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DieudonnéHistoire d'une dérive

Comment un type drôle, acteur doué, plutôt àgauche, qui se voulait "rempart" contre le FrontNational, a-t-il pu devenir un polémisteantisémite, haineux, proche de l'extrême-droite etescroc? Ce livre retrace l'histoire de ce parcours.

Un livre numérique de LIBERATION

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Photo de couverture: Dieudonné en 2010. PhotoFred Dufour. AFP

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Table des matières▪ Couverture

▪ Dieudonné Histoire d'une dérive

▪ Table des matières

▪ 1999. Encore fréquentable

▪ 2002. Le syndrome Coluche

▪ 2002. Au jeu de l'ambiguïté

▪ 2003. Dieudonné, de la blague à la barre

▪ 2004. Salut Bouffon...

▪ 2004. Engrenage

▪ 2004. Là où la blague blesse

▪ 2009. Dieudonné, côté obscur

▪ 2013. Dans la mire de la place Beauvau

▪ 2014. "Le trouble à l'ordre public est établi..."

▪ 2014. D'impayable à insolvable

▪ 2014. Pris la main dans l'or

▪ 2014. A la Main d'or, les fans "rient de tout"

▪ 2014. Limoges résiste à Dieudonné

▪ Une chronique de Marcela Iacub. Dieudonné, tigre ou souris?

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▪ Une chronique de Stéphane Guillon. Dieudonné, la honteuse!

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Le milieu du gué

PORTRAIT. 1999, premier portrait dans Libération.Depuis deux ans, Dieudonné s'est illustré enpolitique en affrontant le Front national auxlégislatives à Dreux. Le personnage reçoit dessoutiens à gauche. Et se présente en agitateur quiaime se faire des ennemis.

Par Michel HOLTZ

(Paru le 29 avril 1999)

Ce qui surprend, c'est sa façon de parler. Comme une po-litesse surjouée et peu crédible. Comme si toute conversa-tion était un sketch. Du coup, quand il parle politique, et çalui arrive souvent ces temps-ci, ça prend des allures de pas-tiche. Une heure passe sur le même ton monocorde, on finitpar se dire que cette voix de speaker Gaumont des années50, c'est la vraie voix de Dieudonné. «Il n'est pas politicien,donc pas forcément adroit, dit le comédien et vieux copaindes débuts, Jacques Courtès. Mais, au moins, il tient à cequ'il dit.»

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Et ce qu'il dit lui vaut des ennemis, à la télé, dans le show-business ou chez ses voisins. Dieudonné est un emmerdeur.A force de chercher des noises à tout le monde, il en récolteen retour, sur sa fortune et son «affairisme» pour les plusposées, sur sa couleur de peau et son exploitation de la mis-ère des cités pour les plus nauséabondes.

Docteur Dieudo est un comique, habillé jeune, ouvert sur lesproblèmes d'intégration et de racisme. Pendant ce temps-là,mister Dieudonné claque la portière de sa Mercedes S500 etgère son entreprise, Bonnie Production, avec fermeté et pro-fessionnalisme. Lequel des deux l'emporte? Sa petite en-fance ne l'a pas vraiment formaté à devenir un winner re-vanchard. Né d'un père camerounais expert-comptable etd'une mère bretonne et sociologue, il a grandi entreFontenay-aux-Roses et Verrières-le-Buisson, banlieue paris-ienne sans cité, ambiance gentiment bourgeoise de gauche:«Chez nous, on n'était pas trop gaulliste.»

Ce qu'il aimait, c'est l'écriture; il deviendra commercial dechoc. «Je me présentais à un entretien d'embauche pourbac + 2 sans aucun diplôme et je repartais avec le contraten poche.» Le bagout sans doute, le fameux phrasé«pointu». Il vend de tout, des photocopieuses, des stand-ards téléphoniques et des autos, «six mois dans chaqueboîte, pas plus. Juste ce qu'il faut pour toucher les Assedic».Des pauses chômage pour exercer son autre activité:

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l'écriture de sketches et les débuts au café-théâtre avec uncopain rencontré en terminale: Elie Semoun.

Très vite, le duo se fait connaître, grâce à la télé. Les anim-ateurs les repèrent: ce sont de bons clients, capables de fairese gondoler les chaumières devant les talk-shows les plus in-consistants. Tout le monde les réclame, Dieudonné com-mence à renâcler. «Je voyais que les producteurs de prime-time se faisaient un blé pas possible, et nous on venait surles plateaux à l'oeil, prétendument pour notre promo.»Jusqu'à une certaine émission de Dechavanne. Pour unCoucou, c'est nous, l'animateur demande à Dieudonné de segrimer en femme africaine à boubou et régime de bananessur la tête. L'humoriste quitte le plateau et, depuis, exigeune rémunération pour chacune de ses prestations. «Saufquand c'est une vraie promo ou quand c'est une petiteémission pas trop con.»

Bagnoles. Justement, il est à l'Olympia ce soir. Hier estsorti le Derrière, film de Valérie Lemercier où il tient l'undes rôles principaux: un proctologue homosexuel. Alors ilcourt, téléphone pour faire avancer une parution, «pour queles gens puissent réserver pour le spectacle». Il vole deNulle part ailleurs au 20 h de Paris Première, en passantpar Drucker, à l'oeil. Mais pas chez Arthur: «Il me boycotte,m'accuse de cracher dans la soupe.» Tant pis. Il y aquelques semaines, il participe à l'émission Tout le mondeen parle, de Thierry Ardisson. A la diffusion, il n'y est plus,

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coupé au montage. «J'ai dit que la chasse est un sport quiconsiste à se promener tous les dimanches déguisé enmilice serbe. Ça a dû déplaire.» Ardisson en sourit: «C'esttout Dieudo, mais qu'il se rassure, il n'y a aucune censurechez nous. Son intervention sera diffusée dans une autreémission.»

A force, Dieudonné finit par énerver les barons de la télé, etça lui plaît bien. Comme s'il adorait se faire des ennemis, cequ'il a réussi à faire de son ancien acolyte Elie Semoun.Deux ans qu'ils sont séparés, deux ans que l'ex-compagnonde scène se répand en diatribes contre lui, sur le mode «c'estresté un vendeur de bagnoles, totalement obnubilé parl'argent». Elie le comédien laissait au producteur Dieudon-né le soin de tout gérer. Aujourd'hui, le gestionnaire est dis-cret sur ce point et se contente de dire qu'«il préfère être unproduit vivant, plutôt qu'un produit qui marche». L'argent,il le revendique. Les tournées, le cinéma, les télés, les cas-settes vidéo, sa Mercedes aussi. «Ça, c'est mon péchémignon. Mais, le reste du pognon de ma société, je le réin-vestis complètement.»

Philippe Coolen, l'un des voisins agriculteurs du petit coind'Eure-et-Loir où il est installé depuis cinq ans, le défend.«On peut se soucier du PIB; mais lui se soucie aussi du BIB,le bonheur intérieur brut des gens. C'est là-dessus qu'il in-vestit.» Le comique s'est installé dans une immense ferme, àquinze kilomètres de Dreux, avec sa femme, ses trois

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enfants et la dizaine de permanents de sa société. Un peuplus loin, il en a racheté une autre pour y loger des ateliersoù sévit une troupe informelle qui bricole des vidéos, duthéâtre et du spectacle vivant qu'il produit entièrement.

Aujourd'hui, un troisième corps de ferme l'intéresse, pour yaccueillir les jeunes du coin, des cités et d'ailleurs. Pour lui,ça doit être «un endroit un peu roots, pour leur rappelerd'où ils viennent, d'Afrique ou d'ailleurs». Pour les 400pétitionnaires opposés au projet, c'est un «déferlement devoyous» dans un coin de verdure française. Les signatairessont soutenus par Marie-France Stirbois, conseillèregénérale FN, et Dieudonné appelle à la rescousse DanielCohn-Bendit, Jack Lang, Marie-George Buffet et Fodé Sylla,qui drainent les caméras de télé vers ce coin de Beauce. Il sefrotte à la politique, comme il l'a déjà fait aux dernières lé-gislatives, lançant avec son «parti des utopistes», re-groupant les artistes de la région, un défi au FN, bien im-planté en Eure-et-Loir. Résultat: 8% des voix.

Ce combat contre l'extrême droite, la conscience de ses ori-gines, le racisme qu'il peut inspirer est pour lui une dé-couverte récente. «Je n'en ai jamais vraiment souffert. Jesuis parfaitement intégré.» A la différence de Smaïn ou deJamel Debbouze, les personnages de ses sketches sontsouvent des beaufs français, et les spectateurs n'y voient quedu feu. Seul le FN, dans ses tracts, l'appelle de son vrai nom,«monsieur Dieudonné M'Bala M'Bala».

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Une extrême droite découverte sur le tard, en 1994, à Mar-seille. «C'était une procession en hommage à Ibrahim Ali,assassiné par les colleurs d'affiche du FN. Je m'y suis joint,naturellement. A un moment, on m'a présenté à la famillede la victime, et ça a été un déclic.» A Dreux, son combatn'amuse plus la municipalité RPR. «Il se fait mousser surnotre dos, assure un cadre de la mairie. En expliquant queDreux égal fascisme, ça fout en l'air tout notre boulot.L'image de la ville est tellement pourrie qu'on n'arrivemême plus à embaucher de nouveaux fonctionnaires.» Leconseil municipal l'attaque en diffamation et demande auriche fermier 3 millions de francs de dommages et intérêtspour avoir déclaré sur France 2 et Europe 1 que «Dreux estla ville du renouveau fasciste». La mise en examen a étésignifiée. A docteur Dieudo ou à Mister Dieudonné?

Dieudonné en 5 dates

11 février 1966. Naissance à Fontenay-aux-Roses.

1991. Première scène avec Elie au Café de la Gare.

1994. S'installe à Saint-Lubin-de-la-Haye, près de Dreux.

1997. Séparation d'Elie Semoun. Candidat aux législatives àDreux. Nouveau spectacle, «Dieudonné tout seul».

1999. Pétition contre le projet de la ferme de la Moufle.

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Le syndrome Coluche

PROVOC. 2002, année présidentielle. Se rêvant ennouveau trublion de la campagne, Dieudonnéaffirme avoir récolté les 500 signatures nécessairespour être candidat à l'élection.

Par Didier HASSOUX

(Paru le 2-3 février 2002)

Même pas drôle. Depuis seize mois déjà, Dieudonné s'estdéclaré candidat à la présidentielle. Depuis dimanche derni-er, l'artiste a fait savoir, par son «comité de soutien», qu'ildisposait des 500 promesses de signatures. Problème:l'information ne sera vérifiable que lorsque les promessesdeviendront certitudes.

Clown. A titre de comparaison, Noël Mamère, qui bénéficiepourtant du réseau des élus écologistes, vient de franchir labarre des 400 signatures. Dieudonné erre entre deux spec-tacles et deux promos. Second problème: les membres deson «comité de soutien» dont il est ardu de connaître lesidentités sont, paraît-il, pour certains «à Porto Alegre»,pour d'autres «en tournée». Pour corser le tout, Dieudonné

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est injoignable, entre deux voyages, entre deux scènes. Bref,loin de sa campagne électorale.

Elle se jouera essentiellement sur la scène de Bobino, àpartir du 7 février et jusqu'au 7 avril. Soit deux semaines av-ant le premier tour. Son nouveau spectacle-meeting, intituléCocorico, «retrace le parcours d'un clown qui se présente àl'élection présidentielle, précise le dossier de presse. A tra-vers les témoignages d'une dizaine de personnages qui l'ontcôtoyé, on apprend à quel type de pressions notre joyeuxolibrius a dû faire face». La pseudo-campagne électorale del'artiste ne serait-elle qu'une vulgaire opérationcommerciale?

Ce n'est pas la première fois que le citoyen DieudonnéM'Bala M'Bala tente de séduire les électeurs-spectateurs. En1997, il emporte un succès d'estime en obtenant 7,74 % auxlégislatives à Dreux, en faisant battre la lepéniste Marie-France Stirbois. Un an plus tard, aux régionales, avec sesamis «utopistes», il tutoie la barre des 5 %. Enfin, aux mu-nicipales de mars 2001, le comédien ne va pas jusqu'au boutde sa démarche personnelle pour soutenir, dès le premiertour, la gauche plurielle. Avant qu'il ne renonce, DanyCohn-Bendit était allé le soutenir. Il ne le regrette pas et sedit disposé «à le refaire». Mais il conseille au comédien «derester tranquillement à la maison» pour la présidentielle.«C'est inutile de tenter de faire un remake de Coluche en1981, plaide l'écologiste. Un remake au cinéma, c'est

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toujours mauvais. Coluche, Montand, Dieudonné, fautoublier.»

Cité et Blacks. Stéphane Pocrain, porte-parole des Verts,ne partage pas cet avis. «Le paysage politique français a be-soin de trouble-fête. "Dieudo" est une des voix de la gauchecritique. Il est le candidat d'une autre République. Il parle àbeaucoup, dans les cités, aux membres de communautésblacks, à ceux qui font du hip-hop. Nous organisons en-semble, le 22 juin prochain, la première black pride.»Franco en sera. Le jeune d'origine afro-caribéenne, membrede la Brigade, groupe de hip-hop, est persuadé que «Dieud-onné peut faire aller voter. Même s'il ne va pas jusqu'aubout, il a ouvert une brèche. Dans les banlieues, on est fiersqu'un mec comme nous ose se présenter.»

Depuis un an, l'humoriste ne figure plus dans les enquêtesd'opinion consacrées à la présidentielle. Le 22 février 2001,l'indicateur Ifop pour l'Express le créditait de 4 %d'intentions de vote, à égalité avec François Bayrou. Septmois avant la présidentielle de 1981, 12,5 % des électeurs sedisaient disposés à voter Coluche. L'homme au nez rouge età la salopette demeure la référence. Même chez Dieudonné.Il s'inspire ainsi des Restos du coeur pour proposer les«Toits du coeur». Des jeunes, défavorisés, sans qualifica-tion, seraient employés à «réhabiliter en unitésd'habitations, les casernes militaires vouées à être désaf-fectées». En guise de salaire: les logements rénovés.

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Dieudonné indiffère les autres candidats. Seul Jean-PierreChevènement souhaite qu'il aille jusqu'au bout. Car «ilprend des suffrages à Mamère». Ce que ne nie pas le direc-teur de campagne des Verts. Jean-Luc Bennahmias se souvi-ent d'avoir fait monter Dieudo sur la scène du Zénith lorsdes législatives de 1997 et des régionales de 1998 en leprésentant, pour rire, comme «Roger Hanin». Alors queledit Roger Hanin soutenait la liste de Robert Hue.

Plus sérieusement, Bennahmias voit dans la démarche poli-tique du comique «une légitimité, lorsqu'il s'agit de re-vendiquer plus de place dans la société pour les Blacks.Mais il est surtout bon comme artiste. Dès qu'il fait de lapolitique, il devient mauvais, très rancunier». Vraiment pasdrôle.

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Au jeu de l'ambiguïté

CRITIQUE. Curieux spectacle que ce Cocorico!, jouéen pleine campagne présidentielle à laquelleDieudonné prétend participer. L'acteur est douémais le malaise pesant.

Par Gilles RENAULT

(Paru le 26 mars 2002)

«Quitte à voter pour un comique, autant s'adresser à unprofessionnel.» Entendu ça et là à la télévision, le slogan deDieudonné était acéré. Pourtant, du vrai-faux candidat à laprochaine échéance électorale ne transparaissent, dans sonnouveau spectacle, que la mention furtive de ses concur-rents (Chirac, Pasqua, Chevènement) et, surtout, un «salutprésidentiel» final, vaguement chorégraphié en forme de pi-rouette à prendre surtout au sens figuré, se dit-on. Ce qui nefait qu'entretenir l'ambiguïté, s'agissant d'un artiste qui, àplusieurs reprises, a déjà signifié son engagement«citoyen», sans qu'on parvienne toujours à en saisir la ten-eur exacte.

Pare-feu. Mélange probable de sincérité etd'opportunisme, Dieudonné ne s'est pas fait que des

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inconditionnels. Candidat aux législatives à Dreux en 1997,il remporte près de 8 % des suffrages en pare-feu contre leFront national. Fondateur du collectif d'artistes «les Utop-istes», il prend aussi une part active aux élections régionalesde 1998 ; s'investit au sein de Droit au logement ; ouvre,dans l'Eure-et-Loir, une ferme socioculturelle, ferméedepuis ; mène grand train en compagnie d'Elie Semoun(mariage scénique conclu par un divorce pas vraiment àl'amiable) ; souligne de manière douteuse le «charisme» deBen Laden, supérieur à celui de Bush, etc.

Véritable boulimique, depuis la dizaine d'années qu'il estdans le circuit humoristique (s'ajoutent au cursus, quelquesrôles au cinéma, du Derrière de Lemercier au Astérix etObélix de Chabat), Dieudonné M'Bala M'Bala n'est donc pasquelqu'un qui inspire une sympathie aveugle.

Pour le reste, le nouveau spectacle de ce banlieusard néd'une mère bretonne et d'un père camerounais se situeraitplutôt au-dessus de la moyenne pas très élevée, il faut bienl'avouer. Furetant dans les recoins de la médiocrité hu-maine, son Cocorico ! à lui arpente et piétine en quatre-vingt minutes les tares actuelles de la société : avocat mar-ron, agent d'entretien alcoolo, xénophobe et dépressif, vie-ille instit' dépassée par l'escalade de la violence en milieuscolaire, gendarme se souvenant avec nostalgie de la tortureen Algérie, sans-papiers embastillé...

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Tirant sur la corde de l'humour grinçant, provocateur(«autant paraître un peu couillon, comme ça le public peuts'identifier»), c'est peu d'écrire que tout n'est pas rose dansce cloaque où Dieudonné, «couvert» de tout dérapage sé-mantique par ses origines, brasse du «négro», «connard» et«bougnoule» à tour de bras. Poussant l'équivoque à sonpoint masochiste extrême, il va même jusqu'à dénigrer sapropre personne en se mettant dans la peau et le costumed'individus abjects témoignant du vrai Dieudonné (fétide,manipulateur) qu'ils auraient côtoyé. L'exercice est délicat,mais l'humoriste s'en sort convenablement, grâce à un in-déniable talent de comédien que l'on ne retrouve pas chez laplupart de ses homologues adeptes du one-man show.

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Dieudonné, de lablague à la barre

PROCÈS. 2003. Premier dérapage antisémite. Dansl'émission On ne peut pas plaire à tout le monde,l'humoriste, déguisé avec treillis, cagoule, chapeaurond et papillottes, parle d' "axeaméricano-sioniste" et lance un "Israël-Heil". Lesketch l'amène au tribunal pour diffamation àcaractère racial.

Par Renaud LECADRE

(Paru le 3-4 avril 2004)

Dieudonné M'Bala M'Bala entre dans la salle sous les ap-plaudissements. La présidente interrompt sèchement laclaque : «Le tribunal ne supportera pas la moindre mani-festation. Il s'agit d'une audience ordinaire, d'ailleurs nousavons d'autres affaires à traiter.» Et sans plus de trans-ition, elle prononce la condamnation de Jean-Marie Le Penpour incitation à la discrimination raciale.

Dieudonné, lui, n'est poursuivi que pour diffamation à cara-ctère racial, à cause de son foutu sketch sur France 3, avec

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treillis militaire, chapeau et papillotes juives, transpirantl'antisémitisme. L'humoriste admet qu'il fut bâclé. «Si jedevais le refaire, je retravaillerais mieux ce sketch, maispas dans sa teneur. Je suis conscient que le sujet est sens-ible, j'ai payé assez cher pour le savoir. Peut-être aurais-jedû l'écrire avec plus de travail, plus de pertinence.» Maisl'humoriste a sa fierté, il ne concédera pas qu'il n'était pasdrôle. De la définition de son art et de ses limites, il dit quec'est «faire rire en évitant de blesser les gens dans leur dig-nité». Il ajoute sans rire que c'est un «travail de précisiontrès difficile». Bien dit.

Sketch local. On passe rapidement sur le martial «Israël!» ou «Israheil !» qui a ponctué son sketch. Après réécoutede la cassette, tout le monde, le tribunal, les parties civiles -la Licra, le Consistoire de France, Avocats sans frontières etl'association Maccabi -, convient que c'est inaudible. Idemsur le claquement de bottes qui l'aurait accompagné.«J'étais en tennis, ça n'a aucun sens. Il y a eu unmouvement de jambe que chacun peut interpréter.»

On s'attache plutôt aux détails vestimentaires, le treillis, lacagoule, le chapeau rond et les papillotes. Dieudonné af-firme qu'il campait un personnage «intégriste, en tout cascolon israélien». Aucune ambiguïté, selon lui, avec la com-munauté juive de France. Pas de bol : une cassette de la téléisraélienne fournie par son propre avocat, un sketch localmoquant les colons extrémistes les présente munis d'une

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kippa et d'une kalachnikov. Sans chapeau rond ni papillotes.«Ce spécialiste de la question n'a pas oublié les attributs àla Rabbi Jacob. C'est la caricature traditionnelle du juifqu'on voit parfois à Paris ou à New York, s'exclame MeAlain Jakubowicz, avocat de la Licra. Heureusement, onn'en est plus au nez crochu.» Dieudonné se défaussepiteusement sur son magasin de farces et attrapes préféré,«notre fournisseur à nous comiques» : «Le chapeau faitproblème, mais c'est le seul accessoire qu'il a pu medonner.»

Quant au bras tendu, Dieudonné semble se foutre dumonde, mais après tout c'est son métier. Il commence pardire que c'est un «salut romain», un gimmick hérité dutournage d'Astérix et Cléopâtre. Quittant la BD, il finit parconcéder qu'il s'agit «très clairement [pour lui] d'un salutimpérialiste, fasciste et romain». Encore un effort et il ad-mettra un salut nazi, mais c'est trop lui demander. Me Jak-ubowicz peut plastronner. «Pas besoin d'être spécialiste enpolitique pour comprendre : les juifs saluent Sharoncomme les nazis saluaient Hitler.»

Devant les enquêteurs, Marc-Olivier Fogiel avait témoignédu fait que, sitôt l'émission achevée, Dieudonné aurait télé-phoné à un proche pour s'assurer que «le message est bienpassé». La signature de son forfait, selon ses détracteurs. Ilrétorque : «C'est une plaisanterie que vous me faites ? Si cepoint est important, Fogiel aurait dû être là.»

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Des témoins viennent à la rescousse de Dieudonné. BenoîtDelépine, ancien des Guignols réfugié au Groland, en faitune affaire de liberté d'expression : «J'aimerais pouvoircontinuer comme je le fais depuis des années, sans qu'unejurisprudence n'empêche de se moquer de telle ou tellecatégorie.» Christophe Alévêque, de la bande à Ruquier, at-teste que, lui aussi, il lui est arrivé de «déraper régulière-ment, en improvisant sur l'actualité fraîche». Mais lui aussiveut croire qu'une «société bien portante devrait pouvoirrire de tout, sans exclusive, en évitant la communautarisa-tion du rire, les blondes rigolant des blondes, les Belges desBelges».

Justement, la défense de Dieudonné a cru bon de faire vis-ionner une cassette sur les glorieux anciens, Coluche, De-sproges, Bedos, et leurs sketchs abordant frontalement laquestion du racisme. Une double épreuve pour lui : nonseulement toute la salle se marre franchement dans letribunal, ce qui n'était pas le cas chez Fogiel (sauf JamelDebbouze, apparemment bon client), mais les sketchs sontponctués de fines vacheries sur les racistes eux-mêmes.

Détecteur. Faute de mieux, Dieudonné se cramponne àl'anticléricalisme. «Deux semaines avant, j'ai fait un sketchsur France 2 sur un mollah, qui disait : "S'il y avait undétecteur de connerie, on ne pourrait plus entrer dans lesaéroports." On peut rire de l'intégriste musulman, maispas de l'intégrisme juif. La susceptibilité est différente, je

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trouve cela choquant. Je suis laïque, athée, la religion estune matière humoristique, mais visiblement pas pour toutle monde.» A la barre, interrogé sur ce qu'il sait du sion-isme, Dieudonné lui ajoute une dimension religieuse quiferait se retourner Theodor Herzl dans sa tombe.

Dès lors, Avocats sans frontières a beau jeu de dénoncer laconfusion qu'il entretient entre «juifs, sionistes et fonda-mentalistes : les jeunes des cités à qui il s'adresse sont lesnouveaux antisémites d'aujourd'hui». Le procureur lui re-proche de franciser le conflit israélo-palestinien : «Il tentede s'immiscer dans un débat qui le dépasse complètement,avec des propos démagogiques, dans une tentative de sé-duction des jeunes des cités, souvent nourris de slogans etde clichés. La seule solution à cette césure, à ces commun-autarismes qu'on essaie de dresser les uns contre lesautres, c'est la loi de la République, à laquelle M. M'Balasemble attaché». Il requiert une amende de 10000 euros.Dieudonné s'insurge de tout soupçon d'antisémitisme. Lapreuve : il a condamné les insultes contre la chanteuseShirel. A deux pas du tribunal, place du Châtelet, ses fansorganisent la réclame de son prochain spectacle, intituléMes excuses. Jugement le 27 mai.

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Salut Bouffon...

COURRIER. 2004. Dans une lettre à Dieudonné,l'acteur Elie Semoun dit à son ancien compagnonde duo, ce qu'il pense de son virage antisémite.

Par Elie SEMOUN

(Paru le 23 février 2004)

Salut bouffon,c'est le petit juif «reconverti dans le spec-tacle» qui t'écrit... Je t'écris pour te dire que je t'aime bien etque tu me fais de la peine. Non pas parce que tu es une soi-disant victime, censurée par un lobby d'ancêtres es-clavagistes, que tu n'as plus de travail, plus de public, plusd'argent (ça, j'y crois pas !). Mais parce que tu n'es plus celuique j'ai connu et avec qui je n'ai jamais autant ri.

A l'époque, je ne savais même pas que tu étais métis etj'avais oublié que j'étais juif, et ça n'a pas plus d'importanceque si j'étais belge ou breton.

Toi et moi, on s'est foutu de la gueule de tout le monde, sur-tout de nous, les gens adoraient ça. Dans le genre conceptantiraciste, on était les meilleurs, je continue à tenir le

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flambeau de notre humour, même si de temps en temps jefais le rossignol pour les jeunes filles !

Cette société me fait toujours aussi peur et nous dénonçonsles mêmes choses, ce sont les mêmes imbéciles qui nousfont rire, mes personnages sont souvent les tiens et viceversa. Je ne vois pas mieux que l'humour pour dire lesvraies choses de la vie.

Mais à cause de ça, j'ai l'impression d'avoir été trahi, tu n'esplus le même Dieudo. Je t'ai connu plus drôle... on diraitque tu veux refaire «Cohen et Bokassa» mais que tu asoublié le texte ou le partenaire.

Je te vois t'agiter comme un mauvais jongleur dans uncirque bidon, applaudi par des gens qu'on ne discerne pas,juste éclairés par les lumières de la scène, je vois des typesplus ou moins louches... certains ont des kippas ou des foul-ards, j'en vois un qui est venu avec sa fille, il a un oeil enmoins, il se frotte les mains.

Je ne veux pas entrer dans la polémique, tu fais ça plus malque moi, mais le talent n'excuse pas tout et certaines petitesphrases allument un feu que personne ne voudrait voirs'étendre à part quelques fous et pas toi j'espère...

J'espère te revoir dans ce que tu sais faire de mieux.

Je t'écris de l'île de la Réunion, pays du métissage par excel-lence, c'est pour ça que ça s'appelle la Réunion d'ailleurs, et

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tout le monde à l'air de bien s'entendre. Ça fait réfléchir non?

Allez, salut collègue.

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Engrenage

ÉDITORIAL. C'est l'histoire d'un mec qui, un jour, apété non pas les plombs mais plus haut que sontalent. Et il ne s'en est pas remis...

Par Jean-Michel HELVIG

(Paru le 21-22 février 2004)

N'est pas Coluche qui veut, quand il s'agit d'escaladerl'humour de l'extrême. Tout a été dit sur le médiocre sketchque Dieudonné est venu servir à la télévision. Mais ce qui, cesoir-là, était au moins aussi glaçant que la scène du rabbinnazi imaginée par «l'humoriste», c'était le sentiment que lesbornes et tabous qui ont longtemps exclu la parole anti-sémite de notre culture commune, avaient sauté à ce pointqu'elle pouvait faire irruption à une heure de grande écoutetélévisée. Et en plus portée par un artiste aux engagementsantiracistes et républicains réputés incontestables.

Que par mégalomanie, ou tout bonnement orgueildémesuré, l'artiste n'ait rien voulu céder ensuite sur le fondde son intervention tout en concédant des regrets de formel'a entraîné dans un discours décousu sur les communautar-ismes qu'il prétend dénoncer mais attise de fait en se

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plaçant lui-même dans une position d'opprimé qu'il n'estpourtant guère socialement. De surcroît, le voilà maintenanten plus promu martyr, compte tenu de l'interdit profession-nel en passe de le frapper.

Un engrenage absurde à arrêter d'urgence. Utilisé par cer-tains comme héraut d'une cause nauséabonde où tout juifest coupable de la politique d'Israël vis-à-vis des Palestini-ens, il devient pour d'autres, tout aussi excités, la cible àproscrire des salles de spectacles et des studios de télévi-sion. On sait depuis toujours comme il est facile à coups demenaces téléphoniques, de lettres d'avertissement aussi vi-olentes qu'anonymes, de créer une tension qui empêche desartistes de s'exprimer, avec des pouvoirs publics faisantmine de regarder ailleurs.

Au risque, cette fois, d'enfermer un peu plus l'intéressé danssa paranoïa, ses spectateurs dans l'incompréhension, et lenécessaire débat sur l'antisémitisme contemporain dans uneconfusion sans fin.

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Là où la blague blesse

PORTRAIT. 2004. Après son dérapage sur Israël,Dieudonné se défend d'être antisémite. Son show àl'Olympia est annulé à la suite de menaces.

Par Françoise-Marie SANTUCCI

(Paru le 20 février 2004)

Dans son spectacle le Divorce de Patrick, il se fait ainsiclouer le bec : «Toi, tu finiras présentateur météo à Al-Jezira.» En vrai, Dieudonné est donc interdit d'Olympia, lasalle ayant annulé le show à cause de «tensions extrêmes».Pour Daniel Cohn-Bendit, qui l'a croisé lors de plusieurscampagnes électorales, «Dieudonné pratique le "jusqu'au-boutisme" de la pensée, mais ceux qui l'attaquent aussi».Désormais, l'humoriste arbore l'estampille du martyr : «Quisont ces gens qui font si peur à l'Etat qu'il faille stoppermon spectacle ? Des terroristes ?»

En milieu de semaine, malgré une mine fatiguée, Dieudonnéreçoit dans son petit théâtre parisien de La Main d'or. Il ré-pond aux questions en mangeant un repas chinois. Des en-fants chahutent, qui sont venus pour un spectacle, et

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Dieudonné en rajoute un peu : «Ils sont trop drôles, vous netrouvez pas ?» mais n'évite pas les questions qui fâchent.

Notamment celle-ci, qui trotte sur toutes les lèvres depuisson sketch sur France 3: est-il antisémite ? «Non : je parledu fait religieux. Pas de l'individu, jamais.» Quand ausketch, où il parodiait un «intégriste» juif, il reconnaîtn'avoir «pas été très bon dans l'interprétation ; mais, sur lefond, [il] assume». Y compris d'avoir lancé «IsraHeil !» lebras tendu ? «Non, c'était juste "Israël !"» se défend-il mal-gré l'image. Et que de nombreuses personnes aient étéchoquées, le conçoit-il ? Hormis «ceux qui ont vécu laShoah», et à qui il a présenté des excuses le mois dernier, ilne voit pas. Ou si : «Des extrémistes religieux, peut-être.»

Son athéisme tranché, d'autres diront blasphème ou bêtise,rend le bonhomme plutôt sympathique en cette époque derenouveau religieux. «Pour moi, la religion devrait restercomme le jazz, la soupe aux choux ou péter dans son bain:cantonnée à la sphère privée.» Sa haine des dogmes ne secontente pas d'un bon mot. Il vomit sur tous, réservant lamême bile aux «communautés juives, musulmanes, chré-tiennes. Enfin, les chrétiens, c'est un peu terminé. Maisquand Houellebecq dit que l'islam est la religion la pluscon, je suis plutôt d'accord, quoiqu'il n'ait pas dû lire laTorah. C'est vrai que le Coran est une trahison du prophèteMahomet. Il serait là aujourd'hui, il ne pourrait pas ac-cepter d'être enfermé dans ce petit bouquin».

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Récemment, le débat sur le voile (il soutient la loi) l'a fran-chement énervé. D'accord pour virer les signes religieux,dit-il, mais «qu'on aille jusqu'au bout» : pourquoi laRépublique courtise-t-elle autant les organisations com-munautaires ? «Si c'est le seul moyen de se faire écouter, al-ors, les crépus de France, on va se regrouper, boudin créoleet petit punch, et on va inviter des ministres. Non, franche-ment : quel est le projet républicain dans ce pays ?» Lui quis'était présenté à plusieurs élections locales, qui avait faillise lancer dans la présidentielle de 2002, se dit «déçu» parles politiques (mais demeure «assez proche» des Verts). Etson adresse aux «cités» dans le fameux sketch à scandale deFrance 3, ne débouche pas sur une volonté de «récupérer»une quelconque France des banlieues. «Pour moi, il n'y aaucune différence de culture entre un jeune juif et un jeuneNoir.»

Son «projet», c'est plutôt de gommer les disparités. Outreles religions (il va bientôt se faire «débaptiser»), Dieudonnébalancerait bien toutes les identités par-dessus bord. «Métisfranco-camerounais, ça n'existe pas : je ne suis ni blanc, ninoir.» Derrière ces phrases abstraites, derrière le discours«universaliste» qu'il répète comme un mantra, pointe autrechose : le ras-le-bol d'une société à deux vitesses, où lesNoirs sont toujours perdants. Et raillés. «Quand MurielRobin fait son sketch avec sa fille qui épouse un Nègre, toutle monde rigole. Je lui dis : "Vas-y, fais la même chose avecun juif, ce sera plus surprenant." Un Noir c'est facile, ça

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fait partie du "patrimoine humoristique", les Michel Leeb etcompagnie.»

Depuis deux mois, c'est pire, affirme-t-il. Quand on lui lance«Dieudo, sale Négro, les juifs auront ta peau», qui se ré-volte ? «Personne.» Encore une preuve, dit-il, du «deuxpoids, deux mesures» à l'oeuvre dans une société françaiseoù triomphe une «comédie musicale comme Autant en em-porte le vent, qui se déroule pendant la traite négrière».

Une réaction communautariste ? «Bien sûr, ça peutm'arriver. Quand on a cette couleur de peau, le racisme, onconnaît.» Il est arrivé que ses trois enfants, entre 11 et 14ans (il montre les photos dans son portefeuille), bien que«nègres légers» (la femme de Dieudonné est blanche), sesoient fait traiter de «sales Nègres» à l'école. Son problèmeavec Israël est lié à ça, l'Etat hébreu ayant été coupable,selon lui, d'«un soutien indéfectible à l'apartheid es-clavagiste d'Afrique du Sud». Il était jeune, à un âge où l'onse forme politiquement : «Ça m'a marqué.» Et d'affirmer :«Je n'aime pas les gens d'extrême droite et, en Israël, il y ena quelques-uns. Mais il y a aussi des gens qui pensentcomme moi, y compris parmi les militaires.»

Terrain miné, compliqué. L'humoriste prendrait-il goût,malgré tout, à ce fatras de provocations et de pressions,comme l'a affirmé son ex-compère en blagues, Elie Semoun? «J'aime beaucoup Elie, dit Dieudonné, mais il a une con-science artistique différente de la mienne ; il interprète

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désormais des chansons d'amour pour jeunes filles. Qui denous deux a mal tourné, je ne sais pas.» Serait-ce lui ? Areprendre ses récentes déclarations, dont certaines exhalentun parfum douteux, Dieudonné concède «des phrases mal-adroites», admet même que son «raisonnement» peut être«simpliste». Le vieux copain Alain Chabat, avec qui il atourné plusieurs fois, «ne reconnaît pas le Dieudo» qu'ilaime. «Le sketch, je l'ai trouvé pourri mais ça arrive.J'attends quand même qu'on en parle. Ça m'étonne : oùveut-il aller, au fond ?»

Dieudonné goûte l'«humour extrême» comme d'autres uneexpédition sur le toit du monde. Avec le risque de dévisser,le risque de préférer «le malaise» au «dictionnaire deblagues à Toto». C'est un peu le problème avec lui : il n'apas totalement tort, disent ses admirateurs, mais il s'y prendtellement mal. Son terrain de prédilection par exemple(«l'axe du bien, les attentats du 11 septembre ou la guerreen Irak») est délicat ; ses amis pencheraient pour plus deprudence. Alain Chabat, qui a commis quelques blaguesjuives il y a quinze ans avec les Nuls, estime qu'aujourd'hui,«c'est vrai, tout le monde est très tatillon».

On en est là. Des spectacles annulés, des gens choqués, unhomme seul. Non, non, assure-t-il. «Je suis très entouré,vous n'avez pas idée du nombre de gens qui me sou-tiennent.» On boit du thé, il est toujours aussi ouvert etpourtant n'enlève jamais ce masque d'urbanité un peu vain.

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Protection, manipulation ? Dieudonné parle avec réticencede sa femme sculptrice (ils vivent ensemble depuis quinzeans), de ses trois enfants, de ses parents (une mère soci-ologue à moitié bouddhiste en Bretagne, un père expert-comptable au Cameroun) ou de ses revenus (7 600 eurospar mois). «On ne manque de rien», dit-il. De calme peut-être ? «Non. C'est bien, l'aventure. Je ne sais pas où on va.»

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Dieudonné, côtéobscur

GRAND ANGLE. Jusqu'où pousser la provocation?Jusqu'à faire monter sur la scène du Zénith lenégationniste Faurisson. Dieudonné ne recule plusdevant rien. Enquête sur la galaxie de ses amis,militants d'extrême droite et Français issus del'immigration, réunis dans la détestation du«sionisme» et de l'Etat d'Israël.

Par Christophe FORCARI

(Paru le 2 janvier 2009)

Ultime provocation d’un histrion à la carrière en berne pourattirer les feux des projecteurs ou aboutissement logiqued’une démarche entamée il y a plusieurs années ? Comment,à 43 ans, Dieudonné - l’ex-comparse d’Elie Semoun, quis’était présenté à Dreux, en 1997, face à la candidatelepéniste Marie-France Stirbois, dénonçant alors «le cancerFN» et le «grand manitou borgne» - en est-il arrivé à in-viter, pour la dernière de son spectacle J’ai fait le con, auZénith, Robert Faurisson, le pape du négationnisme ?

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Pourquoi a-t-il fait baptiser sa fille Plume, en juillet àBordeaux, dans la paroisse traditionaliste de l’abbéLaguérie, qui avait prononcé l’homélie funèbre du milicienPaul Touvier ? Et pourquoi lui a-t-il choisi pour parrain leprésident du Front national ?

Sur la scène du Zénith à Paris, ce vendredi 26 décembre,devant 5000 personnes, son public habituel, jeune, black etbeur, un des assistants du showman, habillé en déporté avecl’étoile jaune, lui remet le «prix de l’infréquentabilité et del’insolence».Les spectateurs qui ne connaissent pas forcé-ment le géronte du révisionnisme français applaudissenttimidement puis se lâchent de bon cœur quand il s’agit deconspuer «le sionisme» ou d’applaudir «la résistancepalestinienne».

Sur le côté de la scène, dans les promenoirs, Jean-Marie LePen assiste au spectacle en compagnie de son épouse Jany.Le lendemain, à l’annonce de la nouvelle, Marine Le Pen,vice-présidente du FN et benjamine des trois filles du leaderd’extrême droite, envoie un SMS énervé à ses collaborateursparisiens. «Cette mise en scène est affligeante. Ces typessont dingues !!!!»écrit-elle. Après s’être dit «étonné» et«choqué», Le Pen se ravise pour convenir que «Dieudonnéavait un peu exagéré».

Dans la salle, beaucoup plus en vue, se trouvent aussi KemiSeba, leader du groupuscule noir racialiste, la Tribu Ka, dis-sout en juillet 2006 pour «appel à la violence et

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antisémitisme», et actuel président du Mouvement desdamnés de l’impérialisme. Ou Ginette Skandrani, exclue desVerts pour «cryptonégationnisme». Il y a aussi PhilippeOlivier, l’époux de Marie-Caroline Le Pen, passé dans lesrangs mégretistes lors de la scission de 1998, conseiller offi-cieux de Marine Le Pen. Julien Lepers, l’animateur de Ques-tions pour un champion, est également à la soirée.

En rabbin ultra-orthodoxe

Pour se défendre, Dieudonné invoque «la défense de laliberté d’expression» ou la nécessité des coups de pub pourassurer la promo de ses spectacles. Comme les médias sontaux mains de «lobbies», selon la vieille rengaine de tous lesultras, Dieudonné s’en trouve donc exclu.«Quand t’es boy-cotté, censuré comme moi […]. J’avais pas les moyens defaire autre chose. Vous savez combien ça coûte une cam-pagne de promotion sur TF1, vous ? J’ai appelé mon poteJean-Marie. Je lui ai dit: ça fait trois ans que j’essaie depasser dans les médias, c’est la galère. Alors j’ai eu une idée: est-ce que vous pourriez être le parrain de ma fille ? Çapeut relancer ma carrière», tentait-il de se dédouaner enjuillet, devant ses fans réunis à la Main d’or, son théâtre etquartier général, dans le XIe à Paris.

L’humoriste se pose en victime, en paria du système. Unedéfroque endossée avant lui par Jean-Marie Le Pen. Depuis

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des années, Dieudonné gravite en effet au sein d’unenébuleuse qui s’étend des représentants de la banlieue issusde l’immigration aux groupuscules d’extrême droite les plusradicaux, réunis sous la même bannière d’un antisionismeprononcé.

En 2002, il se lance dans la présidentielle sans allerjusqu’au bout, faute de réunir les 500 parrainages exigés. Néd’une mère d’origine nantaise et d’un père camerounais ex-pert comptable, marié à une Bordelaise, Dieudonné M’balaM’bala profite de sa campagne pour dénoncer «le deuxpoids deux mesures»dans l’indemnisation des descendantsde victime de crime historique. En clair, les rescapés de laShoah et leurs descendants sont mieux lotis que les fils desvictimes de la traite des Noirs.

En 2003, sur le plateau de l’émission de Marc-Olivier Fo-giel, On ne peut pas plaire à tout le monde, déguisé enrabbin ultra-orthodoxe, il dénonce «l’axe américano-sion-iste» avant de conclure par un tonitruant «Isra Heil!». Un«sketch» qui lui vaudra une première condamnation pour«diffamation publique à caractère racial».

Nouvelle étape lors des européennes de 2004. Dieudonné seprésente sur les listes Euro-Palestine avant d’en être écarté -déjà - à cause de ses fréquentations douteuses. Dans cettemouvance, il retrouve Alain Soral, essayiste romancier an-cien du PCF et aventurier politique. Et Nouari Khiari, connusous le pseudonyme d’«Abdelnour» dans les milieux

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islamistes radicaux et pour ses violentes diatribes contrel’Etat d’Israël. Homme d’affaires, entrepreneur, NouariKhiari est également un proche de Farid Smahi, ex-con-seiller régional FN d’Ile-de-France. Les deux hommesseront à l’origine du déplacement très médiatisé de Le Pensur la dalle d’Argenteuil (Val-d’Oise) en avril 2007, là mêmeou Sarkozy avait lancé son fameux Kärcher. Nouari Khiariinterceptait alors les passants pour leur proposer d’aller dis-cuter avec Le Pen. En avril 2005, Khiari avait été interpelléet poursuivi pour «banqueroute par détournementsd’actifs, défaut de comptabilité, abus de biens sociaux et as-sociation de malfaiteurs en relation avec une entrepriseterroriste».

Au Bourget ou à Damas

Dans la sphère des amis du comédien figure égalementAhmed Moualek, animateur du site «La banlieues’exprime». A l’été 2006, ce dernier participe à un voyage auSud-Liban et en Syrie avec Dieudonné, l’inévitable AlainSoral, Thierry Meyssan, le fondateur du réseau Voltaire etFréderic Chatillon, ex-responsable du GUD (Groupe uniondéfense, organisation étudiante d’extrême droite), qui alongtemps entretenu des liens étroits avec le généralMustapha Tlass, ancien chef des services secrets syriens. Cethomme fort de Damas s’était fait une marotte de financer

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les groupes d’extrême droite occidentaux et l’impressiond’opuscules révisionnistes dont le fameux Protocole dessages de Sion, classique de la littérature antisémite. AlainSoral sera, lui, à l’origine du tournant «national républi-cain» de Le Pen, pendant la dernière campagne présidenti-elle. Lors de son discours de Valmy en septembre 2006, leleader d’extrême droite invite les Français issus de l’immig-ration à voter FN. Ahmed Moualek, sur le site de La ban-lieue s’exprime, n’hésitera pas à dire tout le bien qu’il pensedu président du FN. Avec un appel au vote à peinedissimulé.

En 2005, un nouveau personnage apparaît dans lanébuleuse du théâtre de la Main-d’or. Il s’agit de MarcRobert, de son vrai nom Marc George, ex-candidat FN auxmunicipales de 1995 à Eragny (Val-d’Oise). Il est réputépour faire volontiers le coup-de-poing et perturber les meet-ings de Philippe de Villiers. En 2006, il devient le directeurde campagne de Dieudonné avant que celui-ci ne jette unenouvelle fois l’éponge. Aujourd’hui secrétaire général del’association Egalité et réconciliation, dirigée par l’essayisteAlain Soral, Marc Robert a été un des organisateurs de lavisite de Dieudonné à la fête Bleu-Blanc-Rouge (BBR) auBourget en novembre 2006. Candidat FN à Nice auxdernières municipales, le Front lui a, selon un cadre dumouvement, reproché «un score inversement proportionnelà ses notes de frais».

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Toto, Hitler et les Pygmées

La visite de courtoisie de Dieudonné aux BBR et la poignéede mains échangée avec Le Pen ne resteront pas sans suite.En décembre 2007, l’état-major du FN, quasiment au grandcomplet s’installe dans le carré VIP de la salle du Zénith ouDieudonné joue la dernière de son spectacle Dépôt de bilan.Bruno Gollnisch, qui avait reçu le soutien de Dieudonné lor-squ’il avait été mis en cause pour ses propos révisionnistes,a fait le déplacement. Comme Jany Le Pen accompagnée parFrédéric Chatillon et Thierry Meyssan.

Au fil de son one-man-show, Dieudonné multiplie les allu-sions à la communauté juive, en prenant soin de rester à lalisière légale de l’antisémitisme. Il mine un journaliste jou-ant les carpettes aux ordres de Roger Cukierman, alorsprésident du Conseil représentatif des institutions juives deFrance. «Comment M. Cukierman, vous avez un rhume ?Mais on va faire la une tout de suite», lance-t-il face à unpublic jeune très majoritairement black et beur qui réagit auquart de tour à toutes les allusions visant la communautéjuive. Mêmes francs éclats de rires quand il parodie lesderniers jours de Hitler dans son bunker ou encore quand ilraconte l’histoire de Toto qui conteste l’existence deschambres à air…

La liaison avec le FN se poursuivra encore, en mars 2007,avec un voyage au Cameroun en compagnie de Jany Le Pen,

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pseudo-humanitaire et destiné à attirer l’attention desFrançais sur le sort des Pygmées.

Dieudonné n’a eu de cesse de se rapprocher de groupes oude personnes à l’antisémitisme à peine dissimulé souscouvert de pourfendre «l’axe américano-sioniste». Lethéâtre de la Main-d’or sert ainsi de dépôt-vente au toutnouveau bimensuel d’extrême droite Flash. En septembre, àl’issue d’une manifestation contre l’Etat hébreu interdite parla préfecture de police, les organisations à l’origine de cetappel se sont repliées au théâtre de la Main-d’or pour uneconférence de presse improvisée. Thomas Werlet, présidentfondateur de la Droite socialiste, prend alors la parole. LesRG ont remarqué que des tracts et imprimés de ce groupus-cule ultra - comme une affiche indiquant «Le sionisme, c’estcomme la gangrène ! On l’élimine ou on en crève !» -transitaient par le théâtre de la Main d’or.

Avec un tel passé récent, la présence de Robert Faurisson aucôté de Dieudonné apparaît quasi naturelle. Ce rassemble-ment hétéroclite, ce «syndicat des ostracisés», selon l’ex-pression du politologue Jean-Yves Camus, jouent la carteidentitaire, noire, beur ou blanche à fond. Un retour à l’eth-nicisme. L’extrême droite radicale vient de trouver des alliéscontre leurs ennemis communs : le sionisme et l’Etat d’Is-raël. Elle mise sur une stratégie de tensions entre lesdifférentes communautés dont les émeutes de 2005 ne

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seraient que les prémices. Une stratégie dont Dieudonnés’est fait le clown.

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Dieudonné dans lamire de la placeBeauvau

SURENCHÈRE. 2013. Désormais clairement àl'extrême droite, Dieudonné persiste et signe. MaisManuel Valls, ministre de l’Intérieur donne desconsignes aux préfets visant à interdire lesréunions publiques de l’«humoriste», auteur denouveaux propos antisémites.

Par Sylvain MOUILLARD et FabriceTASSEL

(Paru le 28-29 décembre 2013)

«Dieudonné a changé d’échelle» : voilà comment le min-istère de l’Intérieur justifie son initiative, vendredi, de men-acer d’interdiction les spectacles de «l’humoriste». C’est lorsde l’un d’entre eux, au théâtre parisien de la Main d’or, queDieudonné a, fin décembre, agressé verbalement le journal-iste de France Inter Patrick Cohen : «Quand je l’entends

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parler, Patrick Cohen, je me dis, tu vois, les chambres àgaz… Dommage.»

«L’humoriste» est déjà un multicondamné

Les attaques contre Patrick Cohen - qui ont fait l’objet d’unsignalement à la justice par Radio France - ne sont que ledernier avatar d’une longue série de dérapages antisémitesde la part de Dieudonné. L’homme de 47 ans a déjà été con-damné à sept reprises par la justice. «Il y a une dizained’années, les associations antiracistes ont mené un combatd’avant-garde, en déposant plainte contre les propos deDieudonné, se souvient Me Sabrina Goldman, avocate de laLicra. Désormais, c’est à chaque fois le ministère public quise charge d’engager les poursuites. Dieudonné a beau seposer en martyr, victime de la vindicte des associations an-tiracistes, il faut bien rappeler que c’est la justice françaisequi le poursuit.»

Le dernier épisode ne remonte qu’à quelques semaines. Finnovembre, l’ancien comparse d’Elie Semoun a écopé en ap-pel de 28 000 euros d’amende pour diffamation, injure etprovocation à la haine et à la discrimination raciale. Encause : deux chansons diffusées sur Internet, notammentune transformant la chanson d’Annie Cordy Chaud cacao enShoah nanas. Par le passé, Dieudonné avait aussi été con-damné à des amendes, pour avoir assimilé en 2005 la mém-oire de la Shoah à de la «pornographie mémorielle» ouavoir comparé en 2004 les «juifs» à des «négriers».

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Confrontés à l’efficacité toute relative de ces procédures«classiques», les pouvoirs publics semblent déterminés àpasser à la vitesse supérieure.

Le trouble à l’ordre public invoqué

C’est le principal angle d’attaque évoqué par la placeBeauvau. Selon l’Intérieur, les spectacles de Dieudonné«n’appartiennent plus à la dimension créative mais con-tribuent à accroître les risques de trouble à l’ordre public».Des élus ont déjà tenté, en vain, d’obtenir l’interdiction detels spectacles. En mai, Jean-Jacques Pujol, le maire (UMP)de Perpignan, avait pris un arrêté dans ce sens. Mais letribunal administratif de Montpellier avait cassé sa décisionavec un argumentaire jésuitique : d’un côté, les magistratsont admis que l’opposition de l’élu à des propos racistes etantisémites était fondée ; mais de l’autre, ils ont estimé qu’àpartir du moment où Dieudonné avait renoncé à chanterShoah nanas le risque de trouble à l’ordre public ne se justi-fiait plus.

Le ministère de l’Intérieur est conscient de la difficulté jur-idique posée par une interdiction a priori. «La liberté d’ex-pression est protégée par la Constitution et la Conventioneuropéenne des droits de l’homme. L’interdiction doit doncrester l’exception, explique un conseiller de Manuel Valls.Mais les événements de Lyon, lorsque six jeunes juifs ontvoulu s’en prendre à l’auteur d’une quenelle, traduisent unrisque accru de trouble à l’ordre public. Nous avons

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basculé du champ de la loi de 1881 sur la liberté d’expres-sion à celui de l’ordre public.» Le ministère de l’Intérieur nedemandera pas lui-même l’interdiction d’un spectacle, maispasse une consigne aux préfets sur cette possibilité d’artic-uler la liberté d’expression et le trouble à l’ordre public.Vendredi, Jean-Claude Gaudin, le maire (UMP) de Mar-seille, a affirmé son intention de demander au préfet l’inter-diction d’un spectacle de Dieudonné prévu le 2 février.

Un prochain terrain d’affrontement judiciaire

Salut antisémite pour certains, simple bras d’honneur anti-système pour d’autres : la «quenelle», geste de ralliement dela «Dieudosphère», a émaillé l’actualité en 2013. On necompte plus les photographies de personnalités ou d’incon-nus posant main ouverte près de l’épaule, bras opposé tenduvers le bas, paume ouverte et doigts joints. Le geste, «ré-volutionnaire et antisystème» selon Dieudonné, avait uneconnotation tout autre à sa naissance, en 2009 : «L’idée deglisser ma petite quenelle dans le fond du fion du sionismeest un projet qui me reste très cher», disait-il à Libération.

Pour Sabrina Goldman, il est clair que la quenelle a un «ca-ractère antisémite». C’est pourtant par l’entremise deDieudonné, associé pour l’occasion à l’historien négation-niste Robert Faurisson et à une bordée de meurtriers con-damnés (Youssouf Fofana, Alfredo Stranieri, Philippe Abit-bol…), que le geste pourrait faire l’objet d’un premier débatjudiciaire. Dieudonné poursuit en effet en justice une lettre

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de Alain Jakubovicz, le président de la Licra, au ministre dela Défense, dans laquelle il qualifiait la quenelle de «salutnazi inversé». «C’est une plainte à vomir qui n’a aucunechance d’aboutir», estime Me Sabrina Goldman.

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"Le trouble à l'ordrepublic est établi..."

JURISPRUDENCE. Malgré les demandes de certainesvilles, aucun tribunal administratif n'avait acceptéde restreindre la liberté d'expression en interdisantles spectacles de Dieudonné. En Conseil d'Etat, leministère de l'Intérieur emporte la premièredécision d'interdiction.

Par Sonya FAURE, Willy LE DEVIN etSylvain MOUILLARD

(Paru le 10 janvier 2014)

Il y a désormais une jurisprudence Dieudonné. Le Conseild’Etat a tranché : le spectacle de l’«humoriste» qui devaitavoir lieu à Nantes a été interdit. C’est un virage de la doc-trine administrative qui, depuis 1933, avait toujours été trèssourcilleuse sur la liberté de réunion et d’expression, estim-ant que c’était aux maires et aux préfets de prévoir les forcesde police suffisantes pour pouvoir garantir l’ordre public.

Jeudi soir, le Conseil d’Etat a considéré, à l’inverse dutribunal administratif de Nantes qui avait statué quelques

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heures avant, que «la réalité et la gravité des risques detroubles à l’ordre public [étaient] établis». Dieudonnépourra toujours continuer à contester chaque décision d’in-terdiction de son spectacle prise par les maires et les préfets,mais les juges devraient suivre la nouvelle jurisprudence. Etmême si Dieudonné faisait une requête sur le fond de l’af-faire, il y a fort à parier que le Conseil d’Etat ne reniera pasle juge Bernard Stirn, deuxième personnage le plus import-ant de l’Institution.

En revanche, il ne serait pas étonnant que Dieudonné en ap-pelle à la Cour européenne des droits de l’homme… avec lapossibilité de voir la France se faire condamner (dansquelques années) pour atteinte à la liberté de réunion etd’expression.

Insultes.«L’enjeu, c’est la lutte contre la dérive antisémitedans laquelle s’est engagé M. Dieudonné au fil du temps, aproclamé le Premier ministre Jean-Marc Ayrault, jeudi soir.Chaque spectacle était une spirale. Il s’agit d’une décisionadministrative mais le combat n’est pas qu’administratif, ilest aussi éducatif, politique.»

La plus haute juridiction administrative s’appuie, comme lacirculaire rédigée par Manuel Valls, sur la «dignité de lapersonne humaine» pour justifier sa décision. Le Mur (lenom du spectacle de Dieudonné) «contient des propos decaractère antisémite, qui incitent à la haine raciale, et fontl’apologie des discriminations, persécutions et

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exterminations perpétrées au cours de la Seconde Guerremondiale», affirme le Conseil d’Etat.

Enfin, il valide l’interdiction a priori, c’est-à-dire avantmême que le spectacle n’ait lieu et sans que l’on sache siDieudonné proférera bien ses insultes sur scène :«M. Dieudonné M’Bala M’Bala a fait l’objet de neuf con-damnations pénales, dont sept sont définitives, pour despropos de même nature», a pointé Pascale Léglise, la com-missaire du gouvernement. Le Conseil d’Etat sous-entenddonc que le récidiviste récidivera.

Foulée. L’agitation régnant jeudi après-midi dans le hall dela plus haute juridiction administrative française, annonçaitune décision qui ferait date. Bernard Stirn, ouvre l’audiencepublique: d’entrée, Pascale Léglise, décoche les flèches :«Les propos de Dieudonné dans ses spectacles relèvent del’indicible. […] C’est une erreur de droit de ne pas con-sidérer qu’il s’agit de propos atteignant la dignitéhumaine.»

Réplique de Sanjay Mirabeau, l’un des quatre avocats ducomique: «Ce n’est pas Dieudonné qui est dans lasurenchère, mais Manuel Valls, dans le courroux qu’il faitpleuvoir sur lui. Au lieu de filmer la scène, il faudrait filmerles spectateurs de Dieudonné. Ce ne sont pas des crânesrasés faisant des gestes obscènes, mais des gens qui rientpar milliers.» L’audience est bouclée en une heure. BernardStirn réapparaît peu avant 18 h 30 et lit son arrêt. Le show

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est interdit. Sonnés, les avocats de l’«humoriste» quittent leConseil d’Etat sans aucun commentaire.

Au ministère de l’Intérieur la requête était prête, en cas dedécision défavorable venue du tribunal administratif deNantes. Elle est tombée à 14 h 20. A 15 heures, Manuel Vallssaisit le Conseil d’Etat. Celui-ci avait évidemment déjàplanché sur la question, imaginant bien que le «perdant» deNantes, que ce soit Valls ou Dieudonné, ferait appel à lui. Ildécide de tenir audience deux heures plus tard, et de rendresa décision dans la foulée. Il y était contraint avant la tenuedu spectacle, mais cette précipitation a laissé peu de tempsaux avocats de Dieudonné pour prendre connaissance de larequête du ministre et préparer leur argumentaire. «On mefixe une audience à 17 heures m’empêchant matériellementd’être présent, c’est scandaleux, on bafoue les droits de ladéfense», a dénoncé l’avocat de Dieudonné, JacquesVerdier.

Sans tomber dans la paranoïa, les contacts sont aisés entreles conseillers d’Etat de l’institution et ceux en poste dansles ministères. Il n’est ni surprenant ni choquant que la cir-culaire, dont l’argumentaire a été peu ou prou repris dansl'arrêt, ait été rédigée par un juriste formé au Conseil d’Etat.«Le Conseil d’Etat joue son rôle de garant des institutionsrépublicaines : nous sommes dans une période de crise, iln’y avait plus moyen d’arrêter ce personnage et le Conseilaurait difficilement pu désavouer le ministre de l’Intérieur,

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admet Serge Slama, maître de conférences en droit public àl’université d’Evry. En revanche, nous allons regretter cettejurisprudence qui restreint les libertés au nom de la déclar-ation des droits de l’homme et de la traditionrépublicaine.»

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D'impayable àinsolvable

CAGNOTTE. Condamné à des milliers d’eurosd’amendes, l’«humoriste» antisémite a mis surpied un système pour échapper au fisc. De samaison à sa boîte de production, décryptage d’unmontage qui lui a permis de narguer l’Etat.

Par Dominique ALBERTINI

(Paru le 7 janvier 2014)

Dans le viseur des pouvoirs publics pour ses saillies anti-sémites, Dieudonné l’est aussi pour de considérables im-payés judiciaires. Un jeu dangereux, qu’il a enclenchédepuis déjà plusieurs années et qui pourrait lui coûter trèscher. Toutefois, l’homme n’entend pas se rendre aisément eta mis sur pied un savant système, avec pour chef d’orchestresa compagne.

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Noémie Montagne, les cordons de la bourse

Si l’«humoriste» a encore tout le loisir de se produire surscène, il le doit en premier lieu à sa compagne de 37 ans,avec qui il a plusieurs enfants. Sans elle, Dieudonné auraitdéjà eu affaire depuis belle lurette aux agents de Bercy…

Il y a encore cinq ans, le «dieudo-business» était en effetl’affaire de la société Bonnie Productions, dont l’agitateurétait lui-même gérant. Dans ses derniers comptes officiels,publiés en 2009, l’entreprise affichait un maigre bénéfice de6700 euros. Depuis, plus rien. Jusqu’à la radiation du re-gistre du commerce, en 2013. «Dieudonné a sciemmentlaissé mourir cette société, affirme Chrystel Camus, pro-ductrice, qui a travaillé avec lui entre 2012 et 2013. Il a lais-sé des ardoises à son nom, par exemple au Zénith de Paris :lorsque j’avais contacté la salle pour y organiser un spec-tacle, ils avaient refusé, arguant d’un impayé de 15000 euros.»

Laissée en déshérence, cette société laisse la place à uneautre structure, créée en 2009 : les Productions de la plume,dont le premier objet est «la production de spectacles et demanifestations culturelles». Une affaire qui tourne,puisqu’elle a affiché en 2012 un chiffre d’affaires de 1,5 mil-lion d’euros pour la production de services (les spectacles),318 000 euros pour la vente de marchandises et un bénéficede 230 000 euros. Une affaire familiale aussi, puisque les

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deux femmes qui s’en partagent le capital sont NoémieMontagne et sa mère, Josiane Grué - Plume étant par ail-leurs le prénom d’une fille de Dieudonné. Ce dernier, en re-vanche, n’apparaît pas dans les statuts de l’entreprise. «Envertu du principe de séparation, ce qui appartient à la so-ciété n’appartient pas à Dieudonné», insiste son avocat,Jacques Verdier. Avant d’ajouter, au risque de la contradic-tion : «La société est prête à lui reverser une partie des re-cettes pour qu’il paye ce qu’il doit. Il y aurait un arrange-ment. A la limite, tout est possible.»

L’étanchéité entre Dieudonné et les affaires de sa femmesemble donc absolue ou variable selon les intérêts du mo-ment. Dernièrement, Noémie Montagne a déposé auprès del’Institut national de la propriété intellectuelle la marque«quenelle» dans le domaine de la boisson et des médias, et acréé E-quenelle, société de «conseil en relations publiqueset communication» affichant pour 2012 un bénéfice de18100 euros. Enfin, son influence n’est pas non plus à négli-ger au plan éditorial. De nombreuses personnes de son en-tourage contactées par Libération confirment «l’implicationtotale du personnage dans la carrière de son mec».

L’Iran et la Syrie, des soutiens politiques

Dieudonné est un proche revendiqué du régime iranien. Sonfilm l’Antisémite, sorti en 2012, avait ainsi bénéficié de

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fonds venant directement de l’entourage du président irani-en de l’époque, Mahmoud Ahmadinejad. Si une enquête esttoujours en cours sur le financement de la liste antisionisteprésentée aux européennes de 2009, d’autres investigationspourraient être menées quant à la proximité de Dieudonnéavec le régime syrien de Bachar al-Assad.

Plusieurs sources diplomatiques rapportent que l’«humor-iste» s’est rendu en Syrie en 2006 en compagnie de FrédéricChatillon, ex-leader du GUD, et organisateur de toutes lesmanifestations défendant le régime syrien à Paris. Habitué àfaire prospérer ses affaires via les réseaux d’extrême droite,Chatillon est aussi une articulation entre Dieudonné et lesskinheads.

Avocats experts en droit fiscal

Infligées pour injures raciales et incitations à la haine, lesamendes poursuivant Dieudonné s’accumulent. Dues aussibien au Trésor public - 65000 euros d’amendes accumuléesdont 37290,52 exigibles sur le champ - qu’aux plaignantscomme la Licra, qui attend environ 25000 euros en dom-mages, intérêts et frais de représentation. Mais jusqu’à au-jourd’hui, les uns et les autres ont échoué à recouvrer cessommes. Le comédien serait insolvable. Pauvre Dieudonné !«Il a l’intention de payer, mais pas les moyens, expliqueMe Verdier. Il est même prêt à organiser un grand

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spectacle pour payer l’intégralité de ses amendes. A condi-tion, bien sûr, que Manuel Valls ne l’empêche pas de trav-ailler.» Mais l’avocat d’ajouter : «Après, quand on n’a pasenvie de payer ses amendes, on ne les paye pas, c’est tout.»

Voici encore un peu d’eau apportée au moulin de Valls.Après s’être déclaré favorable à l’annulation des représenta-tions de Dieudonné, le ministre de l’Intérieur semble décidéà le viser au portefeuille : «Il faut mobiliser l’ensemble desservices de l’Etat pour que Dieudonné soit obligé de payerses amendes.» Autrement dit, l’Etat tentera de prouver quel’intéressé s’est bel et bien rendu coupable «d’organisationfrauduleuse de l’insolvabilité», définie par le code pénal. Undélit puni de trois ans d’emprisonnement et de 45000 eurosd’amende.

Dieudonné a-t-il procédé à un tel escamotage ? Jusqu’ici, entout cas, les huissiers chargés par la Licra de saisir ses actifsont toujours fait chou blanc. «Il semble n’avoir aucun élé-ment de solvabilité à son nom, explique Alain Jakubowicz,le président de la Licra. Le seul compte en banque que nousayons trouvé était débiteur de 2100 euros. Une société quilui avait versé des fonds a affirmé n’avoir plus aucun rap-port avec lui. Idem pour sa maison d’édition, ce qui sembleindiquer qu’il a renoncé à ses droits d’auteurs. Nous avonsvoulu faire saisir les parts de sa société Bonnie Productions: il nous a été répondu que Dieudonné n’était pas salarié dela société, dont il détenait pourtant 245 parts. En

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juin 2009, enfin, nous avons voulu procéder à une saisie demobilier à son domicile de Saint-Lubin. Mais il a refusé derépondre à l’huissier.»

Pour semer l’administration, Dieudonné a également dûdisparaître d’un certain nombre d’organismes, chargés not-amment de la collecte de ses droits d’auteurs etd’interprètes. Ainsi, l’«humoriste» est démissionnaire de laSociété des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique(Sacem) et ne possède aucun droit à la Société des auteurset compositeurs dramatiques (SACD). En France, l’adhésionà ces sociétés de gestion collective n’est ni obligatoire ni in-dispensable. Toutefois, selon Emmanuel Pierrat, avocat spé-cialisé dans la propriété intellectuelle, «la première raisonde fuir ces organismes est bien souvent la soustraction aufisc».

Un soupçon si partagé que Dieudonné est aujourd’hui aucentre de plusieurs procédures judiciaires. Il y a évidem-ment les amendes impayées - ou presque, Bercy ayant réussià lui arracher 600 euros en deux fois, prélevés d’autorité surun compte en banque courant 2010 et fin 2011 !

Mais l’étape ultime de ce bras de fer pourrait être la prison.En effet, le Trésor public pourrait se retourner vers le par-quet de Paris pour solliciter une «contrainte judiciaire»,une mesure qui permet à un juge d’application des peines deconvertir les amendes non payées en jours de prison. Bercyne l’a pas encore réclamé, mais cela pourrait ne pas tarder,

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selon une source proche du dossier. Dieudonné risqueraitalors de se retrouver à l’ombre pour une poignée de mois -ce qui, selon un entretien récemment accordé à un sitebelge, n’aurait rien pour lui déplaire…

Seconde procédure : la plainte avec constitution de partiecivile déposée par la Licra. Désespérant de recevoir un jourles dommages et intérêts auxquels Dieudonné avait été con-damné, l’association avait déposé une première plainte pour«organisation frauduleuse d’insolvabilité». Celle-ci avaitété classée par le parquet en 2012 - «faute d’éléments suffis-ants à l’époque», dit aujourd’hui l’institution. La Licra adonc récidivé, mais en se constituant partie civile, et un juged’instruction a été nommé il y a plusieurs mois. Enfin, leparquet de Paris a lancé des investigations sur le patrimoinedu comédien. Elles pourraient connaître de nouveauxdéveloppements ces jours-ci. Quant au parquet de Chartres- qui ne souhaite pas réagir dans la presse -, il a déjà ouvertune enquête contre Dieudonné pour «organisation d’insolv-abilité et blanchiment».

Les produits dérivés

S’il est bien difficile de croire à la fable d’un Dieudonné indi-gent, c’est que celui-ci est au centre d’un commerceprospère. Ses représentations au théâtre de la Main d’or àParis ou en région affichent complet, avec des tarifs

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approchant la quarantaine d’euros. Sur son siteDieudosphère (actuellement hors ligne), on peut acheter lesDVD de ses spectacles ainsi que de nombreux produitsdérivés, du mug au parapluie, en passant par les coques deportable. «Dieudonné est avant tout un trublion qui com-munie avec ses fans et qui leur vend des babioles, déclareune source du renseignement intérieur. Les spectateurs ar-borent souvent des stickers en sortant de la salle. C’est unboutiquier.»

Sa propriété de Saint-Lubin

Pour éponger de considérables impayés fiscaux - près de890 000 euros -, Dieudonné avait été contraint de mettreaux enchères sa propriété de Saint-Lubin-de-la-Haye (Eure-et-Loir). Un domaine de 1,5 hectare faisant office à la fois dedomicile, de lieu de travail et de siège social pour les Pro-ductions de la plume. A cette occasion, déjà, Dieudonnéavait lancé un premier «appel aux prêts». «Ils pensent noustenir avec cette merde», s’exclamait-il dans une vidéo,brandissant un billet de 5 euros avant d’y mettre feu dansun «geste révolutionnaire». Et d’affirmer avoir reçu350000 euros de la part de ses supporteurs, promettant deles rembourser grâce aux recettes de ses spectacles. Mais cesont finalement les Productions de la plume qui avaient

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renchéri in extremis et emporté le morceau pour 551000 euros.

Ni Dieudonné ni son entourage n’ont répondu aux sollicita-tions de «Libération».

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Dieudonné pris lamain dans l'or

TRÉSOR. L'insolvabilité organisée de l'agitateurprend l'eau. Lors d'une perquisition, lesenquêteurs découvrent plus de 650 000 euros et 15000 dollars en liquide au domicile del’«humoriste». Qui s’est toujours dit incapable derégler les sommes que la justice lui réclame.

Par Violette LAZARD, Willy LE DEVIN etSylvain MOUILLARD

(Paru le 30 janvier 2014)

Dieudonné, cette belle machine à cash… C’est ce qui ressortdes perquisitions menées mardi au théâtre de la Main d’oret au domicile de l’«humoriste», situé à Saint-Lubin-de-la-Haye (Eure-et-Loir). Les enquêteurs de l’office central delutte contre la corruption et les infractions financières etfiscales et de la Direction centrale de la police judiciaire ontmis la main sur 650 000 euros et 15 000 dollars (11000 euros) en liquide, confirmant une information de RTL.

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Des documents comptables des Productions de la plume, lasociété de la compagne de Dieudonné, Noémie Montagne,ont également été saisis afin d’être épluchés dans le cadred’une enquête préliminaire ouverte il y a quelques semainespar le parquet de Paris pour «organisation frauduleused’insolvabilité», «blanchiment» et «abus de biens sociaux».

Plus largement, la police travaille sur le patrimoine deDieudonné et sur des virements bancaires effectués vers leCameroun, pays d’origine du père du polémiste.De 2009 à 2013, 415000 euros auraient ainsi été envoyés enAfrique. Or, Dieudonné s’est toujours déclaré dans l’incapa-cité de s’acquitter des amendes - d’un montant de l’ordrede 65000 euros dus au Trésor public - récoltées pour sespropos antisémites.

Dans une vidéo postée quelques jours après la décision duConseil d’Etat d’interdire son spectacle le Mur, Dieudonnéest allé jusqu’à implorer ses fans d’envoyer un chèquede 43 euros pour le soutenir dans la tempête et combler lemanque à gagner. Se moquerait-il, outre du système, de sonpropre public ? En tout cas, la justice n’a pas apprécié.Après cet appel aux dons, qui apparaît aujourd’hui commeune gigantesque farce, une autre procédure judiciaire a étéouverte à Paris. Car, lancer une souscription pour régler desPV impayés après des condamnations définitives, est pass-ible de prison… et de 45000 euros d’amende.

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«Masque». Hier, Jacques Verdier, l’un des avocats deDieudonné, a confirmé «la saisie d’une somme d’argent»,mais a refusé d’en préciser le montant. Selon lui, lessommes invoquées paraissent «excessives» et seraient «leproduit de la billetterie.» «Tout ceci est totalement trans-parent, puisque toutes les contremarques des tickets sontdisponibles», a-t-il souligné. Toutefois, selon une source ju-diciaire, «cela ne suffit pas forcément pour justifier la pos-session d’une telle somme en liquide. Est-elle déclarée ? Lesjustificatifs sont-ils convenables ? Et, enfin, les montantscorrespondent-ils aux justificatifs ?» Si tel n’est pas le cas,le blanchiment de fraude fiscale n’est pas loin. D’ailleurs,Isabelle Coutant-Peyre, l’avocate de Noémie Montagne, afait savoir à Libération qu’un contrôle fiscal des Productionsde la plume aura lieu le 4 février.

Pour le moment, aucune nouvelle convocation de Dieudon-né ou de ses proches n’est prévue. «Avec le résultat de cesperquisitions, le masque de celui qui prétendait être un hu-moriste est tombé, celui d’un homme d’affaires suspectéd’être un délinquant est apparu», a réagi David-OlivierKaminski. L’avocat de la Licra avait déjà porté plaintecontre Dieudonné en 2011 pour «organisation frauduleused’insolvabilité». L’«humoriste» doit 25 000 euros à l’associ-ation en dommages et intérêts pour injures raciales et incit-ations à la haine. Somme restée impayée. Mais la plaintepour insolvabilité de la Licra a été classée sans suite par le

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parquet en 2012, l’enquête menée à l’époque par un autreservice de police «n’ayant rien donné».

Saillies. La journée d’hier, décidément très chaude pourDieudonné, s’était déjà ouverte par une audience. A force,on s’y perdrait… Ce coup-ci, c’est l’Union des étudiants juifsde France (UEJF) qui demandait au tribunal de grande in-stance de Paris le retrait de la vidéo «2014 sera l’année de laquenelle», publiée par l’«humoriste» sur sa chaîneYouTube. Saisi en référé (une procédure d’urgence), letribunal de grande instance de Paris a mis sa décision endélibéré au 12 février.

L’UEJF cible quatre passages susceptibles de constituer desdélits de contestation de crime contre l’humanité, de diffam-ation raciale, de provocation à la haine raciale et d’injure.Stéphane Lilti, avocat de l’association, entend aussi mettrela plateforme devant ses responsabilités : «Pour YouTube, leracisme ou l’antisémitisme sont des opinions commed’autres , explique-t-il à la barre. C’est peut-être la visionaméricaine, mais en France c’est un délit.»

Quatre saillies de Dieudonné ont retenu son attention.Comme celle-ci : «Moi, les chambres à gaz, j’y connais rien.Si tu veux vraiment, je peux t’organiser un rencard avecRobert», lâche l’ancien comparse d’Elie Semoun, en s’ad-ressant à l’avocat Arno Klarsfeld. Pour Lilti, «c’est évidem-ment un propos négationniste que d’ériger Robert Fauris-son en historien de référence». Jacques Verdier, le conseil

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de Dieudonné, fait d’abord mine de ne pas comprendre.«Qui est ce Robert ? Ça peut être Robert Redford, Robert deNiro, qui vous voulez !» Il se reprend : «Vous me dites quec’est Faurisson, OK. Mais lorsque Dieudonné l’a fait venirau Zénith en 2008, c’est la mise en scène qui a poséproblème. Aucun propos révisionniste n’avait été tenu.»Une ligne de défense que l’avocat maintiendra tout au longdes quatre-vingt-dix minutes d’audience.

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A la Main d'or, les fans"rient de tout"

REPORTAGE. Rencontre, en marge de son spectacleparisien, avec le public de Dieudonné, qui défendson «humour noir», malgré la dérive antisémite.

Par Quentin GIRARD et SylvainMOUILLARD

(Paru le 7 janvier 2014)

Vendredi, 20 heures, au théâtre de la Main d’or à Paris(XIe arrondissement) : la foule se presse pour la premièrereprésentation de la soirée du spectacle de Dieudonné,le Mur, 250 personnes au bas mot, avant une deuxièmeséance, tout aussi pleine, à 22 heures. Et ce, trois soirs parsemaine.

L’homme remplit les salles. On vient au spectacle en couple,entre potes. Sur la façade, cette inscription taguée par desopposants : «Les enfants syriens remercient les amis deDieudonné, Hezbollah, Assad, Poutine.» Une fois son billeten poche, avant de rejoindre la salle, il faut traverser le«couloir des quenelles». On y voit une succession de fans

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réalisant ce geste «antisystème» popularisé par l’artiste, quidevant une «Shoah Bakery» en Israël, qui à côté de FrançoisHollande…

Quel est ce public qui vient et revient à la Main d’or ? «Desgens qui vont voir Dieudonné [pour] entendre casser duJuif», comme l’a affirmé l’avocat Arno Klarsfeld samedi ?Ou des «écervelés incultes qui pensent pour la plupart quele mot "antisioniste" est une marque d’insecticide», commel’a écrit Stéphane Guillon dans Libération ?

Rien à voir, clament les supporteurs de l’ancien comparsed’Elie Semoun. Devant le théâtre, aux journalistes, ils neparlent pas. Seulement des phrases de soutien lâchées à lavolée. Mais, au calme, nous en avons rencontré plusieurs. Ilsdéveloppent leur pensée et leur soutien apparaît plusnuancé.

César, 31 ans et commercial à Paris, suit Dieudonné «depuissa période avec Elie». La première fois qu’il l’a vu, en vrai,«cela devait être en 2005 ou 2006, dans un Zénith». Puis, ilest devenu un fidèle de la Main d’or. «Il a toujours été pourmoi le plus grand comique en termes artistiques, explique-t-il. Il n’y en a aucun autre qui me fait autant marrer.» Ac-cro à «l’humour noir», il estime que l’humoriste alongtemps «tapé sur toutes les communautés. Dans un deses spectacles, c’est vraiment la "Nouvelle Star" de la vic-time : un Indien d’Amérique, un Nord-Coréen et, évidem-ment, un Juif».

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Ce discours d’un Dieudonné s’attaquant à tout le monde, aumoins au départ, est répété à l’envi. «J’apprécie avec lui lapossibilité de rire de tout. On n’est pas dans le politique-ment correct de la télé», ajoute Nicolas (1), la trentaine,professeur des écoles dans l’est de la France. Fidèle, il a as-sisté à tous les derniers spectacles, et prévoit d’aller voirle Mur dès qu’il aura le temps, sans doute en février. Il aimel’ambiance «très rapprochée, super sympa, familiale» de laMain d’or.

A chaque représentation ou presque, la salle est pleine àcraquer. Les derniers arrivés, pas rebutés par le prix desplaces (38 euros pour 1h10 de spectacle), s’installent sur lesmarches des escaliers. La foule est tout proche du comique,acquise à sa cause. Pris à témoin - «Vous allez finir en pris-on, comme moi !» -, les spectateurs applaudissent. Ils ontentre 25 et 35 ans. Des hommes, mais aussi pas mal defemmes, black-blanc-beur. «Sa façon de dénigrer tout lemonde, de dire "Ferme-là !", ça me fait marrer», raconteMehdi, 29 ans. Technicien aérien en Suisse, il est allé voirle Mur en septembre : «Dieudonné répond aux accusationsqu’on lui fait et les tourne en dérision.» Rien de choquantselon lui.

«Crétins». L’emballement médiatique récent pourrait at-tirer un nouveau public de curieux non-initiés, là où les«historiques» connaissent son œuvre sur le bout des doigts.Le Divorce de Patrick, les sketchs sur le cancer et les

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Pygmées sont vus comme des sommets. Et, oui, Dieudonnés’est moqué, un jour ou l’autre, de tout le monde. «Il ne faitpas des sketchs sur ce que tu as mangé, il le fait sur lescommunautés, sur les banlieues, et il incarne toujours desgros connards, des abrutis, analyse Vincent, 31 ans, anim-ateur social à Paris. C’est une manière de rire des crétins, ilgrossit le trait là où ça fait mal.»

Mais dans ses derniers spectacles, et particulièrement dansle Mur, ce sont les Juifs qui en prennent surtout pour leurgrade. Lorsqu’au milieu de son show, «Dieudo» incarneAlain Jakubowicz, le président de la Licra, il devient tout àcoup sérieux et l’insulte copieusement. Cette obsessiondérange certains de ses premiers admirateurs. «Je suis anti-religion, et anticommunautariste à la base, mais là il com-mence à aller trop loin», reconnaît César. «Il s’est un peuperdu dans son trip anti-Israël, juge Vincent. Au bout d’unmoment, on a compris que c’était un Etat facho et queDieudonné est du côté des rebeus, ça va.»

Dans son travail, il côtoie des gamins qui peuvent, sans tropréfléchir, répéter des logorrhées antisémites. Cela l’inquiète: «Je veux bien qu’on blague sur la Shoah, je le faisais av-ant de voir ses spectacles, mais si ça tourne en affronte-ments communautaires, ça fait chier.» Anar et antifa, àgauche de la gauche, Vincent ne comprend pas non plus lerapprochement avec le FN. «Là, j’avoue, ça m’a fait mal auderche», dit-il.

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Ces nouvelles amitiés ne dérangent pas tout le monde.Christophe (1), 22 ans, est membre d’Egalité et Réconcili-ation, l’association de l’essayiste d’extrême droite Alain Sor-al. Pour lui, Dieudonné «s’est rendu compte qu’il s’était faitarnaquer par la gauche. Alors que quand il est allé voirLe Pen dans sa maison, il ne s’est pas fait pendre, au con-traire». Il pense «qu’il est entré dans un combat politiquepar l’humour. Il a créé un nouveau truc, un peu commeBeppe Grillo en Italie. Il défend des idées tout en continuantà faire marrer les gens».

Les admirateurs sont partagés quant au sens véritable deces «idées». Le sketch chez Fogiel en 2003, où le comédienapparaît déguisé en Juif orthodoxe faisant le salut nazi ? Ilsle trouvent souvent mauvais, mais ne voient «pas leproblème». De plus, «Dieudonné n’est pas avec RobertFaurisson [condamné pour négationnisme, ndlr], espèreCésar. Il l’invite pour montrer l’absurdité de ses proprespropos par rapport à ceux d’un vrai négationniste».

Nicolas, lui, ne «savait pas qui était ce monsieur[Faurisson]. Ça m’a permis de le connaître et de voir qu’ildisait des choses odieuses». A ses yeux, ça n’est que de la«provoc». Il poursuit, plus sérieux : «Dieudonné est contrela hiérarchisation de la souffrance des peuples et l’échellemémorielle, et c’est sur ça qu’il dégueule. Il combat le deuxpoids, deux mesures : une agression contre un musulman,

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ça va être monté en négatif, alors que sur un Juif, ça seradifférent.»

Antisioniste. Dans les discussions, si ce n’est la main d’un«lobby juif», celle d’une «influence supérieure» n’est jamaisloin. «Des mecs se sont fait tabasser pour avoir fait unequenelle [allusion à un récent fait divers à Lyon]. Si c’étaitarrivé à un petit David Bensoussan, la réaction médiatiquen’aurait pas été la même», soutient Christophe.

«Sur Patrick Cohen, c’est de l’humour noir qui me fait mar-rer», s’amuse César. «C’est un sketch, pas un discourshitlérien», ajoute Mehdi. «Quand je vois Patrick Cohen, jeme dis les chambres à gaz… dommage.» Cette«plaisanterie», qui a déclenché une plainte de Radio France,fait son effet, tous les soirs, à la Main d’or. «C’est sûr que lesblagues sur les Juifs sont devenues un fonds de commercepour Dieudonné, admet Mehdi. Après, pour moi il n’est pasantisémite, mais antisioniste, c’est-à-dire contre un cour-ant politique proche de l’extrême droite en Israël. Ça n’estpas un crime, non ?»

Lors du spectacle, Dieudonné estime que d’un côté du«mur», il y a «Hollywood, le show-business, les médias, lamerde» ; de l’autre, «les ronces, les cailloux, la liberté,nous». L’agitation actuelle risque de renforcer ce sentiment«d’eux contre nous». Pour Nicolas, qui a longuement hésitéà témoigner auprès d’un journal jugé partisan, «la menace

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d’interdiction, c’est très grave. On touche aux principesmêmes de la liberté d’expression et de la démocratie».

(1) Les prénoms ont été modifiés.

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Limoges résiste àDieudonné

CONTREFEU. La ville autorise le spectacle de«l’humoriste» mais organise une contre-soiréerépublicaine au musée de la Résistance.

Par Julie CARNIS

(Paru le 24 janvier 2014)

Samedi soir, le Zénith de Limoges accueille Dieudonné.Mais dans cette ville dont le maire socialiste, Alain Rodet,fut l’un des premiers à prendre position contre le polémiste,affirmant dès le 30 décembre son intention de s’opposer«par tous les moyens» à la «frénésie haineuse de ce soi-dis-ant comique», on n’entend pas se laisser confisquer sa liber-té d’expression… républicaine.

Joignant le geste à la parole, l’édile est à ce jour le seul àavoir organisé, parallèlement au spectacle, une nocturnerépublicaine sous la protection de la municipalité. Rendez-vous est pris au «musée de la Résistance pour manifesterl’attachement aux valeurs d’égalité et de fraternité». Ungeste fort, au moins autant politique que symbolique, et par

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lequel il entend rappeler qu’ici, certaines choses tiennentencore du sacré.

Il faut dire que ce n’est pas dans n’importe quelle ville queDieudonné s’apprête à poser ses valises. Le colonel GeorgesGuingouin, figure limousine, ne fut-il pas «le premier ma-quisard de France» ? Car ce territoire, qui s’est illustré dèsles premiers conflits du XXe siècle par ses prises de posi-tions pacifistes, fut aussi l’épicentre de l’un des plus puis-sants maquis de France. La ville et sa région, en zone librejusqu’en 1942, ont vu affluer les réfugiés juifs bien avantde croiser les premiers nazis. Et la Haute-Vienne fut la basearrière de l’Organisation du secours à l’enfance, qui s’illus-tra dans le sauvetage de centaines d’enfants juifs dès 1941.

Dignité. C’est à Saint-Cyr, en Haute-Vienne, qu’un certainLucien Ginsburg (futur Gainsbourg) se cacha en 1944, etnon loin de là, c’est à Saint-Léonard-de-Noblat qu’il fut scol-arisé sous le nom de Serge Guimbard, grâce à la complicitéde paysans. Le territoire limousin paya ses choix au prixfort. Le souvenir des 642 morts d’Oradour-sur-Glane et des99 pendus de Tulle (Corrèze) hantent encore ceux qui leuront survécu.

Soixante-dix ans plus tard, à Limoges les sorties antisémitesne passent pas dans ce pays où la mémoire diffuse est im-prégnée tout à la fois de larmes et de dignité et incarnel’honneur des Limousins. Les racines de cet héritage plon-gent profondément dans la société civile. Le tissu militant et

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associatif antiraciste est fort et a l’oreille de la classe poli-tique. Dans cette ville, où il peut vous arriver d’entendre sif-fler le Chant des partisans aux caisses d’un supermarché,on croise sur les commémorations du génocide juif desjeunes militants revendiquant leur activisme contre les na-tionalistes radicaux. Beaucoup sont les petits-fils et arrièrespetits-fils de résistants ou de républicains espagnols.

«Par cet événement [la soirée au musée de la Résistance,ndlr] qui dépasse la question de l’antisémitisme, nousvoulons montrer qu’ici, les citoyens sont vigilants à plusd’un titre, et nous voulons lancer un message positif, ex-plique le maire, Alain Rodet. Le Limousin a une histoiredouloureuse, une histoire dont il est fier. Cette nocturne,c’est pour nous une chance de remettre du contenu dans lesvaleurs de la République.»

Pistolet. Entre les murs du musée, à l’ombre du costumerayé de Thérèse Menot, résistante communiste déportée àRavensbrück et du pistolet du «Grand Georges» (le colonelGuingouin), sont annoncées personnalités politiques et as-sociatives, anciens résistants et rescapés, membres des com-munautés juives. Pour Pierre Krausz, responsable duMrap 87 (Mouvement contre le racisme et pour l’amitiéentre les peuples en Haute-Vienne), «le monde politique,associatif et syndical a décidé de parler d’une même voix.Ici, vous marchez sur un territoire qui s’est montré exem-plaire en luttant contre les persécutions. Il s’agit, au nom

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de cet héritage, de faire preuve de courage. Se retrouver aumusée de la Résistance nous a semblé être un message fortet digne pour montrer à M. M’Bala M’Bala qu’il n’a pas lemonopole de la liberté d’expression. Ici, le message de laRésistance ne s’est pas perdu, il a toujours du sens».

Tandis que la ville promet de se tenir informée des parolesqui seront tenues au Zénith, se réservant «le droit dedéclencher une action en justice si des propos intentaient àla dignité humaine», les services de l’Etat, eux, se veulentrassurants mais confient avoir donné des consignes de sur-veillance près des deux lieux. Dans la capitale régionale, cesoir, au détournement du Chant des partisans qui remplacedésormais la chanson finale Shoananas, pourrait bien ré-pondre la rumeur des paroles originales de Joseph Kessel etMaurice Druon : «Ami, entends-tu […], il y a des pays oùles gens au creux des lits font des rêves…»

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Dieudonné, tigre ousouris?

CHRONIQUE. Moi qui suis directement visée par lespropos antisémites de Dieudonné, j’avoue qu’ils nem’offensent guère...

Par Marcela IACUB

(Paru le 25-26 janvier 2014)

Comme il arrive toujours avec les insultes et les injures dece type, celles que ce comédien ne cesse de proférermontrent ce qu’il est et non pas ce que moi, je suis. Et pourêtre franche, plus ses injures sont outrancières, plus je lestrouve ridicules.

Certes, si nous étions en 1940, je ne penserais pas les chosesde cette manière. Non pas qu’à cette époque-là, ces diatribesavaient par elles-mêmes un pouvoir d’offenser et de nuirequ’elles auraient perdu depuis. Leur portée était différente,elles étaient l’expression d’une idéologie d’Etat : elles an-nonçaient ou accompagnaient des actes criminels envers desgens comme moi. Alors que, de nos jours, très heureuse-ment, les idées de Dieudonné sont pointées du doigt par les

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gouvernements des pays démocratiques. Elles sont deven-ues si marginales et si minoritaires que même si aucune loine les interdisait - comme c’est le cas aux Etats-Unis - lapopulation dans sa majorité aurait honte de les proférer.

C’est pourquoi on peut penser qu’un antisémited’aujourd’hui, au regard d’un autre de 1940, est comparableà un tigre qui aurait été réduit à la taille d’une souris. Il a lesmêmes dents mais en miniature, il profère les mêmes crismais sans la moindre morsure mortelle. Du tigre qu’il fut, ilne lui reste que la forme, la férocité, le goût du sang. Désor-mais, il est incapable d’accomplir le moindre de sesdesseins.

Quand nous regardons les dégâts que le tigre de jadis étaitcapable de commettre, la première chose que l’on a envie dedire à celui devenu souris, c’est plus ou moins ceci : «Tu esun raté, un vaincu». Si, par contre, on lui fait savoir qu’onest offensé par ce qu’il dit, il peut croire que l’on a peur delui. On lui fait rêver qu’il est encore un tigre aussi puissantet aussi méchant qu’en 1940.

On pourra me rétorquer que les gens comme Dieudonnépeuvent redevenir des vrais tigres - même si je doute quebeaucoup de monde croit à cela. Mais imaginons un mo-ment que ce soit le cas. Que les propos de Dieudonné puis-sent devenir majoritaires et transformer nos règles socialesà la vitesse de la foudre. Laissons divaguer nos pensées pour

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nous représenter l’horreur d’une réédition d’une politiqued’extermination des Juifs.

Si un danger de ce type était imminent, interdire le spec-tacle de Dieudonné ou le traîner devant la justice pour in-jures antisémites serait trop peu. Si nous étions au bordd’une guerre, le devoir politique des véritables démocratesserait d’aller tuer Dieudonné, ses associés et ses admirateurssans le moindre regret. Mais nous ne sommes pas dans unetelle situation.

Les mesures préventives que vient de prendre le gouverne-ment sont absurdes. Elles mettent inutilement en danger ladémocratie car elles portent gravement atteinte à la libertéd’expression. Faire les frais de cette liberté pour combattreles idées de Dieudonné est comparable au fait de brûler unemaison pour se protéger d’une araignée entrée sans autor-isation. Elles montrent la phobie des araignées et non unequelconque politique digne de ce nom. A moins qu’elles nesoient qu’une espèce d’instrumentalisation des peurs in-fondées ressenties par certaines personnes lorsqu’ellesécoutent des propos antisémites. Un bon gouvernementdevrait plutôt s’attacher à leur montrer qu’ils n’ont rienà craindre de ces théories-là…

Une démocratie - ce régime fondé sur l’égalité et sur la liber-té et, donc, incompatible avec l’antisémitisme et le racisme -loin de courir le moindre danger, est fortifiée quandles idées les plus ignobles peuvent s’exprimer. Les mesures

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prises par Valls sont donc pure démagogie. Une manière defaire croire au peuple que le gouvernement impuissantprotège les faibles. Non pas ceux d’aujourd’hui, mais ceuxde 1940, dont le principal avantage, pour l’actuelle majorité,est qu’ils n’existent plus guère.

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Dieudonné, lahonteuse!

CHRONIQUE. Tout se perd ! Le bon vieux fachod’antan, le fasciste à l’ancienne droit dans sesbottes qui édite des musiques nazies et déclare que«les chambres à gaz sont un détail de l’histoire»,se fait rare...

Par Stéphane GUILLON

(Paru le 4-5 janvier 2014)

Des types comme Jean-Marie Le Pen, xénophobes, anti-sémites et fiers de l’être appartiennent désormais au passé.

Aujourd’hui, la nouvelle génération est timorée. A l’imagede sa fille Marine qui d’un côté part valser en Autriche auxbras de néonazis et de l’autre veut attaquer tous ceux quiqualifieront son parti d’extrême droite. Un pas en avant,deux pas en arrière. Mais le pire de tous, la honteuse toutecatégorie, c’est, à n’en pas douter, Dieudonné. CommentJean-Marie a-t-il pu tolérer qu’une telle lopette lui demanded’être le parrain de sa fille ? Un type même pas capable d’as-sumer un salut nazi inversé, qui tente de nous faire croire

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qu’il s’agit d’un geste antisystème, d’un simple bras d’hon-neur. Ah la chiffe molle, la mauviette ! On dirait le docteurFolamour, transfuge nostalgique du régime nazi, retenantdésespérément son bras quand celui-ci exécute malgré lui lesalut hitlérien.

Dieudonné n’assume pas. Vingt ans qu’il tente de faire pass-er son antisémitisme pour de l’humour. Fils d’une mère bre-tonne et d’un père camerounais, Dieudonné aurait rêvénaître en 1940 dans la France du maréchal Pétain, uneépoque où l’on pouvait faire de belles quenelles, biendroites, pointées vers le ciel, sans aucune restriction.

Comble de malchance, le jeune M’bala rencontre la gloireen 1990 sur la scène d’un café-théâtre en duo avec un cer-tain M. Semoun… Elie Semoun ! Imaginez sa détresse,quand dans le sketch Cohen et Bokassa, Bokassa dit à Co-hen : «En 45, les boches, ils auraient pu finir le boulot», lasalle entière se gondole, tout le monde pense que Dieudon-né fait du second degré alors que lui sait qu’il estau premier. Pendant sept ans, Dieudonné va tenir le coup enescroquant son camarade de jeu. Connaître le succès avecun juif est déjà douloureux, mais le payer à sa juste valeurserait terrible.

Une fois séparé d’Elie, Dieudonné se perd durant quelquesannées, une période noire où il milite à gauche, soutient leDAL et ira même jusqu’à combattre le FN qu’il considère«comme un cancer». Au plus mal, il chante en duo avec Gad

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Elmaleh… nouveau succès ! En 2003, l’humoriste se ressais-it et revient à ses premières amours, l’antisémitisme :«Le racisme a été inventé par Abraham… les juifs sontune secte, une escroquerie… des négriers reconvertis dansla banque… maintenant il suffit de relever la manche pourmontrer son numéro et avoir le droit à la reconnais-sance…» Spectacles du même acabit se succèdent. Si cettepériode riche est boudée par le monde du spectacle, dirigécomme chacun sait par de «dangereux sionistes», lestribunaux consacrent enfin le travail de l’artiste : onze con-damnations à ce jour pour diffamation et injures.

Dieudonné n’est pas épanoui pour autant. Celui dont lesamis s’appellent Ahmadinejad et Bachar al-Assad, qui serêve en dictateur antisioniste, doit sans cesse composer, at-ténuer ses propos car, à son grand désarroi, la France estune démocratie avec des lois, des règles. La quenelle qu’ilvoulait tantôt «glisser dans le fion du sionisme» n’est plusqu’«un simple bras d’honneur, un geste antisystème». Pasfolle la guêpe, tel un épicier de quartier spécialisé dans lesproduits antisémites, Dieudonné tient absolument àpréserver son business («bissness», comme l’écrit sa nou-velle compagne analphabète).

Son petit commerce est rentable : 1,8 million d’eurosen 2013. Tee-shirt, mug, poster siglé d’une quenelle, tout estbon. Le révolutionnaire antisystème s’est même déplacé àl’Inpi pour déposer sa marque afin que son ami Alain Soral

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ne puisse pas l’utiliser pour commercialiser son beaujolais.Chaplin aurait adoré pasticher ses deux chiffonniershaineux et grippe-sous, ces deux dames pipis antisémitesbunkérisées à la Main d’or.

Toute la limite de Dieudonné est là… amateur de longuequenelle, mais désespérément petit bras. Au lieu de prendrele maquis, de s’assumer, de partir faire sa révolution contrele juif dans des pays où il pourrait sans restriction déversersa bile, il reste dans son théâtre à compter sa billetterie, dé-poser ses marques et faire rire 200 écervelés incultes quipensent pour la plupart que le mot «antisioniste» est unemarque d’insecticide. Tout faire pour maquiller son anti-sémitisme forcené.

Il faut voir Dieudonné le soir, impasse de la Main-d’Or (en-touré de trois gardes du corps grotesques, style commerci-aux chez Al-Qaeda), baisser la grille de son commerce. Onpense à Anelka qui craignant une longue suspension a, lui,baissé son short. Quand il s’agit de préserver leurs intérêts,la quenelle de ces messieurs se transforme vite envermicelle.

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