LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic...

464
FREDERIC MATHIEU LES VALEURS DE LA VIE LECTURE ACTUALISEE DE LŒUVRE DE G. CANGUILHEM, LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE (1966) 2014

Transcript of LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic...

Page 1: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

FREDERIC MATHIEU

LES VALEURS DE

LA VIE

LECTURE ACTUALISEE DE L’ŒUVRE DE G.

CANGUILHEM,

LE NORMAL ET LE PATHOLOGIQUE (1966)

2014

Page 2: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

2

Page 3: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

3

Au Pr. Nouvel, pour son approche vivante d’une discipline qui l’est de moins en moins…

Page 4: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

4

Page 5: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

5

Ce ne sont pas les idées de la science qui engendrent les passions, ce sont les passions qui

utilisent la science pour soutenir leur cause.

Francois Jacob, biologiste (1920 - 2013),

dans Le Jeu des possibles, 1981.

Page 6: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

6

Page 7: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

7

Sommaire

I. PHYSIOLOGIE, PATHOLOGIE ET THEORIES DE LA MEDECINE ... 36

A. Du normal au pathologique .............................................. 47

a. Conception d’Auguste Comte ............................................ 48

b. Conception de Claude Bernard .......................................... 60

c. Conception de George Canguilhem ................................... 77

B. L’intérêt du vitalisme ......................................................... 90

a. Des normes, des règles et des lois ...................................... 93

b. L’originalité de la biologie ............................................... 106

c. Primat de l’expérience clinique ....................................... 124

Conclusion ......................................................................... 146

II. DES NOTIONS REPENSEES AU REGARD DU PATIENT ............. 149

A. Normes, normalité, normativité, moyenne .................... 155

a. Norme, normalité et normativité ..................................... 157

Page 8: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

8

b. Moyennes et écart-types .................................................. 166

c. La relativité des normes ................................................... 172

B. Une redéfinition de la maladie ........................................ 175

a. La maladie, symptôme d’une moindre normativité ........ 175

b. L’anomalie : de la différence à la pathologie ................... 190

c. L’expérience de la fragilité ............................................... 199

C. Une redéfinition de la santé ............................................ 207

a. La santé dynamique et créatrice de normes .................... 209

b. La guérison : du tragique à la renaissance ....................... 222

c. La synthèse du comportement ......................................... 234

Conclusion ......................................................................... 242

III. LE CORPS « ECHOUE », SOCIAL ET BIOLOGIQUE ................. 252

A. Aspects du risque et de l’erreur ...................................... 252

a. Le risque consubstantiel à la vie ...................................... 252

b. L’erreur source de création et d’échec ............................ 259

c. Normes sociales et biologiques......................................... 318

B. Corps politique et corps social ......................................... 324

a. Du politique au médical ................................................... 327

b. Du médical au politique ................................................... 353

Conclusion ............................................................................ 355

Page 9: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

9

IV. ACTUALITE ET PROSPECTIVE DE CANGUILHEM ................. 357

A. Le normal et le psychopathologique ............................... 363

a. Retour aux origines .......................................................... 365

b. Genèse d’une anthropologie clinique .............................. 368

B. Enjeux éthiques contemporains ...................................... 378

a. Pathologisation du normal ............................................... 378

b. Normalisation du pathologique ....................................... 392

c. L’effacement du patient .................................................... 394

Conclusion ......................................................................... 414

CONCLUSION GENERALE ......................................................... 417

BIBLIOGRAPHIE ...................................................................... 438

Page 10: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

10

Les valeurs de la vie

L’œuvre philosophique de Georges Canguilhem (1904-

1995) marque un pas décisif dans le domaine de l’éthique

médicale et de la bioéthique. Un pas dont la portée se laisse

encore auner au pullulement des références à ses travaux

dans les études philosophiques et scientifiques

contemporaines. Disciple de Gaston Bachelard, il assure la

continuation de la tendance épistémologique française

nourrie par les révolutions intellectuelles qui ont marqué le

début du XXème siècle ; philosophie des sciences alternative

à sa rivale anglaise, de facture plus analytique. Son influence

traverse l’œuvre de Foucault, dont il fut le directeur de

recherche, et de générations d’auteurs intéressés à la

médecine ou à l’approche de la médecine par la philosophie.

Gageons que la prospective de la convergence NBIC ne

laissera pas de rendre un second souffle à une pensée plus

actuelle que jamais. Que l’on adhère ou non à la matrice

intellectuelle qui sous-tend son approche, on ne peut dénier

à Canguilhem d’avoir mis en lumière une dimension centrale

de la discipline qui semblait être absente à son autocritique :

son fondement historique, philosophique et idéologique. La

médecine est un art, une techné au sens originaire de «

Page 11: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

11

savoir-faire » ; mais encore une éthique, au sens axiologique

du terme. Tout ne va pas sans dire.

Deux mots de présentation, avant que de nous engager

dans l’analyse et l’interprétation d’une thèse appelée à la

postérité qu’on sait. Deux mots, pour remonter aux sources,

sur le parcours intellectuel qui fut celui de notre auteur ;

parcours des plus particuliers qui rend raison de sa

perspective comme de sa conception de la chose

philosophique. L’originalité notable de Canguilhem consiste

en ce que sa formation de médecin-philosophe le rend

comptable d’une approche complexe et synthétique de son

objet d’étude. Elle lui rend accessible un contenu scientifique

que la philosophie, depuis le « régime de la bifurcation »

instauré par Victor Cousin sous les auspices de la IIIème

République, tendait à négliger au profit de la forme («

logique du raisonnement ») ou de la poétique, plus littéraire

en son objet. L’auteur milite par sa démarche en faveur d’une

exogamie de la philosophie, laquelle menace incessamment

de devenir autotélique, autoréférentielle. Elle est, pour

Canguilhem, « une réflexion pour qui toute matière

étrangère est bonne », et plus encore « pour qui toute bonne

matière est étrangère »1. Loin d’être ce brassage à vide qu’elle

se condamne à devenir, elle doit, pour se survivre, s’ouvrir à

ce qui n’est pas elle, à des savoirs et des problèmes concrets.

Tout se passe comme si l’extériorité du problème devenait la

1 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris, Presses

Universitaires de France, 1966, p. 7.

Page 12: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

12

condition de possibilité de la réflexion philosophique.

Aucune cellule, aucun organe, aucun individu n’est

autarcique ; la discipline philosophique ne saurait l’être

davantage. Elle vit de ses échanges, de son inscription dans

un milieu qui dialogue avec elle. Toute réflexion se doit

d’être incarnée, tant il est vrai que toute pensée est une

pensée « de » quelque chose. L’auteur renoue ainsi avec une

optique antérieure de la philosophie, arraisonnant à nouveau

frais le matériau scientifique et expérimental qu’elle

menaçait de perdre. « Science sans conscience, nous alertait

Montaigne, n’est que ruine de l’âme ».

Dans le prolongement de cette profession de foi, une

caractéristique corrélative participant à l’intérêt des travaux

de Canguilhem tient à ce qu’ils ré-apparient pratique et

théorie, praxis et théôria. Il ne s’agit plus – bien qu’il s’agisse

aussi ; il ne s’agit plus seulement – d’interpréter des textes,

fussent-ils d’illustres signatures. La connaissance que

Canguilhem a des théoriciens – ou des propagandistes – de la

médecine (ou de certains regards sur la médecine) ne fait

aucun doute. Cette connaissance lui permet notamment de

relever des lignes de force et des courants de pensée se

confrontant à l’intérieur de la discipline. Témoin la

controverse mettant aux prises d’une part, le mécanisme

insidieusement actualisé par Claude Bernard, comptable

d’avoir traduit en une certaine manière le physicalisme

réductionniste de La Mettrie et le déterminisme de Laplace

en termes physiologiques, et d’autre part le vitalisme, qui

trouve avec Thomas Willis ses lettres de noblesse, et trouve

Page 13: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

13

son relais séculaire à la faveur de l’enseignement de l'École

de Montpellier. André Lalande, dans son Vocabulaire technique et critique de la philosophie, caractérise cette

dernière position comme une « doctrine d'après laquelle il

existe en chaque être vivant un "principe vital", distinct tout

à la fois de l'âme pensante et des propriétés physico-

chimiques du corps, gouvernant les phénomènes de la vie »2.

C’est à cette tradition que se rattache l’auteur, n’hésitant pas

à transposer en biologie certaines notions issues du

spinozisme, du nietzschéisme ; à se servir de Nietzsche – que

la référence se donne ou non explicite – comme d’une boîte

à outils, comme d’une grille de lecture… comme d’une

machine de guerre.

Il importe à ce titre de ne pas minimiser la dimension

critique de l’œuvre de Canguilhem. De ne pas édulcorer ce

qu’elle recèle d’iconoclaste. Il y a assurément une charge

polémique consubstantielle à toute proposition, présente en

toute alternative dès lors qu’elle se confronte à d’autres

approches, qu’elle heurte d’autres conceptions. L’essai sur Le normal et le pathologique n’échappe pas à la règle. L’ouvrage

assume sans équivoque son inscription dans le mouvement

d’une controverse perpétuelle, d’un dialogue constructif et

jamais refermé en quoi consiste en dernier ressort la

dynamique de constitution des connaissances. À plus forte

2 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France,

Quadrige Dicos Poche, 2010.

Page 14: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

14

raison, des sciences. L’échange s’impose ainsi comme

condition de possibilité de l’évolution des théories, celles-ci

n’étant différenciées des dogmes que par leur ouverture à la

remise en cause. Le choix de Canguilhem d’engager ce

dialogue relève d’une certaine attitude épistémologique qui,

loin de le disqualifier, fait honneur à l’esprit de découverte.

Au scepticisme scientifique. Le recul historique et la distance

philosophique constituent à ce titre des recours inestimables

pour apprécier ce que les opinions, valeurs, axiomes que

véhiculent des disciplines comme la médecine peuvent

témoigner de contingent, de contextuel, sinon de relatif.

Cette lumière heuristique alimentée par sa maîtrise des

auteurs en question – médecins et philosophes – est en ce

sens ce qui permet à Canguilhem de repenser santé et

maladie, physiologie, pathologie et guérison de manière

relationnelle et non plus simplement abstraite. Prisme

relationnel qui accentue la singularité des cas, et légitime la

prise en compte du point de vue du patient. Ce qui ne se

peut faire que dans une perspective « clinique », au sens

premier de « se pencher » (klinô : « incliner ») sur le lit

(klinos : « lit ») du malade. L’auteur attend en cela

précisément de la médecine qu’elle l’introduise « à des

problèmes humains concrets »3. Or la médecine se présente

à ce titre comme un art de l’écoute ou une technique de

soins toute indiquée. La « concrétude » qu’elle appréhende

au jour le jour met l’équipe médicale aux prises avec des

3 G. Canguilhem, ibid.

Page 15: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

15

vécus singuliers, des « histoires biologiques » qui ne se

laissent pas réduire les unes aux autres. Tout vécu est

concret parce que vécu ; tout concret est vécu parce que

concret. Les questions soulevées dans le cadre du soin, tout

en appelant des réponses éminemment individuelles,

présentent une part d’universalité qui excède de beaucoup

les simples cas individuels. Des questionnements tels ceux

de la valeur d’une vie ou des limites de la médecine, de la

pertinence de ces approches et de leur historicité.

Cette approche novatrice, riche d’un nouveau regard

que porte Canguilhem sur la médecine, sur son contexte

d’élaboration, sur ses tendances, ses idéologies, ses aléas et

sur son exercice pratique renoue avec la dimension «

charnelle » qui avait cours en ses premiers balbutiements. À

l’objet du savoir, elle substitue le sujet du soin ; à l’analyse

froide et distante de symptômes objectifs, elle associe

l’écoute, la prise en compte du vécu du malade – redéfinit la

maladie en fonction du malade.

C’est auprès des « patients », à travers les rapports que

ces derniers instruisent avec l’équipe soignante, que l’auteur

entend ainsi trouver matière à « raisonner » la science (dont

Heidegger disait qu’« elle ne pense pas »4 – ses prémisses ni

ses conséquences). C’est-à-dire à philosopher la science. À

4 M. Heidegger, « Que veut dire penser ? », dans Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, coll. « Tel »,

1958, p. 157.

Page 16: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

16

rappeler ce que la médecine est fondamentalement, et ne

doit jamais cesser d’être : une valorisation de la vie. À

démontrer que la médecine n’est rien en dernière analyse

que le prolongement de la vie agissant sur elle-même afin de

croître et de se renouveler. C’est auprès des malades que

Canguilhem entend faire voir qu’au-delà de la médecine,

toute connaissance – étant émanation de la vie – se reconnaît

dans les mêmes œuvres de normativité, d’erreur, de rupture,

de valorisation et de création que les êtres biologiques à

travers leur histoire. Car la médecine comme les individus

témoigne d’une histoire qui n’est pas linéaire, mais erratique,

pleine d’anfractuosités. Elle n’est pas rectiligne, elle n’est pas

progressive, cumulative ; mais elle aussi, sur le modèle des

organismes, connaît des sauts qualitatifs de paradigmes ; elle

également résout différemment d’anciens problèmes, quitte à

en refouler certains pour mieux en établir d’autres encore

inédits. L’oubli du corps souffrant figure, pour Canguilhem,

parmi les principaux. Le point de vue du malade s’est en effet

progressivement vu marginaliser par la médecine moderne.

Laquelle médecine, frayant dans les ornières d’Auguste

Comte et de Claude Bernard, a prétexté tantôt l’objectivisme,

tantôt l’intérêt de connaissance, tantôt le pragmatisme,

tantôt le refus de tout biais expérimental préjudiciable pour

ne plus avoir affaire qu’aux maladies dissociées des malades.

Peut-être, simplement, pour mieux s’en protéger…

La redéfinition de la médecine par Canguilhem va donc

nécessiter une inversion de la priorité accordée à la science

sur la technique. Considérée sous le rapport de

Page 17: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

17

l’épistémologie, elle implique l’adoption d’une autre

approche de l’histoire de la science, de l’histoire des hommes

aux prises avec la science et plus généralement, de l’histoire

de la vie. Donc une nouvelle méthode qui rende possible une

réévaluation des principaux concepts de la médecine à l’aune

de l’expérience humaine – clinique, sociale – des normes

supposée rapprocher les valeurs de la science des valeurs de

la vie. Méthode qui réinscrive la biologie dans son essart

intellectuel, de sorte à concevoir les différents concepts

qu’elle mobilise comme autant de problèmes qui parfois

disparaissent derrière leurs solutions, et que la philosophie

dans son effort de réflexion a charge de rouvrir : « En

procédant ainsi, nous pensons obéir à une exigence de la

pensée philosophique qui est de rouvrir les problèmes plutôt

que de les clore »5. L’histoire des sciences n’étant pas linéaire,

cumulative et univoque, il en résulte que l’élément unifiant

les sciences passées et les sciences du présent ne saurait

consister dans l’accroissement de l’intelligence des

phénomènes – conception continuiste, positiviste ou

progressiste de la connaissance. Il tient à l’insoluble

persistance des problèmes soulevés par ce qui fait échec à la

pensée vivante, à l’existence concrète et à ses normes.

Problèmes posés de manière singulière en fonction des

époques, et non de manière déterminée ab origine,

continûment retravaillés suivant un processus par

anticipation acquis à leur résolution. L’histoire des sciences

que promeut Canguilhem avise, bien au contraire, les

5 G. Canguilhem, op. cit., p. 9.

Page 18: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

18

différents états de la science comme autant de systèmes ou

régimes qualitativement distincts – de même que les allures

de la vie (santés et maladies) ne sont pas dérivées les unes des

autres par modifications de surface, mais foncièrement

hétérogènes.

La mise en place d’une telle épistémologie s’appliquant

à situer historiquement les « concepts-problème » de la

médecine ne peut alors se faire qu’en replaçant ceux-ci dans

leur contexte d’élaboration ; cela dans l’horizon d’une

relecture qui ne peut être que discontinuiste de l’évolution

des sciences.

L’attention au contexte se réfère aussi bien à la

structuration de la théorie (aux autres éléments de la théorie,

fonctionnant par jeu de renvoi) qu’aux autres sciences qui

œuvrent en parallèle et au contexte historique (politique,

religieux, etc.). La science présente doit, au contact de la

philosophie, s’emparer des problèmes issus de sa réflexion

sur les concepts en les examinant « sous l'angle de leurs

configurations et de leurs données spécifiques ». Les mêmes

problèmes (à supposer que les problèmes soient

véritablement les mêmes) n’y sont jamais posés de la même

manière, et les concepts résolutifs supposés y répondre,

même préservé le signifiant, ne dénotent pas le même

signifié. On peut, à cette enseigne, citer l'« avertissement »

de 1966 adressé au lecteur de l'essai Le normal et le pathologique, une occasion pour Canguilhem d’affirmer sa

résolution « [à] conserver un problème, [qu'il tient] pour

Page 19: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

19

fondamental, dans le même état de fraîcheur que ses données

de fait, toujours changeantes »6. Les concepts scientifiques ne

sont pas des entités closes et intangibles dont on pourrait

saisir la signification à l’exclusion de la matrice culturelle

elle-même évolutive qui leur donne corps et consistance. Il

s’agit d’apprécier leur place diachroniquement et

synchroniquement dans une économie de concepts

généraux, concepts pouvant servir à différents usages en

fonction des domaines et des époques considérées (« normal

» en est l’exemple-type) ; puis de comprendre par voie de

différenciation la raison spécifique qui motive leur emploi

dans chaque domaine particulier, à chaque époque

particulière. Seule une histoire des sciences sachant

différencier la part commune de la part singulière de ces

notions peut être à même de ressaisir l’interaction de ces

concepts avec l’histoire des hommes, de leurs valeurs et de

leurs préoccupations.

L’auteur nous encourage sans aucun doute à

reconsidérer la biologie comme constituant un champ de

l’expérience et du savoir sui generis, et qu’il importe de

traiter comme tel. Il n’en demeure pas moins que ce

caractère propre de la biologie ne la préserve en rien contre

les idéologies du temps, ni contre les mutations constantes

qui affectent des sociétés. Comme l’écrivait Henry Ernest

Sigerist (1891-1957), « la médecine est des plus étroitement

liée à l'ensemble de la culture, toute transformation dans les

6 G. Canguilhem, op. cit., « Avertissement ».

Page 20: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

20

conceptions médicales étant conditionnée par des

transformations dans les idées de l'époque ». L’histoire

épistémologique que développe Canguilhem ne peut donc se

satisfaire d’un thesaurus doxographique des acceptions des

instruments logiques de la médecine. Plus qu’un recueil, elle

s’accomplit dans une la recherche des problèmes posés, ou

négligés, ou résolus, par tel ou tel concept dans tel ou tel

cadre particulier. Elle est une anthropologie de terrain

glissant : « L'histoire des idées n'est pas nécessairement

superposable à l'histoire des sciences. Mais comme les

savants mènent leur vie d'hommes dans un milieu et un

entourage non exclusivement scientifiques, l'histoire des

sciences ne peut négliger l'histoire des idées »7. D’où

l’insistance mise sur l’interdisciplinarité. Sur le holisme du

regard, préférant la synthèse à l’analyse. L’approche des

sciences, comme celle du corps malade, est une approche

globale. Il en ressort qu’aucun savoir disciplinaire, non plus

qu’aucun organe, ne peut être étudié isolément des autres,

isolément de son environnement.

La relecture discontinuiste de l’histoire des sciences se

justifie pour elle par le constat d’incommensurabilité

séparant deux états de la pensée, qui devait conduire Kuhn à

employer l’expression de « révolution scientifique » pour

signifier qu’il se trouve davantage dans cette rupture qu’une

7 G. Canguilhem, op. cit., p. 16.

Page 21: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

21

simple « évolution »8. Révolution dans le regard, dans la

méthode9, dans les contenus, les préoccupations ; par suite

ou corrélativement, dans les outils et les mesures. Révolution

qui ne permet plus d’adhérer, à l’instar de Comte, à la

croyance au progressisme scientifique fluide et finaliste – en

tout cas plus de la même manière. Qui ne permet plus non

plus de juger de la science passée au prisme de la science

présente, dès lors que « le passé d'une science d'aujourd'hui

ne se confond pas avec la même science dans son passé »10.

Confondre science actuelle et science passée, poser que la

science actuelle dérive de la science passée, c’est retomber

dans l’illusion du continuisme phylogénétique qui oblitère

les moments de rupture, les sauts qualitatifs qui poussent les

sciences, à l’image de la vie, à dépasser l’obstacle de

l’anomalie en inventant de nouvelles normes

qualitativement distinctes. On reconnaît ici le principe de

Broussais11, appliqué à l’histoire des sciences. À contre-

8 Cf. T.S. Kuhn, La Structure des révolutions scientifiques,

Paris, Flammarion, coll. Champs, 1983, en part. chap. IX : «

Les révolutions comme transformations dans la vision du

monde ». 9 Cf. P. Feyerabend, Contre la méthode, Paris, Seuil, coll.

Points Sciences, 1988. 10 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin, Bibliothèque des textes

philosophiques, 2009. 11 « Cette thèse positiviste, dont les racines remontent par-

delà le XVIIIe siècle et le médecin écossais Brown jusqu'à

Page 22: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

22

emploi, observe Canguilhem, pour ce qu’il nie la normativité

de la science autant qu’il pouvait nier, dans le domaine de la

biologie, la normativité de la vie. Tout se passe comme si le

préjugé de la continuité graduelle des phénomènes normaux

et des phénomènes pathologiques que Canguilhem n’aura de

cesse de dénoncer était répercutée par ses tenants, au-delà de

la vie réifiée, jusque dans la connaissance de la vie. Il ne

faudra pas moins d’un véritable glissement du centre de

gravité de la médecine au profit de la singularité malade

pour démonter cette présomption.

C’est donc à une manière d’ethnologie de terrain que

s’adonne Canguilhem, jetant incidemment les bases de la

sociologie des sciences. Le statut composite de la médecine,

au confluent des disciplines, fait en effet de celle-ci un

champ de réflexion privilégié pour la philosophie, en cela

qu’elle mêle tout à la fois l’élément diagnostic – se pensant

objectif en négligeant très justement de se penser – et le

facteur humain, ressortissant du domaine de l’éthique. Pour

autant que les sciences soient perméables aux influences de

facteurs initialement extérieurs à leur discipline propre, la

médecine fait aussi la preuve que tout discours fonctionne en

Glisson et aux premières esquisses de la théorie de

l'irritabilité, a été vulgarisée avant Cl. Bernard par Broussais

et Auguste Comte » (G. Canguilhem, « Le normal et le

pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris,

Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes

philosophiques, 2000, p. 165-166).

Page 23: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

23

regard d’un tissu originaire de concepts et de significations.

Ce que Friedrich Schleiermacher (1768-1834), reprenant

l’expression de Wilhelm Dilthey (1833-1911) avait appelé un

« cercle herméneutique » : un horizon de précompréhension

appelé à se redéfinir au terme de chaque expérience. La

médecine s’enrichit de ses interactions avec les autres

sciences et avec les non-sciences tout en étant portée par sa

logique interne. De même que toute approche, tout « fait

d’observation » est solidaire d’une théorie, les notions

médicales ne sont jamais statiques : elles évoluent,

dynamiquement, empreintes de valeurs idéologiques

morales, sociales et politiques situées, témoignent d’un

contexte. « Des pensées sans matière sont vides », écrivait

Kant ; des matières sans pensées… n’existent pas. La

médecine, en convient Canguilhem, ne saurait en ce sens

être une « matière vidée de subjectivité »12. La subjectivité –

qu’on ne s’y trompe pas – n’est pas seulement chez

Canguilhem celle du malade ; elle est encore, elle est surtout,

celle du discours que tient à son égard le praticien, fort de ses

propres présupposés philosophiques. Et c’est bien tout

l’enjeu, l’intention directrice qui guide en filigrane

l’ensemble de ces travaux, que de jeter une lumière

heuristique sur ses présupposés, de les interroger, d’en situer

les limites pour mieux les repenser. L’auteur excipe ce qu’il y

a d’obreptice dans le discours des hommes de l’art. Il met à

jour la part irréductible de jugement normatif dissimulée

sous les atours de la raison médicale.

12 G. Canguilhem, op. cit., p. 157.

Page 24: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

24

La médecine, d’autre part, en vertu de son histoire

propre, de son irréductibilité – aux yeux de Canguilhem – à

sa seule composante physico-chimique et de

l’intersubjectivité que suppose sa pratique en sa nature de

discipline du soin, s’avère aussi dépositaire et créatrice de

normes. La médecine est porteuse d’une normativité qui

définit dans le domaine de la santé ce que la morale impose à

nos comportements. Ces normes ne sont pas sans efficace sur

la manière dont sont conçus les soins, le rapport au patient et

les états pathologiques. Elles interfèrent au cours des

processus de décision éthique qui mettent régulièrement aux

prises plusieurs approches d’une même problématique.

Autant de normes qui présupposent une hiérarchie de

valeurs ; autant de perspectives sur un parcours de soins qui

parfois prête le flanc à des conflits intrinsèques à la pratique

de la médecine. Conflits entre les points de vue sur la

maladie : celui de la science du médecin étayée par les acquis

(provisoires) de la discipline ; celui du patient, idiomatique,

lequel engage sa « compliance » à son traitement (sa

régularité dans l’observance des prescriptions

thérapeutiques) ; enfin, celui de la comptabilité, le point de

vue budgétaire, économique, le point de vue gestionnaire

et/ou logistique qui transparaît en filigrane ou de manière

assumée dans tout élément de décision. Au philosophe-

médecin, il revient d’exciper les différentes valeurs de vérité

véhiculées par le discours scientifique. De mettre à jour et de

penser le cadre normatif au sein duquel s’inscrivent les

énoncés de la médecine ; ce, notamment, en opposant ce

Page 25: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

25

cadre à d’autres cadres envisageables. À d’autres hiérarchies

de valeur. Il lui incombe d’interroger la pertinence de ces

valeurs et, en un geste qui renvoie par bien des traits à la

démarche de Nietzsche, d'en retracer la « généalogie »13.

Philosopher revient à cette enseigne à dégager une norme de

réflexion à même de réfléchir les normes de vérité

préexistantes, de les réévaluer, quitte à les bouleverser ou à

en fonder d’autres. Loin des byzantinismes abstraits

auxquelles cèdent trop souvent une philosophie devenue par

trop contemplative, l’auteur retourne la discipline à sa

destination première : philosopher consiste d’abord –

historiquement et étymologiquement – à fonder une

axiologie.

À Jean-Paul Sartre qui, à la même époque, escomptait

faire descendre la métaphysique dans le café (fût-ce à celui

de Flore), affirmant à la fois sa volonté de philosopher depuis

la terre et de remettre la philosophie à la portée de tous,

Canguilhem donne le change en pratiquant celle-ci au plus

près de l’humain, là où la vie côtoie la mort, là où le corps

découvrant la douleur perçoit par retour d’expérience la

valeur de la vie – mais n’est plus écouté. Et Canguilhem de

dévoiler comment les impensées de la science ont contribué

à le rendre inaudible. Renouer science et conscience,

contenu et forme, pratique et théorie ; traquer les idéologies

13 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. I. Hildenbrand

et J. Gratien, dans Œuvres complètes VII, Paris, Gallimard,

1971.

Page 26: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

26

latentes véhiculées par le discours médical ; surtout,

expliciter les concepts ininterrogés de la médecine pour les

redéfinir, telle est la feuille de route que se propose de suivre

Canguilhem. C’est dans cette perspective que viennent

s’inscrire ses principales contributions à l’examen critique

des sciences biomédicales : la connaissance de la vie (1952), Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie

(1977) ou La Santé, concept vulgaire et question philosophique (1988). Pionnières en leur catégorie, ses

œuvres, devenues des références, défléchiront le courant

orthodoxe de la pratique en appelant au recentrage de celle-

ci sur le malade (plutôt que sur la maladie), sur le patient

(plutôt que sur l’organe malade) ; soit à un basculement de

perspective et à une relativisation de la sémantique

technique. De nouvelles interprétations émergent, teintées

d’un vitalisme qui peut éventuellement se concevoir, tout du

moins en partie, comme une transposition locale du

nietzschéisme.

Sans doute est-ce néanmoins l’Essai sur quelques problèmes concernant le normal et le pathologique,

publication de sa thèse de médecine, qui a le plus participé à

remettre en question l’approche moderne de la discipline

inaugurée avec Bernard. L’auteur présente cette thèse,

exposée pour la première fois en 1943, revue et augmentée à

l’occasion de sa réédition en 1966, comme « un effort pour

intégrer à la spéculation philosophique quelques-unes des

méthodes et des acquisitions de la médecine ». Notons, ce qui

ne manque pas d’ironie, que la réciproque n’est pas moins

Page 27: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

27

vraie. L’auteur emprunte à la médecine autant qu’il la

réforme, au moins dans son approche. S’il ne prétend

qu’expliciter certains concepts mal définis mais néanmoins

véhiculés par l’idéologie des sciences, cette exégèse, non plus

qu’aucun travail d’herméneutique, ne peut aller sans

interprétation. Ni sans critique, en l’occurrence ; et donc

reprise, refonte à la lumière d’une certaine philosophie des

concepts en question. L’essai sur Le normal et le pathologique entreprend donc ses analyses et ses

propositions sous le double éclairage d’une expérience

clinique et d’une théorie philosophique. L’auteur prend

position ; plutôt, l’auteur assume ses prises de position, aucun

regard n’étant exempt de parti-pris.

À contre-emploi de l’option réductionniste dont

Canguilhem souligne les limites, la thèse envisagée dans Le normal et le pathologique soutient le caractère irréductible

de la biologie. Autonomie de la biologie qui nous engage à

penser autrement que de manière mécaniste les phénomènes

à l’œuvre dans le monde vivant. La vie, pour Canguilhem, est

un élan dont le pôle négatif consiste dans la maladie et le

pôle positif dans la santé – que la maladie révèle comme

étant une valeur, un optimum de la normativité ; en cela la

vie est-elle irréfragablement désir, tension, jugement et

intention. La vie dispose de sa propre logique ; affirme ses

valeurs ; elle joue de sa labilité pour imposer ses normes en elle et au-delà d’elle-même. Elle transforme le monde pour

le rendre habitable et se transforme – réforme – pour

s’adapter au monde comme aiguillé par effet de feed-back.

Page 28: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

28

Tant et si bien qu’il devient nécessaire, écrivait Dagognet, «

de renoncer à l’ "en-soi" et de lui substituer ou de lui

accorder une créativité relative, d’admettre pour lui une

sorte de possible surabondance »14. Surabondance, et même

excès, impératif de surpassement : la vie ne procède

assurément pas d’un équilibre statique. Elle est en perpétuel

échange avec ce qui constitue son milieu naturel et culturel,

échange dont elle tire la matière pour s’essayer à d’autres

formes d’existence, pour transformer l’obstacle en occasion

de nouvelles « allures ». La vie est « énaction » dirait-on

aujourd’hui. Évolutive, jamais figée, la vie cultive une

dialectique avec ce qui la déborde tout en se débordant elle-

même. La vie, écrivait Spinoza, épouse une dynamique qui

vise à l’accroissement de sa puissance d’agir. La vie,

enseignait Nietzsche, est volonté de puissance : « La vie est, à

mes yeux, instinct de croissance, de durée, d'accumulation

de forces, de puissance : là où la volonté de puissance fait

défaut, il y a déclin »15. Le vivant biologique, renchérit

Canguilhem, se porte toujours au-devant de lui-même,

créant comme il existe dans une économie de la fuite en

avant à laquelle seule la mort peut venir mettre un terme. La

vie est moins objet qu’activité. La vie est équivoque, ses

formes jamais stabilisées.

14 F. Dagognet Georges Canguilhem. Philosophie de la vie,

Paris, Institut Edition Synthelabo, Empêcheurs de Penser En

Rond, 1997. 15 F. Nietzsche, L’Antéchrist (1888), Paris, Gallimard, Folio

Essais, 2006, Aphorisme n°6, p. 18.

Page 29: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

29

Et c’est cette instabilité qui rend si difficile tout

discours portant sur la vie. Toute théorisation est fixation

dans un carcan de concepts. Or le vivant fait éclater le

concept. Le vivant est tout entier compris dans le

mouvement de l’existence. Il est précisément ce qui ne se

laisse pas délimiter dans une essence – donc définir. Si donc

la science consiste en un travail de connaissance de son

objet, on ne peut se décharger à si peu de frais de la question

de savoir comment la vie, dès lors qu’elle ne peut être réifiée,

peut néanmoins se laisser arraisonner par une pensée.

Comment le vivant, qui est vécu, peut-il être connu.

Comment penser le vivant, se demande Canguilhem, et

n’est-il pas contradictoire de vouloir entreprendre une

réflexion sur le vivant dès lors que son objet, doué de

spontanéité, se situe aussi près de la vie que distant de la

réflexion ? Le fait est que lorsque l’on « pense à l'objet d'une

science, on pense à un objet stable, identique à soi. La

matière et le mouvement, régis par l'inertie, donnent à cet

égard toute garantie. Mais la vie ? N'est-elle pas évolution,

variation de formes, invention de comportement ? »16.

Si en effet l’on considère tout discours arrêté sur le

vivant comme procédant d’une pensée extérieure à son objet,

établissant ses propres normes de jugement, ses inductions

objectivantes, on peut rester sceptique quant à la possibilité

pour une science d’atteindre la spécificité d’une entité – la

16 G. Canguilhem, op. cit., p. 135.

Page 30: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

30

vie – usant spontanément de sa propre normativité, elle

jamais arrêtée, toujours en devenir. Le vivant se donne dans

l’expérience, dans le vécu, la subjectivité, l’individualité ; la

science se veut abstraite, théorétique, dépassionnée,

universelle. Leurs exigences semblent être aux antipodes.

Comment une quelconque tentative de conceptualisation

dont les seules conditions de possibilité s’énoncent à rebours

des propriétés de la vie peut-elle frayer un discours sur la vie

sans la dénaturer ? Réconcilier l’être et le devenir, l’un et la

multiplicité, l’idée parménidienne et le fleuve d’Héraclite,

voilà qui n’est pas une moindre gageure. Gageure qu’avait

déjà relevée (et résolue à sa manière) Henri Bergson17. Aussi

nous faudra-t-il, à notre tour, nous efforcer de comprendre

comment le vitalisme de Canguilhem permet de dépasser ce

qui apparaît en première approximation comme une

antinomie.

L’auteur exhibe les ressorts théoriques de conception

de la médecine et en développe les conséquences

philosophiques suivant différents axes ou perspectives

d’approche. Un premier développement pose la question de

la continuité entre les phénomènes ressortissant à la

normalité et ceux qualifiés de pathologiques : y a-t-il un

continuum qui permettrait de concevoir l’état pathologique

comme une simple modification quantitative de l’état

17 Cf. H. Bergson, L’évolution créatrice (1907), éd. Arnaud

François, Paris, PUF, « Quadrige », 2007 ; idem, La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF, « Quadrige », 6e éd., 1998.

Page 31: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

31

normal, de concevoir l’état pathologique comme un simple «

dérèglement » des phénomènes physiologiques normaux qui

induirait une différence non pas de nature, mais de degré

entre la maladie et la santé ? Problématique que ressaisit

l’auteur sous un angle historique, en vue de retracer

l’évolution de ces notions jusqu’au tournant de la modernité

avec la découverte par Pasteur des micro-organismes, puis

l’avènement des sciences positivistes. Ces dernières sciences

élaborées puis imposées dans le courant du XIXème siècle

auraient été, pour Canguilhem, le véhicule d’une approche

continuiste du devenir de la discipline, accréditant l’idée

d’une stricte homogénéité des processus ressortissant à la

physiologie et de ceux à l’œuvre dans la maladie.

Homogénéité que récuse Canguilhem : la maladie, oppose

l’auteur à Comte et à Bernard, engage au-delà d’une

altération de l’état de santé, un régime d’existence. Les «

comportements », « allures ». En conséquence de quoi la

guérison ne peut être comprise comme une restauration de

l’état antérieur à la pathologie : elle réinscrit l’individu dans

une nouvelle forme de normativité. Le postulat quantitatif

doit être révoqué au profit d’une nouvelle perspective, axée

sur l’émergence ; l’identité ou la continuité disqualifiée au

profit d’une approche qualitative et vitaliste des phénomènes

relevant du vivant biologique.

Le second développement s’inscrit dans le

prolongement de la mise au pas du principe de Broussais.

Canguilhem s’y emploie à développer une réinterprétation

des éléments de l’épistémologie médicale à la faveur d’une

Page 32: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

32

réflexion sur les notions de maladie, de santé, de guérison, de

normativité ou de labilité. Il y réinterroge les problèmes

afférents à l’articulation de la norme et de la normalité, de la

loi et de la norme, de la norme et de la moyenne ou de la

norme biologique et de la norme sociale. Le critère de

démarcation de la santé et de la maladie est déplacé du

regard du médecin – regard objectivant de la physiologie –

au vécu du malade, individu qui juge d’après son expérience

peu ou prou permissive ou empêchée de la normativité. D’où

l’exigence de l’intégration par la médecine de la parole du

sujet, et donc d’un dépassement de l’approche scientifique

pure au profit de la technique « au service de la vie ». La

reformulation par Canguilhem des principaux concepts de la

médecine n’est pas, du reste, sans impliquer la mise en place

d’une anthropologie soutenue par une philosophie de l’acte

des plus concrètes qui soit. Des actes individuels – ceux des

médecins – mais aussi collectifs, en cela qu’ils touchent à la

question de savoir comment pourrait se concevoir une

politique de la santé ou une santé de la politique ; comment,

pour recourir aux termes de Foucault, se constitue un « bio-

pouvoir » coercitif ou au contraire – au contraire de Foucault

– « libérateur ». La spécificité de la biologie en général et de

la médecine plus particulièrement donne à penser la

spécificité de la vie, avant tout porteuse de valeurs et terrain

d’invention.

Ayant ainsi mis en valeur la nécessaire appréhension de

la biologie comme discipline sui generis, allouée de

propriétés déterminantes qui la rendent inassimilable à la

Page 33: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

33

sociologie et à la mécanique ; ayant ainsi fait voir que la

médecine œuvrait au confluent des connaissances de toutes

factures, autant psychologiques que somatiques, Canguilhem

clôt provisoirement sa thèse pour y revenir vingt ans plus

tard. Ces vingt années de jachère donnent lieu aux «

nouvelles réflexions sur le normal et le pathologique »,

troisième et dernier développement de l’actuelle édition de

l’œuvre. Cette apostille prend acte du progrès scientifique

accompli depuis lors ainsi que du propre cheminement

intellectuel de Canguilhem pour repriser et préciser les

précédents ajournements effectués dans le cadre de ses

premières recherches. Il intronise en sus la thématique de

l’erreur en sciences, soulignant son rôle heuristique, pour ne

pas dire, au-delà, vital. L’histoire des sciences s’y trouve mise

en rapport avec celle de la vie, répondant l’une et l’autre à

une même logique de développement. Aussi nous

appesantirons-nous comme il se doit sur la nécessité de cette

apostille, ainsi que sur la vision globale qu’il dégage des

sciences de la vie.

Tirant les conséquences philosophiques – mais non

moins nécessaires – de l’apport de l’œuvre de Canguilhem à

la question de la médecine, un ultime développement nous

offrira en dernier lieu de revenir en quelques mots sur

l’intérêt que nous semble avoir cette œuvre de référence au

regard des enjeux éthiques actuels et futurs de la science :

automatisation des soins, gestion des hôpitaux, clonage

reproductif, diagnostic préimplantatoire, hybridations ou

post-humanité ; mais plus encore, afin de ne pas nous

Page 34: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

34

disperser dans les exemples, psychopathologie clinique. Cette

ouverture plus personnelle sur la question de la psychiatrie

et des techniques de soins gravitant autour des « sciences de

l’esprit » nous a paru de bon aloi pour au moins trois raisons.

De tout premier abord, pour offrir un exemple

d’instanciation possible de la philosophie de Canguilhem

frayant une approche synthétique, à travers le «

comportement » et ses structures, de la détresse humaine. La

médecine somatique n’est pas le seul département du soin à

pouvoir profiter de la refonte vitaliste et « personnalisante »

de l’épistémologie de l’auteur. Si peu – et tel peut-être le

second motif de cet investissement – que cette refonte est

elle-même tributaire d’un premier geste de révolution anti-

copernicienne inauguré en faveur du malade par la médecine

psychopathologique. C’est donc en elle, auprès des artisans

de cette révolution, que nous pourrons trouver les intuitions

que Canguilhem allait traduire ensuite dans son domaine de

prédilection. Un troisième intérêt qui pourrait justifier un

rapprochement entre l’enseignement de l’auteur et l’univers

de la psychiatrie contemporaine consisterait enfin à tirer les

leçons pour cette dernière des dangers de la réification à

laquelle elle semble actuellement se livrer. Ce notamment en

raison d’un recours de plus en plus usuel à des

pharmacopées, elles-mêmes prescrites en fonction d’un

relevé de symptômes objectifs par des manuels de diagnostics

(le DSM primum inter pares) qui en font oublier la

dimension de l’écoute, de la relation, l’individualité de la

personne sollicitante ; qui en font oublier, en somme, la part

d’humanité indispensable à la pratique du soin.

Page 35: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

35

Nous nous offrons dans cet esprit de proposer une

relecture de Canguilhem mise en rapport avec l’actualité de

notre époque. Loin d’être anachronique, la pensée de

Canguilhem nous paraît au contraire permettre un éclairage

précieux autant sur l’être que sur le devoir-être de la

médecine. Le normal et le pathologique présenterait au

moins le mérite de faire entendre une voix dissonante dans

un débat de moins en moins ouvert, de plus en plus «

technique » au mauvais sens du terme. L’auteur avait à cœur

de réconcilier pratique et théorie ; de s’interroger sur les

pratiques à l’aune des théories et sur les théories au regard

des pratiques qu’elles mettent en œuvre ; de considérer les

justifications données par les pratiques aux théories ainsi que

les blancs-seings donnés aux théories par les pratiques. Cette

mise en perspective ne pouvait procéder que d’une

dialectique équilibrée entre la chambre d’hôpital et le

laboratoire, le point de vue du malade et celui du médecin.

Elle s’associe surtout d’exemples, nombreux dans l’œuvre de

Canguilhem. Ainsi procéderons-nous, en émaillant autant

que faire se peut notre propos d’illustrations, émargeant par

là même des points de contact éventuels entre les intuitions

de l’Essai et les savoirs jamais acquis que nous découvre,

entre autres, la biologie moderne. C’est bien le moins que

l’on puisse attendre d’une philosophie ancrée dans les

réalités de son temps, soucieuse de ceux qui lui succéderont.

Page 36: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

36

I. Physiologie, pathologie et théories de la médecine

L’essai sur Le normal et le pathologique comprend,

ainsi que nous suggérions, un corps formé des deux études

réalisées à l’occasion de son travail doctoral. Premier

ensemble solidaire auquel s’est annexé ultérieurement un

développement tirant le bilan des vingt années de recherche

ayant conduit l’auteur à réviser, à diversifier et à approfondir

ses premiers résultats : les Nouvelles réflexions sur le normal et le pathologique. En sa première étude, datée de 1943, le

philosophe médecin pose la question de la continuité ou de

la rupture entre les régimes de la santé et de la maladie : «

L’état pathologique n’est-il qu’une modification quantitative

de l’état normal ? »18 Est-il, en somme, à définir par référence

à cet état normal, comme désignant un égarement des

normes physiologiques à l’œuvre dans l’organisme sain, ou

dispose-t-il d’une identité propre, d’un régime dissocié ? Une

telle question ne trouve son sens que sur le fond d’une

polémique dont Canguilhem restitue l’origine et les

évolutions. Raison pourquoi c’est par l’histoire, par l’histoire

des idées toujours empreintes d’enjeux sociaux, techniques et

religieux qu’il nous faut en passer pour être à même de nous

saisir pleinement des tenants et des aboutissants de cette

problématique.

18 G. Canguilhem, op. cit., p. 11.

Page 37: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

37

Le premier intérêt de cette démarche est qu’elle met en

lumière le fait que la médecine n’évolue pas de manière

purement incrémentale, par adjonction et précision de

concepts, mais que de tels concepts peuvent être amenés à

être remplacés, et l’approche scientifique revue de fond en

comble. Bachelard faisait état de « ruptures épistémologiques

» que devait traverser la science en allant contre l’opinion

pour se constituer19. Loin de frayer en ligne droite, elle passe,

comme l’établirait Kuhn20, par des « révolutions

intellectuelles », par des « changements de paradigme » et de

« visions du monde »21. Ces changements de paradigme ne

19 « La science dans son besoin d’achèvement comme dans

son principe s’oppose absolument à l’opinion. S’il lui arrive,

sur un pont particulier, de légitimer l’opinion, c’est pour

d’autres raisons que celles qui fondent l’opinion ; de sorte

que l’opinion a en droit, toujours tort. L’opinion pense mal ;

elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances

[…] On ne peut rien fonder sur l’opinion : il faut d’abord la

détruire. Elle est le premier obstacle à surmonter (cf. G.

Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin,

1980, p. 14). 20 Cf. T.S. Kuhn, op. cit., en part. chap. IX : « Les révolutions

comme transformations dans la vision du monde ». 21 Cf. P. Duhem, Le Système du Monde. Histoire des Doctrines cosmologiques de Platon à Copernic (1913-1959),

t. I, chap. IV, Paris, Biblio, 2009 ; ou encore A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr, Paris, Gallimard,

2003.

Page 38: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

38

s’expliquent pas uniquement par la pression des anomalies

qui de la périphérie, s’accroissent jusqu’à faire détruire le

paradigme trop rigide n’intégrant pas la possibilité de son

propre dépassement. Ils ne sont pas uniquement le fait d’un

développement interne aux sciences (option internaliste),

mais impliquent également d’autres aspects de la

connaissance ou de l’état du savoir à un moment donné.

Nous évoquions la religion. Canguilhem cite précisément

l’exemple de la maladie conçue depuis l’école de Cos jusqu’à

l’Antiquité tardive, comme résultant d’un déséquilibre des

humeurs, une dysharmonie à restaurer. Le corps humain

considéré comme un cosmos en miniature, fractal, voit

perturber son équilibre interne ; et chaque syndrome sera

dès lors interprété comme exprimant l’excès ou le déficit de

telle ou telle humeur particulière. À cette vision

hippocratique se substitue dans l’aube du christianisme une

conception ontologique de la pathologie, rendant «

intellectuellement » possible la découverte par Pasteur des

germes pathogènes. Les maladies se voient objectivées, liée à

des agents déprédateurs qui infiltrent le corps.

Historicisme, discontinuisme et intrication des théories

scientifiques et des réalités sociales avec leur lot de

présupposés et de valeurs caractérisent les doctrines

médicales, dont Canguilhem reconstitue l’évolution jusqu’au

XIXème siècle. Il y repère un consensus pour affirmer

l’identité ou la continuité des phénomènes vitaux

respectivement qualifiés de normaux et de pathologiques. Un

consensus reposant sur l’énonciation du principe de

Page 39: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

39

Broussais, du nom du médecin chirurgien français du début

du XIXème siècle, posant que « toutes les maladies consistent

dans l'excès ou le défaut de l'excitation des divers tissus au-

dessus et au-dessous du degré qui constitue l'état normal »22.

Est ainsi postulé un continuum entre les phénomènes

relevant de l’état normal et de l’état pathologique, l’état

pathologique ne différant jamais de l’état normal que par

degrés. En conséquence de quoi les maladies, selon Broussais,

ne seraient « que les effets de simples changements

d'intensité dans l'action des stimulants indispensables à

l'entretien de la santé »23. Ce qui suggère l’existence d’un

régime optimal d’action de ces stimulants, à savoir d’une

norme objective définitoire de l’état normal que la

physiologie aurait pour vocation de découvrir, et la

thérapeutique de restaurer. C'est autour de cette norme,

selon Broussais, de part et d’autre de cette norme qu'oscillent

santé et maladie. La physiologie sera dès lors envisagée

comme « connaissance des lois quantitatives vérifiées par

l'expérience »24, en vue d’agir sur les processus biologiques de

sorte à les réajuster en fonction de la norme. Le corps

humain serait tel un instrument de musique que l’accordeur,

le praticien, accorderait au diapason d’un « la » universel.

22 F.-J.-V. Broussais, Traité de physiologie appliquée à la pathologie (1822), Paris, Hachette Livre BNF, « Science »,

2013. 23 F.-J.-V. Broussais, ibid. 24 G. Canguilhem, op. cit., p. 74.

Page 40: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

40

Se retrouve en cette conception le paradigme cartésien

de la science, lui-même extrapolé du corps de la physique

moderne inaugurée avec Newton : la connaissance des

phénomènes de la Nature doit en passer par l’abstraction des

lois fixes et déterminées qui la régissent25. Ces lois étant

partout les mêmes, identiques en tout lieu, n’admettent

aucun domaine d’exceptionnalité. Le monde supralunaire et

sublunaire dissociés par le Stagirite se voient ainsi réconciliés

par Galilée, Kepler, Newton sous une même législation26, de

25 I. Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, trad. M. Châtelet, pref. Voltaire, Paris, Dunod,

2005. 26 L’Église, via la synthèse thomiste, avait assimilé un certain

nombre de principes issus de la philosophie naturelle antique

pour les articuler à son corps doctrinal. Pareille cosmologie

faisait valoir une division de l’univers en deux régions.

L’une, sublunaire, déclinait un feuilletage de quatre strates

élémentaires : la terre, au centre, était baignée par l’air,

recouvert par les eaux ; venait enfin le feu. L’autre, au-delà

des éléments, formait un espace éthéré, cristallin : l’espace

supralunaire. Cette région éthérée et préservée de la

corruption se divisait en neuf sphères ou orbes emboîtées,

solides, soutenant les planètes. Plus au-delà encore se situait

l'empyrée, séjour des bienheureux. Le fait étant, pour ce qui

nous concerne, que si de l’empyrée l’on ne pouvait rien voir ;

s’il n’y avait de régulier, d’incorruptible et d’accessible à nos

observations que la région supralunaire de l’univers, elle

seule pouvait alors être objet de calcul, décrite par le

Page 41: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

41

médium des formes géométriques et des rapports

mathématiques. Que l'on affirme, effectivement, dans les pas

d’Aristote, que les mathématiques ont une essence abstraite

ou que l’on définisse celles-ci comme une science par

excellence à la manière d’un Platon pythagorisant (cf. J.-L.

Périllié (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cah. de

philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008),

en aucun cas la science mathématique ne saurait décemment

trouver à s’appliquer dans la réalité terrestre. L’exactitude

mathématique ne convient pas au séjour ondoyant des

hommes. Il est le lieu des contingences, de l'à-peu-près ; le

lieu de la matière qui résiste à la forme, des pragmata

mouvantes et fugitives, le signe du mouvant. L’imprécision

des corps terrestres déconsidère d’autant la pertinence qui se

trouverait à développer la précision des instruments. Si la

matière est capricieuse, lors la mesure sera fluctuante et

l’outil de mesure, pour aiguisé qu’il soit, toujours comptable

d’une part d’aléatoire. Si dès l’abord l’exactitude

mathématique achoppe contre la versatilité de l’objet, on

verrait mal, pour ce qui concerne la physique sublunaire,

quel intérêt gagner à l’élaboration de machines et de

dispositifs complexes et dispendieux. Ce préjugé explique

pourquoi lorsque la Grèce antique et l’époque médiévale ont

bien su concevoir une cinématique céleste et se doter d’une

véritable astronomie mathématique, l’on ne retrouve nulle

part de bonne et due physique mathématique.

Cet intérêt que l’on dénie aux phénomènes terrestres

apparaît par contraste l’évidence même relativement à la

Page 42: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

42

physique des régions éthérées. Le ciel est à la terre ce que

l’essence est à l’accident. Or, l’essence seule conserve entière

ses qualités ; elle seule est, pour Platon, objet de

connaissance. Le monde supralunaire, espace des étoiles fixes

et des objets célestes, nous est ainsi décrit aux antipodes de

celui qu’il domine. Parachevé, parfait, lui seul peut à la fois

prétendre à la rigueur et à l’exactitude de la mathématique.

Cette perfection de la région supralunaire se répercute

comme une figure fractale sur chacun des objets qui la

remplissent : les phénomènes célestes, d’une forme

parfaitement sphérique, évoluent dans le ciel en traçant des

figures parfaites – des cercles – ; ils évoluent en épousant des

cycles inaltérables et récurrents, mus par leur « mouvement

naturel » (cf. Aristote, Traité du ciel (De Coelo), trad J.

Groisard, Paris, GF-Flammarion, 2004, 269a-269b) et à

l’imitation du premier moteur. Finis au sens d’achevés, ils

sont déterminés, déterminables, soustraits à la génération et

à la corruption (Ibid., 280a-290). Les phénomènes célestes

sont ainsi, contrairement aux phénomènes terrestres,

idéalement conçus pour s’adapter à l’expression et au calcul

mathématique. Il y a, d’une région l’autre du cosmos, deux

poids deux mesures. L’une des contributions majeures de

Galilée à la révolution intellectuelle autant qu’instrumentale

de ce début du XVIIème siècle fut d’avoir fait un sort à cette

dissymétrie.

L’abolition de cette frontière, la résorption de la fracture

entre les deux physiques – supralunaire et sublunaire –

devait ouvrir la voie à une nouvelle conception du monde.

Page 43: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

43

L’histoire de cette révolution commence en 1543, lorsque

paraît le grand livre de Copernic qui devait mettre à mal la

représentation géocentrique de l’univers (cf. N. Copernic,

Des Révolutions des orbes célestes (De Revolutionibus), trad.

A. Koyré, Paris, Diderot éditeur, coll. Pergame, 1998). Ce

modèle opte pour l’héliocentrisme. Il préserve cependant la

conception d’une structure solide des orbes ou sphères

célestes emboîtées qui soutiendraient les planètes dans leur

course autour du soleil. Il faut attendre l'observation de la

grande comète de 1577 par l’astronome danois Tycho Brahé

pour que soit réfutée cette conception « solide » de l'univers

(cf. J.-B. Delambre, Histoire de l'astronomie moderne, t. I,

Paris, Librairie pour les Sciences, 1821). Tycho observe

effectivement un corps qui traverse les orbes – sans les

briser. En calculant la parallaxe de la grande comète, il

démontre en effet, au détriment du Stagirite qui faisait d’elle

des phénomènes atmosphériques sublunaires (cf. Aristote,

Les météorologiques (Météorologikon), trad J. Groisard,

Paris, GF-Flammarion, 2008), que les comètes sont bien des

phénomènes célestes. Il en déduit que la comète décrivait

autour du soleil une orbite recoupant celles des planètes.

Celle-ci, par conséquent, ne pouvait guère être soutenue par

les fameuses « sphères de cristal » solides aristotéliciennes.

Sphères armillaires que Georg von Purbach – autre pionnier

de la révolution scientifique – avait par ailleurs réhabilitées

dans son Theoricae novae Planetarum (1515). Bien qu’il

sauvegarde une conception géocentriste du cosmos, Tycho

Brahé remet en cause au moins deux thèses essentielles du

Page 44: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

44

modèle en vigueur ; à savoir la « solidité » des sphères et

l'immuabilité de l'espace supra-lunaire. Il contribue ainsi,

selon le titre du célèbre essai de Koyré, au basculement du

monde clos du cosmos à l'espace infini (cf. A. Koyré, Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr, Paris, Gallimard,

2003).

Tycho Brahé a pour élève Kepler qui entretient avec Galilée

une correspondance étroite. Au nombre des acteurs majeurs

de cette révolution, ce seront eux qui, grâce à leurs

observations, donneront le plus de poids à l’hypothèse

copernicienne, au point de l’introduire au rang de théorie à

part entière. A l’orée du XVIIème siècle, le système défendu

par Copernic n'est en effet qu'une conjecture parmi tant

d’autres. Il n’est pas rare de retrouver dans la doxographie

des esquisses d’astronomes qui plaçaient côte à côte les

systèmes respectifs de Ptolémée, de Platon, de Copernic ou

de Tycho Brahé. Toute forme d’alternative au cosmos

d’Aristote ressortissait à la spéculation. La « conjecture »

copernicienne n’attentait pas, par conséquent, au modèle

promu par l’Église, resté prépondérant. Kepler et Galilée

allaient profondément changer la donne. Kepler, autant que

Galilée, allaient contribuer à faire passer l'astronomie de

discipline conjecturale à science physique à part entière. Ils

nous enjoignent d'étudier les astres comme on étudie la

terre. D'appliquer la même physique aux astres et à la terre.

La science physicomathématique, pour la première fois

établie en sa qualité de véritable science de l'univers, est ce

qui doit se substituer à l'ancienne philosophie cosmologique

Page 45: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

45

de l'école. D’hypothétique qu’elle demeurait encore, Kepler

et Galilée transforment ainsi l’option copernicienne en

système concurrent et réfutable, preuves à l’appui, que l’on

défend pour vrai. Raison pourquoi, si Copernic et pairs ne

furent pas inquiétés, Galilée, pour sa part, dut rendre des

comptes devant l’église et renoncer à son système. Le procès

de Galilée devant l’inquisition romaine en 1633 est le point

culminant de ce qui était devenu, dans l’intervalle, une

authentique confrontation de paradigmes.

Mettre à l’index, c’est également pointer du doigt. La mise au

ban de Galilée n’empêcherait pas la progression des thèses

géocentristes et, derrière elles, des valeurs de la science

moderne. En marge de l’héliocentrisme proprement dit, se

profilait une autre mutation d’ampleur. Le télescope comme

instrument de précision s’était montré à cet égard d’une aide

inattendue. En permettant à Galilée de découvrir

l’imperfection du ciel, il fournissait un argument de poids en

la faveur du rapprochement des deux physiques. La division

ancienne du monde sensible en deux régions – région

terrestre ou sublunaire, région céleste supralunaire – n’en

ressortirait pas intacte. La vérité des choses apparaissait

universelle et le monde fait d'un seul tenant. Ce qui valait

pour l’ici-bas devait aussi valoir pour toute l'étendue de la

réalité observable. Ce changement de paradigme se

prolongerait d’autres aspects : aspects mathématiques avec

Descartes, pionnier de la géométrie analytique ; caractère

expérimental avec Francis Bacon qui, dans le Novum organum, promeut une méthode empirique inductive et

Page 46: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

46

la même manière que Claude Bernard se fera fort de

reconduire l’axiome déterministe de Laplace en biologie, de

la même manière encore qu’Auguste Comte envisageait

celle-ci dans le prolongement de la physique – l’ensemble

synthétique des sciences se laissant gouverner par les

principes ultimes de la sociologie. Quoi qu’il en soit de ces

lointaines ou proches inspirations, le principe de Broussais

dont se revendiquent Bernard et Comte conduit à penser la

normalité comme un état stabilisé dans lequel l’organisme se

plie à une régulation rigide et idéale. Le pathologique est vu

sous ces auspices comme un écart morbide que le médecin

doit s’efforcer de reconduire au plus près de la norme. C’est à

interroger le bien-fondé de cette matrice théorique, de cet

horizon de pensée communément admis, que va alors

s’appliquer Canguilhem. Ce qu’il fera, d’un geste quasi-

parricide, en procédant à une exposition critique des

conceptions de deux de ces deux grandes figures

institutionnelles.

théorise la notion d’expérience cruciale. Huygens ou

Bernoulli exploitent l’algèbre cartésienne pour développer

dans la seconde moitié du XVIIème siècle les grandes lois du

mouvement. Newton s’en souviendrait qui concourrait à

cette réforme en proposant une loi de la gravitation à valeur

universelle. Synthèse parachevée avec les trois lois du

mouvement, au fondement de la mécanique classique (cf. I.

Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, trad. M. Châtelet, pref. Voltaire, Paris, Dunod,

2005).

Page 47: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

47

A. DU NORMAL AU PATHOLOGIQUE

L’auteur dresse le constat qu’Auguste Comte et Claude

Bernard s’accordent avec Broussais pour concevoir les

phénomènes pathologiques comme traduisant des variations

ou des altérations quantitatives des phénomènes normaux.

Le régime normal de la physiologie ne serait distinct de son

aspect pathologique que par une différence qui s’exprimerait

en termes de degrés. Une différence qui serait par

conséquent accidentelle, au sens ontologique du terme, et

non pas essentielle. Une telle identité des normes aboutit à

disqualifier toute assomption d’altérité de l’état

pathologique, ou des états pathologiques au regard de l’état

normal. La maladie perd son droit à la différence. Elle n’est

pas surgissement dans l’existence d’une autre normativité,

allouée d’un rapport spécifique à l’existence, mais plutôt la

confirmation ab absurdum du principe initial d’identité des

phénomènes relevant de la pathologie et de la normalité.

Elle se conçoit en termes d’expérimentation – induite ou

spontanée – dont l’intérêt est de mettre en relief les lois de la

normalité en en faisant varier les paramètres. Bernard et

Comte, en dépit de leur commun recours au principe de

Broussais, divergent néanmoins sur la visée qu’ils entendent

octroyer à la médecine, laquelle est solidaire de leur

approche respective de la maladie et de la santé. Comte

n’envisage la maladie que pour mieux ressaisir les lois de la

normalité. Bernard se focalise en première intention sur le

Page 48: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

48

corps sain qu’il envisage en vue d’intervenir sur la

pathologie. S’il semble acquis que les deux auteurs fondent

leur approche sur le même postulat admettant l’assimilation

du normal au pathologique, et témoignent tous deux d’un

déplacement de l'expérience vers l'expérimentation, une

telle expérimentation ne saurait revêtir la même

signification selon qu’elle se produit dans l’abstraction (ainsi

chez Comte) ou brigue une efficience thérapeutique

concrète (Bernard). Ces conceptions de la médecine

s’avèrent alors trop disparates pour être réfutées d’un seul

tenant. À chaque auteur ses forces et ses faiblesses, ses

fulgurances et ses dérives. Chacun doit être pris à part –

Comte en première instance, Bernard ensuite –, et rectifiée

ce que leur approche témoigne d’inconséquent ou de partiel.

C’est donc au « père de la sociologie » que Canguilhem

réserve son premier commentaire.

a. Conception d’Auguste Comte

En remontrer à Comte n’était pas chose sans

conséquence à l’époque où paraît l’essai sur Le normal et le pathologique, tant l’influence posthume que ce dernier

poursuivait d’exercer sur les sciences médicales rendaient

suspectes les attaques dont il pouvait être l’objet. Ce

« prestige de la scène » (Bacon) ne fut toutefois pas suffisant

pour dissuader l’auteur de battre en brèche le postulat selon

lequel les phénomènes pathologiques ne seraient qu’une

modulation des phénomènes normaux. L’idée s’était

Page 49: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

49

effectivement pérennisée, et diffusée par le truchement de

l’œuvre du fondateur de la sociologie (sinon de la pratique,

durkheimienne au berceau, à tout le moins du terme), que la

maladie n’était que l’expression de l’erratisme quantitatif de

phénomènes physiologiques déjà à l’œuvre dans le vivant

normal. Comte entendait que la biologie conçoive l’identité

des règles régissant, d’une part, la production et la

caractérisation des phénomènes physiologiques et, d’autre

part, celles régissant les troubles somatiques qualifiés de

pathologiques.

Axiome que le philosophe ne laissait pas d’admettre

pour nécessaire à l’autonomisation de la physiologie, à sa

constitution ès discipline à part entière, délestée de son

empreinte religieuse ou métaphysique constituant, dans

l’ordre phylogénétique de la loi des trois états, les deux

premiers moments du développement de l’esprit positif. « La

physiologie » constatait-il à l’occasion de ses Cours de philosophie positive, « la physiologie n'a commencé à

prendre un vrai caractère scientifique, en tendant à se

dégager irrévocablement de toute suprématie théologique ou

métaphysique, que depuis l'époque, presque contemporaine,

où les phénomènes vitaux ont enfin été regardés comme

assujettis aux lois générales, dont ils ne présentent que de

simples modifications »27. « De simples modifications » : nous

nous situons dans le registre de la dérivation ; en aucun cas

27 A. Comte, Cours de philosophie positive (1830-1842),

Leçons 1 à 45, Paris, Allal Sinaceur, Hermann, 1975, p. 667.

Page 50: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

50

de la transformation. Le retour à la santé se conçoit

subséquemment comme un retour à la norme antérieure. La

guérison ne serait que pure rectification ou rétrogradation au

statut quo ante pour sacrifier ici à la glossologie, courante en

médecine, de la guerre et du combat.

Notons à cet égard que l’analogie de la guerre et de la

guérison, procédant l’une et l’autre d’une commune racine

étymologique issue du francique warjan, « défendre, protéger

», n’a pas attendu Comte pour imprégner la discipline. Et

force est d’observer qu’elle lui a survécu. La maladie,

personnifiée, est couramment perçue comme l’« invasion »

de l’organisme par un « corps étranger ». Le malade se «

débat », « combat », il « lutte » contre la maladie. Le médecin

« délivre » d’un mal, reconstruit les « défenses immunitaires »

de son patient. Si d’autre part une maladie peut être

déclenchée par un facteur externe à l’organisme ; elle le peut

également par un dérèglement interne. Ainsi du cas de la «

prolifération » des cellules cancéreuses ou bien des maladies

auto-immunes qui s’« attaquent » aux éléments sains du corps

qu’elles ne reconnaissent plus. Les effets délétères du sida et

de certaines leucémies ont souvent été comparées depuis les

années 1970 à « un cheval de Troie », le « véhicule » des «

agents infectieux » qui sapent méthodiquement les «

protections naturelles » de l’organisme. Ici le « mal » vient de

plus loin, c'est-à-dire, paradoxalement, « de l'intérieur ». S’y

associe parfois un discours de culpabilisation du patient

affligé, entretenu par les excès de l’interprétation

Page 51: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

51

psychosomatique28. Le malade aurait « collaboré » avec la

maladie ; il serait d’une certaine manière « complice », aurait

« collaboré » avec la maladie. Comme s’il avait, en quelque

sorte, « ouvert la porte » à la maladie et se serait

délibérément laissé atteindre. Comme s’il n’avait plus l’envie

de vivre, mu par une pulsion de mort qui ne veut pas avouer.

En quoi l’art du médecin, nous le verrons, consistera aussi

pour Canguilhem à soulager le patient d’une culpabilité que

28 L’occasion d’évoquer le « roman autobiographique » de

Fritz Zorn (« colère »), né Angst (« angoisse ») professeur

suisse devenu écrivain par la force des choses. Mars ((1977)

pref. A. Muschg, trad. G. Lambrichs, Paris, Gallimard, Folio,

1982) tire les conséquences d’une enfance solitaire, marquée

par la névrose et la rupture de communication.

L’intériorisation, le silence imposé, les impératifs de (bonne)

conduite au sein de la haute société zurichoise aurait permis

que s’insinue en lui des larmes qui se seraient coagulées en

un mal objectif. Les premières lignes de ces mémoires lucides

en disent plus long que nous ne saurions le faire : « Je suis

jeune et riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et

seul. Je descends d’une des meilleures familles de la rive

droite du lac de Zurich, qu’on appelle aussi la Rive Dorée.

J’ai eu une éducation bourgeoise et j’ai été sage toute ma vie.

Ma famille est passablement dégénérée, c’est pourquoi j’ai

sans doute une lourde hérédité et je suis abîmé par mon

milieu. Naturellement j’ai aussi le cancer, ce qui va de soi si

l’on en juge d’après ce que je viens de dire ». Il meurt à 32

ans.

Page 52: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

52

le regard de la société suscite parfois chez ceux qu’elle «

prend en charge ». Clôturons-là cette parenthèse et revenons

à Comte.

Identité foncière des normes de la vie, celles-ci

œuvrant dans la santé comme dans la maladie : telle est le

socle épistémologique sur lequel Comte faire reposer toute

prétention à étudier la biologie sous un angle positif. Une

telle approche, placée sous les auspices de la mesure et de la

quantification, n'est pas étrangère pour Canguilhem aux

prétentions qui étaient celles de Comte à réformer

radicalement les méthodes scientifiques et à fonder par cette

réforme un authentique système, l’ensemble des disciplines

intéressées à cette réforme se laissant subsumer sous le

pyramidion de la sociologie.

Il n’y a donc rien de surprenant à ce que nous

retrouvions réinvesties en biologie les notions transversales

de « structure », de « milieu » et de « fonction ». Trois entités

qui constituent pour Comte la pierre angulaire de la

physiologie, et dont une physiologie parvenue à maturité – à

l’état positif – a vocation de dégager les effets respectifs et les

interactions. Tout phénomène physiologique, toute

manifestation pathologique quelconque peut être en droit

analysée comme traduisant une certaine combinaison

quantitative de ces trois variables. De la maladie chez

Hippocrate conçue comme hybris des humeurs,

dysharmonie interne à l’organisme, succède une conception

de la pathologie comme résultant d’une coordination

Page 53: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

53

instable et délétère de trois facteurs déterminants. La

maladie exprime toujours une « révolte » du corps contre lui-

même, son ordre ou son environnement. Restaurer l’ordre

suppose toutefois de l’avoir mis à jour en deçà de sa torsion

par la pathologie. Valorisant spontanément le

fonctionnement « normal » des organismes au détriment de

leur dysfonctionnement « pathologique », Comte définit

ainsi pour la médecine un programme de recherche attaché à

la description de l’état sain : connaître l’ordre et l’appliquer

(– sommes-nous si éloignés de la contemplatio

chrétienne/stoïcienne ?). Ce programme de recherche hérite

d’un postulat que Canguilhem regarde comme un lieu

commun de la médecine moderne, tant il s’est induré dans la

philosophie des sciences. Ce postulat consiste en

l’extrapolation du principe de Broussais, en sa généralisation

aux autres disciplines. Et c’est encore à Comte que

Canguilhem attribue d’avoir promu ce postulat : « L'état

pathologique, affirme Comte, ne diffère point radicalement

de l'état physiologique, à l'égard duquel il ne saurait

constituer, sous un aspect quelconque, qu'un simple

prolongement plus ou moins étendu des limites de variations

soit supérieures soit inférieures propres à chaque phénomène

de l'organisme normal, sans pouvoir jamais produire de

phénomènes vraiment nouveaux, qui n'auraient point, à un

certain degré, leurs analogues purement physiologiques »29.

29 A. Comte, op. cit., p. 334.

Page 54: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

54

Auguste Comte aurait ainsi « élev[é] la conception

nosologique de Broussais au rang d'axiome général »30. En

reprenant à son usage la conjecture selon laquelle les

phénomènes pathologiques s’avèrent essentiellement, au-

delà des apparences, ne consister qu’en « l'excès ou le défaut

de l'excitation des divers tissus au-dessus et au-dessous du

degré qui constitue l'état normal »31, il aurait conféré une

envergure universelle au principe de l’identité foncière de

ces phénomènes. Tout phénomène pathologique peut

désormais, en vertu de cet élargissement, se voir interpréter

comme une région périphérique de la normalité. Une marge.

Il se figure comme le pourtour d’un cercle dont le normal

serait le foyer central, la gravité d’une maladie se mesurant

alors à la distance qui sépare la circonférence de ce foyer

central. L’état de santé, identifié à l’ordre, est un point fixe

de référence. Un pendule de Foucault. Il se conçoit pour lui à

la manière dont Aristote avisé la vertu, juste milieu entre

l’excès et le défaut des déviances homogènes.

Une telle approche de la biologie rend compte de la

progressivité, du glissement insidieux et donc en dernier

ressort du continuum physiologique qui s’établit entre les

prétendus registres de la santé et de la maladie ; elle rend

raison, insiste Comte, de « l'invasion successive d'une

maladie, [du] passage lent et graduel d'un état presque

entièrement normal à un état pathologique pleinement

30 G. Canguilhem, op. cit., p. 19. 31 G. Canguilhem, op. cit., p. 18-19.

Page 55: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

55

caractérisé »32. Il en résulte que « l’état pathologique ne

diffère point radicalement de l'état physiologique, à l'égard

duquel il ne saurait constituer, sous un aspect quelconque,

qu'un simple prolongement plus ou moins étendu des limites

de variation, soit supérieures, soit inférieures, propres à

chaque phénomène de l'organisme normal, sans pouvoir

jamais produire de phénomènes vraiment nouveaux, qui

n'auraient point, à un certain degré, leurs analogues

purement physiologiques »33. En conséquence de quoi il ne

saurait y avoir de « saut qualitatif » qui distinguerait le

normal du pathologique. Pas de « dérogation » aux lois qui

régissent le vivant ; nulle atteinte à son « ordre », seule

concevable, persévérant, même « altéré », dans la pathologie.

Donc pas de différence entre ce que Canguilhem nommera

l’« allure » propre à l’état de santé et à celle propre à maladie.

Auguste Comte ne manque pas de rendre au chirurgien

son « précurseur » – Broussais – le mérite d’avoir pensé, lui le

premier, ce postulat de la continuité. D’en appeler à

Broussais dont la profession de foi se trouvait composer

idéalement avec sa propre conception de l’identité réelle du

phénomène physiologique et de son dérivé pathologique ;

avec son idée directrice tenant à l’inscription de la maladie

dans le prolongement de l’état normal, troublé sur le seul

mode du déficit ou de l’excès. Ce « continuisme » théorique

traverse la polygraphie de Comte, qui ne laisse pas d’en

32 A. Comte, op. cit., p. 643. 33 A. Comte, op. cit., p. 696.

Page 56: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

56

dériver les pendants historiques, épistémologiques, sociaux et

politiques. Une extension indue que Canguilhem reçoit

comme un détournement. Nous y viendrons. Notons ceci,

pour ce qui nous concerne, que le pragmatisme comtien n’est

pas sans associer à l’irruption de la maladie une valeur «

utilitaire ». Une valeur heuristique. Les phénomènes

pathologiques fonctionnent dans cette économie de pensée à

titre d’ « expérimentation » : si de fait l’anormal est

exagération ou atrophie de la norme – la norme, écrit le

philosophe, comme un disciple de Platon aurait écrit le Beau

–, étant donné que la maladie fait automatiquement varier

les paramètres physiologiques du corps, alors la maladie

devient une voie possible de connaissance de ce dont elle

s’écarte. Une voie de connaissance en vue de la prédiction, et

donc de la prescription : « science, d’où prévoyance ;

prévoyance, d’où action ». Mais est-ce bien le malade que

Comte entend soigner, ou bien la société, ou bien l’ordre

moral, lorsqu’il projette de découvrir par la pathologie les

paramètres ultimes et invariants de la normalité ?

Question qui risquerait de nous faire dériver trop loin

de notre problématique. Poursuivons l’analyse que fait

l’auteur de la contribution comtienne à la médecine

moderne. Il semblerait effectivement que l’imprudence

théorique du philosophe positiviste ne s’arrête pas à ce

présupposé de l’identité des phénomènes normaux et de

leurs homologues pathologiques, du progressisme universel

ou de l’unicité de la norme. Au moins aussi rédhibitoire est,

de l’avis de Canguilhem, l’absence chez Comte d’un socle ou

Page 57: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

57

d’un « critère » de discrimination explicitement posé ;

critères propres à faire le départ entre le normal et le

pathologique34. Maintenons provisoirement le principe de

Broussais appliqué à la maladie. Posons, pour les besoins de

la démonstration, qu’il y ait continuité. Où placer le curseur

? Quand le médecin doit-il considérer qu’un phénomène

physiologique a basculé dans le registre de la pathologie ?

Quand la lumière a-t-elle cédé à l’ombre ? Si tout est nuance

et transition, à quel moment faut-il intervenir ? Comment

marquer le seuil critique ? Précisément, quel « signe » serait à

même de témoigner du franchissement de ce seuil ; en est-il

un seulement ? Rien n’est moins sûr. « Normal », «

pathologique », ne sont plus référés à rien, rien de vécu ni

d’ostensible. Ils apparaissent semblables aux « idées

générales abstraites » que Berkeley – visant les éléments de

Locke – n’hésitait pas à qualifier de « flatus voci »35. Le

manque d’enracinement de la biologie de Comte entretient

le médecin dans un oubli de l’expérience vécue de la maladie

et ne lui permet pas de se faire une réelle idée de ce que

peut-être une existence « investie » par la maladie. Aussi, «

faute de pouvoir référer ces propositions générales à des

exemples, on ignore à quel point de vue Comte se place pour

affirmer que le phénomène pathologique a toujours son

analogue dans un phénomène physiologique, qu'il ne

34 Cf. G. Canguilhem, op. cit., p. 22. 35 G. Berkeley, Principes de la connaissance humaine (1710),

Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998.

Page 58: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

58

constitue rien de radicalement nouveau »36. Pour « positive »

qu’elle soit, la biologie de Comte manque de déterminer tant

l’extension que la compréhension (ou intension) de ses

concepts. En sorte que la normalité, à défaut de se

déterminer en référence à une appréciation technique par le

médecin ou subjective – phénoménologique – par le malade,

cesse de valoir en qualité de notion scientifique opératoire

pour témoigner d’abord des préjugés qu’elle véhicule.

Parmi ces préjugés, figure encore celui de

l’ « harmonie », sollicitée par Comte pour évaluer la qualité

d’une œuvre. Cette harmonie caractérise le rapport établi

entre le tout et ses parties, qu’il s’agisse d’organisme, de

composition ou d’organisation ; qu’il s’agisse de physiologie,

d’art ou de politique. Le continuisme épistémologique et

l’abstraction que Canguilhem reproche à Comte le cèdent à

un troisième grief, plus subtil que les précédents. Si

l’intention de Comte était d’évacuer de son approche de la

médecine toute interprétation qualitative des phénomènes

relevant du normal et du pathologique, c’est néanmoins à un

jugement de nature éminemment qualitative qu’il a recours

pour caractériser ces deux états. Tant et si bien que «

finalement éclairé par ce concept d'harmonie, le concept de

normal ou de physiologique est ramené à un concept

qualitatif et polyvalent, esthétique et moral plus encore que

scientifique »37. Il n’en va pas différemment des concepts

36 G. Canguilhem, op. cit., p. 21. 37 G. Canguilhem, op. cit., p. 23.

Page 59: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

59

d’ « excès » et de « défaut » mobilisé par Comte pour

caractériser le fait pathologique : « On remarquera le vague

des notions d’excès et de défaut, leur caractère qualitatif et

normatif implicite, à peine dissimulé sous leur prétention

métrique. C’est par rapport à une mesure jugée valable et

souhaitable – et donc par rapport à une norme – qu’il y a

excès ou défaut […] Cet état normal ou physiologique ce

n’est plus seulement une disposition décelable et explicable

comme un fait, c’est la manifestation d’un attachement à

quelque valeur »38.

La relative extériorisation technique que permettait le

principe de Broussais, ramenant santé et maladie sous une

même norme – ou ordre – analysable en termes de variations

quantitatives, se voit dès lors anéantie par le constat de

l’impossibilité logique de penser les bouleversements de cet

ordre sans suggérer des intervalles qualitatifs, d’essences,

d’intensités, des écarts de nature entre ces deux registres. Et

moins encore, dans le cas spécifique de Comte, de penser

santé et maladie, ordre normal et altéré sans recourir à des

concepts importés d’autres disciplines, ayant davantage trait

au « jugement de goût » qu’au « jugement rationnel ». Le

quantitatif est l’avers du qualitatif, et ne s’en défait pas

davantage que la forme de la matière.

38 « Auguste Comte et le "principe de Broussais" » dans G.

Canguilhem, op. cit., p. 24-25.

Page 60: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

60

b. Conception de Claude Bernard

Auguste Comte ne saurait porter à lui tout seul

l’ensemble du fardeau génétique de la médecine moderne.

Celle-ci est légataire d’un patrimoine qui doit encore

beaucoup à Claude Bernard. Le meilleur et le pire. Lors,

Canguilhem sait gré à Claude Bernard d’avoir su dépasser

l’écluse de l’abstraction, du rhapsodisme épistémologique ou

du manque de rigueur qu’il reprochait à Comte. L’auteur de

l’Introduction à l’étude de la médecine expérimentale ne

pouvait guère tomber sous le coup des mêmes reproches que

son prédécesseur. Le porte-étendard de la « méthode

expérimentale » eut au moins ce mérite incontestable

d’apporter « à l'appui de son principe général de pathologie,

des arguments contrôlables, des protocoles d'expérience et

surtout des méthodes de quantification des concepts

physiologiques »39. « [Le] geste décisif [de Claude Bernard],

note Grégoire Chamayou dans son essai sur Les corps vils, consiste à ne plus opposer physiologie et expérimentation

mais, au contraire, à constituer une physiologie

expérimentale sur laquelle pourront se fonder des essais

thérapeutiques »40. Telle se donne en effet la profession de foi

du médecin expérimentateur, rompant d’avec l’approche

traditionnelle de la médecine hippocratique et empirique :

39 G. Canguilhem, op. cit., p. 39. 40 G. Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIème et XIXème siècles, Paris, La

Découverte, 2008, p. 266-268.

Page 61: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

61

Le médecin expérimentateur, tout en étant le

premier à admettre et à comprendre l’importance

scientifique et pratique des notions précédentes sans

lesquelles la médecine ne saurait exister, ne croira pas

que la médecine, comme science, doive s’arrêter à

l’observation et à la connaissance empirique des

phénomènes, ni se satisfaire de systèmes plus ou

moins vagues. De sorte que le médecin hippocratique,

l’empirique et le médecin expérimentateur ne se

distingueront aucunement par la nature de leurs

connaissances ; ils se distingueront seulement par le

point de vue de leur esprit, qui les portera à pousser

plus ou moins loin le problème médical. La puissance

médicatrice de la nature invoquée par l’hippocratiste

et la force thérapeutique ou autre imaginée par

l’empirique paraîtront de simples hypothèses au

médecin expérimentateur. Pour lui, il faut pénétrer à

l’aide de l’expérimentation dans les phénomènes

intimes de la machine vivante et en déterminer le

mécanisme à l’état normal et à l’état pathologique. Il

faut rechercher les causes prochaines des phénomènes

morbides aussi bien que les causes prochaines des

phénomènes normaux qui toutes doivent se trouver

dans des conditions organiques déterminées et en

rapport avec des propriétés de liquides ou de tissus

[…]. Il ne suffira pas au médecin expérimentateur

comme au médecin empirique de savoir que le

quinquina guérit la fièvre ; mais ce qui lui importe

Page 62: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

62

surtout, c’est de savoir ce que c’est que la fièvre et de

se rendre compte du mécanisme par lequel le

quinquina la guérit41.

Normaux ou délétères, les phénomènes font désormais

l’objet de mesures dûment étalonnées. Le sain et le malade

voient enfin leur contenu déterminé expérimentalement42.

Mais il s’en faut de beaucoup pour que cet amendement –

assurément notable – qu’apporte à la médecine la méthode

expérimentale, tant sur le plan pratique (l’expérimentation),

que théorique (le déterminisme), ne suffise à détisser les

liens étroits qui réunissent les conceptions de Bernard et de

Comte au sujet de l’affirmation de la continuité graduelle,

donc de l’identité réelle, aux variantes quantitatives près, des

phénomènes vitaux normaux et de ceux présentés comme

pathologiques. Nous retrouvons ici encore le postulat de la

continuité, repris et restitué dans l’horizon d’une nouvelle

théorie de la médecine.

Le principe de Broussais est ainsi reconduit – quoique

revisité – par Claude Bernard, lequel, lui également, prétend

de la maladie qu’elle « n'est qu'une exagération de la faculté

physiologique [ou] d'autres fois, […] une diminution de la

41 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Paris, Flammarion, p. 291-292. 42 G. Canguilhem, op. cit., p. 40.

Page 63: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

63

faculté physiologique »43. Il en découle que « ces idées de

lutte entre deux agents opposés, d'antagonisme entre la vie et

la mort, la santé et la maladie, la nature brute et la nature

animée ont fait leur temps »44 ; et qu’ayant épuisé toutes les

définitions qualitatives possibles de la maladie, les temps

sont mûrs pour nous résoudre à « reconnaître partout la

continuité des phénomènes, leur gradation insensible et leur

harmonie »45. En conséquence de quoi les phénomènes

pathologiques ne seraient pas autre chose, une fois pour

toutes, que des modifications morbides des phénomènes

physiologiques normaux.

De la même manière que l’approche moniste et

normative par Comte des notions de normal et de

pathologique avait été considérée par Canguilhem dans son

contexte épistémologique, l’auteur fait remarquer que

Claude Bernard conçoit la vie et son étude (littéralement, la

biologie) comme résultant de processus physico-chimiques

qui doivent être étudiés en relation les uns avec les autres, et

replacés dans le contexte du « milieu intérieur »

complémentaire du « milieu environnant ». Tout être doué

de vie, explique l’auteur, souscrit effectivement à ce qui

43 C. Bernard, Principe de médecine expérimentale (1858-

1877), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, 2008, p. 282. 44 C. Bernard, Leçons sur la chaleur animale, sur les effets de la chaleur, et sur la fièvre (1876), Paris, Baillière, Nabu Press,

2010, p. 394. 45 C. Bernard, ibid.

Page 64: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

64

apparaît être une double condition d’existence. Les

organismes sont en effet aux prises avec d’une part,

l’environnement qui les accueille, à savoir leur biotope et,

d’autre part, leur corps, constituant également une forme de

milieu à part entière – le « milieu intérieur ». De telle

manière que « les conditions de la vie ne sont ni dans

l’organisme ni dans le milieu extérieur, mais dans les deux à

la fois »46. L’état de santé requiert une relative stabilité du

milieu intérieur et donc la bonne composition des processus

biologiques impliqués dans le maintien de cet équilibre. Que

celui-ci vienne à se rompre – soit par altération de ses

éléments constitutifs, soit en raison d’une variation de

l’environnement ou d’une atteinte physique/physiologique –,

et l’on assiste au glissement subreptice de la normalité vers la

pathologie.

Même indépendamment de cette opposition frontale à

l’idée d’une altérité de la maladie, il revient à Bernard

d’avoir poussé à son ultime frontière le geste de La Mettrie,

en promouvant la réduction des normes biologiques aux lois

déterministes de la physique chimie : « Le cerveau peut être

considéré comme une glande »47. Ce n’est donc pas trop

46 C. Bernard, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Flammarion, 1984, p. 163. 47 C. Bernard, Cahier de notes (1850-1860), Paris, Gallimard,

Blanche, 1965, p. 193. À mettre en vis-à-vis avec la formule

délibérément provocatrice de Pierre Cabanis (1757-1808) : «

Le cerveau sécrète la pensée comme le foie sécrète la bile »,

Page 65: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

65

s’avancer que de présumer que Claude Bernard ne tenait pas

le vitalisme en haute estime. L’« élan vital », insaisissable,

problématique, n’aurait nulle part sa place en biologie ; pas

plus que « le savant n'a [vocation] à introduire Dieu ou l'âme

dans sa science »48. Il ne se contente pas de lui être

superfétatoire, sans intérêt explicatif : il biaise l’observation,

égare sur des fausses pistes en dissuadant de rechercher les

processus physiologiques latents, les gestations

imperceptibles qui préparent en amont les phénomènes

visibles de l’organisme. La vie s’explique, elle n’est pas

spontanée, « miraculeuse » : « Rien ne se manifeste

immédiatement, il y a toujours un travail préparatoire

souterrain dont on ne s'aperçoit pas ; c'est le vrai travail.

Dans la vie, ce travail souterrain, c'est la vie elle-même ; la

manifestation phénoménale est la mort »49. Exit le vitalisme ;

exit donc Canguilhem. Le divorce était acté d’avance.

Précisons-en plus doctement les clauses.

Bernard considère la physiologie comme la science de

la vie de même que la médecine serait la science des

maladies, la pratique de celle-ci devant naturellement faire

fond sur les données de celle-là. Par suite, les données

qui inspira le monisme matérialiste de l'Homme-machine (1748) de la Mettrie. Rendre à César ce qui lui appartient. 48 C. Bernard, Manuscrits, Paris, Collège de France, Fonds

Claude Bernard, chap. VIII, p. Ms. 22a, f. 6. 49 C. Bernard, Principe de médecine expérimentale (1858-

1877), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, 2008, p. p. 270.

Page 66: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

66

observationnelles de la physiologie sont du même type que

celles qui se rencontrent dans la pathologie. Elles

ressortissent à un même spectre de phénomènes, ne différant

les unes des autres que par leur localisation plus ou moins

excentrée vis-à-vis de la moyenne biologique. Une telle

moyenne constituerait le point de référence de ce spectre

dont la périphérie recouvrirait les différents degrés de l’état

pathologique. État pathologique pouvant dès lors être

redéfini comme modifications quantitatives, donc

quantifiables éventuellement, de l’état de santé. Bernard

érige dès lors une normalité physiologique en idéal

thérapeutique qui doit guider la pratique médicale. La

science physiologique prévaut, prime sur les phénomènes

pathologiques. Elle les explique par cela que c’est à son aune

que ces phénomènes peuvent être mesurés. C’est en cela,

observe Canguilhem, que « la méthode de Claude Bernard se

porte du normal vers le pathologique »50, lorsqu’il se pourrait

bien que ce soit à l’inverse – et nous verrons en quoi – l’écart

qui fonde la norme, soit le pathologique qui éclaire les

valeurs affirmées par la vie. Toujours est-il qu’en vertu de ce

principe, il n’est d’effets pathologiques ou de recours

thérapeutiques qui ne se puisse penser en termes de

modifications ponctuelles des phénomènes physiologiques

normaux.

Mais il y a loin encore à ce que cette conception de la

continuité des phénomènes physiologiques relevant de la

50 G. Canguilhem, op. cit., p. 19.

Page 67: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

67

pathologie et de la normalité, déjà présente chez Comte et

chez Broussais, soit la seule position de Claude Bernard que

Canguilhem tienne pour illégitime, sinon nuisible à la

médecine. En dérivant ainsi l’état pathologique de l’état

normal ; en reportant dans le domaine de la biologie

certaines des idées directrices de la physique, dont le

déterminisme ; en sacrifiant, enfin, à une approche

tendanciellement physicaliste et/ou réductionniste, Bernard

s’expose au risque de négliger et, en dernier ressort, ou bien

de rendre inintelligible le concept de « comportement global

», ou bien de fractionner ce comportement en autant de

segments que d’organes considérés. Ce qui reviendrait, dans

un cas comme dans l’autre, à méconnaître la spécificité de la

réponse physiologique et psychologique que le malade donne

à sa maladie. La maladie s’annule en tant qu’effort accompli

par une individualité biologique et un psychisme inscrit dans

une histoire, effort pour s’établir dans une nouvelle

normativité, un nouveau mode de vie, pour ne plus être

appréhendée qu’en qualité de réponse locale apportée à une

perturbation du milieu intérieur ou extérieur. Les « allures

de la vie » manifestées par le malade sont éludées au profit de

la projection d’un schème technique sur l’organisme, cette

projection aboutissant à une « discrétisation » en différents

objets de spécialisation (les différents « services » des

hôpitaux : pneumologie, cardiologie, urologie, etc.) de ce qui

ne peut être appréhendé qu’en sa totalité.

Une distinction pourrait ici intervenir, quant aux

reproches que Canguilhem adresse à la médecine post-

Page 68: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

68

cartésienne, entre cette conception spécifiquement

occidentale du soin et les approches alternatives qui se

pratiquent de par le monde. Il est de remarquer que si la

médecine moderne européenne dont l’auteur stigmatise

l’approche « anatomiste » (du bas latin anatomia, « dissection

», issu du grec ana-temnō, « couper en remontant ») œuvre

tendanciellement dans le quantitatif, dans la séparation, dans

la staticité, la fixité, la parcellisation, la discrétisation de l’«

étendue », il n’en va pas de même de la médecine orientale

traditionnelle, privilégiant une approche davantage globale

et continuiste. Médecine se prévalant d’un geste

thérapeutique alternatif à celui consistant en une réponse

localisée apportée à une maladie, et qui prétend – aux

antipodes du mécanisme physicaliste – agir sur la circulation

des flux, du souffle, de l’énergie, œuvrer dans l’ordre de

l’intensif et de la communication entre les éléments.

Médecine qui par ailleurs, non plus qu’elle ne « découpe » les

corps, relativise un autre schisme prononcé par le

cartésianisme entre l’esprit et son vaisseau : les deux «

substances » reliées de manière contingente à la faveur d’une

mystérieuse « troisième notion commune ». Savoir si cette

option, peut-être plus en harmonie avec l’image que

Canguilhem se ferait d’une médecine d’obédience vitaliste,

ne se pratiquerait pas au détriment de l’efficacité du soin est

une question trop épineuse pour être ici considérée51. Au

lecteur d’en juger.

51 « Épineuse » également sera dite, entre autres exemples,

l’acupuncture, laquelle ne relève guère plus que la

Page 69: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

69

« gélothérapie » (thérapie par le rire) ou l’ « urinothérapie »

(…) du « canon ancestral » de la médecine traditionnelle

chinoise. Demeurée marginale depuis sa création, celle-ci ne

doit d’avoir « percé » dans l’Empire du Milieu (ergo plus tard

en Occident) qu’aux contraintes budgétaires qui avaient

amené le maoïsme à réduire drastiquement les dépenses de

santé. Moins de préparations, moins de préparateurs, moins

de formations pour plus d’économies. Le cas de

l’acupuncture est en ce sens tout particulièrement révélateur

de la sécularisation des mythes, les promesses de la religion

(corps glorieux, immortalité, immaculée conception, etc.) ne

désertant celle-ci que pour mieux arraisonner la science. Il

offre en premier lieu l’exemple d’une propagande parvenue à

ses fins, l’exemple de la suggestion par une instance politique

d’une croyance médicale dépassant largement les seules

frontières de son foyer d’origine. L’acupuncture est reconnue

en France en tant que « médecine douce » depuis 1950, et

remboursée à raison de 70 % de la consultation par la

sécurité sociale. Aucune méta-étude parue jusqu’à ce jour n’a

été en mesure de mettre en évidence un quelconque bénéfice

au-delà de ceux enregistrés par l’effet placebo. Intéressant, le

cas de l’acupuncture l’est également en ce qu’il se donne

comme une illustration de la fabrication post-hoc d’une «

tradition » qui d’historique, n’a que la prétention. Titre

usurpé qui qui lui vaudrait sans mal de soutenir la

comparaison avec la corrida sous sa forme franquiste, les

momies d’animaux des anciens Égyptiens ou la ceinture de

chasteté des dames du Moyen Âge, le droit de cuissage, etc.

Page 70: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

70

Peut-être plus intéressante serait, pour ce qui nous

concerne, la question de savoir à quelle nécessité pouvait

répondre cette volonté de réification, de discrétisation, de

mise à distance du corps par la médecine occidentale

moderne. Mise à distance que prolonge par ailleurs la

découverte par sérindipité du stéthoscope par le médecin

français René Laennec (1781-1826)52. Nombreuses sont les

raisons qui peuvent en rendre compte, et toutes pourraient

Une preuve que la médecine n’est jamais à l’abri des

manipulations et des détournements que le pouvoir tente

d’exercer sur elle. 52 Cf. I. Grellet, C. Kruse, Histoires de la tuberculose : Les fièvres de l'âme. 1800-1940, Paris, Ramsay, 983, p. 23. La

légende établit que pudibond lui-même, mais avant tout

soucieux de ne froisser la dignité de l’une de ses patientes de

forte corpulence qui répugnait à ôter ses vêtements, Laennec

aurait conçu d’interposer entre le sein d’icelle et son oreille

une liasse de papiers enroulés en forme de cornet acoustique,

lui évitant d’avoir à subir/infliger un contact direct, jugé trop

intrusif ou fort désagréable. La méthode réussit au-delà de

ses espérances. Elle allait poser les fondements de l'«

auscultation médiate », une rupture pour la discipline dont le

médecin ferait paraître une première théorisation deux ans

plus tard. Cf. R.-T.-H. Laennec, Traité de l'auscultation médiate et des maladies des poumons et du cœur (1819),

Bruxelles, Librairie médicale et scientifique, 1828.

Page 71: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

71

avoir part à la vérité. Les grandes révolutions intellectuelles

surgissent toujours à la croisée d’une pluralité de facteurs.

Une thèse souvent mise en avant consisterait à faire

valoir l’exigence préalable à l’incision d’un corps de sa

désacralisation. Le geste cartésien aboutissant à séparer le

corps de l’âme, puis à réduire le corps à la matière et la

matière à l’étendue, soumise en tant que telle aux lois de la

mécanique classique, aurait permis de faire un sort aux

garde-fous moral et religieux qui faisaient encore pièce au

progrès scientifique. Une barrière tombe et une autre s’érige.

Il n’est pas sûr, cela étant, que l’hypothèse soit aussi

consistante qu’elle ne le laisse à croire. Les dissections, même

limitées en nombre, avait cours bien avant Descartes. André

Vésale (1514-1564) et son contemporain Ambroise Paré

(1510-1590), parmi les plus célèbres chirurgiens du XVIème

siècle, avaient légué nombre d’études qui témoignaient d’une

pratique revivifiée dans les dernières lueurs de la

Renaissance. Guillaume Rondelet (1507-1566), sévère préfet

de l’école de médecine de Montpellier (il en fit expulser

Nostradamus) fit pour sa part peu de manière à disséquer sa

femme, deux de ses enfants ainsi qu’un certain nombre de

ses proches. Des motifs plus profonds semblent devoir être

invoqués. Il se pourrait, ce qui n’est là qu’une suggestion, que

la médecine se soit acquis une sensibilité accrue au contact

de l’humanisme. Si l’humanisme consiste à réhabiliter

l’individu au centre des préoccupations (une pensée pour

Montaigne) tout en valorisant la sensibilité à la faveur de

l’enseignement des humanitas (une pensée pour Pétrarque),

Page 72: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

72

plus rien alors ne s’oppose à l’idée que la souffrance ait été

reconnue et partagée longtemps avant que René Leriche n’en

dénonce le scandale. Faute d’être à même de l’atténuer ;

faute de pouvoir « désensibiliser » le patient, la profession se

serait alors elle-même « insensibilisé » en se réfugiant dans la

mathématique objectivante et le modèle du corps-machine.

Et la voilà qui désormais diagramme, mesure, chiffre,

étalonne à la manière de l’ingénieur, autre produit de la

Renaissance (ne parle-t-on pas déjà de « génie génétique » ?).

Le développement conjoint de la précision instrumentale

dans le domaine de l’anatomie et de l’astronomie aurait par

suite achevé de consacrer cette considération distante et

segmentante de la maladie. Peut-être est-ce à ce prix que la

médecine à su posait un éteignoir sur sa propre violence. Se

libérer d’une empathie nuisible au critère d’efficacité qui

avait supplanté celui de reproduction (l’idéal de

contemplation). Qui veut la fin s’aveugle sur les moyens.

Quoi qu’il en soit des ressorts affectifs de cette

discrétisation du corps, la raison essentielle de la fin de non-

recevoir que Canguilhem oppose à Claude Bernard réside en

ce que tout comportement inscrit sous le régime de la

pathologie affecte l’intégralité de l’organisme. Cette dernière

investit non pas seulement le corps, mais encore le

psychisme. Les états affectifs sont des états du corps. La

maladie a barre tant sur le somatique que le psychologique.

La maladie ne peut plus, à cet égard, s’interpréter comme

une déviation locale consécutive au dévoiement quantitatif

Page 73: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

73

des règles du physiologique normal : elle « réécrit » l’individu

malade ainsi qu’un palimpseste, recto-verso, intus et in cute.

La réflexion de Canguilhem s’honore de ne pas se

contenter de critiquer des positions du point de vue de

Sirius. Elle tente plus fondamentalement de remonter aux

causes humaines de ces prises de position. Aussi l’auteur fait-

il un pas de plus, un pas de côté, en s’efforçant de

reconstituer les motifs idéologiques, teintés d’affects, qui

auraient pu déterminer Auguste Comte et Claude Bernard à

reprendre à leur compte le principe de Broussais. Ces

« intérêts de connaissance », pour employer une expression

popularisée par Jurgen Habermas53, ont amené le premier à

reconsidérer les phénomènes pathologiques comme une «

expérimentation », une opportunité de parfaire notre

intelligence des phénomènes normaux. Ceci en vue de tirer

les conséquences de ces résultats dans une optique plus vaste

que la thérapeutique, une perspective sociologique englobant

toutes les autres sciences (pour peu que la sociologie puisse

être effectivement considérée comme telle). Il y a bien en

toile de fond une forme de réductionnisme à l’œuvre, étant

ceci que des lois se rapportant aux éléments peuvent servir

de modèle à la régulation d’un tout agrégatif constitué de ces

éléments. Le corps biologique fonctionne comme paradigme

du corps social. Tout autre est la visée de Claude Bernard,

53 Cf. J. Habermas, chap. « Connaissance et intérêt », dans La technique et la science comme idéologie (1963), trad. J.-R.

Ladmiral, Paris, Gallimard, 1973.

Page 74: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

74

s’intéressant d’abord à la pathologie dans la perspective de

soigner les corps malades – les corps plutôt que les individus.

Comte conçoit dans la maladie, en tant que distorsion des

normes de l’État sain, une occasion de dégager par

conjecture les lois de la normalité ; Bernard y voit une

fenêtre d’accès aux arcanes du vivant, mais avec pour dessein

la rectification de la déviance pathologique, la résorption de

l’écart normatif en quoi consiste la maladie. C’est ainsi que

Bernard réconcilie sous la tutelle de la « méthode

expérimentale » les pôles pratique et théorique de la

médecine. Soit plus exactement, les dimensions concrètes et

spéculatives de la biologie que Comte distinguait malgré lui.

Pratique et théorie, même solidaires, ne sauraient pour

autant suffire à réhabiliter l’individu malade en tant que

singulier, valoriser son expérience ni son histoire aux yeux

des praticiens. Bien d’autres déplacements sont pour cela

nécessaire. D’autres conciliations restent à frayer, dont ni

Auguste Comte ni Claude Bernard ne sauraient être les

initiateurs.

Quelles qu’aient étés, en dernier ressort, les

divergences réelles ou supposées qui séparaient les positions,

les intérêts et les approches respectives de Comte et de

Bernard, les deux auteurs ne se retrouvent pas moins en

possession d’une même doctrine physiologique affirmant la

continuité du normal et du pathologique. Une telle

continuité a pour effet de rendre envisageable une

détermination du phénomène pathologique par rapport au

normal, en qualité de d’écartement, et donc de ressaisir la

Page 75: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

75

guérison comme une rectification de cet écartement au

bénéfice du fonctionnement normal – un retour à la norme.

Le corps malade serait un corps subverti. Le retour à l’ordre

nominal serait, au sens politique, une « restauration », une

ré-instauration du statu quo ante. Est ainsi affirmé le

caractère réversible du phénomène pathologique ; au-delà

même du phénomène pathologique, le caractère réversible

de la vie organique. Mais il y a plus pour Canguilhem. Ce

que manifeste cette nostalgie de l’innocence du corps – du

corps littéralement re-né –, c’est une dimension axiologique,

sinon ouvertement manichéenne du discours médical, allant

de pair avec « un idéal de perfection »54. Un catéchisme

médical aux allures normatives, coercitives : le « déviant »

pathologique doit être « corrigé » par la médecine afin de «

rentrer dans le droit chemin ». Comme s’il était un « corps

glorieux », un « état de sainteté » s’assimilant dans les

imaginaires à l’« état de santé » qu’il s’agirait de retrouver, de

préserver ad vitam aeternam – et peut-être au-delà. Retour

aux origines qui se présente tantôt sous les auspices d’une

lutte intemporelle du Bien contre le(a) Mal(adie), tantôt et à

l’inverse, comme un refuge de « la conviction d'optimisme

rationaliste [selon laquelle] il n'y a pas de réalité du mal »55.

C’est en quoi la médecine, note Canguilhem citant Henry

Ernest Sigerist (1891–1957), « apparaît des plus étroitement

liée à l'ensemble de la culture, toutes transformations dans

les conceptions médicales étant conditionnées par des

54 G. Canguilhem, op. cit., p. 25. 55 G. Canguilhem, ibid.

Page 76: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

76

transformations dans les idées de l'époque »56.

Transformation, en l’occurrence, des idées philosophico-

religieuses (manichéisme gnostique repris par l’arianisme,

catharisme, etc. ; eudémonisme platonicien repris par

Augustin) sous le coup du positivisme, qui n’a rien fait que

les laïciser.

Peut-être l’essentiel est-il encore à dire. Et l’essentiel

consiste en ce que le « tout-quantitatif » ne supprime pas le

qualitatif. Même indépendamment de la surrection des

concepts parasites qui viendraient se greffer de manière

insidieuse à sa profession de foi, tels celui d’« harmonie »

chez Comte. Le quantitatif contient intrinsèquement le

qualitatif. Il le contient dès lors qu’il s’y réfère. Le quantitatif

est un concept différentiel qui paradoxalement, réhabilite ce

dont il se différencie. Qui « thématise » en ex-posant ce à

quoi il s’oppose, de la même manière que la maladie «

thématise » la santé en se manifestant. De la même manière

que la transgression renforce la valeur du tabou dans le

registre de la sacralité. Un processus paradoxal que résumait

Hegel en démontrant que : « la quantité c'est la qualité niée,

non la qualité supprimée. »57. La quantité est la qualité niée.

56 H. E. Sigerist, History of Medicine, Londres, MD

Publications, 1960, [107, 42] ; cité par G. Canguilhem, op. cit., p. 61. 57 G.W.F. Hegel, La Science de la logique (Wissenschaft der Logik), tome. I : « Doctrine de l'Être » (1812), trad. et comm.

G. Jarczyk, P.-J. Labarrière, Paris, Editions Kimé, Logique

Page 77: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

77

Réciproquement, la qualité est la quantité niée. On ne peut,

en conséquence, penser la qualité sans supposer la quantité,

ni donc la quantité sans supposer la quantité. Il en ressort

qu’au prisme de la logique, il s’avère « parfaitement

illégitime de soutenir que l'état pathologique [soit],

réellement et simplement, la variation en plus ou en moins

de l'état physiologique »58. L’herméneutique des corpus

médicaux entérine a posteriori ce que la logique affirme. Une

réévaluation un tant soit peu critique et rigoureuse de

l’appareil épistémologique (concepts, postulats, définitions,

thèses, hypothèses, etc.) corrélatif au continuisme

physiopathologique aboutit au constat de l’échec historique

de toutes les tentatives de dérivation du phénomène

pathologique à partir du normal. La qualité « niée », sortie

par la grande porte, rentre par la fenêtre.

c. Conception de George Canguilhem

Mieux vaut donc assumer que refouler l’immanence du

qualitatif. L’auteur en fait le fer de lance d’une nouvelle

conception de la médecine rompant radicalement d’avec

celle de ses précurseurs. Il s’appuie à cette fin sur les travaux

de chirurgie légués par le physiologiste français René Leriche

(1879-1955), dont il saura aussi se distancer autant que

hegelienne, 2007, p. 183 ; cité par G. Canguilhem, op. cit., p.

66. 58 G. Canguilhem, ibid.

Page 78: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

78

nécessaire. L’état de santé, tout en manifestant la norme qui

la caractérise, ne peut pour Canguilhem occasionner par

simple excès ou déficit un fonctionnement pathologique :

« En fait, si

l'on examine le fait pathologique dans le détail des

symptômes et dans le détail des mécanismes anatomo-

physiologiques, il existe de nombreux cas où le normal et le

pathologique apparaissent comme de simples variations

quantitatives d'un phénomène homogène sous l'une ou

l'autre forme (la glycémie dans le diabète, par exemple).

Mais précisément cette pathologie atomistique, si elle est

pédagogiquement inévitable, reste théoriquement et

pratiquement contestable. Considéré dans son tout, un

organisme est « autre » dans la maladie et non pas le même

aux dimensions près »59.

À Claude Bernard et à Auguste Comte qui ne

concevaient la différence entre ces deux états qu’en termes

de degrés, de variation quantitative, l’auteur objecte alors

une différence en termes de nature. Il revendique ainsi

d’emblée son intention de démontrer qu’à rebours de ce que

la médecine moderne tient pour un fait acquis, « l'état

physiologique normal n'est pas, en tant que tel, ce qui se

prolonge identiquement à soi, jusqu'à un autre état capable

59 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,

Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 165-166.

Page 79: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

79

de prendre alors, inexplicablement, la qualité de morbide »60.

L’abus du continuisme tiendrait à une confusion originelle

présente dans la définition de l’état pathologique entre ce qui

tient de la cause et ce qui tient de l’effet : une cause peut

varier quantitativement et de façon continue et provoquer

cependant des effets qualitativement différents. Pour

prendre un exemple simple, une excitation quantitativement

accrue peut déterminer un état agréable bientôt suivi de

douleur, deux sentiments que nul ne voudra confondre.

Dans une telle théorie on mêle constamment deux points de

vue, celui du malade qui éprouve sa maladie et que la

maladie éprouve, celui du savant qui ne trouve rien dans la

maladie dont la physiologie ne puisse rendre compte. Mais il

en est des états de l’organisme comme de la musique : les lois

de l’acoustique ne sont pas violées dans une cacophonie, cela

n’entraîne pas que toute combinaison de sons soit agréable

»61.

Révoquer cette continuité posée entre le normal et le

pathologique n’implique pas pour autant de concevoir

comme en opposition le normal et le pathologique. Il est

aussi une forme de normalité dans le pathologique, dans la

mesure où ce dernier se soumet à une normativité qui lui est

propre. La maladie implique, pour Canguilhem de même que

pour Leriche – à qui l’auteur emprunte un certain nombre de

60 G. Canguilhem, op. cit., p. 67. 61 « Auguste Comte et le "principe de Broussais" » dans G.

Canguilhem, op. cit., p. 24-25.

Page 80: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

80

concepts –, une autre allure, un autre « fitness » de la vie.

L’état pathologique impose à l’homme de vivre « une autre

vie ». À l’organisme au sein duquel cette nouvelle vie prend

forme, elle impose d’amender son régime antérieur : « La

maladie humaine, écrit l’auteur citant Leriche, est toujours

un ensemble [...] ce qui la produit touche en nous, de si

subtile façon, les ressorts ordinaires de la vie que leurs

réponses sont moins d'une physiologie déviée que d'une

physiologie nouvelle »62. Il incombe à ce titre de repenser

celle-ci sous un rapport « vital », pour ne pas dire « vitaliste »,

comme témoignant d’autant de régimes de fonctionnement

possibles de l’organisme conçu de manière holiste comme «

la substitution d'un arrangement à un autre »63. La maladie

n’est pas l’indice de la disparition d’un arrangement, le

symptôme d’un chaos ou d’un déséquilibre tel qu'il abolit

toute normativité. La maladie n’est pas disparition d’une

normativité ; ou bien ne l’est qu’aussi longtemps que cette

disparition étrenne la création d’un nouvel arrangement,

irréductible au précédent. La maladie témoigne d’un nouvel

ordre, similaire à ce que pourrait être une transition de

régime sur un plan politique. L’ensemble des organes est

affecté par la pathologie (l’ensemble des institutions), et ce

n’est que dans cette mesure ; dans la mesure où elle affecte la

totalité du corps (du corps social), qu’advient la création

d’une autre vie. Ce que Canguilhem théorisera à l’occasion

de ses « Nouvelles réflexions » sous la mention d’« erreurs de

62 G. Canguilhem, op. cit., p. 166. 63 G. Canguilhem, op. cit., p. 208.

Page 81: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

81

l’organisme »64 (de la simple pathologie aux anomalies

tératologiques, en passant par les maladies auto-immunes)

révèle la possibilité d’une existence radicalement autre. Sui generis. Être malade, en conclut Canguilhem, c'est donc

vraiment pour l'homme « vivre une autre vie »65.

Résumons-nous. « Tomber malade » ou « faire sa

maladie », pour recourir à l’expression révélatrice que lui

préfère l’auteur, ne dispense pas de vivre ; or vivre implique

toujours de fonctionner selon des normes. C’est par sa

normativité, capacité à s’adapter et à produire de nouvelles

normes que se définit la vie. Dès lors la maladie ne fait que

restreindre un champ de possibilités que l’état de santé –

l’état considéré comme « normal » – laissait ouvert. En

conséquence de quoi toute variation, altération, diminution

considérée chez un patient ne saurait l’être que dans une

perspective quantitative. Quantitative, elle l’est assurément ;

mais plus encore et simultanément, elle est qualitative. L’état

pathologique ne fait pas que dérégler certaines variables à

l’intérieur d’un cadre défini, elle bouleverse le cadre. En quoi

la maladie diffère de l'état de santé « comme une qualité

d'une autre, soit par présence ou absence d'un principe

défini, soit par remaniement de la totalité organique »66. Le

normal et le pathologique renvoient à des ensembles et non à

64 « Un nouveau concept en pathologie : l'erreur », dans G.

Canguilhem, op. cit., p. 267 sq. 65 G. Canguilhem, op. cit., p. 49. 66 G. Canguilhem, op. cit., p. 11-12.

Page 82: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

82

des parties : « Le problème de l'individualité se pose ici [:] le

même donné biologique peut être considéré comme un tout.

Nous proposerons que c'est comme tout qu'il peut être dit ou

non malade. La maladie d'un vivant ne loge pas dans des

parties d'organisme »67. L’individu malade est affecté dans

tout son être par la maladie, et non seulement dans l’organe

déficient : c’est tout le fonctionnement de l’organisme qui

devra composer avec et malgré l’organe déficient. On

entrevoit, par induction, que la guérison ne fera pas que

reconduire certaines variables à leur valeur nominale,

antérieure à la maladie ; elle en créera de nouvelles. La

maladie, la guérison, transforment l’être de fond en comble ;

le forcent à adopter de nouvelles attitudes, manière de vivre

et de se vivre. Elles le métamorphosent.

L’aspect qualitatif de cette métamorphose échappe le

plus souvent au regard du médecin dans la mesure où le

médecin ne peut jamais, aidé de toute son instrumentation,

que mesurer dans un registre quantitatif des « constantes »

physiologiques, puis rapporter celles-ci à une moyenne pour

prononcer son diagnostic. L’aspect qualitatif de l’altération

pathologique est donc essentiellement vécu par le malade ;

d’où l’exigence, centrale chez Canguilhem, de prendre en

compte le point de vue du malade.

Nécessité de réhabiliter ce vécu subjectif de la personne

malade, que le principe de Broussais mais également – et

67 G. Canguilhem, op. cit., p. 151.

Page 83: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

83

Canguilhem prend ici ses distances vis-à-vis d’un de ses

inspirateurs – la conception de René Leriche conduisent à

dévaloriser en élevant les phénomènes physiologiques

individuels sur un plan d’abstraction. Cette présence du

patient que la médecine moderne n’a eu de cesse que

d’évacuer en rapportant la vie à des normes objectives qu’il

s’agirait de maintenir ou à défaut, de restaurer. Auguste

Comte et Claude Bernard, d’avoir fait leur le principe de

Broussais, pêcheraient ainsi par excès d’abstraction, hantés

par le démon de la théorie. Un point rédhibitoire que signale

Canguilhem en relevant l’effacement progressif de la

dimension existentielle de la maladie au seul profit de son

intérêt intellectuel : « La maladie est devenue objet d'étude

pour le théoricien de la santé »68. La maladie devenue objet

d’étude, le sujet de la maladie, la personne sujette à la

maladie s’efface et l’objectif qui animait la médecine à ses

débuts, cet objectif que résumait Pasteur par la formule «

guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours » cède

place à une rationalisation de la biologie, devenant un pur

savoir fondamental amputé de ses applications pratiques,

sans autre but que la thésaurisation de la connaissance pour

la connaissance. L’individu malade devient un « cas » que le

personnel hospitalier réduit parfois à un numéro de chambre

suivi de l’apellation de sa maladie ou de son organe malade,

et perd à l’occasion toute légitimité à prendre part aux

délibérations afférentes à sa « prise en charge ».

68 G. Canguilhem, op. cit., p. 14.

Page 84: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

84

Une manière théorique, impersonnelle et froide

d’appréhender l’individu souffrant qui peut être comprise

d’un point de vue plus psychologique en cela qu’elle permet

au médecin de se distancer de cette souffrance, de s’en

protéger au moyen, par exemple, d’un jargon médical ad hoc.

Une manière comme une autre de se préserver des

considérations de nature affective qui pourrait nuire à son

jugement, de supporter au quotidien une lourde charge de

détresse, mais qui, pour Canguilhem, nuit en dernier ressort

à la médecine en occultant ce que les concepts de normal et

de pathologique contiennent de subjectif, de relatif – c’est-à-

dire d’essentiel. Une médecine conséquente doit intégrer

l’écoute, l’échange comme l’un de ses instruments au même

titre que le stéthoscope, le tensiomètre ou l’otoscope. À la

croisée des sciences sociales et biologiques, la médecine est

un art qui ne saurait faire l’économie de qualités humaines.

Une perspective purement objectiviste (qui est déjà, au

demeurant, une perspective), au-delà d’être une illusion,

ferait enfin le lit d’une confusion entre le point de vue du

malade qui seul éprouve sa maladie, et celui du savant qui en

rend compte dans le langage de la physiologie. Remettre à

jour cette distinction, puis mettre à parité ces deux points de

vue en revalorisant le plus déqualifié, telle est bien la finalité

qui guide les analyses de Canguilhem.

À l’approche « objective », mais surtout réductrice du

praticien qui prend toujours le risque d’habiller son patient

de vêtements trop grands ou trop étroits pour lui, doit

s’associer une considération de l’expérience que le malade a

Page 85: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

85

de sa maladie et de la normativité que signifie chez lui l’état

de santé. Tout cas étant par essence singulier, le praticien

doit savoir adapter ses vues à chaque malade. Qui, en effet,

ressent et donne son sens à la pathologie, si ce n’est celui

pour qui elle est pathologie ? « C’est […] bien toujours en

droit, s’en ouvre Canguilhem, sinon actuellement en fait,

parce qu’il y a des hommes qui se sentent malades qu’il y a

une médecine, et non pas parce qu’il y a des médecins que

les hommes apprennent d’eux leurs maladies ».

La médecine expérimentale aurait eu trop tendance à

oublier que derrière toute maladie est un malade ; que

derrière tout organe qui dysfonctionne réside un organisme,

et au-delà, une subjectivité qui en répond. Il en résulte que «

la qualité de pathologique est un import d’origine technique

et par là d’origine subjective. Il n’y a pas de pathologie

objective ».

Qui ne souffre pas subjectivement de ses écarts

physiologiques vis-à-vis d’une moyenne statistique peut être

« différent » sans que soit établie son « anormalité ». Le

patient seul peut apporter au praticien le complément

nécessaire pour valider le diagnostic de maladie : la maladie

se définit par la conscience ou par la perception que le

malade en a. « Conscience » dans la mesure où elle fait

irruption et met à mal le régime de vie normal du patient,

celui où le sujet se tient dans l’inconscience de son état.

L’état normal se définit par l’immersion qui le rend

insensible en tant que tel. L’état normal n’est pas, en cela,

Page 86: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

86

« thématisé » en première intention. Il est l’air qu’on respire,

le cœur qui bat, la vie qui suit son cours dans l’évidence non

questionnée de son mouvement fluide. Il est ce qui ne se

perçoit pas, pour ne témoigner par définition d’aucune

manifestation incommodante. Il ne ressortit pas d’emblée au

champ du savoir scientifique ; aussi n’y a « pas de science de

la santé […] "Santé" n'est pas un concept scientifique, c'est

un concept vulgaire »69. « Santé », « état de santé », «

normalité » n’acquièrent leur légitimité de droit dans le

discours de la biomédecine qu’une fois la maladie venue les

révéler. Ce qui se vivait auparavant dans l’ignorance de qui

en disposait – l’état de santé – existe désormais «

négativement » aux yeux de l’individu souffrant en tant que

référence du rapport énactif optimal à son milieu et à son

corps. Il devient une valeur.

La maladie inocule le soupçon à même de créer la

distance épistémologique indispensable au dévoilement de

« ce qui va de soi » – et qui, précisément, ne va plus de soi.

Un tel soupçon n’a rien d’un doute spéculatif. Il n’est pas

émané d’un intellect pur, le fruit d’une vaticination, mais

procède originairement d’une expérience : expérience

subjective d’une perte. Loin que l’état normal soit un

« concept scientifique » premier, il est une « intuition

sensible » concomitante au surgissement de la douleur qui

l’interrompt. C’est en perdant notre santé que nous la

69 G. Canguilhem, La santé, concept vulgaire et question philosophique, Paris, Pin-Balma, Sables, 1990, p. 14.

Page 87: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

87

découvrons. La santé peut à cette enseigne être comprise de

manière négative comme « silence des organes », état d’«

innocence organique »70, lorsque la maladie serait le bruit

venu perturber ce silence. La maladie est ce qui vient briser

ce rapport évident au corps qui ne faisait pas question et en

ce sens, qui n’était pas encore « rapport » avant qu’elle ne

contraigne à une diminution sensible de la puissance d’agir

de l’individu malade. Cette intrusion dans le cours ordinaire

de l’expérience qu’a le sujet de sa propre existence agit

comme le révélateur de ce qui correspond chez lui à la

normalité. « Chez lui », soulignons-nous ; pour cela que

chaque « état de santé » vit de ses propres normes, que

chaque « normalité » signe l’exécution d’une partition qui lui

est propre.

C’est dire, en d’autres termes, que la santé est un

concept second par rapport à la maladie. De même que

l’identité est le produit réflexif de l’altérité, c’est par la

maladie, par le détour de la pathologie, vis-à-vis d’elle, que la

santé peut être conceptualisée : « L'activité scientifique du

physiologiste, quelque séparée et autonome en son

laboratoire qu'il la conçoive, garde un rapport plus ou moins

étroit, mais incontestable, avec l'activité médicale. [...] Toute

connaissance a sa source dans la réflexion sur un échec de la

vie. Cela ne signifie pas que la science soit une recette de

procédés d'action, mais au contraire que l'essor de la science

70 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 52-53.

Page 88: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

88

suppose un obstacle à l'action. C'est la vie elle-même, par la

différence qu'elle fait entre ses comportements propulsifs et

ses comportements répulsifs, qui introduit dans la conscience

humaine les catégories de santé et de maladie. Ces catégories

sont biologiquement techniques et subjectives et non

biologiquement scientifiques et objectives »71. La santé « va

de soi » et donc ne se « voit pas » tant qu’elle n’est pas remise

en cause par les états morbides. Ce qui permet à Canguilhem

de faire sienne un autre apport de René Leriche : « Nous

pensons avec Leriche que la santé c'est la vie dans le silence

des organes, que par suite le normal biologique n'est, comme

nous l'avons déjà dit, révélé que par les infractions à la

norme et qu'il n'y a de conscience concrète ou scientifique

de la vie que par la maladie »72. Santé et maladie sont des «

percepts » (Deleuze) avant que d’être des « concepts ». Elles

sont des interpellations ; ensuite seulement des notions

scientifiques. Santé et maladie procèdent de ressentis. La

maladie surgit en première intention à travers le vécu

individuel de la souffrance ; puis conçoit la santé dans un

second fondement comme témoignant de son « autre »

négatif : « Nous soutenons que la vie d'un vivant, fût-ce

d'une amibe, ne reconnaît les catégories de santé et de

maladie que sur le plan de l'expérience, qui est d'abord

épreuve au sens affectif du terme, et non sur le plan de la

science. La science explique l'expérience, mais elle ne

71 G. Canguilhem, op. cit., p. 150. 72 G. Canguilhem, ibid.

Page 89: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

89

l'annule pas pour autant »73. Il y a donc relativité des

concepts de normal et de pathologique tant par rapport au

sujet faisant l’expérience en propre de ces catégories

(dimension subjective) que l’un par rapport à l’autre

(dimension sémantique, référentielle).

Constat phénoménologique qui nous enjoint à

renouveler de fond en comble la conception du rapport entre

le normal et le pathologique. Il s’agit moins, en dernière

analyse, de poser une continuité graduante à la manière

d’Auguste Comte ou de Claude Bernard entre ces deux

notions ; pas davantage une rupture radicale. George

Canguilhem, au principe de Broussais selon lequel le

phénomène pathologique ne serait autre qu'une modification

quantitative du phénomène normal, oppose une distinction

qualitative entre physiologie et pathologie. La redéfinition

de la maladie en termes de malaise ressenti par l’individu et

du normal comme état d’innocence organique ou

inconscience du corps fait au surplus valoir la nécessité d’en

passer par la clinique pathologique en vue de la connaissance

de l'état sain. Renvoyant dos à dos Auguste Comte et Claude

Bernard, l’auteur propose de reconsidérer le pathologique

non pas au regard du normal, mais par rapport à la santé ;

non plus en termes d’écart vis-à-vis d’une moyenne, mais par

rapport à l’expérience que tout individu a de sa vie. De là la

thèse fondamentale de Canguilhem, selon laquelle le

73 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.

Page 90: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

90

pathologique n’est pas le contraire de la norme, mais le

contraire de la santé.

B. L’INTERET DU VITALISME

Si le pathologique ne s’oppose pas à la norme, c’est pour

une part qu’il est lui-même porteur de normes, facteur d’une

normativité, au même titre que l’état de santé. Or, c’est

principalement cette normativité caractéristique du vivant

qui rend inadéquate toute tentative du praticien

d’appréhender la biologie au prisme de la mécanique. Il est

une spécificité du fonctionnement des organismes qui

consiste en la plurivalence des lois qui le régissent, celles-ci

n’étant pas fixes, intemporelles, universelles mais au

contraire multiples, variables, superposables, évolutives. Des

normes au principe d’organisations diverses du vivant qui

représentent autant d’alternatives possibles, de chemins pour

la vie. L’auteur emploie le terme de « labilité » pour

caractériser cette capacité propre au vivant à créer des écarts,

à s’enrichir – voire à se disperser. Elle rend raison de la

plasticité de la vie – « malléabilité totale », écrit l’auteur – à

l’œuvre dans tout être animé, en mesure de créer des marges

d’individualisation faisant de chaque sujet le dépositaire

d’une normativité unique. Canguilhem se fait ainsi

l’instigateur d’une « théorie de la labilité »74, accusant les

limites de l’approche moderne de la biologie et de la

74 G. Canguilhem, op. cit., p. 110.

Page 91: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

91

physiologie. Approche empreinte d’un prétendu rationalisme

mal digéré, dont le penchant incoercible pour les

généralisations hâtives nuit au ressaisissement de la vie dans

ce qu’elle a d’irréductible.

Assimiler le dysfonctionnement organique à un défaut

de fabrication, le vieillissement à l’usure d’une machine, le

corps à une mécanique ; en somme, rabattre les phénomènes

vitaux sur une grille restreinte de processus physico-

chimiques déterminés pour tous et selon un modèle

œcuménique serait alors ignorer ce qui fait l’originalité de la

biologie et renoncer à la comprendre. Aucune approche de

type réductionniste ne saurait expliquer la prolificité des

formes de la vie, ses sauts qualitatifs et autres phénomènes

relevant – entre autres – de l’émergence.

Revisitant la genèse historique d’une conception

matérialiste que Canguilhem observe partout à l’œuvre dans

la science positiviste, l’auteur attribue à Descartes d’en avoir

le premier – ou le plus ostensiblement – posé les cadres. Au

philosophe du cogito, il attribue d’avoir formalisé l’approche

réductionniste contemporaine de son époque sous les atours

d’une « méthode » (meta, « après, qui suit », odos, « chemin,

moyen ») revendiquée comme telle. Une telle méthode est

exposée in nucléo par le Discours de la méthode,

précisément, lequel pourrait sans aucun doute être considéré

comme le manifeste inaugural du « nouvel esprit scientifique

», et dont les préceptes névralgiques mettent en valeur ses

deux moments fondamentaux et successifs : moment de

Page 92: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

92

l’analyse, puis de la réduction. Il s’agit en effet,

conformément aux préconisations de Descartes, de « diviser

chacune des difficultés en autant de parcelles qu'il se

pourrait et qu'il serait requis pour mieux connaître

simplement » ; puis « de conduire par ordre [ses] pensées en

commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à

connaître, pour monter peu à peu comme par degrés jusqu'à

la connaissance des plus composés »75. Se mettent alors en

place les éléments d’un raisonnement admettant pour

prémisse la possibilité d’appréhender le fonctionnement d’un

tout sous le rapport de ses parties, de comprendre un système

sous le rapport de ses composantes, de passer du plus

élémentaire au plus complexe sans introduire de seuil

qualitatif (conception continuiste que disqualifie par ailleurs,

depuis le début du XXème siècle, le phénomène de «

décohérence» en mécanique quantique). Vision qui fait

pendant à la métaphysique libérale en gestation qui postule à

son tour que l’intérêt du tout – du corps social – peut être

cultivé et expliqué par la composition des intérêts

individuels – des membres de ce corps social. Autre occasion,

dans la lignée de celles offertes par l’analyse des options

politiques à l’œuvre dans la physiologie de Comte et de

Bernard, de constater que les méthodes scientifiques ne sont

jamais pures d’idéologie.

75 R. Descartes, Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), dans

Œuvres, éd. Adam & Tannery, Paris, Vrin, 1996, en part. les

deuxième et troisième préceptes.

Page 93: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

93

a. Des normes, des règles et des lois

Il ne s’agit pas tant pour Canguilhem de remettre en

cause ces idéologies, que de les expliciter. Et de montrer,

surtout, comment les biais observationnels et théoriques

qu’elles introduisent achoppent contre les partitions

d’essence ou de nature qui font de la biologie et de la

physico-chimie deux disciplines distinctes. Dans sa forme

intégrale et intégriste, le réductionnisme biologique est un

cul-de-sac. Raison pourquoi l’auteur exhorte ses

contemporains à se départir d’une telle approche dans

l’horizon d’un vitalisme plus adéquat à son objet.

Canguilhem n’ignore rien cependant de la difficulté qu’il

peut y avoir à promouvoir une telle option philosophique,

trop souvent incomprise ou caricaturée. Le terme seul de «

vitalisme » suscite défiance et scepticisme auprès des

praticiens. Bien qu’héritière d’une tradition ancienne dont

on décèle la première thématisation dans l’œuvre – «

naturaliste » avant la lettre – d’Aristote, l’école n’a pas bonne

presse auprès des scientifiques auxquels s’adresse l’auteur

(mais l’a-t-elle jamais eu ?). Cet ancrage millénaire procure

une matrice conceptuelle commune aux différents auteurs se

réclamant du vitalisme ; continuité toute relative qui n’obère

pas les idiosyncrasies tout aussi significatives qui les

distinguent. Il y a des vitalismes, dont celui exposé en

filigrane par Canguilhem. Le vitalisme de Canguilhem n’est

pas celui du Stagirite ; non plus que celui de Barthez, de

Page 94: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

94

Bichat ou de Lamarck. Il emprunte aux médecins autant

qu’aux philosophes, dont Nietzsche et Spinoza primum inter pares. Encore faut-il s’entendre sur les contours à lui donner.

Et sur ce qui l’oppose – soit également ce que Canguilhem

reproche – à ses contradicteurs et nombreux adversaires.

Une première confusion, la plus commune, doit être

dissipée. Le vitalisme de Canguilhem ne nie pas que tout être

vivant tombe, à l’instar de tout être physique, sous le coup de

principes causaux ressortissant au domaine de la physique et

de la chimie. Il reconnaît à Claude Bernard l’utilité à la fois

heuristique et méthodologique du postulat déterministe en

biologie. Une approche « technicienne » et objective des

mécanismes du vivant, pour être nécessaire et censément

utile, est pourtant loin d’être suffisante. D’une part, elle est

aporétique ; de l’autre elle échoue à saisir le caractère

spécifique du phénomène vital par distinction d’avec le

phénomène physique.

Cette distinction se manifeste empiriquement de par le

fait que s’il y a médecine, il n’y a jamais médecine qu’autant

qu’il y a des organismes capables d’une pluralité de régimes

d’existence, de régimes qualitativement distinct, et non une

seule législation possible pour accomplir une diversité de

fonctions vitales. Les systèmes physico-chimiques ne sont

pas affectés de la même manière que les totalités organiques,

dans la mesure où ces dernières sont capables de réformes

permanentes pour s’autoréguler, maintenir leur homéostasie.

Les organismes sont (de manière locale et apparente

Page 95: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

95

seulement) en résistance à l’entropie, tendance à l’équilibre

ou à l’état maximal d’indifférenciation. La vie est ce qui

introduit de la différence dans son milieu. Les mécanismes le

subissent toujours selon des lois déterminées, orthonormées

et invariables. Les lois de la physique ni celles de la chimie

ne sont susceptibles de réajustements – en quoi elles sont des

lois au sens le plus strict du terme.

Normes physiologiques d’une part ; lois physico-

chimiques de l’autre. Des normes et des lois qui ne doivent

pas être conçues dans un rapport d’opposition les unes avec

les autres, mais sous le mode du dépassement dialectique. Les

normes prolongent, conservent et à la fois surclassent et

plient les lois en permanence de manière à les adapter à

chaque individu en fonction de son milieu et de l’état

général du corps. C’est dans ce dépassement qu’il faut

chercher le « bond qualitatif » qui départit l’animé de

l’inerte, et donc la physiologie de la physique.

De la même manière qu’une compréhension plénière

de la maladie et de la santé doit intégrer tout à la fois le point

de vue du malade et le point de vue du praticien, un

phénomène biologique peut et doit être considéré du point

de vue de la loi (physique) comme de celui de la norme

(physiologique). Donc ne pas s’arrêter au seul point de vue

de la loi : « Chercher la maladie au niveau de la cellule, c'est

[en effet] confondre le plan de la vie concrète, où la polarité

dynamique fait la différence entre santé et maladie, et le plan

Page 96: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

96

de la science abstraite. »76. Le biologiste ne pas être

hémiplégique ; il doit faire droit à ce que le vivant contient

d’irréductible. Tenir incessamment les deux aspects dont le

vivant témoigne, sans l’impartir de schèmes statiques fixés de

toute éternité. Et c’est tout le propos du vitalisme instruit par

Canguilhem que d’en mettre à jour les conséquences.

Si norme biologique et loi physique sont l’une et l’autre

des règles de fonctionnement administrant les processus et

les opérations se déroulant dans un système, la norme, à

rebours de la loi, n’est pas infléchissable ni uniformément

déterminée. La norme, à rebours de la loi, n’est pas

mécaniquement instruite, mais établie de manière

immanente au regard des fonctions auxquelles elle participe.

La norme est enfin tributaire d’une part d’imprévisibilité qui

achève de la distinguer de la loi. Une régularité de

fonctionnement au sein d’un organisme admet effectivement

toujours une pluralité de régulations possibles, régulations

qui ne sont pas strictement délimitées par des conditions

initiales. On ne peut alors prédire avec le démon de Laplace

l’évolution d’un organisme en faisant cas de ses coordonnées

et de sa vitesse à un instant donné (qu’une telle espèce de

prédiction soit, en physique, et plus précisément, en

physique des particules, théoriquement possible est une

autre question). En conséquence de quoi la sélection des

normes pourrait ne pas être strictement déterminée – donc

prédictible –, bien que la norme elle-même détermine

76 G. Canguilhem, op. cit., p. 85.

Page 97: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

97

strictement les processus physiologiques. Cette sélection

témoigne d’un jeu rendant possible l’assouplissement de

l’organisme aux différentes contraintes qui lui sont opposées.

Si, en effet, la vie est capable d’erreurs77 – que ces erreurs

débouchent sur des échecs de l’organisme ou des succès

adaptatifs –, alors la vie ne peut être entièrement placée sous

le joug du déterminisme. Elle ne le peut plus mais au sens

traditionnel du terme. Le jaillissement de normes vitales

inattendues, l’institution de formes de vie alternatives

capables d’épouser les contours de l’obstacle et de l’assimiler

plutôt que de s’y échouer laissent à penser que, loin d’être

l’épiphanie d’un « programme génétique »78, le vivant

biologique dispose en tant que tel d’une part irréductible

d’indétermination : « La vie, proteste Canguilhem, n'est [...]

pas pour le vivant une déduction monotone, un mouvement

rectiligne, elle ignore la rigidité géométrique, elle est débat

ou explication [...] avec un milieu où il y a des fuites, des

trous, des dérobades et des résistances inattendues »79.

Que l’on ne s’y trompe pas : ces permanentes

dérogations et infractions à la logique du fatalisme

épistémologique – pour peu que l’on admette de concevoir le

déterminisme scientifique comme une transposition laïcisée

du fatum stoïcien – ne sont pas pour signifier l’entière

77 G. Canguilhem, op. cit., p. 267-280. 78 Cf. J. Monod, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, Points

Essais, 1973. 79 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.

Page 98: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

98

indétermination des systèmes biologiques. Si le hasard n’est

pas que l’ignorance des causes qui nous « surdéterminent » et

qu’il est bien une souplesse relative dans le concours de

sélection des normes, cette flexibilité n’attente en rien au

nécessitarisme des lois administrant les phénomènes

physico-chimiques. Et Canguilhem de clarifier sa position : «

Nous ne faisons pas profession – assez bien portée

aujourd'hui – d'indéterminisme »80. Créativité, labilité,

souplesse, échec, adaptation, et plurivocité de la vie

soulèvent pourtant un paradoxe qui ne manquera pas de

heurter le lecteur approximatif. Un paradoxe qu’avait déjà

mis en avant Bergson en amont de la dichotomie de raison

entre les normes et les lois, opposant les régimes

d’effectuation des processus physiques d’une part, des

phénomènes vitaux de l’autre : « Le monde, laissé à lui-

même, obéit à des lois fatales. Dans des conditions

déterminées, la matière se comporte de façon déterminée,

rien de ce qu'elle fait n'est imprévisible : si notre science

était complète et notre puissance de calculer infinie, nous

saurions par avance tout ce qui se passera dans l'univers

matériel inorganisé, dans sa masse et dans ses éléments,

comme nous prévoyons une éclipse de soleil ou de lune.

Bref, la matière est inertie, géométrie, nécessité. Mais avec la

vie apparaît le mouvement imprévisible et libre. L'être

vivant choisit ou tend à choisir. Son rôle est de créer. Dans

un monde où tout le reste est déterminé une zone

80 G. Canguilhem, ibid.

Page 99: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

99

d'indétermination l'environne »81. Tout se passe comme si

nous retrouvions, en quelque sorte « reterritorialisée » dans

le domaine de la biologie, l’antinomie kantienne entre le

plan phénoménal et le plan nouménal auquel seuls ont accès

les êtres rationnels : l’un causaliste et l’autre capable de

décrochage vis-à-vis du déterminisme strict.

La sélection des normes autoriserait une même manière

de décrochage chronique vis-à-vis des lois physico-

chimiques, pour elles déterministes. La liberté serait

« émergente » de la matière. Le problème s’énonce alors

comme suit : comment tenir ensembles deux propositions

aussi contradictoires ? En soutenant une position

intermédiaire, conciliatrice. Une position que Canguilhem

précise à l’occasion de l’analyse qu’il fait des thèses de Claude

Bernard dès les premiers abords de sa doctrine.

Non qu’il s’agisse de réfuter le déterminisme de

Bernard. Le salut de la médecine ne passera pas, ici non plus

qu’ailleurs, par la récusation des notions essentielles à la

rationalisation de la discipline, mais par leur revisitation.

Force est de reconnaître que Laplace n’a pas sa place, si l’on

ose dire, aux sources de la détermination des normes

biologiques. Il évincerait sinon toute possibilité de création,

tout élément de spontanéité de la vie biologique. Or le

vivant n’est pas une « trajectoire » : il est conversation,

81 Cf. « La conscience et la vie », dans H. Bergson, L'énergie spirituelle, Payot, Petite bibliothèque Payot, 2012, p. 62.

Page 100: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

100

dialogue, errance, innovation. Le déterminisme des sciences

physiques ne peut donc être extrapolé aux sciences de la

nature abstraction faite des spécificités que manifeste le

vivant. Il le peut être sous réserve d’intégrer ces spécificités.

L’auteur distingue alors deux acceptions du postulat de

Bernard, selon qu’il sera qualifié comme un déterminisme «

ouvert à d'incessantes corrections des formules de lois et des

concepts qu'elles relient, ou bien comme clos sur son

contenu définitif supposé » 82.

(a) Inaugurons comme il se doit par l’option contestée –

par le « déterminisme clos ». Le cœur de Canguilhem ne

balance pas en sa faveur. Il est celui professé par Bernard ;

celui préconisé dans son Introduction à l’étude de la médecine expérimentale. L’auteur le définit comme

réfractaire à toute marge d’innovation, aussi longtemps qu’il

présuppose un vivant tout entier soumis aux lois de la

physique-chimie, un vivant dépourvu de normativité.

L’institution de ce déterminisme témoignerait en vérité

d’une confusion commise par le médecin expérimentateur

entre le vivant objet de la biologie et le discours qu’émet la

biologie à propos du vivant : « Claude Bernard est près de

supposer qu'il est possible de découvrir un déterminisme du

phénomène, indépendant du déterminisme de l'opération de

connaissance »83. Un amalgame déjà présent dans les travaux

de Laplace : « Le déterminisme, ce n'est pas pour Laplace une

82 G. Canguilhem, op. cit., p. 75. 83 G. Canguilhem, op. cit., p. 93.

Page 101: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

101

exigence de méthode, un postulat normatif de recherche,

assez souple pour ne rien préjuger de la forme des résultats

auxquels il conduira, c'est la réalité même, achevée, coulée

ne varietur dans les cadres de la mécanique newtonienne

[…] Laplace a construit la théorie du déterminisme clos »84.

De même que Hume faisait valoir que la causalité n’est pas

présente au sein des choses, mais postulée par l’imagination

pour nous les rendre intelligibles dans leur seul ordre de

successivité, Canguilhem attire l’attention sur cela que le

déterminisme biologique ne se trouve pas dans l’organisme –

ni aucune loi de la physique-chimie – ; il est projeté sur

l’organisme en vue de constituer une connaissance. Le

déterminisme ainsi conçu, en d’autres termes, n’est pas un

fait d’observation, n’appartient pas à l’empiricité des choses.

Il n’est pas essentiel à l’objet de connaissance, mais

pleinement tributaire de l’esprit qui pense l’objet.

(b) Plus conséquent est le « déterminisme ouvert ».

Déterminisme qui prend en compte cette différence entre

l’objet de la biologie et le régime logique de la pensée qui

investit l’objet de la biologie pour produire un savoir. Il est

celui que recommande l’auteur en vue de d’appréhender la

84 G. Canguilhem, op. cit., p. 75. Notons du reste que la

mécanique selon Newton à laquelle se réfère Laplace est

réversible (la thermodynamique n’était pas encore née) ;

aussi la maladie chez Claude Bernard sera-t-elle réversible,

dès lors que sa conception physiologique en reprend les

prémices.

Page 102: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

102

spécificité des organismes ; le seul à même de préserver

intact le caractère déterminant des normes tout en leur

ménageant une latitude qui rende raison de leur variabilité.

Envisagé sous le rapport de la santé et de la maladie, le

déterminisme ouvert consiste à ne pas rabattre le vivant sur

un repère orthonormé définissant le phénomène

pathologique comme un écart quantitatif au regard d’une

normalité unique, mais à faire ressortir sa propension plus ou

moins grande, plus ou moins expressive, à inventer des

normes, de nouvelles formes du vivant. Le déterminisme

ouvert considère une vitalité dont les effets surpassent les

causes là où le déterminisme clos ne conçoit qu’une

concaténation de phénomènes et d’épiphénomènes en tout

point comparable (au degré de complexité près) au

fonctionnement des systèmes mécaniques. Une maladresse,

pour qui admet avec Edgar Morin que « l'être vivant est en

effet soumis à une logique de fonctionnement et de

développement tout autre, une logique dans laquelle

interviennent l'indétermination, le désordre, le hasard

comme facteur d'une organisation supérieure ou d’une auto-

organisation »85. George Canguilhem n’aurait pas su mieux

dire. Et la médecine serait avisée de prendre en

considération cette ouverture qu’elle ne s’explique pas

encore, et d’accepter le devancement d’une vie capable de

spontanéité, de création, d’innovation, ne serait-ce qu’en

prenant acte de la diversité de ses formes.

85 E. Morin, J.-L. Le Moigne, L’Intelligence de la complexité,

Paris, L’Harmattan, Cognition et formation, 1999.

Page 103: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

103

Le déterminisme ouvert n’a donc rien d’un

indéterminisme radical. Pas plus qu’il n’est un déterminisme

radical. Il est une solution médiane se proposant d’accueillir

le vivant en respectant la distinction entre l’objet pensé –

dont il ne préjuge rien de définitif – et la méthode

permettant de penser l’objet conformément aux règles qui

sont les siennes. Il ne s’agit pas, dans cette mesure, de

contester la pertinence du postulat fondamental des sciences,

selon lequel existent effectivement des lois intelligibles

derrière chaque phénomène. Ces lois ne sont pas nulles et

non avenues. Elles sont dans la pensée, pour la pensée, utiles

pour aviser les phénomènes sous leur aspect physique,

insuffisantes pour « expliquer » le vivant. Le déterminisme

ouvert enjoint au biologiste de faire le départ entre les

perspectives. Il encourage à faire varier les angles d’approche

; en somme, et nous y revenons, à distinguer les normes et

les lois. Le point de vue de la norme va préférentiellement

s’intéresser aux processus biologiques dans la mesure où de

tels processus pourvoient aux exigences que manifeste un

organisme afin de se maintenir et de se développer. Le point

de vue de la loi rendra raison de ces mêmes phénomènes,

abstraction faite de tout « holisme physiologique », c’est-à-

dire individuellement, séparément de leur inscription dans

une totalité, en tant qu’instanciations particulières de règles

physico-chimiques. Seconde approche qui n’est pas erronée,

encore une fois, mais incomplète. Donc insatisfaisante pour

aborder les systèmes biologiques ; a fortiori inefficace sur le

terrain clinique puisque non pertinente pour établir un

Page 104: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

104

tableau diagnostic, fonder une recherche étiologique et

proposer une thérapeutique idoine. Nous intéresse en

revanche, dans le cas de la norme, l’exploration de sa

viabilité ; ou plus précisément, l’exploration de la viabilité

des processus physiologiques qu’elle supervise. Une norme

pertinente doit être à même de prendre part à la réalisation

des différentes fonctions d’un organisme, de sorte à ce que

l’organisme ne soit jamais lésé de sa performance globale, et

puisse s’accommoder des aléas de son milieu. La norme doit

pour cela être investie de deux propriétés, dont l’une consiste

en sa contingence relative (relative ; car limitée d’une part

aux possibilités de l’espèce, de l’autre à la constitution

particulière de l’individu), et l’autre en sa cohérence avec les

autres normes participant à la régulation de l’organisme. Le

point essentiel étant que la constitution physiologique d’un

organisme admette la possibilité de réaliser les mêmes

fonctions en empruntant des chemins différents. Ce qu’un

automate ne saurait faire, n’accédant pas à cette souplesse qui

fait la différence qualitative du vivant sur l’inerte. Souplesse

autorisant une certaine forme de créativité, une labilité,

avec, pour pendant négatif sur lequel Canguilhem s’étendra

plus avant dans l’apostille de 1966, l’erreur.

De tout ceci résulte que la complémentarité du point de

vue de la norme et de celui de la loi doit être maintenue pour

permettre une compréhension intégrée et conséquente des

processus à l’œuvre dans le vivant. Aux mécanistes qui ne

considéreraient que le second, l’auteur rétorque que si les

lois physico-chimiques dans ce qu’elles ont de nécessaire

Page 105: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

105

s’appliquent effectivement à un niveau local, le

fonctionnement d’un organisme exige encore que l’on tienne

compte de son fonctionnement global qui lui, est normatif.

De fait, s’en explique Canguilhem, lorsque l’on « qualifie de

pathologie un symptôme ou un mécanisme fonctionnel isolé,

on oublie que ce qui les rend tels c'est leur rapport

d'insertion dans la totalité indivisible d'un comportement

individuel »86. C’est l’une des principales limites communes à

l’approche mécaniste et au réductionnisme que

d’entreprendre la pathologie de manière localisée et non sous

le rapport du fonctionnement global de l’organisme. C’est-à-

dire de penser soigner des « foies malades » plutôt que des «

patients malades du foie », des « maladies » plutôt que des «

malades » et des « organes » plutôt que des « organismes ».

D’où l’importance que l’auscultation et la présence du

médecin au côté du malade revêt pour Canguilhem : « si

l'analyse physiologique de fonctions séparées se sait en

présence de faits pathologiques, c'est en effet à une

information clinique préalable qu'elle le doit ; car la clinique

met le médecin en rapport avec les individus complets et

concrets et non avec des organes et leurs fonctions »87. La

recherche en laboratoire et la spéculation même scientifique

seraient bien vaines, amputées de leur enracinement dans

l’expérience vécue de la maladie.

86 G. Canguilhem, op. cit., p. 50. 87 G. Canguilhem, ibid.

Page 106: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

106

Tout l’intérêt du vitalisme que promeut Canguilhem est

à ce titre de nous enjoindre à repenser la vie dans sa

complexité, sa relativité, sa dynamique, sans pour autant ni

renoncer à la comprendre, ni la réduire à l’un de ses aspects

qui ne serait justement, que l’un de ses aspects. Une vie

moins définie par un ensemble de phénomènes comptables

d’un éventail de lois universelles que par sa capacité à

modifier, à combiner, à définir ses normes jusqu’à certaines

limites. Une vie capable de s’autoréguler en adoptant

successivement diverses configurations, mettant en œuvre

des processus multiples, des stratégies se suppléant les unes

aux autres en vue d’atteindre – de par leur flexibilité – une

relative stabilité. Vie normative donc, vie créatrice de

normes.

b. L’originalité de la biologie

Redéfinir la vie au sens biologique du terme, c’est,

corrélativement, redéfinir la science dont le vivant se veut

l’objet d’étude. À savoir, replacer dans un contexte médical,

la physiologie. On peut alors se demander, au vu de ce qui

précède, si une telle « science » en tant que science peut être

envisagée. Cette discipline serait effectivement tenue

d’extraire les lois de phénomènes dont on a vu qu’ils

obéissent avant toute chose à des systèmes de normes

relatifs, évolutifs. On ne trouve pas comme en physique

(classique) de stricte universalité des normes concernant les

individus. Une telle contradiction peut être surmontée en

Page 107: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

107

admettant avec l’auteur que la physiologie n’est pas tant la «

science des lois ou des constantes de la vie normale », que «

la science des fonctions et des allures stabilisées de la vie ».

Cette expression rend compte du fait qu’il n’y a pas qu’un

seul fonctionnement organique possible, mais une diversité

horizontale (les normes sont propres à chaque individu) et

verticale (elles se succèdent au sein de chaque individu) de

propositions physiologiques visant à conserver à l’organisme

sa cohérence globale. Les maladies elles-mêmes doivent être

considérées comme « de nouvelles allures de la vie »88. «

L’état morbide, précise l’auteur, est toujours une certaine

façon de vivre »89.

Chaque « allure de la vie » est ainsi tributaire de son

propre système de normes, irréductible aux autres, évolutif,

mais dont la cohérence doit être garantie pour maintenir les

fonctions vitales du corps en s’adaptant aux variations de son

milieu. L’étude de ces « allures » et de cette créativité

manifestée par le vivant déborde en cela très largement ce

que les outils conceptuels conventionnels de la physique-

chimie permettent d’appréhender. De tels schémas peuvent

composer avec l’aspect « matérialiste » de la vie ; mais le

vivant est plus que cet aspect. Il n’y a ni santé ni maladie de

l’inerte. Il n’y a santé et maladie que de l’être animé. À un

réductionnisme trop expéditif qui donc se réclamerait d’une

forme de cartésianisme ou de mécanisme à la manière de La

88 G. Canguilhem, op. cit., p. 59. 89 G. Canguilhem, op. cit., p. 155.

Page 108: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

108

Mettrie, l’auteur rétorque ainsi que « s’il y a bien une

pathologie biologique, […] il n'y a pas de pathologie

physique ou chimique ou mécanique »90.

Ce que ne manquera pas de rappeler Bergson à

l’occasion de sa conférence au collège de France consacrée à

Claude Bernard91. La biologie en général, la physiologie en

particulier, ne peuvent qu’être inductives en cela que le

vivant intègre la dimension du temps (concept de « durée »)

là où nos connaissances physiques sont avant tout

spatialisées92. Or, pour Gaston Bachelard, l’approche

réductionniste partout à l’œuvre dans la biologie ainsi que

dans la médecine ne relève pas d’une méthode inductive.

Elle pervertit dès lors la description de son objet ; objet

qu’elle créée plus qu’elle ne le décrit comme l’instrument

crée l’unité de mesure de la mesure qu’il prétend mesurer.

90 G. Canguilhem, op. cit., p. 78. 91 H. Bergson, « La philosophie de Claude Bernard », discours

prononcé à l’occasion de la cérémonie du centenaire de C.

Bernard au collège de France, publiée dans La pensée et le mouvant, Paris, Presses Universitaires de France, 2009, chap.

VII, p. 229 sq. 92 H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, Presses universitaires de France,

Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 2007 ; idem, Durée et simultanéité : À propos de la théorie d’Einstein (1922) Paris,

Presses universitaires de France, Quadrige. Grands textes,

Ed. critique, 1992.

Page 109: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

109

Elle réussit sans doute à expliquer le monde, mais n’arrive

pas à compliquer l’expérience ; « complication » qui est

pourtant, si l’on en croit l’auteur de La formation de l’esprit scientifique, la vraie finalité de la « connaissance objective

»93. Ce qui nuirait d’autant à son développement. Par où l’on

voit que certaines options épistémologiques peuvent

également constituer des « obstacles épistémologiques ».

Reste ceci que la biologie ne peut être une science abstraite

comme il pourrait y avoir une logique, une mathématique ou

une physique abstraite. L’objet d’étude de la biologie n’est

pas soluble dans une analyse, ou décomposition des éléments

d’un tout « modèle », factice et idéal. C’est du vivant lui-

même qu’il faut partir pour en déterminer la dynamique, de

même que le ressenti du patient fournit le socle – ou tout au

moins le complément – nécessaire à la compréhension de la

maladie.

Les analyses développées par Bergson et par Bachelard

rejoignent en cela celle de Xavier Bichat, médecin biologiste

français, d’obédience vitaliste et proche de l’École de

Montpellier, connu pour avoir amendé les théories de

Théophile de Bordeu et de Paul Joseph de Barthez

concernant la « force » ou le « principe vital »94. Ses

93 G. Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 1938. 94 « J'appelle principe vital de l'homme la cause qui produit

tous les phénomènes de la vie dans le corps humain. Le nom

Page 110: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

110

conclusions sont formulées dans son essai d’Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine 95,

reprises in extenso par Canguilhem :

Il y a deux choses dans les phénomènes de la vie

: premièrement, l’état de santé ; deuxièmement, celui

de maladie : de là deux sciences distinctes, la

physiologie qui s’occupe des phénomènes du premier

état, la pathologie qui a pour objet ceux du second.

L’histoire des phénomènes dans lesquels les forces

vitales ont leur type naturel nous mène comme

conséquence, à celle des phénomènes où ces forces

sont altérées. Or dans les sciences physiques il n’y a

que la première histoire ; jamais la seconde ne se

trouve. La physiologie est au mouvement des corps

vivants ce que l’astronomie, la dynamique,

l'hydraulique, l’hydrostatique, etc. sont à ceux des

corps inertes : or ces dernières n’ont point de sciences

de cette cause est assez indifférent et peut être pris à volonté.

Si je préfère celui de principe vital, c'est qu'il présente une

idée moins limitée que le nom d'impetum faciens, que lui

donnait Hippocrate, ou autres noms par lesquels on a désigné

la cause des fonctions de la vie » (P.-J. Barthez, Nouveaux éléments de la science de l'homme (1778), Paris, General

Books, 2012. 95 X. Bichat, Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801), Paris, Brosson, Gabon, 1801 (éd.

numérisée sur Gallica).

Page 111: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

111

qui leur corresponde comme la pathologie correspond

à la première. Par la même raison, toute idée de

médicament répugne dans les sciences physiques. Un

médicament a pour but de ramener les propriétés à

leur type naturel : or, les propriétés physiques ne

perdant jamais ce type n’ont pas besoin d’y être

ramenées. Rien dans les sciences physiques ne

correspond à ce qu’est la thérapeutique dans les

physiologiques.96

Bichat s’inscrit ainsi en réaction contre la conception

physicaliste, matérialiste à laquelle succombait la médecine

de son temps. Ce prisme avait pour conséquence l’emploi de

notions inadéquates et de méthodes d’analyse impropres à

l’étude des phénomènes vitaux. Leur spécificité doit être

reconnue ; et partant la physiologie se libérer de l’emprise

réductionniste – et historique – de la physico-chimie. George

Canguilhem reprend à sa manière cette lutte pour la

reconnaissance du caractère irréductible de la biologie,

prenant en quelque sorte la relève des premiers vitalistes.

Fait remarquable : l’actualité de la biologie, les

découvertes récentes qui s’y succèdent paraissent conforter

Canguilhem dans nombre de ses intuitions. Elles prêtent une

dimension nouvelle à son approche vitaliste et

individualisante des organismes, ainsi qu’un relief tout

particulier à son argumentaire en faveur de l’irréductibilité

96 G. Canguilhem, ibid.

Page 112: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

112

de la discipline. Les phénomènes qualifiés d’« émergeant » (a)

et l’« épigénétique » (b) pourraient bien constituer deux des

vecteurs ou occasions de cette réhabilitation.

(a) Le premier – l’émergence – renvoie au constat de

phénomènes faisant irruption dans un système à partir d’un

certain niveau de complexité ou d’organisation de ses

éléments. La caractéristique essentielle de ces manifestations

consiste en ce qu’elles témoignent de propriétés

authentiquement nouvelles, irréductibles à la somme

additive de leurs éléments. Les propriétés émergentes ne

peuvent, en d’autres termes, être déduites ni même induites

des éléments de niveau inférieur à partir desquels ils

émergent. Ce qui ne signifie pas que de telles propriétés

soient sans répercussion sur ces éléments de niveau inférieur,

que cette influence se donne pour immédiate (émergence

forte) ou indirecte (émergence faible). Cette causalité

descendante (cette détermination du tout sur les parties) est

ce qui distingue le phénomène émergeant de

l’épiphénomène, sans influence causale.

Si l’émergence est une notion transdisciplinaire, qui se

rencontre autant en ingénierie qu’en physique générale, en

zoologie (organisation et collaboration dans l’effectuation de

certaines tâches) et en sociologie (mouvements de modes,

etc.), la biologie semble également lui ménager un certain

nombre d’entrées. Bien que de manière prudente et

circonspecte : la discipline en chaire reste extrêmement

prudente envers tout ce qui tendrait à limiter son potentiel

Page 113: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

113

explicatif, sinon à mettre à mal le dogme du déterminisme

intégral. Sous réserve d’inventaire, elle pourrait néanmoins

offrir un certain nombre d’illustrations de phénomènes

d’émergence. Un nombre limité de règles simples

d'interactions neurales engrammées comme des protocoles

d'apprentissage non-supervisés pourraient ainsi permettre,

pour ce qui concerne le domaine des neurosciences,

d’observer l'émergence de structures complexes : ainsi de

l'organisation du cortex visuel primaire et, plus

particulièrement, de l'émergence de la finalisation sélective

de ces neurones à des orientations locales dans l'image

rétinienne (reconnaissance des lettres, etc.). L’exemple le

plus fréquemment cité à notre connaissance reste toutefois

celui de la cellule qui n’est rien moins que l’unité de base du

vivant.

Edgar Morin relève dans le sillage de Canguilhem que

la méthode réductionniste pure est défectueuse en raison de

son usage maniaque et exclusif du principe de disjonction.

Elle en vient à « analyser », à « disséquer » les phénomènes

sans tenir compte de leur complexité interne. Elle en oublie

la dimension qualitative des processus à l’œuvre dans les

totalités organisées, s’aveugle aux articulations pour ne

considérer que les éléments indépendamment les uns des

autres. Le tout, rappelle Edgar Morin, retrouvant par là-

même des accents vitalistes, est imprégné d’une force

spécifique « qualitativement différente de la somme de ses

Page 114: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

114

parties »97. Non que le réductionnisme, souvent lié à la

méthode analytique, s’oppose à la méthode de décomposition

analytique proprement dite, telle que promue depuis

Descartes et le Discours de la méthode. Elle en pointe les

carences, et suggère une manière de combler ces carences

moyennant la prise en considération de la complexité des

phénomènes issus de synthèse qualitative (plutôt que

seulement additive), des entités complexes et des niveaux –

ou strates – qu’ils constituent. Non plus que le « point de vue

de la norme » n’est exclusif au « point de vue de la loi », que

le « point de vue du médecin » ne doit être opposé au « point

de vue du malade », que la lecture « physico-chimique » des

processus biologiques à l’œuvre dans les organismes ne

contredit sa lecture « vitaliste » en termes de fonctions, que

l’ontologie de substance propre à celle-ci n’inscrit en faux

l’ontologie de type organisationnel associé à celle-là, la

possibilité de l’émergence n’annule la pertinence de la

recherche des éléments qui composent les systèmes

complexes. La biologie doit seulement faire en sorte de tenir

les deux bouts, et de ne pas reverser au compte des éléments

appréhendés isolément ce qui n’a de sens et d’existence

qu’intégré dans un tout.

Il s’agit de comprendre que la biologie est une

discipline au carrefour d’autres disciplines dont elle

emprunte, adapte et rénove les approches afin de les adapter

97 E. Morin, Introduction à la pensée complexe, Paris, Points

essais, Le Seuil, 2005.

Page 115: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

115

à son objet. Elle se fait en cela dépositaire de sa propre

épistémologie. La biologie finalisée au soin, devenant

médecine, acquiert au reste un niveau de complexité

supplémentaire en tant qu’elle fait appel à des « valeurs ». De

telles « valeurs » ressortissant au champ de l’éthique sont ce

qui la rapproche de la philosophie en lui faisant embrasser

un champ de réflexion beaucoup plus vaste que celui des

sciences « dures ». Tenons-nous-en pour l’heure à l’autre des

deux domaines de la biologie contemporaine précédemment

cités, susceptible de fournir un second souffle aux intuitions

de Canguilhem.

(b) Nous entendons par là traiter de l’épigénétique.

Laissons au philosophe, généticien et épistémologue Jean-

Jacques Kupiec le soin de préciser dans quel contexte et à

quelle carence théorique répond historiquement l’apparition

de ce domaine de recherche :

Depuis l'Antiquité, les théories biologiques

cherchent à appréhender l'espèce et l'individu. Mais

on a généralement considéré leurs genèses respectives

comme des phénomènes distincts. De ce fait,

l'évolution des espèces et le développement des

organismes sont expliqués par deux théories

différentes, la sélection naturelle et le programme

génétique. Cette séparation pose un problème

récurrent. Dans la réalité, les deux processus sont

imbriqués l'un dans l'autre […] Au XXème siècle,

cette union a été réalisée par ce qu'on a appelé la

Page 116: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

116

synthèse évolutive. On considère que l'évolution des

espèces provient de la transformation par mutation

des programmes génétiques codés par l'ADN. Si cette

théorie permet logiquement de rattacher les deux

processus l'un à l'autre, son coût est élevé. Elle induit

de nouveaux problèmes liés au déterminisme

génétique très fort auquel elle aboutit, et où l'ADN

devient omnipotent : par ses mutations il gouverne

l'évolution et par l'information génétique qu'il

contient il dirige la genèse des organismes. Depuis le

séquençage des génomes, on a la confirmation qu'une

telle conception est difficilement tenable. D'une part,

il y a beaucoup moins de différences entre les

génomes des organismes, y compris ceux qui sont

physiologiquement éloignés, que ce qui était prédit. Il

est donc difficile d'expliquer l'évolution par l'addition

des mutations ponctuelles de l'ADN. D'autre part, la

lecture de ces génomes n'a pas permis de déchiffrer les

fameux programmes génétiques qui contrôleraient le

développement embryonnaire. Il y a beaucoup moins

de gènes que ce qui semble nécessaire pour expliquer

l'ensemble des fonctions réalisées par un organisme. A

cause de ces limites du déterminisme génétique, on

assiste maintenant à un véritable changement de

paradigme, avec l'émergence de la biologie des

systèmes. Au lieu d'être centrée sur l'ADN, la

compréhension des organismes passe par leur

appréhension en tant que systèmes. Dans ce nouveau

cadre, on cherche à équilibrer les influences

Page 117: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

117

provenant des différents niveaux que sont l'ADN, les

réseaux de protéines, les tissus cellulaires, l'organisme

et l'environnement.98

L’épigénétique constitue l’une des approche

synthétique possible de la biologie, équilibrant les influences

d’autres facteurs que strictement génétique. L’exploration de

ce continent récemment émergé contribue à ce titre, autant

que la mise en valeur des propriétés émergentes, à remettre

en question un nouveau type de réductionnisme physicaliste

caricatural qui tendait à réduire le phénotype au génotype99.

Il montre que l’individu physiologique n’est pas que

l’expression d’un programme immuable, fixe et déterminé, la

traduction d’un ADN. Certains facteurs environnementaux

ou comportementaux (conditions de vie, régime alimentaire,

psychologie, etc.) peuvent concourir à la régulation de

l’expression du génome, ceci en contrôlant l’activation ou

bien l’inhibition de certains gènes. Cette découverte d’un «

second code » ou « méta-code » superposé au premier fournit

une réponse partielle à la question posée dès le début du

XXème siècle par l’embryologiste américain Thomas Hunt

Morgan (1866-1945) sur la raison des divergences qui se

constatent entre les différentes cellules chez un individu ; à

savoir sur leur différenciation en cellules spécialisées, à quoi

98 J.-J. Kupiec, L'origine des Individus, Paris, Fayard, Le

temps des sciences, 2008, p. 17-18. 99 Cf. Collectif, Gènes et culture, J.-P. Changeux (dir), Paris,

Odile Jacob, sciences, 2003.

Page 118: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

118

s’ajoute la singularité de chaque cellule au regard de chacune

de ses consœurs : « Si les caractères de l'individu sont

déterminés par les gènes, pourquoi toutes les cellules d'un

organisme ne sont-elles pas identiques ? »100. La même

réponse – celle de l’épigénome – pourrait être donnée à la

question de savoir pourquoi deux spécimens partageant un

même patrimoine génétique (à l’exclusion de quelques rares

mutations somatiques), expriment différemment ce

patrimoine : comment se fait-il que deux vrais jumeaux

(monozygotes) ne soient pas en tout point similaires ?

Comment se fait-il qu’il ne se rencontre pas au monde deux

êtres qui partagent rigoureusement les mêmes propriétés

physiques, physiologiques et même psychologiques ?

Comment rendre raison de l’apparition de certains cancers

lorsque les variations de la séquence d’ADN elles seules n’y

suffisent pas ?

Réponse qui fait appel à d’autres mécanismes relevant

de l’épigénétique, et donc à une lecture différentielle du

code en fonction du milieu où ce code est traduit. Réponse

qui tient à la perturbation occasionnée par des facteurs

environnementaux, affectant non pas le génome lui-même,

mais l’expression de ce génome à la faveur d’épimutations,

bien plus fréquentes, au reste, que les mutations classiques de

l’ADN. Des épimutations qui donc peuvent être définies

comme des altérations du patron d'expression des gènes qui

100 T.H. Morgan, The Theory of the Gene, New Haven, Yale

University Press, 1926.

Page 119: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

119

laissent intacte la séquence nucléotidique. Et – chose

inattendue, iconoclaste en cela qu’August Weismann avait

posé la séparation des lignées germinales et somatiques –

transmissibles non seulement à d’autres cellules issues des

premières au cours de la mitose, mais aussi à la descendance,

c’est-à-dire héritables sur plusieurs générations à la faveur de

la méiose, quoique leur cause environnementale puisse avoir

disparu.

La conclusion est résumée par Thomas Jenuwein,

directeur de recherche au Max Planck Institute of

Immunobiology and Epigenetics (MPI-IE) de Freiburg :

«  On peut sans doute comparer la distinction entre la

génétique et l’épigénétique à la différence entre l’écriture

d’un livre et sa lecture. Une fois que le livre est écrit, le texte

(les gènes ou l’information stockée sous forme d’ADN) sera

le même dans tous les exemplaires distribués au public.

Cependant, chaque lecteur d’un livre donné aura une

interprétation légèrement différente de l’histoire, qui

suscitera en lui des émotions et des projections personnelles

au fil des chapitres. D’une manière très comparable,

l’épigénétique permettrait plusieurs lectures d’une matrice

fixe (le livre ou le code génétique), donnant lieu à diverses

interprétations, selon les conditions dans lesquelles on

interroge cette matrice.  »101. Pour conserver le registre de la

métaphore, si le génome était le texte, l’épigénome en serait,

101 Entretien mis en ligne à l'adresse :

http://mpief2.iwww.mpg.de/jenuwein

Page 120: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

120

en quelque sorte, la ponctuation. Celle-ci jalonne le texte de

points et de virgules qui, en dernier ressort, bouleversent

l’interprétation du texte.

Au patrimoine génétique dont héritent les individus

doit être ajoutée une programmation parallèle de sa mise en

œuvre au gré de processus sous l’influence d’une pluralité de

facteurs environnementaux. Une influence qui rend

inopérante toute tentative méthodologique pour réduire un

organisme à l’expression de son génome. La stabilité

dynamique de l’épigénome renvoie à celle des formes

adoptées par la vie pour remplir ses fonctions : chacune est

singulière, et doit être apprécié de manière individuelle. Les

objections soulevées par Canguilhem contre le

réductionnisme de son époque conservent ainsi en ce début

de XXIème siècle leur entière pertinence. La vie est bien en

tout ceci, une fois encore, ce qui introduit de la différence

dans son milieu. Ce qui converse avec lui pour adapter ses

normes – ici positivement ou non – et affirmer dans sa

plasticité son caractère irréductible à ses seules composantes

internes.

Autant de raisons offertes par l’actualité de se garder

des approches exclusives du monde vivant, qu’elles soient

réductionnistes et/ou physicalistes. Autant de champs de

recherche en gestation qui semblent rappeler l’auteur sur le

devant de la scène. Et appuyer sa thèse selon laquelle l’on ne

saurait pertinemment penser la biologie à l’aune de la

physique. Or la pensée se nourrit du langage. Et c’est souvent

Page 121: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

121

bien davantage les mots qui pensent à travers nous que nous

à travers eux. Le choix des termes prend alors toute son

importance. Et Canguilhem de s’accorder en cette matière

avec Xavier Bichat, autre tenant illustre de l’école vitaliste :

La science des corps organisés doit être traitée

d'une manière toute différente de celles qui ont les

corps inorganiques pour objet. Il faudrait, pour ainsi

dire, y employer un langage différent ; car la plupart

des mots que nous transportons des sciences

physiques dans celles de l'économie animale ou

végétale nous y rappellent sans cesse des idées qui ne

s'allient nullement avec les phénomènes de cette

science. Si la physiologie eût été cultivée par les

hommes avant la physique, comme celle-ci l'a été

avant elle, je suis persuadé qu'ils auraient fait de

nombreuses applications de la première à la seconde,

qu'ils auraient vu des fleuves coulant par l'excitation

tonique de leurs rivages, les cristaux se réunissant par

l'excitation qu'ils exercent sur leur sensibilité

réciproque, les plantes se mouvant parce qu'elles

s'irritent réciproquement à de grandes distances, etc.

(...) La physiologie eût fait plus de progrès si chacun

n'y eût pas porté des idées empruntées des sciences

que l'on appelle accessoires, mais qui en sont

essentiellement différentes. La physique, la chimie,

etc., se touchent, parce que les mêmes lois président à

leurs phénomènes ; mais un immense intervalle les

sépare de la science des corps organiques, parce

Page 122: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

122

qu'une énorme différence existe entre ces lois et celles

de la vie. Dire que la physiologie est la physique des

animaux c'est en donner une idée extrêmement

inexacte ; j'aimerais autant dire que l'astronomie est la

physiologie des astres. 102

Il en ressort qu’une biologie ou une physiologie bien

ordonnée doit être à même d’appréhender les phénomènes

vitaux dans ce qu’ils ont de singulier, sans se contenter de les

réduire à leur dimension physico-chimique, réelle sans

aucun doute, mais incomplète. Une telle exposition que fait

Canguilhem, après Bichat, des spécificités de la biologie, de

la médecine, des contresens véhiculés par les approches

modernes de la discipline et de la nécessité de leur

dépassement sera approfondi ultérieurement dans un second

ouvrage de 1952, La connaissance de la vie, à l’occasion

duquel l’auteur opère un retour réflexif sur la constitution de

la médecine en qualité de science autonome. L’occasion de

revenir plus en détail sur l’intérêt du vitalisme, sur ses

sources historiques et sur la possibilité de concevoir la

biologie au-delà des modèles mécanistes ou techniciens qui

prétendent l’analyser en une somme de parties et, ce faisant,

l’isolent de son environnement.

102 X. Bichat, Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800), Ière Partie, art. 7, §1, Paris, Nabu Press, 2013, p. 58-

59.

Page 123: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

123

Le fait est qu’une réduction des organismes à de pures

structures mécaniques incluses dans un équilibre

autorégulateur, ensemble réductible au fonctionnement de

ces parties, en sus de priver la biologie de son propre champ

de recherches en faisant un département de la physique

chimie, s’avérerait finalement inapte à rendre compte de la

spécificité des organismes et de la complexité du monde

vivant. Un organisme est une chose relative, indissociable de

son milieu. La biologie impose de reconsidérer le vivant

d’après la relation qu’il entretient dans son biotope. Aux

systèmes clos que semblent envisager les mécanistes, il

faudrait substituer des systèmes ouverts, systèmes en

perpétuel échange d’informations et en constante

reconfiguration d’après les conditions que leur impose

l’environnement. Cette inflexion du regard médical que

Canguilhem appelle de ses vœux n’est pas si inédite qu’elle

ne s’inscrive dans la droite ligne du vitalisme défriché avant

la lettre par le médecin anglais Thomas Willis, contemporain

de Descartes103.

Ce que l’auteur reproche essentiellement aux écoles

mécanistes, positivistes, réductionnistes est de ne pas faire

droit à l’aspect le plus significatif, sinon définitoire, de la

103 Une filiation que revendique l’auteur dans d’autres de ses

travaux d’histoire et de philosophie des sciences, parmi

lesquels Études d'histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1968) ou Idéologie et rationalité (1977).

Page 124: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

124

biologie. Le vivant en tant que tel présente une normativité,

une créativité, une dynamique qui le distingue de l’inerte ;

aussi toute science qui prétendrait s’y rapporter doit-elle

considérer cette spécificité – absente des sciences de la

matière au sens restreint du terme. Le vivant porte des

valeurs. Agir sur le vivant, c’est donc, pour ainsi dire, agir

sur des valeurs. Les cultiver, les restaurer, permettre leur

enrichissement : telle est la vocation du soin. De là s’ensuit

que « la médecine existe comme art de la vie » dans la

mesure où « le vivant humain qualifie lui-même comme

pathologiques, donc devant être évités ou corrigés, certains

états ou comportements appréhendés, relativement à la

polarité dynamique de la vie, sous forme de valeur négative

»104. Au-delà de la physiologie et de la médecine, c’est encore

toute la sémantique employée par ces disciplines qui doit

être remise à plat pour prendre en compte cette dimension «

axiologique » et l’élan « démiurgique » de la vie – propriétés

qui, jusque-là, avaient été exclues du discours médical

moderne, du discours de la biologie telle qu’elle se voulait

être, à l’image de la physique.

c. Primat de l’expérience clinique

Un autre indice, et non des moindres, de la spécificité

du champ de la médecine – de la biologie en tant que

104 G. Canguilhem, op. cit., p. 77.

Page 125: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

125

finalisée au soin – est son ancrage dans la clinique. La

construction de la discipline autant que la pratique du soin

présentent un aspect intersubjectif qui ne se retrouve pas

dans les sciences mécaniques. Le physicien ne discute pas

avec les particules. Et rien n’est plus semblable à une

particule qu’une autre particule. Le praticien doit en

revanche faire montre de discernement, arbitrer des conflits

de valeurs qui le mettent en situation de prendre des

décisions qui – parce qu’essentiellement éthiques – ne

peuvent être entièrement justifiées. Ou ne peuvent l’être du

seul point de vue de la science, celle-ci ne procurant que les

moyens d’une fin. Ne disant rien par conséquent de la fin ni

de l’opportunité de recourir aux moyens qu’elle procure.

Cette prise de décision engage directement la responsabilité

de l’équipe soignante vis-à-vis du patient et de son

entourage, chose impensable dans le cas de

l’expérimentation physique. Le monde vivant, à rebours de

l’inerte, est tributaire d’une sensibilité avec laquelle il faut

compter. Le vivant humain est, plus encore, donneur de

sens. Il ressaisit son histoire normative en termes de

valorisation ou de dévaluation de valeurs. Et Canguilhem

d’en revenir aux racines étymologiques d’une notion trop

souvent galvaudée : le terme « valere qui a donné valeur

signifie en latin se bien porter. La santé est une façon

d’aborder l’existence en se sentant non seulement possesseur

ou porteur mais aussi au besoin créateur de valeur,

instaurateur de normes vitales »105. Les êtres doués de vie

105 G. Canguilhem, op. cit., p. 134.

Page 126: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

126

affirment des valeurs et ne sont plus dès lors assimilables à

des horloges sophistiquées, à des Golems de chair,

indifférents aux manipulations qu’on leur ferait subir, dont

on se contenterait d’assurer la maintenance.

Ce qui vaut des malades, vaut également des praticiens

; et combien plus de la discipline. Loin que la médecine soit

réductible à une mission de « dépannage », celle-ci a

vocation à s’intégrer dans un effort d’affirmation de la vie.

En cela peut-elle s’interpréter comme une création de la vie

elle-même se débordant en une activité clinique pour pallier

ses défauts. « La vie pour le médecin, ce n'est pas un objet,

c'est une activité polarisée dont la médecine prolonge l'effort

spontané de défense et de lutte contre tout ce qui est de

valeur négative »106, écrira Canguilhem. La vie fragilisée

donne cours à la médecine qui la prolonge, qui la soutient et

qui la valorise. La pratique médicale, favorisant la rémission

de la normativité vitale chez les individus malades, œuvrant

à la santé, est donc naturellement un agent auxiliaire des

valeurs de la vie. Dans la mesure où la médecine rend

compte de la manière qu’a le vivant de s’étudier lui-même,

elle également, à l’instar du vivant, ne peut que procéder

sous les auspices de la subjectivité et de l’intentionnalité qui

le caractérise : « le jugement scientifique, même relativement

à des objets exempts de valeurs, reste du fait qu'il est acte

106 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,

Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 77.

Page 127: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

127

psychologique, un jugement axiologique »107. Universelle et

objective « en droit », la biologie ne peut négliger « en fait »

la sensibilité de son objet, non plus que sa propre dilection

pour la santé et pour la vie, sa vocation à l’accroissement de

la normativité atrophiée dans la maladie : « On peut

pratiquer objectivement, c'est-à-dire impartialement, une

recherche dont l'objet ne peut être conçu et construit sans

rapport à une qualification positive et négative, dont l'objet

n'est donc pas tant un fait qu'une valeur »108. La médecine a

rapport à des valeurs vitales, et ce sont-elles qui lui donnent

sens.

Or, ces valeurs vitales ne manquent jamais de se

heurter dans le contexte de la décision à d’autres acceptions

– impropres, usurpatoires – de la notion de valeur. La «

valeur financière » au premier chef ; celle-ci se référant au «

prix », tandis que la valeur au sens axiologique du terme

désigne précisément ce qui ne peut en avoir :

l’imprescriptible, l’inestimable, l’inaliénable, ce qui ne peut

faire l’objet d’aucun commerce et n’a donc pas de « valeur

d’échange ». Le prix est un concept quantitatif quand la

valeur relève du fait qualitatif. Le prix ressortit à l’économie

quand la valeur a trait à la morale. C’est ainsi bien parce que

la vie est une valeur – la première d’entre toutes – qu’elle ne

peut être « titrisée ». Monétisée. Sous peine de disparaître en

107 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 144. 108 G. Canguilhem, op. cit., p. 157.

Page 128: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

128

tant que valeur pour se dénaturer en un produit marchand.

La bourse n’est pas la vie. La « gestion » des malades dans le

milieu hospitalier n’est pas pourtant sans témoigner parfois

de dérives telles qu’elles assimilent les soins à des

investissements, faisant appel à des logiques de rentabilité

qui voient en fin de délibération le succès de la « valeur

argent » au détriment de la « valeur santé ». La privatisation

rampante des hôpitaux français, les maladies liées au

vieillissement de la population ainsi que le coût du matériel

de soins nous semble disposer à rendre cette problématique

de plus en plus prégnante.

De tout ceci, l’auteur est bien conscient. Mais il est peu

probable que Canguilhem ait pu imaginer à quelles

extrémités pouvait conduire la mise sur le même plan de la

valeur santé et de la valeur marchande. Si l’hôpital entend en

général valoriser la vie, la bourse accaparante est loin de

partager ses scrupules. Celle-ci pouvant aller jusqu’à faire de

la « valeur santé » une valeur spéculative ; et même

l’antivaleur de la valeur boursière. Le premier cas est illustré

par le régime des fonds de pension. Le second, plus récent,

fraye un marché en plein essor représentant déjà outre-

Atlantique plus de 35 milliards de dollars. Il est dorénavant

possible d’acheter et de revendre sur le marché spéculatif

l’assurance-vie de quelqu’un d’autre ; d’en devenir le

gestionnaire, le mandataire ou le bénéficiaire. Des spots

publicitaires fleurissent sur les canaux télévisés des chaînes

économiques américaines, aguichant les courtiers en quête

de gisements d’intérêt. Il s’agit bien souvent – ce que se

Page 129: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

129

gardent bien de préciser ces spots – de retraités, de

cancéreux, de veufs, dans l’incapacité de rembourser leurs

soins, contraints de mettre leur vie en gage. De vendre

littéralement leur peau avant d’avoir été tués. Les guérisons

sont rares et les décès rapides. Ce qui limite les frais

d’hospitalisation, et permet aux « parrains » de toucher

rapidement la police d’assurance. La brièveté de la vie peut

ainsi faire l’objet d’un pari financier, sinon d’une espérance

de retour sur investissement à plus ou moins court terme.

Non que la chose soit véritablement nouvelle. Il n’est pas

rare que le troisième âge précarisé doive se résoudre à la

vente en viager109. Reste ceci qu’elle n’avait pas cette

extension, et moins encore ce caractère ouvertement

109 Avec parfois quelques surprises, qui ne sont pas toujours

en la faveur de ceux qui croyaient l’affaire entendue. C’est

peu risquer de concéder que le notaire Maître Raffray, qui

contracta un contrat de bail en viager avec l’une de ses

clientes de la ville d'Arles alors âgée de 90 ans, aurait été

mieux inspiré de ne pas s’engager sur ce terrain semé

d’embûches. Comment aurait-il pu savoir que la dame en

question deviendrait la doyenne de l’humanité, et décéderait

à l’âge fort respectable de 122 ans, 5 mois et 11 jours, des

années après lui ? Jeanne Calment – car c’est bien d’elle que

nous parlons – lui coûta deux fois la valeur de sa maison,

ébranlant par son opiniâtreté la confiance mise par les agents

économiques en un système qui avait tout pour faire recette

(atomisation des familles, individualisme, baisse des pensions

de retraite, etc.).

Page 130: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

130

cynique. Ce qui n’avait cours qu’à demi-mot dans les familles

par trop pressées de toucher leur héritage s’est donc ouvert à

une tout autre dimension. La réification de la vie atteint ici

son paroxysme. Et dit assurément beaucoup sur le modèle de

civilisation que nous nous destinons.

Mais il n’est guère besoin de sortir de l’hôpital – ou du

laboratoire – pour assister à des conflits de valeurs, qui sont

monnaie courante dans le domaine de la médecine. Dans la

recherche, en premier lieu, lorsqu’il s’agit de financer le

développement de traitements destinés à prévenir ou à

soigner des pathologies rares et orphelines. Dans la pratique

ensuite, lorsqu’il s’agit de décider de la pertinence d’un

traitement onéreux, ou du maintien en vie d’un patient

comateux. La « raison budgétaire » est bien présente à

l’hôpital. En arrière-plan de toute décision. Mais la valeur

argent, pour abuser du faux-ami, n’est pas si impérieuse

qu’elle élimine tout autre conflit de valeurs, au sens cette fois

le plus originaire du terme rappelé par Canguilhem. Pèsent

sur la décision de nombreux autres paramètres, relevant plus

strictement de l’éthique médicale et de la bioéthique. Jusqu’à

quel point le désir d’enfant justifie-t-il l’intervention de la

médecine ? Comment hiérarchiser les listes de patients en

attente de greffe ? Sur quels critères attribuer les priorités ?

Comment répondre à la souffrance lorsqu’elle devient

insupportable ? Qu’est-ce que la dignité d’une vie ? Qui doit

en décider ? « Laisser mourir », comme y consent la loi

Léonéti, « s’abstenir de soigner » est-elle l’option la plus

convenable lorsqu’un patient peut mettre plusieurs semaines

Page 131: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

131

à s’en aller ? – Mais aider au suicide, n’est-ce pas contrevenir

au serment d’Hippocrate (« primum, ni nocere ») ? Et n’est-

ce pas reconnaître l’échec de la thérapeutique – échec que le

médecin ne laisse pas de s’attribuer ?

Un ensemble de problématiques concrètes qui

nécessitent de pouvoir arbitrer de la valeur d’une vie, de

comparer les valeurs de la vie, les vies elles-mêmes ; de faire

des choix souvent précipités dont il n’est jamais sûr, même a posteriori, qu’ils ont été les bons. La science éclaire notre

jugement mais ne saurait s’y substituer (en témoigne l’échec

du scientisme, expliquant partiellement l’avènement du

relativisme). La science expose des théories de l’être, mais ne

dit rien de ce qui doit être. La science ne nous dit rien de ce

que nous devons faire. C’est ce pourquoi la pratique médicale

au quotidien se donne avant toute chose comme une

pratique éthique de la responsabilité. Le médecin immergé

dans l’expérience doit aborder chaque cas avec

discernement, sans possibilité de connaître à l’avance quelle

sera la nature de son intervention. Celle-ci est pleinement

tributaire de circonstances qui ne se présentent jamais deux

fois. Au praticien de faire la part des choses. À lui de décider

sur quels principes faire reposer sa prescription. À lui de

décider quand et comment agir ; plus fondamentalement, s’il

faut agir et où. Il est assurément un « moment opportun » de

l’action médicale, assimilable sous bien des titres au Kairos grec. Un Kairos de l’initiative, qui investit le praticien

d’obligations et de devoirs à l’égard du patient. Ce n’est qu’au

vu de l’ensemble de ces variables, par référence à des valeurs

Page 132: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

132

qui prennent en compte les sollicitations de l’individu

malade que le médecin peut enfin rendre son appréciation ;

alors seulement qu’il peut dresser son diagnostic et fonder sa

thérapeutique – toujours hanté par l’éventualité de l’erreur.

Appert ainsi au cœur de la médecine une double

dimension éthique et subjective déterminante qui ne se

retrouve pas – ou pas au même degré – dans les sciences

physico-chimiques. Elle en diffère par sa méthode autant que

par ses enjeux. Preuve que la discipline ne peut se satisfaire

d’une seule approche physicaliste, réductionniste et

déshumanisante du phénomène pathologique.

En s’opposant explicitement à Claude Bernard, l’auteur

opère une manière de renversement de la priorité accordée à

la théorie au détriment de la pratique, et à la réduction de la

maladie aux variations des phénomènes physiologiques

normaux qu’introduisait sa conception de la médecine

comme « science des maladies » et de la physiologie comme «

science de la vie »110. Le praticien ayant toujours affaire à des

individus pourvus d’un « sentir » personnel, ne peut traiter

les cas comme des espèces, partir de protocoles de soins

déterminés pour en prescrire l’application automatique à ses

patients ; c’est du patient que la médecine doit procéder,

pour concevoir d’après sa singularité la meilleure forme de

thérapeutique. Non pas soumettre le malade aux rigueurs de

110 G. Canguilhem, op. cit., p. 34.

Page 133: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

133

la théorie, mais adapter la théorie de manière contextuelle à

chaque patient.

Et Canguilhem de rappeler en cette matière que c’est à

partir de la clinique et des attentes exprimées par les malades

que la physiologie s’est constituée comme science : elle en

procède, et non l’inverse. Une antériorité de la demande sur

l’offre réaffirmée par Claude Debru dans un essai dédié à

notre auteur : « Il n’y pas de science de la physiologie

humaine sans technique de restauration de la santé, c'est-à-

dire sans conscience de la maladie par un malade »111. C’est

très exactement tout le propos de Canguilhem que de faire

voir que « la maladie est au principe de l'attention

spéculative que la vie attache à la vie par le truchement de

l'homme. Si la santé est la vie dans le silence des organes, il

n'y a pas à proprement parler de sciences de la santé. La

santé c'est l'innocence organique [...] Il en est de la

physiologie comme de toute science, selon Aristote, elle

procède de l'étonnement »112. Il est, en d’autres termes, une

forme d’« angoisse suscitée par la maladie » qui rend raison

d’un « étonnement proprement vital »113 ; cet étonnement

étant posé à l’origine de la médecine comme discipline du

soin. Un étonnement dont procède la médecine. Un

étonnement que la médecine semble avoir refoulé :

111 Cl. Debru, Georges Canguilhem, science et non-science,

Paris, Editions Rue d'Ulm, 2004. 112 G. Canguilhem, op. cit., p. 59. 113 G. Canguilhem, ibid.

Page 134: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

134

Il y a ici un oubli professionnel – peut-être

susceptible d'explication par la théorie freudienne des

lapsus et des actes manqués – qui doit être relevé. Le

médecin a tendance à oublier que ce sont les malades

qui appellent le médecin. Le physiologiste a tendance

à oublier qu'une médecine clinique et thérapeutique,

point toujours tellement absurde qu'on voudrait dire,

a précédé la physiologie. Cet oubli une fois réparé, on

est conduit à penser que c'est l'expérience d'un

obstacle, vécue d'abord par un homme concret, sous la

forme de maladie, qui a suscité la pathologie sous

deux aspects, de séméiologie clinique et

d'interprétation physiologique des symptômes. S'il n'y

avait pas d'obstacles pathologiques, il n'y aurait pas

non plus de physiologie, car il n'y aurait pas de

problèmes physiologiques à résoudre.114

S’il n’y a pas antériorité des « sciences de la santé » sur

le vécu de la maladie, c’est bien que la santé ne fait pas

« problème » avant qu’elle ne commence à défaillir. C’est

dire que la santé ne devient importante, sinon ne commence

à exister en tant qu’objet de pensée que dans le mouvement

de sa perte – par soi ou par autrui. De même que l’argent ne

commence véritablement à faire problème qu’aux yeux de

ceux qui craignent d’en manquer. De même que la « grève »

rend manifeste (d’où « manifestation ») l’importance

114 G. Canguilhem, op. cit., p. 139.

Page 135: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

135

insoupçonnée de la participation de certains corps au

fonctionnement des institutions. De même que la doctrine

chrétienne s’est constituée essentiellement en réaction à ce

qu’elle ne manquerait pas de qualifier d’hérésie (du gc.

haíresis, « choix »), comme si la « dissidence » avait une

fonction heuristique, révélatrice voire créatrice de la norme.

C’est par ailleurs et paradoxalement ce même constat de la

déviance, du trouble (à l’ordre publique) ou de l’écart aux

mœurs qui permet au législateur de définir la norme

juridique, et non d’abord la norme qui accuserait l’écart115.

C’est en perdant les choses – et plus encore les êtres – que

l’on s’aperçoit de manière rétroactive de leur « valeur ». Que

leur importance nous est rendue sensible. Le vide créé par

leur absence trahit la place qu’ils occupaient au sein d’un

univers jusqu’alors fonctionnel au point de les rendre

invisible. L’état de santé n’est aperçu qu’autant qu’il existe

autre chose que lui, un contrepoint à la santé pour le faire

apparaître. Le fond n’est révélé que par ce qui s’en détache.

Revenons alors sur la définition de la santé proposée

par Leriche : elle est ce qui va de soi, s’établissant dans le «

silence des organes ». Leriche écrit « silence » ; or le silence

n’est rien sans « bruit » pour le faire apparaître. Un tel silence

n’est, par définition, pas quelque chose d’audible. Le bien-

être organique ne saurait, dans cette perspective, être vécu

comme quelque chose de positif, d’excédentaire ; il n’est pas

115 J. Carbonnier, Flexible droit. Pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ, Broché, 2001.

Page 136: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

136

même encore thématisé. En d’autres termes, « bien-être » et «

être » resteront confondus (Kant écrivait que « le bien être

n'est pas ressenti, car il est simple conscience de vivre »)

jusqu’à ce que la maladie fasse apparaître cet état originaire –

l’état de santé – comme une valeur, un idéal à retrouver : «

c'est dans la fureur de la culpabilité comme dans le bruit de

la souffrance que l'innocence et la santé surgissent comme

les termes d'une régression impossible autant que recherchée

»116. L’état pathologique à cette puissance de rendre audible

le silence dont il se fait précisément le trouble.

C’est en cela que la physiologie, concluait Canguilhem,

« procède de l’étonnement », de « l’angoisse suscitée par la

maladie ». Notons ici que la même tonalité affective –

l’angoisse – que Heidegger posait dans Sein und Zeit 117

comme étant la « disposition fondamentale » qui nous

arrache au règne du « sous-la-main », de l’ustensilité, et nous

confronte à qui nous sommes en qualité de Dasein, au

problème que nous sommes, est donc pour notre auteur tout

à la fois ce qui découvre la santé sur fond de maladie,

découvre le bien-être au prisme de la souffrance et donne à

la physiologie ses lettres de noblesse. Autre manière de

départir le mécanique du biologique : le vivant seul se

116 G. Canguilhem, op. cit., p. 180. 117 M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit), trad.

Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie,

1986, §40 : « L'affection fondamentale de l'angoisse comme

ouverture privilégiée du Dasein », p. 143 seq.

Page 137: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

137

confronte à l’angoisse. Et c’est d’abord en réaction à cette

expérience vécue et subjective, qui ne se rencontre qu’au

chevet des malades et non dans un laboratoire, que la

médecine s’est constituée. C’est au service d’un geste

technique de guérison et dans le but d’optimiser son

efficacité, de lui donner plus de portée, que la physiologie

s’est établie comme science. La médecine en tant que

recherche spéculative, en tant que théorie de la vie

biologique, apparaît donc seconde sur le plan génétique par

rapport à la sollicitation première d’un secours extérieur par

des individus se découvrant malades. C’est l’interpellation

d’autrui par une humanité souffrante qui introduit cet

anonyme à son statut de médecin. L’individu fait sa santé ; il

fait sa maladie ; il fait aussi son guérisseur, sa guérison et l’art

censé l’accompagner. Primat logique de la maladie sur la

santé, primat logique de la pratique sur la théorie et

antériorité de la clinique (de la « demande ») sur l’instruction

de la discipline (l’« offre ») sont autant de retournements que

Canguilhem oppose à ses prédécesseurs, à même d’inaugurer

une autre forme de médecine, plus humble, plus imprégnée

de ses objectifs réels – de sa vocation thérapeutique – et

moins de son développement autotélique sur le plan « pur »

(au sens kantien) de l’abstraction.

C’est par ailleurs précisément sur cette priorité donnée

à la thérapeutique sur la constitution d’un savoir objectif que

Canguilhem se reconnaît le plus expressément dans

l’approche de la discipline selon René Leriche. Leriche avait

effectivement été l’un des premiers de sa discipline à

Page 138: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

138

reconnaître la souffrance de l’individu malade, fut-ce pour

l’en soulager. Tout aussi décisive aux yeux de Canguilhem

était ce second geste théorique accompli par le chirurgien,

invitant à remettre en cause autant les fins que les moyens

de la médecine. Une telle remise en cause se reformule en

termes de subordination de la « science » à la « technique ». Il

s’agit, pour Leriche, de valoriser le statut fondateur de la

clinique ; par suite, de restituer la technique médicale à sa

finalité thérapeutique plutôt que scientifique. La technique

médicale, non plus que l’intervention du praticien, ne

doivent être pensées comme des moyens de produire un

savoir – ce qui aboutirait à remiser au second plan l’idéal de

la guérison. Mise au service du soin, la médecine engendre

un savoir de manière dérivée qui servira ensuite à parfaire la

thérapeutique. La connaissance procède du soin et non le

soin de la connaissance. La connaissance est au service du

soin et non le soin au service de la connaissance.

Un détour par la racine étymologique du mot «

médecin » – du lat. medicus, « qui soigne », « aide à guérir » –

rappelle éloquemment la vocation originelle du praticien.

Entendons bien que le risque ne réside pas dans la recherche

de connaissances, non plus que dans l’instrumentation qui

rend celle-ci possible. La connaissance est l’outil théorique

qui accroît l’efficacité du geste médical, de même que

l’amélioration de la technologie permet une meilleure

précision dans les interventions. Le risque apparaît bien

plutôt avec la tentation de prendre la connaissance et

l’instrumentation pour le fin mot de la médecine. Lorsque la

Page 139: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

139

connaissance ou l’instrumentation temps et prétend à

devenir la seule modalité du rapport aux malades. Aussi

l’auteur ne laisse-t-il pas de souligner cet écart de pensée qui

permet à Leriche de faire un pas de côté dans le sens de la

thérapeutique. De fait, et en rupture d’avec les présupposés

de la médecine expérimentale, « Leriche pense, lui, qu'on

procède le plus souvent en fait, et qu'on devrait en droit

presque toujours procéder, de la technique médicale et

chirurgicale, suscitée par l'état pathologique, à la

connaissance physiologique »118.

Procéder de la technique médicale pour accéder à une

connaissance physiologique, c’est partir de la maladie et du

traitement de la maladie pour aboutir à une règle générale

(pratique ou gnoséologique), et non d’abord d’une règle

générale (pratique ou gnoséologique) pour aboutir au geste

médical. La composante abstraite de la médecine ne doit pas

prévaloir sur ses effets concrets. Ce serait intervertir la fin et

les moyens. C’est en ce sens que Canguilhem peut affirmer

que la « technique » doit primer sur la « science ». La «

technique » médicale renvoie à une modalité d’appréhension

axiologique du vivant affecté ; la science proprement dite

aborde ce même vivant à des fins gnoséologiques, en vue de

la constitution de savoirs (le terme « science » dérive du mot

latin scientia, signifiant « connaissance »). Mais le savoir doit

demeurer subordonné au geste médical et non le geste

médical mis au service de la théorie. La science est

118 G. Canguilhem, op. cit., p. 38.

Page 140: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

140

l’instrument de la technique et non pas la technique

l’instrument de la science. Science et technique sont deux

visages de la médecine, les deux faces de Janus : qu’ils soient

complémentaires – et censément indissociables – ne signifie

pas qu’ils soient interchangeables, ni que leur ordre de

priorité puisse être subverti sans conséquence.

Le soin doit demeurer l’alpha et l’oméga de la

médecine, pour cela seul que la médecine n’a d’intérêt que si

elle soigne les individus. « Soigner, écrira Canguilhem dans

ses Études d'histoire et de philosophie des sciences, c'est

toujours entreprendre au profit de la vie quelque expérience

»119. Cet acte de soigner, du moins, cette tentative conduite

par le médecin pour restaurer l’intégrité de la puissance

normative des individus souffrants s’inscrit dans le

prolongement de la créativité vitale qui valorise

spontanément l’état de santé. En cela n’est-il pas différent de

son objet : la vie. C’est également par cette affirmation des

valeurs de la vie que la médecine se définit moins comme un

savoir constitué ou en constitution, que comme un « art », au

double sens du latin ars. « Habileté » ou « savoir-faire », elle

est aussi « manière de vivre »120. Ce qui la replace dans

119 G. Canguilhem, Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968 (cinquième édition augmentée en

1983), p. 391. Nous soulignons 120 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,

Bibliothèque des textes philosophiques, 1992, p. 33.

Page 141: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

141

l’horizon de la pratique éminemment éthique qu’elle

constitue au jour le jour pour le médecin, amené à s’ingérer «

au plus profond des problèmes humains ». La dignité de la

médecine tient tout entière dans sa capacité à prendre en

charge la maladie, pour promouvoir le triomphe de la vie sur

ses anti-valeurs.

Si la médecine n’est pas une science au sens strict du

terme, c’est donc aussi par cela que la qualité de normal et de

pathologique fait l’objet d’un délibéré qui « ne se laisse pas

entièrement et simplement réduire à la seule connaissance

»121. Elle est comptable d’un jugement qui, certes, peut

s’appuyer sur une théorie forgée par inférence au regard

d’expériences et de résultats passés, mais outrepasse la seule

énonciation de faits empiriques en affirmant comme allant

de soi la préférence de l’état sain à l’état altéré de la

pathologie. Un tel jugement – axiologique (donc du domaine

de la technique médicale), et non pas gnoséologique (du

ressort de la science) – témoigne des valeurs de la vie. Il

favorise la vie et ce faisant, « prescrit », lorsque la science

entend se contenter de « décrire » (la question reste ouverte

qui consiste à savoir s’il est jamais possible de proposer une

description exempte de prescription : toute analyse ou

représentation implique une sélection, toute sélection

implique une valorisation de certains éléments au détriment

du reste). Cette distinction art/science ou technique/science

121 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 8.

Page 142: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

142

trouve un écho lointain chez Kant qui en précise les termes à

l’occasion de sa Critique de la faculté de juger (1790) : « L'art,

comme habileté de l'homme, est aussi distinct de la science (comme pouvoir l'est de savoir), que la faculté pratique est

distincte de la faculté théorique, la technique de la théorie

(comme l'arpentage de la géométrie) »122. Utile partage qui

rend possible une hiérarchisation des fins : la genèse

théorique des protocoles, des normes, des hypothèses, des

théories et des concepts scientifiques n’a de valeur que

rapportée à l’acte médical – fondement de la clinique – dont

le malade attend une amélioration de son état. Traduit dans

le langage de Canguilhem : dont il attend l’enchérissement

de sa puissance normative diminuée par la maladie.

Cette attente exprimée par le malade à l’endroit du

médecin peut se heurter à une fin de non-recevoir, étant

acquis que le vécu pathologique est pleinement orienté du

côté de la subjectivité, tandis que la science physiologique

prétend structurellement à l’objectivité. L’universalité de la

science fait pièce au droit de cité de la singularité. Il en

ressort, pour ce qui concerne le statut de la médecine, qu’elle

ne saurait une fois de plus s’en tenir aux critères de la science

physiologique – n’ayant pour sa gouverne de finalité que

celle de la connaissance. Tant et si bien qu’il devient

essentiel, à fin que l’art médical ne se transforme pas dans la

122 E. Kant, Critique de la faculté de juger (1790), trad. A.

Renault, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 2000, p.

199.

Page 143: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

143

pratique en une panoplie de protocoles standardisés, de

ressaisir le lien fondationnel qui la rattache à la

problématique humaine ; et donc de l’affranchir d’une

dépendance trop incestueuse au regard de la science. Ce que

la médecine peut accomplir via le ressaisissement des

phénomènes liés à la maladie sous l’angle de la normativité

plutôt que de la norme. Du ressenti, de l’éprouvé et de la

qualité plutôt que de la convention, de la moyenne et de la

quantité. Du sujet affectif plutôt que de l’objet affecté.

René Leriche perd en ce point précis les faveurs de

l’auteur. La conception que le chirurgien nourrit de la

relation du médecin au patient l’amène effectivement, pour

Canguilhem, à négliger l’individu souffrant au profit exclusif

du regard du médecin. La position de Leriche reste en ceci

conforme à celles promues par Auguste Comte et Claude

Bernard. Il y a bien eu, incontestablement, un déplacement

de l’expérimentation in abstracto témoignée par le père de la

sociologie vers une modalité concrète de cette même

expérimentation, plus proche de l’expérience thérapeutique,

qui valut à Bernard le titre de réformateur de la médecine

moderne. Le caractère unique des « cas » n’en est pas moins

resté dans l’ombre, et les techniques de guérison n’ont

nullement empêché la neutralisation méthodiquement

revendiquée du point de vue du malade. Quelque primat que

Leriche ait accordé à la technique au regard de la science, le

recentrement de la médecine sur l’expérience clinique n’a

pas suffi à dissuader le chirurgien de considérer le sens

individuel de la maladie vécue par le malade dans la

Page 144: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

144

continuité de ses prédécesseurs : comme une « gêne », un «

bruit », une forme d’obstacle épistémologique attentatoire à

la bonne intelligence de la maladie par le médecin. Leriche

reconduit cette idée que le médecin ne peut exercer à bon

escient qu’à l’exclusion de tout biais affectif. Or le malade est

un biais affectif, et sa parole elle-même biaisée par les

altérations du jugement et de la perception que suscite sa

pathologie. Pour reconduire l’implication sur un plan

juridique, on ne peut être tout à la fois juge et partie. Le

discours du malade s’inscrit dans une situation de conflit

d’intérêts qui suffit à le faire considérer comme nul et non

avenu. Son témoignage ou sa déposition perd toute valeur

indicative ou diagnostique.

Ce n’est que par une « mise à l’écart » systématique du

discours du malade que la médecine comme science acquiert

sa légitimité, et comme pratique son efficacité. « Si l'on veut

définir la maladie, il faut la déshumaniser » ; « dans la

maladie, ce qu'il y a de moins important au fond, c'est

l'homme »123, reprend l’auteur, paraphrasant Leriche. La

maladie n’a pas droit de cité par le fait du malade ou de

l’individu se découvrant souffrant ; elle n’accède à son

objectivité qu’une fois une personne extérieure à cette

souffrance – un médecin qualifié, habilité à reconnaître des

symptômes cliniques – intervenue pour faire coïncider le

123 Cf. R. Leriche, « Où va la médecine ? », dans Encyclopédie française, t. 6, Paris, 1936 ; cité par Canguilhem op. cit., p.

53.

Page 145: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

145

mot et la chose, pour aligner le mot et les maux. Le « se

sentir malade » n’a, chez Leriche, aucune valeur

performative. L’individu n’est pas malade parce qu’il se

représente être malade – ou bien les hypocondriaques

thésauriseraient effectivement l’ensemble des maladies (à

l’exception de la seule dont ils pâtissent vraiment :

l’hypocondrie). Inversement, le diagnostic pathologique peut

être éventuellement posé en dépit de l’absence de souffrance

signifiée par le patient. La maladie peut rendre compte d’un

déficit fonctionnel infrasensible : ainsi de la tumeur maligne

que le patient ne ressent pas – encore – nécessairement. La

théorie nosologique avancée par Leriche n’est donc pas

dénuée de raison. Et c’est peut-être là, sous réserve

d’inventaire, l’un des travers de l’approche perspectiviste de

Canguilhem, faisant dépendre la maladie du « se sentir

malade », que de n’avoir pas pris en compte ces quelques cas-

limites.

Lesquels ne sauraient suffire à réhabiliter le paradigme

général de la médecine telle que le chirurgien l’expose dans La philosophie de la chirurgie 124. Médecine du corps plutôt

que du sujet, ou du « corps sans esprit », donnant le change

au modèle spinoziste du « corps sans organes ». Médecine

indifférente au point de vue du malade que récuse

Canguilhem au nom de la reconnaissance de la réalité

individuelle de la maladie. La subjectivité souffrante porte

124 R. Leriche, La philosophie de la chirurgie, Paris,

Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique, 1951.

Page 146: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

146

nécessairement un jugement sur sa maladie, jugement qui lui

donne sens au regard du malade. Le malade seul peut aviser

de son état de santé – parce que lui seul ressent l’obstacle

qu’est la maladie. Poser un diagnostic ne peut se faire sans

référer au discours du malade dans la mesure où une

irrégularité aperçue dans le relevé des normes

physiologiques n’est pas nécessairement morbide. Une telle

irrégularité pourrait, bien au contraire, correspondre à la

normalité du cas considéré, chaque cas étant dépositaire de

sa propre complexion, de sa propre norme de la normalité.

CONCLUSION

Par les critiques que Canguilhem adresse

respectivement à la médecine telle qu’elle se définit sous les

auspices d’Auguste Comte, de Claude Bernard et de René

Leriche, se dégage par contraste une approche spécifique de

la discipline comme « art de la guérison » que l’auteur faire

sienne et mettre au cœur de sa réflexion sur le normal et le

pathologique. L’auteur identifie plusieurs failles théoriques

qui se retrouvent en proportions variables chez ces trois

auteurs, soit qu’ils privilégient la théorie sur

l’expérimentation, le laboratoire sur la clinique, la science (la

connaissance) sur la technique (le soin), ou encore prônent

le caractère hégémonique et dirimant du regard du médecin

sur celui du patient. Tous aboutissent à nier la subjectivité de

l’individu malade en vertu du principe selon lequel toute

maladie peut être ramenée à une dérivation des phénomènes

Page 147: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

147

physiologiques normaux. Ce eu égard au principe de

Broussais, postulat atavique aboutissant en dernier ressort à

l’effacement de l’altérité foncière de la maladie, à savoir de la

maladie comme adoption par le sujet malade de nouvelles

normes qualitativement distinctes des précédentes. – Ce

qu’elle est néanmoins, rétorque Canguilhem. Ce qu’elle est

d’autant plus que chaque malade façonne sa maladie en se

l’appropriant, de même que la maladie façonne l’individu

malade au point de reconfigurer son rapport à la vie, sa

manière d’être au monde.

Le savoir médical ne peut plus à ce titre faire

abstraction du ressenti de la maladie par le malade. Ce qui

signifie qu’il ne peut plus s’actualiser dans la thérapeutique

de manière protocolaire et uniforme. L’intervention du

praticien devient un geste singulier voué à une application

qui n’a de sens que référée à un contexte. Elle nécessite un

acte unique, chaque cas étant lui-même unique, adapté à

l’unicité de chaque situation. Elle implique une pratique

relationnelle et une dimension humaine que lui dénient

nombre de ses théoriciens au nom de l’objectivité. La même

injonction d’objectivité qui fait considérer la science

(physiologique) comme supérieure à la technique (médicale),

la devançant ou devant l’asservir (la détourner) à des fins

heuristiques plutôt que thérapeutiques. Ce qui est encore

perdre de vue que la médecine répond au premier chef à une

finalité de guérison. De guérison ou à défaut, de restitution

d’une normativité vitale suffisamment active pour composer

avec/malgré les changements du milieu. Car la médecine est

Page 148: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

148

toujours valorisation de la vie ; elle est le fait externe de la

vie elle-même agissant sur elle-même directement pour se

maintenir, de même que la norme sociale et la

transformation du monde procèdent du même agir,

quoiqu’indirect. C’est en quoi Canguilhem peut dire que la

médecine « prolonge la vie », à tous les sens du terme : la

faisant perdurer, elle poursuit son élan, la continue et lui

répond de l’extérieur. La médecine est la vie se réinventant

« en art » pour se prévenir contre sa destruction possible. En

« art » ou en « technique » plutôt qu’en « science » ; car « il en

est de la médecine comme de toutes les techniques. Elle est

une activité qui s'enracine dans l'effort spontané du vivant

pour dominer le milieu et l'organiser selon ses valeurs de

vivant. C'est dans cet effort spontané que la médecine trouve

son sens, sinon d'abord toute la lucidité critique qui la

rendrait infaillible. Voilà pourquoi, sans être elle-même une

science, la médecine utilise les résultats de toutes les sciences

au service des normes de la vie »125. La médecine « au service

des normes de la vie » ne trouvera pas la vie dans le

laboratoire. Raison pourquoi c’est au plus près de son objet –

de son sujet – qu’elle doit chercher sa raison d’être.

L’individu malade doit ainsi redevenir la référence de

l’épistémologie des notions médicales.

125 G. Canguilhem, op. cit., p. 156.

Page 149: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

149

II. Des notions repensées au regard du patient

Douleur, maladie, mort, santé, normes, normativité,

etc. La médecine fait un usage pragmatique et quotidien de

ces concepts, sans plus avant se questionner sur leur

définition. Si bien que ces notions en sont venues à

fonctionner de manière autonome, à constituer un réseau de

« boîtes noires », de « motifs » autarciques immunisés contre

tout questionnement. La notion de « boîte noire » que nous

employons ici n’est pas de Canguilhem, mais reprise au

sociologue des sciences Bruno Latour. Latour la définit

comme faisant référence à un système, objet, concept auquel

nous recourons abstraction faite de son contenu ou de son

fonctionnement interne126. Un tel usage serait devenu

courant en milieu hospitalier. Si bien que des concepts

névralgiques tels ceux de « normalité », de « santé » et de «

pathologie » évolueraient dans une forme de « flou artistique

» propice aux quiproquos. Or, avertit l’auteur, « sans les

concepts de normal et de pathologique, la pensée et l’activité

du médecin sont incompréhensibles. Il s’en faut pourtant de

beaucoup que ces concepts soient aussi clairs au jugement

médical qu’ils lui sont indispensables. Pathologique est-il un

concept identique à celui d’anormal ? Est-il le contraire ou le

contradictoire du normal ? Et normal est-il identique à sain ?

126 B. Latour, La science en action : introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 2005.

Page 150: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

150

Et l’anomalie est-elle la même chose que l’anormalité ? Et

que penser enfin des monstres ? »127 Autant de notions dont

les contours indéfinis nuisent à l’appréciation des

phénomènes biologiques et à la prise en charge de la

pathologie par la médecine.

Fort de ce constat, et du constat de l’échec de la

médecine moderne frayée par Comte et par Bernard à

ressaisir l’originalité de la vie, l’auteur déclare son « ambition

de contribuer au renouvellement de certains concepts

méthodologiques, en rectifiant leur compréhension au

contact d'une information médicale »128. Une carence

théorique doit être résorbée, ce qui ne peut être qu’à la

faveur d’une véritable « épistémologie des concepts ».

Épistémologie bénéficiant de l’éclairage de l’histoire des

sciences, mais également de celui des hommes de science –

donc du contexte qui les a vu naître, du cadre intellectuel

ambiant qui a permis aux savoirs de se constituer et aux

pouvoirs de suivre. Il s’agira, une fois actée cette mise au

point, d’interroger la teneur parascientifique de ces concepts.

Teneur morale et politique principalement, artistique,

religieuse, métaphysique en seconde intention ; en tout cas

étrangère aux sciences proprement dites. Les partis-pris

doivent être mis au jour derrière l’apparente évidence du

127 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,

2000, p. 155. 128 G. Canguilhem, op. cit., p. 8.

Page 151: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

151

discours scientifique. L’histoire des sciences ne peut

effectivement se satisfaire d’une banale historiographie.

L’épistémologie située de Canguilhem doit s’inscrire sur un

autre plan qui ne méconnaisse pas le rôle décisif joué par les

émotions humaines sur le théâtre des sciences de la

controverse scientifique. Un plan qui doit être celui de la

philosophie. Penser la science dans une optique

philosophique, c’est reconsidérer les relations complexes

qu’entretient la science du vivant avec le vivant dont elle est

la science, le vivant incarné qui se conçoit à travers elle.

Nous qui pensons les sciences sommes ce vivant qui se

conçoit lui-même au crible de la physiologie. Et la

physiologie ne saurait être une science absente aux idées

reçues qui minent l’appréhension des véritables enjeux de la

médecine. Les concepts scientifiques mobilisés sans examen

témoignent des problèmes qu’ils cèlent. Or ce sont eux,

précisément, que l’épistémologie philosophique doit

retrouver. Canguilhem invite ses lecteurs et plus

précisément, les jeunes (et les moins jeunes) médecins de ses

lecteurs, à cultiver les interrogations qui nous rappellent que

« tout ne va pas sans dire ». Si pour Deleuze, « la philosophie

est l'art de former, d'inventer, de fabriquer des concepts »129,

il est d’abord question pour notre auteur de « préciser » ceux

qui ont cours. Ceux qui déteignent sur nos appréciations,

jugements et opinions ; influencent à ce titre les décisions

129 G. Deleuze, F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?,

Paris, Les Editions de Minuit, Reprise, 2005.

Page 152: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

152

que nous croyons objectives et évacuent du champ de nos

préoccupations certains problèmes que nous pensons résolus

sans même les avoir abordés. Toute réflexion critique sur la

médecine doit s’associer d’une prise en compte des impensés

et des valeurs latentes que diffuse à son insu – à travers ces

notions – le discours médical. C’est en effet, remarque

Canguilhem, « un fait avec lequel il faut compter qu’on vient

à la médecine généralement en toute ignorance des théories

médicales, mais non sans idées préconçues sur bien des

concepts médicaux »130.

Une telle formule n’est pas sans rappeler les mises en

garde que formulait Bachelard à l’attention des aspirants

savants :

L'idée de partir de zéro pour fonder et accroître

son bien ne peut venir que dans des cultures de simple

juxtaposition où un fait connu est immédiatement une

richesse. Mais devant le mystère du réel, l'âme ne

peut se faire, par décret, ingénue. Il est alors

impossible de faire d'un seul coup table rase des

connaissances usuelles. Face au réel, ce qu'on croit

savoir clairement offusque ce qu'on devrait savoir.

Quand il se présente à la culture scientifique, l'esprit

n'est jamais jeune. Il est même très vieux, car il a l'âge

de ses préjugés. Accéder à la science, c'est,

spirituellement rajeunir, c'est accepter une mutation

130 G. Canguilhem, op. cit., p. 15.

Page 153: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

153

brusque qui doit contredire un passé. La science, dans

son besoin d'achèvement comme dans son principe,

s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un

point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour

d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion; de

sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion

pense mal ; elle ne pense pas : elle traduit des besoins

en connaissances. En désignant les objets par leur

utilité, elle s'interdit de les connaître. On ne peut rien

fonder sur l'opinion : il faut d'abord la détruire. Elle

est le premier obstacle à surmonter. Il ne suffirait pas,

par exemple, de la rectifier sur des points particuliers,

en maintenant, comme une sorte de morale

provisoire, une connaissance vulgaire provisoire.

L'esprit scientifique nous interdit d'avoir une opinion

sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des

questions que nous ne savons pas formuler

clairement. Avant tout, il faut savoir poser des problèmes. Et quoi qu'on dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d'eux–mêmes. C'est précisément ce sens du problème qui donne la marque

du véritable esprit scientifique. Pour un esprit

scientifique, toute connaissance est une réponse à une

question. S'il n'y a pas eu de question, il ne peut y

avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi.

Rien n'est donné. Tout est construit. 131

131 G. Bachelard, La Formation de l'esprit scientifique.

Contribution à une psychanalyse de la connaissance

Page 154: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

154

En précisant ceci que Bachelard entendait avant tout

démarquer d’esprit scientifique (paradoxal) de l’opinion

(doxa), lorsqu’il s’agit d’abord pour Canguilhem d’interroger

le rapport des sciences à la philosophie. Les certitudes naïves,

en d’autres termes, sont moins pour Canguilhem le fait de

l’opinion que de la science qui ne se réfléchit pas. La science

aussi colporte et fortifie des opinions qu’elle tourne en «

évidences » ; charge est à la philosophie de les faire ressortir,

d’interroger à nouveau frais certaines notions et acception

qui ont cessé de faire problème. En procédant ainsi, s’en

justifie l’auteur, « nous pensons obéir à une exigence de la

pensée philosophique qui est de rouvrir les problèmes posés

plutôt que de les clore »132. Philosopher ne revient pas

d’abord à décréter que les choses ont un sens, et quel sens

ont les choses ; c’est instiller du doute. C’est « rouvrir les

problèmes », les déplacer de l’impensé à la conscience – tant

il est vrai que l’« étonnement » est bien l’affect

caractéristique de la philosophie. En cela l’auteur reconnaît-

il à la philosophie la fonction heuristique que Bachelard

réservait à l’investigation scientifique : celle d’exhiber en

pleine lumière le caractère problématique de certains

énoncés, oblitéré par leur usage irréflexif.

objective, Paris, Vrin, 1938, chapitre I, p. 14. Nous

soulignons. 132 G. Canguilhem, op. cit., p. 9.

Page 155: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

155

À cela s’ajoute ce fait que Pierre Duhem allait mettre

en valeur, que les observations étant déjà lestées de théorie,

une induction originelle ou pure sur le modèle théorisé par

Francis Bacon serait une vue de l’esprit 133. Il s’agira par

conséquent de dépister, derrière l’emploi des mots, les

normes et préjugés que ces mots véhiculent. Une mise à jour

appelant en dernier ressort un dépassement lucide des

acceptions traditionnelles d’une nomenclature qui devra

désormais prendre acte de la spécificité de la vie, de la «

logique du vivant ».

A. NORMES, NORMALITE, NORMATIVITE, MOYENNE

Nous savons désormais qu’il est une qualité propre au

vivant qui ne permet pas de comprendre les phénomènes se

déroulant à l’intérieur d’un système organique comme la

seule somme de ses parties constitutives. Le tout est

davantage que ses éléments, illustration de l’équation de la

synergie : un plus un égale trois. Les organismes bénéficient

de propriétés qualifiées d’émergentes qui légitiment

l’institution de la biologie comme science à part entière,

distincte de la physique-chimie. De ce que le vivant ne

133 P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 2007.

Page 156: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

156

puisse être appréhendé comme un simple dispositif

réagissant à des contraintes comme un ressort soumis à

diverses pressions, il résulte que c’est par autre chose, par son

aspect le plus intime et le plus essentiel qu’il doit être

redéfini. Loin d’être une entité passive, le vivant est proactif,

tout à la fois sujet et objet de sa création ; et c’est par sa

normativité, à savoir sa capacité à générer de nouvelles

normes déterminant ce qui sera valorisé ou exclu du système

pour que l’organisme puisse se maintenir et se développer,

par cette « activité normative » en œuvre dans tout être

vivant qu’il doit être compris. En cela la vie, de par sa

dynamique, peut-elle être conçue comme « volonté de

puissance » au sens où Nietzsche pouvait entendre cette

association de volonté et de puissance 134. Puissance qui

s’actualise dans un « impératif de surpassement »

reconductible à l’infini.

La vie cherche toujours à conserver, au-delà des

variations de son environnement, une homéostasie qui

s’accomplit aux antipodes de l’homogénéité de la matière

brute. Elle est une lutte contre l’indifférence, un effort

permanent objecté à la propension de toute chose à

retourner à l’inertie : « La vie, écrivait Canguilhem, cherche

à gagner sur la mort, à tous les sens du mot gagner et d'abord

au sens où le gain est ce qui est acquis par jeu. La vie joue

134 « Qu'est-ce qu'être actif ? C’est tendre à la puissance » (F.

Nietzsche, La volonté de puissance, L. II, § 3, trad. G.

Bianquis, Paris, Gallimard, Tel, 1995.

Page 157: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

157

contre l'entropie croissante ». La vie engage le biologique

dans une partie sans fin qu’il finira par perdre. Mais cette

lutte sans vainqueur (« mort, quelle est ta victoire ? ») sera

également une occasion pour le vivant de déployer un

éventail de formes d’existence et de comportements que seul

l’obstacle pouvait faire émerger. Nécessité est dite mère

d’invention. Non sans raison. Une telle lutte imposant à la

vie de toujours aller de l’avant renvoie dans le registre

axiologique à ce que Nietzsche aurait appelé le combat du «

surhumain » ou de l’esprit artiste contre le nihilisme du «

dernier homme ». La vie est, au contraire de l’état morbide

du dernier homme – celui de l’être dégradé pour qui tout est

égal –, ce qui introduit de la différence dans son milieu, ce

qui refuse de se laisser dissoudre. Il n’y a pas d’anhédonie de

la vie. La vie ne peut se contenter d’être une pure et simple

reconduction d’elle-même. Elle doit incessamment se

réinventer, se réguler constamment au regard des

impondérables et des rigueurs de l’environnement. On

pourrait en conclure, en pastichant Bichat, que « la vie est

l’ensemble des normes qui résistent à l’indifférence ».

a. Norme, normalité et normativité

C’est à cette aune que la notion de « normalité » prend

véritablement son sens. Une autre orientation doit être prise

dans la définition de la normalité, qui prenne en compte le

caractère protéiforme, mobile, évolutif des normes qui la

caractérisent. Qu’elle s’applique au vivant ou au milieu, cette

Page 158: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

158

notion de normalité ne peut jamais s’y appliquer que par

déduction de l’état de la relation qui les fait dialoguer. C’est

en effet en relation avec un milieu donné qu’un organisme

peut être déclaré normal et fonctionnel, attendu que ses

normes de vie lui rendent viable cet environnement, ou que

cet environnement lui soit rendu viable par les modifications

qu’un organisme lui applique. De là l’invitation qui nous est

faite à repenser les concepts médicaux de manière

différentielle – c’est-à-dire renvoyant à autre chose qu’eux-

mêmes – et contextuelle : « Au lieu de considérer un type

spécifique comme réellement stable, parce que présentant

des caractères exempts de toute incompatibilité, ne pourrait-

on le tenir pour apparemment stable parce qu'ayant réussi

momentanément à concilier par un ensemble de

compensations des exigences opposées. Une forme spécifique

normale serait le produit d'une normalisation entre fonctions

et organes dont l'harmonie synthétique est obtenue dans des

conditions définies et non pas données ? »135. Le normal et le

pathologique ne peuvent être conçus de manière absolue ou

essentielle, en tant que références abstraites : « normal », «

pathologique » qualifient des rapports et non des

fonctionnements hors-sol. « Nous avons proposé, écrira

Canguilhem dans La connaissance de la vie (1952)136, que ni

le vivant, ni le milieu ne peuvent être dits normaux si on les

considère séparément, mais seulement dans leur relation ».

Bien plus : ce n’est pas d’abord le vivant ou le milieu qui

135 G. Canguilhem, op. cit., p. 104. 136 G. Canguilhem, op. cit., p. 161.

Page 159: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

159

doivent être pensés normaux, viables ou déficients, mais bien

plutôt la qualité de leurs relations d’adéquation avec

l’environnement ; ensuite seulement, par capillarité, le

vivant ou le milieu.

Non seulement « le vivant et le milieu ne peuvent être

dits normaux s’ils sont pris séparément », mais un vivant «

normal » ne pourra l’être à cette enseigne dans un milieu

donné qu’à condition de présenter une « solution

morphologique et fonctionnelle » habilitée à « répondre à

l’ensemble des exigences de ce milieu »137. Quant au milieu,

il sera dit réciproquement « normal pour une forme vivante

donnée dans la mesure où il lui permet une [...] fécondité, et

corrélativement une [...] variété de formes, à fin que, le cas

échéant de modifications du milieu, la vie puisse trouver

dans l'une de ces formes la solution au problème

d'adaptation qu'elle est brutalement sommée de résoudre

»138. C’est ce que tendent à suggérer les expériences de

génétique expérimentale réalisées au cours des années 1930

par Georges Teissier et Philippe l'Héritier. Les biologistes

français cités par Canguilhem ont en effet montré que «

certaines mutations qui peuvent paraître désavantageuses

dans le milieu habituellement propre à une espèce, sont

capables de devenir avantageuses, si certaines conditions

d'existence viennent à varier »139. Un organisme se révélant

137 G. Canguilhem, op. cit., p. 91. 138 G. Canguilhem, ibid. 139 G. Canguilhem, op. cit., p. 89.

Page 160: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

160

non-viable lorsqu’exposé à tel milieu déterminé pourra se

révéler viable exposé à tel autre environnement, ou bien

suite à l’évolution des conditions de vie aménagées par cet

environnement. Ce qui vaut des organismes en général vaut

bien évidemment des hommes. Les solutions

qu’expérimentent les hommes aux prises avec les contraintes

du milieu passent aussi par la variabilité des normes. Ces

solutions varient en fonction des populations. Différents

groupes humains peuvent réagir différemment à certains

environnements : insolation, maladies, alimentation,

altitude, etc. Un faible taux de glycémie sera considéré

comme anormal chez les Européens du Nord tandis qu’il ne

sera pas rédhibitoire pour des populations africaines.

L’enzyme de digestion du lait, la lactase, n’a pas été recruté

par la sélection chez les peuples asiatiques tandis que les

asiatiques s’accommodent sans effort des algues que nous ne

digérons pas.

Autant de variations que l’on retrouve à un second

niveau, plus radical, entre individus d’un même groupe : un

tel individu, que ce soit par son entraînement et/ou par ses

prédispositions génétiques, pourra bénéficier d’un rythme

cardiaque plus faible et d’une consommation d’oxygène

moindre qu’un autre, etc. La première relation supposée

apprécier comme normales ou pathologiques la viabilité et la

souplesse des phénomènes vitaux manifestés par un individu

dans son rapport avec l’environnement s’associe donc d’une

seconde relation qui collationne ces phénomènes et

l’individu-même, dans sa manière de composer avec ces

Page 161: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

161

phénomènes. Les progrès de la biologie et de la médecine

témoignent de ce qu’on ne peut pas plus isoler un

phénomène biologique de son milieu pour le modéliser que

l’extraire et l’abstraire de toutes les interrelations, formes,

variations qu’il introduit dans l’organisme en fonction de la

génétique ou de l’épigénétique, de la constitution de

l’individu, de ses antécédents, de sa psychologie, de son

mode de vie ou de son état de santé général.

L’exemple de Napoléon est fréquemment cité, dont on

prétend – entre autre particularité, beaucoup relevant de la

légende – qu’il ne laissait pas de s’accommoder de quelques

heures de sommeil. Des cycles circadiens qui, mis en regard

avec la moyenne statistique, auraient étés loisiblement taxés

de « pathologiques ». À tort. L’empereur n’en souffrait

aucunement. Raison pourquoi le diagnostic du praticien ne

peut se satisfaire d’un regard extérieur comparatif sur le

normal et le pathologique. Le ressenti, la subjectivité ; en

somme l’individualité de chaque sujet restent déterminants

dans l’évaluation d’un état de santé.

Le cas de la durée des cycles de sommeil peut-être

extrapolé à bien d’autres aspects du fonctionnement de

l’organisme. Le rythme cardiaque, comme évoqué

précédemment, peut faire l’objet de variations importantes

d’un individu à l’autre, sans que ces variations soient

nécessairement signes de morbidité. Cela en vertu du fait

que cette particularité peut être constitutionnelle et ne pas

faire problème au regard du fonctionnement de l’organisme

Page 162: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

162

en général, bien qu’elle s’éloigne de la moyenne évaluée

selon des critères tels que l’âge, le sexe, la corpulence et

l'activité. Preuve que les normes que se donne la vie ne sont

pas intégralement solubles ni évaluables en fonction des

moyennes. Preuve également qu’un organisme peut

témoigner d’une quantité d’écart par rapport à la moyenne

sans que son fonctionnement global s’en trouve en quelque

chose détériorait. En résulte ceci, pour pasticher une célèbre

réclame du ministère de la santé, que le pathologique n’est

pas automatique.

Plus fondamentalement, que ces variations – excès

(tachycardie) ou déficit (bradycardie) du rythme cardiaque –

soient réellement l’indice d’un état pathologique dans

certains cas ne suffirait pas non plus à les considérer comme

« anormales ». Elles sont, tout à l’inverse, une réaction

normale à tel état pathologique, induites par cet état

pathologique. Elles définissent les normes du pathologique.

Il y a donc du « normal » dans le pathologique. Moins riche,

moins souple, moins malléable ; une version alternative de la

normalité en tant qu’imposition d’une nouvelle forme du

comportement sollicitée par l’organisme affecté par la

maladie.

Si Canguilhem, en dépit de la distinction qualitative

qu’il pose entre les « allures de la vie » saines et

pathologiques (« Il y a des normes biologiques saines et des

normes pathologiques, et les secondes ne sont pas de même

Page 163: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

163

qualité que les premières »140), peut néanmoins admettre un

critère de facture quantitative départissant le normal du

pathologique, c’est uniquement au regard de la « normativité

», de la puissance d’agir qui s’associe, relativement à un

environnement donné, aux normes de régulation des

organismes qualifiés de sain ou de pathologique. Les normes

diffèrent en nature, essentiellement ou ontologiquement ; la

normativité diffère en extension. La normativité de

l’individu sain se donne pour supérieure à celle de l’individu

malade. Cette supériorité quantitative des normes afférentes

à l’état de santé s’illustre ou bien par une adaptabilité plus

importante aux variations d’un environnement de vie, ou

bien par la capacité de l’homme sain à agir sur

l’environnement en vue de le rendre compatible avec ses

propres normes. La normativité de l’homme malade se

signale par une moindre tolérance aux variations de ses

conditions de vie, ainsi que par une capacité réduite à

modeler son environnement de sorte à transformer

positivement sa relation au monde. Le spectre du viable s’en

trouve d’autant plus entamé. De là le fait que les individus

malades déploient tous leurs efforts pour préserver intactes

et invariantes les conditions du milieu qu’ils occupent,

concentrent leurs efforts à en restreindre l’évolutivité,

sachant que leur propres normes ne pourront pas suivre.

Tout se passe comme si le comportement pathologique de

l’individu ainsi fragilisé œuvrait à limiter les infidélités de

son cadre d’existence – qui sont pour le vivant malade autant

140 G. Canguilhem, op. cit., p. 132.

Page 164: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

164

de risques potentiellement mortels. Comme s’il était devenu

vital de préserver une marge de manœuvre suffisante pour

assurer, jusqu’à la guérison, la relative stabilité de cet

environnement.

Qu’elles soient vécues sous le régime de la normalité ou

de la pathologie, les allures de la vie témoignent toujours de

valeurs, que ces valeurs soient positives et créatrices ou, au

contraire, d’une permissivité réduite : « Parmi les allures

inédites de la vie, il y en a de deux sortes, il y a celles qui se

stabilisent dans de nouvelles constantes, mais dont la

stabilité ne fera pas obstacle à leur nouveau dépassement

éventuel. Ce sont des valeurs normales à valeur propulsive.

Elles sont vraiment normales par normativité. Il y a celles

qui se stabiliseront sous forme de constantes que tout l'effort

anxieux du vivant tendra à préserver de toute éventuelle

perturbation. Ce sont bien encore des constantes normales,

mais à valeur répulsive, exprimant la mort en elles de la

normativité. En cela elles sont pathologiques, quoique

normales tant que le vivant en vit »141. Sera dite « propulsive

» une valeur témoignant de la vitalité du vivant biologique,

de sa capacité d’adaptation, de création, de sa normativité.

Une valeur « répulsive » manifeste en revanche un

étiolement de cette capacité. La vie fait en ce cas appel à des

stratégies d’évitement, fuit le changement. Ce qui ne signifie

pas qu’une normativité poussive soit l’expression de

constantes anormales. Du moins pas tant qu’elles demeurent

141 G. Canguilhem, op. cit., p. 137.

Page 165: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

165

opérantes, c’est-à-dire fonctionnelles pour l’organisme

considéré dans son état de fonctionnement global.

Toujours est-il que c’est la vie, en dernier ressort, en

tant qu’expérience historique qu’un sujet fait de sa

normativité, qui définit de quel registre ressortissent ces

normes. La qualité d’une norme ne se conçoit jamais qu’en

référence à la vie qui en fait une valeur ou une contre-

valeur. Reprenant l’analyse bergsonienne de la maladie

comme innovation du vivant, l’auteur persiste dans l’idée

qu’« une norme n'a aucun sens de norme toute seule et toute

simple. [...] Une norme, en effet, n'est la possibilité d'une

référence que lorsqu'elle a été instituée ou choisie comme

expression d'une préférence et comme instrument d'une

volonté de substitution d'un état de choses satisfaisant à un

état de choses décevant. Ainsi toute préférence d'un ordre

possible s'accompagne, le plus souvent implicitement, de

l'aversion de l'ordre inverse possible. Le différent du

préférable, dans un domaine d'évaluation donné, n'est pas

l'indifférent, mais le repoussant, ou plus exactement le

repoussé, le détestable »142. « Satisfaisant », « décevant », «

préférence », « aversion », « repoussant », « détestable »

dénotent des ressentis intimement associés à des évaluations

axiologiques, liés à des appréciations qui ne sont pas

transposables d’un patient à un autre. Une dimension de

relativité que la projection objectivante de la science

physiologique néglige trop volontiers au profit d’une

142 G. Canguilhem, op. cit., p. 177-178.

Page 166: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

166

acception différente de la norme : norme indexée sur une

moyenne abstraite et réductrice, oublieuse de la normativité,

pourtant le propre distinctif des êtres biologiques.

b. Moyennes et écart-types

La question des moyennes et de leur pertinence en

qualité d’outils de la médecine soulève incidemment le

problème de l’idéalité du « type » ou du modèle de référence

de la « normalité ». Le médecin n’a jamais rapport dans sa

pratique qu’à des individus. Or, chaque individu est

dépositaire de sa propre normativité. Ce qui implique que «

l'irrégularité, l'anomalie ne [puissent être] conçues comme

des accidents affectant l'individu mais comme son existence

même »143. Nous pourrions ajouter, en remaniant une

formule célèbre de Spinoza, que « chaque chose est normale

en son genre » – parce qu’unique en son genre. Le principe

des indiscernables de Leibniz admet au demeurant qu’il n’y a

pas deux individus de la même espèce qui soient strictement

identiques ; l’approche que le médecin doit avoir de l’état de

santé et s’il y a lieu, de la thérapeutique de deux individus ne

peut donc l’être. Le « type normal » ou le « modèle » ne peut

servir qu’à titre indicatif. Il serait illusoire, voire

contreproductif d’en faire une norme biologique universelle

et prescriptive. L’ « homme de laboratoire » serait à cette

enseigne proprement « anormal » dès lors que tout chez lui

143 G. Canguilhem, op. cit., p. 159.

Page 167: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

167

tendrait à se réduire à une normativité unique et

stéréotypée. Or c’est bien là ce que fait la science en arrêtant

une norme de vie extérieure au vivant. En exhibant une

norme extrapolée par approximation qui devient objet de

définition, et dénie au vivant le caractère intrinsèquement

individuel de sa régulation. La science physiologique refuse à

l’organisme jusqu’à la possibilité d’être lui-même juge et

auteur de normes de fonctionnement. D’où la nécessité

d’une requalification de la santé et de la maladie non plus en

fonction de la norme en tant qu’objet de science, mais en

fonction de la normativité, aptitude du vivant à l’élaboration

circonstancielle et spontanée de ces normes : « Il nous

semble, écrit Canguilhem, que la physiologie a mieux à faire

que de chercher à définir objectivement le normal, c'est de

reconnaître l'originale normativité de la vie »144.

On pourrait sans nul doute tenter de définir un état de

fonctionnement « normal » de l’organisme, en fondant cette

définition sur des généralisations et des moyennes pour

aboutir à des modèles de référence. On admet en effet que la

température « normale » du corps humain oscille entre 36,5°C

et 37,2°C. Cette fourchette de valeurs résulte d’inférences

statistiques réalisées à partir d’une multiplicité

d’observations et de mesures individuelles. Des régularités

sont constatées et exprimées sous forme de théories.

L’approche mathématique, arithmétique ou statistique

pourrait effectivement permettre d’élaborer un concept «

144 G. Canguilhem, op. cit., p. 116.

Page 168: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

168

objectif » et « scientifique » de la « normalité », investissant

celle-ci en termes de moyenne. On pourrait dès alors

extrapoler une théorie « standard » et prescriptrice de ce que

pourrait être un corps « en bonne santé » ; ce

fonctionnement n’en sera pas moins abstrait, et ces

constantes faites d’approximations inadaptées au cas

particulier. Cet idéal reconstitué ne serait jamais qu’une

modélisation abstraite faisant la somme de l’infinité des

fonctionnements particuliers qui se rencontrent

concrètement dans le vivant. On peut tout aussi bien estimer

la vitesse de la lumière dans le vide, les conditions qui

permettraient de l’observer ne seront jamais conformes à

celles décrites pour que la théorie fonctionne. Il n’y a pas de

vide absolu ; il n’y a pas de référence absolue de la santé.

Demeure toujours une marge entre la loi et le cas singulier

auquel s’applique cette loi. Aucun modèle ne coïncide avec

le cas d’espèce. En cela l’auteur est-il conduit à prendre

position contre le postulat de Claude Bernard selon lequel

l’individualité, l’individualisation des prises en charge, la

prise en compte des « cas » constituerait un obstacle majeur

au développement de la médecine expérimentale145.

Entre la référence universelle et le cas singulier

demeure toujours un lieu d’incertitude, un jeu, l’espace pour

une jurisprudence. C’est au regard de cet entrebâillement

que la prise en compte de la subjectivité malade prend toute

145 C. Bernard, Principes de médecine expérimentale, Paris,

Presses Universitaires de France, 1947.

Page 169: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

169

son importance. La pratique médicale est d’essence

casuistique au sens où tout s’y négocie au cas par cas. Le

médecin confronté à des situations concrètes ne peut se

contenter de recourir à des modèles préétablis de la

normalité pour appliquer des solutions a priori à des

problèmes particuliers. L’analogie symptomatologique qui

semble apparenter certains des phénomènes pathologiques,

et donc certains malades porteurs de ces symptômes, ne

permet pas d’en inférer qu’il s’agit bien des mêmes

pathologies, ni qu’il faille traiter les malades de manière

uniforme. Il n’est de thérapeutique opératoire et pertinente

qu’individualisée. Le soin et le fordisme hospitalier ne font

pas bon ménage. Le soin n’est pas une procédure. Le soin

n’est pas un protocole. Il est une science humaine, laquelle

n’est pas exacte et repose à ce titre sur la capacité du

praticien à bien user de son discernement. Que le praticien

cultive une connaissance globale des normes approchées de

la physiologie, c’est là sans doute une chose indispensable

pour orienter son diagnostic. Cette connaissance ne doit pas

néanmoins le dissuader de demeurer attentif aux

particularismes qui seuls seront valables pour le cas de son

patient.

Nous employions tantôt le terme de « jurisprudence »

pour désigner cette liberté dont jouissent les magistrats pour

s’assurer de la meilleure application possible des lois

universelles aux cas particuliers. C’est à cette même gageure

qu’est appelé le médecin ; à la nécessité de réinventer pour

chaque situation une réponse adaptée. La théorie n’est pas

Page 170: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

170

fondée à s’appliquer ne varietur dans la pratique. Elle doit

être amendée, par touches, autant que de besoin, autant que

de patients. Pratiquer la médecine, c’est avant tout

comprendre les situations dans ce qu’elles ont de singulier ;

c’est, à la « clinique de l’instant », adjoindre une « clinique de

l’histoire ». Réapparaissent alors les éléments de singularité

et de subjectivité promus par Canguilhem, qui enjoignent le

médecin de traiter chaque patient de manière différenciée.

Éléments lourds d’implication pour ce qui concerne la prise

en compte de l’individu et de son expérience tant dans

l’évaluation que dans l’évolution de son état de santé.

Il en ressort que la caractérisation de l’homme moyen

telle que l’envisageait Quêtelet146, faute de servir dans la

pratique, ne fait jamais que témoigner de la dimension

normative du vivant. L’exhibition d’une norme universelle

– kantienne de par sa forme – supprime la singularité des

allures de la vie, ignore son dynamisme, et nie

subséquemment ce qui fait l’originalité de la biologie.

Outre ceci que la détermination de la référence de l’homme

normal par voie d’inférences statistiques aboutit à confondre

la « valeur » normative avec le « fait » de la moyenne, le

subjectif et l’objectif, cette assomption d’un idéal à restaurer

conduit effectivement à affirmer la primauté ontologique de

la règle sur les écarts. Loin que la règle – se référant ici au

modèle biologique déterminé par le physiologiste – soit

146 G. Canguilhem, op. cit., chap. 3, p. 127 : « Norme et

moyenne ».

Page 171: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

171

pensée à partir des écarts normatifs (à la manière dont la

santé l’est à partir de la maladie ou le normal à partir du

pathologique) ce sont les écarts normatifs conçus comme

des déviances qui trouvent leur sens par rapport à la règle.

Une règle qui préexiste, instruit, définit l’infraction. Une

règle de laquelle se déduit l’infraction. Règle

conditionnant son propre décrochage qui se retrouve en

droit pénal moderne formalisée par la célèbre maxime de

Beccaria « nullum crimen, nulla pœna sine lege » (« nul

crime [n’a de réalité], nulle peine [ne peut être infligée]

sans loi »)147. Or la physiologie, non plus que la pathologie,

ne sont solubles dans l’escarcelle du droit, quels que

puissent être leurs points de rencontre. Le droit civil a

vocation à s’appliquer à tous ; la norme biologique n’est

faite que de dérogations. Le corps social implique une

collectivité mise sous la dépendance de règles et de valeurs

communes ; le corps vital est l’origine de sa propre

normativité, fluctuante, idiomatique. Il affirme ses valeurs

en donnant sens et cohérence à son effort pour augmenter

sa puissance d’être.

Le droit civil n’est pas la norme biologique. Mais cette

dernière n’est pas non plus assimilable aux lois régissant le

domaine de la physique-chimie. Les tenants du physicalisme

radical sont définis par Pierre Jacob, dans l’article « Esprit et

147 C. Beccaria, Des délits et des peines (Dei delitti e delle pene) (1764), trad. M. Chevallier, Paris, Garnier-

Flammarion, 2006.

Page 172: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

172

cerveau » du Dictionnaire philosophique Larousse (2003),

comme supposant « que tous les phénomènes chimiques,

biologiques, psychologiques, linguistiques, culturels et

sociologiques sont des phénomènes physiques qui obéissent

aux lois fondamentales de la physique »148. Tel est l’axiome –

ou le pari – fondamental qu’avancent de nombreuses

sciences prétendument exactes. C’est donc encore à cette

supposition que s’en prend Canguilhem, en objectant qu’à

rebours des normes biologiques, les lois de la physique se

veulent universelles, intemporelles et fixes. Semblables lois

n’ont pas leur place en biologie. Raison pourquoi l’auteur

maintient tout au long de l’ouvrage la scission

terminologique : il est question de lois physiques, de normes biologiques. Les normes biologiques ne sont pas identifiables

aux lois de la mécanique : les normes sont relatives à

différents égards (à l’égard de l’individu et du milieu). Une

relativité qui rend raison d’une disparité d’approche des

phénomènes relevant respectivement du physico-chimique

et du physiologique.

c. La relativité des normes

Le vécu du patient qui avait eu tendance à être négligé

par la médecine moderne (relativement à la médecine

148 Notice « Esprit et cerveau » par P. Jacob, dans Grand dictionnaire de philosophie Larousse, M. Blay (dir.), Paris,

CNRS éditions, Grand culturels, 2003,.

Page 173: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

173

classique, à la médecine antique) devient subséquemment un

élément constitutif du diagnostic et de la thérapeutique. Cet

élément, tout en permettant une compréhension plus précise

et plus approfondie de la problématique du patient, peut

également orienter les arbitrages qu’est amenée à rendre

l’équipe médicale concernant son parcours de soin. Mais au-

delà de cet aspect pratique, le vécu du sujet malade fournit

un éclairage précieux sur ce que n’est pas la maladie, à savoir

sur l’état de santé. Ce n’est que sur le fond d’une pathologie

que se détache, se « thématise » l’état de santé, lequel, en tant

qu’état de santé, passait inaperçu.

On peut en cela considérer que le normal précède ou

façonne la normalité. Par différenciation d’abord ; en

grossissant ensuite certains des phénomènes vitaux relevant

ordinairement de la normalité, mais exacerbés ou diminués

dans la pathologie. C’est alors la pathologie qui éclaire la

physiologie avant d’être l’inverse. Aussi est-ce bien «

toujours en droit, sinon actuellement en fait, parce qu’il y a

des hommes qui se sentent malades qu’il y a une médecine,

et non parce qu’il y a des médecins que les hommes

apprennent d’eux leurs maladies »149. À la faveur d’une sorte

d’inversion épistémologique, Canguilhem montre que c’est

en vérité la maladie qui met en évidence les fonctions

physiologiques normales à l’occasion de leur altération.

149 G. Canguilhem, op. cit., p. 53.

Page 174: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

174

Cette insistance dans la pratique comme dans la théorie

sur le caractère relatif et l’aspect subjectif de la pathologie

appellent un recentrage corrélatif de la perspective clinique

sur le vécu de la personne malade. La maladie n’est pas

soluble dans une approche comparative et statistique.

Approche comptable qui risquerait de passer outre la

singularité des cas. Approche qui ne peut aboutir qu’à un

diagnostic tronqué. Une conception hémiplégique et mutilée

de la maladie. Protagoras tenait que l’homme était la mesure

de toute chose. Au moins n’est-il pas étranger à celle de sa

pathologie.

Raison pourquoi le regard du médecin, le « point de

vue de la maladie » doit être complété par le regard du

patient sur sa maladie. Canguilhem prône une « écoute

différente du malade », mettant l’accent sur l’intérêt

scientifique et heuristique, au-delà de déontologique, du

ressenti de ce dernier. Il encourage ses pairs à opter pour un

sujet de la médecine, un sujet incarné en lieu et place d’une

focalisation exclusive sur son objet d’étude, l’organe, la

maladie.

À la faveur d’une sorte de retour à la médecine

hippocratique, l’auteur prend ainsi position pour une

véritable révolution copernicienne (en toute rigueur :

anticopernicienne) aboutissant à resituer le patient au centre

du dispositif. L’architecture des hôpitaux elle-même

témoigne concrètement de la manière dont est ou non actée

cette révolution de l’idéologie objectivée selon que la salle

Page 175: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

175

dédiée à l’équipe soignante se situera au centre ou à

l’extrémité des couloirs de chambres, selon que prévaudra le

regard du scientifique (et l’on retrouve ici une configuration

similaire au panoptique imaginé par Jérémie Bentham) ou

celui du patient. Lesquels regards, et c’est ici le principal

enseignement de Canguilhem, doivent aller de concert.

B. UNE REDEFINITION DE LA MALADIE

Sera donc dit « normal », au sens que Canguilhem

accorde à ce concept, non pas l’homme dont les normes

physiologiques s’approchent de la moyenne, mais « l’homme

normatif, l’être capable d’instituer de nouvelles normes,

même organiques »150. Cela en regard des conditions

d’existence qui lui sont imposées par son environnement. De

la vie ainsi considérée comme capacité à établir de nouvelles

normes, aptitude peu ou prou comparable à ce que serait la «

volonté de puissance » chez Nietzsche, se peut déduire une

nouvelle définition de ses deux pôles que sont la maladie et

la santé, ainsi que du passage de la maladie à la santé en quoi

consiste la guérison.

a. La maladie, symptôme d’une moindre normativité

Partant de la normalité comme aptitude de l’organisme

à « s’adapter aux changements de son milieu », Canguilhem

150 G. Canguilhem, op. cit., p. 87.

Page 176: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

176

réinterprète la maladie comme exprimant inversement la

réduction, l’étrécissement du faisceau de possibilités ou la

rigidification des normes que peut créer la vie pour se

maintenir dans son environnement. La maladie serait ainsi,

selon les propres termes de Canguilhem « une réduction de

la marge de tolérance des infidélités du milieu ». Une forme

de sclérose, de moindre flexibilité, de calcification de la vie

et de son adaptativité. Moins une déviance relative à une

norme figée qu’une impuissance à tolérer, en générant de

nouvelles normes, de nouvelles conditions de vie. Ou,

comme y reviendrait l’auteur dans son second ouvrage, La connaissance de la vie (1952), moins la perte d’une norme

qu’une « allure de la vie réglée par des normes vitalement

inférieures ou dépréciées du fait qu’elles interdisent au

vivant la participation active et aisée, génératrice de

confiance et d’assurance, à un genre de vie qui était

antérieurement le sien et qui reste permis à d’autres »151.

Si donc, comme l’entendait Leriche, l’état de santé doit

être appréhendé comme un établissement de la vie « dans le

silence des organes », inversement, la maladie doit l’être

comme « ce qui gêne les hommes dans l'exercice normal de

leur vie et dans leurs préoccupations, et surtout qui les fait

souffrir »152. Autrement dit, pour Canguilhem, ce qui les

151 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,

2000, p. 166-167. 152 G. Canguilhem, op. cit., p. 52 et 53.

Page 177: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

177

diminue dans leur capacité d’adaptation et leur oppose

l’environnement comme une contrainte. La maladie devient

alors, selon la métaphore pugilistique, un état de guerre, un

état de crise qui exige du patient une lutte continuelle, un

combat éprouvant pour supporter les variations de son

milieu auxquelles il n’est plus en mesure de répondre

adéquatement. C’est au regard de cette incapacité de

formuler des réponses viables à ces changements – et non à

l’aune d’une moyenne physiologique dont il aurait dévié –

que s’apprécie l’état d’avancement et de morbidité d’une

maladie, son stade : « La gravité de la maladie se mesure

selon l’importance de cette réduction des possibilités

d’adaptation et d’innovation de l’organisme ».

Définition qui pourrait nous sembler coïncider –

encore que Canguilhem n’aborde pas dans cet ouvrage cette

extension possible à ses travaux – avec celle qualifiant, au-

delà des phénomènes pathologiques, les phénomènes

psychopathologiques. Des phénomènes qui loin d’être

alogiques ou erratiques, induisent chez les sujets des

comportements répétitifs, rigides et des complexes

d’enfermement, diminuant d’autant leur tolérance face à

certaines situations. Il y aurait en ceci un possible

parallélisme entre la physiologie et la psychologie qui reste à

explorer. D’autant plus pertinent que devront être

considérés, dans un cas comme dans l’autre, la singularité, le

ressenti, la parole du patient, à titre d’élément clés de

l’étiologie, du diagnostic et de la thérapie. Il se pourrait

encore qu’au-delà du cas pathologique dans son rapport au

Page 178: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

178

cas psychopathologique, l’analogie se prolonge et se

confirme au regard des définitions que Canguilhem propose

de la santé et de la guérison. Nous y viendrons.

Si l’auteur rejette avec vigueur, non plus seulement la

continuité graduelle, mais également la dichotomie entre le

normal et pathologique, c’est en effet que le pathologique

manifeste au sein du vivant sa normalité propre. Son propre

fonctionnement, alternatif aux diverses allures de la vie que

peut manifester l’état de santé. Ce fonctionnement n’est pas

seulement dysfonctionnement de la partie d’un tout : il

implique, et transforme l’ensemble de l’organisme qui

constitue ce tout. Aussi transforme-t-il de même le

comportement général du patient, son rapport à lui-même,

son rapport au milieu. C’est tout un mode de vie que désigne

le pathologique. D’où il s’ensuit « que le pathologique doit

être compris comme une espèce du normal, l'anormal n'étant

pas ce qui n'est pas normal, mais ce qui est un autre normal

»153. Non pas, insiste Canguilhem, une anormalité, mais « un

autre normal ». Au concept d’altération de la normalité doit

être préféré celui d’altérité : « être malade c’est vivre une

autre vie ». Deux éléments permettent alors de retrouver le

normal au sein du pathologique. Le malade est, d’une part, «

normalisé dans des conditions d’existence définies » et,

d’autre part, toujours porteur d’une normativité, bien que sa

capacité à moduler cette normativité ait été entamée.

L’amoindrissement de cette capacité, l’appauvrissement de

153 G. Canguilhem, op. cit., p. 135.

Page 179: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

179

l’élan vital et créatif, ainsi se définit la maladie.

Loin d’être absence de normes, la maladie serait donc

elle-même dépositaire d’une certaine norme de vie ; mais

d’une norme inférieure ou appauvrie quant à sa permissivité

au regard des bouleversements de son milieu, d’une norme

dépréciée, hypothéquée par des conditions d’empêchement

qui portent atteinte à ses capacités d’adaptation. L’état

pathologique n’est donc en rien un état défectif, marqué par

un dérèglement ou une abrogation de ses règles de

fonctionnement. L’état pathologique est encore moins chaos,

conflit de normes interne à l’organisme, « trouble de l’ordre »

; il rend raison d’une régulation autre des mêmes fonctions

vitales, mais d’une régulation jugée par le sujet malade de

moindre qualité que la précédente. C’est à Bergson, cité dans

le texte, que Canguilhem, une fois de plus, emprunte sa

théorie de l’ordre pathologique : « L'idée que la maladie n'est

pas seulement disparition d'un ordre physiologique mais

apparition d'un nouvel ordre vital [...] pourrait à juste titre

s'autoriser de la théorie bergsonienne du désordre. Il n'y a

pas de désordre, il y a substitution à un ordre attendu ou

aimé d'un autre ordre dont on n'a que faire ou dont on a à

souffrir »154. « Désordre » est un concept moral et politique

qui ne peut être assigné qu’à ce qui témoigne, résulte ou

manifeste une intention. Pas à la maladie : « Le mot désordre,

pris dans son sens véritable, ne saurait être appliqué à aucune

154 G. Canguilhem, op. cit., p. 128.

Page 180: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

180

des productions de la nature »155. Reste ceci que l’état

pathologique constitue à égalité avec l’état de santé une

expérience d’innovation positive du vivant et ouvre en cela à

d’autres allures, à d’autres dimensions de la vie. La maladie

explore des possibilités de la vie qui, à défaut, nous

resteraient insoupçonnées.

Mais il y a loin encore à ce que la maladie n’ait qu’une

fonction de révélation des formes du vivant. La maladie, en

tant qu’elle interroge ce qui paraissait aller de soi, est

également allouée d’une fonction de subjectivation. La

maladie fait advenir le sujet à lui-même, de même que

l’affection fondamentale de l’angoisse chez Heidegger met le

Dasein aux prises avec son mode d’être authentique156. Ainsi

le § 40 de Sein und Zeit, dès l’orée du chapitre 6, se propose-

t-il de démontrer de quelle manière « l’affection

fondamentale de l’angoisse » peut être appréhendée comme «

155 G. Canguilhem, op. cit., p. 82. 156 M. Heidegger, Être et Temps (Sein und Zeit) (1927), § 40,

trad. Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de

Philosophie - Œuvres de Martin Heidegger, 1986. Sur la

fonction heuristique, révélatrice de l'angoisse, cf. J.-M.

Vaysse, notice « Angoisse » dans Dictionnaire Heidegger,

Paris, Ellipses, « Collection Dictionnaire », 2007 ; J. Greisch,

Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994 et M. Zarader,

Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin, « Bibliothèque

d'histoire de la philosophie », 2012.

Page 181: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

181

ouverture privilégiée du Dasein ». Le mouvement rhétorique

de ce passage central de l'œuvre est tel qu’il nous conduit, en

prenant acte d’une distinction de l’angoisse d’avec la peur, à

comprendre que l’angoisse n’a pas d’objet déterminé ;

qu’étant nulle part, elle est déjà partout ; qu’elle n’est pas «

surgissement » mais toujours « déjà-là », présence originaire

qui nous « étrange » aux choses, nous arrache au régime de

l’ustensilité et de la familiarité ; qu’elle nous fait dès alors

sentir, au-delà du « rien » qu’elle manifeste, le monde lui-

même comme ouverture, soit l'être-au-monde comme tel.

Bien plus : le fait que rien n’ait plus de sens, que le monde

soit ébranlé, dépossédé de sa signification, nous fait

apercevoir incidemment que nous sommes nous-mêmes au

monde dispensateur de sens. En cela l’angoisse n’est-elle pas

qu’une affection privilégiée, qu’une tonalité affective ni

même la plus originaire des manières d’être au monde –

toutes les autres modalités n’en étant que des modifications

impropres – ; elle est aussi ce qui nous lie au Temps : elle

signifie le Dasein comme témoignant de l’être : « ayant-à-

être ». L’angoisse chez Heidegger nous découvre le monde

comme tel et nous renvoie à notre relation au monde ;

partant, à ce que nous sommes – Dasein.

Tout se passe, en somme, comme si angoisse redevenait

l’épreuve initiatique que l’ethnologie lui reconnaît dans les

rites de passage : passage, elle est étape, ébranlement du

monde et de l’individu puis lieu d’une renaissance à une

compréhension accrue du monde et de soi-même (l’angoisse

prise chez Hegel dans le cadre de la dialectique du maître et

Page 182: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

182

du serviteur, reconduit plus clairement encore – tant chez le

maître que chez le serviteur – ce processus d’intégration de

la mort dans la vie, de la mort symbolique consubstantielle

au rite de transition). On ne s’y arrête pas. On n’en sort pas

indemne. On accède au-delà du « rien » à la conscience de

« quelque chose » qui nous en sauve – encore. Ainsi la

découverte du « monde comme tel » (et de soi-même en

qualité de Dasein, être-possible et être-pour-la-mort) que fait

chez Heidegger l’individu en échappant, grâce à l’angoisse,

au régime de la préoccupation, à ce mode d’être

inauthentique ; cette découverte donc n’est pas sans rappeler

cette autre prise de conscience que l’homme faisait de sa

propre mort, de sa finitude et au-delà, de Dieu, dans la vision

de Pascal, dès lors qu’il entendait briser le mouvement de sa

fuite dans le divertissement. L’angoisse, pour peu qu’on

daigne l’affronter, pour peu qu’on la traverse, délivre une

vérité à même de transformer radicalement notre rapport à

l’existence. Vivre l’angoisse peut être une chose ; la

concevoir en est une autre, en laquelle Heidegger n’a pas

démérité. L’angoisse comme voie royale vers soi, le monde et

vers l’être-à, instances de l’être-au-monde, est bien en cela

un outil sans équivalent pour la compréhension du « sens de

l’être ».

Ce que l’angoisse de l’esprit, l’ « inquiétante

étrangeté »157 est à l’égard du sujet authentique chez

157 Unheimlichkeit. Le terme – que Martineau traduit par «

étrang(èr)eté », Vezin par « étrangeté », Boehm et Waehlens

Page 183: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

183

Heidegger, l’angoisse du corps, l’irruption de la douleur, de

la souffrance, de la patho-logie l’est pour l’individualité chez

Canguilhem. Précisément, la maladie est l’expérience

déterminante qui permet le passage de l’individualité

biologique à l’instance de la subjectivité proprement dite.

L’individualité a trait à la globalité d’un comportement ; la

subjectivité, à la reprise par la conscience de ce

comportement, au sens qui lui sera donné. La maladie, de

fait, transforme le malade en l’arrachant à son mode

d’existence « normal » pour l’introduire à de nouvelles

normes de vie. Or, une telle modification ne se donne pas

seulement comme l’occasion de nouvelles « allures de la vie »

; elle est la condition du surgissement de toute manière de

subjectivité. C’est bien effectivement parce que l’individu

prend acte de la diminution de soi engendrée par la maladie

(la maladie, ou plus généralement l’épreuve qui peut être

par « dépaysement » – faisait déjà en 1919 l’objet des analyses

de Freud. Il signifie ici l’inverse de l’atmosphère de «

domesticité » qui innervait jusqu’à présent le monde de

l’individu pris dans la déchéance. De là sa construction,

ayant recours au préfixe privatif un- pour Un-zuhause : « ne

pas être chez soi », (Un-heimlichkeit). L’angoisse va donc

s’accompagner d’une certaine épaisseur comminatoire,

typique des moments de crise, et en même temps révélatrice

de sa portée ontologique. Parce que l’angoisse est – au-delà

de sa teneur affective – ce qui confronte le Dasein à la

facticité de son être-au-monde (Befind-lichkeit in der Unheimlichkeit).

Page 184: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

184

sociale, psychologique, etc.), que la vie qui l’anime lui

apparaît comme une valeur. Une telle valeur est ressaisie

chez l’homme par la conscience qui s’apparaît alors en

référence à cette valeur, en se thématisant. L’expérience

spécifique de la subjectivité que signifie la maladie est, au-

delà – ou plutôt en deçà des formes d’existence qu’elle met à

jour –, conditionnelle de la notion même de subjectivité : « je

souffre, je suis, j’existe ».

« Je souffre » ; car la douleur met l’homme irréflexif en

situation privilégiée pour découvrir sa vulnérabilité. Quand

bien même il ne serait pas « possible que nous nous

souvenions d’avoir existé avant le corps puisqu’il ne peut y

avoir dans le corps d’empreinte de cette existence, et puisque

l’éternité ne peut se définir par le temps ni comporter

aucune relation au temps […] nous sentons et nous

expérimentons que nous sommes éternels »158. Jusqu’à ce que

l’homme, tiré par la souffrance de son irréflexion, éprouve sa

finitude, à quoi il tente de donner sens. L’irruption de la

douleur introduit dans la vie dolente une menace d’éllision

de la vie qui tonalise tout autrement le monde vécu. Le

moment de la douleur apparaît à ce titre comme le pivot de

la transition de l’individualité biologique vers le mode d’être

de la subjectivité. Par où nous retrouvons la conséquence de

158 B. de Spinoza, L’Éthique, ou Ethica More Geometrico Demonstrata, « à la façon géométrique » (1677), dans Œuvres de Spinoza, trad. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Paris,

Gallimard, coll. La Pléiade, 1954, L. V, prop. 23, Scolie.

Page 185: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

185

ce qu’Hegel théorisait comme le « travail du négatif »159.

Admettre avec l’auteur que l’épreuve constituée par la

souffrance fait émerger la subjectivité dans l’expérience de la

précarité de la vie, c’est aussi souligner que toute conscience

de soi passe par une interprétation des signes qui se font jour

en soi – un acte de conscience. Le corps ou le psychisme

nécessitent d’être marqués pour être remarqués. Ils doivent

être signés, stigmatisés pour être appropriés. Observation qui

n’est pas dénuée d’intérêt pour ce qui concerne notre

intelligence du rôle déterminant de la souffrance ou de la

peur, dramatisée par la mort symbolique, dans les rites de

passage, qu’il soit question de rites traditionnels160 ou de

leurs succédanés les plus contemporains (tatouages,

piercings, bizutages, etc.)161.

159 « Ce moyen négatif, où l'opération formatrice, est en

même temps la singularité ou le pur être-pour-soi de la

conscience. Cet être-pour-soi, dans le travail, s'extériorise

lui-même et passe dans l'élément de la permanence la

conscience travaillante en vient ainsi à l'intuition de l'être

indépendant, comme intuition de soi-même » (G.W.F.

Hegel, La phénoménologie de l'Esprit (1807), tome 1, trad. J.

Hyppolite, Paris, Editions Aubier, Bibliothèque

philosophique, 1998, p. 165. 160 A. van Gennep, Les Rites de Passage, Paris, Editions A&J

Picard, « Picard Histoire », 1909. 161 Cf. M. Segalen, Rites et rituels contemporains, Paris,

Armand Colin, 2009.

Page 186: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

186

Souffrance et maladie affectent toute individualité

vivante douée de sensibilité, mais seule est en mesure de lui

prêter un sens une subjectivité par elles élevée à la

conscience. La maladie témoigne de l’individualité des êtres

biologiques, irréductibles aux types abstraits que légifère

nécessairement la science. Or, l’homme lui seul, à supposer

que l’homme seul soit doté d’une conscience – chose qui

n’est pas acquise –, est en mesure de ressaisir ses maux dans

un rapport conscient de signification. Par suite, de faire

advenir la subjectivité où n’existait encore que l’individualité

: « l'homme fait sa douleur comme il fait une maladie ou

comme il fait son deuil, bien plutôt qu'il ne la reçoit ou ne la

subit »162. Poser que la souffrance ne peut être interprétée

que par l’individualité humaine, c’est alors instituer, à tort

ou à raison, une démarcation entre le vivant humain et

animal (en excluant l’humain de l’animal163) ; c’est tracer une

162 G. Canguilhem, op. cit., p. 56-57. 163 À tort, si l'on en croit J. Derrida, qui nous rappelle que : «

chaque fois que "on" dit "l'Animal", chaque fois que le

philosophe, ou n'importe qui, dit au singulier et sans plus

"l'Animal", en prétendant désigner ainsi tout vivant qui ne

serait pas l'homme […] le sujet de cette phrase, ce "on", ce

"je" dit une bêtise […] Et ce "je dis une bêtise" devrait

confirmer non seulement l'animalité qu'il dénie mais sa

participation engagée, continuée, organisée à une véritable

guerre des espèces » (J. Derrida, L'animal que donc je suis,

Paris, Editions Galilée, La philosophie en effet, 2006, p. 54).

« Il ne s'agit pas seulement – conclut le philosophe de la

Page 187: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

187

frontière qui départit l’humain de tous les autres organismes,

renouvelant ainsi le geste d’« élection » qui aboutit à

consacrer le thème de l’« exception humaine », typique des

religions du Livre164.

En admettant que la maladie ne soit en rien disparition

des normes, mais réduction de la normativité, moins souple ;

en admettant que la maladie ne soit pas un prolongement de

l’anormalité, mais « un autre normal », une question

essentielle qui ne manquera pas de se poser est celle de savoir

déconstruction – de demander si on a le droit de refuser tel

ou tel pouvoir à l'animal (parole, raison, expérience de la

mort, deuil, culture, institution, technique, vêtement,

mensonge, feinte de la feinte, effacement de la trace, don,

rire, pleur, respect, etc. – la liste est nécessairement

indéfinie, et la plus puissante tradition philosophique dans

laquelle nous vivons a refusé tout cela à l'"animal"), il s'agit

aussi de se demander si ce qui s'appelle l'homme a le droit

d'attribuer en toute rigueur à l'homme, de s'attribuer, donc,

ce qu'il refuse à l'animal, et s'il en a jamais le concept pur,

rigoureux, indivisible, en tant que tel » (op. cit., p. 185). 164 J.-M. Schaeffer démontre, dans La fin de l'exception humaine (Paris, Gallimard, NRF Essais, 2007), comment le

schisme provoqué entre l'homme et la nature ou entre

l'homme et l'animal a résulté de l'extrapolation graduelle de

l'alliance adamique originaire au peuple élu, puis à

l'humanité entière définie comme un genre à part de tous les

autres.

Page 188: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

188

dans quelle mesure et selon quelles modalités un malade

exposé à la chronicité de la douleur va pouvoir remanier ses

conditions de vie pour s’adapter à son état. Une telle

personne sera-t-elle jamais à même de retrouver

subjectivement une forme de « normalité » dans l’expérience

de la douleur, c’est-à-dire dans la maladie, ou bien estimera-

t-elle que ces adaptations, ces expédients contraints seront

toujours d’une valeur moindre que celles associées à ses

représentations de l’état de santé – celui d’autrui ou le sien

propre d’avant la maladie ? Une personne confrontée au

retour régulier de la souffrance ou un accidenté gardera-t-

elle pour référence de la normalité un état antérieur à sa

pathologie ou socialement élaboré, ou bien sera-t-elle

capable de constituer une nouvelle référence de la normalité

induite de son nouvel état, une référence qui ferait cas de sa

fragilité ?

Toute la difficulté consiste à apprécier si la douleur, le

handicap, pourront un jour être acceptés et intégrés à

l’existence en devenant une nouvelle norme de vie ou

demeureront, pour le sujet, et en dépit de leur durabilité un

phénomène relevant de l’anormalité. Voire au-delà, de

l’injustice. Des personnalités telles que Stephen Hawking, le

célèbre astrophysicien, ou Alexandre Jollien, écrivain et

philosophe suisse dont les ouvrages fleurissent en librairie,

ont pu trouver en leur complexion même la force d’une

authentique vitalité, faisant de ce qui avait tout pour rester

Page 189: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

189

un obstacle un auxiliaire de création165. Des Asperger ont pu

reconvertir leurs obsessions ou leurs monomanies en des

ressources inattendues, se libérer pour accomplir toutes

sortes d’exploits intellectuels. Ainsi de Daniel Tammet,

connu pour avoir retenu et décliné en 2004 quelques 22 514

décimales de Pi, apprises au cours du trimestre précédant

l'événement. Tammet maîtrise également douze langues

étrangères, témoignant par là même de facultés de

communication peu attendues de la part d’un autiste166. Mais

il n’est guère besoin de quitter le champ de la philosophie

pour trouver des exemples parmi les plus célèbres de nos

auteurs : Épicure, Montaigne, Descartes, Spinoza, Nietzsche,

Camus etc. Les partisans de la « grande santé » ont toujours

eu la leur précaire. Ce qui ne sera pas pour étonner le lecteur

conséquent de Canguilhem : la maladie est par contraste ce

qui révèle et valorise la vie, ce qui nous attache à la santé et

nous fait ressentir le prix inestimable de l’instant vécu. Les

philosophes rompus à la souffrance font des penseurs

solaires, parce qu’eux connaissent mieux que quiconque la

valeur de la vie.

Mais de telles réussites peuvent-elles prétendre à être

représentatives ? Rien n’est moins sûr ; et le biais

d’échantillonnage ne doit pas faire oublier la proportion tout

165 Cf. A. Jollien, Petit Traité de l'abandon. Pensées pour accueillir la vie telle qu'elle se propose, Paris, Seuil, 2012. 166 Cf. D. Tammet, Embrasser le ciel immense. Le cerveau des génies, Paris, Les Arènes, 2009.

Page 190: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

190

aussi considérable des trajectoires de vie irrémédiablement

brisées par la pathologie. Du choix de l’optimisme, ne

sombrons pas dans l’angélisme. Tout mal n’est pas

nécessairement, comme l’affirmait Leibniz, le gage d’un plus

grand bien. Gardons-nous d’un aveuglement qui conduirait à

généraliser ce qui n’a jamais trait qu’à des cas singuliers.

L’état pathologique peut témoigner d’une autre « allure de la

vie », sans pour autant que la personne abîmée dans son

intégrité ne parvienne à s’y résoudre. Il n’est qu’à s’aviser,

pour s’en convaincre, de la fréquence des suicides qui se

constatent chez les paraplégiques, les grands brûlés, les

patients amputés, atteints de handicap, de pathologies

lourdes et orphelines. Survivre peut être une violence.

Survivre à la douleur peut être lutte de tous les jours qu’il

n’est peut-être pas donné à tous de mener jusqu’au bout…

b. L’anomalie : de la différence à la pathologie

Toujours est-il que le pathologique peut – du moins, en

théorie – être posé comme tel aux antipodes du sain et du

vital sans s’opposer le moins du monde à la logique ou à la

normalité, dont il est également porteur à sa manière. Sous

ce rapport doit être distinguée de l’« anormalité » l’«

anomalie », celle-ci n’étant que la caractérisation neutre d’un

fait biologique atypique. Elle est un terme descriptif et non

évaluatif ou normatif qui traduit avant tout une variation

individuelle. Cette variation peut être constitutionnelle,

congénitale et parfaitement bénigne. Elle peut participer de

la santé de l’organisme qui compose avec elle. Preuve que

Page 191: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

191

l’anomalie en soi n’est pas antithétique à l’état de santé. Elle

ne le devient qu’autant qu’elle entrave les potentialités de

l’individu, aussi bien à ses yeux qu’aux yeux des autres

individus. Aux yeux des autres individus, en tant qu’ils lui

renvoient sciemment ou pas l’image de son amoindrissement

; mais encore à ses propres yeux, en tant que le sujet

intériorise sa condition. « Une norme unique de vie –

développe l’auteur – est ressentie privativement et non

positivement. Celui qui ne peut courir se sent lésé, c'est à

dire qu'il convertit sa lésion en frustration, et bien que son

entourage évite de lui renvoyer l'image de son incapacité,

comme lorsque des enfants affectueux se gardent de courir

en compagnie d'un petit boiteux, l'infirme sent bien par

quelle retenue et quelles absentions de la part de ses

semblables toute différence est apparemment annulée entre

eux et lui »167.

L’anomalie, poursuit l’auteur, devient infirmité en tant

qu’elle le sépare de ce qu’il estime être l’intégrité de sa

puissance d’agir : « quand l'anomalie est interprétée quant à

ses effets, relativement à l'activité de l'individu, et donc à la

représentation qu'il se fait de sa valeur et de sa destinée,

l'anomalie est infirmité. Infirmité est une notion vulgaire

mais instructive. On naît ou on devient infirme. C'est le fait de devenir tel, interprété comme déchéance irrémédiable,

167 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 88.

Page 192: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

192

qui retentit sur le fait de naître tel »168. L’infirmité n’est pas

dans l’absolu. De même que la santé ou que la maladie, elle

se construit, exprime, caractérise une relation. Un rapport

imparfait de l’individu à son environnement, incluant son

environnement naturel autant que culturel, les attendus

sociaux qui pèsent sur lui ou le regard d’autrui, chargé ou

non de préjugés. L’infirmité est relative à un contexte,

contexte évolutif qui lui confère subséquemment une

historicité. Cette historicité peut être relative aux variations

d’un milieu (a) naturel et (b) culturel donné.

(a) Aux variations du milieu naturel : variations des

constantes physiologiques du corps (le « milieu intérieur »)

ou de l’environnement proprement dit (l’écosystème). La

réduction des normes qu’instaure la vie au seul normal de la

moyenne posé par la physiologie a pour effet de remiser

toute autre économie des normes « déviant » de cette

normalité sous le régime de la pathologie. Or, le vivant se

caractérise précisément par les écarts dont il se rend capable

au regard de la constance affirmée de la norme

physiologique. Ce que Canguilhem nomme la labilité fait du

vivant un foyer d’invention des formes et allures de la vie.

Toute normalisation ou réduction de la multiplicité de ces

comportements à un modèle abstrait ne peut à cet égard

qu’échouer à ressaisir la véritable évolutivité et relativité de

la norme biologique : « nous pensons, écrit Canguilhem, qu'il

faut tenir les concepts de norme et de moyenne pour deux

168 G. Canguilhem, op. cit., p. 87. Nous soulignons.

Page 193: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

193

concepts différents dont il nous paraît vain de tenter la

réduction à l'unité par annulation de l'originalité du

premier »169. C’est cette originalité, cette spontanéité que

manifeste le vivant dans la promulgation de ces normes qui

lui permet de s’adapter aux infidélités de ces milieux. L’«

écart » est alors non plus le symptôme de la pathologie, mais

une condition nécessaire à la viabilité des organismes. «

Changer pour que rien ne change », préconisait Tancrède

dans Le Guépard de Lampedusa170. « Changer pour demeurer

», « s’adapter – être adapté – ou s’éteindre », c’est également

ce que nous apprend le mutationnisme darwinien. « Dans la

mesure où des êtres vivants s'écartent du type spécifique,

sont-ils des anormaux mettant la forme spécifique en péril,

ou bien des inventeurs sur la voie de formes nouvelles ? »,

feint alors de se demander l’auteur171. Et nous d’admettre que

l’isolement d’une moyenne ne peut, du fait de sa

compatibilité précaire avec un milieu donné, être érigé en

seule norme de vie possible. En l’occurrence « la norme

[arrimée par la science physiologique] ne se déduit pas ici de

la moyenne, mais se traduit dans la moyenne »172. La

moyenne n’est que le constat de la norme majoritaire à une

169 G. Canguilhem, op. cit., p. 116. 170 « Changer pour que rien ne change », préconisait

Tancrède, protagoniste caméléon du Guépard de Lampedusa.

Cf. G.T. di Lampedusa, Le Guépard, Paris, Points, 2007. 171 G. Canguilhem, op. cit., p. 89. 172 G. Canguilhem, op. cit., p. 103-104.

Page 194: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

194

époque considérée ; en aucun cas la référence d’une

normalité physiologique pérenne.

(b) Aux variations du milieu naturel s’ajoute l’évolution

du milieu culturel, celle des « mentalités » épousant ses

méandres, ces cycles et ses ruptures. Une même « anomalie »

ou « différence » interprétée comme une anomalie ne

prendra pas la même signification selon qu’elle sera

appréciée au prisme de la pensée médicale du Moyen Âge ou

à celui des théories les plus récentes du XXIème siècle. L’idée

de « châtiment divin » peut venir se greffer à la glose

historique de ces anomalies – ainsi de la lignée d’Œdipe,

boiteuse de père en fils – avant de se voir disqualifiée par les

progrès de la génétique. Autant de perspectives que de

contextes d’énonciation ; autant de visions du monde qui

témoignent de regards hantés par des valeurs, des

préoccupations, des sensibilités, des mythes et des

métaphysiques coagulés dans leur époque173.

Si donc l’infirmité peut être conçue comme une

anomalie s’accompagnant d’une souffrance indirecte, la

pathologie au sens strict du terme nécessite le vécu d’une

173 Ce que Foucault qualifiera d'épistémè, définissant celle-ci

comme référant à « l'ensemble des relations pouvant unir, à

une époque donnée, les pratiques discursives qui donnent

lieu à des figures épistémologiques, à des sciences,

éventuellement à des systèmes formalisés » (M. Foucault,

L'archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 250.

Page 195: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

195

souffrance beaucoup plus immédiate, moins représentative ;

d’où la racine páthos (« passion ») qui la réfère à l’affliction, à

la blessure physique et/ou psychologique. L’anomalie n’est

une pathologie qu’autant qu’elle sera solidaire d’un «

sentiment direct et concret de souffrance, un sentiment

d’impuissance et de vie contrariée »174. Le pathologique

plonge ses racines dans la conscience d’une diminution de la

« puissance d’agir » consécutive à une réduction de la

normativité vitale. Il ne peut être dissocié de l’affect négatif

qu’il occasionne chez la personne malade. Aussi doit-il, sous

ses auspices, être apprécié en fonction du vécu de l’anomalie

par celui qui s’en trouve affecté. Il n’est de pathologie à

l’exclusion du regard que l’individu porte sur son lui-même ;

il n’est de réduction de la normativité désengagée de la

considération de l’histoire normative de l’individu dans la

mesure où toute altération de la normativité s’affirme au

prorata d’une représentation que le patient se fait de son

régime de santé optimale ; en somme, de la « normalité ». Le

pathologique n'est tel qu’en référence à une conscience

individuelle qui sent, qui évalue la qualité de son existence

actuelle au regard de son existence passée ou d’un canevas

culturel de représentations.

L’« anomalie », en d’autres termes, n’est pas d’emblée

pathologique. Elle ne l’est pas « absolument », ôtée de tout

contexte. Prises à elle seule, une énumération de symptômes

déviants de la norme statistique n’atteste encore d’aucune

174 G. Canguilhem, op. cit., p. 87.

Page 196: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

196

souffrance. L’anomalie peut être à l’origine de la pathologie

sans nécessairement l’être. Condition nécessaire, elle n’est

pas suffisante pour constituer une pathologie : « L'anomalie

est ignorée dans la mesure où elle est sans expression dans

l'ordre des valeurs vitales »175. Pour peu que l’anomalie ne

soit pas préjudiciable aux possibilités du vivant, elle pourra

être regardée comme une « différence », un phénomène

épilotique, sans incidence sur la santé, mais non pas comme

une anormalité.

La promotion du « ressenti de l’anormalité » au nombre

des critères définitoires de l’anormalité révoque ainsi toute

tentative d’appréhension purement anatomique, superficielle

ou objective de l’anomalie. D’une part, parce que certaines

anomalies, comme le rappelle dûment l’auteur176, ne sont

éventuellement décelées qu’après la mort de l’individu ;

ensuite et fondamentalement, parce que de telles anomalies

ne prennent sens que dans l’horizon de la ressaisie sensible

autant que psychologique de ces différences par un sujet

engagé dans sa vie. La valorisation du vécu subjectif,

indispensable à la caractérisation de l’anormalité, accuse

ainsi l’inconsistance du traitement strictement « naturaliste »

des anomalies. Ce même traitement auquel Geoffroy Saint-

Hilaire (1772-1844) recourt de manière paradigmatique dans

ses études de Philosophie anatomique, qui allaient

déboucher sur une classification scientifique des

175 G. Canguilhem, op. cit., p. 84. 176 G. Canguilhem, ibid.

Page 197: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

197

anomalies177. La monstruosité y est décrite comme l’ultime

cas d’école des variations qualifiées d’ « anormales » au

regard de l’échelle de gravité de ces anomalies. Échelle qui

reste inexorablement – et c’est là l’objection majeure de

Canguilhem – une référence construite. Une convention.

Échelle qui, faute d’être donnée, rend compte d’une

décision, d’un choix : choix des critères que le naturaliste a

jugé pertinent de retenir au détriment d’autres critères. La «

gravité », de même que la « légèreté », le « bénin » ou le «

malin » déterminés sous ces auspices ne sont rien moins « au

fond [que] des notions subjectives en ce sens qu’elles

incluent une référence à la vie de l’être vivant »178.

Il y a donc bien affirmation de valeurs. Le fait

insurmontable de cette affirmation, de cette évaluation à

caractère non-scientifique se prolonge par ailleurs chez

Saint-Hilaire en gagnant le domaine de la psychologie et de

la morale comme en témoigne l’emploi d’expressions

significatives, telles que celle d’ « influence nuisible ». Le

naturaliste français, croyant lors exposer une tératologie

purement technique – ou bien, pour emprunter à la formule

de Max Weber, « axiologiquement neutre »179 –, tombe sous

177 E.G. Saint-Hilaire, Philosophie anatomique. Pièces osseuses des organes respiratoires, Paris, Librairie J.-B.

Baillère, 1818. 178 G. Canguilhem, op. cit., p. 83. 179 La notion de « neutralité axiologique » (werturteilsfreie Wissenschaft ; littéralement : « connaissance libre de

Page 198: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

198

le coup de l’impossibilité d’émettre une quelconque

proposition qui ne témoigne d’un jugement subjectif. S’il ne

fait pas de doute que les différences anatomiques ont une

vérité objective indépendante de tout jugement normatif –

jugement du praticien ou de la personne affectée –,

l’anomalie en tant que telle ne se manifeste jamais en retour

que dans le cadre d’un jugement à la faveur duquel le vivant

humain, l’individu donneur de sens, réinvestit celle-ci en

termes d’« écart normatif »180. La différence anatomique

n’advient (éventuellement) à son statut d’anomalie qu’en

tant qu’elle est thématisée, « pensée », dès lors que toute

pensée, comme le ferait voir Kant, est solidaire d’une faculté

de juger181.

préjugés » a été développée par Max Weber dans un diptyque

de conférences prononcées en 1917 et 1919 à l'université de

Munich, reprises dans un ouvrage paru en France en 1959

chez Plon sous le titre Le Savant et le politique. Elle entend

désigner l’attitude idéale du chercheur objectif, du « savant »

distancé de son objet d’étude, supposé s’abstenir de tout

jugement de valeur. 180 G. Canguilhem, op. cit., p. 85. 181 Nous pourrions résumer les principales étapes de la

synthèse de nos représentations telles qu'exposée dans la

première Critique en rappelant (a) que le divers donné dans

l'intuition doit d'abord être recueilli et rassemblé dans la

sensibilité conformément aux formes de l'espace et du temps,

(b) puis reproduit et conservé par l'imagination ; qu'il doit (c)

être unifié, tressé, déterminé par des concepts purs et

Page 199: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

199

c. L’expérience de la fragilité

D’autres facteurs que strictement anatomiques doivent

être pris en compte pour que l’anomalie soit autre chose

qu’une simple différence, manifeste ou dissimulée. D’autres

critères comme, le cas échéant, la nocuité de cette anomalie ;

comme également le ressenti du sujet affecté. Un ressenti qui

a partie liée à un imaginaire plutôt qu’à la facticité d’une

symptomatologie. Kant éclaircit ce dernier point dans la

Doctrine du droit, en rappelant qu’on appelle « la capacité

d'avoir du plaisir ou de la peine en raison d'une

représentation un "sentiment", parce que ces deux états

[plaisir et peine] ne contiennent que ce qui est le subjectif

simple dans son rapport avec notre représentation et n'ont

aucune relation à un objet en vue de la connaissance possible

empiriques afin (d) d'être ultimement ramené à l'unité

originaire et synthétique de l’aperception. Les affections des

sens, ainsi déterminées, pourront alors – alors seulement –

être pensées, représentées, et prétendre de plein droit à

figurer au nombre de nos connaissances ; ainsi, « nous

pouvons ramener à des jugements tous les actes de

l'entendement, de telle sorte que l'entendement en général

peut être représenté comme un pouvoir de juger » (E. Kant,

Critique de la raison pure, trad. A. Renault, Paris,

Flammarion, 2006 ; en part. § 24 : « Déduction

transcendantale »).

Page 200: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

200

»182. Appert ceci pour Canguilhem que la pathologie n’est pas

seulement diminution, mais encore « sentiment » de

diminution de la normativité. L’anomalie ne devient

pathologique qu’en étant éprouvée comme telle par un sujet ;

et n’est jamais, par suite, « connue de la science que si elle a

d'abord été sentie dans la conscience, sous forme d'obstacle à

l'exercice des fonctions »183. Le pathos du malade devance et

conditionne le logos du médecin. L’idée fondamentale qui

transparaît ici est que le vécu subjectif de l’anomalie

concourt de manière décisive à la requalification – ou non –

de cette dernière en termes d’anomalie.

Ainsi de l’anomalie, ainsi de la pathologie. La

connaissance de l’état pathologique n’est pas donnée comme

un état de fait brut ; elle procède d’une appréhension par

l’homme de l’écart normatif qui sépare cet état de celui,

nominal, qui caractérisait son expérience antérieure de la

vie. Il connaît cet écart en l’éprouvant, intuitivement ; en se

fiant au témoignage de sa sensibilité. Il inscrit ce nouvel état

dans la trame d’un vécu – ainsi la ressaisie de la diminution

ou de l’augmentation de la normativité est-elle comptable

d’une mémoire – qui lui fournit un contrepoint, un socle de

comparaison d’après lequel « juger » de sa nouvelle « qualité

de vie ». « Qualité de vie » est une notion mobilisée par

182 E. Kant, Métaphysique des mœurs. Première partie : Doctrine du droit, Paris, Librairie Philosophique Vrin,

Bibliothèque des textes philosophiques, 1993, p. 85. 183 G. Canguilhem, ibid.

Page 201: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

201

Canguilhem pour insister sur l’aspect subjectif de l’« être

malade », du « faire malade ». Le terme de « qualité » peut en

ce sens être opposé à celui de « quantité ». L’une réfère au

vécu de l’individu conscient de son histoire ; l’autre à une

donnée numérique, une mesure générale de la longévité.

L’une ressortit au registre du « bien vivre » ; l’autre à celui du

« vivre plus ». Or, la qualité de vie, à rebours de la quantité,

est incommensurable, et ne peut être définie de l’extérieur.

Elle est le fruit d’une appréciation qui joue sur le registre des

valeurs. L’anomalie comme la pathologie se vivent dans le

bouleversement de ces valeurs par la mise en exergue d’une

différence sensible au regard de laquelle le patient affecté va

se considérer comme diminué. On peut alors se demander à

partir de quelles formes de bouleversements, eu égard à ses

conséquences, l’individu va commencer à convertir cette

différence en handicap, pathologie ou déficience. In concreto, lui devient-elle rédhibitoire lorsqu’elle le force à

adapter son mode de vie au surgissement chronique de la

douleur ? Ou bien lorsqu’elle l’empêche d’assumer ses

obligations professionnelles ? Ses devoirs parentaux ?

Lorsqu’elle contraint son idéal du moi ? Lorsqu’elle affecte

ses capacités mentales ou restreint sa mobilité ? Autant de

considérations dont la nature axiologique fait entrer de

plain-pied la subjectivité – et avec elle le doute, le risque («

on ne soigne, c’est-à-dire on n’expérimente, qu’en tremblant

»), l’individualité, le jugement critique (du gc. kritikē, « [l'art

de] discerner ») dans le champ de la médecine. La dissection

sur la paillasse n’est qu’un moment de la compréhension du

phénomène pluriel de la pathologie.

Page 202: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

202

Ainsi la prise en compte de l’expérience interne,

idiomatique de l’anomalie et de la maladie est-elle un

réquisit fondamental du diagnostic et de la thérapeutique (ou

de la compensation, faute de cure efficiente). L’usage par la

médecine des termes convergents sur le normal et le

pathologique ne peut se faire qu’en référence à un sujet

particulier, appréhendé sous le rapport de sa normativité. Le

postulat de Claude Bernard selon lequel l’individualisation

de la pratique médicale au regard des sujets ferait obstacle à

une meilleure intelligence de la maladie est ainsi révoqué en

doute. Bien plus : Canguilhem le révoque pour démontrer

que la subjectivation des « cas » peut seule permettre

d’approcher au plus près la vérité de la pathologie. Loin

qu’elle soit une entrave ; loin qu’elle fasse obstruction à la

constitution d’un savoir théorique, elle en est l’expédient

épistémologique. La « voie royale ». Elle n’est pas « gêne », «

interférence » : elle est feed-back, retour de force. Elle est

matière vivante d’un discours signifiant qui renseigne aussi

bien sur l’état du patient que l’expérimentation ou la mesure

quantitative du fonctionnement ou du dysfonctionnement

des organismes. C’est bien parce que le corps vivant est avant

tout encore souffrant qu’il ne peut être appréhendé comme

un banal objet de laboratoire184. C’est également parce que la

184 Constat qui ne manque pas de poser à la marge la question

de l’expérimentation animale. Kant prête une « dignité » à la

« personne » (morale) qui ne peut être appréhendée comme

le moyen d'une fin : « Tout homme a le droit de prétendre au

Page 203: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

203

subjectivité humaine éprouve comme anormale sa différence

que l’homme concret dépare d’avec l’homme de laboratoire

tel que voudrait se le représenter le savant expérimentateur.

Encourageante et significative nous paraît, à ce titre, la

propension des manuels de médecine contemporains à

remplacer les schémas-types qui avaient cours il y a quelques

décennies par des images photographiques d’organes réels et

non plus figurés. Évolution qui ne doit pas être minorée. Dès

lors et en vertu de cette dimension perspectiviste

qu’introduit Canguilhem, le corps normatif ne peut être

identifié au corps normalisé et idéalisé. Ce corps normalisé

peut fournir un repère, une direction ; jamais une directive.

S’en contenter serait aboutir au remplacement du corps

souffrant par un corps « en série », factice, qui ne

correspondrait à rien. Ce serait perdre de vue le fait que le

malade subit autant qu’il « fait » sa maladie.

respect de ses semblables et réciproquement il est obligé au

respect envers chacun d'eux. L'humanité elle-même est une

dignité, en effet l'homme ne peut jamais être utilisé

simplement comme un moyen par aucun homme (ni par un

autre, ni même par lui-même), mais toujours en même temps

comme fin, et c'est en ceci précisément que consiste sa

dignité (sa personnalité), grâce à laquelle il s'élève au-dessus

des autres êtres du monde, qui ne sont point des hommes et

peuvent leur servir d'instruments, c'est à dire au-dessus de

toutes les choses » (E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, 1785). Des animaux, « qui ne sont point des

hommes », il n'est rien dit de tel.

Page 204: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

204

Le fait est qu’il n’y a pas d’« en-soi » de la pathologie ou

de la normalité. L’auteur, empruntant au langage d’Hegel,

ferait valoir que ces notions-affects sont avant tout et peut-

être uniquement « pour-soi », vécues par une conscience.

Une conscience engagée dans une temporalité et qui se

représente la variation de ses états successifs sur fond d’une

continuité identitaire. La maladie exprime le sentiment liée à

l’incapacité de répondre aux sollicitations d’un milieu

devenu hostile. Elle est diminution des forces et de la

résistance de l’individu à ces contraintes. Si la santé est

normativité, la maladie est perte d’autonomie (du gc. auto, «

soi-même », nomos, « norme »). En conséquence de quoi

doivent être déplacés les critères d’assomption de la santé et

de la maladie. Il revient au patient (du lat. patiens, participe

présent du verbe déponent pati, « celui qui souffre ») bien

plus qu’au praticien de tracer la frontière entre le normal et

le pathologique. Une telle proposition enlève

inexorablement à l’aura du médecin, appelé par Canguilhem

à reconnaître les limites d’un solipsisme méthodologique qui

peut éventuellement confiner à l’hubris : « la vie d'un vivant

ne reconnaît les catégories de la santé que sur le plan de

l'expérience, qui est d'abord son épreuve au sens affectif du

terme, et non sur le plan de la science »185. Le savoir médical

ne peut se constituer que dans l’interrelation. Il requiert un

échange ; précisément : un échange de « points de vue ». Le

dialogue et l’écoute font partie intégrante de la pratique

185 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.

Page 205: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

205

médicale. Ils nécessitent un engagement que la gestion

logistique actuelle des hôpitaux publics nous semble

néanmoins en passe de compromettre.

L’auteur prolonge en tout ceci la réflexion ouverte par

Kurt Goldstein (1878-1965), neurologiste et psychiatre

d’origine allemande, pionnier de la neuropsychologie

moderne, sur les insuffisances de l’approche strictement

locale – en termes d’aires autonomes et suffisantes à leurs

fonctions – du fonctionnement cérébral. Goldstein excipe,

dans son ouvrage le plus célèbre, Structure de l'organisme,

une détermination abstraite, conventionnelle ou

définitionnelle de la santé et de la maladie qu’il reconduit

face à la possibilité d’une détermination alternative de ces

notions, reposant sur la considération de la normativité, de

l’expérience vécue186. La première, extérieure au ressenti de

l’individu, est à la discrétion du praticien exerçant son

jugement à l’exclusion du « point de vue du malade ». Seule

la seconde, selon Goldstein, est susceptible d’appréhender

l’essence individuelle de la pathologie. De chaque

pathologie. Il n’est de maladie qui puisse être saisie de

manière purement intellectuelle et théorique. L’« être

malade » – comme expérience et comme sujet – structure

toute approche de la maladie en tant qu’il lui donne sens.

186 K. Goldstein,. Structure de l'organisme (Der Aufbau des Organismus). Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine (1934), Paris, Gallimard, Tel, 1951, cha-

pitre VIII, p. 343 seq.

Page 206: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

206

Le principe de Broussais posant l’absence de différence

qualitative entre l’état pathologique et l’état de santé, ou

faisant dériver l’état pathologique des normes physiologiques

normales, n’est admissible que replacé dans l’horizon d’une «

norme supra-individuelle »187. Or, une telle norme ne saurait

être à l’état naturel. Elle ne se rencontre en aucun corps ; et

aucun corps ne se résout à une norme unique ainsi stabilisée.

Il ne saurait par conséquent y avoir de normalité ou de

comportement désordonné que relativement à un individu

conscient de ces transformations, et référé à une perception

– par cet individu – d’une « modification globale » mettant

en jeu son rapport intime à la vie : « La maladie est un

ébranlement de l'existence », écrit Goldstein, « elle la met en

danger ; et c’est pour cette raison que sa détermination exige

comme point de départ le concept de l'être individuel »188.

L’emploi du terme de maladie n’a de pertinence qu’articulé à

la manière dont le malade, poursuit le neurologue, « [vivra]

en premier lieu sa maladie »189.

Il en ressort que l’étalon d’appréciation de la santé et de

la maladie n'est pas à rechercher du côté du jugement

externe du médecin, mais du côté de l'individu lui-même.

187 K. Goldstein, op. cit., p. 344. 188 K. Goldstein, op. cit., p. 345 ; cité par G. Canguilhem, op. cit., p. 121. 189 K. Goldstein, op. cit., p. 345 ; à mettre en parallèle avec G.

Canguilhem, op. cit., p. 84.

Page 207: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

207

Celles-ci se décident au prorata de sa normativité

individuelle190, de l’appréhension censément subjective,

censément singulière de la normalité par le sujet. En quoi il

faut admettre que « chaque homme est la mesure de sa

propre normalité »191. Bien plus, renchérit Canguilhem, si la

normalité se définit relativement à chaque individu, pareille

définition enveloppe nécessairement aussi la conjecture

sociale (valeurs, normes, représentations) d’après laquelle

l’individu, situé dans son contexte, appréhende son état.

L’histoire individuelle rencontre ici l’Histoire en lettres

capitales. Comportements, santé, normes de vie, etc., le

« normal » d’une époque, pour un individu, peut alors

s’altérer en anormalité ou en symptômes pathologiques pour

un individu d’une autre époque : « Ce qui est normal, pour

être normatif dans des conditions données, peut ainsi

devenir pathologique dans une autre situation »192. Et

réciproquement. Reste ceci que de chacune de ces

altérations, c'est toujours, en dernier ressort, pour Goldstein

comme pour Canguilhem, « l'individu qui juge »193.

C. UNE REDEFINITION DE LA SANTE

190 K. Goldstein, op. cit., p. 347 ; voir également p. 350, où se

trouve exposé le concept « norme individuelle ». 191 K. Goldstein, op. cit., p. 347. 192 G. Canguilhem, op. cit., p. 119. 193 G. Canguilhem, op. cit., p. 119.

Page 208: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

208

Nous avancions que la pathologie s’oppose à la santé

plutôt qu’à la normalité. Mais qu’est-ce que la santé ? Dans la

mesure où les états-limites rendent compte par ricochet ou

par contraste du fonctionnement sain de l’organisme, notre

caractérisation de la pathologie devrait nous rendre à même

de définir l’état de santé comme son contraire. La maladie se

définissait par une moindre capacité à établir de nouvelles

normes et à répondre adéquatement aux variations de son

milieu ; l’état de santé se définira donc comme l’optimum de

nos « possibilités de dépasser la norme habituelle », ce afin

d’instituer de nouvelles normes en réponse à des situations

nouvelles. Ce qui caractérise l’état de santé, établit

Canguilhem, « c'est donc la possibilité de dépasser la

norme qui définit le normal à un moment donné »194 .

C’est-à-dire à la fois de « tolérer des infractions à la norme

habituelle » et de répondre aux crises en se réinventant sans

cesse, en « instituant de nouvelles normes dans d’autres

conditions »195. L’état de santé se mesure à cette variation que

la vie s’autorise dans l’élaboration de ses normes. La santé

n'est donc pas à proprement parler une « réalité normale »,

mais une possibilité accrue de l’être normatif. Or l’être

normatif – moins défini par son adéquation à un modèle

virtuel que par son dynamisme propre –, n’est autre pour sa

part que l’étalon de l’homme normal. Être normal, c’est

être normatif. C’est dire encore une fois que l’homme

normal ne peut plus être appréhendé « de l’extérieur », par

194 G. Canguilhem, op. cit., p. 130. 195 G. Canguilhem, op. cit., p. 120.

Page 209: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

209

référence à une moyenne ou à un idéal. Il se conçoit au

regard des écarts qu’il est capable de supporter, mais aussi

d’instituer pour devenir seul auteur et juge de ses propres

valeurs.

a. La santé dynamique et créatrice de normes

L’auteur ne cèle rien des influences qu’ont exercé sur

lui les intuitions de Nietzsche. Lui qui aimait à se prétendre

un « nietzschéen sans carte » réinvesti dans le domaine de la

médecine l’une des notions centrales exposées dans Le Gai savoir par le marcheur de Sils Maria : celui de « Grande Santé

». Il suggère par là-même que la vie est volonté de puissance,

la vie est créatrice de normes. La vie est d’essence artistique

et est appelée en permanence à dépasser les anciennes tables,

les valeurs établies et imposées à certains moments de son

histoire. De même que Nietzsche faisait valoir que «

l’humain est quelque chose qui doit être surmonté »196,

Canguilhem montre que la vie doit aller au-delà d’elle-même

pour demeurer fidèle à soi. La vie n’est pas statique, la vie

n’est pas indifférente. L’indifférence qui stigmatise pour

Nietzsche le danger du nihilisme, la condition du dernier

homme pour qui tout est égal, renvoie chez Canguilhem à la

pathologie comme symptôme de la vie déclinante. La vie est

196 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), trad. G.

Blanquis, Paris, Garnier-Flammarion, 2005, partie III, chap.

4 : « Des vieilles et nouvelles tables », p. 282.

Page 210: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

210

au contraire une dynamique ; elle est « élan vital » et

créateur. Elle se recrée elle-même tout en abolissant les

précédentes valeurs. Ainsi pour Nietzsche, le surhumain est-

il requis après la mort de Dieu symbolisant les normes

restrictives du christianisme qui dévalue la vie, mais

également conditionné par elle.

Ce dépassement ne doit pas être conçu de manière

purement négative, comme un rejet des normes antérieures,

mais comme une innocence de création qui se libère des

normes antérieures pour instituer, ou plus exactement, en

instituant une nouvelle donne. La Grande Santé rend compte

chez Canguilhem de la capacité qu’a le vivant de faire un

usage libre et instituant de sa capacité normative. Non pas

seulement en réaction à des contraintes, mais encore en les

devançant – en se donnant lui-même ses propres règles ;

c’est-à-dire en aménageant le milieu intérieur et extérieur à

l’aune de ses propres valeurs. Et plus encore, en surmontant

toute forme de conditionnement ou d’hétéronomie. L'enfant,

écrivait Nietzsche dès les premières pages du premier livre

d’Ainsi parlait Zarathoustra, « est innocence et oubli, un

renouveau et un jeu, une roue qui roule sur elle-même, un

premier mouvement, une sainte affirmation […] Oui, pour le

jeu divin de la création, ô mes frères, il faut une sainte

affirmation : l'esprit veut maintenant sa propre volonté, celui

qui a perdu le monde veut gagner son propre monde »197.

Exorde philosophique qui, à l’époque de Nietzsche, trouve

197 F. Nietzsche, op. cit., p. 33-36.

Page 211: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

211

son pendant en biologie dans une approche « transformiste »

du devenir des espèces : celle proposée par le naturaliste

français Jean-Baptiste de Lamarck. Lamarck, à qui le

philosophe allemand ne manque pas de rendre hommage ;

ce notamment pour sa Philosophie zoologique (1809)198 où se

trouve exposée une théorie de la transformation faisant état

de la métamorphose des corps sous l’effet de « forces

plastique » dynamiques – et non seulement adaptatives.

Cette théorie de l'évolution en laquelle Nietzsche croit

retrouver le caractère affirmatif et créateur de la grande

santé met en avant deux mécanismes complémentaires. Un

premier mécanisme rend compte de la complexification

graduelle des formes du vivant, se pourvoyant d’organes et

de fonctions nouvelles aux attendus d’une dynamique

interne due à leur organisation. Le second mécanisme,

articulé au précédent, donne lieu à la diversification des

formes du vivant sous l’aiguillon de facteurs contextuels,

circonstanciels qui tiennent à des impératifs vitaux. Il donne

à voir la dimension adaptative de l’être vivant, organisé

autour du principe d’usage/non-usage, en tant qu’il se trouve

confronté à des défis environnementaux. Soit sa capacité à

« se créer » un corps viable, au sens « physique » du terme ; à

« modifier ses normes » pour composer avec les contraintes

198 J.-B. Lamarck, Philosophie zoologique, 1809, pref. A.

Pichot, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1994.

Page 212: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

212

liées à son milieu de vie. Ces « caractères acquis »199 seraient

par suite transmis à la génération suivante, qui à son tour

perfectionnera ou se déprendra progressivement de ces

caractères en fonction des pressions de survie200. Le

transformisme de Lamarck méconnaît en effet les

mécanismes de la sélection naturelle défrichés par Darwin,

199 Il peut être édifiant de faire observer que Lamarck lui-

même n'a jamais employé le terme d'« hérédité des

caractères acquis ». Si la notion est sous-jacente, s'inscrivant

dans une réflexion dont les prémices remontent à Aristote,

elle ne sera thématisée qu'après sa mort pour lui être attribué

de manière apocryphe. Sur l'élaboration du transformisme et

sur la part des différents auteurs y ayant contribué, cf. P.

Corsi, J. Gayo, G. Gohau, S. Tirard, Lamarck, philosophe de la nature, Paris, Science, Histoire et société PUF 2006. 200 Notons que la transmission héréditaire des caractères

acquis, rendue caduque depuis l’exposé décisif du biologiste

allemand August Weismann en 1883, est aujourd’hui en

passe d’être partiellement réhabilitée. Au moins en ce qui

concerne les phénomènes liés à l’épigénétique. L’expression

du génome au sein des cellules somatiques ne peut être

dissociée du patrimoine transmis par les cellules germinales.

Les mutations aléatoires affectant l’ADN contenu par les

gamètes ainsi que la combinaison des deux codes génétiques

brassés au cours de la reproduction sexuée ne sont pas seules

à pouvoir expliquer la variabilité des formes du vivant.

Page 213: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

213

lequel – si l’on en juge à sa correspondance201 – ne tenait pas

Lamarck en grande estime. L’évolution selon Darwin n’est

pas, au reste, soumise à une nécessité théorique, pas plus que

la complexification, qui résulte uniquement des effets du

hasard et de la sélection.

Si nous ne pouvons considérer le recours à l’expression

de « force vitale » dans les écrits de Lamarck comme

témoignant d’un simple effet de style, l’erreur serait pourtant

d’en conclure expéditivement à l’existence d’un « vitalisme

lamarckien »202. Le vitalisme, option philosophique des plus

anciennes et à laquelle se rattachent Nietzsche et

Canguilhem, postule effectivement – si ce n’est en tant que

réalité, au moins à titre d’idée directrice, d’hypothèse de

travail – le concours organisateur d’une force qui serait aux

êtres doués de vie ce que la gravitation universelle est aux

corps graves. Il conjecture ainsi l’action constitutive d’un

élan créateur qui ne se laisse pas réduire aux lois de la

physico-chimie. Lamarck, non plus que ses successeurs en ce

domaine, ne cherche à « expliquer » biologiquement la

nature de cette force ; mais à la différence des vitalistes de

stricte obédience – Bichat primum inter pares –, ne fait que

201 C. Darwin, « Lettre de Darwin à C. Lyell du 11 octobre

1859 et du 12 mars 1863 », dans La vie et la correspondance de Charles Darwin, t. I, trad. H.C. de Varigny, Paris, C.

Reinwald, 1888. 202 A. Pichot, Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard,

Tel, 1997, chap. VII : « Lamarck et la biologie ».

Page 214: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

214

constater celle-ci en tant que résultat de processus à l’œuvre

dans le vivant, et non en tant que dynamique interne ou

élément moteur à l’origine de ces évolutions. Les théories de

Lamarck, pionnier de la « biologie » dont il popularise le

terme203, ne peuvent donc être assimilées sans de profondes

réserves aux conceptions de Nietzsche, bien que son maître-

livre s’annonce de manière significative comme l’exposé

d’une « philosophie ». Le noyau dur de cette « philosophie »,

que Nietzsche aperçoit chez Lamarck et Canguilhem chez

Nietzsche, réside dans la compréhension de l’organisme non

plus seulement à l’aune de forces réactives, mais plus encore

de forces actives et productrices de normes.

Le transformisme de Lamarck ne saurait pour autant

fournir un paradigme conséquent de la normativité vitale

telle que la conçoit Canguilhem. Il postule en effet

l’indexation des modifications des organismes sur des

pressions cumulatives induites par les individus eux-mêmes

en fonction de leurs besoins, de leur activité. Le darwinisme

203 « Tout ce qui est généralement commun aux végétaux et

aux animaux, comme toutes les facultés qui sont propres à

chacun de ces êtres sans exception, doit constituer l'unique

et vaste objet d'une science particulière qui n'est pas encore

fondée, qui n'a même pas de nom, et à laquelle je donnerai le

nom de biologie » (J.-B. Lamarck, Recherches sur l’organisation des corps vivants (1802), Paris, Librairie J.-B.

Baillère, première partie, chap. III : « des caractères essentiels

les végétaux », p. 49.

Page 215: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

215

serait un candidat de meilleure extraction qui, pour sa part,

n’engage aucune manière de finalisme dans l’occurrence des

variations. Les variations ont lieu, puis se révèlent ou non

viables en fonction du milieu au sein duquel les organismes

ont vocation à composer. Les mutations ne sont pas dirigées

en tant qu’elles apparaissent ; elles procèdent d’une « loterie

» sanctionnée a posteriori au regard de ses avantages

adaptatifs.

Ce qui caractérise donc la théorie de l’évolution,

écrit François Jacob, c’est la manière d’envisager

l’émergence des êtres vivants et leur aptitude à vivre

ou à s’adapter au monde qui les entoure. Pour

Lamarck, quand se formait un être nouveau, sa place

était déjà marquée dans la chaîne ascendante des

êtres. Il devait par avance représenter une

amélioration, un progrès sur tout ce qui avait déjà

existé jusque-là. La direction, sinon l’intention,

précédait la réalisation. Avec Darwin, l’ordre relatif

entre l’apparition d’un être et son adaptation est

inversé. La nature ne fait que favoriser ce qui existe

déjà. La réalisation précède tout jugement de valeur

sur la qualité de ce qui est réalisé. N’importe quelle

modification peut naître de la reproduction.

N’importe quelle variation peut apparaître, qu’elle

représente une amélioration ou une dégradation par

rapport à ce qui était déjà. Il n’y a aucun manichéisme

dans la manière utilisée par la nature pour inventer

des nouveautés, aucune idée de progrès ou de

Page 216: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

216

régression, de bien ou de mal, de mieux ou de pire. La

variation se fait au hasard, c’est-à-dire en l’absence de

toute relation entre la cause et le résultat. C’est

seulement après son émergence que l’être nouveau se

trouve confronté aux conditions d’existence. C’est

seulement une fois vivants que les candidats à la

reproduction sont mis à l’épreuve.204

Le choix des normes chez Canguilhem est également

émancipé de toute considération de nature téléologique. La

normativité est libre : elle est capable d’« erreurs » – d’erreurs

innées de l’organisme. Et ces erreurs ne se révéleront

constituer des « échecs » ou des « succès adaptatifs » qu’aux

prises avec l’environnement qui les voit fonctionner.

Revenons à Nietzsche. Active et productrice de

normes, mais encore libre de ses créations : telle se

caractérise, chez le penseur allemand, la « volonté de

puissance ». À la manière dont Canguilhem conçoit la

normativité vitale. Risquée, peut-être, aventureuse, sans

aucun doute ; mais toujours libre de sa création, capable

d’imposer là où une perspective physicaliste ou mécaniste ne

permettrait au corps doué de vie que de subir ou d’opposer.

De même alors que l’enfant-artiste des « Trois

métamorphoses » de l’esprit selon la fable de Zarathoustra

transcende le clivage de la soumission (la figure du chameau,

204 F. Jacob, La Logique du vivant, Paris, Gallimard, 1970, p.

192.

Page 217: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

217

« chargeant sur lui tous les fardeaux pesants ») ou de

l’opposition aux anciennes tables (la figure du lion, « qui veut

être l’ennemi du maître » et se rendre ainsi libre pour la

création de valeurs nouvelles, bien qu’avant tout puissance

de négation, il n’en soit pas encore capable), la santé

confronte le vivant à une indétermination de principe quant

à l’usage qu’il peut faire de sa vie et de ses capacités. Elle

n’est, pour Canguilhem, « pas autre chose que

l’indétermination initiale de la capacité d’institution de

nouvelles normes biologiques »205. Elle est « la possibilité de

dépasser la norme qui définit le normal momentané, la

possibilité de tolérer des infractions à la norme habituelle et

d’instituer des normes nouvelles dans des situations

nouvelles »206. Il ne s’agit pas seulement de battre ou de

rebattre, mais de pouvoir changer les cartes.

Il est en conséquence une instabilité foncière qui

définit la vie chez Canguilhem, et n’est pas sans rappeler

cette autre image célèbre, décrite dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra, du funambule dansant sur la corde

tendue, ou de la corde elle-même jetée au-dessus du

précipice entre ce qu’il a été et ce qu’il est appelé à devenir :

« l’homme » écrit Nietzsche, « l’homme une corde tendue

entre la bête et le Surhumain, – une corde au-dessus d’un

abîme. [...] Ce qu’il y a de grand en l’homme, c’est qu’il est

un pont et non un but : ce que l’on peut aimer en l’homme,

205 G. Canguilhem, op. cit., p. 129-130. 206 G. Canguilhem, ibid.

Page 218: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

218

c’est qu’il est un passage et un déclin »207. Voilà qui coïncide

idéalement avec la conception que Canguilhem, médecin et

philosophe, expose de la santé : celle-ci, loin d’être un état de

plénitude achevée, est un mouvement d’engendrement,

d’auto-engendrement. Son essence est de ne pas avoir

d’essence déterminée, d’être changeante et créatrice de

normes. Ou changeante parce que créatrice de normes. En

cela n’est-elle paradoxalement jamais plus fidèle à elle-même

qu’autant qu’elle se surmonte. Faisant ainsi de sa puissance

d’affirmation de valeurs le critère caractéristique du vivant

biologique, Canguilhem restitue encore une intuition de

Nietzsche concernant tout être doué de vie, pleinement

acteur de ses choix normatifs : « vivre c'est, même chez une

amibe, préférer et exclure » 208. Le vivant en général

témoigne d’affinités qui orientent son devenir dans l’horizon

d’un accroissement de sa puissance d’agir. C’est en quoi la

santé ne saurait consister dans un état d’immobilisme, de

coagulation des normes : « L'homme ne se sent en bonne

santé – qui est la santé – que lorsqu'il se sent plus que normal

– c'est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences – mais

normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie »209.

L’organisme est une organisation qui, à l’instar de toute

organisation, a besoin d’une structure pour fonctionner. Il

nécessite en cela une relative stabilité, une régularité pour ne

207 F. Nietzsche, op. cit., Prologue, § 4, p. 20. 208 G. Canguilhem, op. cit., p. 84. 209 G. Canguilhem, op. cit., p. 132-133.

Page 219: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

219

pas se disperser dans une forme d’anarchie déprédatrice.

Cette régularité est ce qui peut, éventuellement, le

rapprocher du mécanisme. Comparaison n’est pas raison ; car

l’organisme, n’était la tolérance aux irrégularités, la

flexibilité et la capacité à se reprogrammer qui n’appartient

qu’à lui, romprait devant la moindre irrégularité. Pour

recourir à une célèbre allégorie, le mécanisme serait le chêne

brisé par la tempête quand l’organisme, flexible, serait en

mesure d’épouser le sens du vent, de se courber pour

s’adapter aux variations de l’environnement (« on ne

commande à la nature qu'en lui obéissant », devisait pour sa

part, en 1620, Francis Bacon, auteur du Novum Organum210),

sinon de transformer l’environnement pour l’adapter à lui.

Aucune machine, du reste, n’est en mesure de se guérir,

ni de créer en marge de sa programmation, ni de se

reconstruire, ni de faire œuvre de liberté, ni donc de

compenser ses propres défaillances ou de les intégrer dans

une certaine limite. Les règles du fonctionnement normal

dans l’organisme sont seules à pouvoir tolérer une marge

d’écart, un jeu, une latitude et une capacité d’intégration de

l’exception qui manque aux mécanismes pour accomplir

leurs différentes fonctions. Les organismes seuls sont aptes à

210 F. Bacon, Novum Organum (1620), trad. M. Malherbe et

J.-M. Pousseur, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1986. Le titre se

veut polémique en faisant allusion à l’Organon

(« instrument ») d'Aristote – « idola theatri » – qu’il s’agirait

de dépasser.

Page 220: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

220

tolérer cette marge. A intégrer ; mais plus encore – et nous

touchons ici au propre distinctif des êtres doués de vie – à

l’introduire et à la cultiver.

Il est une dynamique de production des normes

physiologiques qui instruit des écarts individualisants. Écarts

qui font de chaque entité vivante une expression unique de

la vie qui s’accomplit à travers elle. Écarts qui ouvrent

l’homme, entre autres espèces, à de multiples possibilités

vitales, inattendues et toujours réformables. Les

performances sportives telles que celles observées en course

de fond ou apnée ne sont que quelques-unes des occasions –

assurément spectaculaires – de voir à l’œuvre

l’assouplissement de la normativité vitale, les normes

physiologiques s’adaptant à de nouvelles conditions de

fonctionnement. C’est-à-dire intégrant les contraintes du

milieu et du régime de vie sollicitées par l’entraînement au

quotidien. Ce n’est pas dire autre chose que « la vie

fonctionne habituellement en deçà de ses possibilités, mais

se montre au besoin supérieure à sa capacité escomptée

»211.Dans un registre non moins spectaculaire, l’abolition

momentanée de la contraction cardiaque ainsi que la

maîtrise des rythmes physiologiques par les yogis hindous

fournissent un autre exemple de cette plasticité des normes.

La vie concrète expose à des impératifs qui peuvent eux-

mêmes encourager l’exploration de ressources inexplorées,

induisant des transformations anatomiques et cognitives sans

211 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.

Page 221: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

221

que l’on y prête attention. Nous savons désormais que le

cerveau développe et atrophie sur le long terme certaines de

ses régions en fonction des métiers et des besoins

individuels. Le cerveau se spécialise (« c’est en forgeant que

l’on devient forgeron ») ; si bien que l’encéphale d’un

chauffeur de taxi londonien diffère dans sa morphologie – et

non pas uniquement dans son réseau neural – d’avec le

cerveau d’un enseignant-chercheur, d’un interprète, d’un

expert en méditation ou d’un sportif. Autant de divergences

visibles qui se superposent à celles, censément plus subtiles,

qui font de notre système nerveux central un appareil

unique, à nul autre semblable. Des divergences acquises au

gré de l’expérience qu’il faut ainsi additionner à la quasi-

infinité de nos singularités innées.

Les écarts institués par le vivant, sans cesse revisités et

remaniés eu égard aux contraintes ou au hasard de la labilité,

témoignent de ce que la vie ne peut être figée et la norme

enkystée sans perdre l’élan créateur qui les caractérise en

propre. La vie, pour emprunter en un sens large à

l’expression de Foucault, est une auto-poïèse. Elle se

reconfigure autant que de besoin. N’est jamais identique à

soi, toujours en devenir. Ce devenir vital, à l’opposé de l’être

au sens parménidien, est ce qui forge le creuset de tout être

biologique. Tout est nouveau sous le soleil. Si donc stabilité il

y a, une telle stabilité ne peut concerner les normes

instaurées par la vie. Elle est stabilité des fonctions de

l’organisme continuant d’opérer malgré les variations que lui

impose l’environnement, stabilité du rapport établi entre ce

Page 222: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

222

que l’on pourrait appeler, après Bernard, le « milieu intérieur

» d’une part et, d’autre part, le « milieu extérieur ». Et cette

stabilité est paradoxalement permise par la labilité, la «

souplesse » du vivant.

b. La guérison : du tragique à la renaissance

Or cette souplesse, renchérit Canguilhem, n’est pas

seulement garante de la stabilité des fonctions de l’organisme

obtenue par la renégociation des normes. Elle est aussi ce

que doit tendre à retrouver cet organisme lorsqu’affecté par

une pathologie. La guérison consiste en le recouvrement de

cette capacité diminuée par la maladie. Recouvrement d’une

aptitude à se donner des normes, et non d’une normativité

déterminée et définitivement perdue. La guérison comme la

santé se définissent en termes de variations de puissance, et

non d’abord de convergence avec certaines constantes

physiologiques abstraitement arrêtées : « La guérison,

remarque Canguilhem, […] est d'autant plus voisine de la

maladie ou de la santé que cette stabilité [des normes

physiologiques] est moins ou plus ouverte à des

remaniements éventuels »212. Constat du caractère définitif

du vécu de la maladie ayant pour conséquence la mise au

jour d’un élément « tragique » dans la vision que Canguilhem

se fait de la guérison. Non pas tragique au sens déploratoire

du terme, celui de l’élégie des paradis perdus, celui que

dénote la nostalgie (du gc. νόστος, « retour », ἄλγος, «

212 G. Canguilhem, op. cit., p. 156.

Page 223: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

223

souffrance ») prisonnière d’un passé oblitérant l’avenir.

Tragique, bien au contraire, selon la conception hétérodoxe

que s’en faisait un philosophe comme Nietzsche,

revendiquée dans l’ordre de l’amor fati. Tragique, en cela que

toute forme de vie vouée à se surmonter doit vouloir son

déclin comme le premier moment de son accession à un

nouvel état :

Un être typiquement morbide ne deviendra

jamais sain, et pourra encore moins se rendre la santé ;

pour quelqu'un de typiquement sain, au contraire, le

fait d'être malade peut être un stimulant énergique de

vie, du «plus-vivre». C'est en fait ainsi que m'apparaît

maintenant cette longue période de maladie : je

découvris pour ainsi dire la vie, y compris moi-même,

avec des yeux neufs, je savourai toutes les bonnes —

et même les petites — choses, comme d'autres

auraient du mal à les savourer — je fis de ma volonté

de santé et de vie ma philosophie... Car, qu'on y

prenne bien garde : mes années de plus faible vitalité

furent celles où je cessai d'être pessimiste : l'instinct

de l'« autoreconstitution » m'interdisait une

philosophie de la pauvreté et du découragement...

Et à quoi, au fond, reconnaît-on

l’épanouissement physique ? A ce qu'un être épanoui

fait du bien à nos sens ; à ce qu'il est taillé dans un

bois qui est à la fois ferme, tendre et odorant. Il n'a de

goût que pour ce qui lui fait du bien; son plaisir, son

Page 224: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

224

envie, cesse là où la mesure de ce qui convient est

franchie. Il invente des remèdes contre les lésions, il

exploite à son avantage les hasards malencontreux : ce

qui ne le fait pas périr lui donne des forces. D'instinct,

de tout ce qu'il voit, entend et vit, il amasse son

propre capital : il est un principe de sélection, il

élimine bien des choses. Il est toujours dans sa société

bien à lui, qu'il commerce avec des livres, des

hommes ou des paysages; par son choix, il honore ce

qu'il a choisit, ce qu'il admet, ce à quoi il fait

confiance. A toutes sortes de sollicitations, il réagit

lentement, avec cette lenteur dont une longue

prudence et une fierté délibérée lui ont imposé la

discipline. Bien loin d'aller au-devant d'elle, il

examine attentivement la sollicitation qui se présente

à lui. Il ne croit ni à la «malchance», ni à la «faute»: il

vient à bout de lui-même et des autres, il sait oublier

— il est assez fort pour que tout, nécessairement,

tourne à son avantage. Eh bien, je suis tout le

contraire d'un décadent : car c'est moi-même que je

viens de décrire.213

La maladie est invention. La guérison est invention. La

maladie ne diffère pas de la guérison par la présence ou par la

défection des normes, mais par le tarissement ou par la

213 F. Nietzsche, Ecce Homo (1888-1908), Paris, éd.

Gallimard, Folio Essais, 2006, « Pourquoi je suis si sage », p.

101.

Page 225: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

225

réévaluation de la normativité. La guérison est invention

d’une accommodation nouvelle des normes – « nouvelles

constantes », écrit l’auteur – physiologiques et biologiques,

plus souples que celles à l’œuvre dans la maladie. Une

invention qui doit d’abord son nom de « guérison » au fait

qu’elle tient son origine de la résolution du problème posé

par la maladie. L’ordre nouveau qu’installe la guérison ne

procède pas de rien : différant par nature de l’ordre ancien, il

n’en est pas moins lié à lui dans la mesure où il intègre les

particularités conquises dans l’expérience de la pathologie. Il

y a donc bien, pour chaque bouleversement – morbide ou

rémissif –, pour chaque allure de vie, pour chaque état de

santé une forme de continuité qui ne s’efface pas dans la

rupture : « On peut ainsi tenir un événement que l'organisme

fait par le jeu de ses fonctions permanentes, sans nier que ce

jeu soit nouveau. Un comportement de l'organisme peut être

en continuité avec les comportements antérieurs, tout en

étant un autre comportement. La progressivité d'un

avènement n'exclut pas l'originalité d'un événement »214.

Aucun changement ne serait logiquement pensable s’il

n’était préservé par devers lui un substrat narratif, une

temporalité vécue qui avalise l’identité de l’individu malade

de l’individu guéri. La nouveauté de la maladie comme celle

de la guérison se donnent comme des innovations

qualitatives, des créations originales de normes qui pour

autant, n’abolissent pas la vie, n’abolissent pas l’individu.

L’individu victime d’un AVC, même au sortir de sa

214 G. Canguilhem, op. cit., p. 49.

Page 226: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

226

convalescence, ne sera pas le même individu qu’avant son

accident. Il n’en reste pas moins qu’il a été l’individu d’avant

son accident, et cet individu toujours présent par le souvenir

lui servira de référence pour évaluer le succès de sa

guérison : « Redevenir normal, pour un homme dont l'avenir

est presque toujours imaginé à partir de l'expérience passée,

c'est reprendre une activité ininterrompue, ou du moins une

activité jugée équivalente d'après les goûts individuels ou les

valeurs sociales du milieu »215.

Si la médecine a eu pour habitude de concevoir la

guérison en termes de « restauration » ; à savoir de «

rétablissement » d’un état de stabilité des normes

physiologiques antérieures à la pathologie, l’auteur prétend

qu’il est une « irréversibilité de la normativité biologique »

qui introduit une dimension définitive de l’innocence

perdue. La « cure », à proprement parler, n’existe pas. Il n'y a

pas de restitutio ad integrum. Il serait illusoire de croire que

l’issue d’une pathologie réhabilite les mêmes données

physiologiques qui étaient celles que présentait l’individu

malade avant sa maladie. La guérison n’est pas, stricto sensu,

« rétablissement » ; elle est « établissement » de nouvelles

normes. Non pas « refondation », « restauration », mais

nouveau commencement. Changer implique toujours une

perte, un deuil. Aller de l’avant requiert de laisser derrière

soi celui que nous étions – ce qu’exprime allégoriquement le

mythe d’Orphée et d’Eurydice. Changer pour devenir –

215 G. Canguilhem, op. cit., p. 72-73.

Page 227: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

227

éventuellement – meilleur. La tradition, déplorait Nietzsche,

a trop souvent manqué de voir que « les héros tragiques sont

gais ».

Ce caractère irréversible de l’événement pathologique

concerne tout aussi bien chaque disruptivité dans l’histoire

au long cours de la normativité vitale. L’irréversibilité est

constatée pour chaque changement de normes, que ces

dernières soient viables et concourent au maintien de

l’organisme ou bien lui soit préjudiciable. Il se fait

aujourd’hui qu’au sein d’une société valorisant la

productivité du corps, la rentabilité de l’esprit, la vieillesse

(comme la mort, traitée ou « sous-traitée » à l’hôpital)

apparaît ressortir de plus en plus à l’inventaire de la

nosologie. À telle enseigne que l’on pourrait se demander

dans quelle mesure la gériatrie ne tend pas à médicaliser un

devenir naturel : le vieillissement lui-même, à l’exclusion des

maladies qui lui sont associées. Ce phénomène nous

inviterait alors à établir une distinction entre le « soin »

d’une part, et d’autre part la « guérison ». Les aléas de la

démographie française sont tels que nos antécédents nous

pressent vers une société au sein de laquelle les services

réservés au troisième âge, les auxiliaires de vie et la médecine

ambulatoire sont appelés à jouer un rôle prépondérant. Le

soin sera, par transitivité, appelé à jouer un rôle

prépondérant au bénéfice – espérons-le – d’une génération

dont l’espérance de vie s’accroît de trois mois chaque année.

Or la vieillesse, s’il faut la voir comme un « naufrage » (De

Gaulle), comme « échouage du corps » (Canguilhem), est une

Page 228: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

228

pathologie sans cure, si l’on ose s’exprimer ainsi. Aucun

miracle. Nulle fontaine de jouvence : la sénescence poursuit

son cours. Le corps n’a plus sa résilience et ne peut bien

souvent plus escompter de la médecine qu’un geste, de l’aide,

de la reconnaissance. D'où la nécessité de penser le soin

comme une pratique potentiellement indépendante de la

guérison – de la guérison au second sens de réhabilitation de

la normativité vitale.

La vie franchit des seuils, des stades ; elle n’évolue que

dans un sens. Il n’est en conséquence aucune pathologie,

aucune allure alternative qui n’imprime le vivant de manière

indélébile, irrémédiable ; ni aucun traumatisme –

psychologique ou somatique – qui ne laisse des séquelles

définitives à qui l’aura subi. De ce que la guérison ne

remonte pas le fil du temps s’ensuit qu’elle est toujours

passage vers un nouvel état. Ainsi, « guérir, c’est se donner

de nouvelles normes de vie, parfois supérieures aux

anciennes »216, mais jamais identiques. C’est déployer de

nouvelles valeurs irréductibles à celles qui avaient cours

antérieurement. Et Canguilhem de convoquer une nouvelle

fois Goldstein, dont le propos pourrait sembler directement

extrait de sa thèse sur Le Normal et le Pathologique : «

Guérir, malgré des déficits, va toujours de pair avec des

pertes essentielles pour l'organisme et en même temps avec

la réapparition d'un ordre. À cela répond une nouvelle

216 G. Canguilhem, op. cit., p. 159.

Page 229: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

229

norme individuelle »217. Goldstein affirme ici, en accord avec

l’auteur, que l’ordre apporté par la guérison ne peut jamais

être une redite de l’ordre ancien. Qu’il n’en soit pas la stricte

itération, bien qu’incommensurable avec l’ordre imposé par

la pathologie, n’ôte rien au fait qu’il reste dépendant de

l’ordre imposé par la pathologie. Il l’est aussi longtemps que

c’est au détriment des valeurs vitales négatives, en

composant avec la nouvelle donne des constantes

biologiques présentes à l’état résiduel dans l’organisme sain,

que jaillit une nouvelle santé.

Quelles conséquences pour la médecine ?

Celle-ci, qui n’est pas moindre, que l’irréversibilité

induite par l’irruption de la pathologie dans le cours de

l’existence des individus contrarie toute éventualité de «

rétablissement », concept qui devra désormais faire place à

celui de « réparation ». La norme ne peut être rendue à son

intégrité ; seule pourra l’être, au mieux, la normativité, celle-

ci prenant d’autres chemins pour assurer des fonctions

biologiques vitales de l’organisme.

Parler de « rétablissement » serait encore cultiver

l’illusion de la réversibilité du devenir de la vie organique et

psychologique. C’est annuler la temporalité qui fait que nous

217 G. Canguilhem, op. cit., p. 128, chap. IV : « Maladie,

guérison, santé ». La phrase de Goldstein est extraite de La structure de l'organisme, op. cit., p. 272.

Page 230: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

230

ne sommes jamais les mêmes : nous ne baignons jamais deux

fois dans le même corps. Le « nous » lui-même n’est pas

constant, mais bouleversé par une temporalité ; il est un «

nous » croissant, tel le corail, sur sa base minéralisée, sur son

passé qui meurt en lui à mesure qu’il grandit. Parler de «

réparation » c’est, certes, mobiliser un terme d’extraction

technique au service d’un discours portant sur ce qui la

transcende – la vie –, mais aussi faire valoir que la guérison

aidée par la thérapeutique procède d’une invention de la vie

elle-même qui ne répond d’aucun schéma prédéfini. La

simultanéité de l’abolition des normes anciennes et de la

création de nouvelles normes pourrait ainsi se comparer aux

phénomènes que l’économiste Joseph Schumpeter théorisait

à la même époque sous le concept de « destruction créatrice

»218. Concept appelé à faire florès comme fondement

218 « L'impulsion fondamentale qui met et maintient en

mouvement la machine capitaliste est imprimée par les

nouveaux objets de consommation, les nouvelles méthodes

de production et de transport, les nouveaux marchés, les

nouveaux types d'organisation industrielle – tous éléments

créés par l'initiative capitaliste [...] L'histoire de l'équipement

productif d'énergie, depuis la roue hydraulique jusqu'à la

turbine moderne, ou l'histoire des transports, depuis la

diligence jusqu'à l'avion. L'ouverture de nouveaux marchés

nationaux ou extérieurs et le développement des

organisations productives, depuis l'atelier artisanal et la

manufacture jusqu'aux entreprises amalgamées telles que

l’U.S. Steel, constituent d'autres exemples du même

Page 231: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

231

théorique de légitimation du capitalisme industriel moderne,

ouvertement extrapolé et adapté de la philosophie de

Nietzsche, d’un darwinisme déguisé, assimilant le marché de

la production à un ouragan perpétuel, appelé à se réformer

en permanence sous peine de disparaître. De même alors que

l’innovation induite par les « technologies de ruptures »,

lorsqu’elle s’avère viable, substitue à d’anciens secteurs de

nouveaux secteurs qui rompent avec les précédents (notion

de « disruptivité »), la vie fait montre de hardiesses

physiologiques qui reconduisent la maladie dans une

perspective de réduction de ce potentiel d’innovation et ce

faisant, par contraposition, le regain de santé dans l’horizon

d’un accroissement de créativité. Elle fait appel à des «

innovations physiologiques » et par suite psychologiques qui

situent la maladie dans une perspective de réduction de ces

innovations et, réciproquement, la santé dans une

perspective d'agrandissement de ces innovations.

processus de mutation industrielle – si l'on me passe cette

expression biologique – qui révolutionne incessamment de

l'intérieur la structure économique, en détruisant

continuellement ses éléments vieillis et en créant

continuellement des éléments neufs. Ce processus de

Destruction Créatrice constitue la donnée fondamentale du

capitalisme : c'est en elle que consiste, en dernière analyse, le

capitalisme et toute entreprise capitaliste doit, bon gré mal

gré, s'y adapter » (J. Schumpeter, Capitalisme, socialisme et démocratie (1943), trad. G. Fain, Paris, Payot, 1951, p. 106-

107).

Page 232: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

232

La prise en charge thérapeutique censée favoriser la

transition de l’une à l’autre – de la maladie à la santé – se

donne alors comme une aide extérieure ayant pour vocation

d’accompagner le patient dans le recouvrement de sa

puissance normative. Elle vise à rendre à la vie diminuée les

moyens de sa surproduction. Elle œuvre à redonner sa pleine

labilité aux normes du vivant bridées par la sclérose d’une

allure diminuée, souffrant les aléas de son environnement.

Mais en se préservant autant que faire se peut de réifier

l’individu souffrant. Les expressions « être malade » et « avoir

une maladie » ne sont pas interchangeables : la maladie ne

doit pas être considérée séparément de celui qui l’éprouve.

Le choix des auxiliaires témoigne à cet égard d’une portée

philosophique déterminante. Déterminante pour la pratique

et pour les choix éthiques qui vont s’y révéler. Le geste

médical est le moyen d’une fin. La fin consiste dans le soin.

Le soin est une réponse que la médecine apporte à une

sollicitation de l’individu souffrant. Et néanmoins, tous les

moyens ne se valent pas pour accomplir sa réalisation. La

négligence du vécu subjectif de la personne malade peut être

une violence symbolique à l’égal de la maladie. On a

coutume de concevoir la maladie de manière

anthropomorphe, ainsi qu’une « invasion » investissant la

citadelle du corps. Mais l’« invasion » peut encore être

interprétée comme l’immiscion de l’instrumentation à même

le corps de l’individu malade ; comme l’effraction de la

technologie dans l'organisme percé de sondes, de cathéters et

de capteurs. Une violation de la propriété de soi, la plus

Page 233: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

233

intime qu’on puisse envisager, au terme de laquelle

l’individu malade est mis à nu, sa pudeur exposée – comme le

figure la fameuse blouse hideuse ouverte sur le dos, ou déjà,

dans leur siècle, les « écorchés » de Vésale. Démis de son

propre corps, l’individu ne s’appartient plus. La dépendance,

la perte d’autonomie ne font alors qu’aggraver une détresse

déjà lourde à porter. À la souffrance physique s’ajoute ainsi

celle du psychisme de l’individu affecté dans sa dignité.

Aussi le praticien ne doit-il pas oublier que le geste médical

est un geste intrusif. L’écoute, la prise en compte de la

dimension humaine de la médecine s’en trouve plus que

jamais requise.

Compréhensive et bienveillante dans son approche, la

médecine doit intervenir pour assister le vivant affaibli au

cours de sa tentative pour recouvrer un optimum de sa

capacité d’affirmation et d’autoposition de valeurs.

Recouvrement qui ne saurait être celui d’une norme révolue,

mais qui est bien celui de la normativité et, au-delà, de la

valeur subjective qui correspond à cette normativité. La «

valeur subjective » et non pas « objective » qui correspond à

cette normativité : l’état physiologique antérieur à la

surrection de l’« accident d’essence » qu’est la pathologie

n’est jamais regagnée. L’auteur convoque l’exemple d’un

patient qui a vu son bras « sectionné transversalement au

trois quart [et qui] obtient désormais des résultats techniques

équivalents par des procédés différents de gesticulation

Page 234: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

234

complexe »219. Il n’y a pas ici recoupement entre les

anciennes normes et les nouvelles, mais bien substitution

d’un certain fonctionnement de l’organisme à un autre

régime. L’équivalence est un fait subjectif qui peut être vécu,

mais qui ne doit pas être assimilé à une identité. En dépit de

l’emploi paradoxal que fait Canguilhem du terme de «

réparation », nous sommes par conséquent bien loin de ce

que pouvait entendre à travers elle l’école de la médecine

mécaniste/physicaliste ; très loin d’appréhender le soin

comme un banal « rafistolage » de pièces détachées ou

d’organes défaillants. Aussi bien dans le cas de la santé que

dans celui de la maladie et dans celui du soin, le simple fait

de vivre implique de devenir autre : « Je est un autre ».

c. La synthèse du comportement

Un pas supplémentaire semble pouvoir être franchi

dans l’analyse de la transformation qualitative que la maladie

occasionne chez l’individu. L’homme est un être normatif.

La vie en lui pose des valeurs et lui fait expérimenter divers

régimes de normes. Mais il y a loin à ce que la vie réserve

cette normativité aux constantes biologiques exclusivement,

au milieu intérieur. L’homme aménage aussi son

environnement, son milieu extérieur. Ce qui donc est

modifié par la pathologie dans le rapport que l’individu

entretient à son corps trouve son prolongement dans le

219 G. Canguilhem, op. cit., p. 73.

Page 235: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

235

rapport que l’individu entretient à autrui, au monde en

général. La maladie remplace un appareil de normes par un

autre appareil ; lors, elle métamorphose l’individu dans sa

totalité. Psychique et somatique. C’est dire que la maladie ne

fait pas que remanier les normes biologiques : elle reprise

simultanément les normes psychologiques. Toute maladie

pourrait à cette enseigne être appelée psychosomatique.

Toute approche conséquente de la maladie devrait

subséquemment frayer sur les deux plans de la pathologie et

de la psychopathologie.

La conséquence logique de cette proposition voudrait

qu’il soit possible d’appréhender les troubles psychologiques

ou psychiatriques en recourant aux mêmes concepts que

ceux mobilisés par Canguilhem pour étudier les troubles

physiologiques ou organiques. La guérison plus tôt

considérée fournirait une illustration tout indiquée de ce

parallélisme. Sa revisitation par Canguilhem dans l’horizon

des variations de la normativité vitale pourrait ainsi servir de

fondement à une compréhension renouvelée de la «

résilience ». Par « résilience », nous entendons l’instauration

de nouvelles normes irréductibles aux normes anciennes, qui

redessinent une personnalité morale après la traversée d’un

épisode traumatique. Ce que Boris Cyrulnik, importateur de

la notion en France, qualifiait de « capacité à réussir, à vivre

et à se développer positivement, de manière socialement

acceptable, en dépit du stress ou d'une adversité qui

comportent normalement le risque grave d'une issue

Page 236: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

236

négative »220. Reconstruction qui n’abolirait pas le passé, mais

en ferait une marche vers une étape ultérieure, peut-être

supérieure de la santé. La résilience, à l’instar de la guérison

revisitée par Canguilhem, implique de devenir « autre » et

non d’en revenir à un état psychique strictement identique à

celui d’avant crise ; non pas de « rebondir », mais

d’emprunter une autre voie, de se réinventer sur de

nouveaux fondements.

Faisons image en convoquant, à titre paradigmatique, le

personnage biblique de Job. Job, dont les mésaventures sont

exposées dans le livre éponyme de l’Ancien Testament, est

un homme inconditionnellement pieux, à qui Satan, résolu à

briser sa foi afin de l’emporter dans un pari fait avec Dieu,

fera tout perdre : famille, enfants, propriété, cheptel,

réputation, santé. Il n’est pas jusqu’à ses « amis » qui ne se

retournent contre lui, intimement convaincus que le

patriarche déchu ne fait que récolter ce qu’il a semé. Rien

n’est moins vrai. Ici, nulle justice immanente221. En dépit de

220 B. Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob,

Collection Poche, 2002. 221 Job, à ce titre, incarne l’archétype du « juste persécuté »

que Kant, dans son discours Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée (1791),

mettait à parité avec la figure non moins scandaleuse de l’«

injuste récompensé ». Cf. E. Kant, Sur l’insuccès de toutes les tentatives philosophiques en matière de théodicée, dans

Page 237: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

237

son incompréhension, Job essuiera les réprimandes, le deuil

et la souffrance avec résignation, sans jamais reprocher son

sort à Dieu. Il triomphera de ses épreuves sans parjurer

jamais. Dieu ayant constaté sa victoire sur Satan, retourne

alors à Job le double de ses possessions. Précisément, il ne lui

restitue pas ses possessions. Job ne retrouve pas sa femme, ni

ses sept fils, ni ses trois filles, tous disparus lors de

l’effondrement de sa maison. Rigoureusement parlant, Dieu

ne renvoie à Job aucun de ses biens : il les remplace par

d’autres « équivalents ». Il trouve une autre femme, fonde

une autre famille, habite une maison reconstruite. Rien ne

lui est « rendu ». Sa perte est irrécupérable, son préjudice

indélébile. Job est un rescapé. Il devra désormais vivre d’une

autre vie. Peut-être – et c’est bien là ce que suggère le récit –

plus heureuse que l’ancienne. Mais bien inexorablement

distincte de l’ancienne. Le Job qui, autrefois, vivait dans la

quiétude et la paix n’est pas le même que le Job réhabilité par

Dieu, ayant connu et traversé l’angoisse222.

Nous avons vu précédemment que la « résilience » dont

cette péripétie pourrait judicieusement servir d’allégorie,

consiste en l’amorçage d'un nouveau développement après

une agonie psychique. Il se pourrait similairement que la

résilience soit un report sur le terrain psychologique de ce

Œuvres philosophiques t. II, Paris, Gallimard, Bibliothèque

de la Pléiade, 1985, p. 1391-1413. 222 S. Kierkegaard, Ou bien… ou bien… (1843), trad. M.-H.

Guignot, F. et O. Prior, Paris, Gallimard, Tel, 1984.

Page 238: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

238

que la guérison, en générant de nouvelles normes tenant

compte des séquelles laissées par la maladie, produit sur le

terrain physiologique.

À bien relire les analyses de Canguilhem, et

notamment celles que l’auteur allait plus tard approfondir

dans ses Écrits sur la médecine 223, il semblerait que ce qui

peut ici nous apparaître comme une analogie entre, d’une

part, les phénomènes pathologiques et le processus de

guérison dans le domaine physiologique, et d’autre part les

phénomènes pathologiques et le processus de guérison dans

le domaine psychique, témoigne moins d’un heureux

parallèle que d’une corrélation réelle. En d’autres termes,

que l’affection d’origine somatique déborde la frontière du

somatique pour affecter le fonctionnement psychique. Que

donc, réciproquement, l’aliénation psychique déborde le

psychique pour investir le corps : de là, peut-être, les

phénomènes de somatisation, les effets placebo ou nocebo,

etc. Physiologique par son étiologie, la maladie n’a pas que

des effets physiologiques. Psychique, l’aliénation n’est pas

restreinte au domaine des troubles mentaux. De la même

manière que toute affection de nature physiologique se

traduit en phénomène psychologique, toute affection de

nature psychologique pourrait ainsi avoir un corrélat

physiologique. Canguilhem donne raison à Spinoza contre

Descartes : le corps et l’âme sont des attributs de la même

223 G. Canguilhem, Écrits sur la médecine, Paris, Éd. du

Seuil, Champ freudien, 2002.

Page 239: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

239

substance, et non deux substances séparées dont les

interactions ne seraient jamais que contingentes :

… l'Âme et le Corps sont une seule et même

chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la

Pensée, tantôt sous celui de l'Étendue. D'où vient que

l'ordre ou l'enchaînement des choses est le même, que

la Nature soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre

; et conséquemment que l'ordre des actions et des

passions de notre Corps concorde par nature avec

l'ordre des actions et des passions de l'Âme.224

En conséquence de quoi la maladie se donne comme

une création tout à la fois psychique et somatique225. Les

intuitions de Canguilhem précèdent en cette matière les

résultats obtenus expérimentalement par Damasio dans le

domaine de la neurologie226. Notons au demeurant, ce qui

n’est pas sans intérêt pour l’histoire des idées, que le penseur

224 B. de Spinoza, op. cit., L. III, prop. 2, Scolie. 225 Ainsi, plus largement, de toutes les formes de normativité,

de toutes les « allures de la vie ». Le soin, supposé permettre à

l’individu de retrouver l’intégrité de son aptitude à la

normativité, tout comme la maladie, qui amenuise cette

aptitude, affectent l’homme en son entier. 226 A. Damasio, Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, Poche, 2005 ; idem,

L'erreur de Descartes : La raison des émotions, Paris, Odile

Jacob, Poche, 2010.

Page 240: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

240

d’Amsterdam en qui Nietzsche voyait son précurseur était

aussi nommé par Gilles Deleuze le « Prince des philosophes »

: l’affiliation au vitalisme semble se confirmer. À l’exclusion,

s’entend, d’un réductionnisme intégral qui réduirait les

maladies psychiques à des désordres strictement organiques,

un apport décisif de Canguilhem à la médecine de son

époque est donc d’avoir su mettre en évidence le fait qu’ainsi

la maladie, en son sens général, implique une transformation

globale de l’individu qui ne se limite pas à l’un ou l’autre de

ses aspects. Et c’est précisément de cette globalité, de cette

stéréophonie dont rend raison la notion d’« allure de la vie ».

Notion dont on retrouve une préfiguration dans le

concept de « comportement », exposée par Maurice Merleau-

Ponty dans son ouvrage intitulé La structure du comportement 227. Ouvrage paru un an tout juste avant la

mise sous presse de l’essai sur Le normal et le pathologique.

Aussi ne serons-nous guère surpris de retrouver l’illustre

patronyme du phénoménologue expressément cité dans la

préface que Canguilhem rédige en 1950, en ouverture à la

seconde édition de sa thèse. Rappelons que Canguilhem

entendait reconsidérer « le problème des structures et des

comportements pathologiques chez l'homme »228. Merleau-

Ponty ne prétendait pas faire autre chose, observant que la

227 M. Merleau-Ponty, La Structure du comportement (1942),

Paris, PUF, Quadrige, 1972. 228 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 7.

Page 241: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

241

maladie pouvait affecter l’homme au point de présider à

l’émergence d’une forme spécifique de subjectivité. La

maladie serait en mesure de redéfinir, non plus seulement le

fonctionnement interne de l’organisme, mais la totalité de

nos comportements humains. Totalité incluant l’organisation

de l’appareil psychique ; par extension, notre rapport au

monde, notre manière d’être à autrui, aux autres et à nous-

mêmes. Une telle « valeur d’individualité » construite dans

l’horizon de la maladie recoupe la « subjectivation » qu’elle

occasionne chez Canguilhem, en tant que le sujet malade se

ressaisit comme un être nouveau, distinct dans son agir

comme dans sa personnalité de celui qu’il était auparavant.

Merleau-Ponty comme Canguilhem conçoivent la notion de

« comportement » comme le fruit d’une refonte intégrale de

l’individualité : esprit et corps, si l’on ose dire. L’altération

n’est pas quantitative, mais bien qualitative. Non pas locale,

mais générale. Elle signifie non plus la ruine ou la

déliquescence d’un arrangement, mais bien la surrection

d’un arrangement nouveau.

La survenue de cet arrangement implique que la

physiologie, insuffisante en soi, soit complétée par la

psychologie. Ce qui pose véritablement le statut de la

médecine à la croisée des sciences sociales et biologiques. La

revisitation par Canguilhem des notions médicales

employées en physiologie pourrait donc être transférée à la

psychologie ; et la pathologie avisée de concert avec la

psychopathologie attenante, le somatique et le mental se

Page 242: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

242

laissant examiner dans un même acte diagnostic,

thérapeutique ou palliatif.

Conclusion

Au nombre des concepts revisités par Canguilhem dans

le courant de la seconde partie de son essai, nous avons donc

examiné celui de « normal » ou de « normalité », mis en

regard avec le dynamisme vital, tout à la fois dialogue avec

une extériorité, institution de valeurs et aptitude à imposer

des normes autant dans l’organisme que dans

l’environnement. « Normal », « normalité », dont l’antithèse

qu’est l’« anormalité » déploie tout l’éventail des différents

modes d’existence possibles, des différentes façons de vivre

ou « allures de la vie ». L’« état physiologique » est, pour sa

part, découvert paradoxalement comme le produit d’un

remodelage constant des normes biologiques en vue de

satisfaire aux fonctions biologiques vitales. Il peut en cela

s’identifier au concept d'« état sain » ou d’« état de santé »,

c'est à dire normatif relativement aux fluctuations,

altérations, dérèglements des milieux intérieurs et extérieurs.

L’« état pathologique » exprimerait à l’inverse la réduction

des normes de vie admises par le vivant. Ainsi la distinction

entre santé et maladie n'est-elle pas tant à établir d’après une

conception objectivante ou statistique de la normalité qu’en

fonction du degré de normativité. Il en ressort que le

normal et le pathologique échappent à la juridiction du

savoir objectif : « on ne dicte pas scientifiquement des

Page 243: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

243

normes à la vie »229. La vie dicte ses normes, promulgue ses

valeurs ; l’individu ressent, éprouve et d’après son vécu,

adjuge de son état de santé. Du patient ou du praticien, l’«

expert » (du lat. expertus, participe passé de experiri, « faire

l'essai de », dont dérivent aussi « expérience », «

expérimenter ») n’est pas toujours celui que l’on s’imagine…

Concluons sur ce jeu de redéfinitions auquel se livre

Canguilhem par une remarque ressortissant l’histoire des

idées. Bien que les deux auteurs composent en deux registres

différents, les nombreux recoupements qui se constatent

entre les œuvres de Nietzsche et la philosophie de

Canguilhem laissent entrevoir toute influence que le premier

a pu avoir sur le second. Le vitalisme de Canguilhem fait

fructifier un certain nombre de concepts nietzschéens, que

ce soit au regard de la définition de la pathologie, symptôme

de la vie déclinante, de la santé, aptitude à la création, ou de

la guérison dans son aspect tragique et de transformation, de

renaissance. Il n’est dès lors pas anodin de retrouver chez

Canguilhem les mêmes critiques que le penseur de Sils Maria

formulait en son temps à l’encontre du platonisme (et

notamment de la propension de cette école de pensée à

remiser dans les idées ou formes intelligibles la vérité

prototypique du monde sensible) ou du kantisme (et

notamment de son impératif catégorique, à prétention

229 G. Canguilhem, op. cit., p. 153.

Page 244: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

244

universelle230). La redéfinition par Canguilhem de la santé

comme « aptitude à être normatif » pourrait à cette enseigne

constituer une réfutation par la physiologie autant de

l’intangibilité de la « loi morale » kantienne que de

l’admission par les médecins idéalistes d’une référence

archétypale, quasi-platonicienne, unique et prescriptive de

l’état sain. La santé seule arrête ses normes. Des normes qui

dépendent des individus et ne sont jamais fixées de manière

définitive. Ce serait alors, au-delà de la fin de non-recevoir

adressée à ces deux penseurs, à une même tentative

d’inversion des valeurs que celle inaugurée par Nietzsche

230 « Comment a-t-on pu ne pas sentir à quel point l'impératif

catégorique de Kant met la vie en péril ? C'est l'instinct

théologique, et lui seul, qui a pris sa défense.... Une action à

laquelle l'instinct de la vie nous contraint, trouve dans le

plaisir qu'elle donne la preuve qu'elle est une action juste : et

ce nihiliste aux entrailles dogmatiquement chrétiennes a fait

du plaisir une objection... Qu'est ce qui détruit plus

rapidement que de travailler, de penser, de sentir sans

nécessité intérieure, sans un choix profondément personnel,

sans plaisir, comme un automate mû par le "devoir" ? C'est

tout bonnement la recette de la décadence, et même de

l'idiotie... Kant en est devenu idiot. Et c'était le

contemporain de Goethe ! Et cette funeste araignée passait –

et passe encore ! – pour le philosophe allemand par

excellence ! » (F. Nietzsche, L’Antéchrist (1888-1908), Paris,

éd. Gallimard, Folio Essais, 2006, p. 11).

Page 245: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

245

que se livrerait Canguilhem en réhabilitant la propension

normative de chaque individu231.

L’auteur, qui prétendait dans son introduction ne faire

qu’« intégrer à la spéculation philosophique quelques-unes

des méthodes et des acquisitions de la médecine », semble en

ce sens accomplir précisément l’inverse ; à savoir intégrer au

regard médical quelques-unes des visions et conceptions

élaborées par la philosophie, en l’occurrence par la

philosophie de Nietzsche. Il participe en cela du « retour à la

terre » préconisé par ce dernier. En « désacralisant» les

normes physiologiques, Canguilhem montre qu’il n’y a pas

dans l’absolu de bonne ou de mauvaise normativité, qu’il faut

penser la norme « par-delà bien et mal ». Il n’y a pas de

modèle ou d’archétype de l’homme sain ; pas de valeurs

intangibles suspendues quelque part dans un ciel fixe des

idées – un ciel des idées fixes – et vers lesquelles il faudrait

tendre pour jouir de la santé ; seulement des normes relatives

à chaque individu en relation avec ces conditions de vie, des

normes à inventer dans le cheminement d’une existence – et

d’une médecine – qui n’a affaire qu’à des cas singuliers. L’«

état de santé » n’a ainsi de l’« état » que l’apparence. Il relève

231 « Que l’individu s’érige son propre idéal et en dérive sa

loi, ses joies et ses droits – voilà qui a été considéré jusqu’à

présent comme la plus monstrueuse de toutes les aberrations

humaines et comme l’idolâtrie en soi » (F. Nietzsche, Le Gai Savoir, trad. P. Wotling, Paris, Garnier-Flammarion, 2007, L.

III, n°143.

Page 246: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

246

moins de l’apollonien que du dionysiaque, ressortit moins au

registre de l’être qu’à celui de l’agir, de l’acte, de l’acte

démiurgique.

À l’acception physiologique commune de la normalité

comme résultat indicatif de méthodes statistiques qui

établissent une moyenne au regard de laquelle jauger l’écart

que constitue le pathologique, George Canguilhem oppose

une normalité conçue dans la viabilité du rapport de

composition entretenu entre l’individu normatif et son

environnement. Ce rapport prend en compte le regard du

patient, sa spécificité, autant qu’il est comptable

d’évaluations axiologiques et d’enracinement culturel.

L’individu pensé comme subjectivité retrouve sa place

d’arbitre du normal et du pathologique ; lui seul est en

mesure de définir un critère du normal, celui de son normal

qui n’est pas réductible à un fait statistique. L’état

pathologique consiste en une diminution de la normativité,

mais c’est d’abord l’individu qui prend conscience de cette

diminution, qui en pâtit et se juge déficient ; et puis

seulement, dans la plupart des cas, qui sollicite un avis

médical : « C'est la vie elle-même et non le jugement médical

qui fait du normal biologique un concept de valeur, non un

concept de réalité statistique »232. Santé et maladie rendent

compte, en dernière analyse, de l’état optimal ou empêché

d’une normativité – capacité de l’organisme à faire varier ses

normes de vie – que le patient est seul à pouvoir évaluer.

232 G. Canguilhem, op. cit., p. 87.

Page 247: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

247

Cette nouvelle acception de la normalité implique de

repenser sous de nouveaux auspices les principaux concepts

de la médecine. Infléchissement théorique qui ne va pas sans

implications pratiques, en cela qu’il conduit à reconsidérer la

déontologie du soin. Canguilhem montre en effet que le

praticien doit « tenir compte de la dimension individuelle et

subjective de la maladie, de la conscience et de la sensation

du malade », en sorte que chaque patient soit reconnu dans

sa propre expérience de la pathologie. Si bien que le

diagnostic et la thérapeutique, intégrant désormais les trois

aspects de l’organique, du sensible et de l’intelligence,

permettent une meilleure connaissance de la maladie ainsi

qu’une meilleure prise en charge du malade.

Notons surtout que la conception de la maladie comme

étant l’opposé qualitatif de la santé, cette conception «

ontologique » que Canguilhem fait sienne pour l’opposer à

une approche positiviste qui dérive la pathologie de l’état

normal d’une manière purement quantitative ; cette

conception déteint sur la manière dont toute la discipline

doit être appréhendée. Aussi, lorsque « la maladie est tenue

pour un défaut ou pour un excédent, la thérapeutique

consiste dans une compensation » tandis que « lorsque la

maladie est tenue pour un mal [ou une contre-valeur], la

thérapeutique est donnée pour une revalorisation »233. Nous

assistons au déplacement du champ de la médecine, de ses

233 G. Canguilhem, op. cit., p. 207.

Page 248: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

248

pratiques et de sa terminologie, du registre technique au

registre moral. Ce déplacement est alors justifié en dernière

analyse par l’impossibilité pour le médecin de proposer une

détermination abstraite, universelle ou objective de la norme

vitale – celle-ci ne pouvant être évaluée à l’exclusion du

regard du malade.

A la question de savoir s'il peut y avoir une science du

normal et du pathologique, question introduisant toute la

seconde section de la thèse de Canguilhem, nous nous

voyons dès cet instant en mesure de répondre qu’à supposer

qu’une telle science existe, il ne saurait s’agir de la médecine

non plus que de la physiologie.

La médecine apparaît effectivement, au terme de cet

examen, ressortir davantage du registre de l’art, registre de la

technique, que de celui la science ou de la connaissance

proprement dite. La fin thérapeutique conserve une priorité

clinique et historique (la science étant d’abord issue d’un « se

sentir malade ») sur l’intérêt de connaissance, et la pratique

sa préséance sur la constitution de systèmes théoriques ;

c’est-à-dire sur le savoir constitué, toujours en vue de la

technique. Elle se caractérise par l’irruption de valeurs au

quotidien, de choix qui mettent en jeu des normes

d’évaluation ayant trait au regard que le médecin porte sur le

malade et sur la maladie. « Science du normal et du

pathologique », la physiologie ne saurait l’être davantage.

Cela en raison de son incapacité à ressaisir l’aspect qualitatif

et authentique de l’altérité pathologique. Sa référence au «

Page 249: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

249

type moyen » la conduit à interpréter la maladie comme le

fait d’une dérivation superlative ou dépressive des

phénomènes physiologiques normaux. Sa conception de la

guérison comme régression à l’innocence organique

témoigne de ce qu’elle méconnaît la singularité malade et la

pluralité des formes d’existence viables réalisées par le

concours des normes. Elle méconnaît la normativité vitale, la

souplesse du vivant ; ignore qu’il est autant d’abords que de

situations, autant d’approches que de sujets – précisément,

confond objet et sujet de connaissance. Quoi qu’il en soit

enfin de sa prétention à l’objectivité, la physiologie ne peut

qu’échouer à l’atteindre : elle également s’avère, à l’analyse,

sacrifier aux jugements de valeurs portées sur le vivant.

Ni médecine, ni physiologie, une éventuelle science du

vivant ne saurait se constituer que dans la complémentarité

du regard du médecin et du vécu de la maladie par le malade.

L’épistémologie des concepts inaugurée par Canguilhem ne

peut donc être hémiplégique, et se doit d’intégrer autant la

subjectivité souffrante que le caractère irréductible des cas.

Elle n’est pas tant une science qu’une discipline au confluent

de savoirs et pouvoirs hétéroclites, un point de rencontre

entre de multiples domaines pratiques et théoriques. S’il

devait y avoir une science du normal et du pathologique,

celle-ci serait par conséquent, avant toute chose, une

anthropologie clinique.

Page 250: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

250

L’essai sur Le normal et le pathologique nous avait

donc prévenus dans une première partie234 contre les risques

de méprises consécutifs au postulat de la continuité entre les

phénomènes relevant de la normalité et ceux relevant de la

pathologie, le principe de Broussais aboutissant à nier le fait

original, sui generis de la maladie. L’auteur avait ensuite tiré

les conséquences de ces analyses dans une seconde partie235,

s’élevant dorénavant contre la négation de l’individu

biologique et de sa subjectivité qu’entretenait la mise au jour

par hybris théorique d’une norme scientifique abstraite,

prétendant subsumer la multiplicité des cas sous l’empire

d’un « modèle » ne correspondant à rien. L’attention à l’art

médical, le dévoilement de l’expérience de la maladie vécue

par le malade et la reconnaissance de la normativité admise

comme caractéristique fondamentale du vivant biologique se

proposait alors comme une solution de continuité, offrant de

dépasser la réduction positiviste qui, censément, égare plus

qu’elle n’éclaire la pensée médicale depuis le XIXème siècle.

Ce nouveau paradigme du normal et du pathologique assigne

à la philosophie pour vocation de réconcilier les valeurs de la

vie avec les valeurs de la science qui tendaient à s’en écarter.

Il nécessite le dépassement du cadre strict de la science en

vue de la reconnaissance de la problématique humaine se

déployant dans tous les actes et discours médicaux. Ce qui ne

234 G. Canguilhem, op. cit., p. 13 sq. : « L'état pathologique

n'est-il qu'une modification quantitative de l'état normal ? ». 235 G. Canguilhem, op. cit., p. 91 sq. : « Y a-t-il des sciences

du normal et du pathologique ? ».

Page 251: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

251

peut être fait qu’à la faveur d’une réflexion sur les valeurs

représentées par le vivant – une philosophie de la vie.

Page 252: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

252

III. Le corps « échoué », social et biologique

A. ASPECTS DU RISQUE ET DE L’ERREUR

Une philosophie qui reconnaisse qu’un corps puisse

également « échouer ». Sans pour autant comprendre cet

échec comme contraire à la vie. Canguilhem introduit avec

ce paradoxe une subtilité supplémentaire dans l’ultime

développement de sa thèse, un déplacement qui va nous

amener à reconsidérer plus foncièrement encore le

fondement de la dichotomie entre santé et maladie sous son

abord classique. L’état de santé ne manifeste pas tant

l’absence de maladie que la capacité de l’organisme à

surmonter celle-ci. L’état de santé exprime le « pouvoir [de]

tomber malade et [de] s’en relever ; c’est un luxe biologique

»236. L’expérience du vivant inclut la maladie ; la maladie

pourrait – et doit – être considérée sous le rapport de ses

normes propres, expressions négatives de la normativité

vitale.

a. Le risque consubstantiel à la vie

L’expérience de la vie inclut la maladie. Une santé

parfaite et continuelle serait à ce titre une santé anormale.

236 G. Canguilhem, op. cit., p. 132.

Page 253: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

253

Or, dire que la santé parfaite n’existe pas, précise l’auteur,

n’est pas vider de sens le concept de santé ; seulement poser

que le concept de santé « n'est pas celui d'une existence, mais

d'une norme dont la fonction et la valeur est d'être mise en

rapport avec l'existence pour en susciter la modification »237.

Si la santé est bien cet idéal que valorise la vie en général,

celle-ci ne saurait être un ordre perpétuel, une manière

d’innocence, d’absence de trouble permanent et acquis pour

jamais. Le « silence des organes » que mentionnait Leriche ne

traduit pas nécessairement l’absence de maladie. Un

organisme peut être affecté de lésions et de perturbations qui

n’entravent pas ses fonctionnalités à court ou à moyen

terme. Un mélanome malin, un cancer à son premier stade

ou l’accumulation de dépôts graisseux dans les artères

peuvent demeurer longtemps imperceptibles à ceux dont

elles mettent la vie en danger. La perfection n’est pas de ce

monde. La vie témoigne, aux antipodes de l’ordre statique

que supposerait une santé parfaite, d’un effort permanent de

compromis, d’une tentative d’autorégulation ayant à charge

de composer avec les contraintes extérieures et les erreurs

internes. La vie n’est pas une assurance-santé. Elle manifeste

le succès, toujours précaire, d’un équilibre dynamique en

perpétuel sursis.

Le phénomène pathologique serait lui-même partie

prenante de cet équilibre : « La menace de la maladie est un

237 G. Canguilhem, op. cit., p. 41.

Page 254: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

254

des constituants de la santé »238. Nous avons vu avec Leriche

que la santé comme « silence des organes » ne serait qu’un

terme vide de sens sans la douleur – le « bruit » – pour nous

la révéler. L’auteur esquisse un pas supplémentaire et montre

que la maladie est plus encore l’épreuve de la santé.

L’épreuve au sens de « ce qui la menace », ce contre quoi elle

entre en lutte, mais également, de par cette lutte, « ce qui la

constate », sa preuve. La normativité vitale dans l’expérience

de la santé se révèle dans l’adversité. Le désir de vivre

n’apparaît jamais plus ardent que lorsque son auteur côtoie la

mort. C’est dire que la maladie, le risque, la précarisation

sont paradoxalement ce qui valorise la puissance d’être du

vivant. C’est par leur biais que le vivant se réalise. En eux

qu’il réalise ce qu’il y a de plus fondamental en lui. Par eux

qu’il s’actualise dans son effort pour perdurer, survivre,

accroître sa puissance d’agir. Ainsi pour Canguilhem «

l'organisme [chercherait] moins à se maintenir dans son état

et son milieu présents qu'à réaliser sa nature »239. L’auteur

renoue par cette formule avec les intuitions de Nietzsche.

Plus pertinente peut-être est la comparaison que nous

pourrions établir entre cette conception et celle mise en

exergue par le « matérialisme vitaliste » de Spinoza240 : «

l'effort par lequel toute chose tend à persévérer dans son être

238 G. Canguilhem, op. cit., p. 217. 239 G. Canguilhem, op. cit., p. 132. 240 G. Deleuze, Spinoza. Philosophie pratique, Pais, Editions

de Minuit, Reprise, 2003.

Page 255: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

255

n'est rien de plus que l'essence actuelle de cette chose »241.

Révélateur au sens photographique du terme, épreuve et

occasion, le risque ne saurait plus dès lors être pensé comme

l’irruption d’un phénomène strictement négatif qui ferait

pièce à l’état de santé : il participe de cet état, qu’il constitue

comme tel.

Que le risque soit constitutif de l’état de santé, c’est en

effet ce que laissent accroire les expériences les plus récentes

en matière d’immunologie, rendant les intuitions de

Canguilhem plus actuelles que jamais. Ainsi, les maladies

fréquentes qui se déclarent chez les nouveau-nés

s’expliqueraient moins par l’immaturité de leur système

immunitaire que par le relâchement partiel de ce dernier, le

temps que se développent les bactéries de sa flore intestinale.

Trois types de flores intestinales distinctes ont pu être

identifiés, similairement aux groupes sanguins, dont on

commence à relever les implications, autant en termes

d’évolution (de coévolution) que de santé générale. Le

paradigme de l’immunologie repose de plus en plus sur

l’analyse du « microbiome » humain. Pour ce qui nous

concerne, la découverte chez la souris d’un type particulier

de globules rouges inhibant partiellement les défenses de

l’immunité laisse à penser qu’existe bel et bien un

mécanisme d’atrophisation de ces dernières ; un mécanisme

visant à favoriser la colonisation de l’intestin par la flore

bactérienne sans susciter de réaction excessive. Le

241 B. de Spinoza, op. cit., L. III, prop. VII.

Page 256: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

256

développement des pathogènes est, en contrepartie, facilité.

Le risque apparaît donc incontournable, et son vécu, la

condition sine qua non de l’état de santé.

Vision hétérodoxe qui bat en brèche l’aspiration

contemporaine à la santé parfaite et sans accroc, celle

actuellement promue par l’industrie parapharmaceutique.

Une industrie diffusant un imaginaire de la « santé miracle »

idéalement articulée aux exigences de performance tous

azimuts requises dans nos sociétés de marché – ou quand la

société de consommation pactise avec le management de la

productivité. Il n’est ainsi pas anodin que la santé, définie par

Leriche et Canguilhem comme « silence des organes » soit

devenue, bien au-delà de ce que ce mutisme corporel

implique, « un état de bien-être » (définition de l’OMS). État

de sur-régime requérant pour se maintenir dans cette

« surabondance d’être » une gamme toujours plus étendue de

nouveaux produits marchands : des stimulants aux

compléments alimentaires, aux vitamines, en passant par les

minéraux, oligo-éléments, oméga 3, 6, 9, alicaments et autres

substances mirifiques, DA pour ne pas vieillir, viagra pour ne

pas faillir, etc. Symptomatique, à cet égard, le fait que

l’argument de vente le plus fréquent – et le plus efficace –

dans les supermarchés soit devenu un argument de santé («

riche en vitamine D », « aide à lutter contre le mauvais

cholestérol », « favorise la digestion », « repeuple la flore

intestinale », « renforce vos défenses naturelles », entre

autres convocations publicitaires de l’imaginaire de l’homme

augmenté.

Page 257: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

257

Une telle santé fait l’objet d’une pression sociale de plus

en plus accrue, devenant une norme dans un contexte de

plus en plus compétitif, quels que soient les domaines

concernés : travail, espace public ou vie privée. Cette

normativité rampante, cette pression à la performance

pourrait encore une fois se comparer à celle qui tend à taxer

de troubles mentaux ce qui n’était autrefois que le fait des

aléas psychologiques de l’existence : un deuil trop prolongé

devient une dépression, et doit être soigné afin que le salarié

puisse être rapidement réintégré dans le système de

production. Ainsi du reste. Nous y reviendrons. Contentons-

nous, pour l’heure, de suggérer combien la réflexion de

Canguilhem pourrait être propice à l’analyse des

phénomènes de notre époque.

La réflexion de Canguilhem prend donc à contrepied

cette nouvelle mythologie du « corps glorieux » et de son

eschatologie « médica-menteuse ». Il montre qu’il n’est de

santé acquise une fois pour toutes, et que la maladie, les

défaillances du corps (et du psychisme, s’il est jamais une «

santé mentale »), ne sont pas tant son « autre » radical que les

jalons d’un processus « normal » que la santé intègre autant

qu’elle les surmonte. La vie engage les organismes dans une

normativité où rien n’est joué d’avance. Un organisme sain

ne se définit pas par son absence d’exposition. Il suffirait

sinon d’aménager un environnement pasteurisé qui préserve

le corps contre les agents pathogènes. Les enfants-bulles

seraient alors – malgré ou en vertu des défaillances de leur

Page 258: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

258

système immunitaire – les mieux lotis en la matière. Un

organisme sain est au contraire un organisme capable d’«

affronter des risques »242. Un organisme capable de se

confronter à de l’inattendu, de surmonter l’épreuve et de

faire de l’obstacle une marche vers un nouveau

développement. Le principe de la vaccination offre une

illustration possible de cette dimension constitutive de

l’exposition au risque, en entraînant notre organisme à réagir

de manière spécifique à certaines agressions ; en arrêtant, à

l’issue d’un processus d’essais et d’erreurs, la bonne

calibration des anticorps capables de venir à bout des agents

pathogènes ; en exerçant les plasmatocytes à produire

rapidement ces anticorps en cas d’attaque réelle.

Tout se passe comme si le phénomène de stimulation

induit par le vaccin rendait raison de la formule de Nietzsche

« ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort »243. Il se pourrait

qu’inversement les allergies – ou certaines allergies –

résultent d’un manque de stimulation du système

immunitaire, qui élirait certaines substances comme menace

potentielle afin de s’« exercer » et de pallier la raréfaction des

antigènes qu’il ne trouve plus dans son milieu. Preuve que le

« devenir »244 permanent qui caractérise le vivant ne peut

242 G. Canguilhem, op. cit., p. 132. 243 F. Nietzsche, Crépuscule des idoles (1888), trad. P.

Wotling, Paris, Flammarion, 2005, Partie : « Maximes et

flèches », § 8, p. 122. 244 G. Canguilhem, op. cit., p. 131.

Page 259: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

259

faire abstraction d’une nécessaire part d’imprévisibilité. Le

défi de la maladie peut amener des organismes à prospecter

des possibilités inexplorées de la vie. Si bien que la maladie

deviendrait de ce fait l'« épreuve de la santé »245, et la santé

l’épreuve de la maladie. La maladie, le risque ou la menace

n’apparaissent plus alors comme des échecs de la santé, mais

comme des occasions pour le vivant humain de valoriser ses

propres normes.

b. L’erreur source de création et d’échec

Un adage éprouvé déplore que l’erreur soit humaine (« errare humanum est »). Assurément, pour Canguilhem ; mais

elle est bien au-delà d’humaine, elle est le propre du vivant.

Elle compose avec lui. De même, par conséquent, que la

maladie doit être envisagée en tant que phénomène normal

de l’existence, phénomène qui sera l’occasion de mettre en

évidence la labilité de la vie et sa capacité à adopter plusieurs

« allures », l’erreur doit être repensée non pas comme en

opposition avec le fonctionnement normal de l’organisme,

comme « accident », mais comme constitutive de ce

fonctionnement. L’erreur est véritablement participante de «

l’essence de la vie ». Elle est son propre distinctif. L’erreur est

en effet ce qui interdit d’analyser les formes du vivant par le

prisme exclusif de la logique déductive. Il n’y a pas d’erreur

des systèmes mécaniques. « Il n’y a pas de monstre

245 G. Canguilhem, op. cit., p. 216.

Page 260: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

260

mécanique »246. Il n’y a pas d’évolution des mécanismes. Pas

de hasard, de sélection, de compromis, de régénération, de

reproduction, de maladie, de guérison ni de santé. Et moins

encore de mort. Seulement une dégradation lente de la

machine, une corrosion ; une simple oxydation de ses

rouages, une perte d’énergie. Déperdition qui suit

inexorablement la pente de l’entropie. L’erreur témoigne

d’un hasard que la physique dénie à son objet (hors la

physique quantique – rien n’est moins sûr). Elle est aussi ce

qui confère à la vie son historicité. Autre manière de mettre

en évidence le caractère irréductible de la vie, celle-ci

réaffirmant – contre le mécanisme et ses variantes –

l’autonomie de la physiologie comme science. Persistance

d’un écart entre la logique pure et le vivant que même

François Jacob, en dépit de ce que l’intitulé de son œuvre247

pourrait laisser penser, tient pour irrésorbable : le vitalisme

n’est pas mort, même chez les biochimistes.

L’erreur est comprise analytiquement dans le concept

de vie. Idée que reprendra Foucault248 : « la vie – de là son

246 G. Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux »,

dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique

Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques, 1992, p. 172. 247 F. Jacob, La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité,

Paris, Gallimard, Tel, 1970. 248 P. Macherey, La force des normes : de Canguilhem à Foucault, Paris, La Fabrique éditions, 2009.

Page 261: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

261

caractère radical – c’est ce qui est capable d’erreur »249. Ce

fait de l’erreur du vivant objectivée de la manière la plus

criante par les échecs de l’organisme est en effet ce qui

permet de comprendre que les normes biologiques ne sont

pas uniquement la résultante logique d’un processus

déterminé de l’extérieur par des stimulations, mais le foyer

d’une spontanéité. Cette « possibilité d’erreur intrinsèque à la

vie »250 renvoie précisément chez Canguilhem à la notion de

labilité. Labilité qui est à Canguilhem ce que le

déterminisme était à Claude Bernard : un postulat, une idée

directrice ; savoir une hypothèse non démontrée mais

nécessaire pour escompter comprendre comment la vie

parvient à adopter de nouvelles allures pour s’adapter à son

environnement ainsi qu’à des irrégularités physiologiques

internes en limitant le risque de pathologie. Que celle-ci se

déclare néanmoins, et l’erreur (rétrospectivement) avisée

dans la sélection des normes à l’œuvre dans la maladie ne

fera que davantage prouver qu’elles ne peuvent être

entièrement dérivées de celles afférentes à l’état sain.

L’erreur témoigne de l’altérité, et non seulement de

l’altération, des phénomènes pathologiques au regard du

régime qui détermine pour le sujet la référence de la

normalité.

249 M. Foucault, « La vie : l'expérience et la science », dans

Dits et écrits, t. 4, Paris, Gallimard, 1994, p. 774-775. 250 M. Foucault, ibid.

Page 262: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

262

Critères de spécification de la vie, accusatrice de la

labilité et de la variabilité des normes, l’erreur pour être à

l’occasion source d’échec, peut également défendre et

préserver la vie. Les Nouvelles réflexions concernant le normal et le pathologique (1963-1966) sont l’occasion pour

Canguilhem d’en appeler aux travaux de Sir Archibald

Garrod (1857-1938) mettant en évidence le statut ambivalent

des maladies génétiques. Le médecin britannique était connu

pour avoir développé dès 1809 le concept « d'erreurs innées

du métabolisme ». De telles erreurs, démontrait-il, n’étaient

pas si préjudiciables qu’elles ne se révèlent, exprimées dans

certains contextes, utiles à l’organisme. Il n’y a d’erreurs de

l’organisme – et donc d’« anomalies » génétiques – que

relatives à des situations qui les rendent telles, handicapantes

pour le sujet. Or il se fait parfois que ces mêmes erreurs se

révèlent en situation des auxiliaires en termes de santé et

d’adaptation, qu’elles constituent un avantage pour les

individus qui en sont affectés. Loin de lui nuire, elles

contribuent alors à la préservation de la vie :

Il arrive [...] qu'elles confèrent [les anomalies ou

les « erreurs génétiques »], dans certains contextes

écologiques, une certaine supériorité à ceux qu'il faut

alors appeler leurs bénéficiaires. Par exemple chez

l'homme, le déficit en glucose-6-phosphaie-

déshydrogénase n'a été diagnostiqué qu'à l'occasion de

médicaments antipaludéens (primaquine) administrés

à des populations de Noirs aux Etats-Unis. Or, selon le

Dr Henri Péquignot : "Quand on étudie comment a

Page 263: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

263

pu se maintenir dans la population noire une affection

enzymatique qui est une affection génétique, on

s'aperçoit que ces sujets se sont d'autant mieux

maintenus que les « malades » atteints de ce trouble

sont particulièrement résistants au paludisme. Leurs

ancêtres d'Afrique noire étaient des gens « normaux »

par rapport aux autres qui étaient inadaptés, puisqu'ils

résistaient au paludisme alors que les autres en

mouraient".251

Une autre illustration eût été celle de l’allèle S, allèle

responsable de l’anomalie à l’origine de l’anémie falciforme

(drépanocytose), recruté par la sélection en dépit des risques

vitaux qu’il fait courir à son porteur pour cette raison qu’il se

révèle une défense efficace contre la malaria (dysenterie),

d’origine infectieuse. Ce qui explique la fréquence

notoirement élevée de cet allèle sur le continent africain

(touchant certaines régions à raison d’un tiers de la

population) où le paludisme est également le plus présent.

Corrélation mettant à jour un mécanisme de polymorphisme

génétique équilibré entretenu par le fait imprévu que les

porteurs sains hétérozygotes (A/S) ou atteints de la

drépanocytose homozygotes (S/S) se trouve immunisés

contre les affections neurologiques mortelles du parasite.

Survivant aux épidémies, ils retransmettent leurs gènes.

Dans un cas comme dans l’autre, c’est une erreur qui a su

251 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 213.

Page 264: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

264

préserver la vie. Une erreur génétique qui, potentiellement

source d’échec, est également potentiellement ferment de

réussite adaptative. Les erreurs génétiques innées confirment

ainsi leur participation à l’élan de diversification des formes

du vivant, gage de leur pérennisation.

Mais la labilité, si elle permet effectivement la

prolificité et la diversification des allures de vie, l’adaptation

des organismes à leur milieu, ne peut aller sans une part

d’ombre. L’allèle à l’origine de la drépanocytose donne

également – bien que le fait ne soit pas systématique – la

drépanocytose. Canguilhem ne laisse pas d’insister sur les

diverses manifestations déprédatrices que peut prendre

l’erreur au sein des organismes. Rappelons qu’elle peut lui

être acquise, c’est-à-dire introduite de manière accidentelle

au cours de l’existence (exposition aux radiations,

ultraviolets, etc.) ; elle peut aussi lui être innée comme dans

les cas d’anomalies cités précédemment ou dans les cas de

malformation congénitale. L’auteur relève à ce propos le

glissement sémantique qui a conduit du concept d’« erreur

génétique » employé par dérivation au seul regard de la

rareté des maladies désignées par ce terme, à son emploi de

plus en plus systématique et qualifiant à mesure que la

science répertoriait de nouvelles pathologies innées ; tant et

si bien que l’erreur en question, initialement irrégularité de

fréquence, a fini par devenir une erreur par nature, une «

entité ontologique ». Ce qui ressemblait à une erreur au vu

de la norme statistique est devenu une aberration en soi. Si

en effet les organismes, en tant que doués de vie, témoignent

Page 265: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

265

d’une aptitude qui leur permet de composer avec une

relative souplesse malgré les variations de leur milieu

naturel, cette normativité opportuniste que Canguilhem

appelle « sagesse » n’en est pas moins offerte au risque du

« vice biochimique ». À savoir de l’« erreur pathologique »

détériorant la viabilité d’un phénotype en faisant irruption

dans la séquence des acides aminés. Dans la mesure où elle

affecte l’information du programme génétique, cette « erreur

radicale de l’organisme » peut être dite équivalente à ce que

recouvre l’« erreur logique » dans un système donné ou le «

malentendu » dans une conversation. Son analyse procède

d’une localisation au vivant biologique des outils

d’interprétation mis à disposition par Claude Shannon (1916-

2001) avec la théorie de l’information252.

La théorie de l’information conçoit l’information à la

manière de l’énergie se dissipant dans un système physique.

L’information, comme l’énergie, tend au sein d’un système

fermé vers l’état de distribution le plus isotropique et

homogène qui se puisse être. Il s’applique à l’information le

même principe qu’en thermodynamique, le principe

d’entropie. Or l’entropie induit la flèche du temps. La flèche

du temps induit pour elle le caractère irréversible des

événements. Ainsi de l’énergie, ainsi de la chaleur, ainsi de

l’ordre, ainsi de l’information, ainsi des événements affectant

252 C. Shannon, W. Weaver, A Mathematical Theory of Communications (1948), Chicago, University of Illinois

Press, 1949.

Page 266: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

266

cette information, ainsi des mutations ; ainsi, pour

Canguilhem, des événements pathologiques. L’erreur vitale,

la déviance génétique morbide, en conclut Canguilhem, peut

être aussi l’objet de compensations, de palliatifs mais ne peut

être remédiée de manière définitive.

Certaines techniques déjà en œuvre à l’heure actuelle

(ou tout au moins envisagées dans l’avenir proche) nous

invitent cependant à nuancer ce caractère irrémissible de

l’anomalie génétique que semble admettre Canguilhem. On

songe, entre autres, aux thérapies géniques – encore que ces

dernières, pour ce que nous en savons, « remplacent » plutôt

qu’elles ne « réparent » les fragments d’ADN endommagés.

On peut aussi penser, plus près de nous, aux greffes de

moelle épinière facilitées par les médicaments

immunosuppresseurs. Sans oublier les perspectives offertes

par le recours aux cellules souches (totipotente ou non-

différenciées) dans le cas des maladies neurodégénératives.

Bien que ces procédés ne consistent pas davantage à rendre

l’organisme à ses normes antérieures, mais bien encore une

fois à lui en imposer de nouvelles. À l’exclusion de ces

exceptions qui n’en sont donc peut-être pas, il n’est guère

concevable pour Canguilhem de « restaurer » ce qui a été

défait en matière génétique, de procéder à la manière dont

on pourrait désassembler un mécanisme en relisant en sens

inverse les instructions de la notice de montage. On ne peut

faire table rase de l’erreur génétique, même délétère.

Page 267: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

267

On ne peut la réparer. On ne peut la supprimer. On ne

peut, théoriquement parlant, qu’envisager des politiques qui

supprimeraient non pas les erreurs génétiques, mais les

individus porteurs de ces erreurs. Des politiques moralement

peu recommandables, alliant orthogénisme et eugénisme

dans un programme systématique de « réduction de la

diversité humaine » dont on a vu par le passé à quoi elles ont

conduit.

On peut se demander, en réactualisant cette réflexion,

si les pratiques de dépistage prénatal ou dans le cas des FIV,

de diagnostic préimplantatoire aboutissant à l’élimination

des embryons atteints ne participent pas d’une manière ou

d’une autre à cette « prophylaxie » du génotype. Au « faire-

mourir avant le laisser-naître ». On ne sait que trop, pour

coller à l’actualité, la part considérable des fonds levés à

l’occasion du téléthon qui servent à financer (par suite, à

orienter) les projets de la recherche dans une perspective

d’identification des marqueurs génétiques, en vue de

l’éradication préventive des embryons malades : « À l'origine

de ce rêve, il y a l'ambition généreuse d'épargner à des

vivants innocents et impuissants la charge atroce de

représenter les erreurs de la vie »253. Et sans doute aux

familles de ces « vivants innocents » la charge d’y faire face.

Ou à l’État, lorsqu’il y a lieu, de trop y sacrifier en dépenses

de santé. Le point de vue du chercheur de plus en plus pressé

d’obtenir des résultats rapides et exploitables et celui du

253 G. Canguilhem, op. cit., p. 212.

Page 268: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

268

comptable laissent alors peu de chances à celui du patient

« en devenir ». Que la contention organisée de l’erreur

génétique se réalise en amont ou en aval de la venue au

monde de ces individus, « à l'arrivée, avertit Canguilhem, on

trouve la police des gènes, couverte par la science des

généticiens » 254.

J. Gayon et D. Jacobi, dans leur ouvrage récemment

paru sur L’éternel retour de l’eugénisme, retracent

l’évolution des attitudes sociales manifestée au regard des

interruptions de grossesse, et la place inédite que joue

l’institution hospitalière dans ce nouveau contexte :

[Un effet remarquable] de la génétique médicale

est d’avoir confiné la résurgence contemporaine de la

question eugéniste dans le champ social des pratiques

biomédicales. On l’a dit et répété : c’est la

combinaison d’une série d’événements techniques

(amniocentèse, diagnostic prénatal, fécondation in

vitro, etc.) et d’une série d’événements juridiques

(légalisation de l’avortement dans divers pays) qui a

réactualisé la question eugénique. Or, ces deux séries

mènent droit à l’hôpital : l’avortement «

thérapeutique », comme son nom l’indique, est un

acte hospitalier ; les tests génétiques, la fécondation in

vitro, la sélection des embryons, sont des produits ou

des actes biomédicaux. La remarque est triviale mais

254 G. Canguilhem, ibid.

Page 269: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

269

elle prend tout son sens si l’on compare ces pratiques

avec l’eugénisme d’avant guerre. L’appareil médical

ne lui était pas étranger, loin de là […]. Mais ce n’était

certainement pas l’unique appareil social impliqué.

Dans l’ancien eugénisme […], c’est fondamentalement

une politique de contrôle des mariages qui devait

assurer le succès du projet. Et lorsque l’appareil

médical intervenait, c’était comme expert et

exécutant d’une entreprise coercitive dont le but était

de modifier la descendance d’une population. Dans ce

qu’on appelle le nouvel eugénisme, l’hôpital joue un

autre rôle. Des individus viennent, qui se soucient de

leur propre capacité à faire face à des enfants

handicapés et à les élever dignement […]. Ce n’est pas

ici l’appareil médical – mandaté par l’autorité

politique – qui prend le contrôle de la société ; c’est au

contraire la société des hommes qui va vers l’hôpital,

et vient chercher réponse à des souffrances réelles ou

anticipées. Plutôt que de médicalisation, il vaudrait

mieux parler de clinicisation.255

Le meilleur des mondes est peut-être pavé de bonnes

intentions. Mais l’extermination à grande échelle de l’erreur

génétique, fût-elle possible, serait au-delà d’une catastrophe

sociale, une véritable bavure intellectuelle. Un total

255 J. Gayon, « Le mot "eugénisme" est-il encore d’actualité ? »

dans J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme,

Paris, PUF, 2006, p. 134-136.

Page 270: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

270

contresens au vu de la propriété même qui définit la vie : la

normativité. Anéantir l’erreur (considérée comme étant tout

ce qui s’écarte d’une norme culturellement valorisée) serait

restreindre dangereusement l’expression de la diversité des

normes biologiques, dont les allures pathologiques comme

les allures normales sont les principaux sièges. Une vie ainsi

réduite dans sa capacité d’écart diminuerait d’autant ses

facultés d’adaptation. Le brassage génétique, la variation, la

recombinaison ne jouerait plus leur rôle. La consanguinité à

l’échelle du village offre une parabole assez précise de ce

qu’une telle tentative de « canonisation » des figures de la vie

donnerait à l’échelle de l’espèce.

Ayant achevé d’examiner l’évolution du regard

idéologique porté sur l’idéal de l’homme et rappelé les

dangers liés aux tentatives de régulation des normes

biologiques par la norme politique, l’auteur reporte son

analyse des interprétations de l’anomalie physiologique sur

le plan de l’imaginaire social. Depuis Mendel et l’avènement

de la génétique, la perception du handicap ou de

l’inadaptation s’est vue profondément changée. Sous un

rapport plus strictement individuel, l’erreur innée, « source

d’échec », présente depuis pour son porteur une dimension

fortuite, aléatoire, qui la rend psychologiquement d’autant

plus difficile à accepter, et dès lors d’autant plus injustifiée

qu’elle ne peut plus être attachée à une éventuelle faute

morale dont elle serait la sanction immanente. L’erreur n’est

plus fonction d’un faire ou d’un agir. L’erreur n’est pas

commise en tant que telle par un sujet, non plus que

Page 271: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

271

l’expression d’une faute morale, d’une maladresse originelle

ou, comme en conviendrait les exégètes chrétiens, d’une «

erreur de genèse » : « La maladie n'est pas une chute que l'on

fait, une attaque à laquelle on cède, c'est un vice originaire

de forme macromoléculaire »256. Elle ne peut tout au plus

qu’être considérée que comme une différence, une manière

de « malentendu » qui ne serait imputable à rien ni à aucune

personne morale. Elle est une parole « qui ne renvoie à

aucune bouche, une écriture qui ne renvoie à aucune main.

Il n'y a donc pas de malveillance derrière la malfaçon »257.

Nulle malveillance ; nulle intention, donc aucun crime.

Ressortissant à une terminologie strictement «

descriptive » plutôt qu’« axiologique » ou « nosologique »

(double registre associé aux notions de « mal » et de «

maladies »), l’expression d’erreur génétique n’en est pas

moins lestée d’une pesanteur considérable. Précisément

parce qu’elle est sans raison, sans responsable. Parce qu’elle

frappe à l’aveugle. On peut ainsi soutenir, en accord avec

Canguilhem, qu’il « faut beaucoup de lucidité, jointe à un

grand courage, pour ne pas préférer une idée de la maladie

où quelque sentiment de culpabilité individuelle peut encore

trouver place à une explication de la maladie qui en

pulvérise et dissémine la causalité dans le génome familial,

dans un héritage que l'héritier ne peut refuser puisque

256 G. Canguilhem, op. cit., p. 210. 257 G. Canguilhem, ibid.

Page 272: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

272

l'héritage et l'héritier ne font qu'un »258. Le dimorphisme, le

handicap, l’échec ne s’apparentent plus qu’à des irrégularités

de surface advenues par hasard au cours de la sélection

originaire des normes. Ils sont remis à parité avec les

différences viables qui constituent inversement autant de

succès adaptatifs. Inique, absurde au sens strict du terme,

l’erreur frappe à l’aveugle, et de ce fait, met en échec tout

discours de consolation ou de justification. Le « pourquoi »

de l’échec qui, jusqu’alors, facilitait dans une certaine mesure

son incorporation psychique, s’efface pour ne laisser au

patient que le « comment » de l’étiologie, muet sur la

question du sens. L’explication le cède à la définition. Tel est

le tribut de ce qu’Auguste Comte valorisait comme le passage

de l’état théologique à l’état positif.

La science dissipe sous ce rapport la croyance

rassurante, religieuse s’il en est, posant que la nature est elle

aussi soumise à un gouvernement moral, une justice

immanente. Le fait – qu’il nous faut accepter – est que la

même erreur qui permet la perpétuation des formes du

vivant peut aussi engendrer l’échec, sans que cet échec soit le

moins du monde porteur de significations éthiques. La

nature œuvre « par-delà bien et mal ». Nous retrouvons ici

chez Canguilhem une conception tragique de l’existence

proche de celle développée par Nietzsche. La maladie, le

handicap, les accidents, l’infirmité et même les erreurs de la

vie, les tares et atavismes peuvent être l’occasion d’une

258 G. Canguilhem, op. cit., p. 210-211.

Page 273: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

273

sublimation de l’individu. Il ne s’agit pas de nier ce qu’elles

comportent de négatif ; seulement de concevoir qu’elles

peuvent aussi participer à la germination de nouvelles «

allures de la vie ». Il n’est de handicap si lourd qu’il ne puisse

être l’opportunité d’un dépassement, de même que tout

événement chez Nietzsche peut avoir part à l’affirmation de

soi. Il serait vain de vouloir supprimer une souffrance à

terme inéluctable. Le « créateur », l’ « artiste », chez le

philosophe allemand, doit être à même de composer avec ;

ainsi seulement s’autorise-il à suivre la voie de son

accomplissement qui culmine dans le surhumain. Et c’est en

quoi le tragique nietzschéen, loin de confiner au désespoir,

au nihilisme, donne lieu à une éthique qui se résume dans la

redécouverte de l’amor fati. L’amor fati admet une

réconciliation possible de l’homme avec sa condition

terrestre, l’accueil de la réalité en ce qu’elle a de pire et de

meilleur. De même alors qu’il peut y avoir pour Nietzsche

épanouissement de l’homme supérieur qui au-delà

d’admettre, désire les événements tels qu’ils se présentent à

lui, le handicap et la souffrance peuvent conduire les

individus à d’autres formes d’épanouissement. L’infirmité, les

maladies congénitales ou génétiques ne peuvent en

conséquence être appréciées en termes d’« erreur » sans

induire un bouleversement philosophique majeur

concernant la manière dont le sujet éprouve sa condition et

son rapport à l’existence.

Redéployée sous des auspices plus théoriques, un tel

changement de perspective suppose d’envisager d’une tout

Page 274: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

274

autre manière les concepts de « normalité » et de « santé »,

ainsi que la pertinence de l’opposition entre la vie et ce qui

constitue son terme plutôt que son contraire : la mort. «

Gaston Bachelard, s’en ouvre Canguilhem, qui s'est beaucoup

intéressé aux valeurs sous leur forme cosmique ou populaire,

et à la valorisation selon les axes de l'imagination, a bien

aperçu que toute valeur doit être gagnée contre une

antivaleur »259. Quelle pourrait être l’antivaleur

correspondante à la valeur exaltée par la vie ? Assurément,

pour Canguilhem, celle de « monstruosité » serait un

candidat de bien meilleure facture que celui de « mort ».

Encore cette confrontation se doit-elle d’être tempérée : de

même que l’état pathologique fait apparaître l’état de santé

comme ce dont il se distingue, tout empêchement à la

vitalité résultant de l’erreur fait apparaître la valeur

malmenée par cet empêchement.

La figure suggestive du monstre se voit alors mobilisée

dans une perspective très différente de celle du Stagirite pour

qui elle est l’image de l’a-télès, de l’être inachevé, privée de

son télos. Le monstre, communément interprété dans une

perspective hylémorphiste comme témoignant de la «

résistance de la matière à la forme » – à savoir d’une forme

vivante inaccomplie ou avortée –, souligne bien plutôt chez

Canguilhem la puissance positive qu’a le vivant, en s’égarant,

de se réinventer. Loin d’en trahir la désertion, il est une

pierre de touche de la normativité vitale. Le monstre

259 G. Canguilhem, op. cit., p. 177.

Page 275: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

275

témoigne de l’éventualité pour une forme de vie de

développer un certain nombre d’anomalies plus ou moins

prononcées tout en restant possiblement viable – mais

diminué. Il ne peut donc, quoi qu’en pense Aristote, « rien

manquer à un vivant, si l'on veut bien admettre qu'il y a

mille et une façons de vivre ». L’être – vivant – se dit en

plusieurs sens. La vie est polymorphe, protéiforme, et ne

peut être enfermée dans des figures ou des essences

déterminées. Il n’est pas jusqu’à ses « ratés » qui ne fassent

ressortir son potentiel de créativité.

La vie témoigne d’une valeur de viabilité niée moins

par l’inerte (opposable au vivant) ou par la mort (opposable à

la naissance comme la fin à son commencement) que par la

déviance tératologique. Une forme d’infirmité qui restreint

ab origine les possibilités de la vie qui l’a rendu possible.

C’est donc, selon l’auteur, « la monstruosité et non pas la

mort qui est la contre-valeur vitale. La mort, c’est la menace

permanente et inconditionnelle de décomposition de

l’organisme, c’est la limitation par l’extérieur, la négation du

vivant par le non-vivant »260. En revanche, souligne-t-il, « la

monstruosité c’est la menace accidentelle et conditionnelle

d’inachèvement ou de distorsion dans la formation de la

forme, c’est la limitation par l’intérieur, la négation du

vivant par le non-viable »261. Le monstrueux n’est pas le

260 G. Canguilhem, « La monstruosité et le monstrueux »,

dans La connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 171. 261 G. Canguilhem, ibid.

Page 276: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

276

contraire du vital, l’antithèse du vivant, mais une dimension

de l’erreur qui, à la fois, l’avère et la dessert. Le monstre

affirme le vivant de manière négative – mais il l’affirme tout

de même, étant par sa différence même ce qui témoigne du «

décrochage » par l’organisme de la rectitude des lois

physiques déterministes.

Le vivant « rate » pour cette raison qu’il n’est pas

astreint à la réussite. L’échec est le tribut du risque, le risque

de tout risque. Le risque est donc non pas ce qui contredit,

mais bien ce qui structure et façonne le vivant. L’erreur est la

preuve négative de la possibilité qu’a le vivant de créer des

écarts, de s’émanciper des projections « standard » que font

de lui les physiologues et les statisticiens – platoniciens de

laboratoire. La perdition, la dispersion, la normativité

fructueuse ou défectueuse dont témoigne la vie rend compte

de sa plasticité. Elle dévoile l’égarement comme une errance

fondamentale, au cœur du dynamisme vital. La monstruosité

hypostasie l’un des versants de cette labilité, en attestant

d’une puissance normative si efficiente qu’en se réalisant,

elle se retourne contre elle-même.

La tentation est grande de mettre en parallèle la

tératologie comme expression paradoxale de la vitalité et,

d’autre part, les mécanismes qui conduisent les cellules

cancéreuses à refuser de s’autodétruire, à « croître et se

multiplier » au détriment du corps. « On peut mourir d’être

Page 277: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

277

immortel », écrivait Nietzsche en exergue de Zarathoustra262.

Une cellule tumorale n’est autre effectivement qu’une cellule

mutante, cellule porteuse d’erreur et dont le conatus intransigeant confirme de manière posthume, au fil des

avancées et découvertes les plus récentes, ce que Canguilhem

avait déjà compris : la vie n’est pas l’inverse de la mort, la vie

porte la mort en elle, l’échec témoigne de la vie.

La vie n’est pas l’inverse de la mort. Elle la comprend,

l’intègre ; elle s’en nourrit, biologiquement parlant. Chacune

des cellules somatiques participant au fonctionnement

normal d’un organisme complexe (multicellulaire) est «

programmée » génétiquement pour l’autolyse, « conçue »

pour s’auto-saborder de manière automatique passée une

certaine durée de temps. Ce phénomène, dénommé

« apoptose », permet le renouvellement à flux tendu des

tissus organiques263. Une image biologique de la notion

nietzschéenne de « destruction créatrice ». Il est un

mécanisme fondamental de l’histologie. En dépend le

« renouvellement », autant que la « formation », autant que

l’ « étiologie » des tissus organiques. La sculpture du vivant

est ainsi une sculpture qui articule la production et

l’annihilation de matière. C’est une sculpture qui commence

262 F. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra (1885), trad. G.

Blanquis, Paris, Garnier-Flammarion, 2005. 263 Cf. J.-C. Ameisen, La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Seuil, Points Sciences,

2003.

Page 278: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

278

dès les premiers mois, dès l’embryogenèse. Les organes

gourds de l’embryon sont rabotés de l’extérieur tout en étant

creusés de l’intérieur. La main, semblable à une palme,

s’effile et se profile par retraits successifs de matière

excédentaire. De la même manière que le sculpteur retire des

pans entiers de son bloc de marbre pour révéler, « actualiser

», ce qui est « en puissance » : son œuvre prisonnière d’un

sarcophage de pierre. L’auto-poïèse, la construction per se,

implique déjà le suicide cellulaire. Le terme de « suicide »

souligne par ailleurs la contingence d’un phénomène qui n’a

rien d’une fatalité. Une cellule simple, non liée à d’autres au

sein d’un réseau multicellulaire, peut voir son code dénaturé

sans pour autant « mourir ». La sénescence de nos cellules est

engendrée par le raccourcissement des télomères de division

en division, lui-même régi par certains gènes qui peuvent être inhibés.

Ils ne le sont pas ; ils pourraient l’être. Si donc les

télomères constitueront pour la plupart de nos cellules

différenciées des « horloges biologiques » (manières de

compte à rebours), beaucoup d’autres cellules telles que les

cellules souches ou les leucocytes (des globules blancs) ne

sont pas affectées de la même manière par ce décompte. Ce

qui revient à dire que, virtuellement parlant, nous sommes

chacun porteur d’une fraction d’immortalité264. Tout se passe

264 C'était déjà l'étincelle de divin, l’once de Zagreus mêlé

dans la chair des titans, que les orphiques voulaient placer en

l’homme ; l’infini du fini, le noûs immortel platonicien et

Page 279: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

279

comme si le règne du vivant était d’emblée dépositaire d’une

logistique holiste, sacrificielle, recrutée par la sélection pour

sa capacité à préserver (à reproduire) les entités complexes ;

comme si les organismes obéissaient d’instinct à une stratégie

de conservation qui sera bien plus tard théorisée en politique

sous l’égide de Bentham et le nom d’« utilitarisme » . C’est

aussi constater qu’en biologie autant qu’en politique, le

mécanisme sacrificiel est une nécessité dont on ne peut se

débarrasser d’un revers de main. Raison pourquoi, en fait de

meurtres historiques, nous observons des rites – des meurtres

symboliques265. La biologie renoue ici avec la politique en

empruntant son idéologie (ou sa mythologie) – fait sur lequel

Canguilhem n’a pas manqué de nous interpeller. Et de nous

alerter.

Certains mouvements transhumanistes et posthumains

déplorent que l’on ne travaille pas davantage dans les

laboratoires à retirer ces garde-fous de notre génome. Ce en

dépit des substantiels investissements consentis par Sergey

Brin, cofondateur de la société Google, et présentement

superviseur des projets du Google X Lab. Si l’immortalité de

la cellule tient à si peu de choses, pourquoi ne pas tenter le

tout pour le tout ; pourquoi ne pas tenter de « manipuler »

l’origine, peut-être, de l’intuition de l’âme comme cette

partie de l’homme qui survit à sa mort. Cf. E.R. Dodds, Les Grecs et l’irrationnel, Berkeley, Champs-Flammarion, 1997. 265 Cf. R. Girard, La violence le sacré, Paris, Fayard Pluriel,

2011.

Page 280: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

280

nos gènes pour sauvegarder au fil des divisions l’intégrité de

télomères ? Pour cette raison d’abord que nous sommes loin

de maîtriser les techniques afférentes et nécessaires à

l’obtention de tels résultats, bien que des tests prometteurs

aient pu être réalisés sur des souris de laboratoire. Ensuite

parce que cela n’empêcherait pas nos cellules de muter

(encore que les thérapies géniques permettent d’envisager

dans le futur une manière de « réparation » de l’ADN, par

remplacement des fragments altérés266) ; enfin, et nous le

disions, parce que le sacrifice est nécessaire à la sculpture, à

la maintenance et au renouvellement de nos tissus. Tout

corps, pour être viable, doit s’assurer du perpétuel

renouvellement de ses parties ; la renaissance des éléments

rend compte de la perpétuation de l’ensemble. Insistons-y :

rendre une cellule à l’immortalité de ses origines serait tout

simplement créer une cellule tumorale.

Les cellules tumorales, à l’inverse des cellules standards

qui se prêtent de bonne foi au jeu mortel de l’apoptose, sont

des cellules qui refusent l’échéance. Ce sont les éléments

obstinément « survivalistes » du corps, les éléments

pathologiques du tout qui refusent de mourir pour la

sauvegarde du tout. Les cellules tumorales, plutôt que de

faire leur temps et de céder la place, ne cessent de se

multiplier ; elles prolifèrent, mitose après mitose, deviennent

tumeurs, engendrent des métastases, s’aliènent le corps

266 L. Alexandre, La mort de la mort, Paris, JC Lattès, Essais et

documents, 2011.

Page 281: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

281

auquel elles appartiennent. Elles sont capables, pour piller

ses ressources et mieux proliférer, de faire dériver sur elles

des capillaires sanguins, voire de synthétiser elles-mêmes

leurs propres « coronaires ». Toutes les réserves énergétiques

du corps sont ainsi confisquées, vampirisées par l’hybris d’une faction. Pour faire image et relancer l’allégorie, le

cancer ne traduit rien d’autre en terrain politique que le

primat déprédateur d’une partie sur le tout. Le membre

participatif et collaboratif du corps devient son adversaire et,

par révolte auto-immune, signe son arrêt de mort. Nous

citions Nietzsche et son concept à consonance tragique de

« destruction créatrice ». Il faut donc voir ici que

l’immortalité contrainte de nos cellules ne ferait rien moins

que signifier la mort de l’organisme – par excès de vitalité.

L’échec vital, ainsi appréhendé sous la modalité de la

mutation, n’est donc pas contraire à la vie : il témoigne au

contraire, comme l’avait fait valoir l’auteur relativement à la

figure du monstre, de son amplitude normative et de son

dynamisme qui l’expose à son propre excès.

S’il faut encore une preuve que des cellules humaines

standards sont virtuellement capables d’immortalité, on la

trouvera sans mal dans tout laboratoire de recherche en

biologie sur la planète. La culture des cellules de la lignée «

HeLa » constitue en effet un secteur à part entière de

l’industrie médicale. Précieux sésame à prolifération rapide,

ces cellules tumorales ont pour insigne particularité d’être

employées depuis maintenant soixante-dix ans pour la

recherche et d’être toutes issues d’un seul et même donneur :

Page 282: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

282

Henrietta Lacks, décédée d’un cancer en 1951. D’où leur

appellation in memoriam : « He. La. ». Une autre de leurs

caractéristiques consiste en leur persévérance due à l’inter-

stimulation de deux gènes corrompus : l’un présent en l’état

dans le génome d'Henrietta, l’autre émané du papillomavirus

responsable de sa maladie. Le fait, pour ce qui nous

concerne, est que les cellules de la lignée HeLa nous offrent

incidemment le premier témoignage d’entités cellulaires

potentiellement impérissables d'origine humaine. Preuve

que la mort, preuve que le vieillissement, preuve que la

dégénérescence des cellules somatiques humaines, bien que

nécessaire à la survie de leur hôte, est tout sauf nécessaire à

leur propre survie.

L’erreur n’est pas toutefois recluse à l’échelle des

individus. Elle n’est pas propre aux organismes considérés à

l’exclusion des collectivités d’espèces qu’ils forment avec

leurs congénères. L’erreur est bel et bien ce qui témoigne,

sur un mode positif, de l’aptitude créatrice du vivant

biologique, sur un mode négatif, de la possibilité d’échec,

d’ « échouage » du vivant – pour restituer ici la métaphore

nautique employée par l’auteur. L’erreur qui s’insinue dans

le génome à la faveur de mutations imprévisibles, sinon

aléatoires (selon que l’on entende que le déterminisme est

intégral ou qu’il demeure une marge irréductible de

stochasticité), est bien ce qui rend compte de la labilité ; et

ce pour le meilleur (souplesse, adaptativité, enrichissement

des formes de la vie) comme pour le pire (cancers,

formations tératologiques, maladies orphelines). Mais elle est

Page 283: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

283

également, au-delà des individus, propitiatoire pour le vivant

en général. C’est en effet parce que la vie manque à se

reproduire à l’identique – parce que la vie ne bégaie jamais –

qu’elle donne naissance à des individus qui portent en eux la

clé de la survie de leur espèce. Un gène qui, s’exprimant dans

un milieu donné, confère à ces individus un avantage

adaptatif leur permettra éventuellement de composer avec ce

qui pour d’autres individus de la même espèce reste un

obstacle infranchissable. L’erreur n’est pas seulement ce qui

nous nuit ; c’est également ce qui nous conserve.

Darwin revisité grâce à la théorie de l’hérédité

inaugurée avec Mendel, allié aux découvertes de la génétique

(mutation, recombinaison, etc.) fait de la variabilité le

moteur de l’évolution. Ce qui chez Canguilhem s’exprime en

termes de « labilité », de « normativité », d’« erreur vitale

innée » prendra bientôt chez Jacques Monod l’allure du «

hasard » sanctionné par la « nécessité » de la sélection267.

Hasard, nécessité : le duo dialectique qui, de l’avis du

physiologue médecin nobélisé en 1965, rend compte du

dynamisme de la vie et de ses formes observables. Monod, il

faut le signaler, est loin toutefois de partager les conceptions

de Canguilhem relativement au vitalisme philosophique et à

sa pertinence pour la médecine. Si loin qu’il ne serait pas

pour peu dans sa désaffection auprès des scientifiques. Le

biologiste fut en effet, de pair avec François Jacob, l’un des

267 J. Monod, Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, Points

Essais, 1973.

Page 284: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

284

principaux vulgarisateurs de la notion de « programme

génétique ». Il concevait que, de la même manière que la

liberté chez Spinoza se réduisait à la méconnaissance de nos

déterminations, le vitalisme et sa « force vitale » n’était rien

moins que le provisoire « asile de l’ignorance » : « Il est

parfaitement vrai, s’en ouvrait-il, que le développement

embryonnaire est l’un des phénomènes les plus miraculeux

d’apparence de toute la biologie. Il est vrai aussi que ces

phénomènes, admirablement décrits par les embryologistes,

échappent encore, pour une large part (pour des raisons

techniques) à l’analyse génétique et biochimique qui seule,

de toute évidence, pourrait permettre d’en rendre compte.

L’attitude des vitalistes qui considèrent que les lois physiques

sont ou s’avéreront, en tous cas, insuffisantes à expliquer

l’embryogenèse ne se justifie donc pas par des connaissances

précises, par des observations finies, mais seulement par

notre actuelle ignorance »268. Et d’évidence, le

développement de la biochimie dont il fut également l’un

des acteurs de premier plan ne serait pas sans conséquence

sur la côte scientifique de cette option philosophique – bien

qu’à tout prendre, pour peu que l’on en appelle à la

démarcation posée par Canguilhem entre le point de vue de

la norme et le point de vue de la loi, ce développement ne lui

soit en rien attentatoire.

Abstraction faite de la reconnaissance du rôle

fondamental joué par l’erreur dans la diversification de la

268 J. Monod, op. cit., chap. II.

Page 285: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

285

vie, un point sur lequel Jacques Monod renoue toutefois avec

les intuitions de Canguilhem consiste dans le caractère

irréversible des modifications des normes (ou du matériel

génétique codant pour l’ARN qui, à son tour, répond de la

production des protéines269). Le second principe de la

thermodynamique irrigue la théorie de l’information, elle-

même projetée sur le terrain de la génétique pour aboutir à la

constatation qu’il est une historicité de la normativité. Nous

avons vu de quelle manière l’auteur en était arrivé à qualifier

le caractère irréversible des événements ayant fait irruption

dans l’expérience de la subjectivité malade comme « un fait

biologique fondamental »270 ; comment l’entrave que

constituaient ces événements pouvait, plutôt que de la

dégrader, déterminer la vie à inventer de nouvelles normes

et à se transformer ; comment la vie, faute d’un retour

possible à son état passé, se sublimait dans le devenir. Aussi,

pas plus que la guérison ne peut être un retour en arrière, les

processus biochimiques ne peuvent être rejoués en sens

inverse : « Il faut ajouter enfin, et ce point est d’une très

grande importance, que le mécanisme de la traduction est

strictement irréversible. Il n’est ni observé, ni d’ailleurs

concevable, que de "l’information" soit jamais transférée

269 Du grec ancien prôtos, « premier », « essentiel » ou de

l'anthroponyme « Protée », d'origine égyptienne (Prouti est

l'un des épithètes du pharaon), divinité marine doté de la

capacité de se transformer à volonté. 270 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 129.

Page 286: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

286

dans le sens inverse, c’est-à-dire de protéine à ADN. Cette

notion repose sur un ensemble d’observations si complètes et

si sûres, aujourd’hui, et ses conséquences en théorie de

l’évolution notamment, sont si importantes, qu’on doit la

considérer comme l’un des principes fondamentaux de la

biologie moderne »271. La vie, en d’autres termes, va toujours

de l’avant. Elle est une partition qui s’écrit en situation et se

déchiffre au jour le jour, mais ne se répète jamais. La

mutation propose, la sélection dispose, soutient le biologiste ;

mais la nature ne remonte jamais la flèche du temps : il n’y a

pas de violation locale des principes de dissipation de

l’énergie. Poser que la néguentropie vitale serait inversion de

l’entropie serait simplement commettre un contresens272.

Pour Canguilhem comme pour Monod, l’irréversible, le

tragique nietzschéen, est toujours l’occasion d’un

271 J. Monod, cité par C. Grimoult dans son Histoire de l'évolutionnisme en France (1945-1995), Genève-Paris,

Droz, 2000. 272 Mot-valise francisé résultant de la contraction des termes

negative et entropy, la « néguentropie » ou « entropie

négative » caractérise dans les domaines de la physique, de la

thermodynamique, de la théorie de l'information ou de la

cybernétique, l'évolution d'un système présentant un degré

croissant d'organisation. Système ouvert dont l'ordre – local

– n'est pas en infraction avec l'augmentation du désordre

global.

Cf. G. Cullmann, D. Papin, M. Kaufmann, Eléments de calcul informationnel, Paris, Albin Michel, 1960, p. 99.

Page 287: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

287

accroissement de puissance. La vie se définit par son

renouvellement sempiternel comptable des « erreurs » qui la

font évoluer ; que cesse ce renouveau, et l’inertie s’installe –

définition de la mort. Source de création, source d’échec,

l’erreur est toujours, ultimement, source de vie.

Source de vie pour les individus, pour les espèces,

vitalité du monde vivant, l’erreur est également vitalité de la

pensée du monde vivant. L’erreur n’est pas que l’erreur

biologique ; elle est aussi l’erreur en sciences, l’erreur

épistémologique, l’erreur qui scande régulièrement les

errements de la connaissance en train de se faire. Parce que

la connaissance n’est pas que le déroulement d’un «

programme de recherche » allant du moins au plus en

cumulant des découvertes. Si la labilité de la norme

biologique se conçoit à travers la succession des formes de

comportement, la vitalité de la science se jauge au diapason

de la multiplicité des solutions qu’elle invente pour se

constituer, se dépasser, pour surmonter ce qui lui fait

obstacle : l’erreur. Tout comme un même individu peut voir

se succéder en lui plusieurs régimes de normes en une seule

existence, plusieurs « allures » différant par nature, la science

témoigne d’une histoire faite de hiatus, d’impasses, de

resserrements, de libérations soudaines, d’errances, de «

styles de raisonnements » distincts273 ; elle consiste en une

273 L’expression « styles de raisonnement » (à distinguer de

celle de « style de pensée ») a été introduite à la suite de

Crombie par Ian Hacking, qui définit ceux-ci comme « the

Page 288: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

288

pluralité d’états de la connaissance (Foucault, plus largement,

parle d’« épistémê ») saturée de valeurs contextuelles,

allouées de préoccupations topiques, chaussées enfin de

lunettes spécifiques qui forgent des regards tout aussi

spécifiques. Une telle vision toute en ruptures et

discontinuités aurait sans doute beaucoup à voir avec celle

qu’allait théoriser, en 1962, le philosophe et historien des

sciences Thomas Samuel Kuhn à l’occasion de la parution de

son œuvre maîtresse, la Structure des révolutions scientifiques 274.

À telle enseigne qu’il serait envisageable jusqu’à un

certain point, de mieux comprendre certaines des thèses

majeures de Canguilhem à la lecture de Kuhn. Nous disons

bien « jusqu’à un certain point », et préciserons lequel.

Attardons-nous, dans l’intérim, sur l’épineuse question de ce

« discontinuisme épistémologique » qui semble traverser les

œuvres de Bachelard (notion de « rupture épistémologique

»), de Canguilhem et en dernière instance, de Kuhn.

Comment s’y manifeste-t-il ? Que signifie cette partition

qualitative des régimes de la science ? En quoi divorce-t-elle

d’avec le progressisme linéaire d’Auguste Comte ou d’avec

ways in which we know, find out and evolve skills of thinking, asking and investigating ». Cf. I. Hacking, «

Statistical language, statistical truth and statistical reason »,

dans E. McMullin, ed., The Social Dimensions of Science,

Notre Dame, 1992, p. 130-157. 274 T.S. Kuhn, op. cit.,

Page 289: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

289

les « fabrications » rétrospectives de l’unité d’une science

balistique et rectiligne telle qu’exposée dans ces manuels

que, déjà, dénonçait Duhem275 ?

Bien que parue en 1962, les principaux nœuds

théoriques de la proposition de Kuhn remontent à quinze

années auparavant. C’est en 1947 que le jeune homme,

étudiant ès physiques, trace les premiers linéaments de ce

qui serait appelé à devenir sa théorie de l’évolution des

sciences. De la matière de la discipline physique, Kuhn en

arrive à déporter son attention sur les ressorts de son

élaboration. De l’étude de l’état actuel et synchronique des

connaissances, il passe à l’examen de leur histoire. Un cycle

de conférences ayant pour thème les origines de la

mécanique au XVIIème siècle lui fournit l’occasion d’une

première contribution à ce projet de recherche. Les travaux

liminaires de Kuhn le conduisent à s'intéresser de près aux «

précurseurs » de Galilée et de Newton – et donc, de loin en

loin, à la physique aristotélicienne. À l’instar du commun des

historiens des sciences, le doctorant ne laissait alors pas de

concevoir la transition d’une physique à une autre comme

tributaire d’une logique d’accroissement des connaissances,

due en partie à un surcroît de précision acquis dans

l’instrumentation et à une complexification accrue des

275 P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 2007.

Page 290: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

290

dispositifs d’expérimentation. Il s’agissait d’en savoir plus –

non pas encore d’en savoir autrement.

Or cette vision, Kuhn s’aperçoit qu’elle ne permet en

rien de rendre compte d’un basculement tel que celui de la

physique ancienne à la physique moderne. La physique

d’Aristote n’avait rien de commun avec celle de Newton. Pas

davantage dans ses méthodes que dans ses contenus, dans ses

approches et ses présupposés. Un tel modèle ne pouvait donc

constituer une matrice exploitable pour les travaux de

Newton, de Descartes ou de Galilée. Il aura donc fallu qu’ils

la rejettent et reprennent à la source une nouvelle

élaboration de la théorie des corps et des mouvements, assise

sur de nouveaux principes. Rejet de l’aristotélisme qui s’est

traduit par un certain retour aux conceptions platoniciennes

de l’unité, de la simplicité, et de l’essence mathématique du

monde.

Kuhn ne se contente pas de constater la nécessaire

rupture d’avec la mécanique classique qui exhibait la

condition de l’émergence de la physique moderne. Il se

demande encore comment, en dépit des observations, et

même d’évidence, la mécanique classique avait pu perdurer

aussi longtemps, et dominer la scène philosophique et

scientifique depuis l’Antiquité. Comment les vertus

d’investigateur d’un esprit polymathe aussi fécond que celui

du Stagirite avait-elle pu lui faire défaut ? Par quel mystère

les Grecs et les Latins dans leur sillage, avaient-ils pu frayer

une conception du monde aussi étrange, aussi radicalement

Page 291: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

291

distante de celle qui prévaut désormais ? C’est en tentant de

répondre à cette question que l’auteur entrevoit le caractère

incommensurable des « paradigmes » scientifiques. Il prend

le parti de rompre d’avec l’approche traditionnelle de

l’exégèse des textes scientifiques pour lire ceux-ci non plus à

l’aune de l’état contemporain des sciences, comme

témoignant d’une étape antérieure vouée à cet

accomplissement, mais en se replaçant dans leur contexte

d’élaboration. Ainsi réexposées à la lumière de leur époque,

les « erreurs d’Aristote » cessent d’apparaître comme des

aberrations. Elles s’avèrent au contraire les conséquences

logiques d’une vaste construction édifiée sur la base d’autres

valeurs, d’autres prémisses et d’autres intérêts. Construction

telle que les énoncés de Newton n’apparaîtraient pas moins

étranges aux yeux des physiciens de l’Antiquité, tout aussi

insolites. Tout ceci tient à ce que les « données

observationnelles » sont par avance lestées de théorie. Les «

faits » sont bien les mêmes ; leur interprétation ne l’est pas.

Or les faits bruts n’existent pas à l’exclusion de leur

interprétation. La perception est interprétation.

Considérer la « pertinence » originaire des théories

aristotéliciennes – puis scolastiques – de la nature exige ainsi

de l’épistémologue qu’il se défasse d’une conception du

monde en l’occurrence anachronique, et s’exerce à penser à

partir d’autres normes. Penser à partir d’autres normes, c’est

épouser un point de vue radicalement différent. Revisiter le

monde à la faveur d’un prisme hétérogène. C’est donc

changer sa perspective, de la même manière que l’on ne peut

Page 292: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

292

voir simultanément et le canard et le lapin de Wittgenstein

et de Gombrich. De la même manière, encore, que l’on ne

peut penser, selon Herder, entre les langage-mondes, mais

seulement chaque langage séparément, comme si chaque

langue était un monde à part entière, monade ou substance

close que l’on peut aviser que comme un tout. Ce

basculement de perspective qui voit le remplacement de la

mécanique classique par la physique moderne – Koyré

parlait de « révolution intellectuelle » –, Kuhn en conçoit

une première tentative de théorisation dans le courant

récent de la Gestalt psychology, ou « théorie de la forme »,

inaugurée par les travaux de Franz Brentano. Il en décèle

d'autres instanciations dans le discours de l’anthropologie

structuraliste, de la linguistique, de la sociologie, ou de la

philosophie.

L’historien des idées ne trouvera pas peu significatif

que ce soit lors essentiellement aux sciences humaines que

Kuhn ait fait appel pour étayer ses intuitions. Intuitions qu’il

applique à la constitution des sciences de la nature pour

aboutir à l’hypothèse de l’incommensurabilité des

paradigmes. Loin que ce soient les méthodes « scientifiques »

de la physique qui serve de modèle à la philosophie, c’est ici

des approches perspectivistes empruntées à celle-ci qui

servent d’horizon de compréhension à l’histoire de la

science. Il en ressort que le développement des

connaissances ne relève pas – ou bien pas uniquement – d’un

« processus » d’accrétion et de sédimentation du savoir, mais

traverse occasionnellement de véritables « révolution »

Page 293: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

293

rompant d’avec tout un imaginaire, toute une vision du

monde au sein duquel évoluait le scientifique. Préludent

ordinairement à ces révolutions une accumulation

d’anomalies – d’observations contradictoires avec les

prédictions du modèle cadre – qui finissent par détruire le

paradigme de l’intérieur. Les contours de la théorie ne

permettent plus de contenir la masse des phénomènes qui la

débordent. Une fois ces phénomènes perçus (ce qui ne va pas

de soi) la quête d’un nouveau paradigme occupera à la marge

une communauté de scientifiques de plus en plus

considérables, jusqu’à acter son adoption définitive. Fort de

cette découverte, Kuhn s’attèle à une étude systématique des

autres ruptures scientifiques dans la lignée de celles

incarnées par Boyle et Newton, Lavoisier et Dalton,

Boltzmann et Planck, ou enfin Copernic, à qui il consacre un

essai. La structure des révolutions scientifiques présente un

compendium de ces années de réflexion.

L’œuvre de Kuhn peut à bon droit être considérée

comme l’un des manifestes les plus éloquents d’une approche

novatrice de la phylogénétique des sciences. Approche qui

s'émancipe tout à la fois de la phénoménologie

(continentale) et de l'école analytique (anglo-saxonne) :

l'épistémologie historique. Prenant à contre-pied la

conception classique, cumulative et linéaire de l’élaboration

du savoir scientifique, Kuhn y met en exergue le caractère

discontinuiste de son évolution. À l’image rassurante d’une

chronologie lisse et significative, il substitue le mandala

complexe du labyrinthe, entremêlant passion et rationalité,

Page 294: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

294

syncope et dispersion, valeurs humaines et valeurs

scientifiques. La science n’est pas soluble dans une histoire

unique ; chaque nouveau paradigme commence une

nouvelle histoire ; chaque nouveau paradigme est une

révolution. Le socle d’un nouveau regard, et donc d’un

nouveau monde.

Comment a lieu ce nouveau monde, c’est ce que Kuhn

entend comprendre en développant une typologie des

régimes du « faire science ». La pratique scientifique se

répartit selon l’auteur en deux modalités de fonctionnement

: la science normale (normante et normative), et la science

extraordinaire. En temps ou en contexte de science normale,

une communauté majoritaire de scientifiques s’organise

autour d’une commune manière d’aborder un ensemble de

problèmes qui va focaliser leur attention : un paradigme. Ce

paradigme contient implicitement l’ensemble des problèmes,

approches, méthodes, concepts, valeurs considérés comme

légitime, et définit l’orientation générale des préoccupations

du groupe. Un groupe qui se consacre alors exclusivement à

la résolution des énigmes posées par ce même paradigme, au

sein du paradigme. La démarche du chercheur – lequel a déjà

en optique son résultat, et ne se contente plus que de

produire les hypothèses dont l’absence provisoire

hypothèque l’obtention de ce résultat – n’est donc plus

inductive (ainsi chez les positivistes), ni hypothético-

déductive (comme le voulait Popper). Elle consiste

principalement à faire entrer des phénomènes récalcitrants

dans des cellules prédéfinies. Quitte a parfois forcer l’entrée

Page 295: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

295

du cube dans le triangle. Les sciences, même expérimentales,

ne sont pas immunisées contre l’écueil de la pétition de

principe.

Il arrive cependant, à l’occasion, que certains cubes

résistent à ces mauvais traitements. Certaines énigmes – «

anomalies » – s’obstinent à frustrer les attentes des

physiciens tenants du paradigme de la science normale.

Encore faut-il que les physiciens intéressés ne soient pas

empêchés de constater les anomalies par leurs biais cognitifs.

L’auteur a bien conscience, pour s’être intéressé aux

découvertes récentes de la psychologie (il mentionne

l’expérience de Bruner et Postman), que les individus, même

de bonne volonté, pâtissent d’une cécité persévérante aux

phénomènes qui contreviennent à leurs présupposés. Les

scientifiques sont hommes avant que d’être scientifique et en

tant qu’homme, ils font de la métaphysique, ils perçoivent la

réalité avec les yeux de l’esprit. L’esprit élude l’anomalie

aussi longtemps que faire se peut. Un paradigme peut être

une ouverture sur certains des aspects de la réalité qui lui

sont éligibles, un outil heuristique aussi bien qu’une œillère.

Une fois la lumière faite sur les premières anomalies, la

mise au jour de leurs semblables épouse une courbe

d’évolution exponentielle. Scalaire. Tout se passe comme si

une bride intellectuelle avait été rompue. Les déficiences du

paradigme en exhibent les limites et, par voie de

conséquences, disent la nécessité de son dépassement. La

science connaît alors une période de crise dont elle ne peut

Page 296: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

296

sortir que par la mise en place d’un nouveau paradigme,

d’une nouvelle convention, d’une nouvelle base de

recherche et d’interprétation corrélative à l’abandon de

l’ancien paradigme. « Renversement » de l’« ancien régime » ;

établissement d’une nouvelle donne, d’une nouvelle «

normativité » : l’emploi par Kuhn de la notion de «

révolution » est probablement tout sauf hasardeux. «

Révolution », pour être à l’origine un terme issu de la science

astronomique, s’emploie en politique pour signifier un

changement de constitution. Les normes qui prévalaient

antérieurement sont renversées au profit d’un autre système,

indexé sur un nouveau « code ». Or il ne peut être, en

sciences non plus qu’en politique, de révolution sans

redistribution de pouvoir. Les précédentes autorités ayant

fait leur carrière et leur réputation sur l’ancien paradigme

doivent céder le pas pour laisser place à une nouvelle

génération de chercheurs, à de nouvelles idées – ce qu’elles

ne font bien souvent qu’à contrecœur. C’est en cela que les

périodes de « science extraordinaire » sont aussi des périodes

de crise pour le milieu. Période de troubles, de dissensions,

de tiraillements qui voient se déchirer les spécialistes plus ou

moins en phase avec leurs convictions. Deux groupes

s’agrègent le plus souvent, dont l’un tente coûte que coûte de

préserver le paradigme en place en dépit de ses insuffisances,

et l’autre de remplacer ce paradigme en s’appuyant sur ces

insuffisances. Il n’est pas rare, du reste, pour ce qui concerne

les partisans de la révolution, que plusieurs théories en lice

se revendiquent la légitimité à remplacer l’ancien système.

Page 297: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

297

Le choix d’opter pour l’un ou l’autre de ces modèles

concurrents et à la discrétion des scientifiques eux-mêmes.

Tous ne sont pas guidés par de purs intérêts de

recherche. Des considérations d’ordre bien plus

psychologiques, axiologiques ou affectives – voire matérielles

– compliquent la délibération. La rationalité des arguments

elle seule ne suffit pas à susciter les adhésions. La raison a

bon dos. Le cœur aussi a ses raisons ; et l’attachement à un tel

paradigme particulier, à une telle hypothèse particulière ne

relève pas de la géométrie. Beaucoup s’en faut. Et ce n’est

rien dire encore de la difficulté qu’il peut y avoir à porter des

jugements dans le langage de l’ancien modèle sur le modèle à

venir, c’est-à-dire en dehors du cadre de la « science normale

». Si les mêmes mots sont employés par les différents

groupes, il est en outre loin d’être sûr que ces différents

groupes y mettent le même contenu. Il y a de quoi douter

qu’il soit égal de penser la « matière » en termes de « masse »,

en termes d’« énergie » ou bien d’« information ». Les

quiproquos sont d’autant plus nombreux que les paradigmes

en construction ne disposent pas encore de leurs concepts

propres, mais seulement d’un proto-langage empruntant,

faute de mieux, à une terminologie inadaptée. Les séquences

de science extraordinaire prêtent volontiers à des dialogues

de sourds. Ce que l’historiographie académique autorisée,

lorsqu’elle daigne en faire cas, qualifie poliment de «

controverse scientifique ».

Page 298: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

298

Les controverses ont leurs vainqueurs. Kuhn note à ce

propos que la pastorale a plus souvent raison du camp

adverse que la pertinence des arguments mobilisés. Des

appuis hauts placés ne sont pas non plus à négliger, ni les

bourses de recherche sans poids dans la balance. L’analogie

avec la politique poursuit son cours, plus efficiente que la

corporation des sciences voudrait le laisser croire.

Canguilhem nuance quelque peu ce

perspectivisme/constructivisme selon lui trop expéditif, et

trop peu regardant à la logique interne des découvertes. La

thèse de Kuhn prête en effet à cette idée que deux individus

vivants à deux époques distinctes, usant chacun d’un

paradigme différent, vivent simplement dans deux mondes

différents. C'est cette proposition transparaissant en filigrane

dans La structure des révolutions scientifiques, qui permettra

à Feyerabend de déclarer dans Contre la méthode que « la

science est beaucoup plus proche du mythe qu’une

philosophie scientifique n’est prête à l’admettre ».

Il n’est pas inutile de relever, au renfort de ces

considérations, que l’auteur ne semble pas se contenter

d’envisager les paradigmes comme de simple système de

croyances en sursis, mais qu’il assigne encore à ces croyances

une nature religieuse. La science à son orthodoxie – le

paradigme de la science normale –, comme elle désigne ses

hérésies – les théories alternatives. Elle a ses dogmes et ses

adeptes, donne lieu à des mouvements de conversion ou à

des résistances. Elle a ses prêtres et ses mystiques, nourrit des

espérances et prescrit des comportements. Kuhn va jusqu’à

Page 299: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

299

émettre l’hypothèse que la fascination de Kepler pour l’astre

hélianthe l’aurait encouragé à adopter le système

copernicien. Bachelard faisait déjà valoir que la dilection des

alchimistes pour certains éléments a pu contribuer au

développement de la chimie, comme par ailleurs Newton

empruntait à la « magie naturelle » la notion d’« attraction

universelle ». Et l’auteur d’en conclure que la décision de

prendre fait et cause pour un système explicatif plutôt que

pour un autre « ne relève bien souvent que de la foi ». La

science qui se voulait éteinte et même aux antipodes de la

métaphysique se retrouve mise à parité avec celle-ci.

Quoiqu’ignorante de sa nature profonde, « cette formation

est étroite et rigide, plus sans doute que n'importe quelle

autre, à l'exception peut-être de la théologie orthodoxe »276.

Ainsi la résorption des crises se profile selon Kuhn

lorsqu’enfin l’un des groupes en concurrence parvient à «

convertir » les autres groupes à sa propre « chapelle ». Cette

conversion « persuade » la république des sciences d’adopter

une nouvelle manière de voir, de concevoir et de résoudre

les problèmes. Un effet d’emballement, presque de

mimétisme préside à cette investiture. En quoi les

composantes sociologiques d'une révolution scientifique ne

sont pas moins cruciales que ses ressorts scientifiques. Kuhn

substitue aux critères de validité traditionnelle des théories

une question d’ordre subjectif. C'est en effet principalement,

remarque-t-il, non sans cynisme, parce qu'un effectif

276 T.S. Kuhn, op. cit., p. 196.

Page 300: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

300

suffisant de spécialistes commence en la viabilité d’une

hypothèse que celle-ci acquiert le statut de science, et non

d’abord parce qu’elle est scientifique qu’elle obtient

l’adhésion des spécialistes. La masse fait droit. La norme

statistique devient, par glissement sémantique, axiologique et

prescriptive. Avec l’établissement du nouveau paradigme

s’engage alors la phase de stabilisation de la nouvelle théorie.

L’ère de la science normale est relancée et avec elle, l’activité

qui la caractérise : la solution ou la dissolution des énigmes

afférentes au nouveau paradigme.

Il apparaît, en dernier ressort, que chaque passage d’un

paradigme à l’autre suscite trois ordres de bouleversement.

Bouleversement, d’abord, de la perception du scientifique, de

sa « vision du monde ». Vision du monde qui nécessite pour

s’énoncer l’institution d’une nouvelle sémantique.

L’incommensurabilité des paradigmes est alors constatée à

nouveau l’hétéronomie des schémas de pensée qui en sont

tributaires. Bouleversement, ensuite, de l’organisation des

réseaux scientifiques, des hiérarchies et des autorités de la

corporation. L’obsolescence du paradigme abandonné remet

en cause l’allant et l’expertise de ceux qui jusqu’ici, ont bâti

leur réputation sur sa validité. Les professeurs les mieux

titrés se retrouvent à égalité avec leurs étudiants, apprenant

d’un même pas à penser d’une manière radicalement

nouvelle. Bouleversement, enfin, de la manière de

comprendre la manière dont s’élaborent les sciences. Les

théories ne procèdent pas uniformément non plus

qu’exclusivement de l’induction pure (laquelle est une

Page 301: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

301

fiction), non plus que par la suggestion d’hypothèses

réfutables corroborées par les observations. Elles sont en

grande partie le fruit d’une « convention » ; en quoi l’auteur

semble se rapprocher des conventionnalistes français du

début du XXème siècle, dans la lignée de Poincaré et de

Duhem. L’inductivisme de Hume, le positivisme de Comte,

l’empirisme logique des penseurs du Cercle de Vienne, le

réfutationnisme de Popper se voient alors battu en brèche au

nom d’une conception discontinuiste, externaliste,

contextualité et presque sociologisante de l’élaboration de la

connaissance scientifique.

La science acquiert dès lors inexorablement un

caractère « relativiste » sulfureux que Kuhn lui-même

s’efforcera plus tard, précisément, de « relativiser ». Ce, alors

même que l'on voulait la science, depuis Platon, relever de la

connaissance des essences fixes et des choses éternelles. Or,

ce relativisme qui paraît découler de la thèse de

l’incommensurabilité des paradigmes, l’auteur n’aura de

cesse qu’il ne s’en soit innocenté. Comment, effectivement,

tenir ensemble l’impossibilité de colliger deux systèmes

théoriques et l’éventualité d’un « progrès » scientifique ? L’on

ne progresse que par rapport à quelque chose – un « quelque

chose » qui doit se retrouver communément dans l’un et

l’autre des systèmes d’hypothèses. Une base de référence est

nécessaire pour être à même de confronter et d’évaluer de

paradigme. Si aucune aune n’est disponible, aucun critère

d’évaluation valable dans l’absolu, au nom de quoi s’autoriser

de l’idée que le passage d’un paradigme à l’autre marque une

Page 302: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

302

évolution, une plus-value de la connaissance ? Plus grave

encore : en décrivant l'histoire des sciences comme une

succession de paradigmes incommensurables dont l’adoption

le doit en grande partie à des enjeux sociologiques,

psychologique et passionnelle, l’épistémologie de Kuhn rend

plus que délicate la partition entre science et pseudoscience.

Restons sur cette caractéristique définitoire de la

démarche de Kuhn, consistant à mêler plus intimement que

jamais des considérations d’ordre historique et

parascientifique aux conceptions épistémologique du devenir

des sciences. Retenons aussi sa conception des théories se

succédant les unes aux autres comme témoignant de

paradigmes incommensurables, donc de ruptures qualitatives

entre les différentes époques de la science en perpétuelle

(r)évolution. Voilà qui semble également coïncider avec les

différents tropismes philosophiques que l’on retrouve,

mutatis mutandis, aussi bien sous la plume de Bachelard, que

sous celle de Koyré et de Canguilhem lui-même. Gardons-

nous cependant de pousser trop avant le parallèle, au regard

des modalités d’approche de la philosophie des sciences,

entre les positions de Canguilhem et celles promues par

Kuhn. Les relations entre l’épistémologie historique de

tradition française et la sociologie des sciences anglo-

saxonne sont loin d’être iréniques277. De nombreuses

277 Cf. A. Fagot-Largeault, C. Debru, M. Morange et H.-J.

Han, Philosophie et médecine. En hommage à Georges

Page 303: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

303

divergences appèrent à l’analyse qui nous dissuadent

d’assimiler de manière trop expéditive deux démarches

unique en leur genre. Ces dissensions concernent, entre

autres thématiques, la question du relativisme, des normes et

des critères de vérité. Canguilhem, en substance, regrette

que Kuhn « méconnaisse la rationalité proprement

scientifique » et contingente ses analyses « au niveau de la

psychologie sociale »278. Bruno Latour ne ménage guère, pour

sa gouverne, et les approches de Koyré, Bachelard et

Canguilhem, qu’il taxe de cultiver une manière polémique

d’« épistémologie de combat » rétive à la démocratisation de

la science279.

S’il faut donc reconnaître à Kuhn et à l’auteur des

positions communes, ces positions concerneront

principalement leur conception discontinuiste de l’histoire

des sciences. Les paradigmes scientifiques sont

qualitativement distincts, tout comme sont qualitativement

distinctes les allures de la vie. C’est dire qu’il n’y a pas plus

Canguilhem, Paris, Vrin, Histoire des Sciences - Études,

2008, p. 63. 278 G. Canguilhem, « Le rôle de l’épistémologie dans

l’historiographie scientifique contemporaine » (1976), dans

Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie,

Paris, Vrin, 1977, p. 23. 279 B. Latour, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, Paris, La découverte,

Armillaire, 1999.

Page 304: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

304

de graduations quantitatives dans le domaine de

l’épistémologie, entre les différentes époques de « science

normale » que dans le domaine de la santé, entre le « normal

sain » et le « normal pathologique » – « normal » en tant que

dépositaire de son propre système de normes ; « pathologique

» en tant que ces normes seront jugées plus restrictives que

celles du « normal sain » dont le malade conserve le souvenir

ou la représentation. En cela l’erreur épistémologique – de

même que la pathologie découvre la santé et valorise la vie –

affirme la vitalité de la science se survivant par sa capacité à

se remettre en cause.

Toute connaissance est émanée d’une vie qui

s’interroge : toute connaissance portant sur le vivant est donc

une auto-connaissance de la vie par elle-même. Le vitalisme

n’affirme rien autre chose, dont tout l’effort philosophique

concourt à rapprocher les valeurs de la science des valeurs de

la vie, la vie pensée de la vie pensante. La vie, nous apprend

Canguilhem, habite la connaissance comme elle habite les

organismes. Au nom de quoi l’erreur épistémologique ou

gnoséologique serait-elle investie d’un statut autre que celui

dont elle atteste au sein des organismes ? Si la nécessité

s’était faite jour de repenser l’erreur en biologie, combien

plus impérieuse doit être alors sa revisitation en sciences ? Ce

qui valait pour le vivant doit être reporté au niveau

supérieur qui est celui de la réflexivité du vivant par lui-

même – la biologie. Au-delà même de la biologie, un

amendement tel que celui de l’intension de l’erreur (de son

signifiant), de la valeur positive du risque dont procèdent les

Page 305: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

305

faillites autant que les succès de la normativité, doit encore

profiter à l’histoire des idées. Laquelle histoire, a montré

Canguilhem, se confond ultimement avec l’histoire des

hommes. Celle-ci est inextricablement liée à des problèmes

qui viennent à se poser aux sociétés, auxquels les sciences

s’efforcent de trouver des réponses adaptées. Si bien que le

discours scientifique, loin de s’inscrire dans une logique

incrémentale de découverte, se trouve manifester un

développement discontinu, comptable de postures

idéologiques infiniment variables. « Réfléchir les problèmes »

dans les différentes résolutions historiques qu'ils ont pu

recevoir suppose alors de prendre en compte la spécificité

des attentes témoignées par ceux qui les ont formulées à

chaque époque. Ce n’est qu’au prix de cette élucidation de la

part subjective, évaluative et contextuelle des théories que

peut se mettre en place une véritable épistémologie critique

des concepts scientifiques. Le cas de l’erreur est ici

paradigmatique.

Maints contresens ont leur raison dans une confusion

entre deux termes mobilisés à contre-emploi. Et Canguilhem

de faire un sort à celle qui voudrait faire de l’« erreur » en

biologie et comme par contamination, en épistémologie,

l’équivalent du « faux », du « controuvé », de l’« erroné ». Qui

dit erreur entend échec. Dénotation péjorative expliquant

sans surprise qu’elle soit en défaveur auprès des scientifiques.

L’erreur n’est pas « admise » ; elle est « commise ». On «

commet » une erreur comme on commet une « faute ». Elle

est aux sciences ce que le crime est aux lois. L’erreur

Page 306: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

306

détrompe et, loin d’instruire, elle révèle l’ignorance. Elle dit

une défaillance de la pensée, une malfaçon dans le système

des hypothèses. L’erreur, qui est humaine, ne devrait pas

avoir sa place en science ; et les manuels de science en font

d’ailleurs peu cas, qui recomposent communément la fiction

d’une histoire scientifique cumulative et linéaire plutôt que

discontinue et paradigmatique. La bonne méthode, comme

en atteste l’étymologie, trace un chemin censé nous

préserver de ses errements. Ainsi l’erreur, chargée

d’opprobre, est-elle bannie du discours scientifique plus

volontiers autocélébratif que résipiscent. Un regrettable

quiproquo que dénonce Canguilhem. Il est, bien au

contraire, tout à l’honneur de la science que de prendre acte

de ses erreurs passées. Ceci pour au moins trois raisons :

– D’une part parce que l’erreur ne possède pas le

caractère d’un absolu définitif. Un énoncé tenu pour inexact

à une époque donnée peut redevenir vrai dans un autre

contexte, selon qu’il sera retranscrit au sein de tel ou tel

paradigme, conçu dans telle ou telle « économie de la

connaissance ». Un théorème formulé à partir d’une quantité

restreinte d’observations pourra inversement se voir réfuté à

un stade ultérieur de développement de la technique, lorsque

de nouveaux champs de la réalité deviendront accessibles à

l’expérience. Ainsi la mécanique classique avorte dans sa

prétention à décrire la totalité de la réalité physique, toutes

échelles confondues. Elle n’en est pas moins vraie à son niveau, local, à condition de la considérer sous une mouture

relativiste comme l’un des cas particuliers d’instanciation des

Page 307: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

307

lois de la physique relativiste280. Newton a tort en général,

Newton a tort depuis 1905 ; raison à notre échelle, raison à

son époque. Les Éléments d’Euclide sont aussi tout à fait

valables, à la réserve près qu’ils ne s’appliquent jamais qu’à

une géométrie particulière comprise au point zéro

(intermédiaire) du spectre balayant la gamme des géométries

à courbure négative jusqu’aux géométries courbure positive.

Le cinquième postulat est vrai relativement ; il ne l’est pas

absolument. Il l’est provisoirement, il l’est en référence à la

géométrie d’Euclide. Citons en dernier lieu le modèle «

planétaire » de l’atome envisagé par Rutherford, que la

physique quantique aura tôt fait de réfuter – bien qu’il soit

toujours enseigné pour ses vertus « pédagogiques » et «

heuristiques » dans les programmes scolaires du secondaire.

C’est ce pourquoi les théories en science, de même que

les concepts et les méthodes mobilisées doivent être

remaniées en permanence pour s’adapter à leur objet et à

l’évolution des connaissances. De la même manière que les

constantes physiologiques et/ou sociologiques, aux yeux de

Canguilhem, cessent d’être des constantes au sens courant du

terme pour constituer des êtres dynamiques, des entités

ouvertes plutôt que des « boîtes noires », sans cesse

retravaillées dans l’horizon de la labilité. S’il y a jamais

stabilité, celle-ci ne peut concerner que le degré

280 Cf. P. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin,

coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005.

Page 308: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

308

d’adéquation entre les faits d’observation (pendant

épistémologique du milieu naturel) et le système de thèses et

d’hypothèses qui tentent de s’y adapter (pendant

épistémologique de l’organisme). Le parallèle nature/culture

est ici confirmé. Les processus que Canguilhem identifiait

comme étant ceux à l’œuvre dans les êtres biologiques

s’appliquent similairement aux êtres de raison. La science,

dans le procès de son élaboration, reflète la vie dont elle

émane. La science produit comme elle existe, agit,

transforme, échoue à l’occasion, triomphe provisoirement ;

elle juge et valorise. La science est habitée par une vitalité

qui ne permet plus de lire en elle un artifice pur et

désincarné. L’histoire des sciences que propose Canguilhem

dévoile le caractère essentiellement biodynamique de la

connaissance. Elle rend possible une revisitation démystifiée

de la connaissance dans son aspect le plus humain et

subjectif, tout comme elle rend compte de l’aspect humain et

subjectif des concepts médicaux.

– S’il faut encore prendre acte des erreurs de la science

– étant toujours des erreurs a posteriori –, ce n’est pas

seulement parce qu’elles n’en étaient pas a priori ; c’est

également de par la nature même des théories scientifiques.

Les théories ne sont pas la vérité, mais un système d’axiomes

et d’hypothèses toujours ouvert (théorème d’incomplétude)

ayant pour vocation de représenter (et non pas d’expliquer)

des faits d’observation. Les théories ne prétendent plus

depuis les premières heures du conventionnalisme épouser

les contours de la vérité. Les théories ne peuvent jamais être

Page 309: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

309

« avérées » par des observations ; seulement « corroborées »

par des observations dont une seule putative contredisant la

théorie, c’est-à-dire une « anomalie », suffit à réfuter la

théorie – ou l’une des hypothèses que l’on choisira de

sacrifier pour préserver le noyau dur de la théorie281.

281 Telle est la découverte épistémologique fondamentale que

P. Duhem applique aux théories physiques, reprise et élargie

par W.O Quine à l'ensemble de nos connaissances. Ce qu'il

est désormais convenu d'appeler la « thèse de Duhem-Quine

» ou « holisme de la confirmation » réfute ainsi toute

éventualité d'une « expérience cruciale » au sens où la

théorisait Bacon dans le Novum Organum. Plusieurs raisons

sont avancées qui battent en brèche le caractère déterminant

de cette expérience : (a) La première nous rappelle qu'un

« fait » dit « scientifique » est d'abord le produit d'une mesure

; il est un phénomène convoqué par l'expérimentateur et

dont la description elle seule implique tout un réseau de

théories connexes (de l'instrument, de l'optique, des

éléments perturbateurs, etc.). (b) Une théorie se voyant mise

à mal par un fait observationnel peut toujours s'adapter et

intégré l'anomalie, moyennant des aménagements à la

périphérie, tels que la modification d'une hypothèse

auxiliaire (que Popper le premier distingue des hypothèses

fondamentales) ou l'addition d'une hypothèse ad-hoc.

Chaque fois qu'une expérience prétend invalider l'un de ses

énoncés, le scientifique est mis dans la situation d'arbitrer

entre abandonner et conserver cet énoncé, qui tend sacrifier

un autre. (c) Il reste, ajoute Duhem, qu’afin qu'une

Page 310: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

310

Quoique le remplacement de l’hypothèse/des hypothèses ou

de la théorie battue en brèche ne sera véritablement acté

qu’en la présence d’un successeur assimilant l’anomalie, à

même de prendre la relève. Un successeur expliquant

autrement, différemment, avec plus d’amplitude, plus de

fécondité, avec un meilleur potentiel de prédictibilité, le

même ensemble de phénomènes282. Il en ressort que

expérience soit seulement susceptible de garantir ou

d’infirmer une hypothèse, il faudrait être à même de

recenser et de tester exhaustivement chacune des diverses

autres hypothèses explicatives auxquelles un phénomène

peut donner lieu ; en quoi l'on est jamais certain d'avoir

épuisé toutes les éventualités. Il en ressort que le scientifique

« ne peut jamais soumettre au contrôle de l'expérience une

hypothèse isolée, mais seulement tout un ensemble

d'hypothèses ; lorsque l'expérience est en désaccord avec ses

prévisions, elle lui apprend que l'une au moins des

hypothèses qui constituent cet ensemble est inacceptable et

doit être modifiée ; mais elle ne lui désigne pas celle qui doit

être changée » (P. Duhem, La théorie physique, son objet, sa structure, Paris, Vrin, Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 2007, chapitre VII : « La déduction

mathématique et la théorie physique »). 282 Il n’est que de songer, pour nous remettre aux prises avec

l'esprit du temps, à la confrontation pour l’heure

insurmontable entre les lois de la mécanique quantique et

celles de la physique relativiste, inaptes à rendre compte de

certaines réalités comme les trous noirs ou l'avant-mur de

Page 311: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

311

l’histoire des sciences en général, et des sciences biologiques

spécifiquement, témoigne de ruptures affectant les contenus

autant que les contenants, les concepts autant que les

méthodes : « Les sciences de la vie, munies de leurs

techniques, sont devenues extrêmement évolutives, écrivait

Claude Debru, et nous mettent devant des phénomènes

nouveaux qui nécessitent une révision des catégories admises

»283. Dont acte. Sinon qu’« évolutives », elles l’ont toujours

été. Il n’est pas jusqu’à l’évolutionnisme de Darwin ;

précisément, la « théorie de l’évolution » qui ne soit elle-

même « évolutive », qui n’ait subi de profonds remaniements

Planck. Une impasse théorique que celle de la description

des « singularités physiques », dont seule une théorie

alternative ou englobante (tels que la théorie des cordes ou

que la théorie quantique à boucles), une « théorie quantique

de la gravitation » qualitativement distincte des précédentes

– soit une « nouvelle allure » de la science disposant d’un «

nouveau regard » sur les « rapports » qui s’établissent entre

les choses – pourrait nous extirper. Cf. W. Heisenberg, A.

Salam, P. Dirac, La grande unification : Vers une théorie des forces fondamentales, Paris, Seuil, Science ouverte, 1991 ; B.

Greene, La magie du Cosmos : L'espace, le temps, la réalité,

trad. C. Laroche, Paris, Folio, Folio essais, 2007. 283 Cl. Debru. Georges Canguilhem, science et non-science,

Editions Rue d'Ulm, 2004, Paris, 2004

Page 312: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

312

à la lumière des savoirs ultérieurs et des apports des autres

disciplines284.

C’est donc en qualité d’« épreuve » et non en termes de

« défaite » que l’erreur en sciences doit être analysée.

L’expérience traumatique induite par la pathologie avait déjà

permis de révéler la vie qui jusqu’alors, œuvrait

silencieusement dans l’innocence du corps : « La vie, observe

Canguilhem, ne s'élève à la conscience et à la science d'elle-

même que par l'inadaptation, l'échec et la douleur »285. La

maladie se voyait par là-même réinvestie d’une fonction

positive de dévoilement, attestant de l’effort par lequel tout

individu cherche à se développer ; elle témoignait de la

tendance axiologique qui porte tout être biologique à

préférer les normes qui valorisent le renforcement de sa

puissance d’agir. La double primauté de l’événement

pathologique sur le normal et du vécu sur le concept rendant

ainsi possible la réévaluation de la maladie, conçue non plus

comme simple nuisance à la vie, mais plus encore comme

manifestation paradoxale d’un authentique élan vital. De

même alors que la souffrance imposée par la maladie est ce

qui nous découvre la santé, l’erreur épistémologique est

l’occasion d’une remise en question de ce qui semblait aller

de soi – à savoir des méthodes autant que des contenus

284 A. Prochiantz (dir.), Darwin : 200 ans, Paris, Odile Jacob,

Sciences, 2010. 285 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 139.

Page 313: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

313

jusqu’alors impliqués dans la genèse des connaissances.

L’erreur invite à « rouvrir les problèmes » que l’usage

habituel, irréflexif, de concepts sclérosés avait tendance à

éluder. Elle est l’obstacle qui valorise le surgissement de

solutions inédites. Elle procure un savoir, fût-il un savoir

négatif : « l'erreur elle-même est instructive ; assurément,

s’en explique Canguilhem, elle révèle la signification

théorique d'une tentative et sans doute aussi les limites que

la tentative rencontre dans l'objet même auquel elle

s'applique »286. L’erreur renseigne sur les valeurs, sur la

pensée et l’impensé, sur les réflexes conditionnés de ceux qui

l’ont mûrie. C’est en les révélant qu’elle rend leur

dépassement possible. En cela l’erreur est toujours l’occasion

d’un nouveau développement. Plus fondamentalement,

l’erreur, sous la modalité de l’échec, est le premier moment

de la connaissance : « l'essor de la science suppose un

obstacle à l'action »287.

– La conséquence en est qu’une science refoulant ses

erreurs ou dédaignant en être susceptible serait incapable de

se surmonter. Elle serait une science figée, perdue dans la

contemplation d’elle-même tel Narcisse pétrifié ; science

condamnée à reconduire les mêmes erreurs qu’elle se refuse

à reconnaître. Ce qu’elle fut effectivement en France, à tout

le moins pour ce qui concerne l’enseignement de la

médecine, privilège exclusif des professeurs doctrinologues

286 G. Canguilhem, op. cit., p. 29. 287 G. Canguilhem, op. cit., p. 150.

Page 314: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

314

de la Sorbonne, plaçant leur discipline sous l’antique

patronage de Galien et d’Hippocrate. Médecins de chaire, de

diagnostic et de prescription, plus intéressés à la

reproduction abstraite des canons antérieurs qu’à la pratique

et aux opérations concrètes, laissées aux chirurgiens288 et aux

barbiers de village jusqu’à la Renaissance, jusqu’à Vésale,

jusqu’à Ambroise Paré289. L’erreur ne peut en effet se révéler

au praticien que dans l’épreuve du contrôle expérimental. Ce

qui a durablement manqué à l’Occident médiéval. De même

288 Du gc. kheir, « mains » et ergon, « travail ». Les médecins

prescripteurs sont longtemps demeurés des clercs ; or, les

chrétiens au Moyen Âge avaient appris par les Croisades

combien « Ecclesia abhorret a sanguine » : « l'Église a horreur

du sang ». 289 L’idéal de « contemplation » primat jusqu'à la Renaissance

; en politique jusqu'à l'œuvre de Machiavel et en astronomie

jusqu'aux expérimentations de Galilée sur celui d'« efficacité

».

Qu'on se rappelle seulement la déception d’Ambroise Paré,

qui s'était présenté à la Sorbonne dans l’intention de

confronter les médecins de Paris au spectacle édifiant d’un

corps disséqué dans les formes. Paré leur fit valoir – et voir –

que l'anatomie réelle d'un homme avait peu de choses à voir

avec les descriptions qu'en faisait Hippocrate. Il s'entendit

répondre que dans l'intervalle entre Hippocrate et sa

démonstration, le corps humain s'était à l'évidence

métamorphosé. Sôzein ta phainomena : si tel est le mode

ordre, alors l’honneur est sauf…

Page 315: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

315

que la vie expose au risque, la possibilité de l’erreur en

science doit constituer la pierre de touche de son état de

santé. L’auteur renoue par cette affirmation paradoxale avec

le principe bachelardien posant qu’une science se distingue

d’une non-science, d’un dogme ou d’un système

métaphysique, non pas par son contenu, ni même par sa

méthode – toutes deux évolutives ; mais par la possibilité

qu’elle laisse de voir ces énoncés mis à l’épreuve et contredits

par le constat d’anomalie. Nous retrouvons, formulé

autrement, le critère de démarcation proposé par Popper

dans sa Logique de la découverte scientifique (1934)290 : celui

du test de « réfutabilité »291. L’erreur, loin de lui contester sa

légitimité, valide le statut scientifique d’un système

d’hypothèses.

Les théories ne sont donc pas vraies dans l’absolu. Les

credo seuls le sont. Quant à l’erreur – ici l’anomalie – elle est

ce qui, s’accumulant jusqu’à atteindre une proportion

critique, précipite l’éclatement du paradigme déficient et

l’avènement consécutif d’une nouvelle science. L’ancienne «

allure » le cède à une nouvelle « allure » de la pensée.

L’erreur, et c’est bien là ce que démontre Canguilhem, n’est

rien de moins que le moteur des sciences, le ressort caché de

290 K.R. Popper, La logique de la découverte scientifique (Logik der Forschung) (1934), pref. J. Monod, trad. N.

Thyssen-Rutten, P. Devaux, Payot, Bibliothèque

scientifique, 2007. 291 À préférer à l'anglicisme malheureux de « falsifiabilité ».

Page 316: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

316

leur dynamisme. Bachelard ne l’entendait pas autrement, qui

affirmait que « l'esprit scientifique se [constitue] comme un

ensemble d'erreurs rectifiées [:] pas de vérité sans erreur

rectifiée »292. L’erreur témoigne de la vitalité de la

connaissance qui, à l’instar des organismes, œuvre à son

accroissement. Le système rationnel que forment les théories

paraît en cette matière mu par une « volonté de savoir » peu

ou prou comparable à ce que serait la « volonté de puissance

» des systèmes biologiques. L’erreur est le catalyseur de cet

élan. De la même façon que la non-reproduction des normes

antérieures permet l’adaptation du vivant biologique à son

milieu, l’erreur assume le rôle de « thermomètre

épistémologique » objectivant la présence d’un problème

dans le rapport des sciences à leur objet. Rapport perçu

comme inapproprié, à l’origine d’un questionnement qui

trouvera son aboutissement dans une réforme de la théorie –

dans l’émergence d’une nouvelle « allure » de la théorie,

récipiendaire de nouvelles normes de régulation. Et donc,

par voie de conséquence, dans un surcroît d’efficacité

pratique. De l’erreur biologique à l’erreur gnoséologique, il

n’y a de distinction que celle qui les réfère à leur champ

propre. N’était cette distinction, « il n'y [aurait] pas de

différence entre l'erreur de la vie et l'erreur de la pensée,

entre l'erreur de l'information informante et l'erreur de

292 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris,

Vrin, 1980, chap. XII : « Objectivité scientifique et

Psychanalyse », p. 239.

Page 317: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

317

l'information informée »293. L’erreur est à comprendre dans

le prolongement de la vie. L’erreur ne fait pas entrave au

dynamisme de la science ; plutôt, l’erreur est l’élément

moteur de l’élaboration de la science. Elle soutient son

activité et participe de sa définition, tout comme la

normativité a pu être posée comme critère du vivant et

témoignage de son dynamisme. L’erreur – toujours féconde –

est l’aiguillon de la connaissance.

Le cheminement asymptotique des sciences, œuvrant à

faire coïncider le discours théorique avec les faits

d’observation, n’est donc pas linéaire ; et encore moins tracé

d’avance. Marqué de crise et de remises en cause, il porte les

stigmates de ses échecs passés et des im-passes qu’il a su dé-

passer. La rectitude des sciences apparaît à ce titre comme

une reconstruction rétrospective tenant du préjugé qu’il y

aurait « continuité » et « progression » par incréments dans

l’élaboration des connaissances. Rien n’est moins vrai. Et

Canguilhem de reverser cette illusion au compte du même

précepte qui faisait accroire à la médecine positiviste en la

continuité quantitative des phénomènes normaux et de leurs

« équivalents » pathologiques. Le principe de Broussais,

investissant chez Comte la biologie autant que la sociologie,

ne pouvait pas manquer de structurer similairement sa

conception du développement des sciences. Ni donc sa

conception de l’erreur – autre erreur s’il en est. Erreur contre

293 G. Canguilhem, op. cit., p. 209.

Page 318: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

318

laquelle l’Essai de Canguilhem s’élève comme une machine

de guerre.

c. Normes sociales et biologiques

Le normal et le pathologique reprend sous un titre

abrégé, et augmentée d’un apostille, la thèse de Canguilhem,

présentée en 1943 dans le cadre de son doctorat de

médecine. Si la matière est médicale, le traitement que lui

impose l’auteur déborde largement toutefois le domaine

strict de la médecine. Il y intègre une dimension

épistémologique et historique, une réflexion philosophique

sur les concepts élucidés et leur charge idéologique latente,

anticipant par de nombreux aspects les travaux «

archéologiques » auxquels se livrera Foucault.

Mettre au jour l’influence de l’idéologie, donc de la

subjectivité, au cœur des sciences dont le propos se construit

tout entier autour de la fiction de l’objectivité, c’est avant

tout se demander comment des normes sociales – se

réclamant ou non d’une caution scientifique – peuvent

composer avec la normativité vitale proprement dite. La

norme sociale est contraignante ; la norme biologique est

créative. La norme biologique est personnelle ; la norme

sociale est collective. Et néanmoins, la norme sociale n’en est

pas moins que la norme biologique une élaboration de la vie :

l’instrument politique par lequel le vivant aménage son

milieu. Force est de constater que cette élaboration peut

Page 319: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

319

également pâtir d’une forme de pathologie, restreignant la

puissance d’agir de l’ensemble du corps social. Émerge alors

une nouvelle problématique, interrogeant la compatibilité

des normes sociales aux prises avec la normativité

individuelle. Comment penser l’emprise qu’exercent les

premières sur la seconde ? Et la déprise – à supposer qu’elle

soit possible – de celles-ci sur celle-là – ; soit l’émancipation

? Deux solutions se profilent, propres à mettre en valeur les

divergences qui départissent, en dépit de cette commune

préoccupation, la pensée de Foucault de celle de Canguilhem

:

– Canguilhem envisage la possibilité d’une philosophie

de la vie proche, par certains égards, de celle de Nietzsche et

de Bergson. Philosophie qui saurait unifier sous elle normes

sociales et biologiques – les normes sociales venant, en

quelque sorte, suppléer aux normes biologiques. Il ressaisit

déjà sous la norme sociale une normativité vitale à l’œuvre,

toujours grevée de son risque d’erreurs, d’échecs ; mais

également dépositaire d’une capacité à se redéfinir sans

cesse. La vie fait pièce à ses anti-valeurs ; et il n’est rien de ce

qui la bouleverse qui ne puisse être l’occasion d’un nouveau

développement. Les normes sociales ne sont pas vouées à

contraindre la vie. La vie qui les inspire ne sera jamais si

diminuée qu’elle ne puisse composer de nouveaux

arrangements.

– Moins optimiste est la vision de Foucault, pour qui

normes sociales et biologiques semblent irrémédiablement

Page 320: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

320

posées en porte-à-faux (position assouplie dans ses Dits et Écrits de la dernière période, consacrés à la subjectivation294).

Les appareils d’État exerceraient sur les individus un pouvoir

de coercition suffisamment déprédateur pour exténuer le

caractère foncièrement créatif de la vie qu’ils portent en eux.

Les normes sociales et les institutions participeraient de la

neutralisation de la normativité vitale, aboutissant à

empêcher l’apparition de formes ou de modèles de vie

alternatifs. La part de l’invention se voit ainsi réduite à rien

ou à si peu qu’elle paraît condamnée à un rôle auxiliaire

d’exutoire temporaire (fête, carnaval, etc.), une fonction de

subversion dûment ritualisée et encadrée, œuvrant encore –

et paradoxalement – à consacrer la conjoncture des rapports

de pouvoir. Rapports qu’intériorise, traduit et répercute

l’institution de nouveaux savoirs par la transformation du

regard porté sur la réalité.

Des divergences qui n’effacent pas des recoupements

aussi bien thématiques que méthodologiques réconciliant ces

deux auteurs sur l’essentiel. Comme le notait à cet égard

Pierre Macherey dans une étude portant sur les

transformations de la notion de norme dans le contexte de sa

transmission de l’inspirateur à son élève, « si Foucault et

Canguilhem ont tous deux accordé une extrême importance

aux interrelations du biologique et du social [...], on peut dire

que c'est le naturel [...] qui a donné son pôle principal à la

294 M. Foucault, Dits et Écrits, tome I (1954-1975) et II

(1976-1988), Paris, Gallimard, Quarto, 2001.

Page 321: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

321

réflexion de Canguilhem, alors que pour Foucault, celui-ci a

été constitué par le culturel et par le social, ce qui les a

amenés à effectuer [...] des parcours de sens inverses,

destinés par là-même à se rencontrer »295. Se rencontrer ; et

ce d’abord sur leur choix atypique, rompant d’avec la

tradition moderne, d’entreprendre un travail philosophique

à partir de corpus et de matières ne relevant pas directement

de la philosophie. Ensuite et plus encore, sur l’importance

que l’un et l’autre accordent dans leurs investigations au

processus de constitution des formes du savoir, soulignant

par là-même l’importance décisive de l’analyse historique.

Nous ne pouvons effectivement qu’être frappés par

l’intérêt que porte Canguilhem à l’émergence de nouveaux

regards et de nouveaux savoirs, comme en témoigne

l’intitulé de certaines de ses études, telles que « Pathologie et

physiologie de la thyroïde au XIXème siècle » ou « La

formation du concept de régulation au XVIIIème et XIXème

siècles ». Cette attention portée à la genèse et aux

transformations des connaissances a tout à voir avec une

conception particulière de la philosophie des sciences qui

donnerait lieu quelques années plus tard à la sociologie des

sciences. Une conception typique du XXème siècle qui se

construit en France en marge des écoles analytiques

anglaises, herméneutiques allemandes ou pragmatiques

américaines, et dont l’auteur fait de Bachelard un précurseur

295 P. Macherey, La force des normes : de Canguilhem à Foucault, Paris, La Fabrique éditions, 2009, p. 11.

Page 322: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

322

: « il est à peine besoin de dire qu’en liant aussi étroitement

le développement de l’épistémologie à l’élaboration d’études

historiques nous nous inspirons de l’enseignement de Gaston

Bachelard », reconnaît-il dans Idéologie et Rationalité 296. Et

pour cause, renchérit Canguilhem, « à bien regarder,

l’épistémologie n’a jamais été qu’historique »297.

En cela n’y a-t-il rien d’étonnant à ce qu’un tel

tropisme se soit vu accentué dans l’œuvre de Foucault,

transparaissant entre autres à la faveur d’un recensement des

différentes approches de la folie qui vont se succéder depuis

le « siècle de raison »298, de sa relecture des thématiques de

l’incarcération299, de l’hygiénisme, de la sexualité300, du

rapport entre savoirs et pouvoirs301 et l’analyse des appareils

296 G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin, Bibliothèque des textes

philosophiques, 2009, p. 19-20. 297 G. Canguilhem, ibid. 298 M. Foucault, Folie et Déraison. Histoire de la folie à l'âge Classique, Paris, Librairie Plon, 1961 ; idem, Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, Presses

Universitaires de France, 1963. 299 M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison,

Gallimard, Tel, 1993. 300 M. Foucault, Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, Tel,

1976. 301 M. Foucault, L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard,

Tel, 2008.

Page 323: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

323

répressifs ou idéologiques d’État. On songe plus

particulièrement à ces passages de l’Histoire de la folie à l’âge classique à l’occasion desquels Foucault donne la parole au

fou, et opère un renversement de perspective en adoptant le

point de vue de la « déraison » pour révéler l’étrangeté du

monde qui la refuse. Tout se passe comme si Foucault

reproduisait à même l’asile le geste inauguré par Canguilhem

à l’hôpital : celui de recentrer, ou tout au moins de réintégrer

l’expérience propre du patient, tant dans la théorie que dans

la pratique du soin. Et de la même manière que le discours

du malade trahissait avec Canguilhem la relativité de la

notion de normalité – et de pathologique –, celui de l’« aliéné

» relativise considérablement avec Foucault celui de « droite

raison » (recta ratio) – ; et ce faisant, dans le même élan,

celui d’« aliénation ».

Tout se passe comme si l’élève prolongeait un

renversement épistémologique amorcé par le maître. Si bien

que Foucault comme Canguilhem précédemment – et c’est

encore un trait à reverser à leur approche particulière de la

médecine comme art au confluent des sciences humaines et

naturelles – en arrivent à encourager ensemble à une prise

en compte du vécu subjectif de la maladie (physiologique,

psychologique) par le patient ; à rétablir le discours du

patient au centre des préoccupations de la médecine.

Réforme qui se présente en dernière analyse moins comme

une radicale innovation que comme un retour aux

fondamentaux de la médecine antique. C’est dire encore

combien l’histoire peut être pourvoyeuse de contrepoints

Page 324: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

324

fertiles et de faisceaux d’éclaircissements, voire de remèdes

aux dérives d’une époque.

B. CORPS POLITIQUE ET CORPS SOCIAL

Cette réflexion épistémologique et historique sur la

médecine prendra aussi chez Canguilhem la forme d’une

mise en perspective des paradigmes de la physiologie et de la

politique. Nous avons distingué tantôt les normes

biologiques des lois physiques ; et plus précisément, pour ce

qui concerne l’étude des organismes, le point de vue de la

norme du point de vue de la loi. De points de vue qui ne sont

pas exclusifs l’un de l’autre mais doivent se compléter pour

permettre une approche intègre du vivant. C’est désormais

sur la question du possible parallélisme, ainsi qu’à celle de

l’articulation des normes biologiques des normes sociales,

que va se pencher Canguilhem. Si les premières, internes

sont régulatrices et les secondes, externes, législatives,

l’auteur leur reconnaît toutefois, en particulier à l’occasion

de sa troisième dissertation des « Nouvelles réflexions

concernant le normal et le pathologique » un certain nombre

d’analogies. En fait, une certaine forme d’interaction. En

quoi le regard du médecin peut-il être affecté par la norme

sociale ? Inversement, en quoi la norme sociale peut-elle être

inspirée par les apports de la médecine ?

Non que la métaphore classique du « corps politique »

soit entièrement dénuée de pertinence de. Encore que

Page 325: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

325

chaque institution ne puisse être envisagée qu’à l’instar des

organes, en relation les unes avec les autres, elle ne laisse

pas, très vite, de montrer ses limites. Mais plus que ses

limites, elle trahit l’exigence qui est celle du pouvoir et de

son dispositif de régulation à se légitimer toujours et sans

relâche. Ce que ledit pouvoir par ailleurs avec une plus ou

moins grande spontanéité en se « naturalisant », en se

donnant un fondement scientifique. Le positivisme

d’Auguste Comte pourrait en ce sens, mutatis mutandis, être

conçu comme une tentative de réaliser cet alignement sous

l’égide de la sociologie. Le discours politique emprunte ainsi

nombre de termes au domaine médical : « intégration » ou

« assimilation », « immunité diplomatique », « loi

organique », « membres », « évolution sociale », sans oublier

l’inévitable « cancer de l’assistanat » qui reparaît

régulièrement dans le débat contemporain. L’allégorie du «

germe », du « miasme » ou du « relent » rejoint celui de l’«

impur » dans l’univers bourgeois XVIIIème et XIXème

siècles302. D’abord réservé aux « classes dangereuses », elle

prend bientôt sur elle de catégoriser tous les segments de

population désignés responsables de la « crise » (identitaire,

sociale, économique, sanitaire, etc.) – autre notion

empruntée au registre de la maladie. On parlait sous

l’Allemagne nazie de « purification technique » – « ethnique

» dans les Balkans. L’imagerie de la « douche de

décontamination » a eu son heure de gloire. La « quarantaine

302 A. Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion,

Champs Histoire, 2008.

Page 326: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

326

» faisait recette à Varsovie, synonyme de ghetto. Le ghetto

humain, c’était aussi la ville métonymique en proie au fléau

de la « peste » obsidionale dans le roman de Camus303,

allégorie de la France occupée qui voyait monter

l’antisémitisme, la peur du « bacille juif ». Le mot latin virus (« poison, toxine ») continue d’être utilisé comme synonyme

usuel de « rumeur » ou de « ragot ». Jacques Derrida usait

encore tout récemment du paradigme de la « tumeur » pour

penser l’inhérence aux sociétés postindustrielles de la

menace insurrectionnelle304 : Elle traduirait les soubresauts

morbides d’un corps qui se délite de l’intérieur, comme

attaqué par ses propres « cellules » (terroristes, s’entend), en

proie à l’invasion d’une maladie auto-immune. L’homme

politique, et plus encore l’expert (économiste) n’hésite plus

aujourd’hui à endosser l’habit du médecin de Molière pour

vendre ses « remèdes », pour imposer ses « cures d’austérité »

à ce grand « corps malade » ou « moribond » qui est

l’administration publique, l’école de Jules Ferry, etc. Platon

lui le premier parlait d’administrer des « beaux mensonges »

au bénéfice de la Kallipolis (la Belle Cité de la République).

La réciproque n’est pas moins vraie. Les sciences en

général, la médecine en particulier, ne sont pas immunisés

303 A. Camus, La Peste, Paris, Gallimard, Belin, 2012. 304 J. Derrida, J. Habermas, Le concept du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), trad. G.

Borradori, C. Bouchindhomme, Paris, Editions Galilée, La

philosophie en effet, 2004.

Page 327: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

327

contre la tentation de projeter des notions, tropismes et

autres schémas politiques sur leur objet d’étude. Le discours

médical en ressort imbibé de hiérarchisations, de termes

juridiques, législatifs ou bellicistes : « norme », « loi », «

régime », « code » génétique, « défense » immunitaire, «

combat » contre la maladie, « foyer » ou « terrain »

infectieux, « rejet », etc. La plus sommaire étude de la

sémantique mobilisée rendra raison de cette transposition

bilatérale des notions biologiques dans le champ politique et

des concepts biologiques dans le champ politique.

Transparaît dès alors dans toute son extension, dans toute sa

puissance suggestive, la portée idéologique commune aux

domaines de la science et de la politique. Que ces «

déterritorialisations » s’avèrent sciemment pensées ou

pratiquées inconsciemment, la science, censée être affaire de

savoir, tout comme la politique, lieu de la décision pratique,

sont en dernier ressort poreuses aux valeurs l’une de l’autre.

Valeurs véhiculées par une terminologie qui ne cesse

d’opérer des allers-retours entre les différentes spécialités,

s’épargnant d’aviser leurs spécificités propres.

L’arraisonnement de la langue par l’idéologie : telle pourrait

être l’expression insidieuse la plus fondamentale – dès lors

qu’agissant aux racines de la pensée, sur le langage lui-même

– de ce que Foucault entendait par aliénation « biopolitique

».

a. Du politique au médical

Page 328: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

328

Posons d’abord, afin de mieux cerner quelle influence

le politique exerce sur le biologique, que le regard, a fortiori le regard scientifique construit en grande partie l’objet qu’il

appréhende. Or le regard n’est jamais, par définition, que

l’expression d’un point de vue. Et un point de vue ne peut

qu’être situé ; en l’occurrence, dans une époque, dans un

contexte, dans une histoire et une géographie. Il ne peut y

avoir d’appréhension purement désintéressée et «

axiologiquement neutre » d’un objet scientifique. Il n’y a pas

de mesure objective de la normalité ou du pathologique. La

présence des « valeurs » dans le discours médical était déjà

trahie par les approches quantitatives de l’état de santé et de

l’état pathologique chez Claude Bernard et chez Auguste

Comte. De fait, « définir l'anormal par le trop ou le trop peu,

c'est reconnaître le caractère normatif de l'état normal. Cet

état normal ou physiologique ce n'est plus seulement une

disposition décelable et explicable comme un fait, c'est la

manifestation d'un attachement à quelque valeur »305. Si par

ailleurs, « guérir c'est en principe ramener à la norme une

fonction ou un organisme qui s'en sont écartés, […] la

norme, le médecin l'emprunte usuellement à sa connaissance

de la physiologie, dite science de l'homme normal, à son

expérience vécue des fonctions organiques, à la

représentation commune de la norme dans un milieu social

un moment donné »306.

305 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 25-26. 306 G. Canguilhem, op. cit., p. 75.

Page 329: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

329

Cette norme peut être élaborée par la voie statistique et

se prétendre concevoir pure de valeurs autres que

scientifiques. À tort : le seul fait d’indexer la norme sur la

fréquence relève déjà d’une option « idéologique ». Elle le

peut également de manière plus informelle par référence à

des modèles sociaux et culturels. Parfois aussi économique.

Témoin l’affirmation récente selon laquelle une diététique

équilibrée se doit d’inclure sa ration de « cinq fruits et

légumes par jour ». Ou bien celle-ci qui préconise une

consommation idéale fixée à 1,5 litre d’eau par jour307. Eau

minérale, de préférence, dont les vertus n’ont plus rien à

envier à celle des sources divinisées du paganisme antique.

Rappelons, puisqu’il est question d’eau (« que d’eau ! ») que

bains ont pu longtemps être décommandés par les médecins

européens qui y voyaient tantôt une occasion de ramollir les

chairs des nourrissons, tantôt encore de dilater les pores de

l’épiderme des inconscients baigneurs et de favoriser ainsi

307 Sans sacrifier au calembour facile, notons que cette

recommandation n’émane d’aucun organisme officiel. Elle

tient à l’origine à une communication marketing liée à la

contenance des bouteilles d’eau vendues en France. Il a fallu

attendre 2010 pour que l’AESA (l’« Autorité Européenne de

Sécurité des Aliments », mieux connue sous son acronyme

anglais EFSA) rende son verdict concernant l’apport adéquat

au quotidien : 2 litres pour les femmes contre 2,6 pour les

hommes. Chiffre incluant les sources alimentaires

d’hydratation, représentant environ 0,5 litres journaliers.

Page 330: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

330

l’infiltration des miasmes308. En quoi l’on subodore que

l’hygiénisme de Pasteur et que la stérilisation des

instruments chirurgicaux qui feraient accomplir un tel

progrès aux hôpitaux (limitation des infections, septicémies

et maladies nosocomiales) n’a pas toujours été à l’ordre du

jour. Ce caractère normatif de l’état normal et les valeurs

qu’il véhicule implicitement sont donc coextensifs au

discours médical, relativement au contexte historique au sein

duquel ce discours est tenu.

Canguilhem redécouvre ainsi dans le mouvement de

ses analyses, et notamment à travers celles qu’il consacre à la

genèse et l’évolution du concept de « réflexe » aux XVIIème

et au XVIIIème siècles309, une influence axiologique latente

qui n’a jamais cessé de piloter souterrainement la théorie et

la pratique de la médecine. C’est dans le prolongement de ces

investigations qu’il met à jour l’introduction dès le siècle

suivant du principe de Broussais, coextensif à l’avènement de

la conception positiviste des sciences. C’est ainsi que l’auteur,

revenant sur la conception comptienne de la médecine, peut

en extraire un ferment politique resté inaperçu. L’inspiration

du principe de Broussais n’est pas d’abord de nature

scientifique. L’annulation de la différence qualitative entre

308 G. Vigarello, Le propre et le sale, Paris, Seuil, Points

Histoire, 1987. 309 G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIème et XVIIIème siècles (1955), Paris, Vrin, Histoire

des Sciences, 1999.

Page 331: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

331

les phénomènes relevant de la normalité et du pathologique

procède au premier chef d’un idéal de la chose politique

fondé sur l’ordre et les raisons de son efficace. Elle trahit un

précepte d’inspiration utilitaire, faisant valoir que derrière

l’apparent désordre gît un ordre ignoré. Un ordre qui

demeurerait constant, encore que déformé par la pathologie,

et qu’il serait toujours question de valoriser. De sorte qu’« en

affirmant de façon générale que les maladies n'altèrent pas

les phénomènes vitaux, observe Canguilhem, Comte se

justifie d'affirmer que la thérapeutique des crises politiques

consiste à ramener les sociétés à leur structure essentielle et

permanente »310. Voilà la lumière faite sur l’impensé social de

la biologie dix-neuvièmiste, lestée d’une teneur idéologique

si intimement présente qu’elle en devient imperceptible. Si

impérieuse qu’elle se dérobe à la conscience de ceux dont

elle nourrit l’approche. Sauf à interroger ce qui a manqué de

l’être. Par où la discipline philosophique retrouve sa

légitimité critique et réflexive : philosopher, c’est éclaircir,

c’est disséquer des concepts ininterrogés.

Au regard des institutions sociales, la norme est définie

comme un repère posé par un législateur à l’attention du

citoyen (loi, édit, règlement) ou comme un implicite

(mœurs, bons usages, règles de politesse) qui lui permet de

comparer, de juger et d’agir. La norme sociale se présente

alors comme une convention destinée à l’encadrement du

310 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 31.

Page 332: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

332

comportement des individus, veillant à leur permettre de

composer harmonieusement avec le reste de la société civile.

Elle définit un socle normatif, régulateur et prescriptif

commun qui doit servir de référence, et dont la transgression

entraîne mécaniquement (en théorie) une sanction juridique.

Le normal ainsi conçu se réfère à la conformité de l’agir d’un

individu avec ce qu’une communauté attend de lui dans une

situation pratique donnée. « Normal », ce qui « fonctionne »

comme attendu ; « déviant », ce qui s’écarte de la norme

valorisée par une collectivité, et doit en conséquence être «

rappelé à l’ordre ». L’ordre en question tend en substance à

moduler les relations interindividuelles. L’office du magistrat

se donne par suite comme similaire à celui du médecin

théoricien adepte du préjugé de Broussais, tentant de faire

converger les normes individuelles avec une norme sociale

extérieure aux individus. Ainsi le droit se convertit en fait, et

la moyenne se dote d’une valeur exemplaire. La généralité,

par transitivité, devient un idéal, et la moyenne se convertit

inconsciemment en norme. La norme sociale se définira dès

lors au prorata de la fréquence statistique, entretenue elle-

même par la norme sociale. Ce basculement du champ du

statistique à celui de l’axiologique s’explique pour

Canguilhem par l’influence latente d’une « tradition

philosophique réaliste, selon laquelle toute généralité étant

le signe d'une essence et toute perfection étant la réalisation

de l'essence, une généralité en fait observable prend valeur

Page 333: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

333

de perfection réalisée, un caractère commun prend valeur de

type idéal »311.

Un glissement sémantique que Canguilhem retrouve

historiquement en biomédecine « où l'état normal désigne à

la fois l'état habituel des organes et leur état idéal, puisque le

rétablissement de cet état habituel est l'objet ordinaire de la

thérapeutique »312. La notion de normalité revêt en

physiologie deux acceptions, se référant « tantôt [à] un fait

capable de description par recensement statistique –

moyenne des mesures opérées sur un caractère présenté par

une espèce et pluralité des individus présentant ce caractère

selon la moyenne ou avec quelques écarts jugés indifférents –

tantôt [à] un idéal, principe positif d’appréciation, au sens de

prototype ou de forme parfaite »313. Deux sens distincts en

droit qui en sont peu à peu venus à se confondre en fait.

Et Canguilhem de renvoyer, pour de plus amples

développements, à la définition idoine du Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande,

lequel s’étend plus largement sur cette double dimension –

morale et statistique – de la « normalité ». Un terme dont le

radical latin norma désigne l’« équerre », la « règle » ; à savoir

311 G. Canguilhem, op. cit., p. 76. 312 G. Canguilhem, op. cit., p. 77. 313 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,

2000, p. 200.

Page 334: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

334

« ce qui ne penche ni à droite ni à gauche, donc ce qui se

tient dans un juste milieu »314. De là son acception évaluative

: sera considéré comme « normal » ce qui est tel que cela doit être. Première définition sur laquelle vient se greffer une

seconde acception où la normalité rend compte de « ce qui se

rencontre dans la majorité des cas d'une espèce déterminée

ou ce qui constitue soit la moyenne soit le module d'un

caractère mesurable »315. L’auteur de la notice ne manque pas

à cette enseigne d’attirer l’attention sur l’équivocité du

terme, « désignant à la fois un fait et une valeur attribuée à

ce fait par celui qui parle, en vertu d’un jugement

d’appréciation qu’il reprend à son compte »316. Double

acception qui n’a pas échappé à Canguilhem, lequel suggère

qu’une semblable analyse pourrait être reconduite à

l’horizon d’autres concepts, tels que celui de « droit » : « le

concept de droit, selon qu'il s'agit de géométrie, de morale

ou de technique, qualifie ce qui résiste à son application de

tordu, de tortueux ou de gauche […]. Il serait possible et

fructueux – mais ce n'est pas ici le lieu – de constituer des

familles sémantiques de concepts représentant la parenté du

concept populaire de normal et d'anormal, par exemple la

série torve, torturé, retors, etc., et la série oblique, dévié,

314 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France,

Quadrige Dicos Poche, 2010. 315 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 76. 316 A. Lalande, op. cit., ibid.

Page 335: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

335

travers, etc. »317. Morale et statistique, sociale et

arithmétique, les deux définitions de la normalité ne peuvent

en tout état de cause être pensées qu’en regard l’une de

l’autre. Il n’y a pas loin de là suggérer qu’en matière de

médecine, le nombre fait méthodiquement loi et la majorité

gouverne. La science n’est pas « démocratique » en son

essence (l’on peut très bien avoir raison tout seul ou tort

avec les autres), mais les valeurs qu’elle porte peuvent l’être à

l’occasion.

De là tout l’intérêt de mettre en regard norme

physiologique et norme sociale, autant pour exciper ce

qu’elles ont de commun que ce qui les distingue, ainsi que

leurs modalités d’interaction. On ne peut expliquer l’une

sans référer à l’autre. La considération de la norme sociale

fournit à la critique un expédient précieux pour mieux

comprendre ce qui se joue dans l’étude du vivant. Cette

considération implique une multiplicité de disciplines qui

s’épanouissent bien au-delà de la médecine stricto sensu. Le

fait est que « le sens des concepts de norme et de normal [en]

sociologie, en ethnologie, en économie, entraîne à des

recherches qui tendent finalement, qu'il s'agisse des types

sociaux, des critères d'inadaptation au groupe, des besoins et

des comportements de consommation, des systèmes de

préférence, à la question des rapports entre normalité et

généralité »318. Toutefois, si Canguilhem « emprunte, au

317 G. Canguilhem, op. cit., p. 177. 318 G. Canguilhem, op. cit., p. 173.

Page 336: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

336

départ, quelques éléments d'analyse aux leçons dans

lesquelles [il] examiné, à [sa] manière, quelques aspects de

cette question, c'est uniquement pour éclairer, par la

confrontation des normes sociales et des normes vitales, la

signification spécifique de ces dernières »319. Les notions de

« normal » et de « pathologique » sont ainsi référées à leur

usage analogique en sciences humaines. Mais non pas

confondues, non pas assimilées ; et jamais déportées sans

avoir préalablement fait l’objet de profonds remaniements de

la biologie à la sociologie. L’investissement du champ de la

sociologie par des concepts issus de la biologie manque de

saisir ce qui fait le caractère proprement scientifique de ces

concepts et surtout relatifs à un contexte paradigmatique

précis. Il néglige l’inscription de ces concepts dans une

problématique sui generis, ce qui a pour conséquence de

rendre leur usage problématique davantage que résolutif.

Aussi la mise en vis-à-vis des normes sociales et

biologiques ne doit-elle pas avoir pour objectif leur

superposition, la réduction de l’écart minimal entre ces deux

régimes – que cette réduction s’obtienne par un

infléchissement des normes sociales à l’aune des normes

biologiques ou des normes biologiques à l’aune des normes

sociales. Elle vise seulement pour Canguilhem à mieux

rendre raison des convergences et dissemblances entre deux

modes de normativité essentiellement distincts, l’un

renvoyant au politique et l’autre aux êtres singuliers. L’un à

319 G. Canguilhem, ibid.

Page 337: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

337

l’individuel et l’autre au collectif. Raison pourquoi l’auteur

précise qu’il entend « éclairer par la confrontation », et non

faire converger, normes sociales et normes vitales. Celles-ci,

pour être influencées par celles-là, n’en sont pas moins

dépositaires de leur propre régime de fonctionnement. Toute

prise de décision en matière médicale s'inscrit alors au sein

d’une divarication de normes axiologiques et de pressions

idéologiques, dont la circulation interdisciplinaire ainsi que

la cohérence d’ensemble est ce qui tend à faire d’un système

social une organisation. Or Canguilhem, redisons-le, ne va

jamais jusqu’à identifier, ne serait-ce que métaphoriquement,

une organisation avec un organisme. Refus qui le distingue

d’Auguste Comte, lequel manifestait moins de scrupules à

concevoir le politique en termes médicaux. Pour ce dernier,

dont Canguilhem cite la correspondance, « les inspirations

biologiques doivent en effet servir [...] surtout à bien diriger

les spéculations sociologiques qui [...] semblent ne devoir

offrir qu'une sorte de prolongement philosophique des

grands théorèmes biologiques. »320 L’auteur se garde en cela

d’extrapoler à la manière de Comte d’un domaine à un autre,

320 A. Comte, dans sa correspondance avec J.S Mill, cité dans

« Histoire de l'homme et nature des choses selon Auguste

comte dans le plan des travaux scientifiques nécessaires pour

réorganiser la société 1822 », dans G. Canguilhem, Les

Études philosophiques n°3 : Auguste Comte (juillet-

septembre 1974), p. 297. Cf. en dernier lieu O.A. Haac,

« John Stuart Mill », dans Auguste Comte et le positivisme, éd. M. Bourdeau, Paris, L'Harmattan, 1999 », p. 130-131.

Page 338: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

338

abstraction faite des spécificités qui font l’originalité de

chacun des deux modèles : un organisme n’est pas une

organisation sociale.

Qu’un organisme ne soit pas une organisation sociale

ne retire rien au fait qu’ils soient tous deux foyers et sièges

d’attribution des normes. Pas davantage à l’évidence de leur

interaction : la norme biologique humaine est intriquée dans

une réalité sociale quand la réalité sociale est pour sa part

l’appendice politique de la vie frayant dans son biotope

d’accueil. Que la normativité vitale s’observe au sein des

organismes n’empêche en rien les organismes de projeter

continûment cette normativité – ou tout au moins, une

forme de normativité – à l’extérieur d’eux-mêmes. Les

allures de la vie (dont la diversité et l’historicité tout comme

la maladie qui catalyse ses grandes ruptures témoignent de la

réorganisation constante) prêtent à de perpétuels

remaniements hypothéquant les relations qui lient les

organismes à leur environnement. Mais le remaniement de

ces relations se saisit bien des deux instances du couple : des

organismes et de leur environnement. La normativité

s’exprime aussi en transformant l’environnement.

Précisément, pour ce qui concerne les hommes, par la

culture – dans toutes les acceptions du terme. La norme

sociale présente ainsi cela de commun avec la norme

biologique qu’elle est une création de la vie mise en demeure

de fournir au vivant une réponse adaptée aux aléas de ses

conditions de vie. Une attention particulière doit néanmoins

être portée sur leur fait spécifique, irréductible ; sans quoi le

Page 339: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

339

risque est grand de voir formuler des « feuilles de route »

biopolitiques au mieux, inconséquentes, au pire,

dangereuses. Pour avoir joué un rôle actif au sein de la

Résistance au cours de la seconde guerre mondiale, on ne

peut douter que Canguilhem, plus que quiconque, savait de

quoi il retournait321.

Considérées sous un rapport épistémologique, les

déterminations des normes sociales et biologiques doivent

être référées respectivement au corps social comme

organisation humaine, et au corps biologique comme

organisme naturel. La susception de l’organisme en

l’organisation n’autorise pas la transfusion des notions

spécifiques à l’organisme en l’organisation. Une organisation

n’est pas qu’une synthèse additive faite d’organismes mis en

rapport les uns avec les autres. Une organisation n’est pas un

tout cumulatif qui s’expliquerait par ses parties constitutives :

il diffère en nature des organismes qui le composent. Le tout

n’est pas d’emblée présent dans la partie ; non plus que le

tout l’image de la partie, comme une figure holographique.

De l’organisme à l’organisation appréhendés en qualité de

concepts opératoires, il est un « saut qualitatif » dont le

ressort doit être identifié. Une épreuve de démarcation

qu’entend exhiber Canguilhem, en dépit de la difficulté qu’il

reconnaît à cet effort de caractérisation : « Du concept

321 Cf. L. Ferté, A. Jacquard, P. Vermeren et alii, La formation de Georges Canguilhem : Un entre-deux-guerres philosophique, Paris, Editions Hermann, Philosophie, 2013.

Page 340: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

340

d'organisation il n'est pas aisé de dire ce qu'il est par rapport

à celui d'organisme, s'il s'agit d'une structure plus générale

que lui, à la fois plus formelle et plus riche, ou bien s'il s'agit,

relativement à l'organisme tenu pour un type fondamental

de structure, d'un modèle singularisé par tant de conditions

restrictives qu'il ne saurait avoir plus de consistance qu'une

métaphore »322. Une organisation constitue-t-elle une

configuration plus prolifique et plus complexe, plus aboutie

qu’un organisme, une structure supérieure, ou bien

seulement un levier heuristique par trop figé en sa

« constitution » pour témoigner d’une souplesse comparable

à celle des organismes ? Voire. Et pour ce faire, identifier les

trois critères qui départissent les normes sociales des normes

biologiques :

(a) Les normes biologiques, d’une part, sont

immanentes à l’organisme ; les normes sociales sont

extérieures à l’organisation et font l’objet d’une

représentation.

(b) Les normes biologiques adaptent le vivant aux

variations de son milieu (son milieu intérieur et extérieur) ;

les normes sociales sont téléologiques : elles ont en mire une

fin (télos), un modèle politique, un « devoir être » à la

semblance duquel elles ont fonction de faire converger le

corps social.

(c) Normes sociales et biologiques n’ont enfin pas le

même référentiel ni le même mode d’adaptation. Les normes

322 G. Canguilhem, op. cit., p. 185-186.

Page 341: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

341

sociales régulent des « organismes » et des institutions qui

peuvent se recouper ou entrer en conflit ; les normes

biologiques préservent la cohérence d’ensemble des

différents organes fonctionnant tous – non pas en parallèle

ou en contradiction –, mais en continuité, en synergie.

(a) « Nul n’est censé ignorer la loi ». Cet adage juridique

pourrait aisément résumer la première divergence qui brise

l’équivalence entre normes sociales et biologiques. Les

normes biologiques « fonctionnent » de manière autonome,

c’est-à-dire indépendamment de leur représentation. Les

normes biologiques sont intrinsèques ; les normes sociales

doivent être formulées, explicitées, connues de ceux censés

les appliquer pour se voir appliquer. Ce que Kant définissait

comme la « publicité du droit » est essentielle à l’effectivité

du droit323. Autre est le cas des normes biologiques, qui ne

nécessite pas d’être médiatisées par les physiologistes pour

opérer au sein des organismes. La norme biologique est

performante ; la norme sociale performative. La norme

biologique, spontanément élaborée, ressortit au métabolisme

; la norme sociale doit être « métabolisée » (« exprimée au

dehors ») et ressortit à des instances de décision, de

délibération. « Dans une organisation sociale, observe

Canguilhem, les règles d'ajustement des parties, en une

collectivité plus ou moins lucide quant à sa destination

323 E. Kant, Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden)

(1795), trad. J.J. Barrère, C. Roche, Paris, Nathan, Les

Intégrales de Philo, 2010.

Page 342: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

342

propre - que ces parties soient des individus, des groupes ou

des entreprises à objectif limité – sont extérieures au

multiple ajusté. Les règles doivent être représentées,

apprises, remémorées, appliquées. Au lieu que, dans un

organisme vivant, les règles d'ajustement des parties entre

elles sont immanentes, présentes sans être représentées,

agissantes sans délibération ni calcul. Il n'y a pas ici d'écart,

de distance, ni de délai entre la règle et la régulation. L'ordre

social est un ensemble de règles dont les servants ou les

bénéficiaires, en tout cas les dirigeants, ont à se préoccuper.

L'ordre vital est fait d'un ensemble de règles vécues sans

problèmes »324.

L’ordre social est donc un ordre pensé, un ordre «

réfléchi » au sens où il demeure un toujours « libre jeu », une

distinction de raison entre la règle et son application – le

droit d’une part, le fait de l’autre. L’ordre physiologique – ou

même pathologique – se confond avec l’organisme dont il

caractérise l’ « allure ». La règle administrant le corps

biologique est confondue en lui. Le support est le message.

La règle fait droit en fait. Il en ressort que les normes

biologiques sont dans leur manifestation première des

normes « vécues », lesquelles précèdent leur explicitation,

leur « thématisation » ; tandis que les normes sociales sont

d’abord décidées, élaborées, « thématisées » avant d’être

vécues en se réfléchissant dans le corps politique. Mettons,

dans l’idéal. Notons enfin que les normes sociales, en vertu-

324 G. Canguilhem, op. cit., p. 186.

Page 343: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

343

même de cet aspect réflexif et délibératif, relèvent en propre

de la pensée humaine. Les animaux sociaux se synchronisent

et collaborent effectivement sur la base de conditionnements

procédant d’essais et d’erreurs sanctionnés au cours de

l’évolution (évolution qui tient d’un « mécanisme » et non

d’un « processus »). L’homme seul pose devant lui sciemment

les normes de son action. En cela la réflexivité des lois se

propose-t-elle comme une nouvelle manière d’envisager

l’originalité de l’« animal politique » au sein du règne du

vivant.

(b) Loin que cette épreuve soit la seule susceptible de

faire la part des choses entre les acceptions sociales et

biologiques des normes, elle se voit corrélée à la définition,

solidaire des premières, d’un but à accomplir qui n’est pas

prédéterminé, alors que les secondes se résolvent à l’exercice

de leur variabilité en vue de maintenir et de faire croître

l’organisme. Les normes biologiques s’inscrivent à la

remorque d’une manière de conatus consubstantiel à tout

être vivant. Le conatus est un élan, une tendance qui ne vise

pas de fins extérieures à l’organisme qu’il administre, qui ne

vise pas. Les normes sociales peuvent être juges d’elles-

mêmes à l’aune de projet extérieur au fait concret du corps

social. Pour autant que la résolution des normes sociales fait

l’objet de débats, de controverses, elle ne peut être regardée

comme procédant naturellement d’un processus

autoréférentiel déployant la souplesse de sa normativité dans

un souci unique d’autoconservation. S’il y a conflit de

valeurs, c’est que le corps social n’avise pas sa finalité de

Page 344: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

344

manière inhérente. Il le construit, opte pour des modèles, des

« programmes » politiques. C’est ce en quoi « le fait qu'une

des tâches de toute organisation sociale consiste à s'éclairer

elle-même sur ses fins possibles – à l'exception des sociétés

archaïques et des sociétés dites primitives où la fin est

donnée dans le rite et la tradition, comme le comportement

de l'organisme animal est donné dans un modèle inné –

semble bien révéler qu'elle n'a pas, à proprement parler, de

finalité intrinsèque. Dans le cas de la société, la régulation

est un besoin à la recherche de son organe et de ses normes

d'exercices »325.

(c) Le plébiscite des normes au sein d’un corps social

concourt ainsi à un ajustement des moyens employés en vue

de la réalisation de fins (collectivement) déterminées. Par où

nous retrouvons la détermination du syllogisme pratique

chez Aristote, extrapolé des formes athéniennes de la

délibération. Cette sélection des règles politiques confine à

ce niveau à une « rationalisation » ; en quoi il faudrait

préférer le terme de « normalisation » pour tout ce qui relève

de l’organisation sociale, et préserver celui de « normativité »

pour le cas spécifique des organismes. Ce, bien que

l’organisation fasse preuve, comme l’organisme, de

normativité dans son effort d’adaptation aux aléas et

d’invention de nouvelles normes. Différencier la «

normalisation » (sociale) de la « normativité » (biologique),

c’est en effet porter l’accent sur le fait que l’adaptativité des

325 G. Canguilhem, op. cit., p. 188.

Page 345: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

345

lois soutient la tolérance d’écarts d’une société relativement

à ses propres excès, ses inégalités, ses marges ; tandis que la

souplesse des constantes biologiques appuie l’adaptativité

d’un tout organique vis-à-vis du milieu évolutif au sein

duquel il se déploie. Bien plus : quand « dans la société, la

solution de chaque nouveau problème d'information et de

régulation est recherchée sinon obtenue par la création

d'organismes ou d'institutions parallèles à ceux dont

l'insuffisance par sclérose et routine éclate à un moment

donné […], un organisme se pose précisément comme la

réalisation simple, sinon en toute simplicité, d'une telle

convergence »326. Le corps social fait fonctionner différentes

normes en parallèle qui peuvent interférer entre elles – de là,

pour Canguilhem, son aspect « mécanique » ; en face de quoi

le corps biologique fait succéder ses solutions de viabilité qui

sont autant d’allures, de tissus cohérents de normes qu’il

n’est donc pas besoin de repriser au cas par cas pour les

harmoniser : « La vie d'un vivant c'est pour chacun de ses

éléments l'immédiateté et la coprésence de tous »327. La vie

d’un organisme, c’est également le caractère intrinsèque de

ses normes de fonctionnement, ainsi que la continuité des

supports organiques de ces fonctions biologiques que rend

inintelligible le découpage ou la segmentation de l’ana-

tomiste. Le vivant biologique contient de manière essentielle

et non pas composite les éléments qu’il est en qualité de

réseau, lorsque la « machinerie sociale » les multiplie et les

326 G. Canguilhem, op. cit., p. 190. 327 G. Canguilhem, op. cit., p. 188.

Page 346: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

346

extériorise, voire les cumule afin de se perpétuer. Autant

qu’il est en elle de le pouvoir durablement.

Ces différences entre organismes et organisations

consciencieusement maintenues, il redevient possible

d’envisager une réévaluation critique de la pertinence de la

collation entre les normes sociales et les normes biologiques.

Pertinence relative, étant donné les restrictions évoquées à

l’instant, mais pertinence tout de même. Le dissemblant

n’efface pas le commun : « Les phénomènes d'organisation

sociale sont comme une mimique de l'organisation vitale, au

sens où Aristote dit de l'art qu'il imite la nature. Imiter ici

n'est pas copier mais tendre à retrouver le sens d'une

production. L'organisation sociale est, avant tout, invention

d'organes, organes de recherche et de réception

d'information, organes de calcul et même de décision »328.

L’organicisme aristotélicien329 vaut en ce sens pour son

328 G. Canguilhem, op. cit., p. 189. 329 « Ainsi un homme est un tout: s'il meurt, on ne peut plus

dire que son pied ou sa main existent encore. On appellera

bien pied ou main ces membres inanimés, mais par analogie,

comme on appelle main, la main d'une statue. Tous les êtres

ont également leurs fonctions et leurs propriétés

déterminées. S'ils perdent les caractères qui leur sont

propres, il ne reste plus qu'une ressemblance sans réalité.

D'après ces principes, l'État est par sa nature avant l'individu

; car si chaque individu isolé ne peut se suffire à lui-même,

tous seront, pris séparément, dans le même rapport avec le

Page 347: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

347

approche « holiste » et non agrégative du corps social. Une

perspective quasi-zoologique dont le mérite est de rappeler

qu’une organisation sociale, bien que distincte par nature du

vivant biologique, ne peut à si peu de frais être pensée de

manière stéréotypique comme un pur automate, un pur

dispositif, une « mécanique sociale ». Elle est une mécanique

– ce que le vivant n’est pas – ; mais elle n’est pas qu’une

mécanique. Elle est un entre-deux. D’où son statut hybride :

« une société est à la fois machine et organisme »330.

L’individu humain façonne le corps social en

collaboration avec les autres individus appelés à y participer.

Il lui donne sens et raison d’être. Le corps social peut en

retour rétroagir sur les individus. Il peut, à l’évidence,

influencer l’individu social dans son comportement ; mais

également – et c’est un propre des organisations humaines –

dans son corps biologique. Un organisme tel que l’homme,

par cela qu’il évolue au sein d’une société dépositaire de ses

propres valeurs culturelles, peut être amené à composer avec

une forme de contrainte culturelle administrée par ses

valeurs. À composer avec ; sinon à composer malgré. Les

tout. S'il se trouvait donc un homme qui ne pût vivre en

société, ou qui prétendît n'avoir besoin que de ses propres

ressources, ne le regardez point comme faisant partie de

l'État : c'est une bête féroce ou un dieu » (Aristote, La Politique, I, 2, 1253a, trad. J.-F. Champagne, revue par M.

Hoefer). 330 G. Canguilhem, op. cit., p. 187.

Page 348: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

348

déboires historiques de l’eugénisme font à nouveau

jurisprudence. La norme d’un organisme humain, rappelle

l’auteur, consiste dans « sa coïncidence avec lui-même »331 ;

coïncidence de la norme à son support qui reste de rigueur

aux yeux des scientifiques « en attendant le jour où ce sera la

coïncidence avec le calcul d'un généticien eugéniste »332.

Relativement bien épargnée par cette vogue eugéniste en

vertu de son attachement intellectuel au lamarckisme333, la

France n’a pas subi comme d’autres pays européens ou les

États-Unis cette domestication artificielle de la normativité,

ce contrôle du vivant mis en demeure de converger vers des

types idéaux.

Ce que la technique aurait pourtant permis : « La

génétique offre précisément aux biologistes la possibilité de

concevoir et d'appliquer une biologie formelle, par

conséquent de dépasser les formes empiriques de vie en

suscitant, selon d'autres normes, des vivants expérimentaux

»334. En quoi cette tentative pour encadrer la créativité de la

vie en l’homme eût-elle été si pernicieuse (– abstraction

faite, s’entend, de ses implications morales) ? En cela, fait

valoir Canguilhem, qu’elle aurait fait la preuve d’une

incompréhension rédhibitoire de la nécessité vitale de

331 G. Canguilhem, op. cit., p. 194. 332 G. Canguilhem, ibid. 333 J. Gayon, D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris,

PUF, 2006. 334 G. Canguilhem, ibid.

Page 349: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

349

l’erreur du vivant. L’erreur est la matrice de la diversité des

formes biologiques. C’est évidemment d’elle que procède la

diversité des règnes, des clades, les embranchements du

corail des espèces. D’elle que dérivent les sous-espèces, les

familles et sous-famille qui multiplient d’autant les

possibilités pour le vivant de se perpétuer en dépit des

contraintes que font peser sur lui les aléas de son

environnement. Mais c’est également d’elle que dépend

l’idiosyncratie au sein d’une même espèce, la variance

génétique faisant qu’un tel individu contiendra en lui-même

– en son génome – la solution à tel problème posé dans tel

contexte.

De l’erreur du vivant facteur de diversité répond

encore la viabilité des corps sociaux. Et de la viabilité des

corps sociaux dépend celle des individus qui ne le sont jamais

tant – individus – qu’ils puissent survivre en se passant d’un

minima relationnel. Ne serait-ce que pour assurer la

disponibilité des ressources naturelles nécessaires à la vie.

C’est tout au moins ce que tendent à démontrer les plus

récentes études portant sur les ruchées d’abeilles (apis mellifera)335. Les différences génotypiques faisant de chaque

abeille un organisme singulier, loin de faire pièce à la

coordination de la vie ouvrière, ont pour effet de faire réagir

plus ou moins tard chacune de ces abeilles aux variations de

335 J.-C. Ameisen, Sur les épaules de Darwin, Tome 2 : Je t'offrirai des spectacles admirables, Paris, France Inter, Les

Liens qui Libèrent, 2013.

Page 350: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

350

la température globale de leur habitat. Les plus sensibles

ventilent très tôt la ruche en agitant leurs ailes. Ce n’est que

si, et seulement si leur effort apparaît insuffisant que d’autres

abeilles, progressivement, se mettent à imiter leurs sœurs

jusqu’à atteindre un équilibre thermique idoine. De sorte que

la température soit régulée de manière graduelle et continue,

transitionnelle plutôt que brusque, mobilisant trop

soudainement l’ensemble des abeilles. L’homme n’est pas

une abeille ; mais il n’en tombe pas moins sous le coup de la

reproduction sexuée (pour le meilleur et pour le pire…).

Reproduction qui, à la différence de la mitose cellulaire, de

la scissiparité ou de la parthénogénèse, implique un

partenaire et permet une plus grande réserve de variabilité

grâce à la recombinaison. Que ce mode reproductif ait

prévalu en dépit de son « coût énergétique » (entre autres)

est tout sauf anodin. Un seul modèle d’humanité, une

humanité « clone » ne ferait pas de vieux os. Réduire, c’est

donc mourir un peu…

Le programme eugéniste ne fait rien autre chose

pourtant que de déposséder le biologique humain de ses

normes de vie propres au profit d’autres normes idéalisées. Il

réduit la plasticité de la vie au désirable culturellement,

idéologiquement. Il standardise. L’eugénisme, en ce sens,

pousse à son comble la logique de la réduction au « type

moyen » déjà à l’œuvre chez les médecins théoriciens

adeptes de la « norme statistique ». Le même reproche peut

donc lui être fait. La modification par la voie génétique des

formes du vivant, la réduction artificielle des formes du

Page 351: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

351

vivant à une espèce (on peut aussi songer à la monoculture)

de même qu’au sein d’une même espèce n'est ainsi pas

qu’une modification de surface du vivant biologique ; elle est

la négation philosophique de ce qui fait la spécificité des

organismes : la normativité vitale.

Il est certain qu’en s’emparant du thème de

l’eugénisme, Canguilhem cite un cas limite. Mais la limite ne

fait jamais en la matière que grossir les traits du prosaïque.

Ici au moins – une fois n’est pas coutume – s’applique le

principe de Broussais. Le simple fait qu’un écart normatif

puisse être reconsidéré en termes de pathologie au prisme de

représentations sociales suffit à témoigner de l’influence

déterminante des normes et des valeurs sociales sur celle de

la médecine.

La notion de « normal » revêt dans le langage courant

un caractère d’opposition, s’élevant contre toute « extériorité

» ou déviance comportementale. Elle se présente comme

l’extrapolation, la mise au jour, l’« exhibition »336 d’un

système de valeurs, révélatrice en cela de contingences

culturelles et historiques. Il serait dès lors peu judicieux de

négliger à si peu de frais l’inscription idéologique de la

médecine, ou d’obérer réciproquement la pression sourde de

la prescriptivité sociale qui déteint sur l’appréhension des

phénomènes pathologiques. Une fois encore, insiste

Canguilhem, une réflexion critique sur les rapports entre le

336 G. Canguilhem, op. cit., p. 178.

Page 352: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

352

normal et le pathologique ne saurait faire l’économie

d’aucun de ses aspects : « l'homme, même physique, s’en

explique Canguilhem, ne se limite pas à son organisme.

L'homme ayant prolongé ses organes par des outils, ne voit

dans son corps que le moyen de tous les moyens d'action

possibles. C'est donc au-delà du corps qu'il faut regarder

pour apprécier ce qui est normal ou pathologique pour ce

corps même »337. Il n’est de pathologie, de handicap,

d’anomalie qu’au regard d’une communauté, dans la mesure

où cette communauté (à plus forte raison, la personne

affectée incluse dans cette communauté) les tient

respectivement pour des pathologies, des handicaps ou des

anomalies. Assignation qui peut elle-même se trouver

relativisée à un second niveau, au regard des situations

toujours particulières qui définissent la toile de fond des

existences individuelles. C’est dire que la même surdité qui

peut représenter un handicap notable pour le compositeur

ou l’accordeur de piano, sera effectivement loin d’être aussi

problématique pour le réparateur d’électroménager. Ce qui

est un handicap pour l’un n’est plus qu’une gêne

occasionnelle pour l’autre. Voire rien de déficient pour le

sourd de naissance. Qui sait si cette même surdité ne serait

pas un avantage adaptatif dans un monde saturé de bruit ? «

Avec une infirmité comme l'astigmatisme ou la myopie,

extrapole Canguilhem, on serait normal dans une société

agricole ou pastorale, mais on est anormal dans la marine ou

337 G. Canguilhem, op. cit., p. 133.

Page 353: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

353

dans l'aviation »338. Il y a de l’arbitraire, du contingent, du

relatif derrière tout diagnostic. Que ce soit par

l’intermédiaire des valeurs qu’elle dispense, de son degré de

sophistication ou des pénalités qu’elle associe au cas par cas à

des irrégularités de fonction, la société est toujours bien

présente en arrière-plan du discours médical. Pas plus que la

thérapeutique, le diagnostic ne s’opère dans l’abstrait

fantasmatique de la science pure.

b. Du médical au politique

Le médical influe réciproquement sur la manière dont

va se réfléchir le politique. On ne sait que trop quelle

exploitation la philosophie politique et plus tard la sociologie

holiste ont fait de la métaphore du « corps social », déjà

présente aux fondements de nombreux mythes de la

création. Que ce soit dans une perspective organiciste ou

cellulaire ou bien encore légitimiste ; qu’il s’agisse de

fonctionnalisme, d’institutionnalisme ou encore de réflexion

sur la genèse du politique à la lumière de l’embryogenèse, le

discours politique s’est souvent appuyé sur la contribution

des sciences pour fonder en nature sa justification. Le

parallèle n’est toutefois pas si pertinent qu’il n’y paraît : les

normes sociales relèvent de l’artifice et de la décision ; les

normes biologiques d’une logique interne à l’organisme,

indépendante des volontés individuelles. En cela pouvons-

338 G. Canguilhem, ibid.

Page 354: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

354

nous dire que la régulation vitale est immanente. Elle n’est

donc pas sujette à controverse ; on ne peut (encore)

l’influencer. Conventionnelle, la norme sociale, en revanche,

ne va pas de soi. C’est bien pourquoi elle fait autant d’efforts

pour se légitimer – générant, au besoin, une religion ou une

mythologie ad-hoc. L’individu peut toujours remanier la

norme, lui en opposer d’autres, en créer de nouvelles. Il ne

s’agit pas, du reste, d’une norme propre à chaque individu,

mais d’une norme collective. La loi s’appliquant au corps

politique doit être universelle dans son objet – proscrire les

privilèges (lat. privus lex, « loi particulière »). Rien de

comparable avec les organismes, qui manifestent tous entre

eux des divergences infimes, témoignent de normes uniques

et d’une pluralité des moyens mis en œuvre pour assurer les

mêmes fonctions vitales.

La norme sociale ne peut donc être assimilée dans son

domaine à la norme biologique. La norme sociale n’est pas le

pendant politique de la norme biologique, dont elle diffère

autant au regard de son extension que de son élaboration. Et

cependant, l’histoire n’a pas manqué de systèmes politiques

prétendant indexer la norme sociale sur la norme biologique.

Prétendant adapter le code génétique au Code civil ou bien

aménager des conditions socio-économiques visant à

façonner, au-delà de l’esprit, les corps d’individus futurs

conformes aux attendus de l’idéologie. L’affaire Lyssenko,

qui eut l’impact que l’on sait sur la recherche soviétique, en a

assez montré la pertinence. Quels que soient les moyens par

lesquels un État entendait procéder pour hâter l’apparition

Page 355: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

355

d’un homme nouveau, soit comme en Amérique, en

appliquant des programmes eugénistes (privilégiant le gène

au détriment de l’environnement), soit comme en URSS, par

la modification de l’environnement social (privilégiant

l’environnement au détriment du gène), c’est plus souvent la

science qui se voyait repeinte aux couleurs de la politique

que la politique aux couleurs de la science.

Conclusion

Les potentielles dérives du diagnostic préimplantatoire,

la possibilité de séquencer le génome humain de plus en plus

précocément, ce à des coûts de moins en moins prohibitifs,

nous confronte actuellement à un même ordre de

problématique. La sélection génique consubstantielle à

l’agriculture, aggravée par les OGM ou les semences

brevetées a contribué à réduire considérablement la diversité

des espèces en culture, amenuisant d’autant les chances pour

ces espèces de résister à des épidémies ou à des variations

brutales de leur milieu. On ne peut qu’espérer que l’idéologie

de la performance ne nous conduise pas à reconduire une

telle orthogénie à l’égard de l’espèce humaine. Bien des

sujets ressortissants au domaine de la bioéthique de l’éthique

médicale mêlent, aujourd’hui plus que jamais, les enjeux

scientifiques et les enjeux sociaux, les pratiques scientifiques

et leurs répercussions sur la société civile, ou bien encore

traduisent l’orientation de la recherche scientifique en

Page 356: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

356

fonction d’intérêts qui ne sont pas nécessairement ceux de la

connaissance ou des patients. Autant de sujets qui pourraient

faire l’objet d’une mise en perspective féconde au regard des

enseignements de Canguilhem.

Page 357: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

357

IV. Actualité et prospective de Canguilhem

Voici qui nous conduit naturellement à donner suite à

cet appel pour dégager, en dernier ressort, quelques-unes des

problématiques actuelles, imminentes et à plus long terme

que la réflexion de Canguilhem est susceptible de nous aider

à repenser. Frédéric Worms, accessoirement un spécialiste

de Bergson, dans son ouvrage sur La philosophie en France au XXème siècle, fait remarquer que notre actualité a renoué

avec les questions sur la vie ; par extension, avec les

préoccupations morales afférentes à celle-ci que la

philosophie pouvait, un temps, avoir perdu de vue339. Retour

en grâce que le philosophe explique par la rencontre

conjoncturelle de trois facteurs : à savoir l’ouverture à

d’autres conceptions de la vie, fruit du brassage culturel et de

la mondialisation, la perte d’influence des religions et de leur

ascendant sur les questions morales ainsi, en dernier lieu,

que le développement de la technique permettant

aujourd’hui d’accomplir des prouesses médicales (encore que

leur bien-fondé puisse, pour certaines, leur être contesté, en

tout cas discuté) qui ne pouvaient être envisagées

auparavant.

339 F. Worms, La philosophie en France au XXème siècle,

Paris, Gallimard, Moments, 2008.

Page 358: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

358

Quoi qu’il en soit des indéniables avancées de la

médecine, celles-ci ne sont pas sans générer de nouveaux

enjeux (et de nouveaux marchés) qui posent leur lot de

controverses. Elles mettent la société civile dans son

ensemble aux prises avec de nouvelles interrogations.

Éthiques et bioéthiques, nous l’avons dit, mais également

sociales et politiques. L’orientation prise par les sciences, et

plus encore, la place réservée à l’humain au regard de la

biomédecine actuelle prépare dès aujourd’hui le visage et de

la société de demain340. Le fait est que le savoir ne nous

donne plus seulement le pouvoir de nous amender « de

l’intérieur », ainsi que les « pratiques de soi » s’y attelaient

dans l’Antiquité ; c’est physiquement qu’elles promettent

désormais de nous métamorphoser. Au premier sens du

terme. La part du non-humain en l’homme se fait de plus en

plus prépondérante, touchant au plus profond de son identité

d’espèce, jusqu’à parfois la fuir, l’oblitérer, la nier. On ne

peut à ce propos que constater comment le développement

des technologies médicales et paramédicales peut être

instigateur de ruptures philosophiques majeures. La mise au

point de l’encéphalogramme en 1959, a impliqué une

reconsidération de la définition de la vie. Ce qui atteste de la

vie d’un corps ne sont plus les battements de son cœur : c’est

désormais la réponse cérébrale que manifeste l’individu –

d’où le concept de « mort cérébrale ». Un véritable « coup

d’état » anatomique qui voit le basculement de tout un pan

340 À l’heure même où nous rédigeons ces lignes, la première

cabine de « télémédecine » se voit inaugurée en France.

Page 359: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

359

de la réflexion philosophique. De telle manière qu’on peut se

demander ce qu’Aristote, qui attribuait au cœur d’être le

siège du noûs (d’aucuns parmi les Grecs privilégiaient le foie

– cf. le supplice de Prométhée –, les intestins ou l’encéphale),

aurait pensé de cette transplantation d’organe. Et plus

encore, du premier cœur artificiel CARMAT greffé, en 2013,

à l’Hôpital européen Georges-Pompidou de Paris341. De 1967

(date de la première greffe cardiaque) à 2010, plus de 450

cœurs artificiels ou semi-artificiels ont été implantés dans le

monde. 4000 transplantations de cœurs organiques ont lieu

chaque année. On peut aussi se demander ce qu’aurait pensé

Platon des greffes de moelle, la semence s’écoulant, d’après la

théorie de l’embryogenèse exposée par l’intéressé342

341 Nous apprenons à l'instant-même le décès du premier

patient ayant été greffé d’un cœur « bio-prothétique » après

quelques 75 jours de convalescence. Ce qui fait toujours un

mois de plus que les estimations – mais encore très

insuffisant pour que l'on puisse parler de normes

physiologiquement soutenables sur le long terme.

L'« euthanasie » de la mort s'éloigne à petits pas. 342 « Il [le Démiurge] fit parfaitement ronde la partie de la

moelle qui devait, contenir le germe divin, comme un champ

contient la semence, et il lui donna le nom de cerveau, parce

qu'elle, devait être contenue dans la tête de chaque animal

lorsqu'il serait achevé. La partie de la moelle qui devait

contenir la partie mortelle de l'âme reçut à la fois des formes

rondes et des formes oblongues, et il lui laissa le nom général

de moelle. Elle lui servit comme d'ancre, à laquelle il attacha

Page 360: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

360

(empruntée à l’Égypte par le truchement d’Hippon)343, au

creux de la colonne vertébrale…

Mais les révolutions technologiques sont aussi celles

frayées par les NBIC. De la prothèse comme palliatif, nous

basculons à la prothèse en qualité d’« augmentation ».

L’Humanité ++ réinvestit le fantasme du cyborg (cyber-organism), de l’hybridation et de la « proévolution ».

les liens qui unissent l'âme entière ; et autour de tout cet

ensemble il construisit notre corps, auquel il donna pour

première enveloppe la charpente osseuse » (Platon, Timée,

73c-e, trad. V. Cousin) ; voir aussi idem, Phèdre, 269c-272a. 343 « Fondée sur d'amusants raisonnements par analogie, et

sur certaines données de l'expérience vulgaire, l'idée

d'identifier le sperme à un écoulement de la moelle contenue

dans les os et de tenir la colonne vertébrale pour le

collecteur de cette eau fécondante, ainsi que la conséquence

déduite de ces prémisses, à savoir que le squelette du

nouveau-né est formé à partir du seul sperme paternel, sont

dans le meilleur esprit de la théorie médicale égyptienne.

C'est à celle-ci que les Grecs ont emprunté la doctrine

d’Hippon pour chercher ensuite à la critiquer par

l'expérience » (J. Yoyotte, « Les os et la semence masculine.

À propos d'une théorie physiologique égyptienne », dans

BIFAO n°61, 1962, p. 139-146). Sur l'origine égyptienne des

théories hippocratiques et platoniciennes de l'embryogenèse,

cf. aussi S. Sauneron, « Le germe dans les os », dans BIFAO

n°60, 1960, p. 19-27.

Page 361: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

361

L’humain ne se définit plus dès lors par ses limitations, par

une essence ; il se conçoit sous un rapport plastique par sa

capacité à transcender le carcan de ses finitudes344. De se

créer de nouvelles normes artificielles. Les frontières se

délitent entre les règnes du vivant et de l’inerte, du

biologique et du cybernétique, de la science et de la religion.

La fusion homme-machine qui se prépare réhabilite ainsi des

controverses anciennes sous une forme inédite. Des

controverses qui « rouvrent des problèmes » sous les auspices

de la vie in silicio, telle celle du « bateau de Thésée » exposée

par Plutarque345, du « cerveau dans une cuve »346 ou de

344 Cf. R. Kurzweil, The Singularity Is Near : When Humans Transcend Biology, Londres, Penguin Books, 2006 ; M.

Radman, Au-delà de nos limites biologiques, Paris, Plon,

2011 ; J.-M. Besnier, Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Fayard, Pluriel, 2012 ; G.

Férone, J.-D. Vincent, Bienvenue en transhumanie : Sur l'homme de demain, Grasset, Paris, Documents Français,

2011. 345 Cf. S. Ferret, Le bateau de Thésée. Le problème de l'identité à travers le temps, Paris, Éditions de Minuit,

collection Paradoxe, 1996. 346 « Brain in a vat ». De Platon à Putnam en passant par

Descartes, Pascal pour la philosophie, Gibson pour la

littérature, l'expérience de pensée a connu différentes

variantes pour se doter à l'aube du XXIème siècle d'une

consistance hypothétique coextensive au développement des

mondes virtuels et de l'amélioration des interfaces homme-

Page 362: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

362

l’immatérialité de l’esprit347. Il importe avant tout de ne pas

nous en tenir à une première approche épidermique et

réactive d’aucun de ses sujets, mais d’aller plus avant dans le

corps du dilemme, de nous poser chaque fois la question de

savoir ce qui, dans telle ou telle pratique et dans tel ou tel

cas, fait réellement problème. La thèse de Canguilhem ici

considérée questionne essentiellement – et son intitulé n’en

fait aucun mystère – la nature du rapport entre le normal et

le pathologique. Nous avons vu que ce rapport faisait l’objet

d’une revisitation drastique de la part de l’auteur dans une

perspective plus large, plus intégrante, susceptible de faire

droit à toutes les dimensions de la vie. Nous nous bornerons

donc à n’évoquer, parmi les innombrables interrogations

auxquelles l’actualité tend à nous confronter, que celle se

rapportant directement ou indirectement au problème de la

distinction du normal et du pathologique.

machine. Cf. R. Sussan, Demain, les mondes virtuels, Paris,

Pearson, La fabrique des possibles, 2009. 347 La transsubstantiation, la substantialité de l’âme, le

téléchargement de la conscience prônée par la cyberculture

peuvent être appréhendés comme différentes facettes d'une

seule même problématique, se déployant chacune au prisme

de l'époque. Cf. B. Claverie, L'homme augmenté : Néotechnologies pour un dépassement du corps et de la pensée, Paris, L'Harmattan, Cognition et formation, 2010 ; A.

Milon, La réalité virtuelle : Avec ou sans le corps, Paris,

Editions Autrement, Le corps plus que jamais, 2005.

Page 363: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

363

A. LE NORMAL ET LE PSYCHOPATHOLOGIQUE

Et même alors, les débats suscités par les concepts de

normal et de pathologique tracent une orbite d’une

amplitude à l’évidence trop large pour être appréhendés en

intégralité. Nous assumons avoir dû procéder en

conséquence, et opérer des choix. Quelques échantillons

correctement traités nous ont ainsi semblé plus pertinents

qu’une liste à la Prévert d’exemples malmenés. C’est donc

spécifiquement à la psychopathologie ou à la psychiatrie que

nous avons choisi de nous intéresser. Pour cette première

raison qu’elle nous semble pâtir auprès des comités d’éthique

d’un intérêt moindre que d’autres thématiques (telles que

l’usage des cellules souches, le diagnostic préimplantatoire,

les cas litigieux de procréation médicale assistée, la gestation

pour autrui, l’euthanasie et la possible révision de la loi

Léonéti, le brevetage du vivant, le séquençage du génome et

les risques associés, l’augmentation, la convergence NBIC et

le transhumanisme avec ses retombées sociales et la nouvelle

éthique que ce dernier appelle) quoique son importance n’ait

rien à leur envier. Quoiqu’elle soit également omniprésente,

comme en témoigne la prolifération actuelle des œuvres

littéraires, cinématographiques ou artistiques qui mettent en

scène la folie. Le fou fascine. D’où l’intérêt d’une réflexion

sociologique autant que philosophique sur les raisons de cet

engouement et l’absence de discours pour la théoriser. On

peut éventuellement juger d’une société à la manière dont

Page 364: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

364

tient compte de ses populations les plus précaires. S’il

demeure des tabous aussi puissants que ceux de la mort, dont

a traité Philippe Ariès348, et de la maladie, nul doute à cette

enseigne que celui de la folie figurerait en bonne place. Non

parce que le sujet désintéresse, mais au contraire parce qu’il

désigne un impensable.

Une seconde raison est le poids inédit que prend le

regard du médecin dans l’édification du diagnostic. La parole

du patient peut se voir écrasée par une grille de lecture allant

jusqu’à faire – pour ce qui concerne le cas limite de la

psychanalyse, que nous n’aborderons qu’à la périphérie – de

son déni le poinçon négatif de sa pathologie. Constat qui

interroge le caractère scientifique d’une pratique et surtout

d’un discours que Karl Popper renvoyait dos à dos avec celui

de la métaphysique, « irréfutable »349. Le diagnostic d’une

pathologie mentale est d’autre part compliqué par le fait que

cette dernière ne se laisse pas mesurer quantitativement au

moyen d’instruments : électrocardiogramme, thermomètre,

tensiomètre, prise de sang, etc. L’appréciation du praticien

est donc prépondérante. Or s’il est vrai, comme l’entend

Canguilhem, qu’une anomalie ou déviance par rapport à la

moyenne ne constitue une pathologie que si elle

s’accompagne d’un pathos, d’une souffrance, peut-on estimer

qu’un « aliéné » qui n’aurait pas conscience d’être aliéné ou

348 Ph. Ariès, Essais sur l'histoire de la mort en Occident : Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, Points Histoire, 1977. 349 K.R. Popper, op. cit.

Page 365: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

365

de souffrir, ni même la volonté de guérir, peut-on tenir

qu’un aliéné dont le vécu contredirait radicalement le

diagnostic du praticien est atteint d’une pathologie ? S’il est,

du point de vue biologique, une pluralité d’allures de la vie,

pourquoi n’y aurait-il pas de même, du point de vue

psychique, une diversité de formes d’existence ? Là

intervient le second critère que Canguilhem propose pour

sanctionner la maladie : la réduction de la puissance

normative de l’individu, le resserrement de ses possibilités de

s’adapter à des milieux variant en permanence. Reste à

démontrer que l’aliéné est effectivement moins « créatif »

dans sa capacité à se donner de nouvelles normes que le

bien-portant. Les « mécanismes de défense » expriment peut-

être une certaine dimension de cette normativité. Le

parallèle (et la coïncidence) plus tôt mis en valeur entre états

de santé, de maladies et guérison physiologique et

phénomènes psychiques correspondants pourrait trouver

sous ses auspices de nouveaux développements.

a. Retour aux origines

Il s’agit moins de conférer à la physiopathologie de

Canguilhem une extension psychopathologique qui lui ferait

défaut (cette dimension ne lui fait aucunement défaut), que

de revenir aux sources historiques de cette conception.

« Normal », « pathologique », « santé » et « guérison », notions

revisitées par Canguilhem dans le domaine de la médecine

clinique, l’avaient déjà été dans celui de la psychiatrie. Que

Page 366: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

366

la critique, puis la refonte par Canguilhem de telles notions

s’inspire d’un mouvement analogue ayant trouvé ses lettres

de noblesse dans le domaine de la psychiatrie, c’est chose

revendiquée par l’auteur même qui, revenant sur ces notions

dans un chapitre de La connaissance de la vie, se réfère

nommément à trois de ses « précurseurs » : Charles Blondel,

Daniel Lagache et Eugène Minkowski350. Aussi ne laisse-t-il

pas de « remarquer que les psychiatres contemporains ont

opéré dans leur propre discipline une rectification et une

mise au point des concepts de normal et de pathologique

dont il ne paraît pas que les médecins et les physiologistes se

soient bien souciés de tirer une leçon en ce qui les concerne

»351. Observation symboliquement placée en ouverture de la

seconde partie de l’Essai qui peut déjà s’interpréter comme

l’énoncé d’un programme de travail : reproduire cet

ajournement là où il fait défaut. Transposer la lecture que

fait l’auteur des notions médicales sur le terrain

psychologique ne ferait alors que retourner celles-ci au lieu

350 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,

Bibliothèque des textes philosophiques, 2000. 351 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, partie II, chap. I : «

Introduction au problème », p. 91. L'auteur persiste et signe :

« c'est un fait que les psychiatres ont mieux réfléchi que les

médecins au problème du normal » (idem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque

des textes philosophiques, 2000, p. 168).

Page 367: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

367

qui avait vu la mise en œuvre de cette réforme. Ce serait

refermer la boucle, parachever le remaniement

épistémologique des concepts scientifiques dans le domaine

où ce remaniement fut initié en première intention. Ce serait

aussi ré-opérer cette « révolution anti-copernicienne »

amorcée par la psychiatrie clinique, considérant la

singularité des cas, rétablissant le patient au centre des

préoccupations. Ce serait réconcilier deux disciplines que

leur séparation rendait jusqu’alors incomplètes ; lors, se doter

enfin d’une « anthropologie opératoire » commune aux

praticiens de la médecine de la psychologie et de la

physiologie.

Si en effet l’auteur prétendait dans l’Introduction de sa

thèse sur Le normal et le pathologique contenir son propos

au domaine réservé de la médecine somatique352, il reste que

sa réflexion déborde très largement le strict champ de la

médecine somatique. Le phénomène pathologique n’est plus

seulement interprété sous le rapport de ses manifestations

anatomiques ; il investit l’individu dans son ensemble. C’est

donc l’individu dans son ensemble, considéré à l’aune de ses

« comportements » ou « allures de la vie » qu’il s’agira de

prendre en charge. Attendu que le normal et le pathologique

sont en première instance des déterminations relatives au

patient et à son expérience de la normativité, « l’introduction

à des problèmes humains concrets » dont Canguilhem faisait

352 Cf. G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, « Introduction », p. 6.

Page 368: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

368

le propre de la médecine clinique353 ne peut donc se passer

d’un détour méthodique par la psychopathologie. Le

subjectif de la maladie, le ressenti de la maladie lui est

constitutif. Il appartient dès lors au praticien de restituer la

maladie dans toutes ses dimensions ; et c’est précisément

l’objet de la psychologie clinique que d’introduire à cette «

étude de la personne totale en situation ».

b. Genèse d’une anthropologie clinique

La « personne en situation », c’est la personne

considérée dans son histoire, dans sa mémoire, dans son vécu

de la maladie et non pas épinglée sur une paillasse de

laborantin ou éclatée en pièces-organes dysfonctionnels.

C’est la personne se révélant à l’occasion de la maladie en

rupture d’avec celle qu’elle pouvait être auparavant. C’est

une subjectivité qui se révèle manifester un tout autre «

comportement », ou « allure de la vie »

psychique/physiologique que celle antécédente au

traumatisme. Altérité de l’individu malade dont la

psychopathologie aurait déjà l’intuition, bien plus

précocement que la médecine somatique. L’atteste son

recours au concept d’« aliénation » (du lat. alienus, « étranger », venant de alius, « autre ») pour caractériser les

différents troubles mentaux. De même disait-on autrefois du

« fou » – homme « possédé » aux yeux de la religion – qu’il «

353 G. Canguilhem, op. cit., « Introduction », p. 7.

Page 369: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

369

n’[était] plus lui-même ». Ce qui permet à Canguilhem de

faire observer que parmi les aliénistes, « beaucoup ont

reconnu que le malade mental est un "autre" homme et non

pas seulement un homme dont le trouble prolonge en le

grossissant le psychisme normal »354 ; par suite, qu’« en ce

domaine l'anormal est vraiment en possession d'autres

normes »355. Les faits psychopathologiques sont

ontologiquement distincts des faits normaux. Certaines

structures sont sans équivalent dans le système des normes

caractéristiques de la « santé mentale ». Parler de « trouble

mental » (mental disorder), c’est alors postuler la

permanence d’un « ordre » sous-jacent qui demeurerait

identique à lui-même en deçà des distorsions que lui ferait

subir la maladie. C’est ne pas voir l’originalité foncière des

normes émergentes. Le principe de Broussais affirmant la

continuité entre les phénomènes normaux et les

phénomènes pathologiques aux variations quantitatives près

n’est guère plus recevable dans les essarts de la médecine

psychologique que dans ceux de la médecine physiologique.

Or, le premier auteur qui, selon Canguilhem, aurait

inauguré en son domaine ce geste d’autonomisation du

phénomène pathologique vis-à-vis du normal ne serait autre

354 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,

2000, p. 199. 355 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 168.

Page 370: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

370

que Charles Blondel (1876-1939). Le psychologue français,

disciple de l’anthropologue Lucien Lévy-Bruhl, rapporte

dans son essai sur La conscience morbide un certain nombre

de cas de patients dont les comportements de crise

s’éloignent tant de ceux témoignés en temps normal ou en

période de relative stabilité qu’ils semblent avoir basculé

dans un tout autre régime de pensée356. Tout se passe comme

si la maladie avait brisé le fil ténu de leur identité, sinon de

leur « mentalité » (notion en laquelle perce l’influence de

Lévy-Bruhl) ; à telle enseigne qu’ils en seraient devenus

incompréhensibles aux autres – et à eux-mêmes. L’altérité

psychopathologique se traduirait ainsi par l’impression que le

médecin aurait de se trouver à devoir composer face à une «

autre structure de la mentalité »357. Prétendre le malade « en

possession d’autres normes », ou « possédé par d’autres

normes », c’est porter l’attention sur le fait que la maladie

opère sur lui des modifications d’essence et non pas

d’accident. Tandis que les phénomènes pathologiques se

résolvaient avec Comte et Bernard en variations

quantitatives des phénomènes normaux, leurs analogues

psychopathologiques acquièrent ainsi avec Blondel une

réalité indépendante, sui generis. Ils deviennent quelque

chose d’inqualifiable que l’ordre nosologique normal est

impuissant à recouvrir.

356 C. Blondel, La conscience morbide. Essai de psychopathologie générale, Paris, Alcan, 1928. 357 G. Canguilhem, op. cit., p. 69.

Page 371: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

371

Proche de l’auteur de par cette mise à jour de la

dissemblance du normal et du pathologique, la discipline

psychopathologique l’est également par sa démarche

spécifique à l’égard du patient que son histoire individuelle

interdit de réduire à une typologie de syndrome. En quoi

Daniel Lagache (1903-1972), psychanalyste français et

lecteur assidu de Canguilhem, pouvait écrire que « tel est le

rôle de la méthode clinique qui consiste […] à s'accommoder

à la manière d'être originale du sujet »358. Psychiques comme

somatiques, les maladies doivent être ressaisies relativement

à l’expérience originale qu’en fait l’individu. Elles ne sont pas

des entités nosologiques venues se greffer de l’extérieur à des

psychismes ou à des organes sains. Elles expriment une

tension, une dynamique, une dialectique, une conflictualité

mettant aux prises l’individu et son milieu (son intériorité et

son environnement). Conflit exprimant les formes du vivre

de l'être-sujet, et non les défaillances occasionnelles d’un

objet générique de connaissance qu’il s’agirait de catégoriser

selon des types universels : le psychotique, le névrosé, le

bipolaire, etc. C’est au plus près du singulier qu’il faut

chercher l’universel en l’homme. À Canguilhem qui

escomptait du soin au chevet des malades qu’il soit une

occasion de poser les fondements d’une philosophie de la vie,

Lagache pouvait alors répondre que « la clinique

358 D. Lagache, « La méthode clinique en psychologie

humaine » (1945), dans Œuvres, tome I : Les hallucinations verbales et travaux cliniques (1932-1946), Paris, PUF,

Bibliothèque de psychanalyse, 1969, p. 416-417.

Page 372: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

372

psychiatrique et la psychothérapie peuvent être aussi une

introduction à des problèmes humains concrets ; on peut y

chercher sa voie vers une anthropologie »359. Dont acte. Et

Canguilhem n’est pas en reste sur la question, qui à son tour,

ferait valoir, en s’appuyant sur « La méthode pathologique

»360, comment Lagache s’efforce effectivement de penser

ensemble l’altérité pathologique/psychopathologique et la

compréhension possible et nécessaire de cette dernière.

Médecine psychologique et somatique pourraient ainsi

tracer le même chemin, s’inspirer l’une de l’autre, prendre

les mêmes orientations – coévoluer. En témoigne la

proximité philosophique et théorique des analyses

respectivement conduites par Canguilhem et par Lagache,

chacun dans leur domaine de prédilection. « Il y a en effet,

constate Lagache, une grande analogie entre la conception

que ce philosophe-médecin [que Canguilhem] se fait de la

médecine et celle de la psychologie clinique que nous avons

exposée. »361. Rencontre entre deux hommes aux approches

359 D. Lagache, « Le normal et le pathologique d'après

Georges Canguilhem » (1946), dans op. cit., p. 452. 360 D. Lagache, « La méthode pathologique », dans

Encyclopédie française, tome VIII : La vie mentale, Paris,

Larousse, 1938 ; reproduit dans Lagache, Œuvres, tome I :

Les hallucinations verbales et travaux cliniques (1932-1946),

Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse, p. 259-267. 361 D. Lagache, « La méthode clinique en psychologie

humaine » (1945), dans Œuvres, tome I : Les hallucinations

Page 373: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

373

similaires ; rencontre entre deux disciplines par trop souvent

mises en opposition comme rivalisent les sciences humaines

et les sciences dures depuis le Second Empire, quand leur

similitudes devraient en faire des arts complémentaires.

Un autre clinicien dont Canguilhem ne manque pas de

souligner la contribution à cette redéfinition de la

psychiatrie, anticipant et inspirant tout à la fois celle que

l’auteur lui-même entendait promouvoir dans son propre

domaine, est Eugène Minkowski (1885-1972). Minkowski, à

l’instar de ses confrères Blondel et Lagache, rejetait l’option

consistant à réduire le phénomène pathologique à une

dérivation du phénomène normal : « E. Minkowski, note

Canguilhem, pense ainsi que le fait de l'aliénation ne se laisse

pas réduire uniquement à un fait de maladie, déterminé par

sa référence à une image ou idée précise de l'être moyen ou

normal »362. Il peut être opportun ici de rappeler que

Minkowski, anciennement assistant du psychiatre Eugen

Bleuler363, avait vu sa pensée profondément influencée par la

verbales et travaux cliniques (1932-1946), Paris, PUF,

Bibliothèque de psychanalyse, 1969, p. 420-452. 362 G. Canguilhem, op. cit., p. 71. 363 Eugen Bleuler (1857-1939) à qui la psychiatrie est

redevable de l'introduction de la notion de schizophrénie,

alternative à la « démence précoce » d'Emil Kraepelin, et

rassemblant sous elle trois grandes catégories de troubles du

psychisme que sont la discordance (dissociation), le délire

paranoïde et – autre apport du médecin zurichois – l’autisme.

Page 374: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

374

philosophie d’Henri Bergson, et notamment par son concept

d’ « élan vital »364. De Max Scheler (1874-1928), spécialiste de

Nietzsche et de la Généalogie de la morale du promeneur de

Sils Maria365, il retient le concept de « phénoménologie des

sentiments » qui le conduit à développer une attention

particulière pour la dimension subjective du vécu de la

maladie ainsi que pour l’altération des relations (au monde, à

soi et à autrui) qui en découlent. Autant de références,

d’inspirations, de préoccupations qui plaident assez

nettement en faveur d’une lecture « vitaliste » de la

pathologie ; une lecture attentive au regard du patient, et

dont les articulations sont exposées dans un ouvrage au titre

en ce sens significatif : Le temps vécu 366.

Les historiens des sciences retiennent généralement de

Minkowski qu’il fut, de pair avec Henri Ey – pionnier de la «

psychiatrie dynamique » – un artisan de la réforme de la

Cf. E. Bleuler, Dementia Praecox ou Groupe des schizophrénies (1911) trad. A. Viallard, Paris, Coédition

GREC/EPEL, Essais, 2001. 364 Cf. H. Bergson, Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, Presses universitaires de France,

Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 2007. 365 F. Nietzsche, Généalogie de la morale, trad. I.

Hildenbrand et J. Gratien, dans Œuvres complètes VII, Paris,

Gallimard, 1971. 366 E. Minkowski, Le temps vécu (1933), Paris, PUF,

Quadrige, 2013.

Page 375: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

375

psychiatrie française, auparavant recluse à des modèles

positivistes, à des approches statiques, objectivistes et

verticales, faisant peu cas de la singularité malade. Situation

guère éloignée de celle critiquée par Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique. Les mêmes causes ont les mêmes

effets. Aussi ne doit-on pas s’étonner de ce que Minkowski

propose, tel Canguilhem dans Le Normal et le Pathologique,

de repenser le phénomène pathologique (ici l’aliénation) en

rupture d’avec la rationalisation savante, comme expérience

vécue. La norme du jugement est intuitive et non plus

gnoséologique. La maladie devient un concept relatif, une

notion contextuelle issue de l’expérience et non d’abord de

l’observation. Un concept relatif d’une part ; puisque se

rapportant à l’histoire normative de l’individu qui juge de sa

présente « qualité de vie » en fonction de son ressenti passé

de la normalité – de sa normalité passée. L’expérience

singulière du sentiment de la limitation (malaises, blocages,

routines, impossibilité d’effectuer certaines tâches, etc.)

réintroduit ainsi dans la pathologie psychique un élément de

subjectivité nécessitant du praticien qu’il considère l’unicité

des cas et ne prescrive jamais que des traitements sur-

mesure. Une notion contextuelle, de l’autre ; dès lors que

l’état de santé mentale en général, l’aliénation

spécifiquement, cessent de valoir comme absolus déterminés

in abstracto pour fonctionner comme des révélateurs de la

viabilité des rapports qu’un sujet entretient avec son milieu.

Toute psychopathologie est fondamentalement une

sociopathie : une maladie du lien (a-liénation). Quelle

pertinence, sinon, devrait-on accorder à un « désordre

Page 376: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

376

psychologique » qui ne causerait aucune altération morbide

du rapport à soi-même, au monde ou à autrui ?

Caractère relatif et contextuel de l’affection

psychopathologique à quoi s’ajoute une dimension globale.

Ici non plus que dans le cas de l’affection organique,

l’individu ne saurait être atteint qu’en une partie de lui-

même. L’individu n’est pas malade qu’en un segment de son

psychisme ou par intermittence. En conséquence de quoi la

maladie mentale ne peut être comprise d’un seul point de

vue localisé : elle doit être appréciée comme une totalité,

pensée de manière holiste, à l’exclusion de tout

réductionnisme ou isolationnisme. Ainsi le schizophrène

n’est-il pas affecté de schizophrénie qu’à l’occasion de

certains contacts avec la réalité ; c’est tout son univers qui se

voit transformé, tout son vécu intime de l’espace et du temps

au fondement de son rapport au monde qui se voit

réorganisé. C’est tout son « fonctionnement », tout son «

comportement » ; son identité même, sociale et biologique

qui se reconstitue autour de la pathologie. Cette

reconstitution témoigne de la mise en œuvre de normes

inédites, en laquelle Minkowski conçoit une preuve de

l’aptitude créative de la vie psychique. Labile et normative,

protéiforme, la vie l’est au même titre en sa polarité

psychologique qu’en sa polarité physiologique. La vie

(psychique) façonne des équilibres dynamiques en vue de se

stabiliser – et dont la maladie (mentale) avère la moindre

flexibilité. Pour être toujours singulière, la survenue de la

Page 377: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

377

maladie – quelle qu’en soit l’origine – est donc toujours

révélatrice d’une pluralité des allures de la vie.

D’autant plus significatif est le recours fréquent que fait

Minkowski à la notion de « norme » – en fait de « loi » –

psychique. Le temps vécu, l’œuvre maîtresse du clinicien,

témoigne effectivement d’une terminologie relativement

voisine de celle mobilisée par Canguilhem ; ceci en vue de

renouveler le regard traditionnel porté sur la

psychopathologie, comme Canguilhem renouvelera le regard

porté sur la pathologie. C’est également, aux yeux de

Minkowski, en s’appuyant sur l’analyse clinique du

sentiment de contrainte qu’elle impose aux patients que la

maladie doit être définie ; et donc des cas pathologiques

particuliers que doit partir la psychiatrie pour en extraire,

subsidiairement, le fonctionnement normal des processus

psychiques367. George Canguilhem ne disait pas autre chose,

pour qui « c’est l'anormal qui suscite l'intérêt théorique pour

le normal. Des normes ne sont reconnues pour telles que

dans des infractions. Des fonctions ne sont révélées que par

leurs ratés. La vie ne s'élève à la conscience et à la science

d'elle-même que par l'inadaptation, l'échec et la douleur »368.

L’échec et la douleur. Nous sommes ici au plus près du vécu.

367 E. Minkowski, « A la recherche de la norme en

psychopathologie », dans Évolution psychiatrique (revue),

n°1, Paris, Elsevier, 1938. 368 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 139 et 149.

Page 378: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

378

Au plus près de la vie qui sent, ressent et juge à proportion

qu’elle est.

B. ENJEUX ETHIQUES CONTEMPORAINS

Nous avisons ainsi combien les inflexions données par

les auteurs précédemment cités à la psychopathologie ont pu

influencer la reformulation par Canguilhem des notions

médicales, ainsi que sa conception de la médecine en

général. De la prise en compte de la subjectivité malade a

résulté une nouvelle anthropologie clinique liée à une

philosophie de la vie. Recentrement de la discipline sur le

patient, primat du soin sur le savoir, intégration de l’erreur

comme expression de la normativité, autant d’apports qui

auraient dû profondément redéfinir le paysage de la

médecine. Qu’en est-il aujourd’hui de cette redéfinition ?

Qu’en est-il aujourd’hui, spécifiquement, de cette

redéfinition dans le domaine de la psychopathologie ?

a. Pathologisation du normal

Ancrons notre examen dans son lit historique. Il

semblerait qu’ayant effectivement, et de manière

propitiatoire, fécondé la médecine physiologique et

psychiatrique, les intuitions de Canguilhem n’aient pas su

imprimer durablement la discipline pour la sauver de ses

anciens démons. Les premières heures, pourtant,

Page 379: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

379

s’annonçaient favorables. À la santé que René Leriche

définissait de manière négative comme « silence des organes

», s’est vu ajouter en 1947 et à l’instigation de l'OMS, les

critères de bien-être psychique, mental et même social. Le

vécu du patient intègre peu à peu l’intelligence et l’extension

de la pathologie. Le handicap, les maladies génétiques graves,

l’infirmité motrice sont repensés dans une perspective

existentielle, faisant plus que jamais entrer la subjectivité et

la question du lien social au cœur de la médecine.

Infléchissement dont Henri-Jacques Sticker a notamment

rendu raison dans ses travaux sur le concept de santé et de

ses évolutions entre 1935 et 1948369. Les mutations de la

physiologie offrent alors un pendant à celles de la psychiatrie

dans leur manière d’aborder le normal et le pathologique.

Une éclaircie pour l’école vitaliste et son approche

polyphonique de la pathologie qui semble avoir été de courte

durée. La conception de la maladie au regard du malade le

cède de proche en proche à une vision bien plus « utilitaire »,

si l’on peut s’exprimer ainsi, indifférente à ce que peut être la

perception individuelle de la réduction de la normativité. De

même que certaines maladies ne se révèlent des maladies que

dans certains contextes, certaines pathologies mentales ne se

laissent désigner comme telles que dans des conditions

précises, lorsque les comportements qu’elles induisent vont à

369 H.-J. Stiker, Corps infirmes et sociétés. Essais d'anthropologie historique, Paris, Dunod, Idem, 2013, p. 188

sq.

Page 380: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

380

contre-courant de ce que la société attend de l’individu. Ce

phénomène qu’avait expressément relevé Canguilhem

acquiert une ampleur telle qu’il réduit à peu de chose

l’élément objectif de la maladie. Il n’est pas rare, sous ses

auspices, d’assister à une « pathologisation » spontanée de la

criminalité. Tel tueur de masse est rapidement taxé de

« fou ». On parle de « tueur fou ». Comme si cette

qualification ontologique avait fonction d’ostraciser

l’individu de la communauté humaine ; comme si l’ordre

moral ne pouvait être ébranlé que par un être irrationnel –

un « monstre ». Dérive qui pourrait être l’expression d’une

forme d’inconscient idéologique contemporain, se refusant à

accepter le mal moral en l’homme. Le mal moral n’est plus le

fait de la liberté, dès lors que la psychiatrie se charge de le

rapporter à une étiologie pathologique.

La réciproque n’est pas moins effective. Que le

pathologique soit criminalisé ne s’oppose pas à ce que

s’observe concurremment un processus inverse : à ce que le

normal soit pathologisé. Et qu’il le soit au nom d’autres

valeurs véhiculées par la même société qui normalise le

pathologique. Parmi les phénomènes les plus actuels en ce

domaine sur lesquels la pensée de Canguilhem pourrait jeter

une lumière précieuse, figure effectivement la suppression de

la démarcation théorique entre le normal et le

pathologique… au profit du pathologique. Du tout-

pathologique. Vrai que la réflexion de Canguilhem,

considérée de manière trop expéditive, pouvait

éventuellement conduire à troubler cette démarcation.

Page 381: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

381

Ainsi, « si donc le normal n’a pas la rigidité d’un fait de

contrainte collective mais la souplesse d’une norme qui se

transforme dans sa relation à des conditions individuelles, il

est clair que la frontière entre normal et pathologique

devient imprécise »370.

En aucun lieu pourtant l’auteur ne récuse

véritablement la distinction du normal et du pathologique.

Ce serait sacrifier au principe de Broussais qu’il contestait en

première intention. Le fait est qu’il n’abolit pas cette ligne de

démarcation, mais il la découpe différemment. Selon d’autres

critères. Il change sa référence, qui n’est plus le médecin,

mais le patient lui-même : « chaque individu organise sa

propre frontière entre le normal et le pathologique, la

personne est seule juge de son état, de sa qualité de vie »371.

En fait d’être absolue et objective, la distinction que pose

Canguilhem entre le normal et le pathologique devient

subjective et relative à chaque individu. Elle varie d’un

patient à l’autre. Ce qui ne signifie pas que, parce que

relative à chaque individu, cette distinction ne soit pas

réellement vécue comme absolue par chaque individu. Cela

ne veut pas dire, insiste Canguilhem dans La connaissance de la vie, « que pour un individu donné la distinction n’est pas

absolue. Quand un être humain commence à se sentir

370 G. Canguilhem, op. cit., p. 118-119. 371 A. Murez, L’endométriose : expérience de la douleur,

Mémoire d’ethnologie, Université de Bordeaux II, janv.

2005.

Page 382: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

382

malade, à se dire malade, à se comporter en malade, il est

passé dans un autre univers, il est devenu un autre homme »

372. Relative du point de vue du médecin – ainsi mis en

demeure de faire cas de la singularité de chaque individu –,

la frontière du normal et du pathologique n’en reste pas

moins impérieuse du point de vue du malade. En suite de

quoi « la relativité du normal ne doit aucunement être pour

le médecin un encouragement à annuler dans la confusion la

distinction du normal et du pathologique »373. Et c’est bien là

précisément l’une des tendances actuelles de la

psychopathologie que de brouiller cette distinction. De

l’affaiblir. De l’éroder. En faisant basculer du côté de la

pathologie ce qui, en d’autres temps, aurait été considéré

comme relevant de la normalité.

De même que s’est imposé le mythe de la « santé

parfaite », s’est imposé celui de la « santé mentale parfaite »

qui mène à médicaliser des affects trop lourds ou trop

durables, jugés handicapants ou antinomiques aux idéaux de

performance promue par l’idéologie de l’époque. On pourrait

donc s’interroger avec un scepticisme raisonnable sur la

recrudescence considérable de la prévalence des troubles

mentaux dans la population, consécutive à l’abaissement des

seuils diagnostiques et à l'inclusion de nombreuses variantes

372 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans La connaissance de la vie, Paris, Librairie Philosophique Vrin,

Bibliothèque des textes philosophiques, 2000, p. 165-166 373 G. Canguilhem, ibid.

Page 383: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

383

des mêmes syndromes qu’augure le futur – imminent –

DSM-V.

Le DSM – acronyme de Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders –, tient en effet un rôle de plus

en plus prépondérant en milieu psychiatrique. Il rend

possible une conversion rapide et efficace des symptômes en

syndromes, et des syndromes en ordonnances tout en

permettant à la profession de disposer d’une base de

référence internationale. Tout le danger tient dans la

propension des cliniciens à faire de ce qui doit rester une

référence consultative une parole d’Évangile. S’il importe

d’avoir à l’esprit que de nombreuses critiques émanent des

psychanalystes, durement concurrencés par les psychiatres,

les psychologues et notamment par la psychologie cognitivo-

comportementaliste, et ne sont donc pas uniquement

motivés par un intérêt de connaissance, cette présomption de

plaidoirie catégorielle ne retire rien à l’inquiétude qu’une

semblable inflation pourrait légitimement soulever.

Inquiétude notamment partagée par le Pr. Allen J. Francès,

ayant pris part aux travaux d'élaboration du DSM, quatrième

du nom. Rappelons qu’il suffisait déjà depuis le DSM IV de

manifester deux semaines de signes indicateurs de l’état

dépressif pour se voir proposer une gamme de psychotropes,

quand les délais pour la même prescription s’élevaient

auparavant (DSM-III) à huit semaines bien arrondies. Ainsi,

à l’exclusion des 421 troubles mentaux déjà répertoriés, 200

nouvelles pathologies psychiques ont été délayées dans la

dernière version. Ceci pour un total s’élevant à près de 650

Page 384: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

384

troubles – et autant de molécules374. N’en tirons pas de

conclusions hâtives…

La réflexion engagée par Canguilhem sur la médecine

de son époque nous a permis de constater que la biologie,

non plus que les sciences en générale, n’est absentes à

l’idéologie. La maladie est, au moins partiellement, une

création du regard dirigé sur elle par le médecin ou par la

société. À plus forte raison, par le sujet malade. Ce qui ne

peut que disqualifier la prétention du DSM à être

« athéorique ». Tout discours porte en soi une vision du

monde, même et surtout s’il s’en défend. S’il n’appartient pas

essentiellement à l’idéologie d’être fausse, il appartient sans

doute à sa fausseté de ne pas être produite de manière

intentionnelle. C’est bien le propre des idéologies que de

s’ignorer être des idéologies – que de se nier comme telles.

Une chose au moins qu’elles partageraient avec le « déni » en

psychanalyse…

Quant à l’échange, quant à la prise en compte du vécu

du patient dans la définition de sa pathologie sur quoi insiste

Canguilhem, on pourrait craindre que la réduction de

374 Nous qui vivons en France, fief de Sanofi, ne seront pas

surpris d’apprendre que sur les cent soixante-quinze

cosignataires du catalogue, quatre-vingt-quinze ont été

convaincus de collusion avec la grande distribution. Un

chiffre qui n’efface pas le doute quant aux quatre-vingts

autres.

Page 385: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

385

l’auscultation ou de l’entretien au remplissage d’un

questionnaire standardisé de critères diagnostiques ne

relativise dangereusement la portée de celui-ci.

Subséquemment aussi, qu’elle ne restreigne la part de

jurisprudence nécessaire que le praticien doit mettre en

œuvre pour adapter la règle au cas. Une telle méthode aurait

encore pour conséquence de méconnaître le caractère holiste

de la psychopathologie. Or, le psychopathologique comme le

pathologique ne sont pas des affections locales, mais des

transformations d’essence, des transfigurations globales de

l’individu malade.

Mais la méprise consisterait plus fondamentalement en

la finalité assignée à l’établissement du diagnostic. Le

diagnostic, insistait Canguilhem, n’a pas pour vocation

première l’identification d’une entité nosologique, mais bien

la détermination d’un profil singulier, la considération d’une

personne en détresse dépositaire de ses propres valeurs. Il

doit sa pertinence au degré d’individualisation qu’il

s’autorise. Cette individualisation ne se peut faire sans nouer

un dialogue qui fasse sortir l’individu souffrant de

l’anonymat, et resitue sa maladie dans le contexte actuel de

ses rapports au corps, au monde et à lui-même. Ce qu’avait

reconnu Lacan, observe Canguilhem. Lacan, psychanalyste,

qui avait aperçu l’altérité de l’individu malade375. Lacan,

profondément influencé par sa lecture de Spinoza qu’il citait

375 G. Canguilhem, « Le normal et le pathologique », dans op. cit., p. 168.

Page 386: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

386

en exergue de sa thèse de 1932376 ; à telle enseigne qu’il

devait restituer sa conception de l’essence des individus

comme « somme des relations conceptuellement définies

d'une entité »377 pour caractériser cette dimension

intrinsèquement relationnelle de l’identité en et hors de la

maladie. Un tel individu pris dans la foule, pour Spinoza, se

départit essentiellement des autres individus au prorata de

ses logiques affectives. Similairement, selon Lacan, l’essence

d’une personnalité pathologique diffère-t-elle de l’essence

d’une personnalité normale à la faveur de l'« histoire des

affections » qui est la sienne378. L’identité de l’individu

malade ; par suite, la maladie se comprend alors moins par la

surrection d’une affection nosologique déterminée que par

l’altération de la qualité des rapports qu’elle engendre.

Rapports actuels – aux êtres, aux choses et à soi-même –,

mais aussi antérieurs, éventuellement futurs – aux êtres, aux

choses et à soi-même. La maladie fait irruption dans une

histoire évolutive des normes sociales et biologiques. Elle se

réfère toujours à des « antécédents » et hypothèque l’avenir :

376 J. Lacan (1932), De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité, Paris, Seuil, Points essais, 1975.

La citation de Spinoza est la prop. 57 de la partie III de

l’Éthique : « Une affection quelconque de chaque individu

diffère de l’affection d’un autre, autant que l’essence de l’un

diffère de l’essence de l’autre ». 377 J. Lacan, op. cit., p. 342. 378 J. Lacan, op. cit., p. 343.

Page 387: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

387

engage un « pronostic », qui est toujours vital au sens où la

vie-même est projection d’elle-même au-delà d’elle-même.

En suite de quoi l’examen médical ne peut se satisfaire

d’une vision synchronique – présentéiste – de la maladie. Ou

l’essentiel serait perdu. En médecine somatique comme en

médecine psychologique, le diagnostic tient au contraire sa

légitimité de sa capacité à prendre en compte l’ensemble de

ces dimensions. Ainsi que l’écrit encore une fois Lagache

dans ce qui se donne pour une tentative de définition de la

psychopathologie clinique :

La psychopathologie clinique a pour objet

principal les conduites adaptées et inadaptées […]. Le

diagnostic s’efforce de saisir un moment évolutif de

l’histoire d’un être humain […] Il a la structure d’une

interprétation […]. L’aboutissement d’une

investigation clinique, c’est l’histoire d’un cas. La

psychologie moderne a beaucoup insisté sur

l’historicité de l’existence humaine et sur l’importance

des expériences passées (apprentissage) pour

l’explication de la conduite […]. Aucune donnée n’est

en fait significative que par référence à un contexte

historique et à un devenir psychologique […]. La

psychologie clinique ne se limite pas aujourd’hui, on

Page 388: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

388

ne doit pas se limiter à l’anamnèse et à

l’observation.379

Un diagnostic d’assignation qui réduirait le malade à

ces signes cliniques serait en cela trois fois inconséquent : il

ignorerait l’unicité du cas, il ignorerait la maladie vécue, il

ignorerait l’inscription biographique de la pathologie. Il

ignorerait, en somme, que l’homme est avant tout un être

normatif. Précisément, l’us et l’abus du DSM nous semble

dangereusement prêter à cet écueil.

Écueil qui nous projette assurément très loin de la

médecine hippocratique. Et nous confronte à une situation

qui ne semble guère en passe de s’améliorer ; cela pour au

moins deux raisons, dont l’une tient à la formation du

personnel soignant, et l’autre à des considérations de nature

plus économique. La formation, de prime abord, est ainsi

faite qu’une majorité des étudiants en psychiatrie ne dispose

pas d’approche alternative de la souffrance psychique que ce

manuel. La dimension économique fait d’autre part que

nombre de mutuelles et d’assurances-santé tendent à asseoir

leur politique de remboursement des soins sur la sanction du

DSM. Le paradoxe étant qu’en fait de limiter les abus et

dérives d’un système « en roue libre », cette perspective

rigide à la fois exclusive et excluante aboutit au brouillage

des frontières entre comportements normaux, auparavant

379 D. Lagache, Psychologie clinique et méthode clinique

(1949), dans op. cit., p., tome II, p. 164.

Page 389: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

389

qualifiés d’atypiques ou d’exceptionnels, consécutifs à

certains événements imposés par la vie (un deuil, une perte

d’emploi, une période de travail intense, etc.) et les

comportements qualifiés de déviants, pathologiques. Un

intérêt certain que présenterait alors une relecture de la

psychopathologie contemporaine au prisme du vitalisme de

Canguilhem serait donc de repenser à nouveaux frais le

rapport entre les valeurs et allures de la vie et les normes

sociales.

De quelle folie le monde est-il atteint, pour que l’on en

arrive à ce chiffre inquiétant de 45 millions d’Américains se

trouvant de facto, conformément aux critères énoncés par le

DSM-V, atteints de troubles psychiatriques ? Notons que

l’état des lieux global de la santé mentale dans les pays de

l’OCDE incline à s’aligner sur les statistiques d’outre-

Atlantique. En ressort que partout où se voit introduite la

grille du DSM, la quantité d’enfants autistes se voit

multipliée par vingt. La proportion des « syndromes

bipolaires » explose pour atteindre quarante fois sa valeur

nominale. Ce qui n’est rien dire encore des « troubles

envahissants du développement » (TED) qui ont fait leur

entrée dans le DSM-IV au début des années 1990. Troubles

du développement dont le plus médiatique, le plus médiatisé,

serait sans doute l’« hyperactivité ». Comportement qui

pourrait être, plutôt que taxé de « pathologique », compris

comme une réaction « normale » à la pression d’une société

entretenue par la culture du zapping, de ses valeurs et de ses

exigences. Deleuze faisait de la même manière de la

Page 390: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

390

schizophrénie une maladie propre au capitalisme380. Nous

savons par ailleurs – fait avéré par l’ethnopsychiatrie – que

certains syndromes ne se manifestent qu’au sein de groupes

restreints ou à certaines époques particulières. Durkheim lui-

même n’a pas laissé de stigmatiser certaines pathologies du

lien (ou de la disparition du lien) corrélatives à l’avènement

des sociétés modernes381. En cela peut-on légitimement

s’interroger sur l’opportunité de traiter des individus atteints

par des pathologies sociales plutôt que de traiter le corps

social incubateur de ces pathologies. C’est-à-dire les

symptômes en lieu et place des causes.

Se reformule ainsi la question de la dialectique entre le

tout et ses parties : l’approche locale, discrète ou segmentée

d’une maladie peut-elle suffire à la compréhension de celle-

ci ? Rien n’est moins sûr ; tant s’en faudrait. Et Canguilhem a

bien fait voir toutes les limites que présentait pour la

médecine une telle méthode physicaliste. Si bien que le

soupçon s’immisce, allant jusqu’à nous faire douter que la «

compréhension » de la maladie en soit bien la finalité.

Tenons-nous en à remarquer que l’hyperactivité aura au

moins eu ce « mérite » de remettre en circulation – sous

couvert de traitement par « psychostimulation » – ce qui

avait été régulièrement exclu du marché libre : à savoir les

380 G. Deleuze, F. Guattari, L'Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 2013. 381 Cf. E. Durkheim, Les règles de la méthode sociologique (1894), Paris, Flammarion, 1988.

Page 391: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

391

amphétamines. Les plus récents rapports de l’OMS font état

de 10 à 12 % des enfants américains de la génération des six à

quatorze ans diagnostiqués. Une enquête publiée en 2013 par

la même organisation accuse une inflation de 70 % des

prescriptions de ritaline en France depuis 2008. Plus

significatif encore et le constat très empirique que les plus

demandeurs sont les parents. Tout se passe comme si dans de

trop nombreux cas, le diagnostic d’hyperactivité et son

traitement ad hoc avaient fonction de pallier les tutelles

défectueuses, la démission ou l’exaspération d’une famille

trop absente – manière de médicaliser l’échec éducatif. Au

risque toujours présent de remiser sous le régime de la

pathologie ce qui relève volens, nolens, de la normalité. Le

traitement de l’« hyper-violence » urbaine dont l’échec sert

de ligne narrative au long-métrage de Stanley Kubrick,

Orange mécanique, relève d’une même logique, quoique

poussée dans ses derniers retranchements. Le diagnostic de

trouble mental n’est pas ainsi sans témoigner de conflits

d’intérêt plus ou moins perceptibles. D’enjeux sociaux,

économiques et politiques ; voire de rapports de force. Le

pouvoir soviétique n’a pas manqué d’avoir recours à la

caution de la psychiatrie pour mettre au banc les opposants à

l’idéologie d’État. On se souvient combien aisé il pouvait être

en URSS d’être déclaré fou ; le fou par excellence,

paranoïaque achevé qu’était Staline, n’ayant en revanche que

peu à craindre des diagnostics de ses médecins officiels (de

ceux qu’il avait inopinément omis de faire fusiller).

Page 392: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

392

b. Normalisation du pathologique

La dimension sociale et historique de la pathologie, la

relativité des concepts médicaux à laquelle Canguilhem

consacre une grande partie de son œuvre serait reprise et

développée, quoique réorientée par son élève Foucault. On

doit à ce dernier auteur d’avoir fait la lumière sur la

tendance irrépressible de la science institutionnalisée et du

discours qu’elle véhicule à servir de prétexte à réprimer des

comportements sociaux jugés indésirables382. Comportements

qui, s’ils ont des étiologies physiologiques ou génétiques, se

manifestent en empruntant des formes typiques de leur

époque. Empreintes des codes qui ne seraient pas à

rechercher ailleurs que dans la société qui les réprime. Une

société qui produirait ainsi ses « fous » en même temps que

ses garde-fous. Fous relégués depuis la fin du XVIIème siècle

– au même moment ou la « raison » se voit dûment théorisée

– avec les criminels et les parias, à l’écart du commun. En

marge de la société société qui les renvoie à sa propre crise

(le baroque suit le classicisme) pour les considérer non pas

dans une optique de soins, mais dans une problématique de

répression, une procédure d’éloignement : « surveiller et

punir ». Il faut se souvenir qu’alors les fous ne bénéficiaient

d’aucun traitement différencié, d’aucun suivi thérapeutique ;

et ce jusqu’à ce qu’enfin la distinction s’opère et que les

aliénistes envisagent d’autres solutions que l’enfermement à

382 M. Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Paris,

Gallimard, Tel, 1976.

Page 393: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

393

vie. La parole du patient devient audible et le patient lui-

même moins un objet de relégation que le sujet d’une

discipline en devenir. Il ne s’agit plus de mettre les

marginaux en marge de la société, mais de retisser un lien

dramatiquement rompu dans une perspective de

réintégration.

On peut à cette enseigne s’interroger sur ce que

Canguilhem et plus encore Foucault auraient pensé du fait

que l'on redirige à l’heure actuelle de plus en plus de cas

relevant de la psychiatrie en milieu pénitentiaire ou carcéral.

Car c’est bien l’une précisément des dérives dénoncées par

un nombre croissant de psychiatres, psychologue,

psychanalystes qui s’observe aujourd’hui dans nos sociétés

postindustrielles que ce renvoi des « fous » en milieu

carcéral. La tendance statistique atteste d’une sorte de retour

en détention des cas clinique qui en avaient été sortis,

fondant sur une nouvelle approche la psychiatrie comme

domaine autonome. Toutes proportions gardées, la

profession rencontrerait effectivement environ quatre fois

plus de sujet schizophrènes en milieu pénitentiaire qu’au

sein de la population générale. Il ne s’agit pas d’en induire

que la plupart de ces schizophrènes incarcérés auraient

commis leurs crimes et leurs délits en état de crise et donc

d’irresponsabilité ; seulement de suggérer que cette

surreprésentation n’est pas sans éveiller quelque soupçon

quant à la pertinence de la structure retenue pour les

accueillir en attendant leur éventuelle réinsertion. Tout

semble se passer comme si, non contente de « pathologiser »

Page 394: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

394

le normal, la nouvelle idéologie, la nouvelle donne «

biopolitique » de ce début de XXIème siècle recommençait

subrepticement à criminaliser le pathologique. Or

criminaliser le pathologique, le mettre en isolement n’est pas

faire autre chose que de privilégier le regard du politique sur

celui du médecin.

Qu’il s’agisse, en tout état de cause, de pathologiser le

normal ou de normaliser le pathologique, il se trouvera

toujours que le vécu subjectif du sujet mis en cause est éludé,

soit au profit de tests statistiques, soit au profit d’une

sanction juridique avant toute chose soucieuse de mettre en

quarantaine, mettre à l’écart du corps social les éléments

déviants.

c. L’effacement du patient

Nous retrouvons ici la plupart des concepts revisités par

Canguilhem tout au long de son essai : ceux de normal et de

pathologique, avec la question de leur articulation et de la

nature de leur différence ; ceux de normativité

physiologique (ou, au-delà, psychologique), aptes au

changement et en cela relativement indéfinie, et de normes

sociales, coercitives et contraignantes ; ceux de valeur, de

modèle prescriptif, d’idéologie, d’axiologie latente. Mais

notre exemple d’usage possible de Canguilhem à l’heure

actuelle, celui du sort et de la prospective de la clinique du

Page 395: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

395

XXIème siècle, resterait incomplet s’il n’enveloppait

également le problème du réductionnisme.

Nous avons vu combien l’auteur tenait, à rebours de

Claude Bernard et d’Auguste Comte, à ce que soit reconnue

la spécificité de la biologie par rapport aux sciences physico-

chimiques. La vie témoigne de propriétés émergentes ; elle

est capable de labilité, d’erreur, de recombinaison, de

réduction (maladie) ou d’accroissement (guérison) de sa

tolérance aux incidences de son milieu. La vie est normative,

au sens où elle se crée des normes et des alternatives. Elle

prend autant de chemins que d’individus. Richard Dawkins

ferait valoir que les individus sont eux-mêmes les chemins

que prend la vie – le gène – pour se véhiculer383. L’auteur

démontre ainsi que les phénomènes vitaux ne sont pas

solubles dans le carcan des lois universelles et fixes des

sciences dures : les phénomènes vitaux ont bien un aspect

physico-chimique, mais ne se réduisent pas à cet aspect. Ou

bien le vivant ne serait pas distinct de l’inerte. La vie doit se

comprendre au-delà de son expression mécanique, comme

franchissant un gradient, un seuil d’intensité. Seuil en vertu

duquel elle diffère en nature de la matière inanimée.

Or cette tendance au réductionnisme que Canguilhem,

tenant d’une forme de vitalisme nietzschéen – entendait

383 R. Dawkins, Le Gène égoïste (The selfish Gene) (1976),

Paris, Odile Jacob, Poche, 2013 ; en part. chap. II : « Les

réplicateurs ».

Page 396: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

396

dénoncer chez ses contemporains, cette tendance mortifère à

la simplification qui s’interdit d’emblée d’appréhender toute

la complexité de la vie (en niant méthodiquement ce qui fait

son essence : sa liberté de création, étant posé le

déterminisme de Bernard comme principe heuristique),

paraît également resurgir dans le domaine

psychopathologique, à tout le moins auprès d’un certain

nombre de chercheurs financés en priorité par les fondations

privées ou les instances publiques d’attribution des budgets

(hors comités scientifiques). Le mécanisme le cède au

rabattement des processus décisionnels et des états mentaux

sur les effets de structures neuronales, elles-mêmes en

grande partie prédisposées par la purée génétique. Non que

les scientifiques y soient eux-mêmes acquis. Les politiques le

sont ; ce qui suffit à orienter tendancieusement une grande

partie de la recherche. Réductionnisme qui se conçoit

derrière la « quête » du « gène de », qui fait encore une fois

peu cas de la liberté et du regard du patient, mais présentant

au moins pour nous le mérite de ne plus laisser de doute

quant à la matrice idéologique qui baigne et parfois même

motive (le cas de Lyssenko a fait jurisprudence) le discours

scientifique.

Le déterminisme devient alors surdétermination de la

génétique sur les comportements sociaux ; ce en dépit –

entre autres – de la prolifique actualité de l’épigénétique,

dont nous avons dit quelques mots. Le psychanalyste

américain Erik Erikson (1902-1994), connu pour avoir

proposé une théorie du développement psychosocial, a ainsi

Page 397: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

397

pu envisager des rapprochements fructueux entre la biologie

et la psychologie. De même que Freud recourait à des

métaphores physiologiques et organiques pour décrire

l’inconscient, il transpose les acquis récents de génétique

pour proposer une « théorie épigénétique du développement

humain »384. Les crises psycho-sociales successivement

vécues par un individu peuvent en effet avoir une origine

génétique. Elles ne s’y réduisent pas. Car la manière dont

elles se vivent – dont elles sont surmontées ou non – dépend

d’autres facteurs qui intéressent la singularité de chaque

individu. Les phénomènes développementaux relevant de la

normalité ou de la pathologie psychique témoignent d’une

variabilité qui ne se laisse pas réduire à la seule expression du

programme génétique. C’est en cela que la notion

d’épigenèse trouve toute sa pertinence.

Il y aurait là matière à nous interroger sur

l’engouement recrudescent de nos sociétés, et plus encore de

nos responsables politiques, pour la recherche en

neurosciences, couplée aux nouvelles sciences de la «

criminologie ». Spécifiquement, pour l’utilisation de plus de

plus en plus fréquente de la neuro-imagerie dynamique, des

I.R.M. fonctionnelles dans une optique de prédiction de

l’évolution des comportements. « Science, d’où connaissance

; connaissance, d’où action », devisait Comte. Mais de quelle

action sommes-nous en train de parler ? Envisager ainsi une

384 E. Erikson, Identity and the life cycle, New York, W. W.

Norton & Co, Revised edition, 1994.

Page 398: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

398

forme de « balistique éthique », nonobstant les questions

métaphysiques qu’une telle approche tiendrait pour résolue

(dont celle du libre arbitre), n’est-ce pas déjà subordonner

l’agir individuel aux déterminations causales les plus

élémentaires ; à savoir non plus de nature sociale, mais

encore physico-chimiques ? Réduire le politique au

biologique ? N’est-ce pas tomber à nouveaux frais dans le

réductionnisme physicaliste le plus étriqué ? Toutes choses

dûment considérées, la matière grise de l’encéphale n’est pas

faite d’autre chose que de particules élémentaires. Or, de

telles particules présentent des caractéristiques quantiques

(intrication, non-localité, superposition) qui satisfont bien

peu, à leur échelle subatomique exclusivement, à la

définition verticale du déterminisme de la mécanique

classique. S’il fallait donc faire montre de cohérence en la

matière, le déterminisme deviendrait paradoxalement

antinomique avec le réductionnisme strict. Il faudrait dès

alors tirer les conséquences des « inégalités de Heisenberg »

(plutôt que du « principe d’incertitude », traduction

maladroite) pour ce qui touche à nos comportements

humains : la prédiction individuelle deviendrait impossible.

Si donc la trajectoire d’une particule n’est pas déterminable a priori, une extrapolation rigide à la psychologie d’un corps

formé de particules ne serait pas davantage réalisable. Une

nouvelle occasion de citer Spinoza : « Personne, en effet, n'a

jusqu'ici déterminé ce que peut le corps, c'est-à-dire que

l'expérience n'a jusqu'ici enseigné à personne ce que, grâce

aux seules lois de la Nature, − en tant qu'elle est uniquement

Page 399: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

399

considérée comme corporelle, − le corps peut ou ne peut pas

faire »385.

Qu’à cela ne tienne. Le « déterminisme ouvert » de

Canguilhem, qui proposait de dépasser cette aporie, n’a pas

marqué comme attendu tous les domaines de la recherche.

Pas, semble-t-il, les comités d’attribution des subventions de

l’ANR. Faute d’une compartimentation bienvenue des

sciences de la politique, nous aurions bien plutôt affaire à

une prise en otage de la biologie et de la psychiatrie par le

législateur (et/ou l’exécutif), à une instrumentalisation de la

biologie et de la psychiatrie à des fins idéologiques.

Précisément ce que dénonçait l’auteur en évoquant

l’exemple de l’eugénisme. Une telle intrication des sciences

et de la politique s’affirme d’autant plus à l’heure actuelle

que la résolution des problèmes scientifiques a des effets

concrets sur le corps politique. Des retombées sociales qui

interrogent directement le modèle de civilisation que nous

voulons faire nôtre. PMA, GPA, OGM, principe de

précaution, prévention, définition de politiques de santé ou

de natalité sont quelques-uns de ces sujets brûlants qui ont

été à l’origine de controverses bioéthiques, toujours

385 « D'où suit que les hommes, quand ils disent que telle ou

telle action du corps a son origine dans l'esprit qui a de

l'empire sur le corps, ne savent ce qu'ils disent et ne font

qu'avouer ainsi en termes spécieux qu'ils ignorent la vraie

cause de cette action et ne s'en étonnent pas » (B. de Spinoza,

op. cit., L. III, prop. 2, Scolie).

Page 400: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

400

d’actualité. Les neurosciences occupent une place

déterminante dans au sein de ces débats – lorsqu’ils ont lieu,

ce qui n’est que trop rarement le cas. À telle enseigne que

l’on a pu voir récemment le Conseil d'Analyse Stratégique

(CAS), « instance d’aide à la prise de décision » attachée au

premier ministre défendre l’application de « neuro-lois ». Des

préconisations qui, tombées dans l’oreille d’un président, se

sont traduites par la proposition d’un « profilage » organisé

dès l’école maternelle des enfants susceptibles de développer

des « comportements violents ». L’idée d’un prélèvement de

liquide amniotique chez les parturientes en vue d’analyser le

taux de testostérone fut également mise sur la table. Tout se

passe comme si la volonté de contrôle des normes

biologiques par les normes sociales n’avait rien retiré des

événements du XXème siècle.

La prédiction n’est pas toutefois problématique que

pour ses présupposés métaphysiques – déterminisme intégral

– ou méthodologiques – réductionnisme intégral – ; elle l’est

encore pour ses effets. Que la maxime « mieux vaut prévenir

que guérir » ait pu être érigée sept décennies durant en

devise du « monde libre » pour cautionner l’« amélioration de

l’humain » aurait de quoi faire réfléchir (les théories nazies

ne sont pas nées ex nihilo)386. Ces temps sont dernières nous ;

386 Japon, Suède, États-Unis furent quelques-unes parmi les

terres arables de l’eugénisme, pratiqué notoirement par le

régime nazi. Le dévoiement des théories de Francis Galton

(1822-1911), neveu de Sigmund Freud, fut ainsi responsable

Page 401: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

401

mais la résolution qui y préside ne s’est pas éteinte dans leur

sillage. La prédiction en psychiatrie a succédé aux computs

généalogiques de la police du gène. Et prête à des effets

pervers sans doute moins ostensibles, mais tout aussi réels.

Insistons bien sur le mot « prédiction », à distinguer du «

diagnostic ». La prédiction se fonde sur des « facteurs de

risque », des « prédispositions » de diverses natures :

familiales, environnementales, génétiques, etc. Elle

pronostique à l’aune de tendances statistiques et de

corrélations. Or, signifier à une personne qu’elle est

prédisposée à quelque chose, c’est bien souvent, pour ce qui

a trait à la problématique psychique, la disposer à quelque

chose. La prédiction en psychiatrie n’est jamais anodine ; pas

plus que la « voyance ». Elle n’est jamais sans incidence sur

l’existence future de l’individu à qui l’on « tire les cartes ».

La prédiction a moins souvent une valeur

d’extrapolation énonciative que de « prophétie

autoréalisatrice ». La prédiction en psychiatrie – outre le fait

qu’elle nie le libre-arbitre individuel, pendant psychologique

de la labilité – n’en est pas moins dépositaire d’une puissance

de « politiques sociales » outre-Atlantique lesquelles virent,

en soixante-dix ans, la stérilisation forcée de dizaines de

milliers d’Américains. Il allait manifestement de soi que

l’adultère, la délinquance ou l’alcoolisme constituaient

autant de caractères ataviques dont le remède ne pouvait

passer que par le tarissement des généalogies intéressées par

de telles tares.

Page 402: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

402

performative (Austin), favorisant ce qu’elle augure. À la

faveur de ce qui pourrait être décrit comme l’envers négatif

de l’effet Pygmalion, elle contribue à enfermer le sujet de

l’analyse dans un complexe qui n’était pas d’abord le sien,

mais tendra à le devenir387. Le sujet ainsi « prédisposé »

incorpore une problématique, l’intériorise et s’y identifie. Il

se laisse cannibaliser par un discours qu’il s’approprie au

point de s’y aliéner. L’épidémie de « faux souvenirs »

d’incestes phantasmés qui s’est fait jour au cours des années

1980 atteste bien de la puissance suggestive de tels discours

(en l’occurrence, dans les essarts de la psychanalyse), à même

de susciter les rémanences factices d’un traumatisme

rétroactif. Une preuve, s’il en fallait encore, que les cabinets

387 Un contrepoint en médecine somatique pourrait être

conçu en l’éventuelle démocratisation du séquençage du

génome, dont le coût humain et financier ne cesse de

diminuer. Si les risques pathologiques pourraient être

prévenus et les traitements individualisés, il est à craindre

que les assurances-santé renégocient des forfaits à la hausse

pour les personnes prédisposées à certaines maladies.

L’augmentation ciblée de ces cotisations aurait pour

conséquence de dissuader ceux qui en ont le plus besoin de

souscrire à une couverture sociale. Et donc de renoncer à se

faire dépister, suivre et soigner. On concevra sans mal

qu’alors ils puissent effectivement développer davantage de

maladies. La logique procyclique de la prophétie

autoréalisatrice n’est pas bornée au champ de l’astrologie ou

de la spéculation boursière.

Page 403: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

403

de consultation psychologiques ne sont pas plus immunisés

que les chambres d’hôpitaux contre les risques d’infections

nosocomiales. Le regard du médecin ne se contente plus de

réduire à quia la singularité de l’analysant : il pèse sur son

devenir, lui imprimant une inflexion morbide qui détermine

parfois l’aggravation de son cas. On peut à cet égard se

demander quel sens pourrait avoir l’intervention d’un

thérapeute qui contribue à la genèse des troubles qu’il

prétend prévenir. Il s’agissait pour Canguilhem de souligner

combien l’individu souffrant était en dernier ressort le seul à

pouvoir ressaisir le flambeau de sa pathologie, relativement

au ressenti de la diminution de sa puissance d’agir et de son

vécu antérieur de la normalité. Le patient « fait » en cela sa

maladie, laquelle le fait être à son tour un autre individu. Le

retournement est ici radical : voici que le médecin fait le

malade en contribuant par voie de suggestion à faire sa

maladie.

Il faut encore faire remarquer qu’au premier point de

désaccord qui peut se révéler entre le regard du malade et le

regard du médecin quant à la prise en charge d’une

pathologie – conflit se résolvant souvent dans le sens du

médecin –, s’ajoute sur le terrain de la psychiatrie une

scission de second niveau, qui met aux prises le regard du

malade sur son état de santé mentale et la communauté, les

personnes extérieures à sa problématique. Il appartient à

Minkowski d’avoir mis en lumière cette dissymétrie

supplémentaire entre pathologie mentale et somatique ;

dissymétrie dont le ressort consiste en ce que les affections

Page 404: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

404

physiologiques sont souvent reconnues comme telle par le

malade autant que par les tiers extérieurs à sa maladie, tandis

que les affections psychologiques, tout en étant

diagnostiquées par ces mêmes tiers, peuvent être niées par le

malade. L’« aliénation » rompt la continuité qui s’établit

communément entre l’appréhension (ou l’inappréhension)

par le malade de sa maladie et le jugement que les individus

sains peuvent porter sur son cas. Le diabétique peut se sentir

faiblir en période d’hypoglycémie ; autrui peut constater sur

sa personne un écheveau de signes cliniques symptomatiques

de ces moments de crise et, qui plus est, objectiver cette

carence glycémique à l’aide d’un appareil de mesure. Le «

sociopathe », en revanche, ne se sent pas nécessairement

malade ; et si tout son comportement tend à le désigner

comme tel, rien ne permet (encore) de quantifier la gravité

de son trouble psychique. L’aliénation, remarque

Minkowski, marque une rupture de communication ; elle

hypothèque jusqu’à la possibilité de la relation humaine

pourtant indispensable au soin psychologique. Elle relègue

les individus dans une solitude qu’il revient à la discipline

d’abattre – et c’est ici tout l’art du clinicien que celui de

parvenir à restaurer ce qui s’est délité388.

Œuvrer à cette restauration en redonnant sa légitimité

au discours du malade – en promouvant l’écoute et la

388 E. Minkowski, « À la recherche de la norme en

psychopathologie », dans Évolution psychiatrique n° 1, 1938,

p. 77-79 ; repris par Canguilhem dans op. cit., p. 72.

Page 405: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

405

reconnaissance de la subjectivité souffrante en tant que

« subjectivité » et en tant que « souffrante » – : voici ce que la

psychopathologie semblait avoir acté du temps de

Canguilhem. Voici ce que Canguilhem, s’inspirant de cette

révolution, tentait de reconduire dans le domaine de la

médecine somatique. Transposition ouverte et synthétique

puisqu’intégrant le psychologique et le somatique dans un

ensemble comportemental, comme deux aspects

indissociables d’une même « allure de vie » résultant de la

normativité vitale.

La tradition psychopathologique française a vu son

approche amendée par la clinique. C’est donc par la clinique

que la médecine doit en passer pour accomplir son

aggiornamento. À l’instar d’Henri Ey, autre pionnier de la

psychiatrie clinique qui maintenait que le praticien devait se

soucier de « la maladie mentale dans sa structure originale

[...] sans la laisser glisser vers la simple pathologie d'organe

ou de fonction », la médecine somatique doit aviser

l’originalité du phénomène pathologique, la singularité « de

la personne humaine, son être dans le monde et son

intentionnalité »389 ; à savoir donc, ne pas s’en tenir au seul

niveau du somatique ni résumer son diagnostic à une

moisson de symptômes. Que l’expression soit galvaudée ne

389 H. Ey, « Préface à la deuxième édition » des Études psychiatriques, tome I : Historique. Méthodologie. Psychopathologie générale, Paris, Desclée de Brouwer Cie,

1952, p. 9-10.

Page 406: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

406

doit pas nous empêcher d’y recourir en tant que de besoin :

c’est à un véritable « changement de paradigme » que la

biomédecine est ainsi appelée. La prise en compte de

l’intentionnalité du malade dans la maladie fait émerger de

nouveaux champs de questionnement éthique. La maladie

n’est plus « sursis d’une existence », mais « déploiement d’une

existence » distincte de la précédente qui veut, qui sent et se

souvient. La maladie est déploiement d’une existence qui

s’investit de normes incommensurable avec les précédentes,

trouvant son équilibre propre dans le déséquilibre – qui n’est

que d’apparence – de la pathologie. Cette prise en compte,

déclarait Henri Ey, est seule à pouvoir redonner son sens au

geste médical. L’intervention du praticien ne doit pas être

suspendue aux intérêts de connaissance désincarnés qui sont

ceux du théoricien de laboratoire. Elle naît de la détresse des

hommes ; et c’est aux hommes, devant les hommes, des

hommes qu’elle doit répondre. Ainsi en appelle-t-il à « la

valeur humaine d'une psychiatrie non seulement médicale et

biologique, mais qui doit se montrer résolument

anthropologique pour se trouver à la hauteur et à la mesure

de son objet »390. À savoir très explicitement ce que

Canguilhem réclame pour la médecine en général dans son

essai sur Le normal et le pathologique.

Le rétablissement de l’individu malade au centre du

dispositif implique qu’une attention accrue soit accordée aux

diverses demandes qu’elle peut être amenée à formuler. La

390 H. Ey, Études psychiatriques, op. cit., p. 19.

Page 407: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

407

prise en charge de la personne dans sa globalité ne se fait pas

à l’exclusion de la personne dans sa globalité. Une telle

approche valorisant l’élément subjectif de l’expérience

pathologique ouvre directement sur la question de

l’évaluation et de l’amélioration du parcours de santé de tout

sujet ; parcours allant de la prévention à la thérapeutique, du

suivi médical jusqu’à la médecine palliative. « Du berceau à

la tombe ». La prévention, en premier lieu, ne peut être

efficace que si son intérêt est reconnu par le patient qui est

d’abord un citoyen. Les campagnes de vaccination ne

peuvent prétendre à l’éradication d’une maladie qu’en étant

généralisées. Or, une telle « massification » d’un acte médical

ne peut être obtenue par le biais exclusif de la coercition.

L’obligation doit être liée à une pédagogie. Platon déjà, dans

son dialogue des Lois, entendait que celles-ci – même

d’origine divine – fussent précédées d’un liminaire explicatif

et protreptique qui en rende compte dans le langage de la

raison. Aussi la communication de l’information relative aux

tenants et aux aboutissants de tout acte médical à valeur

préventive (inclus les risques éventuels) s’avère-t-elle

nécessaire. Ne serait-ce, en ce qui nous touche directement,

que pour contenir la défiance généralisée que les récentes

affaires du sang contaminé ou des effets secondaires du

Tamiflux n’ont fait qu’exacerber.

Aucun médecin n’étant à même de s’assurer de

l’observance par son patient de sa prescription une fois passé

le seuil de son cabinet, il s’agira que ledit patient soit

convaincu du bien-fondé de ses directives. Sa « compliance »

Page 408: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

408

au traitement médicamenteux est en effet chose décisive

pour ce qui concerne le processus de guérison. Cette

compliance prévaut du reste bien au-delà de la seule

prescription médicamenteuse. Des traitements invasifs

chroniques (dialyses, trithérapies) ne seront pas supportés

dans la durée sans que le malade ne soit lui-même

intimement acquis au fait de leur bénéfice. La conviction

doit l’emporter au bénéfice de la vie. Reste que la vie ne peut

non plus être sacralisée ; à tout le moins, pas sans risquer de

rajouter de la souffrance à la souffrance. La vie vaut-elle que

l’on lui sacrifie des mois, peut-être des années de thérapie ?

Qu’est-ce qu’une vie digne d’être vécue ? Questions qui ne

peuvent être évitées. Les mêmes qui resurgissent, de manière

lancinante, dans les départements de soins palliatifs. L’équipe

soignante doit être habilitée à prendre en charge ces

interrogations. Par suite, d’instaurer un climat d’apaisement

qui ouvre à la reconnaissance. En sorte que malades et

praticiens soient disposés ensemble à découvrir de quel

monde l’autre est le point de vue. À la détresse de l’un ne

doit pas être opposée l’indifférence de l’autre, mais un

respect consistant étymologiquement à « rendre le regard

»391.

L’intéressement de l’individu peut de même s’avérer

indispensable au regard des pratiques de dépistage. Il

391 Le mot dérive du lat. respectus, participe passé du vb.

respicio d'infinitif respicere : « se retourner », « avoir égard »,

prendre quelqu’un ou quelque chose « en considération ».

Page 409: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

409

nécessite l’instauration d’un lien de confiance durable entre

le praticien et son client. De fait, prescrire une

mammographie à une adulte à peine majeure n’est jamais

anodin, et tout abus peut entraîner des risques en suscitant

précisément les mutations cancérigènes que la

mammographie avait pour vocation de détecter. L’on estime

qu’un cancer du sein sur mille serait imputable aux

radiations émises par les techniques de détection. Raison

pourquoi le dépistage systématique n’est pas préconisé avant

la cinquantaine. L’apparition d’une métastase par mutation

induite confronte ainsi le praticien aux aléas du processus

pervers de la prophétie autoréalisatrice que nous avions

tantôt mis en exergue relativement aux anticipations

psychopathologiques. Tout acte médical, même diagnostique,

doit être justifié par le médecin, légitimé si besoin est par des

antécédents et accepté par le patient conscient des risques.

C’est également en cela que la médecine doit être plus que la

médecine, plus qu’un art de guérir : un art d’accompagner.

Ce qu’elle tend à ne plus être. Les contraintes liées à la

mobilité professionnelle, au vieillissement de la population, à

la saturation des cabinets de médecine libérale, aux déserts

médicaux, au regroupement des services et des équipements

dans quelques grandes structures mises en tension fragilisent

cette relation qui pouvait exister en des temps plus propices

aux relations humaines. L’appel de Canguilhem à en revenir

à une proximité bienveillante entre le médecin et son patient

est donc plus que jamais d’actualité.

Page 410: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

410

Le dépistage peut ouvrir sur la détection d’une

pathologie. Au dépistage succède alors la prise de décision.

L’équipe soignante ne saurait écarter le patient de cette prise

de décision qui ne peut être unilatérale à moins de perdre la

dimension humaine qui doit toujours rester l’idéal

déontologique d’une médecine bien comprise. C’est de

concert qu’ils doivent délibérer de l’opportunité de

l’intervention et, le cas échéant, de la nature de

l’intervention à pratiquer. Le geste médical n’a rien de

protocolaire. Il doit être adapté à la demande qui est celle du

malade. De là d’ailleurs l’une des difficultés éthiques les plus

aiguës auxquels les praticiens sont parfois confrontés : celle

de savoir quand « accorder la mort » lorsqu’elle est

demandée. C’est également une interrogation qui ne manque

pas de susciter pour nous la redéfinition de la médecine

comme « valorisation de la vie » : comment une telle

médecine peut-elle jamais s’autoriser l’euthanasie (sous

quelque forme que ce soit) ? L’avortement ? Comment la vie

elle-même, qui valorise les normes occasionnant

l’augmentation de sa puissance d’agir – sa normativité –

peut-elle en arriver à désirer ce qui la diminue ? Comment la

vie peut-elle vouloir la mort ? « L’homme libre, écrivait

Spinoza, ne pense à rien moins qu’à la mort ; et sa sagesse est

une méditation non de la mort, mais de la vie »392. L’homme

en souffrance ne serait donc plus libre ? Peut-être est-ce là

l’ultime définition de l’aliénation. La maladie serait alors

392 B. de Spinoza, op. cit., L. IV, prop. 67.

Page 411: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

411

bien, en ses allures les plus limitatives, témoin d’un tout

autre rapport au monde – à l’existence en général.

Sans recourir à des exemples aussi extrêmes, bien des

situations impliquent le choix d’options dont aucune n’est

meilleure que l’autre dans l’absolu. Dilemme qu’il revient au

patient de trancher pour lui-même, de trancher en lui-

même, mis sur un pied d’égalité avec l’équipe soignante

susceptible de lui apporter un complément d’information.

Encore que cette notion d’« égalité » au sein de la

délibération ne soit pas non plus sans apporter son lot de

difficultés. Il arrive également que le patient voit son

jugement drastiquement entamé par la crainte de

l’intervention et se prononce, mu par la peur, aux antipodes

de son intérêt. Le cas de feu Steve Jobs, qui refusa

obstinément de se faire exérer une tumeur maligne, est

paradigmatique. Steve Jobs que sa peur panique de

l’intervention chirurgicale fit orienter vers les médecines

alternatives aux douces promesses sucrées. Par où l’on voit

que la rationalité du technicien ou du comptable hors pair

qu’était le fondateur de Macintosh ne préserve en rien

contre les attitudes irrationnelles. Si peu que les praticiens

eux-mêmes ne sont pas immunisés. Comme l’écrit

Canguilhem, « il revient au médecin de se représenter qu’il

est un malade potentiel et qu’il n’est pas mieux assuré que ne

Page 412: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

412

le sont ses malades de réussir, le cas échéant, à substituer ses

connaissances à son angoisse »393.

D’où ressort cet impératif propédeutique d’une

formation plus avancée des apprentis médecins pour tout ce

qui relève des relations humaines. Une anthropologie

clinique telle que l’auteur l’appelle de ses vœux ne doit pas

avoir d’égard que pour la maladie ou l’éradication de la

maladie quel qu’en puisse être le prix à payer. Elle doit avant

toute chose se recentrer sur le malade, sur la demande

particulière de la subjectivité souffrante. Quitte à ce que

cette demande ne s’oriente pas dans le sens idéal du médecin

combattant. Quitte à ce que cette demande, pourvu qu’elle

soit librement formulée, c’est-à-dire éclairée, doivent

signifier à terme l’échec de la thérapeutique. Canguilhem

met en garde les médecins contre le fantasme de toute-

puissance qui pourrait altérer la décision des praticiens, tout

aussi pernicieux, tout aussi passionnel que l’appréhension des

malades confrontés aux risques des opérations. « Nous voici

parvenu, remarque Canguilhem, au point où la rationalité

médicale s’accomplit dans la reconnaissance de sa limite,

entendue non pas comme l’échec d’une ambition qui a

donné tant de preuves de sa légitimité mais comme

l’obligation de changer de registre. Il faut s’avouer enfin qu’il

ne peut y avoir homogénéité et uniformité d’attention et

393 G. Canguilhem, « Puissance et limites de la rationalité en

médecine », dans Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Vrin, Paris, 1968, p. 408-409.

Page 413: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

413

d’attitude envers la maladie et envers le malade, et que la

prise en charge d’un malade ne relève pas de la même

responsabilité que la lutte rationnelle contre la maladie »394.

Voici qui fait de la biomédecine une pratique du

discernement, amené à composer sans cesse avec le conflit

permanent des valeurs de la vie.

Au-delà de procéder au déplacement de la frontière –

et de sa référence – démarquant les notions de normal et de

pathologique, la thèse de Canguilhem a donc été pour lui

une occasion de démontrer qu’il n’est de « traitement » d’une

maladie qui ne fasse l’économie d’un « traitement » du

malade non moins déterminant. Son analyse de la relation

entre l’équipe soignante et le patient vise en ce sens à

résorber le gouffre, voire l’incompréhension qui a pu naître

et s’aggraver entre le discours de celle-là et le vécu de celui-

ci. Améliorer la qualité des soins ne se peut faire sans en

passer par l’amélioration de la qualité de cette relation. « Le

bon médecin traite la maladie. Le meilleur traite la personne

qui a la maladie », écrivait Sir William Osler (1849-1919). De

même alors que l’œuvre de Canguilhem pointait

incidemment l’effacement du patient comme étant l’un des

dévoiements de la médecine moderne, une lecture actualisée

de son œuvre pourrait tout aussi bien s’avérer salutaire dans

le domaine de la psychopathologie, de plus en plus prégnant.

Comme en bien d’autres, n’en doutons pas, qui interrogent

directement la place laissée à l’être l’humain dans la

394 G. Canguilhem, ibid.

Page 414: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

414

médecine que nous destinons dès aujourd’hui à devenir celle

des générations futures.

CONCLUSION

Toutes choses égales par ailleurs, la discipline

psychopathologique qui avait amorcé la reformulation des

concepts médicaux dont Canguilhem serait l’instigateur en

médecine somatique pourrait sembler être aujourd’hui

entrée dans une période réactionnaire qui voit resurgir peu à

peu les impairs méthodologiques qui avaient pu être les

siens. Un retour caractérisé de façon emblématique par une

réhabilitation du principe de Broussais ; à savoir par un

effacement furtif de la frontière entre le normal et le

pathologique que le DSM tend à encourager. Le normal de

naguère devient le pathologique du jour du fait de

l’abaissement des seuils de diagnostic et de l’explosion

cambrienne des comportements dorénavant considérés

comme des sociopathies. Les critères du normal et du

pathologique ne sont plus liés au vécu du patient ; ils

redeviennent ceux de la médecine positiviste, tenant pour

objectifs des jugements de valeur imprégnés par une

idéologie latente. Les pressions informelles qu’exercent sur

les prescripteurs les industries pharmaceutiques ainsi que les

conditions d’exercice du métier de thérapeute, touchant de

plus en plus au taylorisme, achèvent de déshumaniser la

prise en charge des patients. Les praticiens perdent de vue la

subjectivité souffrante. La psychiatrie semble être retournée

Page 415: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

415

à son état prérévolutionnaire. Paraît avoir rétrogradé au fur

et à mesure que les instruments techniques se

perfectionnaient. Sans doute cette inflation technique n’est-

elle d’ailleurs pas étrangère à ce processus de désincarnation.

Toujours est-il que la médecine psychologique

contemporaine semble avoir pris le même chemin que celui

que Canguilhem reprochait, à travers Auguste Comte et de

Claude Bernard, à la médecine moderne.

Nous avons vu comment la thèse sur Le normal et le pathologique tentait de mettre fin à cette dérive. Comment

l’épistémologie prônée par Canguilhem incitait à remettre le

patient au cœur du dispositif de soins, et posait ce faisant le

vécu individuel de la maladie au premier plan des

préoccupations du praticien. Nous avons également montré

comment l’expérience subjective de la souffrance se voyait

mise à parité avec le point de vue extérieur, prétendument

dépassionné de la discipline. En sorte que la pierre de touche

de la médecine encouragée par Canguilhem consistait dans

l’écoute de la sensibilité et de l’intelligence de l’individu.

Écoute elle-même légitimée d’un point de vue théorique par

cela que le pathologique est « intuition » et « expérience »,

évaluation par le patient de son état à l’aune de sa propre

normativité avant que d’être une donnée observationnelle.

Nul ne peut être juge de la « qualité » d’une vie qui ne serait

pas la sienne. Or, c’est bien là ce que tendrait à faire la

nouvelle psychiatrie, s’appuyant sur une classification

livresque peu soucieuse de la singularité des cas. À la «

moyenne » s’est substituée la « statistique » (le « S » de DSM)

Page 416: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

416

; il n’est pas sûr que nous en soyons plus avancés. Si la

réforme psychopathologique a pu préfigurer et inspirer

l’auteur pour entreprendre celle de la médecine somatique, il

n’est qu’à espérer que son mouvement sinistrogyre récent ne

préfigure pas de même sa régression. Rien n’est encore acté.

Page 417: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

417

Conclusion générale

Paru une première fois en 1943, l’essai de Canguilhem

sur Le normal et le pathologique ouvrait la voie à de

nombreux travaux d’histoire et de sociologie des sciences.

Pionnier en son domaine, l’auteur le fut à bien des titres.

Nombreux furent ses continuateurs (Bourdieu, Dagognet,

Deleuze, Foucault, Lecourt, etc.) qui ne manqueront pas de

lui reconnaître une hardiesse théorique passablement

féconde. De lui savoir gré, en premier lieu, d’avoir su

dégager la part de relativité que véhiculent les sciences395. La

médecine en particulier. Ceci à la faveur d’une approche

transversale de textes sans prétention philosophique

revendiquée comme telle. Il y a, de ce point de vue,

naissance d’une nouvelle forme du « philosopher » marquant

ce qui pourrait définir un avant et un après Canguilhem.

L’analyse des notions mobilisées par les théoriciens des

sciences doit désormais être réappariée à des problèmes eux-

mêmes liés à des contextes. Toute attention portée à la

genèse des disciplines ne peut plus désormais se faire à

l’exclusion d’une réflexion sur les valeurs qu’elle véhicule

395 Auguste Comte lui-même n'envisageait-il pas déjà, bien

que sans attribuer la même portée que Canguilhem à ces

propos, que « le caractère essentiel du nouvel esprit

philosophique […] consiste dans sa tendance nécessaire à

substituer partout le relatif à l'absolu » (A. Comte, discours

sur l'esprit positif (1844), Paris, Vrin, 1974, p. 68) ?

Page 418: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

418

souterrainement. Les scientifiques sont créateurs depuis

toujours de ce qu’Althusser appelait une « philosophie

spontanée ». Au philosophe d’expliciter en quoi consiste

cette philosophie ; par suite, de la réconcilier avec la vie.

Un autre apport majeur de Canguilhem consiste à avoir

redonné droit de cité à la personne malade au sein de

l’institution hospitalière. On peut loisiblement comprendre

que la réification de l’individu malade ou le primat de la

science sur la technique aiet procédé d’autres raisons, moins

avouables, que l’intérêt de connaissance pure. Ou pour le

dire sans équivoque, que le personnel soignant ait lui-même

sacrifié à cette tendance en vue de conjurer l’affect et

l’attachement. Ce que Canguilhem appelait les « problèmes

humains concrets » ne fait pas qu’introduire à des dilemmes

moraux ; il confronte l’équipe médicale à la quotidienneté de

la souffrance, de la détresse et de la mort. En cela le jargon

médical dépersonnalisant employé par les praticiens pourrait

avoir fonction de faire tampon entre l’être souffrant et les

personnes aux prises avec son cas, d’assurer un recul

émotionnel prophylaxique et nécessaire aux prises de

décision les plus délicates telles qu’un arrêt des soins ou au

contraire la mise en place de thérapeutique lourdes396.

Symptomatique, dans le même ordre de considération,

396 Un jargon dont la vocation désensibilisante semble

s’inscrire dans le prolongement de l’humour noir de carabin,

et constituer dans le cadre hospitalier l’analogue fonctionnel

de la terminologie technique employée à l’armée.

Page 419: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

419

l’omniprésence de l’humour noir dans les couloirs des

hôpitaux (vécue de l’intérieur), et qui se répercute dans les

séries télévisées contemporaines (cf. House M.D.). Assez

pour relativiser très largement la part de l’intendance ou de

la logistique dans cette économie de la réification que

dénonce Canguilhem, qui arbore toutes les caractéristiques

d’un filtre protecteur.

L’on impute trop au manque de temps ; trop aux

impératifs de gestion hospitalière, et bien trop peu aux

sentiments humains. Trop peu à l’empathie ou, pour user

d’une langue moins équivoque, trop peu à nos neurones

miroirs. C’est en cela que la révolution anticopernicienne

promue par Canguilhem se présente d’abord comme un

effort sur soi – une « pratique de soi ». La compassion

transforme et peut, loin d’aveugler, rendre plus attentif à la

réalité de la maladie. Envisager l’écoute, c’est censément

prendre le risque de se laisser happer par une détresse

humaine, bien trop humaine. Mais c’est aussi, par capillarité,

construire une relation sans laquelle la médecine perdrait ce

qui a toujours fait sa raison d’être. Perdre de vue qu’elle est

un « auxiliaire de vie », l’auxiliaire de la vie, qui valorise la

vie, et que la vie est ainsi faite qu’elle n’est pas sans la mort.

Ainsi l’individu souffrant doit-il redevenir ce qu’il était

depuis l’École de Cos : le sujet de sa maladie. Et c’est

essentiellement à son égard, relativement à son vécu et à son

intuition d’être sensible que devront être corrigées les

approches du normal et du pathologique.

Page 420: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

420

S’ensuit une révision systématique de tout un édifice

épistémologique, de tout un appareil de concepts inopérants

élaborés par une médecine moderne à l’aune de dogmes

réducteurs. Une médecine limitée dans son approche comme

dans ses résultats. Réforme qui s’accomplit à la faveur d’une

biologie d’obédience vitaliste ; d’où il ressort une nouvelle

caractérisation de la vie comme ce qui lutte contre

l’indifférence, affirme des valeurs et croît dans sa puissance

d’agir. En conséquence de quoi la vie ne peut plus être

définie comme épiphénomène de nature physico-chimique,

fût-il protéiforme. La vie est émergence, elle est dialogue

avec elle-même, elle est affect et normativité. La vie est

créativité.

C’est assez dire l’ampleur de la reformulation par

Canguilhem du rôle, de la nature, de la méthode et de la

finalité de la médecine. C’est dire aussi qu’elle doit être

pensée dans une tout autre perspective que celle personnifiée

par Comte et Claude Bernard. Une perspective qui, pour

hétérodoxe qu’elle pourrait aujourd’hui sembler, n’est pas

sans avoir également compté parmi ses défenseurs d’illustres

patronymes. Loin que la réflexion de Canguilhem ait surgie

du néant, elle est le fruit des apports successifs de différents

penseurs dont nous avons déjà eu l’occasion d’évoquer

quelques noms. De philosophes, d’abord, pour ce qui

concerne le regard général porté sur le vivant : Aristote,

Galien, Buffon, Spinoza, Kant, Nietzsche, Leriche, Bergson,

Goldstein, Bachelard, Lagache pour ne citer que quelques

noms. Mais ce panorama serait encore trop cutané,

Page 421: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

421

superficiel, s’il ne faisait également droit aux médecins

vitalistes de l’École de Montpellier397, parmi lesquels

Théophile de Bordeu (1722-1776) et Paul-Joseph Barthez

(1734-1806). Or, l’une des tendances lourdes de l’École de

Montpellier a toujours consisté à promouvoir, notamment

contre l’école de Paris et ses représentants (François

Magendie, de Corvisart, Broussais, Laennec, etc.) l’idée que

la vie manifestait une complexité propre ; qu’elle ne pouvait

en cela se laisser contenir dans une approche intégralement

physicaliste. La controverse ouverte entre ces deux Écoles,

atteignant son point apical dans les années 1817 à 1852, fut

l’occasion de préciser cette position ; incidemment, de

permettre à la biologie de se légitimer dans son statut de

science autonome. La retombée en désuétude du vitalisme au

moins n’efface-t-elle pas cet héritage.

Les partisans de l’École de Montpellier tenaient que la

médecine devait assurément produire un discours qui mît la

science physiologique au centre de la connaissance de

l'homme, mais en maintenant celle-ci en relation avec les

autres disciplines. L’École de Montpellier, tout en tenant la

biologie pour une science sui generis, la voulait conserver en

synergie ou en interaction avec les autres sciences – dont

celles que nous appellerions « humaines ». L'homme n’étant

397 L’École de Montpellier elle-même bénéficiât de l’héritage

lointain de la tradition salernitaine, influente dès le XIIIème

siècle. Cf. M. Bariéty, Ch. Coury, Histoire de la Médecine,

Paris, librairie Arthème Fayard, 1963, p. 325-400.

Page 422: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

422

qu’un bloc d’organes et de tissus animés, se devait d’être

appréhendé dans toutes ses dimensions. L’approche

réductionniste de la biologie a sans conteste ouvert le banc à

d’indéniables avancées. Elle fut en cela, d’un point de vue

heuristique, ce que la mathématisation du monde sous

l’égide de Descartes, de Galilée et de Newton fut à la

connaissance de la nature398. Il y a loin, nonobstant, qu’elle

doive être considérée comme la seule voie d’accès possible et

efficace de la science du vivant. Il y a, d’une part, les faits,

qui ne se donnent jamais sans interprétation ; de l’autre, une

« philosophie biologique » qui doit rester ouverte pour

demeurer féconde. D’où la substitution de la figure du «

chercheur » à la celle du médecin de Molière. La médecine

ne constitue pas d’abord un corps de connaissance fixe et

déterminée ; elle est une perpétuelle inquisition. De même

que la philosophie n’est pas la possession mais l’amour

bienveillant (philia) de la sagesse (sophia) vers laquelle nous

tendons, faute de la posséder. Raison pourquoi, malgré les

contresens qui ont pu être faits de plus ou moins bonne foi,

le « principe vital » selon Barthez ne se donne pas comme

une vérité de fait. Le principe vital est comme une aide

provisoire à l’interprétation, une hypothèse de travail qui

398 Cf. P. Duhem, Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin,

coll. Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005 ; A.

Koyré, Du monde clos à l’univers infini, Paris, Gallimard,

2003 ; idem, Études galiléennes (1939), vol. III : Descartes et Galilée, Paris, Hermann, 1986.

Page 423: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

423

permet d'opérer, d'agir dans la médecine pratique au service

du malade – « au service de la vie » écrivait Canguilhem – à

défaut d’être en possession du savoir nécessaire à l’entente

exhaustive des fonctions du vivant.

L’Essai de Canguilhem dans son ensemble, de pair avec

les Réflexions de 1966, constitue à ce titre un discours

réflexif sur la médecine et un appel pour cette dernière à

sans cesse se remettre en cause, et à se réinterroger sur ses

motivations. Parce qu’ils sont hommes avant d’être

médecins, et qu’il appartient à l’humanité de se forger des

mythes, les médecins font de la métaphysique sans le savoir.

« Comme ils respirent », aurait écrit, contre certaines dérives

du positivisme, l’épistémologue Emile Meyerson399. Discours

qui lève plus largement un coin du voile sur la vision que se

constitue d’elle-même une société à un moment de son

histoire – et sur la compénétration de cette vision et des

sciences qui la reprennent et la diffusent tout en se

réclamant d’une objectivité idéale. De l'univers de tout

vivant, en conclut Canguilhem, on pourrait faire le même

constat que celui dressé par Robert Reininger à propos de

l'univers de l'homme : « notre image du monde est toujours

399 « L'homme fait de la métaphysique comme il respire, sans

le vouloir et surtout sans s'en douter la plupart du temps » (E.

Meyerson, « De l'analyse des produits de la pensée », dans

Essais (1936), rééd. Corpus des œuvres philosophiques en

langue française, Paris, Fayard, 2009).

Page 424: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

424

aussi un tableau de valeurs » 400. Un penseur autrichien qui

s’inscrivait lui-même dans le courant vitaliste, s’inspirait

également de Nietzsche et contribua aussi à développer une

théorie de la connaissance fondée sur une axiologie.

Se peuvent envisager deux principales approches de

l’histoire de la science et de la connaissance au XXème siècle,

dont l’école dite française et à ce titre représentative : une

tendance « sociologique », en premier lieu, intéressée aux

pratiques de ceux qui produisent ces savoirs ainsi qu’à leur

contexte d’émergence ; une autre plus strictement «

épistémologique », qui s’attache à théoriser la logique propre

de la connaissance401. La réflexion de Canguilhem se situe à

l’intersection de ces deux tendances, préoccupée autant par

l’exercice concret de la médecine que par les textes qui la

théorisent. Le philosophe, en replaçant ses analyses dans une

perspective historique, ne fait ainsi pas seulement que

s’interroger sur ce que la science connaît ou ne connaît pas

encore à une certaine époque ; il se demande encore ce que

pouvait signifier cette compréhension au regard de l’époque.

Il marque en cela des points d’escale à l’occasion desquels,

comme le formule Labarrière, « le philosophe, arrêtant son

400 « Unser Weltbild ist immer zugleich ein Wertbild ». Cf. R.

Reininger, Wertphilosophie und Ethik, Braumüller, Vienne,

Leipzig, 1939, p. 29. 401 Cf. P. Nouvel, Philosophie des sciences, Paris, Presses

Universitaires de France, Collection Licence, 2011, p. 224.

Page 425: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

425

mouvement, réfléchit pour dégager sa signification »402. Un

intérêt majeur de cette exploration « diachronique » de la

terminologie utilisée par la médecine et de l’exhibition du

sens qu’elle revêt aux différentes époques réside en ce qu’elle

permet une distanciation d’avec nos propres préjugés en la

matière. De même que la santé ne nous est aperçue comme

telle que par contraste avec la maladie, les valeurs

actuellement véhiculées par l’idéologie médicale nous

apparaissent à la faveur du contrepoint que constitue les

précédentes « visions du monde ».

Canguilhem prouve à cette enseigne qu’il est possible

de penser différemment. Que les contours de certaines

notions ne sont rien moins que contingents ; que certaines

frontières peuvent être déplacées, redéfinies sous un autre

rapport – ainsi de celle qui départit le « normal » et le «

pathologique ». De l’œuvre de Canguilhem, nous pourrions

dire ce que son premier disciple disait de tout exercice

philosophique : que « son enjeu [est] de savoir dans quelle

mesure le travail de penser sa propre histoire peut affranchir

la pensée de ce qu'elle pense silencieusement et lui permet

de penser autrement »403. Prendre conscience de ses

impensés pour penser autrement. Se dégager d’une pensée

dominante, commune, admise afin, peut-être, d’ouvrir une

402 P.-J. Labarrière, Au fondement de l'éthique. Autostance et relation, Paris, Editions Kimé, 2004, p. 52. 403 M. Foucault, Histoire de la sexualité, Tome II : L’usage des plaisirs, Paris, Gallimard, « tel », 1984, p. 15.

Page 426: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

426

autre voie. Un geste autocritique et salutaire à plus d’un titre,

que la médecine et, au-delà, l’ensemble des disciplines et des

départements de la connaissance seraient avisés de

reproduire.

Nous avons ainsi constaté qu’un résultat déterminant

de ces investigations est obtenu avec la mise au jour des «

idéologies »404 qui traversent les sciences et « formatent »

autant le regard que le discours des scientifiques. Des

hiérarchies de valeur évolutives, inscrites dans leur contexte,

qui conduisent à faire émerger certains problèmes et en

dissimulent d’autres ; qui imprègnent la théorie, qui lestent

la nomenclature et rejaillissent dans la pratique clinique ainsi

– concernant la médecine – que dans le rapport que les

praticiens entretiennent avec les patients. Ce dévoilement

des réseaux normatifs qui structurent la pensée dans une

certaine culture à une certaine époque correspondait à un

premier moment de l’épistémologie de Canguilhem : son

moment « archéologique », « analytique », moment

d’exposition conduit à la faveur d’une lecture historique des

concepts biologiques. Par cette première approche, est

imparti à la philosophie le rôle de dégager les normes sous-

jacentes qui structurent les modèles au sein desquels la vie

humaine trouve à se déployer. Ainsi l’auteur ressaisit-il sa

404 Cf. G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie (1977), Paris, Vrin, Bibliothèque des

Textes Philosophiques, 2009.

Page 427: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

427

discipline comme un « effort de l'esprit humain pour donner

une valeur à l'expérience humaine ».

Or ce premier moment, sobrement descriptif, de

l’épistémologie de Canguilhem va s’associer d’une seconde

composante, critique, de ce même maillage de normes. Il

s’agira dès lors pour la philosophie non plus seulement

d’exhiber les valeurs dissimulées dans l’épaisseur des

concepts médicaux, mais d’opérer sur elles une sélection, une

déflection, un choix qui permette d’aviser lesquelles peuvent

être dignes de devenir des valeurs de l’expérience humaine.

À l’articulation entre d’une part, le dégagement des normes

d’évaluation des concepts médicaux et, d’autre part, leur

réajustement critique se profile un second problème

épistémologique. Est en question la possibilité pour la

philosophie de dégager une norme de second niveau, une

méta-norme d’évaluation des valeurs de la vie qui serait aux

normes du jugement ce que la méta-éthique est à l’éthique.

Si le vivant se situe du côté de l’action et la philosophie du

côté de la réflexion ; si, pour paraphraser Bergson, le

biologique sensible se donne dans l’intuition et la

philosophie dans l’intellect405, comment alors peut-on «

405 « Ainsi, à ne considérer que les cas limites où l'on assiste

au triomphe complet de l'intelligence et de l'instinct, on

trouve entre eux une différence essentielle : l'instinct achevé

est une faculté d'utiliser et même de construire des

instruments organisés ; l'intelligence achevée est la faculté

de fabriquer et d'employer des instruments inorganisés […]

Page 428: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

428

Nous donnerons de la distinction entre l'intelligence et

l'instinct cette formule plus précise : l'intelligence, dans ce

qu'elle a d'inné, est la connaissance d'une forme, l'instinct

implique celle d'une matière[…] Il y a des choses que

l'intelligence seule est capable de chercher, mais que, par

elle-même, elle ne trouvera jamais. Ces choses, l'instinct seul

les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais […] Nous ne

sommes à notre aise que dans le discontinu, dans l'immobile,

dans le mort. L'intelligence est caractérisée par une

incompréhension naturelle de la vie. C'est sur la forme

même de la vie, au contraire, qu'est moulé l'instinct. Taudis

que l'intelligence traite toutes choses mécaniquement,

l'instinct procède, si l'on peut parler ainsi, organiquement. Si

la conscience qui sommeille en lui se réveillait, s'il

s'intériorisait en connaissance au lieu de s'extérioriser en

action, si nous savions l'interroger et s'il pouvait répondre, il

nous livrerait les secrets les plus intimes de la vie » ;

« Intuition et intelligence représentent deux directions

opposées du travail conscient : l'intuition marche dans le

sens même de la vie, l'intelligence va en sens inverse, et se

trouve ainsi tout naturellement réglée sur le mouvement de

la matière. Une humanité complète et parfaite serait celle où

ces deux formes de l'activité consciente atteindraient leur

plein développement » (H. Bergson, L'évolution créatrice

(1907), Paris, PUF, Collection Bibliothèque de philosophie

contemporaine, p. 99-122 et p. 180-181).

Page 429: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

429

penser le mouvant »406 ? Comment la réflexion, qui est mise à

distance, peut-elle redevenir présente et attentive à ce qu’il y

a de plus intime et de moins saisissable en l’homme ? Peut-

on jamais théoriser des normes d’évaluation de la vie, étant

ceci que la vie se caractérise de par la variabilité de ces

normes ? Peut-on, en d’autres termes, réconcilier

philosophie et vie sans égarer la vie en voulant s’en saisir,

sans réifier la vie ? Tel est l’enjeu de la nouvelle alliance que

Canguilhem propose entre philosophie et sciences ; tel,

également, le défi lancé au vitalisme.

Le vitalisme, en ce qu’il donne la priorité au singulier

pathologique sur la normalité pensée, à l’expérience vécue

sur le savoir extrapolé, au point de vue subjectif sur le regard

objectivant de l’observateur théoricien, à la totalité sur la

partie analysée isolément et au comportement sur le

symptôme, le vitalisme lui seul permet d’envisager une

authentique philosophie de la vie – soit un ressaisissement

critique de la vie sur elle-même. Encore ce privilège ne

résout-il pas la question de savoir ce qui donne à la

philosophie sa légitimité pour investir le champ de la

biomédecine. Pourquoi philosopher sur le vivant ? Pourquoi

ne pas laisser aux sciences biomédicales le soin de réguler

elles-mêmes leurs normes du vivant ? Pourquoi ne pas leur

laisser la discrétion d’arrêter leurs valeurs d’action ? La vie

n’est-elle pas leur domaine ? – Elle l’est, sans aucun doute ;

406 H. Bergson, La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF,

« Quadrige », 1998.

Page 430: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

430

mais n’est pas moins celui de la philosophie. Philosophie et

médecine procèdent toutes deux d’un même mouvement de

retournements face aux impairs de l’existence. Toute deux

procèdent d’un étonnement face à la vie. Elles naissent de

l’intuition que « quelque chose ne fonctionne pas », que

quelque chose s’est déréglé, qui ne va plus de soi, qu’il faut

comprendre pour réparer. Ce qui fait tout l’intérêt de la

première au regard de la seconde des disciplines posées vis-à-

vis est le recul dont dispose la philosophie pour composer sa

hiérarchie des normes, moyennant une recherche

transversale mêlant l’histoire et l’anthropologie. L’autre

prérogative de la philosophie consiste en ce qu’elle est,

certes, une technique comme le peut être la médecine ; mais

une technique particulière, dans la mesure où elle ne porte

pas essentiellement sur la recherche des moyens en vue de la

satisfaction d’une fin : elle a juridiction sur l’intégralité de

l’existence, sur la vie même de chaque individu, lui

conférant « une unité de mesure pour les conflits, litiges,

désordres »407.

Ce recours à la fonction axiologique de la philosophie

est devenu d’autant plus nécessaire, affirme Canguilhem, que

ce ne sont plus (dans l’Occident de la postmodernité) à des

principes figés et arrêtés par des absolutismes autoritaires

que la médecine peut référer ses décisions éthiques – qu’il

s’agisse d’éthique médicale pensée au jour le jour ou bien,

407 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 20.

Page 431: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

431

plus largement, de bioéthique comme maximes générales

d’action. Ce sont toujours à des principes ; mais désormais à

des principes appréhendés dans ce qu’ils ont de contingent,

de relatif, parfois d’antagoniste. De conflictuel, depuis que

les sociétés modernes ont cessé d’être gouvernées par de

communes visions du monde. En fait, depuis l’apparition des

sciences. Jusqu’à ce jour où l’Europe renaissante a cessé

d’aviser le monde par le truchement des Écritures pour

procéder à sa révolution intellectuelle. C’étaient auparavant

« les techniques, les arts, les mythologies et les religions qui

valorisaient spontanément la vie humaine »408. Après

l'apparition de la science, « ce sont encore les mêmes

fonctions, mais dont le conflit inévitable avec la science doit

être réglé par la philosophie, qui est expressément

philosophie des valeurs »409. L’antique philosophie, qui ne se

dissocie pas de l’exercice moral410 et des pratiques de soi411,

408 G. Canguilhem, op. cit., p. 117. 409 G. Canguilhem, ibid. 410 Cf. P. Hadot, Exercices spirituels et philosophie antique,

Paris, Albin Michel, 2002 ; idem, La Philosophie comme manière de vivre, Paris, Albin Michel, 2002. 411 Les « exercices de soi, par lesquels on essaie de s’élaborer,

de se transformer et d’accéder à un certain mode d’être » (M.

Foucault, Dits et Écrits, vol. 2 : 1976-1988, Paris, Gallimard,

coll. « Quarto », 2001, p. 1528). Voir également A. Larivée,

« Un tournant dans l'histoire de la vérité ? Le souci de soi

antique », dans Critique (Revue), vol. 58, n° 660, Paris, 2002,

pp. 335-353.

Page 432: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

432

acquiert par voie de conséquence une nouvelle légitimité,

mise en demeure d’arbitrer les conflits entre ces différentes

valeurs. Elle redevient cette réflexion sur la morale que

Nietzsche voyait en elle, l’axiologie qu’elle avait cessé d’être

en se perdant, avec le christianisme, dans la perpétuation de

valeurs mortifères412.

En sorte que le ressaisissement de la vie par la

philosophie n’opère pas davantage une réification de la vie

qu’un renoncement à toute velléité de thématisation ou de

problématisation. La pensée vitaliste renoue bien au

contraire avec la vie en ce qu’elle cherche retrouver son

sens, qui est celui d’une valorisation de la créativité. C’est

dans cet horizon que s’inscrit l’épistémologie de Canguilhem.

Son approche dynamique des différents concepts, des

théories et des erreurs en sciences reflète celles de la vie

s’élaborant et se revisitant sans cesse en dialogue avec son

environnement/contexte : « la connaissance, écrit l’auteur,

consiste concrètement dans la recherche de la sécurité par

réduction des obstacles, dans la construction de théories

d'assimilation. Elle est donc une méthode générale pour la

résolution directe ou indirecte des tensions entre l'homme et

son milieu »413. En découvrant la vie comme une activité de

412 Cf. F. Nietzsche, Le Crépuscule des idoles ou Comment philosopher à coups de marteau, Paris, Folio essais, 1988. 413 G. Canguilhem, La connaissance de la vie, Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,

2000.

Page 433: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

433

lutte contre l’indifférence, l’état de santé comme volonté de

puissance et la pathologie comme témoignant d’autres allures

possibles de la vie, Canguilhem trace une voie que la

philosophie peut explorer pour éprouver l’analogie entre

pensée de la science et science de la pensée. Qui est aussi

identité de structure entre le déploiement de la vie et de la

science de la vie, attendu que toute connaissance possible de

la vie est émanée d’elle-même : la vie, pour Canguilhem,

s’auto-dévoile au travers de la science. L’épistémologie n’est

alors plus que la biologie appliquée à la science dans son

devenir vital, marquée par des ruptures qualitatives qui

dénotent ses allures, ses équilibres systémiques précaires

auxquels Foucault donnera le nom d’épistémè, ses erreurs

heuristiques et ses remaniements constants dont

l’éventualité féconde atteste de de la vitalité. L’incarnation

de la philosophie se fait alors dans une perspective de mise

au jour de la normativité vitale innervant toutes les

dimensions de l’existence humaine : le culturel rejoint le

naturel, et l’histoire des idées l’histoire des organismes, le

culturel n’étant en fin des fins – Clausewitz nous en excuse –

que le « prolongement des organismes par d’autres moyens ».

Incidemment ; ou plutôt combinant les dimensions

éthiques, pratiques et théoriques de l’Essai sur le normal le pathologique dont on a assez dit le poids en termes

d’implications cliniques, sont livrés aux lecteurs tant les

outils que la matière disciplinaire propice à l’engagement

d’une réflexion sur les statuts futurs de la médecine –

physiologique comme psychiatrique –, celui de la recherche,

Page 434: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

434

de la pratique du soin en général, des politiques de santé et

de leurs retombées sociales à plus ou moins long terme. Nous

ne saurions insister assez sur la profonde actualité de

Canguilhem. La désuétude du vitalisme consécutive à

l’avènement de la biochimie et de la génétique414 ne saurait

entamer ce qui reste une piste de réflexion précieuse pour les

sciences de la vie. En 1952, lorsque paraît son second

ouvrage phare, La connaissance de la vie, l’auteur pouvait

encore écrire qu’« un vitaliste est un homme qui induit à

méditer sur les problèmes de la vie davantage par la

contemplation d'un œuf que par le maniement d'un treuil ou

d'un soufflet de forge »415. La découverte de l'ADN allait faire

la lumière sur la subtile constitution des treuils et des

soufflets dissimulés sous la coquille de l'œuf. L’horloge

vivante n’en est pas mieux comprise. Que les mécanismes du

vivant ne nous soient plus si mystérieux qu’ils pouvaient

414 « Le vitalisme a besoin, pour survivre, que subsistent en

biologie, sinon de véritables paradoxes, au moins des

"mystères". Les développements de ces vingt dernières

années en biologie moléculaire ont singulièrement rétréci le

domaine des mystères, ne laissant plus guère, grand ouvert

aux spéculations vitalistes, que le champ de la subjectivité :

celui de la conscience elle-même. On ne court pas grand

risque à prévoir que, dans ce domaine pour l’instant encore

"réservé", ces spéculations s’avéreront aussi stériles que dans

tous ceux où elles se sont exercées jusqu’à présent » (J.

Monod, op. cit., chap. II). 415 G. Canguilhem, op. cit., p. 12.

Page 435: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

435

l’être en d’autres temps, c’est là chose dont on ne peut

douter. Cela ne signifie pas que tous nous soient connus.

Notre ignorance grandit, bien au contraire, avec notre savoir

; et le physicalisme sous ses modernes avatars est encore loin

d’avoir élucidé tous les arcanes de la matière animée. C’est

en ceci, écrit l’auteur, « qu’un rationalisme raisonnable doit

savoir reconnaître ses limites et intégrer ses conditions

d’exercice ; l’intelligence ne peut s’appliquer à la vie qu’en

reconnaissant l’originalité de la vie. La pensée du vivant doit

tenir du vivant l’idée du vivant »416.

Le vitalisme propose à cette enseigne un éclairage

philosophique sur le vivant dont la médecine contemporaine

aurait par trop tendance à faire l’économie. Économie de

pensée, déplorons-nous ; économie, par suite, d’égards pour

le patient dont la vie altérée (devenue autre) manque d’être

reconnue dans son originalité. Et le patient lui-même d’être

entendu dans sa demande. Encore que toute demande liée à

de nouveaux possibles en termes de technique (GPA,

nanotechnologie, augmentation, etc.) doive faire l’objet

d’une délibération publique. D’où, à nouveau, l’utilité

pratique de la philosophie. Philosopher, c’est d’abord

arbitrer des conflits de valeurs. Conflits éthiques et

bioéthiques. Qu’au moins si dérives il y a, puisse émerger

une forme de contre-discours qui ne laisse pas démunie la

société civile. Qu’au moins le citoyen ne soit pas exclu de la

416 G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, Paris,

Presses Universitaires de France, 1966, p. 108.

Page 436: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

436

controverse sur les enjeux à plus ou moins long terme des

progrès scientifiques ; ne soit pas, en somme, toujours placé

devant le fait accompli. La science ne décide pas de ce que

nous devons faire des connaissances qu’elle nous obtient. Au

commencement doit demeurer le verbe – et non l’action

comme s’en avisait Faust417. La pensée en amont doit

précéder la décision. Ceci bien que l’ensemble des cas de

figure – et l’expérience l’atteste – ne sauraient être anticipés,

tant la réalité dépasse les limites franches de l’imagination. «

La chouette de la déesse Minerve, s’en ouvrait

mélancoliquement Hegel, ne prend son vol qu’à la tombée de

la nuit »418.

Nous voudrions conclure par ce qui est peut-être

l’ultime enseignement de Canguilhem. Enseignement qu’il

nous dispense par voie d’exemplarité, et qui ressort en

filigrane tout au long ses œuvres. L’auteur nous livre à

travers ses travaux une démonstration magistrale de

l’importance qu’il peut y avoir pour la philosophie à

s’intéresser à des domaines autres que le sien (en supposant

que son domaine ne soit pas précisément tout ce qui n’est pas

elle). Non content d’être enrichissante pour la philosophie

en tant que pensée de la pensée, cette prise en compte le

serait tout autant pour les domaines considérés. La pratique

417 J.W. von Goethe, Faust, trad. G. de Nerval, Paris, Garnier

Flammarion, Théâtre étranger, 1999. 418 G.W.F Hegel, Principes de la philosophie du droit (1821),

Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2013.

Page 437: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

437

doit être pensée et la pensée nourrie par la pratique.

Indéniablement, la formation philosophique de Canguilhem,

sa connaissance de Nietzsche a forgé son regard ; et ce regard

projeté sur la médecine a ouvert la médecine à des

évolutions qu’elle n’aurait pas connues spontanément.

Réciproquement, sa connaissance de la médecine a très

probablement nourri, incarné, participé à asseoir ses

positions philosophiques au sujet de la vie. La thèse de

Canguilhem nous semble par conséquent fournir l’entière

démonstration du postulat qui l’introduit : « La philosophie

est une réflexion pour qui toute matière étrangère est bonne,

et nous dirions volontiers pour qui toute bonne matière est

étrangère ». C’est là toute la fécondité des approches

transdisciplinaires, dont Canguilhem se fait à notre avis l’un

des plus éloquents représentants.

Page 438: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

438

Bibliographie

Œuvres de G. Canguilhem

− Le Normal et le Pathologique (1943 ; rev. 1966), Paris,

Presses Universitaires de France, 2005.

− La connaissance de la vie (1952), Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,

2000.

− Idéologie et rationalité dans l'histoire des sciences de la vie

(1977), Paris, Librairie Philosophique Vrin, Bibliothèque des

textes philosophiques, 2009.

− La santé, concept vulgaire et question philosophique (1988), Paris, Pin-Balma, Sables, 1990.

− G. Canguilhem, La Formation du concept de réflexe aux XVIIème et XVIIIème siècles (1955), Paris, Vrin, Histoire

des Sciences, 1999.

− Études d'histoire et de philosophie des sciences concernant les vivants et la vie (1968), Paris, Vrin, 1990.

− Écrits sur la médecine, Paris, Éditions du Seuil, Champ

freudien, 2002.

Page 439: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

439

Études sur Canguilhem

− Collectif, Actualité de Georges Canguilhem. Le Normal et le pathologique, Paris, Le Plessis-Robinson, Institut

Synthélabo, Les Empêcheurs de penser en rond, 1998.

− Collectif, Canguilhem. Histoire des sciences et politique du vivant, Paris, Presses Universitaires de France, 2007.

− Dagognet F., Georges Canguilhem. Philosophe de la vie,

Paris, Le Plessis-Robinson, Institut Synthélabo, Les

Empêcheurs de penser en rond, 1997.

− Dagognet F., Georges Canguilhem. Philosophie de la vie,

Paris, Institut Edition Synthelabo, Empêcheurs de Penser En

Rond, 1997.

− Daled P.F. (dir.), L'Envers de la raison. Alentour de Canguilhem, Paris, Vrin, Annales de Philosophie de

l'Université Libre de Bruxelles, 2009.

− Debru Cl., Georges Canguilhem, science et non-science,

Paris, Editions Rue d'Ulm, 2004.

− Ferté L., Jacquard A., Vermeren P. et alii, La formation de Georges Canguilhem : Un entre-deux-guerres philosophique,

Paris, Editions Hermann, Philosophie, 2013.

− Le Blanc G., Anthropologie et biologie chez Georges Canguilhem, Paris, Presses Universitaires de France, 2002.

Page 440: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

440

− Le Blanc G., Canguilhem et les normes, Paris, Presses

Universitaires de France, 1996.

− Lecourt D., Georges Canguilhem, Paris, Presses

Universitaires de France, Que sais-je ?, 2008.

− Macherey P., La force des normes : de Canguilhem à Foucault, Paris, La Fabrique éditions, 2009.

− Pénisson G., Le Vivant et l'Épistémologie des concepts. Essai sur Le normal et le pathologique de Georges Canguilhem,

Paris, L'Harmattan, 2008.

− Renard G., L'Épistémologie chez Georges Canguilhem, Paris,

Nathan, 1996.

− Roth X., Georges Canguilhem et l'unité de l'expérience. Juger et agir (1926-1939), préf. Cl. Debru, Paris, Vrin,

L'histoire des sciences – Textes et études, 2013.

Autres ouvrages cités

− Alexandre L., La mort de la mort, Paris, J.-C. Lattès, Essais et

documents, 2011.

− Ameisen J.-C., La Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice, Paris, Seuil, Points Sciences, 2003.

− Ameisen J.-C., Sur les épaules de Darwin. Je t'offrirai des spectacles admirables, Paris, France Inter, Les Liens qui

Libèrent, 2013.

− Ariès Ph., Essais sur l'histoire de la mort en Occident : Du Moyen Âge à nos jours, Paris, Seuil, Points Histoire, 1977.

Page 441: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

441

− Aristote, La Politique, trad. J.-F. Champagne, revue par M.

Hoefer, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie 1999.

− Aristote, Les météorologiques (Météorologikon), trad J.

Groisard, Paris, GF-Flammarion, 2008.

− Aristote, Traité du ciel (De Coelo), trad J. Groisard, Paris,

GF-Flammarion, 2004.

− Bachelard G., La formation de l’esprit scientifique, Paris,

Vrin, 1980.

− Bachelard G., La Formation de l'esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, Biblio Textes Philosophiques, 1938.

− Bacon F., Novum Organum (1620), trad. M. Malherbe et J.-

M. Pousseur, Paris, PUF, coll. Epiméthée, 1986.

− Bariéty M., Ch. Coury, Histoire de la Médecine, Paris,

librairie Arthème Fayard, 1963.

− Barthez P.-J., Nouveaux éléments de la science de l'homme

(1778), Paris, General Books, 2012.

− Beccaria C., Des délits et des peines (Dei delitti e delle pene)

(1764), trad. M. Chevallier, Paris, Garnier-Flammarion,

2006.

− Bergson H., Durée et simultanéité : À propos de la théorie d’Einstein (1922) Paris, Presses universitaires de France,

Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 1992.

− Bergson H., Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Paris, Presses universitaires de France,

Quadrige. Grands textes, Ed. critique, 2007.

− Bergson H., L’évolution créatrice (1907), éd. Arnaud

François, Paris, PUF, « Quadrige », 2007.

Page 442: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

442

− Bergson H., La pensée et le mouvant (1934), Paris, PUF,

« Quadrige », 6e éd., 1998.

− Bergson H., L'énergie spirituelle, Payot, Petite bibliothèque

Payot, 2012.

− Bergson H., L'évolution créatrice (1907), Paris, PUF,

Collection Bibliothèque de philosophie contemporaine,

2000.

− Berkeley G., Principes de la connaissance humaine (1710),

Paris, GF-Flammarion, Philosophie, 1998.

− Bernard C., Cahier de notes (1850-1860), Paris, Gallimard,

Blanche, 1965.

− Bernard C., Introduction à l’étude de la médecine expérimentale (1865), Paris, Flammarion, 1984.

− Bernard C., Leçons sur la chaleur animale, sur les effets de la chaleur, et sur la fièvre (1876), Paris, Baillière, Nabu Press,

2010.

− Bernard C., Manuscrits, Paris, Collège de France, Fonds

Claude Bernard, 2000.

− Bernard C., Principe de médecine expérimentale (1858-

1877), Paris, PUF, Quadrige Grands textes, 2008.

− Besnier J.-M., Demain les posthumains. Le futur a-t-il encore besoin de nous ?, Paris, Fayard, Pluriel, 2012.

− Bichat X., Anatomie générale appliquée à la physiologie et à la médecine (1801), Paris, Brosson, Gabon, 1801.

− Bichat X., Recherches physiologiques sur la vie et la mort (1800), Paris, Nabu Press, 2013.

− Blay M. (dir.), Grand dictionnaire de philosophie Larousse,

Paris, CNRS éditions, Grand culturels, 2003,.

Page 443: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

443

− Bleuler E., Dementia Praecox ou Groupe des schizophrénies (1911) trad. A. Viallard, Paris, Coédition Grec/Epel, Essais,

2001.

− Blondel C., La conscience morbide. Essai de psychopatholo-gie générale, Paris, Alcan, 1928.

− Camus A., La Peste, Paris, Gallimard, Belin, 2012.

− Changeux J.-P. (dir.) Collectif, Gènes et culture, Paris, Odile

Jacob, Sciences, 2003.

− Claverie B., L'homme augmenté : Néotechnologies pour un dépassement du corps et de la pensée, Paris, L'Harmattan,

Cognition et formation, 2010.

− Comte A., Cours de philosophie positive (1830-1842), Paris,

Allal Sinaceur, Hermann, 1975.

− Comte A., Discours sur l'esprit positif (1844), Paris, Vrin,

1974.

− Copernic N., Des Révolutions des orbes célestes (De Revolutionibus), trad. A. Koyré, Paris, Diderot éditeur, coll.

Pergame, 1998.

− Corbin A., Le miasme et la jonquille, Paris, Flammarion,

Champs Histoire, 2008.

− Corsi P., J. Gayo, G. Gohau, S. Tirard, Lamarck, philosophe de la nature, Paris, Science, Histoire et société Presses

Universitaires de France, 2006.

− Cullmann G., D. Papin, M. Kaufmann, Eléments de calcul informationnel, Paris, Albin Michel, 1960.

− Cyrulnik B., Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob,

Collection Poche, 2002.

− Damasio A., L'erreur de Descartes : La raison des émotions,

Paris, Odile Jacob, Poche, 2010.

Page 444: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

444

− Damasio A., Spinoza avait raison : Joie et tristesse, le cerveau des émotions, Odile Jacob, Poche, 2005.

− Darwin C., La vie et la correspondance de Charles Darwin, trad. H.C. de Varigny, Paris, C. Reinwald, 1888.

− Dawkins R., Le Gène égoïste (The selfish Gene) (1976), Paris,

Odile Jacob, Poche, 2013.

− Delambre J.-B., Histoire de l'astronomie moderne, Paris,

Librairie pour les Sciences, 1821.

− Deleuze G., F. Guattari, L'Anti-Œdipe : Capitalisme et schizophrénie, Paris, Minuit, 2013.

− Deleuze G., F. Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris,

Les Editions de Minuit, Reprise, 2005.

− Deleuze G., Spinoza. Philosophie pratique, Pais, Editions de

Minuit, Reprise, 2003.

− Derrida J., J. Habermas, Le concept du 11 septembre. Dialogues à New York (octobre-décembre 2001), trad. G.

Borradori, C. Bouchindhomme, Paris, Editions Galilée, La

philosophie en effet, 2004.

− Derrida J., L'animal que donc je suis, Paris, Editions Galilée,

La philosophie en effet, 2006

− Descartes R., Discours de la méthode. Pour bien conduire sa raison et chercher la vérité dans les sciences (1637), dans

Œuvres, éd. Adam & Tannery, Paris, Vrin, 1996.

− Dodds E.R., Les Grecs et l’irrationnel, Berkeley, Champs-

Flammarion, 1997.

− Duhem P., La théorie physique, son objet, sa structure (1906), Paris, Vrin, coll. Bibliothèque des Textes

Philosophiques, 2007.

Page 445: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

445

− Duhem P., Le Système du Monde. Histoire des Doctrines cosmologiques de Platon à Copernic (1913-1959), Paris,

Biblio, 2009.

− Duhem P., Sauver les phénomènes. Essai sur la notion de théorie physique de Platon à Galilée (1908), Paris, Vrin, coll.

Bibliothèque des Textes Philosophiques, 2005.

− Durkheim E., Les règles de la méthode sociologique (1894),

Paris, Flammarion, 1988.

− Erikson E., Identity and the life cycle, New York, W. W.

Norton & Co, Revised edition, 1994.

− Ey H., Études psychiatriques, Paris, Desclée de Brouwer Cie,

1952.

− Fagot-Largeault A., C. Debru, M. Morange, H.-J. Han,

Philosophie et médecine. En hommage à Georges Canguilhem, Paris, Vrin, Histoire des Sciences - Études,

2008.

− Férone G., J.-D. Vincent, Bienvenue en transhumanie : Sur l'homme de demain, Grasset, Paris, Documents Français,

2011.

− Ferret S., Le bateau de Thésée. Le problème de l'identité à travers le temps, Paris, Éditions de Minuit, collection

Paradoxe, 1996.

− Feyerabend P., Contre la méthode, Paris, Seuil, coll. Points

Sciences, 1988.

− Foucault M., Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994.

− Foucault M., Folie et Déraison. Histoire de la folie à l'âge Classique, Paris, Librairie Plon, 1961.

− Foucault M., Histoire de la sexualité, Paris, Gallimard, Tel,

1976.

Page 446: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

446

− Foucault M., L'Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, Tel,

2008.

− Foucault M., Naissance de la clinique. Une archéologie du regard médical, Paris, Presses Universitaires de France, 1963.

− Foucault M., Surveiller et punir. Naissance de la prison,

Gallimard, Tel, 1993.

− G. Chamayou, Les corps vils. Expérimenter sur les êtres humains aux XVIIIème et XIXème siècles, Paris, La

Découverte, 2008.

− Gayon J., D. Jacobi, L’éternel retour de l’eugénisme, Paris,

Presses Universitaires de France, 2006.

− Gennep A. van, Les Rites de Passage, Paris, Editions A&J

Picard, « Picard Histoire », 1909.

− Girard R., La violence le sacré, Paris, Fayard Pluriel, 2011.

− Goethe J.W. von, Faust, trad. G. de Nerval, Paris, Garnier

Flammarion, Théâtre étranger, 1999.

− Goldstein K., Structure de l'organisme (Der Aufbau des Organismus). Introduction à la biologie à partir de la pathologie humaine (1934), Paris, Gallimard, Tel, 1951.

− Greene B., La magie du Cosmos : L'espace, le temps, la réalité, trad. C. Laroche, Paris, Folio, Folio essais, 2007.

− Greisch J., Ontologie et temporalité. Esquisse d’une interprétation intégrale de Sein und Zeit, Paris, PUF, 1994.

− Grellet I., C. Kruse, Histoires de la tuberculose : Les fièvres de l'âme. 1800-1940, Paris, Ramsay, 1988.

− Grimoult C., Histoire de l'évolutionnisme en France (1945-1995), Genève-Paris, Droz, 2000.

− Haac O.A., Auguste Comte et le positivisme, éd. M.

Bourdeau, Paris, L'Harmattan, 1999 ».

Page 447: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

447

− Habermas J., La technique et la science comme idéologie

(1963), trad. J.-R. Ladmiral, Paris, Gallimard, 1973.

− Hadot P., Exercices spirituels et philosophie antique, Paris,

Albin Michel, 2002.

− Hadot P., La Philosophie comme manière de vivre, Paris,

Albin Michel, 2002.

− Hegel G.W.F, Principes de la philosophie du droit (1821),

Paris, Presses Universitaires de France, Quadrige, 2013.

− Hegel G.W.F., La phénoménologie de l'Esprit (1807), trad. J.

Hyppolite, Paris, Editions Aubier, Bibliothèque

philosophique, 1998.

− Hegel G.W.F., La Science de la logique (Wissenschaft der Logik) (1812), trad. et comm. G. Jarczyk, P.-J. Labarrière,

Paris, Editions Kimé, Logique hegelienne, 2007.

− Heidegger M., Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris,

Gallimard, coll. « Tel », 1958.

− Heidegger M., Être et Temps (Sein und Zeit) (1927), trad.

Martineau, Paris, Gallimard, Bibliothèque de Philosophie -

Œuvres de Martin Heidegger, 1986.

− Heisenberg W., A. Salam, P. Dirac, La grande unification : Vers une théorie des forces fondamentales, Paris, Seuil,

Science ouverte, 1991.

− Jacob F., La Logique du vivant. Une histoire de l’hérédité,

Paris, Gallimard, Tel, 1970.

− Jollien A., Petit Traité de l'abandon. Pensées pour accueillir la vie telle qu'elle se propose, Paris, Seuil, 2012.

− K.R. Popper, La logique de la découverte scientifique (Logik der Forschung) (1934), pref. Monod J., trad. N. Thyssen-

Rutten, P. Devaux, Payot, Bibliothèque scientifique, 2007.

Page 448: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

448

− Kant E., Critique de la faculté de juger (1790), trad. A.

Renault, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 2000.

− Kant E., Critique de la raison pure (1781 et 1787), trad. A.

Renault, Paris, Flammarion, 2006.

− Kant E., Métaphysique des mœurs (1785), Paris, Librairie

Philosophique Vrin, Bibliothèque des textes philosophiques,

1993.

− Kant E., Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard,

Bibliothèque de la Pléiade, 1985.

− Kant E., Vers la paix perpétuelle (Zum ewigen Frieden)

(1795), trad. J.J. Barrère, C. Roche, Paris, Nathan, Les

Intégrales de Philo, 2010.

− Kierkegaard S., Ou bien… ou bien… (1843), trad. M.-H.

Guignot, F. et O. Prior, Paris, Gallimard, Tel, 1984.

− Koyré A., Du monde clos à l’univers infini, trad. R. Tarr,

Paris, Gallimard, 2003.

− Koyré A., Études galiléennes (1939), vol. III : Descartes et Galilée, Paris, Hermann, 1986.

− Kuhn T.S., La Structure des révolutions scientifiques, Paris,

Flammarion, Champs, 1983.

− Kupiec J.-J., L'origine des Individus, Paris, Fayard, Le temps

des sciences, 2008.

− Kurzweil R., The Singularity Is Near : When Humans Transcend Biology, Londres, Penguin Books, 2006.

− Labarrière P.-J., Au fondement de l'éthique. Autostance et relation, Paris, Editions Kimé, 2004.

− Lacan J., De la psychose paranoïaque dans ses rapports avec la personnalité (1932), Paris, Seuil, Points essais, 1975.

Page 449: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

449

− Lagache D., Les hallucinations verbales et travaux cliniques

(1932-1946), Paris, PUF, Bibliothèque de psychanalyse,

1969.

− Lalande A., Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France,

Quadrige Dicos Poche, 2010.

− Lamarck J.-B., Philosophie zoologique (1809), pref. A.

Pichot, Paris, Garnier Flammarion, Philosophie, 1994.

− Lamarck J.-B., Recherches sur l’organisation des corps vivants (1802), Paris, Librairie J.-B. Baillère, 1820.

− Lampedusa G.T. di, Le Guépard, Paris, Points, 2007.

− Latour B., La science en action : introduction à la sociologie des sciences, Paris, La Découverte, 2005.

− Latour B., Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie ?, Paris, La découverte, Armillaire,

1999.

− Leriche R., La philosophie de la chirurgie, Paris,

Flammarion, Bibliothèque de philosophie scientifique, 1951.

− McMullin E., The Social Dimensions of Science, Notre

Dame, 1992.

− Merleau-Ponty M., La Structure du comportement (1942),

Paris, PUF, Quadrige, 1972.

− Meyerson E., Essais (1936), rééd. Corpus des œuvres

philosophiques en langue française, Paris, Fayard, 2009.

− Milon A., La réalité virtuelle : Avec ou sans le corps, Paris,

Editions Autrement, Le corps plus que jamais, 2005.

− Minkowski E., Le temps vécu (1933), Paris, PUF, Quadrige,

2013.

Page 450: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

450

− Monod J., Le Hasard et la Nécessité, Paris, Seuil, Points

Essais, 1973.

− Morgan T.H., The Theory of the Gene, New Haven, Yale

University Press, 1926.

− Morin E., Introduction à la pensée complexe, Paris, Points

essais, Le Seuil, 2005.

− Morin E., J.-L. Le Moigne, L’Intelligence de la complexité,

Paris, L’Harmattan, Cognition et formation, 1999.

− Murez A., L’endométriose : expérience de la douleur,

Mémoire d’ethnologie, Université de Bordeaux II, janv.

2005.

− Newton I., Principes mathématiques de la philosophie naturelle, trad. M. Châtelet, pref. Voltaire, Paris, Dunod,

2005.

− Nietzsche F., Ainsi parlait Zarathoustra (1885), trad. G.

Blanquis, Paris, Garnier-Flammarion, 2005.

− Nietzsche F., Crépuscule des idoles (1888), trad. P. Wotling,

Paris, Flammarion, 2005.

− Nietzsche F., Ecce Homo (1888-1908), Paris, éd. Gallimard,

Folio Essais, 2006.

− Nietzsche F., Généalogie de la morale, trad. I. Hildenbrand

et J. Gratien, dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 1971.

− Nietzsche F., L’Antéchrist (1888), Paris, Gallimard, Folio

Essais, 2006.

− Nietzsche F., La volonté de puissance, trad. G. Bianquis,

Paris, Gallimard, Tel, 1995.

− Nietzsche F., Le Gai Savoir, trad. P. Wotling, Paris, Garnier-

Flammarion, 2007.

Page 451: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

451

− Nouvel P., Philosophie des sciences, Paris, Presses

Universitaires de France, Collection Licence, 2011.

− Périllié J.-L. (dir.), Platon et les pythagoriciens, Cahiers de

philosophie Ancienne n°20, Bruxelles, Editions Ousia, 2008.

− Pichot A., Histoire de la notion de vie, Paris, Gallimard, Tel,

1997.

− Prochiantz A. (dir.), Darwin : 200 ans, Paris, Odile Jacob,

Sciences, 2010.

− Radman M., Au-delà de nos limites biologiques, Paris, Plon,

2011.

− Saint-Hilaire E.G., Philosophie anatomique. Pièces osseuses des organes respiratoires, Paris, Librairie J.-B. Baillère, 1818.

− Schaeffer J.-M., La fin de l'exception humaine, Paris,

Gallimard, NRF Essais, 2007.

− Schumpeter J., Capitalisme, socialisme et démocratie (1943),

trad. G. Fain, Paris, Payot, 1951.

− Segalen M., Rites et rituels contemporains, Paris, Armand

Colin, 2009.

− Shannon C., W. Weaver, A Mathematical Theory of Communications (1948), Chicago, University of Illinois

Press, 1949.

− Sigerist H.E., History of Medicine, Londres, MD

Publications, 1960.

− Spinoza B. de, L’Éthique, ou Ethica More Geometrico Demonstrata, « à la façon géométrique » (1677), dans Œuvres de Spinoza, trad. R. Caillois, M. Francès et R. Misrahi, Paris,

Gallimard, coll. La Pléiade, 1954.

− Stiker H.-J., Corps infirmes et sociétés. Essais d'anthropologie historique, Paris, Dunod, Idem, 2013.

Page 452: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

452

− Sussan R., Demain, les mondes virtuels, Paris, Pearson, La

fabrique des possibles, 2009.

− Tammet D., Embrasser le ciel immense. Le cerveau des génies, Paris, Les Arènes, 2009.

− Vaysse J.-M., Dictionnaire Heidegger, Paris, Ellipses, «

Collection Dictionnaire », 2007.

− Vigarello G., Le propre et le sale, Paris, Seuil, Points

Histoire, 1987.

− Weber M., Le Savant et le politique, Paris, Plon, 1959.

− Worms F., La philosophie en France au XXème siècle, Paris,

Gallimard, Moments, 2008.

− Zarader M., Lire Être et temps de Heidegger, Paris, Vrin,

« Bibliothèque d'histoire de la philosophie », 2012.

− Zorn F., Mars (1977), pref. A. Muschg, trad. G. Lambrichs,

Paris, Gallimard, Folio, 1982.

Page 453: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

453

Page 454: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

454

Page 455: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

455

MATHIEU Frédéric

Montpellier, mars 2014.

Page 456: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

456

Page 457: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

457

Du même auteur

Le Dernier Mot (2008)

Kant et la Subjectivité (2008)

Les Texticules t. I, II, III (2009-2012)

Somme Philosophique (2009-2012)

Révulsez-vous ! (2011)

D’un Plateau l’Autre (2012)

Sociologie des Marges (2012)

Le Cercle de Raison (2012)

Platon, l’Égypte et la question de l’Âme (2013)

Une brève Histoire de Mondes (2013)

L’Apologie de Strauss-Kahn (2013)

Les Nouveaux Texticules (2013)

Le Miroir aux Alouates (2014)

Platon. Un regard sur l’Égypte t. I, II, III (2014)

Somme Philosophique t. II (2014)

Anthologie philosophique (2014)

Page 458: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

458

Planète des Signes (à paraître)

Mythes à l’Écran (à paraître)

Des PDFs (gratuits) et les livres papiers (sur commande) sont

disponibles à l’adresse : http://texticules.fr.nf/

Page 459: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

459

Page 460: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

460

Page 461: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

461

QR codes

Livres à commander

Livres à télécharger

Page 462: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

462

Page 463: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

463

Page 464: LES VALEURS DE LA VIE - surinite0.magix.netsurinite0.magix.net/public/pdf/LVV.pdf · frederic mathieu les valeurs de la vie lecture actualisee de l’¯uvre de g. canguilhem, le normal

Les valeurs de la vie

464

Version 1.0

Dernière màj : mars 2014

Copyright © 2013 F. Mathieu

ISBN : 979-10-92895-03-2

Frédéric Mathieu

Contact : [email protected]