L'Etranger (1942) d'Albert Camus, - LeWebPédagogique · 2014-05-29 · 3. le meurtre de l'Arabe,...

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Descriptif des lectures et des activités 1 STI 2D Séquence n° 1 – L'Etranger (1942) d'Albert Camus, un roman absurde ? Objet d'étude : le personnage de roman, du XVII e siècle à nos jours (œuvre intégrale) Problématiques : dans quelle mesure le personnage de Meursault incarne-t-il la vision du monde absurde de Camus ? Perspective d'étude : un mouvement philosophique et littéraire : l'absurde ________________________________________________________________________________________________ TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE Œuvre intégrale : L'Etranger (1942) d'Albert Camus 1. l'incipit, jusqu'à « Vous êtes jeune et elle devait s'ennuyer avec vous.... ». 2. la demande en mariage de Marie, depuis « Le soir, Marie est venue... », jusqu'à « … pour me tendre sa bouche ». 3. le meurtre de l'Arabe, depuis « J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire... », jusqu'à « … quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur. » 4. le procès, depuis « L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air... », jusqu'à « … parce que j'étais trop fatigué. » ________________________________________________________________________________________________ ACTIVITES autres œuvres et/ou textes étudiés : Groupement de textes 1 : rencontres amoureuses : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves (1678) ; Guy de Maupassant, Pierre et Jean (1888). La préface de l'édition américaine de L'Etranger (extrait), 1955. Groupement de textes 2 : Les sources de L'Etranger : Le Rouge et le noir, chapitre XLI, Stendhal (1854) ; « L'Etranger » de Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose (1869). Lecture cursive : Le Colonel Chabert (1832) d'Honoré de Balzac lectures d'images : Conference at night (1949) d'Edward Hopper. Une adaptation en bande dessinée : L'Etranger (2013), de Jacques Ferrandez, d'après Albert Camus, planches 24 et 25 – autres activités : Albert Camus : biographie et bibliographie L'Etranger : roman ou journal intime ? La structure narrative Les personnages : Meursault et les autres Le sens du roman, la philosophie de l'absurde Le thème du soleil

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Descriptif des lectures et des activités1 STI 2D

Sequence n° 1 – L'Etranger (1942) d'Albert Camus,

un roman absurde ?

Objet d'etude : le personnage de roman, du XVIIe siècle à nos jours (œuvre intégrale)

Problematiques : dans quelle mesure le personnage de Meursault incarne-t-il la vision du monde absurde de Camus ?

Perspective d'etude : un mouvement philosophique et littéraire : l'absurde

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

Œuvre integrale : L'Etranger (1942) d'Albert Camus

1. l'incipit, jusqu'à « Vous êtes jeune et elle devait s'ennuyer avec vous.... ».

2. la demande en mariage de Marie, depuis « Le soir, Marie est venue... », jusqu'à « … pour me tendre sabouche ».

3. le meurtre de l'Arabe, depuis « J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire... », jusqu'à « … quatrecoups brefs que je frappais sur la porte du malheur. »

4. le procès, depuis « L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air... », jusqu'à « … parce quej'étais trop fatigué. »

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes etudies :

• Groupement de textes 1 : rencontres amoureuses : Madame de La Fayette, La Princesse de Clèves(1678) ; Guy de Maupassant, Pierre et Jean (1888).

• La préface de l'édition américaine de L'Etranger (extrait), 1955.• Groupement de textes 2 : Les sources de L'Etranger : Le Rouge et le noir, chapitre XLI, Stendhal

(1854) ; « L'Etranger » de Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose (1869).• Lecture cursive : Le Colonel Chabert (1832) d'Honoré de Balzac

– lectures d'images :

• Conference at night (1949) d'Edward Hopper.• Une adaptation en bande dessinée : L'Etranger (2013), de Jacques Ferrandez, d'après Albert Camus, planches

24 et 25

– autres activites :

• Albert Camus : biographie et bibliographie• L'Etranger : roman ou journal intime ?• La structure narrative• Les personnages : Meursault et les autres• Le sens du roman, la philosophie de l'absurde• Le thème du soleil

Sequence n° 2 – les représentations de la ville moderne,

dans la poésie des XIXème et XXème siècles

Objet d'etude : écriture poétique et quête du sens, du Moyen Âge à nos jours (groupement de textes)

Problematiques : en quoi Baudelaire, Apollinaire et Senghor sont-il à la fois les héritiers d’une tradition et les expérimentateurs de nouveautés ? En quoi leur poésie est-elle moderne ? Comment les poètes transforment-ils les paysages urbains modernes en objets poétiques ?

Perspective d'etude : la poésie de la modernité : le peintre de la vie moderne

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

Groupement de textes :

5. Charles Baudelaire, « Le Cygne », Les Fleurs du mal (1857)

6. Charles Baudelaire, « Les yeux des pauvres», Le Spleen de Paris (1869)

7. Guillaume Apollinaire, « Zone» , du début à « l’avenue des Ternes » (vers 1 à 24), Alcools (1913)

8. Léopold Sédar Senghor, « New-York », Ethiopiques (1956)

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes etudies :

• Groupement de textes : quatre conceptions de la poésie : Nicolas Boileau, Art poétique, chant I (1674) ; Victor Hugo, Les Contemplations, Livre premier, VII (1856) « Réponse à un acte d'accusation » ; Arthur Rimbaud, Lettre à Paul Demeny, dite « du voyant » (Charleville, 15 mai 1871) ; Guillaume Apollinaire, extrait de la conférence « L'Esprit nouveau et les poètes » (1917)

– lectures d'images :

• Le Pont de l'Europe (1875) de Gustave Caillebotte.• Fritz Lang, Métropolis (1927).

– autres activites :

• Charles Baudelaire, Guillaume Apollinaire et Léopold Sédar Senghor : biographie et bibliographie.• La notion de recueil poétique : le sens du titre (exemples des Fleurs du Mal, du Spleen de Paris, d'Alcools et

d'Ethiopiques)• Eléments de versification : le mètre, les rimes, le décompte des syllabes, les jeux de sonorités, etc.• L’évolution de la poésie aux XIXème et XXème s. : le poème en prose, le vers libre.

_____________________________________________________________________________________________Activites conduites en autonomie par l'eleve :

• La classe participe à un projet d'action culturelle « Lumières et sons de la ville », action menée conjointementavec le Cargö, salle des musiques actuelles, à Caen : les élèves doivent réaliser une maquette représentant laville du futur, en intégrant des capteurs, des sons, des vidéos, des images, des poèmes.

Sequence n° 3 – Cyrano de Bergerac (1897) d'Edmond Rostand,

une pièce de théâtre d'un genre nouveau

Objet d'etude : le théâtre, texte et représentation

Problematique : En quoi Cyrano est-elle une pièce en rupture et en continuité avec les règles du théâtre classique ?

Perspective(s) d'etude : étude d'un genre théâtral ; l'importance de la mise en scène

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

Œuvre integrale : Cyrano de Bergerac (1897) d'Edmond Rostand

1) Acte I, scène 2, vers 94 à 138 : l'exposition ;

2) Acte II, scène 8 : la tirade des « Non, merci » (vers 965 à 1015) ;

3) Acte III, scène 7 : la déclaration d'amour sous le balcon (vers 1441-1480)

4) Acte V, scène 6 : le dénouement (vers 2549 à 2571).

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes etudies :

• Libertinage et préciosité : Molière, Dom Juan (1665), scènes I, 2 et V, 2 ; Molière, Les Femmes savantes, scène III, 2.

– lectures d'images :

• Deux mises en scène de Cyrano de Bergerac : le film de Jean-Paul Rappeneau (1990), la mise en scène de Denis Podalydès (2006)

– autres activites :

• les sources d'Edmond Rostand : Cyrano de Bergerac

• la construction de la pièce, les lieux

• les personnages

• deux courants littéraires : la préciosité et le libertinage

Sequence n° 3 – Le Dernier jour d'un condamné (1829) de Victor Hugo :

roman, monologue intérieur ou journal ?

Objet d'etude : la question de l'homme dans les genres de l'argumentation du moyen-âge à nos jours

Problematique : Le recours à la fiction est-il un moyen efficace pour diffuser ses idées ?

Perspective(s) d'etude : étude d'un genre théâtral ; l'importance de la mise en scène

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TEXTES ETUDIES EN LECTURE ANALYTIQUE

Œuvre integrale : Cyrano de Bergerac (1897) d'Edmond Rostand

1) Texte 13 : la préface de 1832, extrait, de « Qu'avez-vous à alléguer pour la peine de mort ? ... » à « le Mardi gras vous rit au nez » ;

2) Texte 14 : l'incipit (chapitre I) ;

3) Texte 15 : la description de la cellule, de « Voici ce que c'est que mon cachot... » à « … on supposequ'il y a de l'air et du jour dans cette boîte de pierre. » (chapitre X) ;

4) Texte 16 : le ferrement des forçats, de « On fit asseoir les galériens dans la boue... » à « … leurs rires me faisaient pleurer. » (chapitre XIII).

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ACTIVITES

– autres œuvres et/ou textes etudies :

• Groupement de textes : la peine de mort :- Voltaire, Traité sur la tolérance, 1763 ; - Victor Hugo, Discours à l'Assemblée constituante (15 septembre 1848) ; - Albert Camus, L'Etranger, 1942 ;- Albert CAMUS, Réflexions sur la guillotine, 1957 ; - Robert Badinter, ministre de la Justice (garde des Sceaux), discours à l'Assemblée nationale, le 17 septembre 1981

• Lecture cursive : Le Dernier jour d'un condamné (1829) de Victor Hugo

– lectures d'images :

• L’Homme au gibet de Victor Hugo et la bande-dessinée de Stanislas Gros, Le Dernier jour d'un condamné (2007)

– autres activites :

▪ Victor Hugo : biographie et bibliographie ; la notion d'engagement▪ La question de la peine de mort, de Voltaire à Badinter : les grandes étapes du combat, les arguments▪ La construction du roman ; le traitement du temps et des lieux dans le roman▪ Roman, monologue intérieur ou journal ? La question du genre▪ Les personnages : le condamné à mort, les représentants de la société (gens de justice, gens d'église, foule)

Signature du professeur : Signature du Chef d'établissement :

LECTURE ANALYTIQUE N° 1 : L'INCIPIT DE L'ETRANGER

Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégrammede l’asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut riendire. C’était peut-être hier.

L’asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d’Alger. Je prendrail’autobus à deux heures et j’arriverai dans l’après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentreraidemain soir. J’ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuseravec une excuse pareille. Mais il n’avait pas l’air content. Je lui ai même dit : « Ce n’est pas dema faute. » Il n’a pas répondu. J’ai pensé alors que je n’aurais pas dû lui dire cela. En somme,je n’avais pas à m’excuser. C’était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le ferasans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c’est un peu comme simaman n’était pas morte. Après l’enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et toutaura revêtu une allure plus officielle.

J’ai pris l’autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J’ai mangé au restaurant, chezCéleste, comme d’habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m’a dit : «On n’a qu’une mère. » Quand je suis parti, ils m’ont accompagné à la porte. J’étais un peuétourdi parce qu’il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire etun brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.

J’ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c’est à cause de toutcela sans doute, ajouté aux cahots, à l’odeur d’essence, à la réverbération de la route et du ciel,que je me suis assoupi. J’ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé,j’étais tassé contre un militaire qui m’a souri et qui m’a demandé si je venais de loin. J’ai dit «oui » pour n’avoir plus à parler.

L'asile est à deux kilomètres du village. J'ai fait le chemin à pied. J'ai voulu voir mamantout de suite. Mais le concierge m'a dit qu'il fallait que je rencontre le directeur. Comme il étaitoccupé, j'ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j'ai vu ledirecteur : il m'a reçu dans son bureau. C'était un petit vieux, avec la Légion d'honneur. Il m'aregardé de ses yeux clairs. Puis il m'a serré la main qu'il a gardée si longtemps que je ne savaistrop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m'a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y atrois ans. Vous étiez son seul soutien. » J'ai cru qu'il me reprochait quelque chose et j'aicommencé à lui expliquer. Mais il m'a interrompu : « Vous n'avez pas à vous justifier, mon cherenfant. J'ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait unegarde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici. » J'ai dit :« Oui, monsieur le Directeur. » Il a ajouté : « Vous savez, elle avait des amis, des gens de sonâge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d'un autre temps. Vous êtes jeune etelle devait s'ennuyer avec vous. »

Albert CAMUS, L’Etranger, I, 1, 1942

LECTURE ANALYTIQUE N° 2 : LA DEMANDE EN MARIAGE DE MARIE

Le soir, Marie est venue me chercher et m'a demandé si je voulais me marier avecelle. J'ai dit que cela m'était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle avoulu savoir alors si je l'aimais. J'ai répondu comme je l'avais déjà fait une fois, que celane signifiait rien mais que sans doute je ne l'aimais pas. "Pourquoi m'épouser alors ?" a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n'avait aucune importance et que si elle le désirait, nouspouvions nous marier. D'ailleurs, c'était elle qui le demandait et moi je me contentais dedire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J'ai répondu : "Non".Elle s'est tue un moment et elle m'a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulaitsimplement savoir si j'aurais accepté la même proposition venant d'une autre femme, à quije serais attaché de la même façon. J'ai dit : "Naturellement." Elle s'est demandé alors sielle m'aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment desilence, elle a murmuré que j'étais bizarre, qu'elle m'aimait sans doute à cause de celamais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je metaisais, n'ayant rien à ajouter, elle m'a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu'ellevoulait se marier avec moi. J'ai répondu que nous le ferions dès qu'elle le voudrait.

Je lui ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m'a dit qu'elle aimeraitconnaître Paris. Je lui ai appris que j'y avais vécu dans un temps et elle m'a demandécomment c'était. Je lui ai dit : "C'est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gensont la peau blanche." Puis nous avons marché et traversé la ville par ses grandes rues.Les femmes étaient belles et j'ai demandé à Marie si elle le remarquait. Elle m'a dit queoui et qu'elle me comprenait. Pendant un moment, nous n'avons plus parlé. Je voulaiscependant qu'elle reste avec moi et je lui ai dit que nous pouvions dîner ensemble chezCéleste. Elle en avait bien envie, mais elle avait à faire. Nous étions près de chez moi et jelui ai dit au revoir. Elle m'a regardé : "Tu ne veux pas savoir ce que j'ai à faire ?" Je voulaisbien le savoir, mais je n'y avais pas pensé et c'est ce qu'elle avait l'air de me reprocher.Alors, devant mon air empêtré, elle a encore ri et elle a eu vers moi un mouvement de toutle corps pour me tendre sa bouche.

Albert CAMUS, L’Etranger, I, 5, 1942

LECTURE ANALYTIQUE N° 3 : LE MEURTRE DE L'ARABE

J'ai pensé que je n'avais qu'un demi-tour à faire et ce serait fini. Mais toute une

plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J'ai fait quelques pas vers la source.

L'Arabe n'a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des

ombres sur son visage, il avait l'air de rire. J'ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes

joues et j'ai senti des gouttes de sueur s'amasser dans mes sourcils. C'était le même soleil

que le jour où j'avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et

toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne

pouvais plus supporter, j'ai fait un mouvement en avant. Je savais que c'était stupide, que

je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d'un pas. Mais j'ai fait un pas, un

seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l'Arabe a tiré son couteau qu'il m'a

présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l'acier et c'était comme une longue lame

étincelante qui m'atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes

sourcils a coulé d'un coup sur les paupières et les a recouvertes d'un voile tiède et épais.

Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que

les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, le glaive éclatant jailli du couteau

toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux

douloureux. C'est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il

m'a semblé que le ciel s'ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout

mon être s'est tendu et j'ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j'ai touché

le ventre poli de la crosse et c'est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a

commencé. J'ai secoué la sueur et le soleil. J'ai compris que j'avais détruit l'équilibre du

jour, le silence exceptionnel d'une plage où j'avais été heureux. Alors, j'ai tiré encore

quatre fois sur un corps inerte où les balles s'enfonçaient sans qu'il y parût. Et c'était

comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.

Albert CAMUS, L’Etranger, I, 6, 1942

LECTURE ANALYTIQUE N° 4 : LE PROCES

L'après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l'air épais de la salle et les petits

éventails multicolores des jurés s'agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de mon avocat

me semblait ne devoir jamais finir. À un moment donné, cependant, je l'ai écouté parce qu'il disait :

« Il est vrai que j'ai tué. » Puis il a continué sur ce ton, disant « je » chaque fois qu'il parlait de moi.

J'étais très étonné. Je me suis penché vers un gendarme et je lui ai demandé pourquoi. Il m'a dit

de me taire et, après un moment, il a ajouté : « Tous les avocats font ça. » Moi, j'ai pensé que

c'était m'écarter encore de l'affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi.

Mais je crois que j'étais déjà très loin de cette salle d'audience. D'ailleurs, mon avocat m'a semble

ridicule. Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m'a

paru qu'il avait beaucoup moins de talent que le procureur. « Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché

sur cette âme, mais, contrairement à l'éminent représentant du ministère public, j'ai trouvé quelque

chose et je puis dire que j'y ai lu à livre ouvert. » Il y avait lu que j'étais un honnête homme, un

travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l'employait, aimé de tous et compatissant aux

misères d'autrui. Pour lui, j'étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu'il

l'avait pu. Finalement j'avais espéré qu'une maison de retraite donnerait à la vieille femme le

confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui procurer. « Je m'étonne, Messieurs, a-t-il

ajouté, qu'on ait mené si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s'il fallait donner une preuve de

l'utilité et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c'est l'État lui-même qui les

subventionne. » Seulement, il n'a pas parlé de l'enterrement et j'ai senti que cela manquait dans sa

plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues phrases, de toutes ces journées et ces heures

interminables pendant lesquelles on avait parlé de mon âme, j'ai eu l'impression que tout devenait

comme une eau incolore où je trouvais le vertige.

À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l'espace des salles et des

prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d'un marchand de glace a

résonné jusqu'à moi. J'ai été assailli des souvenirs d'une vie qui ne m'appartenait plus, mais où

j'avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies : des odeurs d'été, le quartier que

j'aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d'inutile en ce

lieu m'est alors remonté à la gorge et je n'ai eu qu'une hâte, c'est qu'on en finisse et que je

retrouve ma cellule avec le sommeil. C'est à peine si j'ai entendu mon avocat s'écrier, pour finir,

que les jurés ne voudraient pas envoyer à la mort un travailleur honnête perdu par une minute

d'égarement et demander les circonstances atténuantes pour un crime dont je traînais déjà,

comme le plus sûr de mes châtiments, le remords éternel. La cour a suspendu l'audience et

l'avocat s'est assis d'un air épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la main.

J'ai entendu : « Magnifique, mon cher. » L'un d'eux m'a même pris à témoin : « Hein ? » m'a-t-il dit.

J'ai acquiescé, mais mon compliment n'était pas sincère, parce que j'étais trop fatigué.

Albert CAMUS, L’Etranger, II, 4, 1942

Lecture analytique n° 5 : « Un cygne » de Charles Baudelaire

LXXXIX - Le Cygne

A Victor Hugo

I

Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,Pauvre et triste miroir où jadis resplenditL'immense majesté de vos douleurs de veuve,Ce Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,

A fécondé soudain ma mémoire fertile,Comme je traversais le nouveau Carrousel.Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une villeChange plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel) ;

Je ne vois qu'en esprit tout ce camp de baraques,Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des flaques,Et, brillant aux carreaux, le bric-à-brac confus.

Là s'étalait jadis une ménagerie ;Là je vis, un matin, à l'heure où sous les cieuxFroids et clairs le Travail s'éveille, où la voiriePousse un sombre ouragan dans l'air silencieux,

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,Et, de ses pieds palmés frottant le pavé sec,Sur le sol raboteux traînait son blanc plumage.Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait nerveusement ses ailes dans la poudre,Et disait, le coeur plein de son beau lac natal :"Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"Je vois ce malheureux, mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme l'homme d'Ovide,Vers le ciel ironique et cruellement bleu,Sur son cou convulsif tendant sa tête avideComme s'il adressait des reproches à Dieu !

II

Paris change ! mais rien dans ma mélancolieN'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorieEt mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :Je pense à mon grand cygne, avec ses gestes fous,Comme les exilés, ridicule et sublimeEt rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,

Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,Auprès d'un tombeau vide en extase courbéeVeuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisiquePiétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard,Les cocotiers absents de la superbe AfriqueDerrière la muraille immense du brouillard ;

A quiconque a perdu ce qui ne se retrouveJamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleursEt tètent la Douleur comme une bonne louve !Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exileUn vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor ! Je pense aux matelots oubliés dans une île,Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor !

Charles Baudelaire, « Le Cygne », Les Fleurs du Mal (1857).

Lecture analytique n° 6 : « Les yeux des pauvres » de Charles Baudelaire

Ah ! vous voulez savoir pourquoi je vous hais aujourd'hui. Il vous sera sans doute moinsfacile de le comprendre qu'à moi de vous l'expliquer; car vous êtes, je crois, le plus bel exempled'imperméabilité féminine qui se puisse rencontrer.

Nous avions passé ensemble une longue journée qui m'avait paru courte. Nous nous étionsbien promis que toutes nos pensées nous seraient communes à l'un et à l'autre, et que nos deux âmesdésormais n'en feraient plus qu'une ; - un rêve qui n'a rien d'original, après tout, si ce n'est que, rêvépar tous les hommes, il n'a été réalisé par aucun.

Le soir, un peu fatiguée, vous voulûtes vous asseoir devant un café neuf qui formait le coind'un boulevard neuf, encore tout plein de gravois et montrant déjà glorieusement ses splendeursinachevées. Le café étincelait. Le gaz lui-même y déployait toute l'ardeur d'un début, et éclairait detoutes ses forces les murs aveuglants de blancheur, les nappes éblouissantes des miroirs, les ors desbaguettes et des corniches, les pages aux joues rebondies traînés par les chiens en laisse, les damesriant au faucon perché sur leur poing, les nymphes et les déesses portant sur leur tête des fruits, despâtés et du gibier, les Hébés et les Ganymèdes présentant à bras tendu la petite amphore àbavaroises ou l'obélisque bicolore des glaces panachées; toute l'histoire et toute la mythologie misesau service de la goinfrerie.

Droit devant nous, sur la chaussée, était planté un brave homme d'une quarantaine d'années,au visage fatigué, à la barbe grisonnante, tenant d'une main un petit garçon et portant sur l'autre brasun petit être trop faible pour marcher. Il remplissait l'office de bonne et faisait prendre à ses enfantsl'air du soir. Tous en guenilles. Ces trois visages étaient extraordinairement sérieux, et ces six yeuxcontemplaient fixement le café nouveau avec une admiration égale, mais nuancée diversement parl'âge.

Les yeux du père disaient : "Que c'est beau ! que c'est beau ! on dirait que tout l'or du pauvremonde est venu se porter sur ces murs." - Les yeux du petit garçon: "Que c'est beau ! que c'estbeau ! mais c'est une maison où peuvent seuls entrer les gens qui ne sont pas comme nous." - Quantaux yeux du plus petit, ils étaient trop fascinés pour exprimer autre chose qu'une joie stupide etprofonde.

Les chansonniers disent que le plaisir rend l'âme bonne et amollit le coeur. La chanson avaitraison ce soir-là, relativement à moi. Non seulement j'étais attendri par cette famille d'yeux, mais jeme sentais un peu honteux de nos verres et de nos carafes, plus grands que notre soif. Je tournaismes regards vers les vôtres, cher amour, pour y lire ma pensée ; je plongeais dans vos yeux si beauxet si bizarrement doux, dans vos yeux verts, habités par le Caprice et inspirés par la Lune, quandvous me dites: "Ces gens-là me sont insupportables avec leurs yeux ouverts comme des portescochères! Ne pourriez-vous pas prier le maître du café de les éloigner d'ici ?" Tant il est difficile de s'entendre, mon cher ange, et tant la pensée est incommunicable,même entre gens qui s'aiment !

Charles Baudelaire, « Les yeux des pauvres », Le Spleen de Parisou les petits poèmes en prose (1869).

Lecture analytique n° 7 : « Zone » de Guillaume Apollinaire

Zone

À la fin tu es las de ce monde ancien Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin Tu en as assez de vivre dans l'antiquité grecque et romaine Ici même les automobiles ont l'air d'être anciennesLa religion seule est restée toute neuve la religionEst restée simple comme les hangars de Port-Aviation Seul en Europe tu n'es pas antique ô ChristianismeL'Européen le plus moderne c'est vous Pape Pie XEt toi que les fenêtres observent la honte te retientD'entrer dans une église et de t'y confesser ce matinTu lis les prospectus les catalogues les affiches qui chantent tout hautVoilà la poésie ce matin et pour la prose il y a les journauxIl y a les livraisons à 25 centimes pleines d'aventures policièresPortraits des grands hommes et mille titres divers J'ai vu ce matin une jolie rue dont j'ai oublié le nomNeuve et propre du soleil elle était le claironLes directeurs les ouvriers et les belles sténodactylographesDu lundi matin au samedi soir quatre fois par jour y passentLe matin par trois fois la sirène y gémitUne cloche rageuse y aboie vers midiLes inscriptions des enseignes et des muraillesLes plaques les avis à la façon des perroquets criaillentJ'aime la grâce de cette rue industrielleSituée à Paris entre la rue Aumont-Thiéville et l'avenue des Ternes

Guillaume Apollinaire, « Zone », Alcools (1913).

Lecture analytique n° 8 : « New York » de Léopold Sédar Senghor

A New York (extrait)

New York ! D'abord j'ai été confondu par ta beauté, ces grandes filles d'or aux jambes longues.Si timide d'abord devant tes yeux de métal bleu, ton sourire de givreSi timide. Et l'angoisse au fond des rues à gratte-cielLevant des yeux de chouette parmi l'éclipse du soleil.Sulfureuse ta lumière et les fûts livides, dont les têtes foudroient le cielLes gratte-ciel qui défient les cyclones sur leurs muscles d'acier et leur peau patinée de pierres.Mais quinze jours sur les trottoirs chauves de Manhattan– C'est au bout de la troisième semaine que vous saisit la fièvre en un bond de jaguarQuinze jours sans un puits ni pâturage, tous les oiseaux de l'airTombant soudain et morts sous les hautes cendres des terrasses.Pas un rire d'enfant en fleur, sa main dans ma main fraîchePas un sein maternel, des jambes de nylon. Des jambes et des seins sans sueur ni odeur.Pas un mot tendre en l'absence de lèvres, rien que des cœurs artificiels payés en monnaie forteEt pas un livre où lire la sagesse. La palette du peintre fleurit des cristaux de corail.Nuits d'insomnie ô nuits de Manhattan ! si agitées de feux follets, tandis que les klaxons hurlent des heures videsEt que les eaux obscures charrient des amours hygiéniques, tels des fleuves en crue des cadavres d'enfants.

Léopold Sédar Senghor Ethiopiques (1956).

Lecture analytique n° 9 : l'exposition de Cyrano de Bergerac

Premier marquis.Quel est ce Cyrano ?

Cuigy.C’est un garçon versé dans les colichemardes.

Deuxième marquis.Noble ?

Cuigy.Suffisamment. Il est cadet aux gardes.

(Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s’il cherchait quelqu’un.)Mais son ami Le Bret peut vous dire...

(Il appelle.)Le Bret !(Le Bret descend vers eux.)Vous cherchez Bergerac ?

Le bret.Oui, je suis inquiet !...

Cuigy.N’est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ?

Le bret, avec tendresse.Ah ! c’est le plus exquis des êtres sublunaires !

Ragueneau.Rimeur !

Cuigy.Bretteur !

Brissaille.Physicien !

Le bret.Musicien !

Lignière.Et quel aspect hétéroclite que le sien !

Ragueneau.Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigneLe solennel monsieur Philippe de Champaigne ;Mais bizarre, excessif, extravagant, falot,

Il eût fourni, je pense, à feu Jacques CallotLe plus fol spadassin à mettre entre ses masques :Feutre à panache triple et pourpoint à six basques,Cape, que par derrière, avec pompe, l’estocLève, comme une queue insolente de coq,Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne

Fut et sera toujours l’alme Mère Gigogne,Il promène, en sa fraise à la Pulcinella,Un nez ! ... Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là ! ....On ne peut voir passer un pareil nasigèreSans s’écrier : « Oh ! non, vraiment, il exagère ! »Puis on sourit, on dit : « Il va l’enlever... » MaisMonsieur de Bergerac ne l’enlève jamais.

Le bret, hochant la tête.Il le porte,-– et pourfend quiconque le remarque !

Ragueneau, fièrement.Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque !

Premier marquis, haussant les épaules.Il ne viendra pas !

Ragueneau.Si !... Je parie un pouletÀ la Ragueneau !

Le marquis, riant.Soit !

(Rumeurs d’admiration dans la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge. Elle s’assied sur le devant, sa duègneprend place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, ne regarde pas.)

Deuxième marquis, avec des petits cris.Ah ! messieurs ! mais elle estÉpouvantablement ravissante !

Premier marquis.Une pêcheQui sourirait avec une fraise !

Deuxième marquis.Et si fraîcheQu’on pourrait, l’approchant, prendre un rhume de cœur !

Christian, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement Lignière par le bras.C’est elle !

Lignière, regardant.Ah ! c’est elle ? ...

Christian.Oui. Dites vite. J’ai peur.

Lignière, dégustant son rivesalte à petits coups.Magdeleine Robin, dite Roxane.-– Fine.Précieuse.

Christian.Hélas !

Lignière.

Libre. Orpheline. CousineDe Cyrano,-– dont on parlait...

(À ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avecRoxane.)

Christian, tressaillant.Cet homme ? ...

Lignière, qui commence à être gris, clignant de l’œil.Hé ! hé ! ...–– Comte de Guiche. Épris d’elle. Mais mariéÀ la nièce d’Armand de Richelieu. DésireFaire épouser Roxane à certain triste sire,Un monsieur de Valvert, vicomte... et complaisant.Elle n’y souscrit pas, mais de Guiche est puissantIl peut persécuter une simple bourgeoise.D’ailleurs j’ai dévoilé sa manœuvre sournoiseDans une chanson qui... Ho ! il doit m’en vouloir !–- La fin était méchante... Écoutez...

Acte I, scène 2, vers 94 à 138

Lecture analytique n° 10 : la tirade des « Non, merci »Et que faudrait-il faire ?Chercher un protecteur puissant, prendre un patron,Et comme un lierre obscur qui circonvient un troncEt s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce,Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ?Non, merci ! Dédier, comme tous ils le font,Des vers aux financiers ? se changer en bouffonDans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre,

Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ?Non, merci ! Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ?Avoir un ventre usé par la marche ? une peauQui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ?Exécuter des tours de souplesse dorsale ?...Non, merci ! D'une main flatter la chèvre au couCependant que, de l'autre, on arrose le chou,Et donneur de séné par désir de rhubarbe,Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ?Non, merci ! Se pousser de giron en giron,Devenir un petit grand homme dans un rond,Et naviguer, avec des madrigaux pour rames,

Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ?Non, merci ! Chez le bon éditeur de SercyFaire éditer ses vers en payant ? Non, merci !S'aller faire nommer pape par les concilesQue dans des cabarets tiennent des imbéciles ?Non, merci ! Travailler à se construire un nomSur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non,Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ?Être terrorisé par de vagues gazettes,Et se dire sans cesse : "Oh ! pourvu que je soisDans les petits papiers du Mercure François" ?...Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême,

Préférer faire une visite qu'un poème,

Rédiger des placets, se faire présenter ?Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter,Rêver, rire, passer, être seul, être libre,Avoir l'œil qui regarde bien, la voix qui vibre,Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers,Pour un oui, pour un non, se battre, - ou faire un vers !Travailler sans souci de gloire ou de fortune,À tel voyage, auquel on pense, dans la lune !N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît,Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit,Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles,Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles !Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard,Ne pas être obligé d'en rien rendre à César,Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite,

Bref, dédaignant d'être le lierre parasite,Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul,Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! (Acte II, scène 8, vers 965 à 1015)

Lecture analytique n° 11 : la déclaration sous le balconROXANE

Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux,Quels mots me direz-vous ?

CYRANOTous ceux, tous ceux, tous ceuxQui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe,Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j’étouffe,Je t’aime, je suis fou, je n’en peux plus, c’est trop ;Ton nom est dans mon cœur comme dans un grelot,Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne,Tout le temps, le grelot s’agite, et le nom sonne !De toi, je me souviens de tout, j’ai tout aimé :Je sais que l’an dernier, un jour, le douze mai,Pour sortir le matin tu changeas de coiffure !J’ai tellement pris pour clarté ta chevelureQue, comme lorsqu’on a trop fixé le soleil,On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil,Sur tout, quand j’ai quitté les feux dont tu m’inondes,Mon regard ébloui pose des taches blondes !

ROXANE, d’une voix troublée.Oui, c’est bien de l’amour…

CYRANOCertes, ce sentiment

Qui m’envahit, terrible et jaloux, c’est vraimentDe l’amour, il en a toute la fureur triste !De l’amour, -et pourtant il n’est pas égoïste !Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien,Quand même tu devrais n’en savoir jamais rien,S’il ne pouvait, parfois, que de loin, j’entendisseRire un peu le bonheur né de mon sacrifice !— Chaque regard de toi suscite une vertuNouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tuÀ comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ?Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?…Oh ! mais vraiment, ce soir, c’est trop beau, c’est trop doux !Je vous dis tout cela, vous m’écoutez, moi, vous !C’est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste,Je n’ai jamais espéré tant ! Il ne me reste

Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux !Car vous tremblez ! car j'ai senti, que tu le veuilles Ou non, le tremblement adoré de ta main Descendre tout le long des branches du jasmin !

Acte III, scène 7, vers 1441-1480

Lecture analytique n° 12 : le dénouement

CYRANO, [est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement.] Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil ![On veut s'élancer vers lui.]Ne me soutenez pas ! Personne ![Il va s'adosser à l'arbre.]

Rien que l'arbre ![Silence.]Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre,

Ganté de plomb ![Il se raidit.]

Oh ! mais !... puisqu'elle est en chemin,

Je l'attendrai debout,[Il tire l'épée.]

et l'épée à la main !

LE BRETCyrano !

ROXANE, [défaillante]Cyrano !

[Tous reculent épouvantés.]

CYRANOJe crois qu'elle regarde...

Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde !Il lève son épée.Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais !Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès !Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile !Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là !- Vous êtes mille ?Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis !Le Mensonge ?[Il frappe de son épée le vide.]

Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis,Les Préjugés, les Lâchetés !... [Il frappe.]

Que je pactise ?Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise !Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ;N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats ![Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant.]Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose !Arrachez ! Il y a malgré vous quelque choseQue j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu,Mon salut balaiera largement le seuil bleu,Quelque chose que sans un pli, sans une tache,J'emporte malgré vous,[Il s'élance l'épée haute.]

et c'est...[L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau.]

ROXANE, [se penchant sur lui et lui baisant le front]C'est ?...

CYRANO, [rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant]Mon panache. RIDEAU

Lecture analytique n° 13 : la préface de 1832

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Qu'avez-vous à alléguer pour la peine de mort ?

Nous faisons cette question sérieusement : nous la faisons pour qu'on y réponde ; nous la faisons auxcriminalistes, et non aux lettrés bavards. Nous savons qu'il y a des gens qui prennent l'excellence de la peinede mort pour texte à paradoxe comme tout autre thème. Il y en d'autres qui n'aiment la peine de mort queparce qu'ils haïssent tel ou tel qui l'attaque. C'est pour eux une question quasi littéraire, une question depersonnes, une question de noms propres. Ceux-là sont les envieux, qui ne font pas plus faute aux bonsjurisconsultes qu'aux grands artistes. Les Joseph Grippa ne manquent pas plus aux Filangieri que lesTorregiani aux Michel-Ange et les Scudéry aux Corneille.

Ce n'est pas à eux que nous nous adressons, mais aux hommes de loi proprement dits, auxdialecticiens, aux raisonneurs, à ceux qui aiment la peine de mort pour la peine de mort, pour sa beauté,pour sa bonté, pour sa grâce.

Voyons, qu'ils donnent leurs raisons.

Ceux qui jugent et qui condamnent disent la peine de mort nécessaire. D’abord, – parce qu’il importede retrancher de la communauté sociale un membre qui lui a déjà nui et qui pourrait lui nuire encore. – S’ilne s’agissait que de cela, la prison perpétuelle suffirait. À quoi bon la mort ? Vous objectez qu’on peuts’échapper d’une prison ? faites mieux votre ronde. Si vous ne croyez pas à la solidité des barreaux de fer,comment osez-vous avoir des ménageries ?Pas de bourreau où le geôlier suffit.

Mais, reprend-on, – il faut que la société se venge, que la société punisse. – Ni l’un, ni l’autre. Sevenger est de l’individu, punir est de Dieu.

La société est entre deux. Le châtiment est au-dessus d’elle, la vengeance au-dessous. Rien de si grandet de si petit ne lui sied. Elle ne doit pas “punir pour se venger” ; elle doit corriger pour améliorer.Transformez de cette façon la formule des criminalistes, nous la comprenons et nous adhérons.

Reste la troisième et dernière raison, la théorie de l’exemple. – Il faut faire des exemples ! il faut épouvanter par le spectacle du sort réservé aux criminels ceux qui seraient tentés de les imiter !

Voilà bien à peu près textuellement la phrase éternelle dont tous les réquisitoires des cinq centsparquets de France ne sont que des variations plus ou moins sonores. Eh bien ! nous nions d’abord qu’il y aitexemple. Nous nions que le spectacle des supplices produise l’effet qu’on en attend. Loin d’édifier le peuple,il le démoralise, et ruine en lui toute sensibilité, partant toute vertu. Les preuves abondent, etencombreraient notre raisonnement si nous voulions en citer. Nous signalerons pourtant un fait entre mille,parce qu’il est le plus récent. Au moment où nous écrivons, il n’a que dix jours de date. Il est du 5 mars,dernier jour du carnaval. À Saint-Pol, immédiatement après l’exécution d’un incendiaire nommé LouisCamus, une troupe de masques est venue danser autour de l’échafaud encore fumant. Faites donc desexemples ! le mardi gras vous rit au nez.

Victor Hugo, Le dernier jour d’un condamné, extrait de la préface de 1832.

Lecture analytique n° 14 : l'incipit

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Bicêtre1.

Condamné à mort !

Voilà cinq semaines que j’habite avec cette pensée, toujours seul avec elle, toujours glacé desa présence, toujours courbé sous son poids ! Autrefois, car il me semble qu’il y a plutôt des annéesque des semaines, j’étais un homme comme un autre homme. Chaque jour, chaque heure, chaqueminute avait son idée. Mon esprit, jeune et riche, était plein de fantaisies. Il s’amusait à me lesdérouler les unes après les autres, sans ordre et sans fin, brodant d’inépuisables arabesques cetterude et mince étoffe de la vie. C’étaient des jeunes filles, de splendides chapes22 d’évêque, desbatailles gagnées, des théâtres pleins de bruit et de lumière, et puis encore des jeunes filles et desombres promenades la nuit sous les larges bras des marronniers. C’était toujours fête dans monimagination. Je pouvais penser à ce que je voulais, j’étais libre.

Maintenant je suis captif. Mon corps est aux fers dans un cachot, mon esprit est en prisondans une idée. Une horrible, une sanglante, une implacable idée ! Je n’ai plus qu’une pensée,qu’une conviction, qu’une certitude : condamné à mort !

Quoi que je fasse, elle est toujours là, cette pensée infernale, comme un spectre de plomb àmes côtés, seule et jalouse, chassant toute distraction, face à face avec moi misérable et me secouantde ses deux mains de glace quand je veux détourner la tète ou fermer les yeux.

Elle se glisse sous toutes les formes où mon esprit voudrait la fuir, se mêle comme un refrainhorrible à toutes les paroles qu’on m’adresse, se colle avec moi aux grilles hideuses de mon cachot ;m’obsède éveillé, épie mon sommeil convulsif, et reparaît dans mes rêves sous la forme d’uncouteau.

Je viens de m’éveiller en sursaut, poursuivi par elle et me disant : – Ah ! ce n’est qu’un rêve !– Hé bien ! avant même que mes yeux lourds aient eu le temps de s’entr’ouvrir assez pour voircette fatale pensée écrite dans l’horrible réalité qui m’entoure, sur la dalle mouillée et suante de macellule, dans les rayons pâles de ma lampe de nuit, dans la trame grossière de la toile de mesvêtements, sur la sombre figure du soldat de garde dont la giberne3 reluit à travers la grille ducachot, il me semble que déjà une voix a murmuré à mon oreille : – Condamné à mort !

Victor Hugo, , Le Dernier jour d’un condamné, chapitre I, 1829.

1 Prison de Paris.

2 Longs manteaux.

3 Boîte recouverte de cuir portée à la ceinture et où les soldats mettaient leurs cartouches.

Lecture analytique n° 15 : la description de la cellule

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Voici ce que c’est que mon cachot :

Huit pieds carrés. Quatre murailles de pierre de taille qui s’appuient à angle droit sur un pavé de dalles exhaussé d’un degré au-dessus du corridor extérieur.

À droite de la porte, en entrant, une espèce d’enfoncement qui fait la dérision d’une alcôve. On y jette une botte de paille où le prisonnier est censé reposer et dormir, vêtu d’un pantalon de toile et d’une veste de coutil, hiver comme été.

Au-dessus de ma tête, en guise de ciel, une noire voûte en ogive – c’est ainsi que cela s’appelle – à laquelle d’épaisses toiles d’araignée pendent comme des haillons.

Du reste, pas de fenêtres, pas même de soupirail. Une porte où le fer cache le bois.

Je me trompe ; au centre de la porte, vers le haut, une ouverture de neuf pouces carrés, coupée d’une grille en croix, et que le guichetier peut fermer la nuit.

Au dehors, un assez long corridor, éclairé, aéré au moyen de soupiraux étroits au haut du mur, et divisé en compartiments de maçonnerie qui communiquent entre eux par une série de portes cintrées et basses ; chacun de ces compartiments sert en quelque sorte d’antichambre à un cachot pareil au mien. C’est dans ces cachots que l’on met les forçats condamnés par le directeur de la prison à des peines de discipline. Les trois premiers cabanons sont réservés aux condamnés à mort, parce qu’étant plus voisins de la geôle ; ils sont plus commodes pour le geôlier.

Ces cachots sont tout ce qui reste de l’ancien château de Bicêtre tel qu’il fut bâti dans le quinzième siècle par le cardinal de Winchester, le même qui fit brûler Jeanne d’Arc. J’ai entendu dire cela à des curieux qui sont venus me voir l’autre jour dans ma loge, et qui me regardaient à distance comme une bête de la ménagerie. Le guichetier a eu cent sous.

J’oubliais de dire qu’il y a nuit et jour un factionnaire de garde à la porte de mon cachot, et que mes yeux ne peuvent se lever vers la lucarne carrée sans rencontrer ses deux yeux fixes toujours ouverts.

Du reste, on suppose qu’il y a de l’air et du jour dans cette boîte de pierre.

Victor HUGO, Le dernier jour d’un condamné, Chapitre X, Éditions Hatier, 1829.

Lecture analytique n° 16 : le ferrement des forçats

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On fit asseoir les galériens dans la boue, sur les pavés inondés ; on leur essaya les colliers ; puisdeux forgerons de la chiourme, armés d'enclumes portatives, les leur rivèrent à froid à grandscoups de masses de fer. C'est un moment affreux, où les plus hardis pâlissent. Chaque coup demarteau, assené sur l'enclume appuyée à leur dos, fait rebondir le menton du patient ; le moindremouvement d'avant en arrière lui ferait sauter le crâne comme une coquille de noix.

Après cette opération, ils devinrent sombres. On n'entendait plus que le grelottement deschaînes, et par intervalles un cri et le bruit sourd du bâton des gardes-chiourme sur les membresdes récalcitrants. Il y en eut qui pleurèrent ; les vieux frissonnaient et se mordaient les lèvres. Jeregardai avec terreur tous ces profils sinistres dans leurs cadres de fer.

Ainsi, après la visite des médecins, la visite des geôliers ; après la visite des geôliers, le ferrage.Trois actes à ce spectacle.

Un rayon de soleil reparut. On eût dit qu'il mettait le feu à tous ces cerveaux. Les forçats selevèrent à la fois, comme par un mouvement convulsif. Les cinq cordons se rattachèrent par lesmains, et tout à coup se formèrent en ronde immense autour de la branche de la lanterne. Ilstournaient à fatiguer les yeux. Ils chantaient une chanson du bagne, une romance d'argot, sur unair tantôt plaintif, tantôt furieux et gai ; on entendait par intervalles des cris grêles, des éclats de riredéchirés et haletants se mêler aux mystérieuses paroles puis des acclamations furibondes ; et leschaînes qui s'entre-choquaient en cadence servaient d'orchestre à ce chant plus rauque que leurbruit. Si je cherchais une image du sabbat, je ne la voudrais ni meilleure ni pire.

On apporta dans le préau un large baquet. Les gardes-chiourme rompirent la danse desforçats à coups de bâton, et les conduisirent à ce baquet dans lequel on voyait nager je ne saisquelles herbes dans je ne sais quel liquide fumant et sale. Ils mangèrent.

Puis, ayant mangé, ils jetèrent sur le pavé ce qui restait de leur soupe et de leur pain bis, et seremirent à danser et à chanter. Il paraît qu'on leur laisse cette liberté le jour du ferrage et la nuitqui le suit. J'observais ce spectacle étrange avec une curiosité si avide, si palpitante, si attentive, queje m'étais oublié moi-même. Un profond sentiment de pitié me remuait jusqu'aux entrailles, et leursrires me faisaient pleurer.

Victor HUGO, Le dernier jour d’un condamné, Chapitre XIII, Éditions Hatier, 1829.

La préface de l'édition américaine de L'Etranger (extrait), 1955.

"J'ai résumé l'Etranger, il y a très longtemps, par une phrase dont je reconnais qu'elle est trèsparadoxale : Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné àmort. Je voulais dire seulement que le héros du livre est condamné parce qu'il ne joue pas le jeu. Ence sens, il est étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée,solitaire, sensuelle. Et c'est pourquoi des lecteurs ont été tentés de le considérer comme une épave.On aura cependant une idée plus exacte du personnage, plus conforme en tout cas aux intentionsde son auteur, si l'on se demande en quoi Meursault ne joue pas le jeu. La réponse est simple, ilrefuse de mentir. Mentir, ce n'est pas seulement dire ce qui n'est pas. C'est aussi, c'est surtout direplus que ce qui est et, en ce qui concerne le coeur humain, dire plus qu'on ne sent. C'est ce que nousfaisons tous, tous les jours, pour simplifier la vie. Meursault, contrairement aux apparences, ne veutpas simplifier la vie. Il dit ce qu'il est, il refuse de masquer ses sentiments et aussitôt la société se sentmenacée. On lui demande par exemple de dire qu'il regrette son crime, selon la formule consacrée.Il répond qu'il éprouve à cet égard plus d'ennui que de regret véritable. Et cette nuance lecondamne.

Meursault pour moi n'est donc pas une épave, mais un homme pauvre et nu, amoureux dusoleil qui ne laisse pas d'ombre. Loin d'être privé de toute sensibilité, une passion profonde, parceque tenace, l'anime, la passion de l'absolu et de la vérité. Il s'agit d'une vérité encore négative, lavérité d'être et de sentir, mais sans laquelle nulle conquête sur soi ne sera jamais possible.On ne se tromperait donc pas beaucoup en lisant dans l'Etranger l'histoire d'un homme qui, sansaucune attitude héroïque, accepte de mourir pour la vérité."

Groupement de textes 2 : Les sources de L'Etranger :

Texte 1 : Le Rouge et le noir, chapitre XLI, Stendhal (1854)

« Messieurs les jurés,

« L’horreur du mépris, que je croyais pouvoir braver au moment de la mort, me fait prendre la parole. Messieurs, je n’ai point l’honneur d’appartenir à votre classe, vous voyez en moi un paysan qui s’est révolté contre la bassesse de sa fortune.

« Je ne vous demande aucune grâce, continua Julien en affermissant sa voix. Je ne me fais point illusion, la mort m’attend : elle sera juste. J’ai pu attenter aux jours de la femme la plus digne de tous les respects, de tous les hommages. Mme de Rênal avait été pour moi comme une mère. Mon crime est atroce, et il fut prémédité . J’ai donc mérité la mort, messieurs les jurés. Quand je serais moins coupable, je vois des hommes qui, sans s’arrêter à ce que ma jeunesse peut mériter de pitié, voudront punir en moi et décourager à jamais cette classe de jeunes gens qui, nés dans une classe inférieure, et en quelque sorte opprimés par la pauvreté, ont le bonheur de se procurer une bonne éducation, et l’audace de se mêler à ce que l’orgueil des gens riches appelle la société.

« Voilà mon crime, messieurs, et il sera puni avec d’autant plus de sévérité, que, dans le fait, je ne suis point jugé par mes pairs. Je ne vois point sur les bancs des jurés quelque paysan enrichi, mais uniquement des bourgeois indignés… »

Pendant vingt minutes, Julien parla sur ce ton ; il dit tout ce qu’il avait sur le coeur; l’avocat général, qui aspirait aux faveurs de l’aristocratie, bondissait sur son siège; mais malgré le tour un peu abstrait que Julien avait donné à la discussion, toutes les femmes fondaient en larmes. Mme Derville elle-même avait son mouchoir sur ses yeux. Avant de finir, Julien revint à la préméditation, à son repentir, au respect, à l’adoration filiale et sans bornes que, dans les temps plus heureux, il avait pour Mme de Rênal … Mme Derville jeta un cri et s’évanouit.

Stendhal, Le Rouge et le noir, 1830

Texte 2 : « L'Etranger » de Charles Baudelaire, Petits poèmes en prose (1869).

L’étranger

"Qui aimes-tu le mieux, homme énigmatique, dis ? ton père, ta mère, ta soeur ou ton frère ?- Je n'ai ni père, ni mère, ni soeur, ni frère.- Tes amis ?- Vous vous servez là d'une parole dont le sens m'est resté jusqu'à ce jour inconnu.- Ta patrie ?- J'ignore sous quelle latitude elle est située.- La beauté ?- Je l'aimerais volontiers, déesse et immortelle.- L'or ?- Je le hais comme vous haïssez Dieu.- Eh! qu'aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?- J'aime les nuages... les nuages qui passent... là-bas... là-bas... les merveilleux nuages !"

Charles Baudelaire - Le Spleen de Paris (1869)

Histoire des arts : Conference at night (1949) d'Edward Hopper.

Textes complémentaires : quatre conceptions de la poésie

Texte A - Nicolas Boileau, Art poétique, chant I (1674)

Surtout qu'en vos écrits la langue révérée Dans vos plus grands excès vous soit toujours sacrée. En vain vous me frappez d'un son mélodieux, Si le terme est impropre, ou le tour vicieux ; Mon esprit n'admet point un pompeux barbarisme, Ni d'un vers ampoulé l'orgueilleux solécisme4. Sans la langue, en un mot, l'auteur le plus divin Est toujours, quoi qu'il fasse, un méchant écrivain.Travaillez à loisir, quelque ordre qui vous presse, Et ne vous piquez point d'une folle vitesse ; Un style si rapide, et qui court en rimant, Marque moins trop d'esprit, que peu de jugement. J'aime mieux un ruisseau qui sur la molle arène Dans un pré plein de fleurs lentement se promène, Qu'un torrent débordé qui, d'un cours orageux, Roule, plein de gravier, sur un terrain fangeux. Hâtez-vous lentement ; et, sans perdre courage, Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage : Polissez-le sans cesse et le repolissez ; Ajoutez quelquefois, et souvent effacez. C'est peu qu'en un ouvrage où les fautes fourmillent, Des traits d'esprit semés de temps en temps pétillent. Il faut que chaque chose y soit mise en son lieu ; Que le début, la fin répondent au milieu ; Que d'un art délicat les pièces assorties N'y forment qu'un seul tout de diverses parties : Que jamais du sujet le discours s'écartant N'aille chercher trop loin quelque mot éclatant. Craignez-vous pour vos vers la censure publique ? Soyez-vous à vous-même un sévère critique.

Texte B - Victor Hugo, Les Contemplations, Livre premier, VII (1856) « Réponse à un acte d'accusation »

Les mots, bien ou mal nés, vivaient parqués en castes ; Les uns, nobles, hantant les Phèdres, les Jocastes, Les Méropes5, ayant le décorum pour loi, Et montant à Versaille6 aux carrosses du roi ; Les autres, tas de gueux, drôles patibulaires7, Habitant les patois ; quelques-uns aux galères Dans l'argot ; dévoués à tous les genres bas, Déchirés en haillons dans les halles ; sans bas, Sans perruque ; créés pour la prose et la farce ; Populace du style au fond de l'ombre éparse ; Vilains, rustres, croquants, que Vaugelas8 leur chef Dans le bagne Lexique avait marqués d'une F ; N'exprimant que la vie abjecte et familière,

4 Barbarisme, solécisme : incorrections.5 Personnages de tragédies.6 L'absence de la lettre "s" est volontaire.7 Inquiétants.8 Vaugelas : auteur des Remarques sur la langue française (1647). Il y codifie la langue selon l'usage de l'élite.

Vils, dégradés, flétris, bourgeois, bons pour Molière. Racine regardait ces marauds de travers ; Si Corneille en trouvait un blotti dans son vers, Il le gardait, trop grand pour dire : Qu'il s'en aille ; Et Voltaire criait : Corneille s'encanaille ! Le bonhomme Corneille, humble, se tenait coi. Alors, brigand, je vins ; je m'écriai : Pourquoi Ceux-ci toujours devant, ceux-là toujours derrière ? Et sur l'Académie, aïeule et douairière9, Cachant sous ses jupons les tropes19 effarés, Et sur les bataillons d'alexandrins carrés, Je fis souffler un vent révolutionnaire. Je mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire. Plus de mot sénateur ! plus de mot roturier ! Je fis une tempête au fond de l'encrier, Et je mêlai, parmi les ombres débordées, Au peuple noir des mots l'essaim blanc des idées ; Et je dis : Pas de mot où l'idée au vol pur Ne puisse se poser, tout humide d'azur ! Discours affreux ! – Syllepse, hypallage, litote10, Frémirent ; je montai sur la borne Aristote11, Et déclarai les mots égaux, libres, majeurs. Tous les envahisseurs et tous les ravageurs, Tous ces tigres, les Huns, les Scythes et les Daces12, N'étaient que des toutous auprès de mes audaces; Je bondis hors du cercle et brisai le compas. Je nommai le cochon par son nom ; pourquoi pas ?

Texte C - Arthur Rimbaud, lettre dite « du voyant », à Paul Demeny - 15 mai 1871

Charleville, 15 mai 1871.[...] - Voici de la prose sur l'avenir de la poésie -

Toute poésie antique aboutit à la poésie grecque ; Vie harmonieuse. - De la Grèce aumouvement romantique, - moyen-âge, - il y a des lettrés, des versificateurs. D'Ennius à Théroldus,de Théroldus à Casimir Delavigne, tout est prose rimée, un jeu, avachissement et gloired'innombrables générations idiotes : Racine est le pur, le fort, le grand. -On eût soufflé sur sesrimes, brouillé ses hémistiches, que le Divin Sot serait aujourd'hui aussi ignoré que le premier venuauteur d'Origines. - Après Racine, le jeu moisit. Il a duré deux mille ans.

[...] Je dis qu'il faut être voyant, se faire voyant. Le Poète se fait voyant par un long,immense et raisonné dérèglement de tous les sens. Toutes les formes d'amour, de souffrance, defolie ; il cherche lui-même, il épuise en lui tous les poisons, pour n'en garder que les quintessences.Ineffable torture où il a besoin de toute la foi, de toute la force surhumaine, où il devient entre tousle grand malade, le grand criminel, le grand maudit, - et le suprême Savant - Car il arrive à [...]Donc le poète est vraiment voleur de feu.

Il est chargé de l'humanité, des animaux même ; il devra faire sentir, palper, écouter sesinventions ; si ce qu'il rapporte de là-bas a forme, il donne forme : si c'est informe, il donne del'informe. Trouver une langue ; - Du reste, toute parole étant idée, le temps d'un langage universelviendra ! Il faut être académicien, - plus mort qu'un fossile, - pour parfaire un dictionnaire, dequelque langue que ce soit. Des faibles se mettraient à penser sur la première lettre de l'alphabet, quipourraient vite ruer dans la folie !-

9 L'Académie Française, garante des règles ; "Douairière" : vieille femme.10 Figures de style.11 Aristote, philosophe grec, avait codifié les genres et les styles.12 Peuples considérés ici comme barbares.

Cette langue sera de l'âme pour l'âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la penséeaccrochant la pensée et tirant. Le poète définirait la quantité d'inconnu s'éveillant en son temps dansl'âme universelle : il donnerait plus - (que la formule de sa pensée, que la notation de sa marche auProgrès ! Enormité devenant norme, absorbée par tous, il serait vraiment un multiplicateur deprogrès !

[...] Vous seriez exécrable de ne pas répondre : vite car dans huit jours je serai à Paris, peut-être.Au revoir,

A. Rimbaud.

Texte D : Guillaume Apollinaire, extrait de la conférence « L'Esprit nouveau et lespoètes » prononcée le 26 novembre 1917 au théâtre du Vieux-Colombier à Paris.

L'esprit nouveau qui dominera le monde entier ne s'est fait jour dans la poésie nulle partcomme en France. La forte discipline intellectuelle que se sont imposée de tout temps les Françaisleur permet, à eux et à ceux qui leur appartiennent spirituellement, d'avoir une conception de la vie,des Arts et des Lettres qui, sans être la simple constatation de l'Antiquité, ne soit pas non plus unpendant du beau décor romantique.

L'esprit nouveau qui s'annonce prétend avant tout hériter des classiques un solide bon sens, unesprit critique assuré, des vues d'ensemble sur l'univers et dans l'âme humaine, et le sens du devoirqui dépouille les sentiments et en limite ou plutôt en contient les manifestations.

Il prétend encore hériter des romantiques une curiosité qui le pousse à explorer tous lesdomaines propres à fournir une matière littéraire qui permette d'exalter la vie sous quelque formequ'elle se présente.

Explorer la vérité, la chercher, aussi bien dans le domaine ethnique, par exemple, que danscelui de l'imagination, voilà les principaux caractères de cet esprit nouveau.

Cette tendance du reste a toujours eu ses représentants audacieux qui l'ignoraient ; il y alongtemps qu'elle se forme, qu'elle est en marche.

Cependant, c'est la première fois qu'elle se présente consciente d'elle-même. C'est que, jusqu'àmaintenant, le domaine littéraire était circonscrit dans d'étroites limites. On écrivait en prose ou l'onécrivait en vers. En ce qui concerne la prose, des règles grammaticales en fixaient la forme.

Pour ce qui est de la Poésie, la versification rimée en était la loi unique, qui subissait desassauts périodiques, mais que rien n'entamait.

Le vers libre donna un libre essor au lyrisme ; mais il n'était qu'une étape des explorationsqu'on pouvait faire dans le domaine de la forme.

Les recherches dans la forme ont repris désormais une grande importance. Elle est légitime.

Comment cette recherche n'intéresserait-elle pas le poète, elle qui peut déterminer denouvelles découvertes dans la pensée et dans le lyrisme ?

L'assonance, l'allitération, aussi bien que la rime sont des conventions qui chacune a sesmérites.

Les artifices typographiques poussés très loin avec une grande audace ont l'avantage de fairenaître un lyrisme visuel qui était presque inconnu avant notre époque. Ces artifices peuvent allertrès loin encore et consommer la synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature.

Il n'y a là qu'une recherche pour aboutir à de nouvelles expressions parfaitement légitimes.

Guillaume Apollinaire, «L’Esprit nouveau et les poètes», Œuvres en prose complètes, tome II,Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991.

Liber tinage et préciosité

DOM JUAN : Quoi ? tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui, et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion, et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n'est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cours. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable ; et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d'une jeune beauté, à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait, à combattre par des transports, par des larmes et des soupirs, l'innocente pudeur d'une âme qui a peine à rendre les armes, à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose, à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à dire ni rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

Extrait de la scène 2 de l'acte I de Dom Juan – Molière

DON JUAN, à Sganarelle : Il n’y a plus de honte maintenant à cela : l’hypocrisie est un vice à la mode, et tous les vices à la mode passent pour vertus. Le personnage d’homme de bien est le meilleur de tous les personnages qu’on puisse jouer aujourd’hui, et la profession d’hypocrite a de merveilleux avantages. C’est un art de qui l’imposture est toujours respectée ; et quoiqu’on la découvre, on n’ose rien dire contre elle. Tous les autres vices des hommes sont exposés à la censure et chacun a la liberté de les attaquer hautement, mais l’hypocrisie est un vice privilégié, qui, de sa main, ferme la bouche à tout le monde, et jouit en repos d’une impunité souveraine. On lie, à force de grimaces, une société étroite avec tous les gens du parti. Qui en choque un, se les jette tous sur les bras ; et ceux que l’on sait même agir de bonne foi là-dessus, et que chacun connaît pour être véritablement touchés, ceux là, dis-je, sont toujours les dupes des autres ; ils donnent hautement dans le panneau des grimaciers, et appuient aveuglément les singes de leurs actions. Combien crois-tu que j’en connaisse qui, par ce stratagème, ont rhabillé adroitement les désordres de leur jeunesse, qui se sont fait un bouclier du manteau de la religion, et, sous cet habit respecté, ont la permission d’être les plus méchants hommes du monde ? On a beau savoir leurs intrigues et les connaître pour ce qu’ils sont, ils ne laissent pas pour cela d’être en crédit parmi les gens ; et quelque baissement de tête, un soupir mortifié, et deux roulements d’yeux rajustent dans le monde tout ce qu’ils peuvent faire. C’est sous cet abri favorable que je veux me sauver, et mettre en sûreté mes affaires. Je ne quitterai point mes douces habitudes ; mais j’aurai soin de me cacher et me divertirai à petit bruit. Que si je viens à être découvert, je verrai, sans me remuer, prendre mes intérêts à toute la cabale, et je serai défendu par elle envers et contre tous. Enfin c’est là le vrai moyen de faire impunément tout ce que je voudrai. Je m’érigerai en censeur des actions d’autrui, jugerai mal de tout le monde, et n’aurai bonne opinion que de moi. Dès qu’une fois on m’aura choqué tant soit peu, je ne pardonnerai jamais et garderai tout doucement une haine irréconciliable. Je ferai le vengeur des intérêts du Ciel, et, sous ce prétexte commode, je pousserai mes ennemis, je les accuserai d’impiété, et saurai déchaîner contre eux des zélés indiscrets, qui, sans connaissance de cause, crieront en public contre eux, qui les accableront d’injures, et les damneront hautement de leur autorité privée. C’est ainsi qu’il faut profiter des faiblesses des hommes, et qu’un sage esprit s’accommode aux vices de son siècle.

Extrait de la scène 2 de l'acte V de Dom Juan – Molière

TRISSOTINSonnet à la princesse Uranie sur sa fièvre.

Votre prudence est endormie,De traiter magnifiquement,Et de loger superbementVotre plus cruelle ennemie.

BÉLISEAh! le joli début !

ARMANDEQu'il a le tour galant !

PHILAMINTELui seul des vers aisés possède le talent !

ARMANDEÀ prudence endormie il faut rendre les armes.

BÉLISELoger son ennemie est pour moi plein de charmes.

PHILAMINTEJ'aime superbement et magnifiquement :Ces deux adverbes joints font admirablement.

BÉLISEPrêtons l'oreille au reste.

TRISSOTINVotre prudence est endormie,De traiter magnifiquement,Et de loger superbementVotre plus cruelle ennemie.

ARMANDEPrudence endormie !

BÉLISELoger son ennemie !

PHILAMINTESuperbement et magnifiquement !

TRISSOTINFaites-la sortir, quoi qu'on die,De votre riche appartement,Où cette ingrate insolemmentAttaque votre belle vie.

BÉLISEAh! tout doux, laissez-moi, de grâce, respirer.

ARMANDE

Donnez-nous, s'il vous plaît, le loisir d'admirer.

PHILAMINTEOn se sent à ces vers, jusques au fond de l'âme,Couler je ne sais quoi qui fait que l'on se pâme.

ARMANDEFaites-la sortir, quoi qu'on die,De votre riche appartement.Que riche appartement est là joliment dit !Et que la métaphore est mise avec esprit !

PHILAMINTE

Faites-la sortir, quoi qu'on die.Ah! que ce quoi qu'on die est d'un goût admirable !C'est, à mon sentiment, un endroit impayable.

ARMANDEDe quoi qu'on die aussi mon cœur est amoureux.

BÉLISEJe suis de votre avis, quoi qu'on die est heureux.

ARMANDEJe voudrais l'avoir fait.

BÉLISEIl vaut toute une pièce.

PHILAMINTEMais en comprend-on bien, comme moi, la finesse ?

ARMANDE et BÉLISEOh, oh !

PHILAMINTEFaites-la sortir, quoi qu'on die :Que de la fièvre on prenne ici les intérêts :N'ayez aucun égard, moquez-vous des caquets,Faites-la sortir, quoi qu'on die.Quoi qu'on die, quoi qu'on die.Ce quoi qu'on die en dit beaucoup plus qu'il ne semble.Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble ;Mais j'entends là-dessous un million de mots.

Les Femmes savantes (1672) de Molière, scène III, 2.

Groupement de textes 1 : la peine de mort

Textes :- texte 1 : VOLTAIRE, Traité sur la tolérance, 1763- texte 2 : Victor Hugo, Discours à l’Assemblée constituante (15 septembre 1848)- texte 3 : Albert Camus, L’Etranger, 1942- texte 4 : Albert CAMUS, Réflexions sur la guillotine, 1957

Texte A : VOLTAIRE, Traité sur la tolérance, 1763.

[Le 12 octobre 1761, on découvre Marc-Antoine Calas pendu dans le magasin de son père Jean Calas, unnégociant protestant. Ce dernier est accusé d'avoir tué son fils pour l'empêcher de se convertir au catholicisme, seulereligion autorisée alors. Jean Calas est condamné à mort et roué. Voltaire entreprend de réhabiliter sa mémoire.]

Il paraissait impossible que Jean Calas, vieillard de soixante-huit ans, qui avait depuislongtemps les jambes enflées et faibles, eût seul étranglé et pendu un fils âgé de vingt-huit ans, quiétait d’une force au-dessus de l’ordinaire ; il fallait absolument qu’il eût été assisté dans cetteexécution par sa femme, par son fils Pierre Calas, par Lavaisse1 et par la servante. Ils ne s’étaientpas quittés un seul moment le soir de cette fatale aventure. Mais cette supposition était encore aussiabsurde que l’autre : car comment une servante zélée catholique aurait-elle pu souffrir que deshuguenots assassinassent un jeune homme élevé par elle pour le punir d’aimer la religion de cetteservante ? Comment Lavaisse serait-il venu exprès de Bordeaux pour étrangler son ami dont ilignorait la conversion prétendue ? Comment une mère tendre aurait-elle mis les mains sur son fils ?Comment tous ensemble auraient-ils pu étrangler un jeune homme aussi robuste qu’eux tous, sansun combat long et violent, sans des cris affreux qui auraient appelé tout le voisinage, sans des coupsréitérés, sans des meurtrissures, sans des habits déchirés ?

Il était évident que, si le parricide avait pu être commis, tous les accusés étaient égalementcoupables, parce qu’ils ne s’étaient pas quittés d’un moment ; il était évident qu’ils ne l’étaient pas ;il était évident que le père seul ne pouvait l’être ; et cependant l’arrêt condamna ce père seul àexpirer sur la roue.

Le motif de l’arrêt était aussi inconcevable que tout le reste. Les juges qui étaient décidés pourle supplice de Jean Calas persuadèrent aux autres que ce vieillard faible ne pourrait résister auxtourments, et qu’il avouerait sous les coups des bourreaux son crime et celui de ses complices. Ilsfurent confondus, quand ce vieillard, en mourant sur la roue, prit Dieu à témoin de son innocence, etle conjura de pardonner à ses juges.

Ils furent obligés de rendre un second arrêt contradictoire avec le premier, d’élargir2 la mère,son fils Pierre, le jeune Lavaisse, et la servante ; mais un des conseillers leur ayant fait sentir que cetarrêt démentait l’autre, qu’ils se condamnaient eux-mêmes, que tous les accusés ayant toujours étéensemble dans le temps qu’on supposait le parricide, l’élargissement de tous les survivants prouvaitinvinciblement l’innocence du père de famille exécuté, ils prirent alors le parti de bannir PierreCalas, son fils. Ce bannissement semblait aussi inconséquent, aussi absurde que tout le reste : carPierre Calas était coupable ou innocent du parricide ; s’il était coupable, il fallait le rouer commeson père ; s’il était innocent, il ne fallait pas le bannir. Mais les juges, effrayés du supplice du père etde la piété attendrissante avec laquelle il était mort, imaginèrent de sauver leur honneur en laissantcroire qu’ils faisaient grâce au fils, comme si ce n’eût pas été une prévarication3 nouvelle de fairegrâce ; et ils crurent que le bannissement de ce jeune homme pauvre et sans appui, étant sansconséquence, n’était pas une grande injustice, après celle qu’ils avaient eu le malheur de commettre.

1. Lavaisse : ami du fils.

2. élargir : libérer, relaxer ; élargissement = mise en liberté.3. prévarication : acte de mauvaise foi, manquement aux devoirs d’une charge.

Texte B : Victor Hugo, Discours à l’Assemblée constituante (15 septembre 1848).

Je regrette que cette question, la première de toutes peut-être, arrive au milieu de vos délibérations presque àl’improviste, et surprenne les orateurs non préparés.

Quant à moi, je dirai peu de mots, mais ils partiront du sentiment d’une conviction profonde et ancienne.

Vous venez de consacrer l’inviolabilité du domicile, nous vous demandons de consacrer une inviolabilité plushaute et plus sainte encore , l’inviolabilité de la vie humaine.Messieurs, une constitution, et surtout une constitution faite par la France et pour la France, est nécessairement un pasdans la civilisation. Si elle n’est point un pas dans la civilisation, elle n’est rien. (Très bien ! très bien !)

Eh bien, songez-y, qu’est-ce que la peine de mort ? La peine de mort est le signe spécial et éternel de la barbarie.(Mouvement.) Partout où la peine de mort est prodiguée, la barbarie domine ; partout où la peine de mort est rare, lacivilisation règne. (Sensation.)

Messieurs, ce sont là des faits incontestables. L’adoucissement de la pénalité est un grand et sérieux progrès. Ledix-huitième siècle, c’est là une partie de sa gloire, a aboli la torture ; le dix-neuvième siècle abolira la peine de mort.(Vive adhésion. Oui ! Oui !)

Vous ne l’abolirez pas peut-être aujourd’hui ; mais, n’en doutez pas, demain vous l’abolirez, ou vos successeursl’aboliront. (Nous l’abolirons ! Agitation.)

Vous écrivez en tête du préambule de votre constitution « En présence de Dieu », et vous commenceriez par luidérober, à ce Dieu, ce droit qui n’appartient qu’à lui, le droit de vie et de mort. (Très-bien ! Très-bien !)

Messieurs, il y a trois choses qui sont à Dieu et qui n’appartiennent pas à l’homme l’irrévocable, l’irréparable,l’indissoluble. Malheur à l’homme s’il les introduit dans ses lois ! (Mouvement.) Tôt ou tard elles font plier la sociétésous leur poids, elles dérangent l’équilibre nécessaire des lois et des moeurs, elles ôtent à la justice humaine sesproportions ; et alors il arrive ceci, réfléchissez-y, messieurs, que la loi épouvante la conscience. (Sensation.)

Je suis monté à cette tribune pour vous dire un seul mot, un mot décisif, selon moi ; ce mot, le voici. (Écoutez !Écoutez !)

Après février, le peuple eut une grande pensée, le lendemain du jour où il avait brûlé le trône, il voulut brûlerl’échafaud. (Très bien ! — D’autres voix : Très mal !)

Ceux qui agissaient sur son esprit alors ne furent pas, je le regrette profondément, à la hauteur de son grandcoeur. (À gauche : Très bien !) On l’empêcha d’exécuter cette idée sublime.Eh bien, dans le premier article de la constitution que vous votez, vous venez de consacrer la première pensée dupeuple, vous avez renversé le trône. Maintenant consacrez l’autre, renversez l’échafaud. (Applaudissements à gauche.Protestations à droite. )

Texte C : Albert CAMUS, L’Étranger, 1942.

[Sur une plage écrasée de soleil, Meursault a tué un homme ; acte nullement prémédité,conséquence d'une succession de hasards. Le personnage de ce roman va se trouver pris dansl'engrenage judiciaire.]

Et j’ai essayé d’écouter encore parce que le procureur1 s’est mis à parler de mon âme.

Il disait qu’il s’était penché sur elle et qu’il n’avait rien trouvé, messieurs les jurés2. Il disaitqu’à la vérité, je n’en avais point, d’âme, et que rien d’humain, et pas un des principes moraux quigardent le cœur des hommes ne m’était accessible. « Sans doute, ajoutait-il, nous ne saurions le luireprocher. Ce qu’il ne saurait acquérir, nous ne pouvons nous plaindre qu’il en manque. Mais quandil s’agit de cette cour, la vertu toute négative de la tolérance doit se muer en celle, moins facile, maisplus élevée, de la justice. Surtout lorsque le vide du cœur tel qu’on le découvre chez cet hommedevient un gouffre où la société peut succomber. » C’est alors qu’il a parlé de mon attitude enversMaman3. Il a répété ce qu’il avait dit pendant les débats. Mais il a été beaucoup plus long quelorsqu’il parlait de mon crime, si long même que, finalement, je n’ai plu senti que la chaleur de cette

matinée. Jusqu’au moment, du moins, où l’avocat général4 s’est arrêté et, après un moment desilence, a repris d’une voix très basse et très pénétrée : « Cette même cour, messieurs, va jugerdemain le plus abominable des forfaits : le meurtre d’un père. » Selon lui, l’imagination reculaitdevant cet atroce attentat. Il osait espérer que la justice des hommes punirait sans faiblesse. Mais ilne craignait pas de le dire, l’horreur que lui inspirait ce crime le cédait presque à celle qu’ilressentait devant mon insensibilité. Toujours selon lui, un homme qui tuait moralement sa mère seretranchait de la société des hommes au même titre que celui qui portait une main meurtrière surl’auteur de ses jours. Dans tous les cas, le premier préparait les actes du second, il les annonçait enquelque sorte et il les légitimait. « J’en suis persuadé, messieurs, a-t-il ajouté en élevant la voix,vous ne trouverez pas ma pensée trop audacieuse, si je dis que l’homme qui est assis sur ce banc estcoupable aussi du meurtre que cette cour devra juger demain. Il doit être puni en conséquence. »

1. procureur : représentant du Ministère public, chargé de l’accusation.2. jurés : citoyens faisant partie du jury.3. Meursault a beaucoup choqué parce qu’il a fumé et bu du café au lait pendant la veillée funèbre de sa mère, et parce qu’il a commencé une liaison amoureuse le lendemain.4. avocat général : synonyme de procureur.

Texte D : Albert CAMUS, Réflexions sur la guillotine, 1957. Nous définissons encore la justice selon les règles d’une arithmétique grossière. Peut-on dire

du moins que cette arithmétique est exacte et que la justice, même élémentaire, même limitée à lavengeance légale, est sauvegardée par la peine de mort ? Il faut répondre que non.

Laissons de côté le fait que la loi du talion est inapplicable et qu’il paraîtrait aussi excessif depunir l’incendiaire en mettant le feu à sa maison qu’insuffisant de châtier le voleur en prélevant surson compte en banque une somme équivalente à son vol. Admettons qu’il soit juste et nécessaire decompenser le meurtre de la victime par la mort du meurtrier. Mais l’exécution capitale n’est passimplement la mort. Elle est aussi différente, en son essence, de la privation de vie, que le camp deconcentration l’est de la prison. Elle est un meurtre, sans doute, et qui paye arithmétiquement lemeurtre commis. Mais elle ajoute à la mort un règlement, une préméditation publique et connue dela future victime, une organisation, enfin, qui est par elle-même une source de souffrances moralesplus terribles que la mort. Il n’y a donc pas équivalence. Beaucoup de législations considèrentcomme plus grave le crime prémédité que le crime de pure violence. Mais qu’est-ce donc quel’exécution capitale, sinon le plus prémédité des meurtres auquel aucun forfait de criminel, sicalculé soit-il, ne peut être comparé ? Pour qu’il y ait équivalence, il faudrait que la peine de mortchâtiât un criminel qui aurait averti sa victime de l’époque où il lui donnerait une mort horrible etqui, à partir de cet instant, l’aurait séquestrée à merci pendant des mois. Un tel monstre ne serencontre pas dans le privé.

Histoire des arts : L’Homme au gibet de Victor Hugo et la bande-dessinée de Stanislas Gros,Le Dernier jour d'un condamné (2007)

Victor Hugo, Le pendu, 1854

Estampe de Victor Hugo intitulée JohnBrown (1860).

Têtes empalées, Plume et pinceau, encre brune et lavis, sur un feuillet d'album. 1864-1865.