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1 1. Histoire de France et histoire externe du français (Jukka HAVU) 2.1. Introduction L'évolution d'une langue humaine reflète l'évolution de la société dans laquelle elle est parlée. Cette interdépendance est particulièrement évidente dans les périodes de grands changements, comme - les changements politiques (guerres, conquêtes, révolutions, divisions territoriales, etc.) - les changements sociaux (montée sociale des classes déshéritées, migrations internes, immigration étrangère, modification de la structure économique de la société, etc.) - les changements culturels (influences étrangères, mouvements intellectuels, phénomènes religieux, scolarisation, etc.) Les événements politiques et sociaux peuvent accélérer, freiner ou orienter les manifestations du changement linguistique. Ce changement, qui se manifeste dans la modification des structures phonétiques, grammaticales ou lexicales d'une langue, est un phénomène commun à toutes les langues naturelles. L'histoire du français est un bon exemple du rôle de l'évolution politique, sociale et culturelle dans l'évolution d'une langue. La France est un pays dont l'histoire est bien documentée et qui possède une tradition littéraire longue de plusieurs siècles, ce qui permet une étude approfondie de l'interdépendance des phénomènes linguistiques et sociaux. Nous étudierons d'abord les éléments constitutifs de la langue française. Pour cela, il est utile d'établir une distinction terminologique concernant l'influence linguistique due au contact d'une langue avec d'autres langues : - substrat — l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'une langue, qui, dans un territoire déterminé, a été supplantée par une autre, normalement à la suite d'une conquête ou colonisation (en France, c'est le cas du gaulois ; cette langue celtique qui a été supplantée par le latin des envahisseurs romains a pourtant laissé quelques traces dans le français, cf. plus bas). - superstrat — l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'une langue qui s'est introduite dans un territoire déterminé, mais qui a été assimilée par la langue autochtone (en France, c'est la langue germanique des Francs, cf. plus bas). - adstrat — dans une langue donnée, l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'une langue voisine (en France, les principales langues d'adstrat sont l'italien, l'espagnol et l'anglais).

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1. Histoire de France et histoire externe du français(Jukka HAVU)

2.1. Introduction

L'évolution d'une langue humaine reflète l'évolution de la société danslaquelle elle est parlée. Cette interdépendance est particulièrement évidente dans lespériodes de grands changements, comme

- les changements politiques (guerres, conquêtes, révolutions, divisions territoriales,etc.)

- les changements sociaux (montée sociale des classes déshéritées, migrationsinternes, immigration étrangère, modification de la structure économique de lasociété, etc.)

- les changements culturels (influences étrangères, mouvements intellectuels,phénomènes religieux, scolarisation, etc.)

Les événements politiques et sociaux peuvent accélérer, freiner ou orienter lesmanifestations du changement linguistique. Ce changement, qui se manifeste dans lamodification des structures phonétiques, grammaticales ou lexicales d'une langue, est unphénomène commun à toutes les langues naturelles.

L'histoire du français est un bon exemple du rôle de l'évolution politique,sociale et culturelle dans l'évolution d'une langue. La France est un pays dont l'histoire estbien documentée et qui possède une tradition littéraire longue de plusieurs siècles, ce quipermet une étude approfondie de l'interdépendance des phénomènes linguistiques etsociaux.

Nous étudierons d'abord les éléments constitutifs de la langue française. Pourcela, il est utile d'établir une distinction terminologique concernant l'influence linguistiquedue au contact d'une langue avec d'autres langues :

- substrat — l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'unelangue, qui, dans un territoire déterminé, a été supplantée par uneautre, normalement à la suite d'une conquête ou colonisation (enFrance, c'est le cas du gaulois ; cette langue celtique qui a étésupplantée par le latin des envahisseurs romains a pourtant laisséquelques traces dans le français, cf. plus bas).

- superstrat — l'ensemble des phénomènes linguistiques dérivés d'unelangue qui s'est introduite dans un territoire déterminé, mais qui a étéassimilée par la langue autochtone (en France, c'est la languegermanique des Francs, cf. plus bas).

- adstrat — dans une langue donnée, l'ensemble des phénomèneslinguistiques dérivés d'une langue voisine (en France, les principaleslangues d'adstrat sont l'italien, l'espagnol et l'anglais).

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Le français est une langue romane ; ce terme indique les langues dont la base est le latin(les autres langues romanes les plus importantes sont le portugais, l'espagnol, l'italien et leroumain).

1.2. Éléments constitutifs du français

Ne l'oublions pas : le français est du latin moderne. La continuité du latinparlé sur le territoire de la France de nos jours est ininterrompue ; les enfants ont toujourscru parler comme leurs parents. Pourtant, pendant les deux mille ans écoulés depuis laconquête romaine, la langue a changé de telle manière que pour un Français du XXIème

siècle le latin classique est une langue étrangère dont la maîtrise exige un apprentissage deplusieurs années. Comment cette situation s'est-elle produite ?

La colonisation de la Gaule par les Romains dès 125 av. J.-C dans le sud dupays, mais surtout la conquête réalisée par Jules César (58-51 av. J.-C) ont marqué la finde l'indépendance politique des Gaulois, population celtique originelle de la Gaule. Lacolonisation romaine a été faite par les soldats, les fonctionnaires, les commerçants, lesingénieurs, etc., qui, en construisant des villes, des routes, des ponts et des aqueducs ontdonné au pays une physionomie moderne et une structure administrative unifiée, trèsdifférente de l'organisation tribale des gaulois. Tout ce travail de construction d'une sociétéfonctionnelle était surtout pris en charge par les colonisateurs romains ; les Gaulois nepossédaient pas les aptitudes techniques nécessaires pour cette tâche.

Du point de vue linguistique la conquête romaine a signifié, à long terme,l'assimilation linguistique de la population celtique (les parlers gaulois ne subsistent qu'enBretagne, où ils se sont conservés jusqu'à nos jours). Dans les campagnes de la Gaule, cetteassimilation a duré plusieurs siècles, mais dans les communautés urbaines, construitessurtout par et pour les colonisateurs romains, elle a été certainement beaucoup plus rapide.Il faut également distinguer entre le latin littéraire des grands écrivains classiques (Cicéron,Virgile, etc.) et le latin populaire, langue de communication orale. C'est ce latin populaire,forme évoluée du latin classique et appelé souvent le latin vulgaire ou proto-roman, quiconstitue la base du français (et des autres langues romanes comme l'espagnol, l'italien,le roumain, etc.). Les parlers gaulois, les langues de substrat, ont laissé quelques tracesdans le latin parlé en Gaule, en général des mots très concrets (bouleau, chêne, charrue,etc.) et des noms de lieu (la Seine, les Cévennes, Bordeaux, etc.).

L'expansion des peuples germaniques a commencé bien avant la chute del'Empire romain d'Occident (476 apr. J.-C). Les Francs (dans le nord) se sont installés surle territoire de la Gaule à partir du IVème siècle. Après la soumission des autres peuplesgermaniques (p.ex. les Burgonds), les Francs sont devenus les maîtres incontestés de laGaule. La christianisation de l'aristocratie franque vers la fin du Vème siècle a signifiél'établissement de liens plus étroits avec les centres culturels et religieux de l'époque. Leroyaume franc était une formation politique très étendue qui, jusqu'en 843, comprenait laplus grande partie de la France, des Pays Bas et de l'Allemagne actuelle. Pourtant, lestraditions germaniques, en particulier celle qui donne à chacun le droit de participer auxdécisions concernant tout le peuple, ne favorisaient pas la création d'une administrationcentrale forte et efficace. Après le brillant règne de Charlemagne (au pouvoir de 768 à814), qui a ressuscité l'Empire romain en 800, le royaume franc sombre dans la décadence,

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et en 843 le traité de Verdun signifie le partage de l'Empire entre les trois petit-fils deCharlemagne, Lothaire, Louis le Germanique et Charles le Chauve. Ce dernier est devenule roi des territoires qui correspondent à la plus grande partie de la France moderne. Lepartage de Verdun a été la cause de la rupture des liens avec les territoires germaniques ;petit à petit, l'importance démographique des Francs, considérable dans le nord de laFrance, commence à décliner. Hugues Capet, qui a été élu roi de France en 987, ne savaitplus parler la langue germanique de ses ancêtres. C'est pendant la période franque que lasociété féodale commence à prendre forme ; une aristocratie militaire peu nombreuse,normalement d'origine franque mais plus ou moins bilingue, domine politiquement lesgrandes masses paysannes d'origine gallo-romaine. L'importance sociale des Francs estbien prouvée par le nom du pays ; le nom « France » a remplacé le nom latin « Gaule ».

Le français a hérité du francique, langue de superstrat, quelques centainesde termes indiquant surtout des notions militaires ou féodales (guerre, heaume, marquis,etc.) et des pratiques rurales (jardin, halle, etc.). Par contre, il est difficile d'identifierexactement l'influence des parlers germaniques dans la phonétique du français ou dansl'évolution des structures grammaticales. La période franque marque la différenciationdéfinitive entre le latin et le français. Pendant le règne de Charlemagne, l'étude etl'enseignement du latin classique, aux dépens du latin décadent des siècles antérieurs, aconnu un nouvel essor au sein de l'église catholique. Cela a mis en évidence la différencequi séparait le latin et la langue parlée de l'époque. Le Concile de Tours décide, en 813,que les prêtres doivent prêcher dans la langue du peuple ; c'est un des premiers exemplesd'une reconnaissance institutionnelle des parlers romans. En 843 à Strasbourg, Louis leGermanique et Charles le Chauve et leurs vassaux signent une alliance militaire contre leurfrère Lothaire, héritier du titre d'empereur. Charles prête, en langue germanique, unserment de fidélité aux vassaux de Louis, qui fait de même en langue romane devant lesvassaux de Charles. Les serments de Strasbourg sont le premier document écrit enfrançais et conservé jusqu'à nos jours (cités par Elcock 1975 : 347) :

Ancien français Français moderne

Pro Deo amur et pro christian poblo et nostrocommun salvament, d'ist di in avant, in quantDeus savir et podir me dunat, si salvarai eo cistmeon fradre Karlo et in ajudha et in cadhunacosa, si cum om per dreit son fradra salvar dift,in o quid il mi altresi fazet, et ab Ludher nul plaidnunquam prindrai, qui, meon vol, cist meonfradre Karle in damno sit.

Pour l'amour de Dieu et pour le peuple chrétienet notre commun salut, de ce jour en avant, pourautant que Dieu me donne le savoir et le pouvoir,je soutiendrai mon frère Charles en l'aidant enchaque chose, comme on doit soutenir son frèrepar le droit, pourvu que celui-ci en fasse autantpour moi; et avec Lothaire je ne prendrai jamaisaucun accord qui, de ma volonté, porte préjudiceà mon frère Charles.

Dans ce texte il y a de nombreux éléments qui sont typiquement romans etqui n'existent pas en latin ; par exemple, le futur salvarai, prindrai est une formationromane, formée avec l'infinitif et le verbe avoir : salvar + ai. Nous pouvons même affirmerque le français du premier document conservé est déjà plus près du français moderne quedu latin. Cela veut dire que pendant les siècles des invasions barbares et de la consolidationdes nouveaux États formés sous la domination des peuples germaniques, la langue achangé à une vitesse très élevée. Ce fait s'explique essentiellement par

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- le manque d'un système administratif centralisé ;- la fragmentation de l'empire romain ;- la régionalisation du pouvoir ;- la disparition de la plupart des institutions culturelles.

Dans les serments de Strasbourg, le français est déjà formé ; la base dufrançais est le latin, enrichi d'éléments hérités des Gaulois et d'une couche de motsgermaniques apportés par les Francs. Le français contemporain est la même langue quecelle des serments de Strasbourg, bien que de nombreux changements se soient produitspendant les douze siècles qui nous séparent de Charles le Chauve et Louis le Germanique.

Durant l'époque franque, ce sont également les autres langues de France quise forment. Dans le Midi, la langue d'oc ou occitan est une langue romane clairementdifférente du français, c'est-à-dire de la langue d'oïl, parlée dans le nord de la France. Lesparlers germaniques (l'alsacien, le lorrain et le flamand) sont des vestiges de la présencedes peuples germaniques dans le territoire de la France de nos jours. Le breton en Bretagneet le basque dans le sud-ouest du pays étaient parlés dans des régions beaucoup plusétendues qu'aujourd'hui.

L'histoire du français peut être divisée en cinq périodes. Les dates sont biensûr approximatives :

1. L’ancien français : 800 - 13002. Le moyen français : 1300 - 15003. Le français préclassique : 1500 - 16004. Le français classique : 1600 - 18005. Le français contemporain : 1800 >

1.3. Ancien français (800-1300)

La période de l'ancien français est l'époque héroïque de la chevalerie médiévale, de laconsolidation du système féodal et de l'aristocratie européenne, des croisades, de lanaissance de la littérature française et de la création des universités. La société féodale,qui est le premier système politique de notre civilisation, était basée sur des relations deseigneurie, de vassalité et de servage. Il s'agissait, surtout au sein des classes socialesélevées, de relations personnelles ; le roi, élu par l'aristocratie, est le premier dans unesociété de pairs. Il accorde des faveurs aux puissants en échange d'un serment de fidélité.Vers la fin de cette époque, une nouvelle classe sociale, la bourgeoisie, apparaît dans lesvilles qui deviennent d'importants centres commerciaux.

Au début de cette période l'autorité royale ne cesse de s'affaiblir. Les roiscarolingiens, descendants de Charlemagne, devenaient des marionnettes aux mains despuissants princes féodaux. En 987, Hugues Capet, dont les héritiers directs devaient régnersur la France jusqu'en 1328, a été élu Roi de France à Senlis. La politique de la dynastiecapétienne consistait à étendre et à affermir la puissance politique du roi. Les dernièresgrandes invasions terminées (les Vikings, les Hongrois, les Sarrasins), les formationspolitiques tendent à se consolider et à adopter une politique expansionniste. En 1066,Guillaume le Conquérant, duc de Normandie, envahit l'Angleterre. Les croisades (la

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première en 1096-99, la dernière en 1270), une des nombreuses manifestations de larivalité entre le monde chrétien et le monde de l'Islam, ont révélé aux occidentaux barbareset incultes la richesse de la culture musulmane, à bien des égards supérieure à la leur. Lescroisades ont aussi donné une impulsion remarquable au commerce européen, et lessociétés européennes, qui avaient été très fermées et autosuffisantes, commencent às'ouvrir aux influences extérieures. Au début du XIIIème siècle, les armées du Roi de Francedétruisent la florissante civilisation du Midi, accusée d'hérésie, et la langue occitane cessed'être employée comme langue littéraire. À partir de l'an 1000, le pouvoir royal commenceà s'affermir. Hugues Capet ne possédait qu'un petit duché autour de Paris, mais le dernierdes capétiens directs, Charles IV le Bel (roi de 1322 à 1328) régnait déjà sur un territoirebeaucoup plus vaste. La consolidation de l'autorité royale et la création de l'Université deSorbonne (1257) ont fait de Paris, capitale du roi, le centre administratif et culturel le plusimportant de tout le royaume.

À partir du XIème siècle, la littérature française (et occitane) connaît un essortrès important. La littérature en ancien français est d'une richesse extraordinaire, mais ils'agit d'une littérature limitée à certains genres, dont il faut relever surtout la poésie épiqueet lyrique, les chroniques d'histoire et le théâtre profane et religieux. En plus, des chartes(documents administratifs) commençaient à être rédigées dans la langue du peuple auXIIIème siècle. En revanche, la langue de la science, de la philosophie, de la théologie et dela diplomatie était le latin. Cette période est marquée également par une fragmentationdialectale considérable ; à côté du francien (dialecte de l'Île de France), d'autres dialectes,surtout le normand, l'anglo-normand (le français parlé en Angleterre) et le picard étaientaussi utilisés en littérature. Petit à petit, le dialecte francien s'impose comme le plusapprécié des parlers romans. Cela est dû vraisemblablement au prestige social de la languede Paris, centre politique et culturel de tout le royaume, surtout à la fin de l'époque del'ancien français. Il est probable que cette langue parisienne n'est pas issue directement dudialecte francien, mais que s'est formée une sorte de langue standard parmi l'élite socialeet intellectuelle (cour royale, bourgeoisie enrichie, université) dont les membresprovenaient de tous les coins de la France. L'influence du dialecte francien a certainementété importante, ce qui est naturel également du point de vue géographique, puisque l'Île deFrance se trouve au centre du domaine linguistique de la langue d'oïl, et que son dialectereprésente une sorte de point de convergence de toutes les autres variétés. La langue deParis se diffuse au cours des XIIIème et XIVème siècles, et les témoignages de l'époqueattestent sa prédominance comme langue de l'élite. Les vers ci-dessous, de 1325, sont citéspar Lodge (1997 : 139) (trad. JH) :

Si m'escuse de mon langageRude, malostru et sauvageCar nes sui pas de ParisNe si cointes com fut Paris ;

Ainsi je m'excuse de mon langage,Rude, maladroit et sauvage,Car je ne suis pas né à ParisNi ne suis si élégant que Pâris ;

Ce vers nous montre qu'avant les grands bouleversements de la fin du Moyen Âge, lefrançais avait déjà acquis une position dominante aux dépens des autres variétés de lalangue d'oïl.

Du point de vue de la structure de la langue, l'ancien français possédait unsystème bicasuel, qui constitue la principale différence qui le sépare du français moderne.

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Dans la catégorie des noms du genre masculin, l'ancien français distinguait entre le sujetet l'objet :

singulier pluriel singulier pluriel

cas sujet li rois li roi li cuens li comtecas régime le roi les rois le comte les comtes

Cela permettait une certaine liberté quant à l'ordre des mots : li roi voit le comte = le comtevoit li rois, etc. (il est important de noter qu'en ancien français le -s final était prononcé).Ce phénomène ne concernait qu'assez rarement les mots féminins, ce qui a certainementcontribué à sa disparition plus tard.

1.4. Moyen français (1300-1500)

L'époque du moyen français est marquée par de grandes catastrophespolitiques, économiques et sociales. Un conflit dynastique qui a opposé la France etl'Angleterre a été à l'origine de la Guerre de Cent Ans (1336-1453). Cette guerre a déchiréle pays où l'autorité royale, renforcée constamment pendant la dynastie capétienne, entrede nouveau en crise. Les grands princes féodaux signent des alliances tantôt avec le roi,tantôt avec l'ennemi, et règnent en souverains presque absolus sur leurs territoires. Lagrande peste, qui se manifeste vers 1350, a désolé une grande partie du pays. Lesépidémies, les famines et les guerres ont été particulièrement dures pour la populationpaysanne, qui s'est révoltée plusieurs fois contre les dirigeants politiques. Ce n'est que versla fin de la période que le pouvoir du roi s'est consolidé de nouveau et que la France aconnu un essor économique et commercial très important, ce qui a contribué àl'affermissement du rôle social de la bourgeoisie. Charles VII (roi 1422-1461), en partiegrâce à Jeanne d'Arc, a réussi à conquérir les territoires occupés par les Anglais et àétouffer les révoltes des princes féodaux. Les successeurs de Charles VII, Louis XI (roi1461-1483) et Charles VIII (roi 1483-1498) ont entrepris une politique expansionniste enessayant de s'assurer la possession de certaines régions en Italie.

Du point de vue linguistique, cette époque marque la transition de l'ancienfrançais vers le moyen français. L'instabilité de la situation politique et économique ainsique les migrations internes provoquées par les famines et les guerres ont préparé un terrainpropice à des changements accélérés. L'évolution phonétique (p.ex. la disparition du -sfinal) a entraîné d'autres changements, comme la simplification du système bicasuel.L'ordre des mots, plus libre en ancien français, adopte l'ordre Sujet-Verbe-Objet, qui estégalement celui du français moderne.

Vers la fin du XVème siècle, la consolidation du pouvoir royal est à la sourced'une centralisation toujours plus importante de l'administration, ce qui a renforcé l'emploide la langue de Paris aux dépens des dialectes. L'anglo-normand a cédé la place à l'anglaiscomme langue officielle de l'Angleterre et a fini par disparaître également comme languede communication. La société chevaleresque disparue, la littérature française a abandonnéles poèmes épiques, la lyrique des troubadours, etc., pour adopter de nouveaux chemins.La poésie de François Villon (1431-1463) le premier poète « moderne », est déjà beaucoup

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plus intimiste que celle des grands poètes des siècles antérieurs (texte extrait del'Anthologie des littératures de langue française, article Villon, traduction d'A. Lanly) :

Moyen français Français modernePovre je suis de ma jeunesse,De povre et de petite extracte ;Mon pere n'eust oncq grant richesse,Ne son ayeul, nommé Orace ;Povreté tous nous suit et trace.Sur les tombeaulx de mes ancestres,Les ames desquelz Dieu m'embrasse !On n'y voit couronnes ne ceptres.

Je suis pauvre depuis ma jeunesse,De pauvre et de petite extraction ;Mon père n'eut jamais de grandes richesses,Ni son aïeul, nommé Orace ;La pauvreté nous suit et nous traque.Sur les tombeaux de mes ancêtres,- que Dieu « embrasse » leurs âmes ! -on ne voit ni couronnes, ni sceptres.

La fondation de la première imprimerie à Paris, en 1470, a ouvert des possibilités inouïesde diffusion d'œuvres littéraires.

1.5. Le français préclassique (1500-1600)

L'époque du français préclassique est aussi une période de transition dumonde médiéval vers l'époque moderne, évolution qui se reflète aussi dans la structure dela langue. Il serait également possible de considérer le moyen français et le françaispréclassique comme une seule période, mais la nature des changements politiques etculturels du XVIème siècle, très différente de celle des deux siècles antérieurs, justifie cettedivision.

Le XVIème siècle signifie un grand bouleversement intellectuel dans l'Europeoccidentale. Les trouvailles des astronomes (Kepler, Copernic), la découverte desnouveaux continents (l'arrivée de Colomb en Amérique en 1492) et la Réforme (Calvin,Luther) ont profondément changé la vision du monde de l'élite intellectuelle de l'Europe.L'autorité et le prestige de l'Église catholique ont diminué considérablement, et une desconséquences de cette évolution a été l'affermissement des institutions politiques et laconsolidation des États-nations (France, Espagne, Grande-Bretagne, Suède, etc.). EnFrance, le XVIème siècle est la période de la Renaissance, mouvement culturel et artistiquesurgi en Italie à partir du XIVème siècle et caractérisé par une étude approfondie del'Antiquité gréco-latine, par la mise en doute des vérités enseignées par les autoritésreligieuses et par la volonté de donner plus d'importance à l'individu comme force motricedes sociétés et des cultures humaines. L'homme moderne est né, l'homme qui se consacreà la recherche scientifique et qui cherche à acquérir une renommée éternelle par sescréations artistiques et intellectuelles. Les découvertes des explorateurs espagnols etportugais, qui marquent le début de l'expansionnisme européen, ont donné également unenouvelle impulsion au commerce international et à la transformation de la bourgeoisie enune classe sociale extrêmement puissante. L'optimisme des premières décennies du XVIème

siècle a dû pourtant céder devant les conflits religieux entre catholiques et protestants. EnFrance, la deuxième moitié du XVIème siècle est l'époque des Guerres de Religion, quiont ravagé le pays avant de se terminer par le couronnement d'Henri IV, premier roi de ladynastie des Bourbons (1572). Par l'Édit de Nantes (1598) il accordait aux protestants laliberté de culte ainsi que d'autres concessions.

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Pour le français, le XVIème siècle est d'une très grande importance,essentiellement pour trois raisons :

— le français devient la langue officielle de l'État ;— la conscience des possibilités de développement de la langue se fait sentir avec plusde force ;— le français conquiert de nouveaux domaines d'emploi.

La Réforme a encouragé, dès le début, l'emploi de la langue du peuple, car d'après ladoctrine protestante la parole de Dieu devait être accessible à tous. Dans plusieurs payseuropéens (p.ex. la Finlande), les premiers documents écrits sont des textes religieuxtraduits d'autres langues. En France, la Réforme a signifié l'expansion de l'emploi dufrançais, car bien des textes sacrés (p.ex. la Bible par Lefèvre d'Étaples en 1530 et parPierre Olivétan en 1535) ont été traduits et diffusés en français, contrairement à la pratiquecatholique.

La Renaissance s'était manifestée initialement en Italie, qui a constitué unexemple pour les intellectuels d'autres pays. Les grands écrivains italiens du XIVème siècle(Dante, Pétrarque, Boccace) avaient démontré que les langues vernaculaires locales étaientparfaitement aptes à être utilisées comme des langues littéraires. L'influence italiennedevenait très grande en France, dont les rois (surtout Louis XII et François Ier) s'étaientlancés dans des expéditions politiques en Italie. C'est de cette époque que date la plusgrande partie des emprunts italiens, très souvent des termes relatifs aux arts (sonnet ;façade ; concert, etc.). L'influence italienne est à l'origine de l'œuvre Défense etillustration de la langue française de Joachim du Bellay (1522-1560), où l'auteur cherche,au moyen de l'exemple italien, à convaincre ses contemporains de l'excellence du françaiset de ses possibilités futures en démontrant que le prestige du latin était dû essentiellementà l'œuvre des grands écrivains romains ; par conséquent, il fallait simplement encouragerles Français à écrire dans leur propre langue et créer ainsi une littérature riche etmultiforme. Cela, et la puissance toujours croissante de la France devaient assurer aufrançais une place parmi les grandes langues de culture. De grands écrivains, commeRabelais (1484-1553), Ronsard (1524-1585) et Montaigne (1533-1592), témoignent dubien-fondé des thèses de du Bellay ; ils préparent le chemin de la grande littératureclassique qui a consolidé la position du français comme la première langue de culture enEurope.

À cette époque, la langue française devient également l'objet d'étudesgrammaticales. La première grammaire française date de 1530, et tout au long du siècle onpublie des grammaires et des traités d'orthographe. Le travail de ces premiersgrammairiens est fortement imprégné de la tradition latine, mais il a mis en évidence lemanque d'unité et de structures codifiées du français. Ces pionniers ouvrent une nouvellevoie aux grands codificateurs du XVIIème siècle.

François Ier (roi 1515-1547), occupe une place importante dans l'histoire dufrançais pour avoir décrété l'ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) ; par cettedisposition légale, le français a remplacé le latin comme langue officielle del'administration de l'État.

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Tous arrestz ensemble toutes aultres procedures, soit des cours souveraines ou aultressubalternes et inferieures, soit de registres, enquetes, contrats, commissions, sentences,testaments ou aultres quelconques actes ou exploits de justice ou qui en dependent [...] soientprononcez enregistrez et deliverez en langage maternel françois et non aultrement.

Ce texte est un bon exemple de l’application consciente d’une politique linguistique. Lestatut officiel du français signifiait parallèlement la consolidation de l'État national etl'identification plus directe des citoyens avec l'administration de leur pays. Il ne faut pasoublier, pourtant, que la plupart des Français étaient dialectophones et que le « langagematernel françois », si par cette expression on voulait indiquer une forme unique dufrançais, n'était parlé que par un très faible pourcentage des habitants de la France.

1.6. Le français classique (1600-1800)

Cette période peut être caractérisée comme une époque de consolidation,d'apogée et de déclin du pouvoir monarchique absolu en France, où l'Ancien Régime finitpar disparaître dans les tumultes de la Révolution française, déclenchée en 1789.

Henri IV (roi 1589-1610) a su pacifier le pays après les ravages des Guerresde Religion. Pourtant, son origine protestante (qui explique la tolérance de l'Édit deNantes) et sa politique indépendante (souvent dirigée contre l'Espagne, la grande puissancecatholique de l'époque) a suscité la haine de l'aristocratie catholique. Henri IV a étéassassiné en 1610, et le conflit entre la haute noblesse et l'autorité royale s'est poursuivijusqu'à la prise de pouvoir effective, en 1661, de Louis XIV, le Roi Soleil (roi 1643-1715).Le pouvoir absolu du roi s'est institué comme principe du régime, et Louis XIV a adoptéune politique de prestige et d'expansion. Ses ministres, souvent d'origine bourgeoise, ontréussi à stabiliser l'économie du pays, ce qui a rendu possible une participation active dansla politique européenne. L'époque de Louis XIV signifie aussi la consolidation de l'effortcolonisateur en Amérique du Nord (l'origine de la population francophone du Québec datede cette période), dans les Antilles, les Indes et sur les côtes africaines.

Malgré les succès initiaux du roi, la fin de son règne a été moins brillante àcause des guerres interminables, de l'épuisement de la population et de la criseéconomique. La révocation de l'Édit de Nantes (1685) a contribué à la détérioration de lasituation économique de la France, car des dizaines de milliers de huguenots (= protestantsfrançais) se sont réfugiés dans des pays protestants. D'autre part, cette émigration adéclenché un rayonnement international du français, renforcé par le prestige de la cour deVersailles. L'époque de Louis XIV correspond également à une phase extrêmementimportante de la littérature française ; les œuvres de Corneille (1606-1684), Molière (1622-1673) et Racine (1639-1699) constituent la base de la littérature française classique etcontinuent à être un point de repère incontournable pour tous ceux qui désirent puiser dansles sources profondes de la culture française.

Le règne de Louis XV (roi 1715-1774), malgré un redressement économiqueinitial, marque une diminution graduelle de la puissance internationale de la France. Vers1760 la France perd son premier empire colonial (Canada, Indes), et l'Angleterre, reine desmers, devient la première puissance européenne. La situation économique de la France sedétériore constamment à cause des guerres et de la mauvaise administration. Ces difficultéséconomiques se manifestent essentiellement par une augmentation ininterrompue de la

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charge fiscale, ce qui entraîne une baisse du niveau de vie des grandes masses de la nation.La différence entre les privilégiés (surtout la noblesse et le clergé, exemptés d'impôts) etle peuple devient insupportable. Louis XVI (roi 1774-1792) était mal préparé pouraffronter les problèmes sociaux et politiques de cette fin de siècle qui allait finir par le plusgrand bouleversement de l'histoire de France, la Grande Révolution. La Révolutionfrançaise signifie, dans une certaine mesure, la naissance, non seulement de la France, maisde l'Europe moderne. C'est pour la première fois dans l'histoire de notre civilisation queles idées démocratiques, condensées dans la devise révolutionnaire « Liberté, Égalité,Fraternité », constituent les principes directeurs d'un régime politique. Il est vrai que cettepremière tentative démocratique (la Ière République) a dégénéré en terreur et enpersécutions effrénées de ceux qui, d'après des critères très sommaires, étaient considéréscomme des ennemis de la nation. Il n'en est pas moins vrai que les idées fondamentales dela Révolution en ce qui concerne les droits de l'homme et son rapport avec la sociétéconstituent toujours la base sur laquelle repose toute société qui se veut libre etdémocratique.

Le XVIIIème siècle est l'époque de la philosophie et des sciences politiques etnaturelles. Les grands philosophes français, Montesquieu (1689-1755), Voltaire (1694-1778), Rousseau (1712-1778) et tous ceux du mouvement encyclopédiste ont contribué àl'élargissement du savoir humain et ont préparé le chemin pour les sociétés modernes. Ilne faut jamais oublier, pourtant, que l'énorme majorité de toute la littérature publiée auXVIIIème siècle est constituée par des œuvres religieuses ; les mouvements philosophiqueset encyclopédiste n'étaient que l’apanage d'une petite élite intellectuelle.

Presque tous les grands instigateurs de la Révolution (Danton, Marat,Robespierre, Saint-Just, Hébert, etc.) sont tombés, soit assassinés soit condamnés à mortpar leurs adversaires ; le chaos interne est devenu tel, que c'est avec soulagement que laplupart des Français ont salué, en la personne de Napoléon Bonaparte, l'avènement aupouvoir d'un leader politique fort et déterminé.

Quant à l'évolution de la langue française, les XVIIème et XVIIIème sièclessont l'époque de la codification de la langue française, de la naissance des institutionsnormatives et de l'apogée de la littérature française classique.

Au XVIème siècle, la langue française, malgré son statut officiel sanctionnépar l'ordonnance de Villers-Cotterêts, était encore inadaptée à servir l'administration et lessciences. Cela était dû au manque de règles orthographiques précises et de structuresgrammaticales codifiées, ce qui avait comme conséquence une grande prolifération deformes parallèles. Simultanément à l'affermissement du pouvoir central et à l'expansionfrançaise, un besoin de posséder une langue qui reflèterait l'unité nationale se faisait sentiravec toujours plus d'urgence. Cette situation est à la source du mouvement puriste decodification linguistique, dont le précurseur, François de Malherbe (1555-1628),préconisait un style précis et clair, dépourvu de dialectalismes et d'éléments vulgaires.Conscient de la nécessité de posséder une langue unifiée pour un pays qu'il voulait uni, lecardinal Richelieu (1585-1642) a fondé l'Académie française (1635), institution dont latâche initiale était l'élaboration d'une grammaire et d'un dictionnaire normatifs. ClaudeFavre de Vaugelas (1585-1650), académicien, a été un des principaux théoriciens de cepurisme normatif. Son idéal linguistique était la langue de la cour et le « bon goût » :

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C'est un des principes de notre langue que lorsque la cour parle d'une façon et la ville d'uneautre, il faut suivre la cour... L'usage de la cour doit prévaloir sur celuy de l'autre sans ychercher de raison. (cité par v. Wartburg, p. 183)

Cette poursuite de l'élégance et de la précision de l'expression a eu comme conséquencenaturelle l'élimination de beaucoup d'éléments qu'on considérait comme grossiers ouinexacts. Pourtant, le snobisme linguistique a donné naissance à la préciosité qui consistaità s'exprimer avec un raffinement excessif. Molière ridiculise ce trait dans bien de ses piècesde théâtre.

Le Dictionnaire de l'Académie a paru en 1694 (la Grammaire, par contre, n'avu le jour qu'en 1932). Parmi d'autres dictionnaires, dus en général à des initiatives privées,son existence a passé presque inaperçu au début, mais au fur et à mesure que la basethéorique du mouvement puriste et codificateur se raffermissait, son importance devenaitplus grande. On peut même observer que le prestige de l'Académie Française et de sondictionnaire n'a cessé de croître depuis le XVIIème siècle ; il n'est pas fréquent qu'un payspossède des institutions et instruments normatifs aussi généralement respectés.

Au XVIIème siècle, époque de l'absolutisme royal et de la grande littératureclassique, l'idéal linguistique était l'élégance et le bon goût de la cour ; la figure humainequi incarnait cet idéal était « l'honnête homme », équivalent du « gentleman » anglais. AuXVIIIème siècle, appelé souvent le Siècle des Lumières, l'influence du mouvementencyclopédiste a signifié de nouvelles conquêtes pour le français ; le latin estdéfinitivement supplanté comme langue de la science et de la philosophie. Désormais c'estplutôt la clarté et la nature logique et intellectuelle du français qui constitueront l'idéallinguistique. Le déclin de la France en tant que puissance politique se reflète égalementdans les emprunts étrangers ; au XVIIIème siècle, c'est essentiellement à l'anglais qu'onemprunte des mots pour de nouveaux concepts. L'Angleterre était surtout le pays duparlementarisme politique et du sport, et bien des Français de l'époque admiraient cettemodernité qui en France ne semblait pas pouvoir se développer sous la pression desinstitutions de l’Ancien Régime. Des mots comme club, congrès, session, jockey et boxeappartiennent à cette première vague d’anglicismes. Il ne faut pourtant pas exagérerl'influence étrangère ; le lexique du français s'enrichit essentiellement par des mécanismesinternes de la langue.

La Révolution française n'a pas été une véritable révolution des structureslinguistiques du français. La langue des révolutionnaires respectait la tradition classique,et seul un petit nombre de phénomènes phonétiques ou morphologiques reflètent lebouleversement social qu'a traversé la société française (par exemple, la généralisation desformes en -ai- au lieu de -oi-, je parlois > je parlais, ces dernières étant plus populaires).Par contre, cette époque très fortement politisée a introduit de nombreux mots etexpressions qui correspondaient à des notions que la France de l'Ancien Régime avaitignorées (anarchisme, démocratie, libéraliser sont des exemples typiques de mots qui seforment à cette époque), mais qui encore de nos jours constituent la base de la terminologiepolitique des sociétés occidentales.

Le principal effet de la Révolution sur le développement du français estpourtant d'ordre sociolinguistique ; du point de vue de la langue, la devise révolutionnaire« Liberté, Egalité, Fraternité » devait être comprise comme une puissante invitation à créerl'unité linguistique de la France. Il faut se rappeler qu'avant 1789 la plupart des Français

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parlaient un dialecte ou patois régional et, même s'ils comprenaient la langue officielle dupays, ils ne savaient pas la parler. Selon une enquête menée par l'abbé Grégoire (1750-1831), seulement 11 % des 26 millions de Français parlaient parfaitement le français. Letitre du rapport de l'abbé Grégoire résume bien la politique linguistique de la Révolution :Sur la nécessité et les moyens d'anéantir les patois et d'universaliser l'usage de la languefrançaise (1794). L'idéal sociolinguistique des théoriciens de la Révolution reposait surune conception égalitaire ; personne ne devait être marginalisé pour ne pas savoir parler lalangue officielle du pays. Par conséquent, il était essentiel, pour la divulgation et la bonneréussite des nouvelles idées politiques, d'entreprendre un travail de diffusion de la languefrançaise. Il est facile de comprendre que la politique linguistique de la Révolution a étéun coup dur pour les dialectes régionaux et les langues minoritaires. C'est cette politiquequi encore aujourd'hui explique la position de l'administration française à l'égard de cesformes linguistiques ; l'idée centralisatrice, si chère aux dirigeants politiques de la périoderévolutionnaire, a été un principe fondamental de l'État français depuis la fin du XVIIIème

siècle jusqu'à nos jours. La centralisation administrative impliquait également unecentralisation linguistique, et la France officielle a été particulièrement intolérante face auxformes langagières autres que le français normatif.

1.7. Le français contemporain : 1800 >

Le XIXème siècle marque une époque de profonds changements de la sociétéfrançaise. L'agitation et la violence politiques, typiques de ce siècle effervescent, sont lerésultat de la lutte des forces opposées qui déchiraient le pays. Les grands idéauxrépublicains et progressistes se heurtaient aux secteurs conservateurs et réactionnaires dela société. Les révolutions démocratiques alternaient avec les restaurations d'un pouvoirautoritaire, parfois même totalitaire.

Après la chute définitive de l'Empire de Napoléon Ier (1815), laRestauration bourbonienne a en vain essayé de redonner au pouvoir royal le prestige etl'influence dont il avait bénéficié avant la Révolution. La révolution de Juillet (1830) metfin à la dynastie qui régnait en France depuis l'avènement d'Henri IV (1589). Les forcesrépublicaines n'ont pourtant pas réussi à faire adopter une constitution démocratique, maisla bourgeoisie toujours plus puissante a opté pour un régime modérément monarchique eta offert la couronne à Louis-Philippe, duc d'Orléans (branche cadette des Bourbons).Celui-ci a dû abdiquer à la suite de la révolution de Février (1848) qui marque le triomphedu mouvement républicain, renforcé par l'impopularité de la politique toujours plusautoritaire du gouvernement. Pourtant, cette IIe République a été de courte durée ; lePrésident de la République, Louis Napoléon Bonaparte (neveu de Napoléon Ier), eninvoquant les troubles provoqués par le chômage, s'est fait couronner Empereur desFrançais en 1852. Le Second Empire n'a pourtant pas survécu à la guerre franco-allemande (1870-71), où l'armée française a été battue par les troupes de l'Allemagne unie.Les journées révolutionnaires de 1870 marquent le début de la IIIe République, dont lesinstitutions essentielles devaient rester pratiquement inchangées jusqu'à la Seconde Guerremondiale.

L'instabilité politique de la France du XIXème siècle reflète les grandschangements structuraux de la société française. Le procès d'industrialisation, très modesteau XVIIIème siècle, a progressé à un rythme accéléré tout au long du siècle. D'une part,

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cette évolution, avec la colonisation, a contribué à l'enrichissement spectaculaire de labourgeoisie d'affaires, mais, de l'autre, elle a provoqué la prolétarisation et, par là même,la radicalisation politique d'une bonne partie de la population urbaine, accrue constammentpar l'arrivée massive de personnes provenant des campagnes où l'agriculture ne suffisaitplus pour les sustenter. Les énormes différences économiques et sociales ne pouvaient pasne pas créer de tensions politiques, ce qui explique la « valse » des révolutions et desrestaurations.

Le XIXème siècle est également l'époque de la seconde colonisationfrançaise ; dès le début du siècle, des missionnaires et des commerçants françaiss'établissent en Afrique noire. La colonisation du Maghreb s'accélère à partir de 1830. Versles années 1880 les Français colonisent l'Indochine et des îles du Pacifique (Nouvelle-Calédonie, Tahiti). Dans les territoires occupés, les autorités coloniales ignorent trèssouvent les cultures locales et imposent à ces pays un système administratif et éducatifcopié sur le modèle français. À la veille de la Première Guerre mondiale, la Francepossédait un empire colonial qui couvrait un territoire immense, habité par des dizaines demillions de personnes ; elle était devenue la deuxième puissance coloniale du monde aprèsl'Angleterre.

Le XXème siècle est très profondément marqué par les deux guerresmondiales ; en 1914-18, la France a victorieusement résisté à l'attaque allemande, mais en1941 elle a sombré devant les troupes hitlériennes. L'occupation allemande a mis fin à laIIIème République, et le gouvernement pro-allemand du maréchal Pétain, malgré laRésistance clandestine contre l'envahisseur, a considérablement réduit le prestige de laFrance aux yeux des Alliés qui considéraient le pays comme un État collaborationniste. Legouvernement de la France Libre, fondé par le général de Gaulle (1890-1970) en exil, apourtant réussi à restituer la crédibilité des forces anti-nazies françaises. Après la défaiteallemande (1945), le général de Gaulle a assuré la présidence de la République, maismécontent des intrigues politiques, il a démissionné en 1946, année qui marque le débutde la IVème République.

Le IVème République est caractérisée par des crises politiques constantes etpar une incapacité foncière de faire face au procès de décolonisation, déclenchée d'unemanière violente en Indochine au début des années 1950 et poursuivie ensuite par lesforces indépendantistes surtout en Algérie. En 1958, le général de Gaulle a été rappelé àla tête du gouvernement, et il a fait adopter la Constitution de la Vème République, quicontinue à être le régime politique de la France d'aujourd'hui. De Gaulle a su résoudre leproblème des colonies, qui ont obtenu leur indépendance politique, mais en mai 1968, unmouvement populaire l'a contraint à démissionner. Après de Gaulle, la vie politiquefrançaise est caractérisée par une bipolarisation droite-gauche toujours plus prononcée.Après deux présidents de droite, G. Pompidou (1969-74) et V. Giscard d'Estaing (1974-81), c'est le socialiste F. Mitterrand (1981-95) qui a été élu Président de la République,suivi, à son tour, par deux représentants de la droite, J. Chirac en 1995, puis par N. Sarkozyen 2007. En 2012, ce dernier a dû céder son poste à un président de gauche, F. Hollande.

La seconde moitié du XXème siècle est l'époque de l'intégration européenne ;en 1957 a été créée la Communauté Économique Européenne qui incluait six pays del'Europe Occidentale (la France, la Belgique, la Hollande, le Luxembourg, la RépubliqueFédérale Allemande et l'Italie). Par l'adhésion de nouveaux pays (l'Angleterre, leDanemark, l'Irlande, la Grèce, l'Espagne, le Portugal, l'Autriche, la Finlande et la Suède),

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l'intégration économique s'est transformée petit à petit en un procès d'intégration plusclairement imprégné d'objectifs politiques. Dans ce processus, la coopération franco-allemande a joué un rôle important pour garantir la stabilité politique et économique del'Europe occidentale.

L'évolution de la langue française au XIXème et au XXème siècle est marquéepar le travail de diffusion de la langue française au détriment des langues minoritaires etdes variétés régionales du français. Ce processus a pourtant été lent au XIXème siècle ;l'économie du pays, reposant toujours sur l'agriculture, contribuait à préserver le caractèresédentaire de la majeure partie de la population. Les modestes tentatives d'alphabétisationet de scolarisation des campagnes françaises se heurtaient à l'insuffisance des ressourcesfinancières ou humaines. C'est en 1881-1882 qu'est décrétée la scolarité obligatoire, qui,toutefois, n'a pu être appliquée au début que sur une petite partie du territoire national,mais dont l'importance croissante a définitivement relégué les parlers régionaux et leslangues minoritaires à une position socialement marginalisée.

Au XXème siècle, les tendances uniformisatrices se sont multipliées ; leservice militaire obligatoire, la radio, les journaux, les guerres (qui mettaient ensemble dessoldats de diverses provenances), les chemins de fer, le tourisme national, le cinéma et,surtout à partir des années 1960, la télévision ont mis la langue normative à la portée detous les citoyens français. L'émigration des paysans vers les villes a affaibli la démographiede certaines zones rurales. L'image de l'infériorité des parlers régionaux, prônée pendantdes décennies par l'école et par la France officielle, a fini par créer un sentiment dedévalorisation chez les dialectophones ne sachant pas parler correctement le français. Unexemple illustrera mieux le déclin des langues minoritaires : au lendemain de la SecondeGuerre mondiale, environ 9 millions de personnes parlaient l'occitan. Par l'effet des procèsd'uniformisation linguistique, leur nombre a baissé aujourd'hui à 3 millions. De plus, toutesces personnes sont bilingues et ils parlent aussi bien le français que leur langue maternelle.

Dans les dernières années, on a pu observer un nouvel intérêt pour les langueset dialectes régionaux. Même les autorités administratives ont adopté une attitude plusfavorable à l'égard de ces formes linguistiques, qui ont commencé à être considéréescomme une partie importante du patrimoine culturel de la France. La loi Deixonne (1951)autorise l'enseignement des langues régionales, et en 1985, a été créé le Conseil nationaldes langues et cultures régionales. Néanmoins, à cause de l'absence séculaired'institutions normatives, la fragmentation dialectale de ces langues s'est accélérée et arendu plus difficile le travail de codification linguistique. Malgré certains efforts privés(p.ex. des écoles où l'on n'enseigne qu'en basque, occitan, breton, etc.), l'avenir de ceslangues semble précaire. Après la Seconde Guerre mondiale, une immigration massive adonné naissance à d'autres langues minoritaires, telles que l'arabe (parlé par des centainesde milliers de locuteurs) ou le vietnamien. Ces langues ne peuvent pas être définies selondes critères territoriaux, mais elles possèdent souvent une vitalité plus grande que leslangues minoritaires traditionnelles.

Les structures du français aux XIXème et XXème siècles semblent avoir peuchangé, surtout si nous nous contentons d'étudier les textes écrits. Un texte de Balzac(1799-1850) est parfaitement accessible à un lecteur moderne. C'est dans le lexique qu'onpeut observer les changements les plus importants ; le prodigieux progrès de la technologiea produit d'innombrables termes nouveaux, tandis qu'une partie du lexique traditionnel(p.ex. les mots relatifs à des pratiques agricoles traditionnelles) est tombée en désuétude.

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Durant les 50 dernières années, les études sociolinguistiques ont pourtant révélél'extraordinaire complexité des variétés actuelles du français (la langue des jeunes, lefrançais des médias, l'argot populaire, les langages professionnels, les registres sociaux,etc.). Ces études ont donné une image plus nuancée de la réalité qui, auparavant, se cachaitsous la surface monolithique du français normatif.

Ouvrages cités :

Elcock, W.D. (1975). The Romance Languages. London : Faber & Faber Limited.Lodge, R. A. (1997). Le français. Histoire d'un dialecte devenu langue (traduction

française par C. Veken). s.l. Fayard.v. Wartburg, W. (1946). Évolution et Structure de la Langue Française. Berne : Éditions

A. Francke.

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2. Les institutions de la Ve République(Delphine DULONG)

2.1. Introduction

La Ve République a fait couler beaucoup d'encre en France :

« régime semi-présidentiel »« monarchie républicaine »

Les expressions ne manquent pas pour souligner son caractère ambigu. Il faut dire que laConstitution du 4 octobre 1958 innove largement. Elle restaure l'autorité du Présidentde la République, émancipe le Gouvernement de la tutelle du Parlement et diminue, àl'inverse, les prérogatives de ce dernier.

La Constitution s'éloigne ainsi considérablement de la tradition parlementairefrançaise qui faisait du Parlement l'organe politique prééminent. Mais on ne saurait pourautant la rendre entièrement responsable de l'ambiguïté du régime. Car si celui-ci marqueune rupture dans l'histoire politique française, c'est davantage sous l'emprise d'une série dephénomènes, totalement indépendants du texte constitutionnel.

- C'est d'abord l'apparition du phénomène majoritaire au milieu des années soixante quiva conduire à la présidentialisation du régime. Fort du soutien que lui apporte leParlement, le chef d'État va en effet confisquer la totalité du pouvoir exécutif au détrimentdu Premier ministre.

- C'est ensuite l'instauration de l'État de droit en France, consécutive à la jurisprudencedu Conseil constitutionnel. Créée en 1958, cette institution s'est affranchie dans les annéessoixante-dix du rôle qui lui était imparti : conçu à l'origine comme un organe politiquechargé de surveiller les actes du Parlement, le Conseil s'est progressivement affirmé, nonsans polémiques, comme une juridiction suprême chargée de protéger les libertésfondamentales des citoyens.

- Enfin, les années quatre-vingt ont vu contre toute attente la prééminence présidentielleremise en cause. En effet, depuis 1986, les élections législatives ont apporté par trois foisune majorité parlementaire hostile à la politique du Président.

Une simple lecture de la Constitution ne permet pas de comprendre le régime politiquefrançais. En France plus qu'ailleurs, le système institutionnel doit être saisi dans ladynamique que les faits politiques lui imposent.

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2.2. Les pouvoirs constitutionnels du Président de la République

Bien que n'étant pas juridiquement chargé de gouverner le pays, le Président de laRépublique joue un rôle primordial dans le fonctionnement du régime. L'article 5 de laConstitution lui confie en effet trois grandes missions qui en font, selon l'expressionconsacrée du général de Gaulle, la véritable « clé de voûte » du système institutionnel.

1. Le Président doit veiller au respect de la Constitution.

Celle-ci, d'ailleurs, ne peut être modifiée sans son accord. Et en cas de doute sur laconformité d'une loi ou d'un traité à la Constitution, le Président peut saisir le Conseilconstitutionnel, dont il nomme par ailleurs trois des neuf membres.

2. Le Président nomme le Premier ministre.

De même, en cas de conflit majeur entre le Gouvernement et le Parlement, il peut prononcerla dissolution de l'Assemblée nationale. Mais il peut également solliciter la nation par voiede référendum et initier une révision de la Constitution.

3. Le Président esta) le chef de la diplomatieb) le chef des arméesc) le garant de l’indépendance nationale

L'article 5 confie au Président un rôle particulier en matière de Défense et de Relationsinternationales. Chef de la diplomatie, c'est lui qui accrédite les ambassadeurs et lesenvoyés extraordinaires, qui négocie et ratifie les traités. Chef des armées, il est le seul àpouvoir engager la force nucléaire française. Enfin, et surtout, le Président est « le garantde l'indépendance nationale, de l'intégrité du territoire, du respect des accords de lacommunauté et des traités ». À ce titre, il peut, en cas de crise majeure, prendre les pleinspouvoirs afin de mettre en œuvre toutes les mesures exigées par les circonstances ‹ c'est lefameux article 16 de la Constitution qui n'a été appliqué qu'une seule fois depuis 1958 (lorsde la guerre d'Algérie en 1961).

En outre, le Président n'est pas totalement extérieur au jeu politique dans la mesureoù il participe à la définition de la politique générale. Outre les nombreuses prérogativesque l'on vient d'énumérer, le Président dispose en effet d'une compétence générale dans lefonctionnement de l'exécutif. Car c'est lui, et non pas le chef du gouvernement (i.e. lePremier ministre), qui préside le conseil des ministres - lieu où toutes les décisionsimportantes de l'exécutif sont prises. C'est donc lui qui fixe la composition du conseil desministres, en détermine la périodicité et, surtout, arrête son ordre du jour. Il dispose, par làmême, d'un réel pouvoir d'influence sur l'action du gouvernement. En outre, il prend part à

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certaines de ses décisions normatives puisqu'il signe les ordonnances et les décretsdélibérés en conseil des ministres.

C'est dire si la Constitution fait du Président de la République un acteurincontournable. D'autant que certaines de ses prérogatives, et non des moindres, sontdispensées de tout contreseing ministériel. C'est le cas, par exemple, du droit dedissolution, du recours au référendum ou encore des pouvoirs prévus à l'article 16. Cesprérogatives ne sont en effet soumises à aucun contrôle. Car selon l'article 68, il estpolitiquement (mais aussi pénalement) irresponsable des actes qu'il accomplit dansl'exercice de ses fonctions. En d'autres termes, le Parlement ne peut le contraindre àdémissionner avant le terme normal de son mandat (qui est de 5 ans).

Cette irresponsabilité politique est pourtant soumise à la volontépopulaire, car le Président, depuis une réforme constitutionnelle de1962, est élu au suffrage universel direct.

Cette réforme a suscité un violent conflit entre le Parlement et le Président deGaulle qui en est l'initiateur. En effet, les parlementaires s'y opposaient fortement dans lamesure où l'élection du Président au suffrage universel direct ne pouvait pas manquer derenforcer plus encore le rôle du Président. Mais, cette réforme a au moins eu le mérite derégler en partie le problème de l'irresponsabilité du Président. Car en devenant un élu dupeuple au même titre que les parlementaires, le Président est de facto devenu responsablede ses actes, non pas devant le Parlement, mais devant le peuple. Toutefois, et dans lamesure où cette responsabilité politique n'est pas juridiquement organisée, c'est auPrésident, et à lui seul, qu'appartient la décision de l'engager. Ce qu'il peut faire dans troiscas :

- lorsqu'il sollicite le renouvellement de son mandat (dans ce cas, le Président n'engagepas vraiment sa responsabilité mais la campagne électorale est l'occasion d'établir un bilanpolitique de son quinquennat [= période d’une durée de 5 ans]).- lorsqu'il met son mandat en jeu à l'occasion d'un référendum. Dans ce cas, le Présidentpose en quelque sorte la question de confiance à la nation. De sorte qu'un rejet duréférendum équivaut à un désaveu pour le Président (c'est ainsi que l'échec du référendumde 1969 a provoqué la démission du général de Gaulle la même année) ;- lorsqu’il engage sa responsabilité lors des élections législatives. Ces électionsdeviennent alors une sorte de « troisième tour » de l'élection présidentielle. C'est de cettefaçon que les deux premiers Présidents de la Ve République ont compris les électionslégislatives. Que ce soit en 1962, en 1967, en 1968, ou en 1973, le Président s'est en effetdirectement engagé dans la campagne électorale, en appelant les électeurs à voter pour lescandidats qui soutenaient sa politique. Mais depuis le septennat de Valéry Giscardd'Estaing, et son discours prononcé à Verdun-sur-le-Doubs en 1978, le Président refuse delier son sort aux résultats des élections législatives. C'est ainsi que lorsque la gauche a étébattue en 1986, F. Mitterrand refusa de démissionner, engageant ainsi une première périodede « cohabitation ». Le Président J. Chirac fit de même en 1997.

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2.3. Des relations à géométrie variable au sein de l'exécutif

Par cohabitation, on entend :« la coexistence d'un chef d'État élu au suffrage universel sur unprogramme politique et d'un Premier ministre s'appuyant sur unemajorité parlementaire élue pour soutenir une politique opposée ».

La France n'avait jamais connu ce type de situation avant 1986 (mis à part sous la IIIeRépublique). Depuis 1962, la majorité parlementaire soutenait en effet l'action du présidentde la République qui non seulement le considérait comme son véritable chef mais encore,et du même coup, comme l'unique chef de l'exécutif, au détriment du Premier ministre.

Dès le début de la Ve République, la pratique du régime s'est ainsi largementaffranchie de la Constitution. Celle-ci établit en effet un partage horizontal du pouvoirexécutif entre le Président et le Premier ministre. Mais ce partage théorique du pouvoirexécutif n'a pas résisté un seul instant à la pratique. Non seulement le Président a confisquéd'emblée les pouvoirs dévolus au Premier ministre, mais il s'est arrogé le droit de révoquerce dernier quand bon lui semblait. Au partage horizontal s'est ainsi substitué un partagevertical (ou hiérarchique), réduisant le Premier ministre au simple rôle d'exécutant chargéde mettre en œuvre la politique du Président.

Par trois fois cependant (en 1986, en 1993 et en 1997), les élections législatives ontamené à l'Assemblée nationale une majorité de députés opposés au Président.L'équilibre des pouvoirs au sein de l'exécutif s'en est alors trouvé bouleversé. Car dans cetype de conjoncture, le Premier ministre redevient le chef de la majorité parlementaireet du gouvernement. C'est donc lui qui, conformément à l'article 20 de la Constitution,détermine et conduit à nouveau la politique de la nation. Quant au Président, il n'est plusque le chef de l'opposition. Mais étant donné ses nombreuses prérogativesconstitutionnelles, son rôle n'en est pas pour autant réduit à celui d'un simple arbitre. Desorte qu'une véritable dyarchie s'instaure au sommet de l'État, celle-ci pouvant tourner,selon la conjoncture politique, au véritable duel entre le Premier ministre et le chef de l'État.

En effet, cette redistribution du pouvoir au sein de l'exécutif ne se fait pas sansconflits. En 1986, par exemple, le Président F. Mitterrand a refusé de signer troisordonnances du gouvernement. En 1993, il a refusé également d'inscrire à l'ordre du jourla révision d'une loi relative au financement des établissements d'enseignement privé. Deleur côté, les Premiers ministres ne sont pas restés passifs : ils ont bataillé ferme pours'imposer aux côtés du chef de l'État sur la scène internationale (notamment lors desnégociations du GATT et de la guerre en Bosnie). C'est ainsi que, de partagé, le pouvoirexécutif devient pouvoir disputé en période de cohabitation.

Les élections jouent donc un rôle décisif dans le système politique français, dumoins pour ce qui est des relations au sein de l'exécutif. Car on ne saurait en dire autantpour le Parlement : que l'on soit en période de cohabitation ou de fait majoritaire, celui-cijoue désormais un rôle secondaire dans la vie politique française.

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2.4. Un Parlement en déclin ?

Sous les IIIe et IV Républiques, le Parlement était de loin l'institution la plus puissante.Mais faute de majorité parlementaire stable, il était également la cause de nombreux maux,à commencer par l'instabilité ministérielle chronique. Persuadés (à tort) que la France neconnaîtrait jamais le phénomène majoritaire, les constituants de 1958 ont doncconsidérablement affaibli le rôle du Parlement, au point que de nombreux commentateursont pu pronostiquer son déclin. Lors de la rentrée parlementaire d'avril 1994, le présidentde l'Assemblée nationale Ph. Séguin faisait ainsi du « renouveau du Parlement » le pointnodal de son discours inaugural. Dans cette perspective, il assignait aux députés troisobjectifs majeurs : légiférer mieux et moins, mieux contrôler l'action du gouvernement etfaire du Parlement un lieu privilégié du débat démocratique.

S'agissant de sa fonction première, l'édiction des normes, il est vrai que depuisl'avènement de la Ve République

le Parlement subit très fortement la concurrence du gouvernement.

Partageant déjà l'initiative législative avec le Parlement, le gouvernement a vu son pouvoirnormatif considérablement augmenter depuis 1958. C'est ainsi qu'il peut désormais prendredes règlements sans l'accord préalable du Parlement, et cela, dans toutes les matières quine relèvent pas du domaine de la loi, qui sont de loin les plus nombreuses même si ce sontles moins fondamentales. De plus, grâce à la procédure des ordonnances, il peut légiférersans passer par la procédure législative normale. Cette dernière, enfin, est entièrementpassée sous son contrôle. Maîtrisant l'ordre du jour des assemblées parlementaires, legouvernement peut ainsi inscrire ses projets de lois en priorité, au détriment despropositions parlementaires. Résultat : plus de 90 % de la législation française estaujourd'hui d'origine gouvernementale. Car le gouvernement peut très bien contournerles amendements parlementaires grâce à la procédure du vote bloqué, qui autorise legouvernement à demander aux parlementaires de se prononcer sur tout ou partie du texte,après avoir sélectionné leurs amendements. Par ailleurs, si le gouvernement engage saresponsabilité sur un texte de loi et n'est pas censuré, ce texte est considéré comme adoptésans qu'il y ait eu discussion ni même vote à l'Assemblée nationale. Sachant enfin que legouvernement peut, en cas de désaccord entre l'Assemblée nationale et le Sénat sur untexte, donner le dernier mot à la première assemblée, on est en droit de se demander si, etdans quelle mesure, la loi est encore l’œuvre du Parlement aujourd'hui.

Au moment même où le Parlement français perdait son initiative législative auprofit du gouvernement, il perdait également sa présomption d'infaillibilité. En effet,l'organe représentant le peuple souverain, qui ne connaissait aucune limite à son pouvoirnormatif, est aujourd'hui soumis au contrôle d'un organe juridictionnel (le Conseilconstitutionnel) qui n'hésite plus depuis 1971 à censurer une loi menaçant les droitsfondamentaux des citoyens. Mais là encore la situation française n'a rien d'exceptionnel -sauf le retard avec lequel s'est instauré l'État de droit dans ce pays par rapport aux autresdémocraties européennes. En outre, comment ne pas voir que, lorsque le jugeconstitutionnel censure une loi, c'est en fait moins le Parlement qu'il sanctionne que legouvernement puisque c'est ce dernier qui, comme on vient de le voir, en est le principalartisan. Le développement de la justice constitutionnelle ne peut donc être analysé comme

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une limite au pouvoir normatif du Parlement. Pas plus, d'ailleurs, que le développement dudroit communautaire dérivé : s'il est vrai qu'une règle sur six en vigueur en France estdésormais d'origine communautaire et que le nombre de textes émis par les instancescommunautaires chaque année est désormais plus élevé que celui des textes d'originenationale, ce phénomène atteint surtout le Gouvernement et n'est pas non plus propre à laFrance.

S'agissant à présent de la fonction de contrôle du Parlement, les choses ont là aussibien changé depuis l'avènement de la Ve République : alors que l'on ne compte plus lesgouvernements renversés par le Parlement sous les Républiques précédentes, un seulgouvernement a été contraint de démissionner à la suite d'une censure parlementaire depuis1958. Les autres démissions ont presque toutes été provoquées par la volonté présidentielle.Or, sur ce point, les pouvoirs du Parlement français ont en fait considérablement augmentédepuis les années 70.

En premier lieu, la capacité du Parlement à questionner le Gouvernement a étérenforcée. En 1974, le Président V. Giscard d'Estaing a ainsi mis en place la procédure desquestions au gouvernement (plus couramment appelées « questions d'actualité »). Faceau succès d'une telle innovation, les questions au gouvernement ont été étendues au Sénaten 1982 (le jeudi matin une fois par mois). En 1989, enfin, une seconde procédure a étéinventée à l'initiative cette fois du Président de l'Assemblée nationale L. Fabius : il s'agitdes questions-cribles (ou « questions au ministre ») qui permettent aux députés de poserdirectement des questions à un ministre sans que celui-ci ait la possibilité de préparer saréponse.

En second lieu, les moyens d'investigation du Parlement ont eux aussi étéaméliorés. Deux lois ont en effet renforcé l'efficacité des commissions d'enquêtes ou decontrôle du Parlement. Toutefois, il faut reconnaître que la portée de ces commissions restelimitée en France, et cela pour au moins deux raisons. La première est que leur créationrelève d'un vote de l'assemblée, de sorte que la majorité parlementaire est toujours à mêmede refuser la formation d'une commission dont le travail pourrait porter atteinte au créditdu Gouvernement. La seconde raison qui limite le poids des commissions parlementairesest qu'elles ne peuvent porter sur des sujets qui font l'objet de poursuites judiciaires. Il suffitdonc au Gouvernement de demander au garde des Sceaux d'ouvrir une poursuite judiciairesur les faits concernés pour entraver l'investigation parlementaire.

Reste qu'en 1979, le Parlement a vu également ses pouvoirs d'expertise renforcésgrâce à la création des délégations parlementaires, qui permettent à un groupe restreintde parlementaires de suivre de manière très précise un dossier afin de fournir à leurassemblée une information indépendante des sources gouvernementales. C'est ainsiqu'apparurent les délégations pour l'Union européenne qui, depuis 1992, sont chargéesd'instruire toutes les propositions d'actes communautaires comportant des dispositions quirelèvent du domaine de la loi.

On le voit, le diagnostic d'un déclin du Parlement est encore moins évident pour cequi est de sa fonction de contrôle du gouvernement. En fait, la seule fonction pour laquelleon est en droit de s'inquiéter est sa fonction de délibération. Car force est de reconnaîtreque le Parlement n'est plus aujourd'hui le lieu privilégié du débat public : hémicyclesdésertés, débats parlementaires à peine commentés (sauf exception) dans la pressenationale, élections législatives boudées par un tiers des électeurs français en moyenne, leParlement n'apparaît plus comme la scène centrale de la vie politique française. Sans doute,

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ce phénomène tient-il lui aussi à l'existence d'une discipline majoritaire, qui ne laisse aucundoute quant au résultat des délibérations. Certains invoquent également le cumul desmandats qui éloigne les parlementaires des hémicycles parisiens plusieurs jours parsemaine. Mais ce déclin tient plus encore à la « décentralisation » des modes d'expressionde l'opinion publique. Alors qu'au XIXème siècle le Parlement s'identifiait totalement àl'opinion publique (au point que dans les dictionnaires français le terme « opinionpublique » signifiait ni plus ni moins celle des parlementaires), de nouveaux porte-parolesont en effet apparus au début du XXème siècle. Sans aller jusqu'à parler d'une « crise de lareprésentation », le Parlement est ainsi de plus en plus concurrencé dans sa prétention àincarner l'opinion publique : par les médias bien sûr, en particulier les médias audiovisuels,qui sont devenus les lieux privilégiés du débat public ; par les sondages, qui dépossèdentles parlementaires de leur monopole de porte-parole autorisés en mesurantquotidiennement l'état de l'opinion publique ; mais aussi, comme l'affirment certainsconstitutionnalistes français, par le Conseil constitutionnel qui se présente aujourd'huicomme le protecteur des libertés fondamentales des citoyens.

2.5. La jurisprudence controversée du Conseil constitutionnel

À l'origine, le Conseil constitutionnel se présente pourtant moins comme un organejuridictionnel chargé de dire le droit que comme une institution politique, chargée deréguler l'activité des pouvoirs publics, et plus particulièrement celle du Parlement. Sacréation, en effet, répond surtout à la volonté des constituants de mettre fin à l'hégémoniedes assemblées. Il n'est que de regarder les tâches que lui confie le texte constitutionnel de1958 pour s'en convaincre :

- le Conseil contrôle le règlement des assemblées ;- il est compétent pour vérifier que les propositions de lois parlementaires n'empiètentpas sur le domaine de compétence du gouvernement ;- il est juge du contentieux des élections législatives ;- il contrôle la conformité des lois à la Constitution.

On le voit, le contrôle des lois n'est qu'une tâche parmi d'autres. Ce n'est pas même la plusimportante. Car, tel qu'il est prévu à l'origine, le contrôle des lois est en fait doublementlimité. Il est d'abord limité en raison de son caractère formel. En effet, le Conseil exerce uncontrôle externe, qui ne porte pas sur le contenu même des lois mais sur leur élaboration(le juge se bornant donc à apprécier la constitutionalité des lois au regard des règles decompétence et de procédures telles qu'elles sont énoncées dans la Constitution). Ensuite, lecontrôle n'est pas systématique. Il n'est obligatoire que pour les lois organiques (et lerèglement des assemblées). Pour les lois ordinaires, le Conseil ne peut se prononcer ques'il a été saisi (on parle alors de saisines) par certaines autorités politiques en l'occurrence :le président de la République, le Premier ministre, le président de l'Assemblée nationale etcelui du Sénat (lesquels appartiennent tous au camp de la majorité gaulliste au début durégime).

On comprend dans ces conditions que la justice constitutionnelle, bien qu'étantprévue dans la Constitution de 1958, ait pris quelque retard en France. En fait, ce n'est quedans les années soixante-dix, à la suite d'une initiative du Conseil constitutionnel puis d'une

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réforme du Président de la République V. Giscard d'Estaing en 1974, que seront dépasséesles limites qui freinaient son développement. Cette réforme, qui élargit le droit de saisinedu Conseil constitutionnel à 60 députés ou 60 sénateurs, marque en effet une seconde étapedans le développement de la justice constitutionnelle en France. Et de fait, alors que leConseil constitutionnel n'avait connu que neuf saisines dans les six premières années durégime, il y en a eu soixante-six au cours des six années suivantes (entre 1974 et 1980),cent trente-huit entre 1981 et 1987 et quatre-vingt-dix-huit dans les années 1988-93, centneuf entre 1999-2000, cent cinq entre 2001 et 2006

En fait, on doit cette multiplication des saisines aux parlementaires de l'opposition,qui ont d'emblée compris l'usage politique qu'ils pouvaient faire de ce nouveau droit.Ligotée par la conjonction du phénomène majoritaire et de la rationalisation duparlementarisme, ne pouvant à elle seule censurer le gouvernement ni empêcher le vote deslois, l'opposition va en effet se servir du contrôle de constitutionnalité des lois pourcontrarier la mise en œuvre du programme politique de la majorité. C'est ainsi que leConseil va devenir le principal appui de l'opposition et le contrôle son arme favorite.

En effet, depuis 1974, le nombre de saisines parlementaires n'a cessé d'augmenter :en 1974, deux textes ont fait l'objet d'une saisine parlementaire ; il y en a eu 4 en 1975, 6en 1976, 8 en 1977, 10 en 1980, 19 en 1982, etc. Aujourd'hui, la très grande majorité dessaisines s'opère à l'initiative des parlementaires : sur les 66 saisines qu'a connues le Conseilentre 1974 et 1980, 62 sont ainsi d'origine parlementaire (134 sur 136 entre 1981 et 1987).

Certains dénoncent ainsi l'effet conservateur que la justice constitutionnellerisque d'avoir sur la législation, puisque la valeur des lois s'apprécie désormais au regardde textes anciens, écrits il y a parfois plus de deux siècles. D'autres, beaucoup plusnombreux, font valoir que la justice constitutionnelle est peu compatible avec lesprincipes fondateurs de la démocratie représentative. Sur la forme, elle ne laisse qu'unefaible place à la publicité des débats, qui est un des grands principes de la démocratie. Surle fond, elle constitue une limite inacceptable à la liberté des représentants élus de la nation.

De quel droit en effet, neuf individus nommés, aussi compétents soient-ils,pourraient-ils sanctionner, ou même avaliser, les décisions des 577parlementaires mandatés par le peuple pour exprimer la volonté générale?

A ces critiques, les partisans de la justice constitutionnelle répondent alors eninvoquant la jurisprudence du Conseil qui, loin de brimer le Parlement, n'a cessé d'étendreson domaine de compétence (le domaine de la loi), au point d'ailleurs de le rendre ànouveau illimité (cf. la décision du 30 juillet 1982 dans laquelle le Conseil a fait valoirqu'une loi intervenant dans le domaine réglementaire n'était pas forcémentinconstitutionnelle). Par ailleurs, ils font également valoir que les critiques à l'égard duConseil reposent sur une vision historiquement dépassée du régime représentatif. Cardepuis l'apparition du fait majoritaire, la loi n'exprime plus la volonté générale : elleexprime celle d'une majorité. En outre, la majorité parlementaire ne reflète jamais lamajorité de la population en âge de voter (du fait de l'abstentionnisme électoral). Dans cetteperspective, le Conseil constitutionnel permet alors une plus juste représentation de lanation : il protège en effet les minorités contre les éventuels débordements de la majoritéen leur garantissant le maintien des libertés fondamentales. Il constitue de la sorte uncontre-pouvoir nécessaire. Quant à ceux qui dénoncent son omnipotence, les défenseurs

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rappellent enfin que le pouvoir constituant (le peuple souverain ou le Parlement réuni enCongrès) reste dans tous les cas supérieur à celui du Conseil constitutionnel. Car rienn'interdit de réviser la Constitution lorsque celle-ci empêche la promulgation d'une loi.C'est ce qui s'est passé le 25 novembre 1993, date à laquelle le Parlement réuni en Congrèsa ajouté un nouvel article à la Constitution afin de permettre la promulgation d'une loirelative au droit d'asile dont certaines dispositions avaient été censurées par le Conseil le13 août 1993 alors même que ces dispositions se conformaient aux accords de Schengen.On peut penser que cet épisode aura mis fin aux polémiques sur le Conseil constitutionnel.

Ces polémiques, pourtant, avaient le mérite d'attirer l'attention sur les fondementscontemporains du pouvoir politique. Il semble, en effet, que ceux-ci ont évolué au coursdu XXème siècle : autrefois fondée sur le suffrage du peuple souverain, la légitimitépolitique se fonde aujourd'hui de plus en plus sur le respect du droit, qui prend d'ailleursdiverses formes. Ce respect ne se limite pas au développement de la justiceconstitutionnelle ; il passe également, depuis la fin des années 80 et ses nombreuxscandales politico-financiers, par une pénalisation de la responsabilité politique. Sansdoute, ce phénomène ne fait-il aucun tort aux citoyens. Mais on peut tout de même regretterqu'il n'y ait pas de débat public sur une évolution qui dépasse le cas de la France.