

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25III- AN

ALYSE

ÀsonarrivéeàPalmadeMajorque,JoséLuisestaccueilliparlagardecivile,venuelechercherpourqu’ilaccomplissesonmétierdebourreaupourlapremièrefois.Commeill’afaitàmaintesreprisesauparavant,ilrefused’yaller,essayantdes’enfuirmaissanss’opposerpourautantàl’autorité.Commetantd’autresfois,ilfinitparselaisseremporter(danslesdeuxsensduterme).LachutefinaledeJoséLuiscommence.Dansceplan,Berlangacondensecequ’aétésonparcoursetannoncelemomentfinaldesachute:quand,traînéetchancelant,iltraverseralacourjusqu’à«passeràl’acte»pourlapre-mièrefois[voirl’analysedans«Unphotogramme»].

Ceplans’articuleentrois«stations»,troistempsoùlacaméras’arrête.Contrairementàcequisepassedansbeaucoupd’autresplansdufilm,cettefoislacaméraavancetoujoursdanslamêmedirection(degaucheàdroite),laissantderrièreellelebateauetuneviesansnuldouteheureuse(outoutdumoins«normale»)pouraccompagnerJoséLuisversunedestinationquisembleinéluctable(ouqu’ilestincapabled’éviter).Voyonslestroisstations:

1)Leplans’ouvresurJoséLuisquitentedefuir,Amadeolesaisissantetleforçantàac-complirsondevoir.Ledialogueestfranc.Amadeo,enminimisantlasituation,luidit:«Ilst’emmènentàlaprison,etaprèstureviens.».Laphrase:«ilst’emmènentàlaprison»sou-ligned’ailleursl’ambiguïtédelapositiondeJoséLuis(hésitantentrevictimeetbourreau):on pourrait tenir exactement lemêmediscours à un condamné.Et « après tu reviens »traduit l’horreurprofondedel’acceptation:eneffet,JoséLuisreviendra,ycomprisaprèssondeuxièmedéplacementàlaprison,aprèsavoirexécutéréellementl’(autre)condamné.Pourtant,cequ’ilafaitl’empêchederevenirenarrière…LaréponsedeJoséLuisrésumel’attitudedetouteunesociétéincarnéedansunseulindividu:«Jeneveuxriensavoir».

2)JoséLuisfinitcontresongréparselaisseremporter(cen’estpaslapremièrefois… Ilaadoptécetteattitudetoutaulongdufilmetilsecondamnelui-même),ilenjambelapasserelle,encoreunsymbole(commelespasdeporteetlesportes)indiquantqu’ilfran-chit une ligne8.IlmarchesoutenuparAmadeojusqu’auxgardescivils(figuredel’autori-té),devantquiils’arrête.Laquestiondel’und’entreeux(«Maislequeld’entrevousestJoséLuisRodríguez?»)résumeaussiuneconstantedanslefilm:laquestiondel’iden-tité.QuiestJoséLuis?Ilsemblelui-mêmerejeterouignorersonidentitéàplusieursre-prises;ildiraparexempleàl’historienCorcuera:«Monnomn’aaucuned’importance.»

3)Finalement,JoséLuissedirigeverslavoiturequil’emmèneraàlaprison,accompagnéparlesgardes(ducôtédel’autorité).Carmenserendcomptequ’ilaoubliésamallette…JoséLuiss’arrête,etlacaméras’arrêteaveclui.Maiscen’estpasluiquivalarécupé-rer,maisAmadeo,quilaluiamèneetremetenl’encourageant(ill’avertitoul’invective):

8 Une passerelle est un raccourci de l’image du pont, et un pont, d’après Juan Eduardo Cirlot, auteur du plus important Dictionnaire de symboles, « représente toujours le passage d’un état à un autre […] à plusieurs niveaux (périodes de vie, façons d’être), “l’autre rive” représentant, par définition, la mort ».

«Soisunhomme.»Encoreunefois,unephrasetrèsgravedéguiséederrièreunclichéetun lieucommun.Mêmes’ils’agitde l’histoired’unbourreau,onpeutsongerautitredu livre de Primo Levi : Si c’est un homme.CelaauraitpuêtreunbontitrepourEl ver-dugo.Qu’est-ce,êtreunhomme?Enquoisommes-nousdesêtreshumainsetquandcessons-nousdel’être?

Àpartirdecemêmeangle,oùelles’estarrêtéepourlatroisièmefois,lacaméraprendunpetitpeudehauteur,peut-êtreunsigneprémonitoireouuneanticipationdecequisepasseraquandJoséLuisseratraînéle longdelacour.Danscettetroisièmephase, lacaméranesuitplusJoséLuislatéralement,maisrestefixependantqu’ils’éloigne.

Nousavonsjusqu’àmaintenantanalysécequenousdénommonslepremierplan,pourcequiestdel’imageetdesdialogues.Maisnotonsaussiunemaîtriseabsoluedudeu-xièmeplan.JoséLuisestisoléaubeaumilieudelafoule.Toutcequil’entoureestunefête,unélément cher renvoyantau tragi-grotesqueavecunconcoursdemannequins.Enfait, laséquences’estouvertesurungrosplandudrapeaudel’ONUquionduleauvent.BerlangaetAzconaprésententainsiunesociétéetunecommunautéinternationalequi,commeJoséLuis,neveulent«riensavoir».Différentsjournalistesapparaissentenarrière-planettousprennentdenombreusesphotos,maispasdecettetrameetscèned’uneimportancecapitale.Ilss’intéressentàunévénementsuperficiel:unconcoursdemannequins.Queregardentlesjournalistes?Quevoientlestouristesdel’Espagne?

Deux autres éléments présents à l’arrière-plan doivent aussi être soulignés : un petitgrouped’enfantsdéguisésensoldatsauxcôtésdesquelsJoséLuisavance,etungestequiserépèteavecintensité:lesmainsetleschapeauxquisaluent.Ironiquementpeut-être,ilsdisentadieuàJoséLuis,àl’êtrehumainqu’ilest(ouqu’ilétait).Àlafindufilm,alorsqueJoséLuisadéjà«agi»,Amadeodiraàsonpetit-filsqui regardePalmadeMajorquedepuislebateau:«Disaurevoirdelamain.»

LE PRÉSAGE DE LA CONDAMNATION FINALE OU PREMIèRE EXÉCUTION DE JOSÉ LUIS [Séq. 21 – TC : 01:02:11–01:05:21]

UN PLAN

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26III-A

NAL

YSE

Cinéastes classiques, Berlanga etAzcona consacrent la première séquence à la pré-sentationdespersonnages;enmaîtresnarrateurs,ilspointentdèslapremièreséquen-ce quelques-unes des grandes questions du film.C’est pourquoi, la séquence permetd’analyseren«petitformat»denombreuxélémentsclésduBourreau.

Onpeutcommencerparobserverlachorégraphiecomplexedechacundessixplans:lesmouvementsdespersonnagesetcommentilssecroisent;lesmouvementsdelacamérapar rapport aux personnages ; l’utilisation d’un espace dans lequel les entrées et lessortiessemblentsemultipliercommes’ils’agissaitd’undécormodulaire.Lacamérasuitparfoisunpersonnagepuisunautre,etprofitesouventdesmomentsoùlespersonnagessecroisentpourchangerdedirection,créantainsidesrelaisgéniauxdanslesplans.

Si la scèneest chorale, l’angledevuequantà lui fluctue. Il n’estqu’àdeuxmomentsseulement,certesdécisifs,prèsdeJoséLuis,quel’onsoupçonnealorsd’êtrelehérosdufilm,unantihérosexemplaire.Lepremiermoment,c’estquandlecortègequia«as-sisté»àl’exécutionsort(onneverrajamaiscequisepasseàl’intérieur,niiciniàlafindufilm)[1].Pour lapremièrefois, lacamérasesituedansla lignedemiredel’undespersonnages,etcepersonnage,c’estJoséLuis:c’estlittéralementdesonpointdevuequ’onvoitlecortège.Lesecondmomentestunplanparticulièrementpointu,auvudelaprésentationdeJoséLuisdansl’intégralitédufilm,s’ouvrantsuruncadragefermédanslequelonvoitJoséLuisentre lesbarreaux,enfermédans l’espaceoù l’exécutionaeulieu.Ilsupplie,hurlepresque:«Ouvrez!»[2];àlafindufilm,perdudanslacuisine,ilsuppliera:«Laporte,s’ilvousplaît,laporte…»OnpeutdirequeJoséLuisestcondam-néàêtrecondamné(àêtreunbourreau).C’estpeut-êtreaussipourcelaqu’ilestceluiquiporteuncercueilsiaustère,dotéd’unesimplecroix,etsemble«porter lacroix»,symboledusacrifice.Onnepeutoublierquelapremièrefoisqu’onvoitlehérosdufilm,ilapparaîtdissimuléderrièreuncercueil:sansvisage,sanspersonnalité;pourreprendrelesmotsdeRobertMusil,c’estun«hommesansqualités»[3].

Àlafindufilm,denombreuxélémentsferontéchoàcetteséquence,parfaitexempledel’attraitdeBerlangapourlesstructuressymétriquesetsagrandemaîtriseàlestricoter.Cettemaîtrisepeutsevérifieràdeuxniveaux:àl’intérieurdelaséquenceelle-mêmeetdanslefilmdanssonensemble.

Ainsi, la première partie de la séquence – correspondant à l’intérieur – commence etsetermineparlerepasdugardeattablé:iltented’aborddeprendresonpetitdéjeunertranquillementmalgrécequisepasseautourdelui(aumêmeinstant,uncondamnéestentraind’êtreexécuté);illitaussilejournal(etnouspouvonsimaginercequis’yditoupas);pourtant,àlafin,ilrenonceàpoursuivresonrepas.

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UNE PRÉSENTATION CONTENANT L’INTÉGRALITÉ DU fILM [Séq. 2 – TC : 00:02:02–00:06:53]

UNE SÉQUENCE

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Alafindufilm,lorsqueJoséLuis«agit»pourlapremièrefois,onretrouvedesélémentsdenourritureetdemort(unebonnepartiedelascènefinalealieudanslacuisinedelaprison);lamultiplicationdesespacesfermésetlasensationd’étouffement,lesdifficultéspourentrerdanscesespacesetensortir;onretrouvelagrandecouravecunetachebrillantequiévoquesansnuldoutelesang,etlapositiondelacaméraainsiquelaportedufondfermantlepointdechutesontellesaussisimilaires(voir«Analysed’unphotogramme»,p.24).

Lesdialoguessontégalementremarquablementsymétriques.Ainsi,lorsquelepartenairedeJoséLuis invite lebourreauAmadeoà lesaccompagnerdans lacamionnette,JoséLuisrépète:«Oui,jepars,jepars.»Àlafindufilm,ilsuppliera:«Cequejeveux,c’estpartir…».

Enfin,ilesttrèsintéressantdes’attardersurlabandesonore.Deuxélémentssontparti-culièrementfrappants.Le«cantejondo»(considérécommelechantandalouleplusau-thentique,l’expressionprofonded’unedouleurpresqueexistentielle)accompagnetoutelaséquencecommeunsondebasseetsetermineraparlaphrase:«Etc’estimpossibledevivredanscetteerreur.»Et lesnombreuxsonsmétalliquesquiponctuent lascènerenforcentlaprésencedugarrot,quel’onnevoitjamais,cachédanslamallette:lesclés,lagoupilleduverroudelaporte(quirappellesansaucundoutelegarrot),lescharnièresdelaporte,lesobjetsqu’ontraîne…

D’autres éléments ne peuvent passer inaperçus. L’ironie grinçante qui ressort dès lespremiersdialogues,surtoutquandAmadeo,aprèsl’exécution,ditaugardequ’iln’apaslecouraged’arrêterdefumer.Laprésencedelamallette,quideviendraaufildufilmunobjetsymboliqueetunemétonymiedelaculpabilité.Lesgardesicineveulentnilavoirnilatoucher.Danslaséquencesuivante,Amadeol’oubliera,etJoséLuislaluirapportera,entâchantdebienprotégersesmainsavecunecapepournepastoucherdirectementcetobjetfuneste:pourtant,malgrécetteprécaution,soncontactfiniraparlecondamner.QuandilsarriverontàPalmadeMajorque,ceseraJoséLuisquioublieralamalletteetAmadeoquilaluirapporterapourqu’ilpuissepourlapremièrefoispasseràl’acte.

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IV-CORRES

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1.AntoniTàpies,Plaidoyer contre la peine de mort,19752.JoaquimGomis,Sans titre,19473.JoanBrossa,El convidat / L’Invité,1986-19904. JeanTinguely, Machine,19655.PublicitédescercueilsFernándezreprisparLuisCarandelldanssachron

que«CeltiberiaShow»,publiéedansl’hebdomadaireTriunfo6.GustaveDoré,Exécution d’un assassin à Barcelone,1847

7.AndyWarhol,InvitationexpositionàCologne,Dix chaises électriques,19678.LuisGarcíaBerlanga,scènecoupéed’El verdugo,19639. ManoloMillares,Les Curés,1960-64

10.LuisGarcíaBerlanga,El verdugo,196311.FranzKafka,dessinappartenantàlasérieintituléeLes Marionnettes

noires aux fils invisibles,1917[ré-encadré]

12.JosepMariaSubirachs,196213. Chumy Chúmez14.BasilioMartinPatino,Queridísimos verdugos,España,197715.FranciscodeGoya,Le Garroté,179916.NicolásMuller, Serrano en traje de procesión,Cuenca,194817.DaríodeRegoyos,Viernes Santo en Orduña,190318.JakeyDinosChapman,In our dreams we have seen another world, ArtBaselMiamiBeach,2013[détaildel’œuvre]

19. LuisGarcíaBerlanga,El verdugo,196320. JoséGutiérrezSolana,Muga gaditana,1945[ré-encadré]21.LuisGarcíaBerlanga,El verdugo,196322. BorgataGordiani,quartierdelabanlieuedeRome23.UnedelarevuedebandesdessinéesLa Codorniz,n°1467,consacréau

développement,28décembre1969

IMAGES-REBONDS, de Javier RebolloL’année1962,pendant laquelleLuisGarcíaBerlanga tourneEl verdugo, est l’annéede lapremièreexpositiond’AndyWarhol, legrandartistedupopartquia immortalisé la chaiseélectrique(unehorriblemachineàtuer,commelegarrotespagnoletlaguillotinefrançaise),lesboîtesdedétergentetdesoupesCampbell.1962estaussil’annéedelapremièregrandeexpositionpop,unexempledelaculturepopulaireetdemasse,duconsumérismedevenuartauxÉtats-Unis.

El verdugomontreuneEspagneancréedans ladictatureet labureaucratie (commedansunromandeFranzKafka),maisgrandeouverteausoleiletautourisme.UneEspagneoùlapeinedemortétaitencoreprononcée.UneEspagnedereligiositéincompriseetatavique(commedansunephotodeNicolásMullerouuntableaudeDaríodeRegoyos),subjuguéeparunevisionautoritairedelafamilleetdel’État(incarnédansdenombreuxfilmsparlesgardescivils,commeceuxqu’EugeneSmithaphotographié).

Combiend’Espagnolsontpeurdesgardescivils,lesfonctionnairesdecettepériodedontsemoquaitunvéritablecondamnéconnusous lenomd’«elLute»– ilallaitdevenir luiaussiunpersonnagedefiction.DanscetteEspagnegriseetensoleillée,lecitoyen,l’êtrehumain,étaitaliénéetréduitànéant(commelespersonnagesd’IsaacCordal,enfermésdansuntiroird’archives).

Toutcelaestillustréparlefilmavechumouretsuruntonkafkaïen,tendreettrèsespagnol,comme cela a été fait dans le magazine satirique La codorniz,deMiguelMihuraetChumyChúmez,auquelparticipaitAzcona,lescénaristedeBerlanga.MihuraetAzconaontécritavecBerlanga Bienvenue Mr Marshall.

Lesujetcentraldufilmestunplaidoyercontrelapeinedemortetlatorture(commedansunautrefilmmajeur,Queridísimos verdugos,deBasilioMartínPatino,etdanslesgravuresdeGoya,deGustaveDoréouencorel’installationdeJoanBrossa),quematérialiselavuedelacourdeprisonavantl’exécution,avecsonvidemétaphysique.Cevidequ’onretrouvedansl’œuvredeGiorgiodeChiricooudanslecinémad’Antonioni,qui,en1962,tourneL’Eclipse,etque Berlanga cite dans El verdugo,danslaséquencedelaFoiredulivre.Lecortègefunèbreàlafindufilmencôtoied’autres,apparemmentplusgaismaistoutaussinoirs(commeceuxdesdessinsetpeinturesdeGutiérrezSolana),ainsiquelesparties de campagneoulacôteet la plage qui apparaissent dans El verdugo(maisaussisurlesphotosdérangeantesetlesdocumentairescrusdeMartinParr).

Levideetlenéantsontdeuxdesgrandsthèmesdel’artcontemporain:JohnCage«compo-se»ses4’33”en1962,cemêmevideenglobelenoirdeMalevitch,Le Vided’YvesKlein–quimeurten1962–,sansoublierl’AnglaisMartinCreed,quiremportelePrixTurnertrenteansaprèsavoirtournéunfilmmettantenscèneunesallevidequis’illumine.Et,faisantfaceauxmachinesàtueretàtorturer,onalesmachinesetlessculpturesinutilesdel’artcontemporaindeJeanTinguelyouChillida.

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MOTS-CLÉSPOURPARCOURIRCETTECARTEVISUELLE

El vErdugo – peine de mort – garrot – chaise électrique – guillotine – machine(s) à tuer – mort – bourreau – condamné – religion – atavisme – machine d’artiste – humour – FranZ kaFka – torture – bal – défilé – état – famille – espagne – été – plage – pop art – développement – logement – consumérisme – vide – art contemporain – années 1962 et 1963– aliénation – être humain – burocratie – dictateur – néant – absurde – luis garCía bErlanga

24.TomWesselmann,Still life nº12,196225.LuisGarcíaBerlanga,El verdugo,196326.OriolMaspons,El primer bikini en Ibiza,195327.W.EugeneSmith,Spanish village,rreportagepubliédanslarevue Lifee9avril1951.Lapublicationcontient16photographiesd’unvillage

d’Extremadura,Deleitosa.28.MartinParr,Life’s a beach,2013

29.ElLuteconduitpardeuxgardescivilslorsdesonprocèsauTribunalNational,juin1973

30.LuisGarcíaBerlanga,El verdugo,196331. MichelangeloAntonioni,L’Éclipse,196232. LuisGarcíaBerlanga,El verdugo,1963

33.LuisGarcíaBerlanga,El verdugo,196334. GiorgiodeChirico,Melancholia,191635.GrzegorzKlaman,Fear and trembling,201036.YvesKlein,Le vide,195837.LuisGarcíaBerlanga,El verdugo,1963

38.JohnCage,Ryoanji,198539.MartinCreed,Work nº227: The lights going on and off,200040. IsaacCordal,Scriveners àl’exposition Urban inertia,201541. Caricaturepubliéeparl’hebdomadairefrançais L’Expressuiteaux

dernièrescondamnationscapitalesdeFranco,197542.KazimirMalevich,Tableau noir,1915

IMAGES-REBONDS de Javier Rebollo

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DIALOGUES ENTRE FILMS

Lesdeuxfilmsnousinterrogentainsisurl’identité,surcequec’estqu’êtreunhommeetsur la relationentre l’individuet lasociété,quichercheconstammentà l’opprimer (qu’ils’agisse de L’Homme sans passé ou d’El verdugo). À la fin de L’Homme sans passé,quand,àlagarelesmêmescriminelsveulentànouveauagresserM.(maintenantJaakko),unebandedezombiessurgit,ungrouped’infirmesetdeclochardsqui semblentsortisd’unrêve.Cemondeimaginaireestdéjàprésentaudébutdufilm,quandM.ressusciteàl’hôpital,lesyeuxbandés,telleunemomie.Apriori,rienn’estvisuellementpluséloignédecet imaginaire que El verdugo,maislerapprochemententrelesdeuxfilmsnouspermetdenousdemander si l’imaginaire d’El verdugo ne renvoie pas lui aussi au monde des morts-vivants…

Au-delàde laquestionde l’identité,aucœurdesdeuxfilms, ilyaunautreaspectma-jeur à souligner : la distance avec laquelle Berlanga et Kaurismäki se réfèrent à leurspersonnages.Lesdeuxfilmspeuventparaîtrefroids,adoptantuntondistantquin’attendàaucunmomentl’empathiedesspectateursvis-à-visdesprotagonistes.Encesens,onpeutaussi relier lesdeux filmsaux récitsdeKafka (il n’est pas fortuit qu’à l’instar deshérosdeKafka,sisouventappelés«K.»,lehérosdeL’Homme sans passé ait comme nomune initiale,sonnomn’étantd’ailleurs jamaisprononcédans lefilm)età la façondontilconstruitdesmondespresqueabstraitsorganisésmécaniquementparuneautoritéimplacableetinvisiblequisembletoutsoumettreàl’absurditéetcondamnertoutlemondeàladéshumanisation.

EL VERDUGO ET L’HOMME SANS PASSÉ : LA PERTE D’IDENTITÉ

Unhommeestbrutalementagresséauxabordsd’unegare.Aprèsêtrerestéentrelavieetlamort,ilnesesouvientabsolumentderienenreprenantconnaissance:ilneserappellepassonnom,oùilvit,s’ilaunefamille,s’iltravaille…Ilnesaitpasquiilest.Commeletitrel’indique,c’estun«hommesanspassé».Lefilmd’AkiKaurismäkiestdoncunehistoire(unefable)etuneréflexionsurl’identité.Laquestiondel’individuestégalement primordiale dans El verdugo.

SilehérosdeL’Homme sans passé(Mies vailla menneisyyttä,AkiKaurismäki,2002)perdsonidentitéaprèsavoirétévictimedeviolence,JoséLuissembleperdresonidentité(outoutdumoinsyrenoncer)danslamesureoùilaccepted’êtreviolentetdesesoumettreàunsystèmefondéessentiellementsurlaviolence,ensubissantlui-mêmelesystème.Silepremierestunhommesanspassé,lefaitd’êtrevictimed’uneagressionluiouvreunenouvellevieendevenir,JoséLuis,quantàlui,semblevouéàundestininexorable:toutdanssaviesembleêtre(pré)déterminé,lesfaitss’enchaînentinéluctablement.Bienqu’ilnesachepasquiilest(oupeut-êtreàcausedecela),M.(c’estainsiquelehérosanony-meestdénommédanslegénérique)évoluedignementettentedeseconstruireuneviesimpleethonnête,ens’appuyantsur l’amouret lerespectenverssonprochain.Le lieuoùilatterritestuneespèced’immenseterrainvagueauxfrontièresfloues,unespaceàl’écart(presqueendehorsdumonde)oùceuxquin’ontrientissentdesliensdesolidarité,aidésparune«arméedusalut»quilessoutientetleuroffredelanourriture.L’Arméedusalutpeutêtreopposéeàcettearméesocialeclairement incarnéepar lesgardescivilsomniprésents dans El verdugo,maisaussipartouslesfonctionnairesetl’ensembled’unesociététotalementassujettieaupouvoir–commeAmadeo,commeAntonioetsafamille,etfinalementcommeJoséLuisetsafamille–,quin’agitquesoussonautorité.

SiM.estunhommequi, comme le luidit sabien-aimée Irma,«n’a rien»d’autrequelui-même(iln’amêmepasdenom),JoséLuissemblese«faireuneplace»petitàpetit:iltrouveunefemme,aunenfant,obtientunmeilleursalaireaprèsavoiracceptélepostedebourreau, seprocureunappartementdit «deprotectionsociale» (l’expressionbu-reaucratiqueenditlong)etachètemêmeunemotoavecside-car,dontilprofiteavecsafemme,heureusedepouvoirfairelessoldes.Pourtant,plusilachète,moinsilestriche.Et,unefoisarrivédevantlesportesdelamort(littéralement),ilnetientmêmeplusdebout.

L'Homme sans passé (2002)

El verdugo (1963)

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Il posto (1961),d’ErmannoOlmi,précèdeEl verdugodedeuxansseulement.Lesdeuxfilmsbrossentdesportraitsdélicatsdeleurépoqueetdessociétésauxnombreuxpointscommuns:lerôlecentraldelafamille,latraditioncatholique,voirelefascisme(quiavaitdisparuenItalieen1943,maisquirestaitsansaucundoutevivantdansl’espritdebeau-coupetmêmedanscertainsmécanismessociaux).Lesdeuxfilmspartagentégalementuncontextedemiracleéconomiquevécuparl’Europeoccidentaledanslesannées1960,oùtouslescitoyens–notammentceuxdelaclasseouvrière(ouvriersetagriculteurs)–aspiraient à une ascension sociale et croyaient celle-ci possible : une vie plus aisée,souventassociée(etencoreassociéedenosjours)auxexpressionsde«viedigne»oude«bien-être»(quineseréfèrentprincipalementqu’auxconditionsmatériellesdelavie,peuimportelamanièredontcesconditionssontobtenues).

Lespersonnagesd’Il postoetd’El verdugopartagentdesoriginesmodestes : lesdeuxfilmsmontrentimmédiatementleproblèmedumanqued’espace,avec,chezOlmi,Dome-nicoquidortdanslacuisineet,chezBerlanga,JoséLuisquivitdansuncoindusous-solchezsonfrère.DomenicodécouvriraetdésireraavecMagalitousles«produits»quelavillepeutoffrir,etCarmenseraraviedefairelessoldesgrâceàlaprimequeJoséLuisperçoitentantquebourreau.

Laprofession,commelesdeuxtitresl’indiquentd’emblée(defaçongénéraledanslefilmitalien:d’Il posto / L’Emploi,quandletitredufilmespagnolestplusconcret),joueunrôledécisifpourlesdeuxpersonnages,alorsqu’aucund’entreeuxnesemblel’avoirchoisie.DanslecasdeDomenico,c’estsonpèrequidécidequ’ildoitabandonnersesétudespourcommencerà travailler,peu importedansquoi, laseulechosequicomptec’estqu’unegrandeentrepriseluiassureunemploiàvie.DanslecasdeJoséLuis,uneséried’événe-mentssemblelecondamneràaccepterd’abordunpostedebourreaupuisàl’exercer.Lesdeuxfilmsseterminentparlecouperetdecettecondamnation.Danslesdeuxcas,lesonjoueunrôleimportantetaccentuelaforcedudestin.Il posto se conclut avec un mémo-rablepremierplandeDomenicopresqueécraséparlebruitdesperforeusesàpapierquis’intensifieprogressivement jusqu’àsaturer l’espace.Dansledernierpland’El verdugo,aprèsêtre«passéàl’acte»pourlapremièrefois,JoséLuisrejointlebateauoùsafamillel’attendets’assoitàcôtédesafemme;ilnecessederépéter:«Jeneleferaiplus»,lecaquètementdespoulesdansunecageàl’arrièresemblecruellementplusvraiquesespropresparoles.

Malgrécesquestionsfondamentales,OlmietBerlangasontdescinéastestrèsdifférents,etleursdeuxfilmslesontaussi.Si,danslecasd’El verdugo,nousavonssoulignéladis-tanceaveclaquellelespersonnagessontabordés,dansIl posto nous vivons les premiers joursdeDomenicodanslavilleetsonéveilsentimentalàpartirdecequ’ilressentexclu-sivement,enempathieavecsesexpériencesetémotions.Ilestintéressantdecomparer,àtitred’exemple,ledébutdesdeuxfilms,consacrésàlaprésentationdespersonnages.On constate comment les mouvements de caméra sont utilisés dans Il posto pour nous situer aux côtés deDomenico, alors que dansEl verdugo la caméra se déplace dans l’espaceetcréedesrelaisallantd’unpersonnageàunautresanssusciterd’empathieoud’identificationavecJoséLuis.Letondufilmestdoncpresquediamétralementopposé:siEl verdugonousétouffeentantquespectateurs,dansIl posto il y a de la place pour courir joyeusementauxcôtésdeMagalietdeDomenicoquisetiennentlamainetpourressentirlesregardsfiévreuxdel’amournaissant.

EL VERDUGO ET IL POSTO : PORTRAITS D’UNE ÉPOQUE ET D’UNE SOCIÉTÉ

Il posto(1961)

El verdugo (1963)

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DIALOGUE AVEC L’HISTOIRE, LA POLITIQUE ET LES ARTS, de Javier Rebollo

«Ilsmefontrire,ceuxquidisentque legarrotest inhumain.Et lesAméri-cains,alors?Lachaiseélectriquec’estdesmilliersdevolts. Ilsensortentcarbonisés,brûlés.Elleestoù,l’humanitédelachaiseélectrique?»

Amadeo(PepeIsbert)dansEl verdugo

L’Américain ThomasAlva Edison, tellement talentueux et célèbre, ne fut pas seulementl’inventeurde l’ampoule,dutourne-disqueouduKinétoscope, il futaussi l’inventeurcon-troverséetferventdéveloppeurdel’électricitédomestiqueetdelachaiseélectrique,qu’ildéfendaitauxÉtats-Unis,convaincuquec’étaitunmoyenefficaced’infligerlapeinedemort.

Onpeutvoirunephotographietiréed’unefictionmélodramatiquedecetteinventionin-humaineet,àcôté,unphotogrammed’unétrangefilmd’Edisondanslequelunéléphantmeurt«endirect»,électrocutéparunepuissantedécharge.Cettescèneavaitétéfilméepourêtrevueparununiquespectateurquidevaitsepenchersurlaboîteetregarderàtraversunœilletonenanimantlui-mêmelesimagestandisqu’ilactionnaitunemanivelle.

TOUS LES CONDAMNÉS DU MONDE

Un emprunt de Berlanga.

La chaise électrique, une fiction bien réelle.

«Lapeurdévastatrice,dégradantequ’onimposependantdesmoisoudesannéesau condamnéest unepeineplus terribleque lamort. Lapeinedemortn’estqu’unactevindicatiffaitàpartird’unestructurecrééepardescito-yensquidétournentleurregard.»

AlbertCamus

El verdugo estunplaidoyercinématographiquecontre lapeinedemorts’apparentantàunecomédienoire.Berlangaaimaitqualifiersonfilmde«non-sens»oud’«d’esperpen-to», invoquantGoyaetValle-Inclán,unpeintreetunécrivainpourexpliquerunfilmquidramatiquementetvisuellement,justementparcequ’ils’agitd’unecomédiepartdansdenombreusesdirectionsetlesamplifie.

« Le problème avec l’humour c’est que personne ne le prend au sérieux. » MarkTwain

Les titresdugénériqued’El verdugosurunswing joyeux,seulmomentdemusique«defosse»danslefilm,donnentle«ton»auspectateur.Berlanga,quiétaitungrandlecteur,empruntepourcegénérique,àtraversunjeuintertextueltrèspersonnel,uneillustrationduroman Le Voleur,deGeorgesDarien(queLouisMalleadaptera,avecJean-PaulBelmondo,en1967),libre-penseuranarchisteetférocecritiquedelasociétédanslaquelleilvivait,quiinventeunbanditélégantetheureuxàParis,authentiquesouffre-douleurpourlabourgeoi-siebien-pensanteetprude9.L’illustration«volée»parBerlangaseretrouvedansl’intégrali-tédugénérique,maiselleest«mutilée»parlecadredanschaqueplan,afindetraduirela«schizophrénied’unesociétéquiacceptelapeinedemortmaispassesbourreaux»,auxdiresdeBerlanga,quidonnaittrèspeud’explications.Etcelle-cipermetdecomprendreuneintentionquin’auraitpasétéévidentesanscecommentaireduréalisateur.

9 Voir la référence de Berlanga aux illustrations du Voleur dans « Réflexions » (p. 14).

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Portrait de Julián Grimau peint de mémoire par Domingo Malagón pour la gigantesque

manifestation qui se déroula à Paris après son exécution.

En1957,AlbertCamusremporteleprixNobeldelittératureetpublieunlongessaicontrelapeinedemort,Réflexions sur la guillotine,unlivrevibrantquidevraitêtreludanstouteslesécoles.CommeBerlanga,denombreuxartistesetintellectuelsontécritcontrelapeinecapi-tale,contrelamortjustifiéeparl’hommeetl’État:VictorHugo,ÉmileZola,WalterBenjamin,ArthurKoestler, JohnDosPassos,EliasCanetti…L’annéede laprojectiond’El verdugo àVenise,laguillotineétaitencoretranquillementutiliséeenFrance:ledernier«exécuté»datede1977.En1981,leprésidentFrançoisMitterrandmettaitfinàlapeinedemort,maissonabolitionn’aétéinscritedanslaConstitutionqu’en2007.

En1962,l’Espagneconnutundéveloppementéconomiqueinattenduetuneouverturesurlemondequisemanifestaparunboomtouristique,unflotdegensquidébarquaientavecdel’argentpourprofiterdusoleiletdupittoresque,alorsqu’enmêmetempsladictaturecruelledeFranciscoFrancopratiquaitleterrorismed’Étatetexécutaitimpitoyablement.JuliánGrimau,éminenthommepolitiqueetdirigeantcommunistedans laclandestinité,futarrêtécetteannée-là.Grimau futbrutalement torturé, jugésansaucunegarantieetfusilléle20avril1963.Letournaged’El verdugo commença seulement cinq jours avant l’exécution,commelepréciseFernandoTruebadanssontexte.

À lamortdeGrimau,despoèmesdudramaturgeAlfonsoSastreetdugrandpoèteenexilLeónFelipeluifurentdédiésainsiqu’unechansondeChichoFernándezFerlosio,unartisteespagnoldissidentdéfendantlesminoritésetlesdéshérités.

Au glorieux général Francisco Franco après avoir signé le peloton d’exécution de Grimau

Mongénéral…Quellebelleécriturevousavez!Quellebellecalligraphiedecaserne!C’estcommeçaque lestyransécrivent,n’est-cepas?Etlesglorieuxdictateurs…!Quelpouls!Ilsonttousdeuxlemêmerang,lesmêmesgalons.Legénéraldiffèredubourreauuniquementcarlegénéralauneplusjolieécriture,pour signer une peine de mortilfautavoirunebelleécriture…Quellebelleécriture,mongénéral!

LeónFelipeNueva antología rota

Albert Camus et Thomas A. Edison, deux grands hommes avec des avis divergents sur la peine de mort.

Pourlapremièred’El verdugoàVenise,leproducteuretassistantréalisateur,RicardoMu-ñozSuay,avaitpenséutiliserunegravuredeGoyaetdugarrotpourlapromotion,quiétaitcenséeêtredrôle,maisquinel’étaitpasvraiment:«Beaucoupdegensfinissentainsi»,disaitlagravure.MaislevisionnagedufilmauLidocoïncidaavecl’exécutiondedeuxjeunesanarchistesespagnols,raisonpourlaquelleMuñozSuayrenonçaàcetteidée.

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Toujoursen1962,lemuséeduPradoachèteégalementunGoyacomiqueetbouffon,unepeintureméconnuedanslaquelleilreprésenteungroupedecomédiensdéguisés,l’unennobleaffligé,unnainenmilitaireivreetd’autrespersonnagesdelacommediadell’arte.GoyaestunMolièreéclairé,unportraitisteférocedelafaussemoraleetdudespotismed’uneclassesansamour.Si,commeleditBorges,chacuncherchesesinfluences,Berlan-galestrouvedansl’esperpentodeValle-Inclán,danscertainstableauxdeGoyacommecelui-cioudanssescélèbresCaprices.

«Leshérosclassiquesincarnésdansunmiroirconcavedonnentl’esperpento.Lesenstragiquedelavieespagnolenepeutêtrerenduqu’aumoyend’uneesthé-tiquesystématiquementdéformée.[…]L’Espagneestunedistorsiongrotesquedelacivilisationeuropéenne.[…]Lesplusbellesimagessontabsurdesdansunmiroirconcave. […]Déformons l’expressiondanscemêmemiroirquidéformenosvisagesettoutelaviemisérabledel’Espagne.»

RamónMaríadelValle-Inclán,Lucesdebohemia

L’imageséminaled’El verdugo,cellequiestàl’originedesonécriture,estl’ex-pressionvisuelleparfaitedel’esperpentoespagnol:danslacourd’uneprisonvideetblanche,desgardesaccompagnentunprisonnierquimarchesereine-mentverslapotence,alorsquederrière,dansunautregroupe,lebourreauesttraînéjusqu’aulieudel’exécutionpouraccomplirsatâche.

Avant de tourner El verdugo, Berlanga etMarco Ferreri ontessayéd’adapterLe Château,deFranzKafka,quisavaitbiendeschosessurlescondamnés,lesabsurditésdel’Étatetlescitoyensanonymescondamnés.IlssesontmêmerendusàlastationbalnéaireoùBerlangaavaitfilméLos jueves, milagro pour fairedes recherchessurKafka.«Nousyavonspasséquelquessemaines,l’eaunousafaitunbienfou,maislepro-jet est parti en vrille : on nous demandait une fortune pour lesdroitsd’auteur»,déclaraleAzcona.Berlangaabandonnel’idée (et Ferreri la reprendra pour l’inclure dans un film auVatican,L’Audience,dixansplustard,égalementavecAzco-na),maisleriredeKafkas’insinuedansl’intrigueetletonet

explosedansEl verdugo (maisaussidansBienvenue Mr Marshall,en1952,etPlácido,en1961).Onapeuparlédel’influenceduTchèquesurleValencien,del’humourcritiqueethumain,deladénonciationdesaberrationsadministrativesetdel’emprisedel’État,pasplusquedeleurtalent,littérairepourl’un,cinématographiquepourl’autre,pourcalquerlaréalitéenensoulignantl’absurde,lekafkaïen,leberlanguien.

Enfin,ilestpresqueimpossibledenepasévoquerSigmundFreud,lelienqu’ilétablitentrel’amouretlamort,etsoncélèbretextesurL’Inquiétante Étrangeté,enregardantet,plusprécisément,enécoutantEl verdugo,etlamusiqued’Offenbachquiretentitdanslesgrot-tes du Drach – celle des Contes d’Hoffmann.Hoffmannestnotammentl’auteurdeL’Hom-me au sable.Danssonessai,FreudanalyseL’Hommeausableetenexpliquelesqualitésetl’«inquiétanteétrangeté».C’estl’undesesmeilleurstextes,quinousaideàrepenserlefilmsousunanglesinistreetterrifiant.Freudetsaconceptiondelaplaisanterieetdel’inconscientsontutilespourdéfinirlacomédie,ungenrequiaffectionneparticulièrementlesaspectssinistres,voirecruelsetmortifères,s’opposantàl’amour,commec’estlecasdansnotrefilm,oùfunérailles,exécutionsetmariagescohabitent.NouspouvonsaussirelierBerlangaàIonescoetàSamuelBeckett,etinterpréterl’absur-ditécommeayantdusensetleverbiagecommeuneconversationsansfin.

Si,danstouslesfilmsdeBerlanga,d’abordparhasardpuisparsuperstition,lecinéastefaittoujoursapparaîtrelemot«austro-hongrois»,onnepeuts’empêcherdeserappelerl’apatride austro-hongrois qu’était RobertMusil et son immenseHomme sans qualités,roman(in)humainquiparledelaviemodernedevenuedeplusenplusmodernemaisdemoinsenmoinsvivante.(«Cetteviemodernen’est-ellepasplusmodernequelavie?»demandaitMafalda,lapetitehéroïnedudessinateurQuino.)

FranzKafka,El castillo Gros plan desComiquesambulants(1793),

de Francisco de Goya.

FranzKafka,Le château

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ACCUEIL : REGARDS CROISÉS de Fernando Trueba

JoséLuis:«Ellearriveàquelleheure,lagrâce?»Garde:«Normalement,jamais.»

Cedialogueentrelebourreaunoviceetlegardepénitentiairefitpartiedesnombreusescoupes qu’imposa la censure au scénario avant d’autoriser le tournage du film.Aprèsle tournageet lemontage, le film futencoreamputédeplusieursplansavantdesortirensalle.Malgrétout,ilfutsélectionnéauFestivaldufilmdeVenise,malgrél’oppositiondu gouvernement espagnol qui lui préférait Nunca pasa nada,deJuanAntonioBardem.Alorsqueladélégationespagnolequittait leFestivalpourprotestercontrelaprojectiondufilm,l’équiped’El verdugofutlittéralementlapidéeparungrouped’anarchistesitaliensquipensaientquelefilmétaitàlagloiredeFranco.

L’accueilréservéaufilmfutmarquéparl’incompréhensionet laconfusion,ainsiEl ver-dugo fut qualifié par les critiques du magazine Positif de« franquisteet favorableà lapeinedemort»!Néanmoins, ilremportaleprixinternationaldelacritique(FIPRESCI)àVenise.

Pourtantaucundescritiquesnecompritlefilmaussibienquel’ambassadeurd’EspagneàRome,AlfredoSánchezBella,quiécrivit:«Lefilmmesemblel’undespamphletslesplusimpressionnantsjamaisréaliséscontrel’Espagne;unpamphletpolitiqueincroyable,nonpascontrelerégime,maiscontretouteunesociété.Lefilmprétendêtrecomique,maisseullegénériquel’est.Leresten’estriend’autrequ’uneinacceptablecritiquecaricaturaledelavieenEspagne.»LemêmeSánchezBellaaccuseralefilmd’êtreune«propagandecommuniste»,mais«danssaversionespagnole,cequisignifiequasimentanarchiste».Rienàredire.

SánchezBellaavaitfaittoutcequiétaitensonpouvoirpourempêcherlaparticipationdufilmauFestival,maisavanttoutonvoulaitéviterquelecasViridiana ne se reproduise : deuxansplustôt, lefilmdeBuñuelavaitremportélapalmed’oràCannes(leseulfilmespagnolà l’avoirobtenueàce jour)malgré lesattaquesdeL’Osservatore romano, lejournalduVatican.Nonseulementilfutinterditdesortieensalle,maislapressen’eutpasledroitd’yfaireallusion(pasmêmedementionnerlapalmedeCannes).Buñuelfutdéchudesanationalité,etFrancoordonnaquelescopiesdufilmsoientbrûlées.LefilmnefutsauvéqueparcequeGustavoAlatriste, lecoproducteurmexicain, réussitàendéroberuneet à lui faire passer, cachéedans une voiture, la frontière française.Après l’avoirvisionné,Francoqualifialefilmde«plaisanteriederustres»…

Le cas Viridiana avait constitué une puissante publicité négative pour le régime fran-quiste, c’est pourquoi il fut décidé de ne pas interdireEl verdugo. Le ministre FragaappelaBerlangaet,aprèsluiavoirpasséunsavonmonumental,luiannonçaqu’àcauseduscandaledeVeniseiln’yavaitpasd’autresolutionquedecouperencorepluslefilmavant sa sortie en Espagne. Le film sortit avec quatorze coupes et quatreminutes etdemieenmoins.Lesallusionsincessantesduhérosàsondésird’émigrerenAllemagne,la scèneoù les gardiens installent le garrot avant l’exécution et les bruits des fers dugarrot à l’intérieur de la mallette du bourreau disparaissaient de la version censurée.Heureusement,quelquesannéesplustard,etcegrâceàunecopieitalienne,lemontageoriginelfutpratiquementreconstitué.

Lefilmfutunéchecretentissant,ilrestadeuxsemainesàl’affiche,etBerlangamitplu-sieurs années à réaliser le film suivant. Le scandale autour du film s’invita même auconseildesministres,oùFrancoprononçauneautrephrasecélèbre:«JesaisqueBer-langan’estpascommuniste,c’estbienpire:c’estunmauvaisEspagnol.»

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RICARDO MUñOZ SUAY, PEDRO ALMODóVAR, FERNANDO FERNáN-GóMEZ ET ROMÀ GUBERN ÉCRIVENT...

Lefilmest,àmonavis, leplus importantdeceuxqu’a réalisésBerlanga.DansEl ver-dugo,l’irréalitéadisparupourcéderlaplaceauréalismecritique,etcemalgréunhumourquipeut,parfois,semblerexcentrique.Lacritiquenese limitepasàunproblèmeespa-gnol(ouprovincial),maisabordeunproblèmeinternationaletnationalinhérentàchaquepays;d’ailleurs,lavaleursingulièredufilmdeBerlangaestqu’ilsesitueplusquejamaisenEspagne,ilestprofondémentnationaldanslamesureoùiluniversaliseunproblèmegrave,lerôledel’exécutantdanslajusticelégale.

Naturellement,El verdugofaitfaceàdesdifficultés.D’unepart,lacensure(auniveauduscénario)ad’oresetdéjàimposédesmodificationsdontcertainessontassezimportantes.D’autrepart,laversionfinaledufilm,quej’aivueenentier,subira,jedoisl’admettre,unefortepression,étantdonnéquelefilmabordeunsupplicequelasociétéactuellenedésirepasenrayeretqu’ellesouhaiteenrevancheetàtoutprixnepasévoquerpubliquement.Etencoremoinssurunécrandecinéma.

Pour toutesces raisons–et vouspourrezpersonnellement le constater souspeu–, jevousrecommande–entouteobjectivité,sansengagermamodesteinterventiondanslefilm–, jevous recommande,et j’insiste, lefilmespagnolEl verdugo,quipourra joueràVeniseunrôlesemblableàceluijouéilyadeuxansàCannesparViridiana,deBuñuel,film,commevouslesavez,auquelj’aiaussiparticipé.

Passage d’une lettre envoyée par Ricardo Muñoz Suay10 à Luigi Chiarini le 26 juin 1963,reprisedansRicardoMuñozSuay.Unavidaensombras,

d’Esteve Riambau, IVAC La Filmoteca, 2007, pp. 400, 401

El verdugoestd’autantplusattachantqu’ilincarneunpersonnageenchairetenos.Berlangaesttoutsaufunréalisateurmanichéen.Bienqu’ilimprègnel’ensembledesonfilmd’unhumourtrès libre, toussespersonnagessont traitésenprofondeur,cequine les rendnigentilsniméchants.Àceproposd’ailleurs,jecroisqu’ilyaplusd’ironiesurlaconditionhumainequedetendresseetdecompréhensionvis-à-visdespersonnages.CelafaitdeBerlangaunréali-sateurd’autantplusinclassableetintéressant.

Jeconnaisdenombreuxjeunesqui,endécouvrantPlácido,Bienvenue Mr Marshall et El ver-dugo,ontbeaucoupaimé.LepointdevuedeLuisdemeuretoutàfaitcontemporain,beaucoupplusqueceluidesescamaradesdelamêmegénération.Ilatoujoursétéquelqu’und’atypiqueetd’unpeususpect,danslebonsensduterme.Unesprittotalementindépendant.C’estcequilepoussaitàfairedesfilmsquepersonned’autren’auraitoséfaireàl’époque.

Réflexions du cinéaste Pedro Almodóvar, recueillies dans BienvenidoMrBerlanga, de Carlos Cañeque et Marta Grau, Barcelona, Éditions Destino, 1993, p.160

10 Réalisateur, producteur et scénariste, était l’assistant réalisateur d’El verdugo. Il fut producteur, des films Bienvenue Mr Marshall (Luis García Berlanga, 1953), Mort d’un cycliste (Juan Antonio Bardem, 1955) ou Viridiana (Luis Buñuel, 1961), entre autres.

Ilestleseuldenosréalisateursàavoirdonnésonnomàunadjectifqualificatif.Nonpasdansledomainedesartscommec’estlecasdesexpressionsconsacréesderécit«gal-dosien»,«valléinclanesque»ou«proustien»,ouvisantunnouveaumetteurenscènesouventqualifiéde«Fellinien»,maisdanslaviecourante,cequiestbeaucoupplusrare,quandonseréfèreàcertainspersonnages,àunévénement«Berlanguien».[…]

Dansunsupermarchétrèsrécemment,j’aivécuunescènequiimpliquaithuitoudixper-sonnesd'âgesetdegoûtsdifférentsquiparlaientenmêmetempsdansuncharabiaconfusetparmieuxilyavaitquelqu'unenuniforme,vraisemblablementunagentdesécurité.J'aientenduune femmed'âgemûrqui tentaitd'atteindre laporte inutilementparceque tousceuxquisedisputaient l’enempêchaientdireàunJaponaisbienhabilléquiportaitdanssesbrasuntaureauenpeluche,enveloppédansunsacencellophane:«Pourl'amourdeDieu,ondiraitunfilmdeBerlanga!»

Réflexions del’acteur Fernando Fernán-Gómez, recueillies dans Berlanguiano, Nickel Odeon nº3, 1996

LecinémadeBerlangaaétésous-évaluéàl’étranger,etàmonavis,c’estpouruneraisonquej'aidécouverteàParisenvoyantPlacido.Lefilms’essoufflaitsouslessous-titresnonpasparcequ'ilsétaientmal traduits,maisparcequ'ilestpresque impossiblede traduireautantd'acteursparlantsivite.Dixouquinzepourcentdudialogueseulementaététraduitenfrançaisàl’écrit,etilétaitparailleurs,impossibleentermesdetempsdeliretouslessous-titres.OrsonWelles,quivenaitdelaradio,initiadansCitizen Kane et dans le Qua-trièmeCommandementlatechniqueselonlaquellelescomédienss'interrompaientlesunslesautrescequiaboutissaitàunchevauchementdesdialogues.MaisLuis,avecl'injectiondu sainete,estallébeaucoupplusloinqueWelles,parcequ'ilaréuniencoreplusdegensdansunmêmechamp.LeproblèmechezBerlangaestquecequiseditaudernierplanestaussiimportant,voireplusimportantquecequiseditaupremierplan.C'estunpeucommelapeinturedeTintoret,maissurunebandeson.AvecBerlanga,soitvouscompreneztout,soitvousnecomprenezrien.

Réflexions de l’écrivain et historien Romà Gubern¡BienvenidoMr.Berlanga!, de Carlos Cañeque y Marta Grau, Barcelona, Ediciones Destino, 1993

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39V- IN

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V-INTINÉRAIRESPÉDAGOGIQUES

ES ESPACES ET LES CHORÉGRAPHIES DANS LES PLANS Comme nous l’avons vu, les espaces jouent un rôle majeur dans la conception des séquences et de la mise en scène [voir l’analyse dans « Questions de cinéma. Le poids des espaces : mettre en scène l’angoisse »]. Nous pouvons commencer par évoquer les espaces qui nous ont semblé fondamentaux : les espaces péniten-tiaires, le sous-sol d’Amadeo et de Carmen, l’appartement-atelier du frère, l’appartement d’abord en construction puis habité, la cui-sine, les couloirs et l’immense pièce blanche et vide de la prison de Majorque…

Ensuite, nous pouvons analyser dans le détail certaines séquences et tenter de dessiner l’espace au moyen d’une vue en plan (repré-sentation graphique d’une vue zénithale) : nous comprendrons ainsi la structure de l’espace, les éléments clés, les entrées et les sorties, etc.

Après avoir dessiné le plan, il sera également intéressant de situer les personnages, de dessiner leurs déplacements et de décrire la position et les mouvements de la caméra dans chaque plan11. Nous pouvons même essayer de construire une maquette de ces espaces et représenter les personnages, la caméra et leurs mou-vements respectifs.

11 Dans une vue en plan servant de préparation pour une séquence, la caméra est généralement représentée par un V (correspondant à l’angle de point de vue), et les personnages sont représentés par des cercles et une ligne transversale pour désigner la direction de leurs regards.

APRèS LA SÉANCE

La séquence initiale de la prison (analysée dans « Une séquence. Présentation ») ou la première visite de Juan Luis chez Carmen et Amadeo (analysée dans « Mots clés sur un photogramme », p. 22) sont particulièrement intéressantes.

Son especialmente interesantes la secuencia inicial en la cárcel [ver “Análisis de una secuencia. Una presentación que contiene todo el film”, p. 26] o la primera visita de José Luis a la casa de Carmen y Amadeo [ver “Análisis de un fotograma. Una caja blanca y vacía donde culmina una doble condena”, p. 24].

SONS

Avant la projection, l’importance du son aura été mise en valeur. Il sera intéressant de revenir dessus et d’essayer de se rappeler de tous les moments où nous considérons que le son est particu-lièrement pertinent. Nous pouvons établir une liste puis analyser les sons et leur signification de façon plus détaillée.

AFFICHES

Nous pouvons également concevoir des affiches pour le film qui feront écho aux affiches de l’époque, aux images du film lui-même ou qui s’inspireront des références visuelles proposées par Javier Rebollo.

PORTES ET PAS DE PORTES, ENTRÉES ET SORTIES

Dans nombre d’espaces, les portes et les pas de porte sont fonda-mentaux. Certains dialogues font allusion à l’entrée ou à la sortie d’un lieu. Un rappel de ces dialogues ? Par exemple, au moment où José Luis et Amadeo se préparent à entrer dans le bâtiment où faire les démarches pour un nouveau poste de bourreau, comme José Luis rechigne à entrer (donc à franchir le pas), son beau-père l’encourage : « Tu ne t’engages à rien en entrant. » À la fin du film, également, dans les scènes qui précèdent la traversée de la cour de prison, José Luis insiste pour sortir et, dans la cuisine, il supplie : « La porte, s’il vous plaît. » Nous pouvons nous interroger sur la porte en tant que métaphore et sur l’importance décisive pour José Luis de franchir une porte ou un pas de porte à chaque occasion. Nous pou-vons aussi dessiner un parcours visuel dans tout le film en nous at-tardant sur cette question. Nous disposons d’une large sélection de captures d’écran, dans « Dialogue avec l’histoire, la politique et les arts », qui peuvent nous servir de point de départ ou faire nous-mê-mes les captures.

Ilestintéressantdesituerlefilmdanssoncontextehistorique:ladictaturefascistedeFranciscoFranco.Nouspouvonségalementsoulignerque,bienquelesujetconcernelapeinedemortetl’ac-ceptationdurôledubourreau,ilestimportant,entantquespec-tateurs,d’allerplusloinetd’analyserégalementlacritiquesocialebrosséeenarrière-planetlaquestiondeschoixindividuelsenlestransposant,lecaséchéantdansnotrecontextecontemporain.

Quant aux aspects cinématographiques, nous pouvons inviterlesélèvesàporteruneattentionparticulièreàlacomplexitédesplans:mouvementsdecaméra,positionsetchorégraphiesdespersonnagesdanslesplans,etc.Pourconclure,l’autreaspectàmettreenreliefestletravailautourduson.

AVANT LA SÉANCE

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LA NOURRITURE EN TANT QUE MÉTONYMIE

La nourriture est un élément récurrent tout au long du film, résu-mant souvent la position hypocrite ou volontairement aveugle de ceux qui préfèrent garder une assiette au chaud plutôt que de pren-dre parti face aux circonstances. Comme on l’a souligné, le film s’ouvre sur un bol de nourriture chaude et se termine avec Carmen nourrissant son enfant et demandant à José Luis, alors qu’il vient de « passer à l’acte » pour la première fois en tant que bourreau : « Tu as mangé ? »

Il y a-t-il d’autres moments avec de la nourriture ? On peut rappeler la glace que Carmen et José Luis mangent avant qu’il signe ses papiers pour devenir bourreau, la séquence dans la cuisine de la prison… Quel sens accorder au rôle majeur joué par la nourriture ?

Dans un texte connu, le poète du Siècle d’or Luis de Góngora, qui s’inspirait d’un proverbe espagnol, nous livre peut-être une clé de lecture :

« Je veux me couvrir de bon drap S’en moque qui voudra ! À d’autres de gouverner le monde et ses monarchies, Moi pour gouverner ma vie, il me faut beurre et pain tendre, et les matins de décembre eau de vie et orangeade, S’en moque qui voudra12 ! »

Lisons attentivement les paroles et revoyons comment la nourriture est ironiquement chargée de sens tout au long du film. Réfléchis-sons également à savoir si elles sont encore d’actualité.

12 Traduction ancienne de Lucien-Paul Thomas, NdT.

LA BANALITÉ DU MAL

Hannah Arendt (1906-1975) est l’une des grandes penseuses du XXe siècle. D’origine juive, elle a analysé lucidement et profondé-ment l’Holocauste. Née en Allemagne, sous la menace du régime national-socialiste, elle émigra à New York. Près de trente ans plus tard, au printemps 1961, elle assista en tant que journaliste au procès d’Adolf Eichmann, lieutenant-colonel SS et l’un des respon-sables directs du génocide des Juifs. Après avoir publié plusieurs articles sur le procès, elle écrivit le livre Eichmann à Jérusalem, sous-titré « Rapport sur la banalité du mal ».

Après avoir vu El verdugo, nous pouvons réfléchir à ce sous-titre : à quoi nous fait penser l’expression « banalité du mal » ? On peut se souvenir de certains passages du film et de certaines phrases prononcées par les personnages, et les rattacher à ce concept de Hanna Arendt.

Dans son livre, celle-ci soutient que, bien que l’opinion publique considérait Eichmann comme un monstre et un criminel psycho-pathe, il était en réalité un homme normal animé par un sens de l’ordre très développé, qu’il avait embrassé l’idéologie allemande et l’avait mise en œuvre en obéissant aux ordres qu’on lui donnait. Eichmann, selon Arendt, était un homme ordinaire, un bureaucrate ambitieux et efficace, une personne « terriblement et redoutable-ment normale » qui pensait accomplir correctement son devoir.

Le livre d’Arendt fut publié en 1963, l’année de sortie en salle d’El verdugo. Pouvons-nous faire le lien entre l’approche d’Arendt et l’histoire de José Luis ? Certaines des phrases qu’il prononce sont peut-être révélatrices. Ainsi, au début du film, après avoir croi-sé le bourreau et tout en introduisant le cercueil du condamné dans la voiture funéraire, José Luis dit : « En fait, il a l’air d’une personne normale. » Quand il s’apprête à « passer à l’acte » pour la première fois, il dit : « Je veux vivre en paix avec ma femme et mon fils. » Nous pouvons aussi nous attarder sur les passages où Amadeo et Carmen poussent José Luis à aller de l’avant jusqu’à l’exécution, lui rappelant ses responsabilités et ses devoirs.

Nous pouvons en parallèle nous interroger sur les scènes précé-dant l’exécution et sur les pleurs presque désespérés et impuis-sants de José Luis, qui crie : « Pourquoi ? Pourquoi ? »

RÉFLEXIONS À PARTIR DES CITATIONS DE LUIS GARCÍA BERLANGA

Pour amorcer la réflexion sur la liberté de choix individuelle face à la pression sociale, nous pouvons partir des citations de Luis Gar-cía Berlanga [voir « Réflexions », p. 14].

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Crédits photosp.3:AffichescinématographiquesdeEl verdugo©VideoMercuryFilms/p.7:JohnSchlesinger,Billy liar,1963©VicFilmsProductions/p.7:TonyRichardson,Tom Jones,1963©WoodfallFilmProductions/p.7:JosephLosey,The servant,1963©ElstreeDistributors/p.7:MiguelPicazo,La tía Tula,1964©VideoMercuryFilms/p.7:BasilioMartínPatino,Nueve cartas a Berta,1965©HispanoFoxfilm/p.7:CarlosSaura,La caza,1965©BocaccioDistribuciones/p.7:MarcoFerreri,El cochecito,1960©VerticeCine/p.7:FernandoFernán-Gómez,El mundo sigue,1963©AContracorriente/p.9:JuanAntonioBardem,LuisGarcíaBerlanga,Esa pareja feliz,1951©EnriqueCerezoProduccionesCinematográficas/p.9:LuisGarcíaBerlanga,Bienvenido, Míster Marshall,1953©VideoMercuryFilms/p.9:MarcoFerreri,El pisito,1958©VideoMercuryFilms/p.9:LuisGarcíaBerlanga,Plácido,1961©VideoMercuryFilms/p.13:RenéClair,À nous la liberté,1931©FilmsSonoresTobis/p.13:FrankCapra,You can’t take it with you,1938©ColumbiaPictures/p.13:FedericoFellini, I vitelloni,1953©VideoMercuryFilms/p.13:VittoriodeSica,Ladri di biciclette,1948©VideoMercuryFilms/p.13:MarioMonicelli,Guardie e ladri,1951©LuxFilm/p.13:MilosForman,Horí, má panenko,1967©CarloPontiCinematografica/p.13:RobertoRossellini, La macchina ammazzacattivi,1952©ClassicFilmsDistribución/p.13:JiříMenzel,Ostre sledované vlaky,1966©IsmaelGonzálezDíaz/p.13:VittoriodeSica,Il tetto,1956©Titanus/p.13:JeanRenoir,La règle du jeu,1939©MusidoraFilmsS.A./p.13:OrsonWelles,The magnificent Ambersons,1942©VideoMercuryFilms/p.13:LucianoEmmer,Domenica d’agosto,1950©ColonnaFilm/p.13:JohnFord,The sun shines bright,1953©MoviesDistribución/p.13:JeanVigo,Zéro de conduite,1933©Gaumont/p.13:ErmannoOlmi,Il posto,1961©VideoMercuryFilms/p.13:AlbertoLattuada,Mafioso,1962©DinodeLaurentiisCinematografica/p.13:BillyWilder,The apartment,1960©LaTropaProduce/p.14:PhotosdutournagededajedeEl verdugo©ColecciónGarcíaBerlanga/p.29:AntoniTàpies,Alegato a la pena de muerte,1975/p.29:JoaquimGomis,Sin título,1947©MuseoNacionalCentrodeArteReinaSofía/p.29:JoanBrossa,El convidat,1986-1990©ColecciónMuseodeArteModernodeCéret/p.29:JeanTinguely,Máquina,1965©CentrePompidou/p.29:PublicitédescercueilsFernández/p.29:GustaveDoré,Ejecución de un asesino en Barcelona,1847©L’Espagne/p.29:AndyWarhol,InvitationexpositionàCologne sillas eléctricas,1947/p.29:ManoloMillares,Los curas,1960-1964©Lafábrica/p.29:FranzKafka,dessinappartenantàlasérie Las marionetas negras de hilos invisibles,1917©SextoPiso/p.29:JosepMariaSubirachs,1962/p.29:ChumyChúmez/p.29:BasilioMartinPatino,Queridísimos verdugos,1977©JoséEstebanAlenda/p.29:FranciscodeGoya,El agarrotado,1799©MuseodelPrado/p.29:NicolásMuller,Serrano en traje de procesión,1948©MuseoNacionalCentrodeArteReinaSofía/p.29:DaríodeRegoyos,Viernes Santo en Orduña,1903©MuseuNacionald’ArtdeCatalunya/p.29:JakeandDinosChapman,In our dreams we have seen another world,2013/p.29:JoséGutiérrezSolana,Murga gaditana,1945©MuseoNacionalCentrodeArteReinaSofía/p.29:BorgataGordiani,barriodelaperiferiadeRoma/p.29:RevuedebandesdessinéesLa Codorniz,1969/p.31:TomWesselmann,Still life nº12,1962©SmithsonianAmericanArtMuseum/p.31:OriolMaspons,El primer bikini en Ibiza,1953©MuseuNacionald’ArtdeCatalunya/p.31:W.EugeneSmith,Spanish village,1951©MuseoNacionalCentrodeArteReinaSofía/p.31:MartinParr,Life’s a beach,2013©MagnumPhotos/p.31:MichelangeloAntonioni,L’eclisse,1959©Filmax/p.31:GiorgiodeChirico,Melancholia,1916©MuseumofModernArt/p.31:GrzegorzKlaman,Fear and trembling,2010©FloridaAtlanticUniversity/p.31:YvesKlein,Le vide,1958©MAMAC/p.31:JohnCage,Ryoanji,1985©MuseumofModernArt/p.31:MartinCreed,Work nº227: The lights going on and off,2000©Tate/p.31:IsaacCordal,Scriveners,2015©GalerieC.O.A./p.31:CaricaturepubliéeparL’Express,1975/p.31:KazimirMalevich,Black square,1915©Tate/p.32:AkiKaurismäki,Mies vailla menneisyytlá,2002©GolemDistribuciónS.L./p.35:DomingoMalagón,PortraitdeJuliánGrimau/p.36:FranciscodeGoya,Cómicos ambulantes,1793©MuseodelPrado

Graphisme Conception graphique: Benjamin Vesco / Application graphique: Virginia Mars

Comment citer ce document Aidelman,N.Colell,L.Garrido,Pep.Rebollo,J.Sánchez,B.Trueba,F(2018).Le bourreau.Copyrighttiréde:www.cined.eu

L’ART QUI PENSE LA CONDITION HUMAINE

Dans ce livret, le cinéaste Javier Rebollo propose de multiples connexions visuelles entre El verdugo et les représentations de la condition humaine, du mal, de l’horreur dans différents arts [voir « Images rebonds »]. Sur la base de ses propositions, nous pou-vons travailler dans différentes directions. Nous proposons certains axes à approfondir individuellement ou par petits groupes :

- Nous choisissons une image qui nous intéresse en particulier ou qui nous touche spécifiquement. Nous enquêtons sur l’œuvre, l’au-teur, le contexte historique. Après avoir approfondi un peu cette re-cherche, nous analysons les connexions que nous pouvons établir entre l’œuvre et El verdugo.

- Pensez à la cour blanche et vide que José Luis traverse, traîné, et qui est la première image du film dans l’esprit de Berlanga. Sur la base des références proposées par Javier Rebollo, nous mènerons une enquête sur les œuvres qui abordent la notion de vide et nous explorerons leur signification par rapport au monde contemporain.

- La critique de Berlanga et d’Azcona dans El verdugo se focali-se principalement sur la société espagnole, mais s’attaque aussi au tourisme, qui commence à se développer en Espagne dans les années 1960 et qui depuis s’est progressivement massifié (dans la Péninsule et dans beaucoup d’autres endroits). Parmi les conne-xions visuelles qu’il propose, Rebollo inclut le photographe Martin Parr, qui livre à travers ses photographies une critique acerbe et pointue de la société contemporaine, assimilant le tourisme à une farce grotesque. Nous pouvons explorer le travail de Martin Parr et découvrir aussi celui d’autres artistes qui ont porté sur le tourisme un regard critique.

- El verdugo pousse à plusieurs reprises les situations et les per-sonnages jusqu’à l’absurde. Beaucoup d’écrivains et de penseurs ont abordé cette question au cours du XXe siècle. Franz Kafka est en ce sens incontournable. Lisons quelques-un de ses récits (rappelons que Berlanga avait envisagé d’adapter Le Château au cinéma) et faisons le rapprochement avec El verdugo.

EXPLORATIONS VISUELLES DANS LA PIèCE BLANCHE

Lisons l’explication de Berlanga sur sa vision initiale de la pièce blanche, qui est à l’origine du fameux plan dans lequel José Luis sera traîné pour aller exécuter le condamné. Il peut être judicieux de dessiner une vue de la pièce blanche et vide, qui fut pour Ber-langa l’image fondatrice du film. Nous pouvons travailler en utilisant différentes techniques artistiques : dessin, peinture, photographie, installation, volume.

Pour réaliser ce travail, il sera intéressant de revenir sur les dia-logues visuels proposés par Javier Rebollo. Nous pouvons égale-ment consulter le commentaire « Analyse d’un photogramme » et le commentaire de Fernando Trueba.

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CINED EST UN PROGRAMME DE COOPERATIONEUROPEENNE DEDIE A L’EDUCATION AU CINEMAEUROPEEN

CINED PROPOSE :• Une plateforme multilingue et gratuitement accessible dans 45

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• Une collection de films européens destines aux jeunes de 6 a 19 ans

• Des outils pédagogiques pour préparer et accompagner les séances de projection : livret sur le film, pistes de travail pour le médiateur/enseignant, fiche jeune public, vidéos pédagogiques pour l’analyse comparée d’extraits de film.

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