L’INTELLIGENCE ET LA PEUR -...

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L’INTELLIGENCE ET LA PEUR Pascal Chabot - Les Mardis de la Philosophie - 6ème conférence - 15 mars 2016 1. Peur et courage en Grèce ancienne. 2. Peurs anciennes. Delumeau, Sienne, Hobbes. 3. Le XXème technophobe. 4. Superintelligences. Huxley, de 1932 à 1962. 5. Les transitions contre la peur. 6. La peur de la mort.

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L’INTELLIGENCE ET LA PEURPascal Chabot - Les Mardis de la Philosophie - 6ème conférence - 15 mars 2016

1. Peur et courage en Grèce ancienne.

2. Peurs anciennes. Delumeau, Sienne, Hobbes.

3. Le XXème technophobe.

4. Superintelligences. Huxley, de 1932 à 1962.

5. Les transitions contre la peur.

6. La peur de la mort.

1. PARADOXE DE LA MORT

La mort, « monstre empirico-métempirique » : ce fait divers ne ressemble à aucun autre fait divers….

C’est l’ordre extraordinaire.

Mort comme point de tangence entre le phénomène naturel et le mystère métaphysique.

Mais souvent, escamotage de la mort personnelle : sorte d’incrédulité de sa propre mort. Comme pour Ivan Illitch : répugne à subsumer son cas personnel sous une loi générale.

2. LA PRISE AU SÉRIEUX : EFFECTIVITÉ, IMMINENCE, CONCERNEMENT PERSONNEL

Effectivité : le savoir peut devenir concret. Auparavant, on savait sans comprendre…

Imminence : il y a un futur qui sera sans avenir.

Concernement personnel. La philosophie cherche à dépasser la « mégalopsychie », la « philautie », mais en l’occurence le Je est directement concerné. (L’escarbille dans l’oeil change ma vision du monde, mais n’est rien pour l’autre).

—> Mea res agitur, « C’est de moi qu’il s’agit ».

3. LA MORT EN TROISIÈME, EN SECONDE, EN PREMIÈRE PERSONNE

Troisième personne, le On. On meurt… C’est la mort au passé, la mort en général, abstraite et anonyme. « La mort en troisième personne est problématique sans être mystériologique ».

Première personne, le Je. C’est la mort au futur, et la vraie source d’angoisse. Pascal le dit, « on mourra seul » (contrairement à ce que le Phédon fait croire).

Deuxième personne, le Tu, le Toi. C’est le présent continuel, le présent perpétué. Le proche disparu sera toujours l’aimé… La mort du proche est presque notre propre mort.

4. LA MÉDITATION SUR LA MORT

Saint Jérôme devant un crâne, Cogita mori. Mais il n’y a rien à penser.

Cette méditation, est entre la sieste et l’angoisse : l’homme qui ne sait à quoi penser se surprend avec horreur à penser à autre chose.

Penser : mettre un concept devant l’autre. Mais comment le faire avec la mort, qui est le non-être total.

De même qu’on ne pense pas le temps mais des contenus temporels, on ne pense pas la mort, mais les mortels.

Ce qui est OPAQUE à l’intelligence. La même chose peut être dite pour Dieu, lui aussi opaque à l’intelligence, mais pouvant être alors adoré, ce qui n’est pas le cas pour la mort.

Le pessimisme croit découvrir dans la mort une espèce de profondeur invisible, comme un secret.

Tel Baudelaire, ou les nécromanies masochistes de Bandung Grien : sous la peau, il y a plus profond….

D’où la critique pascalienne du divertissement.

C’est un appel au sérieux : il y a autre chose que l’actualité plate des apparences. Mais cet autre chose est impensable…

Les Evangiles rappellent l’innocence des hirondelles et des pinsons, les Epicuriens nihilisent cette nihilisation… On ne sort pas de la dialectique entre l’Aventure et le Sérieux.

Méditer sur la mort, c’est méditer sur la finitude.

5. TROIS ATTITUDES INTELLECTUELLES FACE À LA MORT

1. L’euphémie. On n’en parle pas, comme si parler de la mort portait malheur, ou dérangeait. La Rochefoucauld : « La mort est comme le soleil, on ne peut le regarder en face ».

2. La philosophie apophatique (apo : marquant l’éloignement). La mort n’est pas le contraire de la vie. Difficulté d’une « philosophie négative » de la mort, comme d’une « théologie négative » : la mort n’est pas une « non-vie ».

3. Conversion à l’ineffable…

6. THÉOLOGIE NÉGATIVE ET PHILOSOPHIE APOPHATIQUE

On peut concevoir une théologie négative : Dieu est Négatif par rapport à la raison humaine ou au discours humain, ce qui lui donne une positivité. Rien fondateur, Néant créateur.

Mais la mort est plutôt le plat NON-SENS, le NON-ETRE.

Non-sens : nuit de l’absurdité, inintelligibilité qui obscurcit l’existence.

La mort est peut-être la vérité de la vie, mais cette vérité n’est pas une vérité, elle est un non-sens (que le sens soit signification ou orientation).

La fin de la vie n’est pas le but de la vie

7. RENDRE LA MORT INTÉRESSANTE? L’INEFFABLE ET L’INDICIBLE

Trois dimensions peuvent rendre la mort intéressante : l’espoir en Dieu, les promesses de l’amour, l’avenir de la liberté. Tous trois restituent un futur à la cessation d’être, et remplissent avec de l’être le vide du non-être.

Mais Dieu, l’amour, la liberté, c’est l’ineffable, le Je-Ne-Sais-Quoi, ou encore la qualité.

—> L’amour, comme la qualité, est ineffable parce qu’il inspire à l’amant des comparaisons, des analogies et des métaphores innombrables qui lui permettent d’en suggérer d’autres à l’intuition. Tout est allusion à tout.

Mais le silence de la mort n’est pas l’ineffable, mais l’indicible.

Vladimir Jankélévitch

« Il n’y a pas d’intuition de l’indicibilité mortelle, ni de communion possible avec le non-être. Le parfum d’une

rose est « incomparable » parce qu’il ressemble un peu à tout, s’apparente à tout, évoque l’inépuisable passé des souvenirs fraternels. Et la mort, elle, est incomparable

parce qu’elle ne ressemble absolument à rien. »

8. L’ORGANE-OBSTACLELa vie ne serait pas la vie sans une certaine dose de non-sens, donné par la mort. Paradoxe d’un sens du non-sens.

Nous n’avons pas l’éternité ! « Un jour viendra, dit Fénélon, qu’un quart d’heure nous paraîtra plus estimable et plus désirable que toutes les fortunes de l’univers ».

Sénèque : prendre conscience de la valeur du temps. (De la brièveté de la vie). « Recense vitae tuae dies », recension des jours.

Dans nos rapports avec autrui, la caducité ou labilité du devenir est ce qui nous rend si précieux l’être cher, l’innocence de l’enfance éphémère.

Le créateur ne terminerait pas son oeuvre s’il n’était limité par le temps.

Le vivant ne viendrait à bout de rien s’il n’était talonné par la mort, pressé par le terme fatal.

La mort est l’OBSTACLE, qui devient MOYENLe vivant s’affirme non point seulement malgré l’obstacle,mais grâce à l’obstacle.

Simmel, la culture comme organe-obstacle : dire l’esprit par les signes limités

9. L’IMPOSSIBLE-NÉCESSAIREContradiction entre l’impossible et le nécessaire (comme dans la passion : ne pouvoir vivre l’un sans l’autre; ne pouvoir vivre ensemble).

Sans le devenir, cette contradiction serait insoluble. Mais le devenir les rend compossibles, parce que mort et vie ne sont jamais contemporaines.

Le devenir : tant que la vie est là dans sa plénitude, la mort est un simple souci et une simple arrière-pensée; et dès que la mort se présente, elle déloge ipso facto l’être de son être.

Le devenir comme dialectique entre ces extrêmes.

De là vient la non-synchronocité de l’action et du sens, de la vie et de son sens.

C’est de façon rétrospective, pour ainsi dire au futur antérieur, que l’on peut dire : « Cette vie aura eu un sens », « Cette histoire aura suivi telle direction ».

C’est la malédiction créaturelle et la liberté du devenir : c’est par rapport à la fin que la vie se juge; c’est la mort qui transforme la vie en biographie.

Comme pour la jeunesse, comme pour tout ce qui est de l’ordre du CHARME : on ne peut être à la fois dans la conscience et dans la vie (la jeunesse inconsciente n’est pas tellement satisfaite d’être jeune).

Effet rétroactif de la limite

L’être du devenir encourage l’imprévoyance diabolique et la folle insouciance; le non-être de ce devenir fait prévaloir l’inconsolable désolation qui, lorsqu’elle fond sur l’homme, emporte tout. L’homme est cet intermédiaire; cette oscillation est

son Sérieux.

10. LE PRESQUE-RIEN DE L’INSTANT DE LA MORT

Le Phédon : la mort escamotée. Tout est fini avant d’avoir commencé : la mort de Socrate est comme une mort éternelle. La mort n’arrive jamais, Socrate passe du cachot à l’île des bienheureux.

L’instant ne s’apprend pas. Et mourir n’est pas du tout un travail! L’idée d’un exercice ou d’une ascèse parait dérisoirement incommensurable à la mort.

11. ON N’APPREND PAS À MOURIR

Platon, Montaigne : « Que philosopher, c’est apprendre à mourir ».

Mais à quoi l’apprenti pourrait bien s’exercer? On peut se « faire à l’idée » (Thomas More), mais ni répéter ni se préparer.

De toutes façons, dit Montaigne, « Nature nous en informera sur-le-champ, pleinement et suffisamment »…

12. L’IRRÉVERSIBLE

L’aller-retour dans l’espace est un aller sans retour dans le temps.

L’irréversibilité est inhérente au devenir. Nous ne pouvons ni revenir en arrière, ni revivre la vie déjà vécue.

L’irréversible est la véritable objectivité du temps : il est ce qui résiste à nos entreprises. Dissymétrie!

La naissance, elle, inaugure l’irréversible, mais elle est futurition, alors que la mort ne l’est pas.

C’est un instant sans conscience, un « instant-limite ».

13. L’IRRÉVOCABLEIrréversible : pas de retour en arrière. Irrévocable : pas moyen de dénouer ce qui est fait. Non seulement le passé ne revient pas, mais en plus nos actions nous coupent de ce qu’il fut, irrévocablement.

On peut chercher à refaire, ou à défaire, ce qui a été fait. Mais ce qui a été fait l’est pour toujours : le fait-d’avoir-fait ne peut être défait. D’où, tantôt le contentement, tantôt le remord…

Capable de faire, mais non de défaire l’avoir-fait, l’homme est donc un demi-créateur.

La mort est cette condensation de l’irrévocable-irréparable.

L’irrévocable est machiné de telle sorte que le mystère de la mort soit à jamais séparé de nous et à jamais invisible…

Vivre dans le mystère, et ne rien savoir, c’est là un étrange tourment. Depuis qu’il y a des hommes, et qui meurent, comment le secret n’a-t-il pas fini par s’ébruiter?

14. L’AVENIR ESCHATOLOGIQUE

L’au-delà n’est pas, à strictement parler, un avenir : il n’est Maintenant pour aucune conscience. Vu d’ici-bas, cet avenir sans présent ni passé est un « monstre du temps »…

Comme tout lien est rompu entre l’en-deça et l’au-delà, toutes les imaginations sont permises : les morts ne nous démentiront pas!

Les romans eschatologiques, la mappemonde de l’autre-monde : combien de récits, de mythes, d’eschatologies anthropomorphiques… Les Paradis, les 70 vierges, les enfers de Dante…

15. LA PEUR DE L’AU-DELÀ

Une des plus anciennes peurs de l’humanité : le salut de l’âme, la menace des peurs éternelles des damnés. C’est le ressort du Pari de Pascal : un Salut assuré, contre une foi risquée.

La « continuité » postulée entre en-deça et au-delà permet de tempérer cette peur et d’immuniser le mourant de l’angoisse de mourir.

Par contre, « les religions les moins biomorphiques et les plus profondes admettent très généralement une éternité sans commune mesure avec la vie humaine : en tant que l’éternité métempirique contredit violemment la continuation empirique et contraste avec elle du tout au tout, le mourant ne peut éluder le tranchant aigu de l’article mortel ».

16. L’ESPOIR ET L’OPTATIF DÉSESPÉRÉ

Le Paradis n’est qu’un ici-bas sublimé, comme l’Enfer est un ici-bas monstrueusement grimaçant et difforme.

On ne peut dire que l’au-delà est « espéré », car on espère toujours un futur temporel. On espère en faisant confiance au devenir, on espère dans le probable. L’espoir se rapporte toujours à l’immanence…

Comme la mort fait changer d’ordre, parlons plutôt d’un espoir qui se résume au fait d’espérer : c’est le désir métaphysique comme désir d’immortalité. Vaincre la mort ne peut être que souhaité.

« Par-delà le petit au-delà de l’espoir, il y a peut-être un avenir de tous les futurs, un horizon lointain à partir duquel l’optatif désespéré coïnciderait avec l’espérance infinie ».

17. ABSURDITÉ DE LA SURVIE

La survie médicale, comme immortalité immanente. Espérance sans prétention métaphysique, que Jankélévitch balaye. (Transhumanisme, comme rêve d’une vie continuée).

Autre hypothèse : une vie numéro Deux, une vie ultérieure qui prendrait le relais de la première par-delà le vide de la mort. Résurrection comme sauvetage de toute la personne, corps et âme.

Survie dans le brassage énergético-matériel de l’être-nature. C’est là une façon de gommer le tragique : la mort n’est jamais mort de l’être-total; seul l’être-particulier trépasse. Secondarisation de la mort, et en effet : qu’est-ce qu’une mort individuelle face à la vie de l’espèce.

18. SURVIE DE L’ÂME D’APRÈS LE DUALISME

A priori, les vérités éternelles sont soustraites au devenir. Elles ne meurent pas. De là la postulation d’une âme éternelle.

Selon le dualisme, le je-ne-sais-quoi qui anime le corps ne peut être anéanti. Dissociation de l’âme et du corps, puis « voyage » de l’âme dans l’île des bienheureux.

De ce point de vue, la mort nous suggère que la vie ne coïncide pas avec l’existence. La vie pourrait exister autrement, comme autre chose que vie charnelle.

C’est l’idée platonicienne : la mort inverse les rapports entre positivité et négativité; la mort est délivrance de la prison de la vie. Le tombeau est un berceau.

19. CONTRE LE PRINCIPE DE CONSERVATION

Mais s’agit-il vraiment d’un tout-autre-ordre? L’âme n’est-elle pas le décalque du sujet, son corps en moins?

Et si l’âme n’est pas une chose, comment peut-elle se conserver dans son identité?

Thème de l’errance de l’âme, de « l’âme en peine », qui cherche un corps. Si, comme dit Platon, le corps est la prison de l’âme, pourquoi ne pas l’en débarrasser le plus vite?

L’âme n’est elle-même l’âme que dans sa symbiose avec le corps.

20. ABSURDITÉ DE LA NIHILISATION

L’argument de la conservation, malgré ses faiblesses, prouve quelque chose : la « tendance à persévérer dans son être » proteste contre la nihilisation.

La question du destin de l’âme continue donc à se poser, car la continuation de l’être est première par rapport au non-être. Et pourtant, c’est un fait : on meurt.

—> Débat insoluble de l’éternelle continuation et de la cessation.

Pascal : l’homme comme roseau pensant. « Il sait qu’il meurt »! La belle affaire, car il n’en meurt pas moins. Et pourtant, son savoir est une sagesse.

Vocation éternitaire de la pensée : la pensée prend conscience de la mort et, par cet acte, la survole. Mais étant elle-même la pensée immortelle d’un être pensant mortel, elle perd cette position dominante, et est à son tour maîtrisée par ce qu’elle croyait maîtriser…

C’est que le sage est obligé par ce sont il a la sagesse, comme le juge est obligé par la loi.

21.L’AMOUR, LA LIBERTÉ, DIEU, PLUS FORT QUE LA MORT. ET RÉCIPROQUEMENT!

Débat infini : efficacité anti-mortelle de l’amour, de la liberté, de Dieu. Et pourtant, reprise de l’amant, du libéré, du croyant par la mort.

L’amour est à la fois plus fort et moins fort que la mort. Il est donc aussi fort qu’elle.

La liberté est, elle aussi, archè, principe, aurore. Source inépuisable d’événement, elle est pari contre la mort. Résistance de la liberté et de la volonté… Pourtant, reprise elle aussi par la mort.

Dieu, selon Angelus Silesius, est celui qui dit Oui là où le Diable dit Non. L’espoir en Dieu est donc un espoir contre le non-sens, un espoir pour la fin de la fin… Infinie positivité de Dieu, qui compense l’infinie négativité du néant.

Mais c’est aussi, hélas, « donner un nom de baptème à notre incertitude ». La mort est une triste certitude, alors que Dieu est un beau pari.

Débat insoluble : incompréhensible que la mort soit, incompréhensible qu’elle ne soit pas.

22. L’IRRÉVOCABLE DE L’IRRÉVERSIBLE

Le roseau pensant, l’existence pensante ne sont pas de vains mots!

Le cumul de l’existence consciente et de la vie est notre réalité!

La pensée de la vie et de la mort est elle-même vivante sans être mortelle!

Le fait d’avoir été est indéfaisable : irrévocable de l’irréversible.

La mort ne peut nihiliser le fait d’avoir vécu Profonde surnaturalité de l’avoir-vécu.

!Seul ce je-ne-sais-quoi d’invisible et d’impalpable échappe à la nihilisation.

Saveur incomparable, unique, irremplaçable de l’existence (contre le pari de Pascal)

Jankélévitch

« Du moment que quelqu’un est né, a vécu, il en restera toujours quelque chose, même si on ne peut dire quoi;

nous ne pouvons plus faire désormais comme si ce quelqu’un était inexistant en général, ou n’avait jamais

été. Jusqu’au siècle des siècles, il faudra tenir compte de ce mystérieux avoir-été »

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